Mathilde: mémoires d'une jeune femme
MATHILDE
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME
PAR
EUGÈNE SÜE.
PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.
1845
TOME CINQUIÈME.
CHAPITRE PREMIER.
LE TESTAMENT.
Pendant ma maladie, les lettres suivantes de madame de Richeville étaient arrivées à Maran...
Blondeau, les voyant cachetées de noir, ne me les remit que lorsque je fus hors de danger. Craignant que leur contenu ne fût sinistre, elle n'avait pas voulu m'exposer à une émotion peut-être dangereuse.
Les pressentiments de cette femme si bonne et si dévouée ne l'avaient pas trompée.
Paris, deux heures, janvier 1831.
«Je vous écris un mot à la hâte, ma chère Mathilde, pour vous faire part d'un bien douloureux événement.
«J'apprends à l'instant que M. de Mortagne a été hier gravement blessé en duel... On dit (et je ne puis le croire) que notre malheureux ami, dont vous connaissez le caractère et la loyauté, a été l'agresseur.
«Les chirurgiens ne peuvent encore donner aucun espoir! le premier appareil ne sera levé que dans la soirée; je ne sais pourquoi je redoute que le duel de M. de Mortagne ne soit la suite quelque odieux complot...
«Tout à l'heure, j'étais allée moi-même savoir de ses nouvelles; enfoncée dans ma voiture, j'attendais à la porte de la maison qu'il habite seul, comme vous savez, que mon valet de pied fût de retour: deux hommes de haute taille, bien vêtus, mais d'une tournure vulgaire, vinrent sans doute aussi pour s'informer de ses nouvelles. Avant d'entrer, ils se firent, en s'excusant de passer l'un devant l'autre, quelques révérences grotesques qui me surprirent; après être un instant restés dans la maison, ils sortirent et se tinrent une minute devant la porte en regardant de côté et d'autre. Alors, l'un de ces hommes, le plus grand... (jamais je n'oublierai sa physionomie à la fois basse et sinistre, sa figure couperosée, encadrée d'épais favoris d'un roux ardent, et illuminée par deux petits yeux d'un gris clair), alors le plus grand de ces deux hommes dit à l'autre en riant d'un rire féroce: Quand je vous dis que le plomb sous l'aile vaut autant que le plomb dans le crâne; je l'avais pourtant ajusté à la tête! mais, moi qui ne manque pas une mouche à quarante pas, j'ai été obligé de cligner de l'œil devant le regard de cet homme-là: je n'ai jamais vu un pareil regard... C'est ce qui a dérangé mon point de mire.—Il n'y a pas de mal si le coup est tout à fait bon,—reprit l'autre homme avec un accent étranger fortement prononcé;—dans ce cas,—ajouta-t-il,—chose promise, chose tenue. Il n'a que sa parole... et...
«Je n'entendis rien de plus, ces deux hommes s'éloignèrent. Je ne puis vous dire combien cela m'inquiète. Quels sont ces hommes? quels rapports ont pu exister entre M. de Mortagne et des êtres pareils? que signifient ces mots: chose promise, chose tenue; Il n'a que sa parole; si le coup est tout à fait bon, c'est-à-dire, sans doute, si le coup est mortel? Quel est ce mystère?...»
Huit heures du soir.
«M. de Mortagne est dans le même état; on lui a ordonné le silence le plus absolu; j'ai fait prier M. de Saint-Pierre, qui a été l'un de ses témoins, m'a-t-on dit, de passer chez moi; je voulais l'instruire des propos que j'avais entendu tenir par ces deux hommes; il a été frappé comme moi de ces étranges paroles. Celui des deux qui a les cheveux roux a été l'adversaire de M. de Mortagne.
«Voici les détails que M. de Saint-Pierre m'a donnés sur ce duel.
«M. de Mortagne était venu chez lui vendredi soir, le prévenir qu'il avait eu une altercation violente avec un homme qu'il ne connaissait pas, mais qu'il avait souvent rencontré depuis quelque temps au Café de Paris, où il dîne habituellement. Cet homme et son compagnon affectaient toujours de se placer à une table voisine de la sienne dès qu'ils en trouvaient l'occasion. Une fois établis de façon à être entendus de M. de Mortagne, ils commençaient à parler de l'empereur dans les termes les plus grossiers et les plus méprisants. Vous connaissez, ma chère Mathilde, l'espèce de culte d'idolâtrie que M. de Mortagne a conservé pour Napoléon; vous concevez donc avec quelle impatience il devait souffrir de ces entretiens, qui le blessaient dans l'objet de ses plus vives sympathies.
«Vendredi dernier, il vint dîner à son habitude; à peine était-il assis à sa table, que les deux inconnus arrivèrent, et la même scène se renouvela, le même entretien continua. Notre malheureux ami eut d'autant plus de peine à se contenir, qu'il lui sembla que ces deux hommes échangèrent un signe d'intelligence en regardant de son côté; pourtant il conserva assez d'empire sur lui-même pour se lever et sortir sans dire un mot, n'ayant aucun motif réel d'agression. Ces deux voisins étaient parfaitement libres d'émettre entre eux leurs opinions; d'ailleurs, ils ne s'adressaient pas à lui...
«En sortant de dîner, M. de Mortagne alla à la Comédie-Française; il y avait peu de monde, il prit une stalle; au bout de quelques instants, les deux inconnus vinrent se placer à ses côtés et reprirent leur conversation où ils l'avaient laissée. M. de Mortagne crut voir une provocation dans l'étrange persistance avec laquelle on le poursuivait; il perdit malheureusement patience, son caractère bouillant l'emporta, et il dit à l'homme aux favoris roux qu'il n'y avait qu'un misérable qui pût oser parler ainsi de l'empereur.
«Cet homme, au lieu de répondre à M. de Mortagne, redoubla d'injures sur Napoléon en continuant de s'adresser à son compagnon. Notre malheureux ami, que ce sang-froid mit hors de lui, s'oublia jusqu'à secouer violemment le bras de l'inconnu, en lui demandant s'il ne l'avait pas entendu.
«Celui-ci s'écria vivement: «Vous m'avez appelé misérable, vous avez porté la main sur moi; je ne vous ai pas adressé la parole, vous êtes l'agresseur, vous me devez satisfaction. Voici mon adresse; demain matin mon témoin sera chez vous.» Et il remit une carte à M. de Mortagne.
«Sur cette carte il y avait: le capitaine Le Blanc. Le soir même de cette altercation, M. de Mortagne alla chez M. de Saint-Pierre, lui avoua qu'il avait eu tort, mais qu'il n'avait pu s'empêcher de s'emporter en entendant injurier la mémoire de l'homme qu'il admirait le plus au monde; il pria M. de Saint-Pierre de s'entendre avec le témoin du capitaine Le Blanc, ajoutant qu'il était prêt à donner toute satisfaction.
«Le lendemain, à huit heures du matin, le témoin du capitaine Le Blanc, un Italien qui se qualifia du titre de chevalier Peretti, vint trouver M. de Saint-Pierre et réclamer le choix des armes pour le capitaine Le Blanc, qui voulait se battre au pistolet, à vingt pas, et tirer le premier, étant l'offensé.
«M. de Saint-Pierre, voulant égaliser davantage les chances du combat, demanda que les deux adversaires tirassent ensemble; mais le témoin du capitaine Le Blanc n'y voulut jamais consentir. Malheureusement, M. de Mortagne était l'agresseur sans provocation. M. de Saint-Pierre fut donc forcé, me dit-il, d'accepter le combat tel qu'il était proposé.
«Lorsque M. de Mortagne apprit le résultat fâcheux de cette entrevue, il parut soucieux, préoccupé. Avant que de partir, il remit à M. de Saint-Pierre une clef, en le priant d'envoyer à leur adresse les papiers qu'il trouverait dans un coffre qu'il lui indiqua.
«M. de Saint-Pierre, connaissant le courage de M. de Mortagne, qui avait fait les plus brillantes preuves dans des circonstances pareilles, attribua à un sinistre pressentiment l'espèce d'accablement qu'il montra avant le combat.
«Notre ami regretta plusieurs fois de s'être laissé emporter jusqu'à insulter cet homme, comme si la mémoire de l'empereur ne se défendait pas d'elle-même. Plusieurs fois il répéta: «Cela m'eût été à peine pardonnable si ma vie m'eût appartenu à moi seul; mais en ce moment me conduire comme je me suis conduit, c'est pis qu'une folie, c'est presque un crime...»
«A midi, M. de Mortagne et ses deux témoins, le capitaine Le Blanc et les deux siens, arrivèrent dans le bois de Ville-d'Avray. Tout fut réglé comme il avait été convenu.
«Les deux adversaires se placèrent à vingt pas; M. de Mortagne redressa sa grande taille, et, tout en tenant son pistolet de la main droite, il croisa ses bras sur sa poitrine, jeta un regard si ferme et si perçant sur le capitaine Le Blanc, que celui-ci baissa un moment les yeux, et M. de Saint-Pierre vit distinctement son poignet trembler, pourtant son coup partit; hélas!... il fut bien fatal... M. de Mortagne tourna une fois sur lui-même et tomba à genoux en portant la main droite à son coté gauche... puis il se renversa en arrière en s'écriant: «Ma pauvre enfant!» Vous le voyez... il pensait à vous, Mathilde...
«Ses témoins le reçurent presque expirant dans leurs bras. La balle avait pénétré dans la poitrine. On le transporta à Paris avec les plus grands ménagements, et, depuis hier heureusement, quoique très-alarmant, son état n'a pas empiré.
«Voilà, ma chère Mathilde, le triste récit que m'a fait M. de Saint-Pierre.
«D'après les paroles atroces que j'ai entendu prononcer aux adversaires de M. de Mortagne, M. de Saint-Pierre pense comme moi que, sans doute, ces hommes avaient calculé leur opiniâtre et pourtant insaisissable provocation de telle sorte qu'elle fît sortir M. de Mortagne de sa modération habituelle, et qu'il se mît par une imprudente agression à la merci de ces deux spadassins, dont l'un ne semblait que trop sûr de son adresse.
«Mais quel est le mystérieux moteur de cette atroce vengeance? Sans aucun doute ces misérables n'ont pas agi d'eux-mêmes, ils ne sont que les instruments d'une horrible machination...
«Je reçois à l'instant un mot de M. de Mortagne, il se sent mieux; il a, dit-il, les choses les plus graves à me communiquer. Je ne manquerai pas à ce triste et pieux devoir; je vous quitte pour revenir bientôt, ma chère enfant.»
«Paris, onze heures du soir.
«J'arrive de chez notre ami... Remercions Dieu, Mathilde, et implorons-le!... il reste encore quelque espoir... Il vivra!... oh! il vivra pour le bonheur de ses amis et pour le châtiment de ses ennemis, car les paroles que j'ai entendues l'ont mis sur la voie d'une trame horrible...
«Quel abîme d'infamie!... Mais parlons de vous d'abord... Son premier cri a été: «Mathilde!» ses premières paroles ont été pour me supplier de vous dire que de graves devoirs l'avaient assez absorbé pour qu'il ne pût vous consacrer quelques jours, depuis la scène de la maison isolée (il a confié à mon amitié tous les détails de cette nuit horrible... vous verrez bientôt pourquoi.)
«Les crises politiques qui amenèrent la révolution de l'an passé et le triomphe de la cause dont M. de Mortagne était l'un des plus ardents partisans vous indiquent assez quels intérêts l'occupèrent presque exclusivement pendant quelques mois.
«Il a reçu la lettre que vous lui avez écrite au sujet des prodigalités de votre mari; selon son habitude, il voulait vous répondre en vous rassurant ou en vous donnant un conseil efficace, mais il lui a fallu plusieurs consultations de ses gens d'affaires, et il n'a pu se procurer qu'avant-hier et avec les plus grandes difficultés une copie de votre contrat de mariage. Hélas! ma pauvre enfant, vous avez été victime d'une trame bien perfide et bien complète... vous ne pouvez disposer de rien... votre mari peut tout engloutir et ne léguer que la misère à celle qui l'a si généreusement enrichi!...
«—Mais que Mathilde se rassure,—a dit M. de Mortagne,—quoi qu'il arrive, que je vive ou que je meure, son avenir, celui de son enfant, seront assurés et à l'abri de la dissipation de son mari...»
«Je lui ai tout appris, malheureuse femme!... et vos justes sujets de jalousie, et sa dureté; il ne voit qu'un moyen possible de vous arracher à cette tyrannie... je n'ose écrire ces mots, car je connais votre tendre aveuglement... enfin, selon lui, ce moyen est... une séparation!... et il n'y a pas une année que vous êtes mariée!... malheureuse enfant!...
«Écoutez notre ami... écoutez-moi... réfléchissez... habituez-vous à cette pensée... qu'elle ne vous effraye pas... Sans doute l'isolement est pénible, mais il vaut mieux encore qu'une douleur de tous les instants...
«Enfin si, comme je n'en doute pas, Dieu nous conserve M. de Mortagne, il ira lui-même, et devant votre mari[D], vous donner les conseils qu'il me prie de vous donner.
«Maintenant, je viens aux soupçons que lui ont donnés les paroles que j'ai surprises. Savez-vous quel est celui qu'il accuse... toutefois avec les restrictions d'une âme juste et loyale?... c'est le démon qui avait semblé s'acharner à votre perte, M. Lugarto enfin!...
C'est pour me faire comprendre le sujet de la rage de ce misérable que M. de Mortagne m'a raconté la scène de la maison isolée et les menaces de vengeance que ce monstre proféra en s'éloignant... Il n'aura que trop tenu parole! Des spadassins soudoyés, renseignés et dirigés par lui, auront épié M. de Mortagne, et, exécutant les infernales instructions de leur maître, ils auront exaspéré la colère de notre malheureux ami, en outrageant devant lui une mémoire qu'il vénérait.
«Une fois l'agression de M. de Mortagne bien constatée, et le choix et le mode du combat ainsi laissés forcément à son adversaire, il ne pouvait que tendre sa poitrine désarmée aux assassins payés par M. Lugarto.
«Malgré cette interprétation si naturelle d'un fait inexplicable sans cela, malgré son mépris pour cet homme, M. de Mortagne répugne à le croire capable d'une si sanglante infamie; avec la rude franchise de son caractère, il n'admet que les réalités, les preuves matérielles, lorsqu'il s'agit d'accuser un homme d'un crime peut-être plus exécrable encore que l'assassinat, parce qu'il est infaillible et impunissable... Pourtant il consent à...»
Cette lettre de madame de Richeville était interrompue...
Un billet accompagnant un volumineux paquet cacheté de noir était ainsi conçu et écrit d'une main défaillante par madame de Richeville:
«Une heure du matin.
«Il me reste... à peine la force de vous écrire ces mots terribles... Il est mort... une suffocation vient de l'emporter... Ce n'est pas tout... je crains de devenir folle de terreur. A peine m'avait-on annoncé cette affreuse nouvelle qu'un inconnu a apporté une boîte pour moi... Emma l'a ouverte... en ma présence... qu'ai-je vu... Un bouquet de ces fleurs vénéneuses d'un rouge de sang que l'an passé vous portiez à ce bal du matin... et qui vous avaient été envoyées à votre insu par M. Lugarto, démon... à figure humaine... Ce bouquet est ceint d'un ruban noir... Comprenez-vous cette épouvantable allégorie?... N'est-ce pas à la fois dire quelle est la main qui a frappé, et nous menacer de nouvelles vengeances?... Si cela est, mon Dieu! grâce... grâce pour Emma, grâce pour ma fille... frappez-moi, mais épargnez-la... Mathilde... prenez garde... un génie infernal plane au-dessus de nous... Notre ami n'est peut-être que sa première victime... Adieu, je n'ai que la force de vous dire mille tendresses désolées.
«Verneuil de Richeville.»
. . . . . . . . . .
Un paquet cacheté, à mon adresse, accompagnait cette lettre.
Il contenait les dernières volontés de M. de Mortagne... le don qu'il me faisait de tous ses biens... et la révélation d'un mystère sacré qui doit rester enseveli au plus profond de mon cœur...
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Je n'ai pas besoin de dire si mes regrets furent cruels... La seule main ferme et amie qui aurait pu peut-être me retenir sur le bord de l'abîme... venait d'être glacée par la mort.
Tous les soutiens me manquèrent à la fois...
La fatalité semblait s'appesantir sur moi.
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Un jour donc, je me trouvai seule... le cœur vide et désolé... l'âme remplie d'amertume et de haine...
Dans ma révolte impie contre la destinée que Dieu m'imposait sans doute comme épreuve, lasse d'être victime, insultant à ma résignation et à mes vertus passées, je songeai enfin à rendre le mal pour le mal.
Me pardonnerez-vous jamais, mon Dieu!
Que mes fautes retombent sur l'homme qui m'a jetée dans cette voie orageuse et désespérée!
Non, non, pas de pitié... pas de pitié pour lui... Du ciel il m'a rejetée dans l'enfer; il m'a ravi ma dernière espérance.
Haine... haine immortelle à celui qui a tué mon enfant.
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CHAPITRE II.
LA LETTRE.
J'aborde avec défiance le récit de cette nouvelle période de ma vie.
En retraçant les événements qui se sont succédé depuis mon enfance jusqu'à mon mariage, et depuis mon mariage jusqu'au moment où M. de Lancry m'abandonna si cruellement pour aller rejoindre Ursule à Paris, je pouvais me confier sans crainte à tous mes souvenirs, à toutes les impressions qu'ils réveillaient: je n'avais rien à me taire, rien à me déguiser à moi-même: la sincérité m'était facile.
Je n'avais à me reprocher que l'exagération de quelques généreuses qualités; je l'avais dit à M. de Lancry, je reconnaissais moi-même que mes douleurs passées ne pouvaient me gagner aucune sympathie, en admettant que le monde les eût connues, car j'avais manqué d'énergie, de dignité dans ma conduite avec lui.
Je m'étais toujours aveuglément soumise, lâchement résignée; je n'avais su que pleurer, que souffrir... et la souffrance n'est pas plus une vertu que les larmes ne sont un langage.
Souffrir pour une noble cause, cela est grand et beau; humblement endurer le mépris et les outrages d'un être indigne, c'est une honteuse faiblesse qui excitera peut-être une froide pitié, jamais un touchant intérêt.
Cette découverte fut pour moi une terrible leçon: je reconnus qu'après tant de maux, j'avais à peine le droit d'être plainte; la réflexion, l'expérience me prouvèrent qu'au point de vue du monde ou plutôt du grand nombre des hommes, Ursule, avec ses vices et avec ses provocantes séductions, devait plaire peut-être, tandis que moi je ne pouvais prétendre qu'à une pâle estime ou à une compassion dédaigneuse. Du moins j'avais la consolante conviction de n'avoir jamais failli à mes devoirs; je puisais dans ce sentiment une sorte de dédain amer dont je flétrissais à mon tour le jugement du monde et l'égarement de mon mari.
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Je ne saurais dire mon découragement, ma stupeur, lorsque après ma longue maladie je me trouvai seule, pleurant mon enfant mort avant de naître.
La fin tragique de M. de Mortagne, mon unique soutien, rendait mon isolement plus pénible encore.
Tant que dura l'hiver, je souffris avec une morne résignation; mais, au printemps, la vue des premiers beaux jours, des premières fleurs, me causa des ressentiments pleins d'amertume: le sombre hiver était au moins d'accord avec ma désolation; mais lorsque la nature m'apparut dans toute la splendeur de sa renaissance, mais lorsque tout recommença à vivre, à aimer, mais lorsque je sentis l'air tiède, embaumé des premières floraisons, mais lorsque j'entendis les joyeux cris des oiseaux au milieu des feuilles, mon désespoir augmenta.
L'aspect de la nature, paisible et riante, m'était odieux, je sentais la faculté d'aimer et d'être heureuse complétement morte en moi...
A quoi me servaient les beaux jours remplis de chaleur, de soleil et d'azur?... à quoi me servaient les belles nuits étoilées, remplies de fraîcheur, de parfums et de mystères?
J'étais souvent en proie à des accès de désespoir affreux et de rage impuissante, en songeant que, si mon enfant eût vécu, ma vie eût été plus belle que jamais, car j'avais entrevu des trésors de consolations dans l'amour maternel. Si méprisante, si cruelle, si indigne que la conduite de M. de Lancry eût été pour moi, elle n'aurait pu m'atteindre dans la sphère d'adorables félicités où je me serais réfugiée.
Alors je compris combien était horrible notre position, à nous autres femmes qui ne pouvons remplacer la vie du cœur par la vie d'action.
Par une injustice étrange, mille compensations sont offertes aux hommes qui ont à souffrir passagèrement d'une peine de cœur, eux dont les facultés aimantes sont bien moins développées que les nôtres, car on a dit cent fois:—ce qui est toute notre existence est une distraction pour eux.
Malgré les odieux procédés de mon mari envers moi, je ne comprenais pas que la trahison pût autoriser ni excuser la trahison. Je pensais ainsi non par respect pour M. de Lancry, mais par respect pour moi. Je sentais qu'au point de vue du monde, j'aurais peut-être eu tous les droits possibles à chercher des dédommagements dans un amour coupable; mais lors même que rien ne m'eût paru plus vulgaire, plus dégradant que cette sorte de vengeance, je croyais la source de toute affection tendre absolument tarie en moi.
J'étais quelquefois effrayée des mouvements de haine, de méchanceté qui m'agitaient. Le souvenir d'Ursule me faisait horreur, parfois il soulevait dans mon âme de folles ardeurs de vengeance...
Encore une de ces bizarreries fatales de notre condition! Un homme peut assouvir sa fureur sur son ennemi, le provoquer, le tuer à la face de tous, et se faire ainsi une terrible justice... Une femme outragée par une autre femme, frappée par elle dans ce qu'elle a de plus cher, de plus sacré, ne peut que dévorer ses larmes!
Chose étrange! encore une fois, nous qui souffrons tant par l'amour, nous ne pouvons nous venger d'une manière digne et éclatante! Nous pouvons nous venger par le mépris, dira-t-on. Le mépris!... que pouvait faire mon mépris à Ursule, qui avait déjà toute honte bue!
A ces violents ressentiments succédait une morne indifférence. Ma vie se passait ainsi.
La prière, le soin de mes pauvres ne m'apportaient, je l'avoue en rougissant, que des soulagements passagers; le bien que je faisais satisfaisait mon cœur, ne le remplissait pas.
Plusieurs fois ma pauvre Blondeau me conseilla de changer de résidence, de voyager; je n'en avais ni le désir, ni la force; tout ce qui m'entourait me rappelait les souvenirs les plus amers, les plus douloureux, et pourtant je restais à Maran, abattue, énervée.
Les jours, les mois se passaient ainsi dans une sorte d'engourdissement de la pensée et de la volonté.
Je menais la vie d'une recluse; tous les gens de M. de Lancry l'avaient été rejoindre: ma maison se composait de Blondeau, de deux femmes et d'un vieux valet de chambre qui avait été au service de M. de Mortagne.
Je marchais beaucoup afin de me briser par la fatigue; en rentrant, je me mettais machinalement à quelque ouvrage de tapisserie: il m'était impossible de m'occuper de musique; j'avais une telle excitation nerveuse que le son du piano me causait des tressaillements douloureux et me faisait fondre en larmes.
Madame de Richeville m'écrivait souvent. Lorsqu'elle avait vu mon mari arriver à Paris pour y rejoindre Ursule, elle m'avait proposé de venir me chercher à Maran, quoiqu'il lui en coûtât de se séparer d'Emma et de la laisser au Sacré-Cœur, où elle terminait son éducation; j'avais remercié cette excellente amie de son offre, en la suppliant de ne pas quitter sa fille et aussi de ne jamais à l'avenir me parler de M. de Lancry et d'Ursule: je voulais absolument ignorer leur conduite.
Les lettres de madame de Richeville étaient remplies de tendresse, de bonté. Respectant, comprenant mon chagrin, elle m'engageait néanmoins à venir la trouver à Paris, mais alors j'avais une répugnance invincible à rentrer dans le monde.
Je savais par mes gens d'affaires que M. de Lancry me ruinait: il avait un plein pouvoir de moi, nous étions mariés en communauté de biens; il pouvait donc légalement et impunément dissiper toute ma fortune.
J'avoue que ces questions d'intérêt me laissaient assez indifférente, la pension qu'il me faisait suffisait à mes besoins; d'ailleurs madame de Richeville m'avait écrit que M. de Mortagne, surpris par la mort, n'avait pu aviser aux moyens de mettre tous les biens qu'il me laissait à l'abri de la dissipation de mon mari, mais qu'il lui avait remis, à elle, madame de Richeville, une somme considérable, destinée à assurer mon avenir et celui de mon enfant dans le cas où M. de Lancry m'eût complétement ruinée. Hélas, cet enfant n'était plus... que m'importait l'avenir?
Plus de deux années se passèrent ainsi, avec cette rapidité monotone particulière aux habitudes uniformes.
Au bout de ce temps, je ne souffrais plus; je ne ressentais rien, ni joie ni douleur. Peut-être serais-je restée longtemps encore dans cette apathie, dans cette somnolence de tous les sentiments, si la lettre suivante de madame de Richeville ne m'eût pas démontré l'absolue nécessité de mon retour à Paris.
Paris, 20 octobre 1831.
Je suis obligée, ma chère Mathilde, malgré vos recommandations contraires, de vous parler de M. de Lancry. Hier un homme de mes amis a appris, par le plus grand hasard, que votre mari s'occupait de vendre votre terre de Maran; la personne qui voulait l'acquérir s'en tenait, je crois, à vingt ou trente mille francs. Je sais combien vous êtes attachée à cette propriété, parce qu'elle a appartenu à votre mère, et peut-être aussi parce que vous y avez beaucoup souffert; j'ai donc cru bien agir, après avoir consulté M. de Rochegune, qui est arrivé ici depuis un mois, en envoyant mon homme d'affaires proposer à M. de Lancry, qui ne le connaît pas, d'acheter Maran à un prix supérieur à celui qu'on lui en offre: votre mari a accepté, le contrat de vente est dressé, mais votre présence à Paris est indispensable.
«Votre contrat de mariage est tel que vous ne pouvez posséder rien en propre. Il faut donc beaucoup de formalités pour vous assurer néanmoins cette acquisition sous un nom supposé, et la soustraire ainsi aux prodigalités de votre mari; dans le cas où ces arrangements vous conviendraient, vous placeriez très-avantageusement la somme que M. de Mortagne a déposée entre mes mains lors de cette nuit à jamais fatale...
«Pardonnez ces ennuyeux détails d'affaires, ma chère enfant, mais vous comprenez, n'est-ce pas, de quelle importance tout ceci est pour vous. Et je suis heureuse du hasard qui m'a mise à même de vous épargner un chagrin et des regrets nouveaux.
«Un voyage à Paris est donc indispensable; il vous retirera peut-être de l'accablement dans lequel vous êtes plongée. Pauvre enfant! vos lettres me désespèrent. Votre chagrin sera-t-il donc incurable? faut-il vous abandonner ainsi à une désolante inertie... Les consolations de l'amitié ne sont-elles rien pour vous? Pourquoi vous isoler opiniâtrement dans vos sombres pensées?
«Mieux que personne je comprends votre éloignement du monde, mais n'est-il pas un milieu entre une retraite absolue et le tourbillon des fêtes? Je n'ose vous parler de mon bonheur, et vous citer ma vie comme un exemple à l'appui du goût que je voudrais vous donner pour une existence doucement partagée entre quelques amitiés sincères... Mon Emma est près de moi, vous me diriez avec raison que toutes les conditions doivent me paraître heureuses.
«Il me semble pourtant que la solitude dans laquelle vous vivez ne peut qu'aigrir votre noble cœur, s'il pouvait jamais perdre ses qualités angéliques; aussi, je vous le dis encore, venez, venez parmi nous.
«Depuis que l'éducation d'Emma est terminée et que j'ai quitté le Sacré-Cœur, je me suis créé une intimité charmante de femmes un peu plus âgées que moi; car je me suis mise à être très-franchement vieille femme, ce qui a désarmé celles qui pouvaient me supposer encore quelques prétentions. Je reste chez moi tous les soirs, et il me faut être vraiment inflexible pour ne pas voir mon petit salon envahi; on y parle souvent de vous: la conduite de votre mari est si scandaleuse, cette horrible femme est si effrontée, votre résignation est si digne, si courageuse qu'il n'y a qu'une voix pour vous plaindre et pour vous admirer.
«La révolution a bouleversé, scindé la société; il n'y a plus, pour ainsi dire, que de petits cercles, aucune grande maison n'est ouverte: c'est moins par bouderie contre le gouvernement, dont on s'inquiète assez peu, que par impossibilité de réunir ces fractions diverses.
«Sous la restauration, la cour, ses devoirs, ses relations, ses ambitions, ses intrigues étaient les liens qui rendaient notre monde homogène; maintenant rien n'oblige, chacun s'isole selon son goût, ses penchants, et les coteries se forment. Les ambassades de Sardaigne et d'Autriche sont les seuls centres où se réunissent encore ces fragments épars de notre ancienne société.
«Ne vous étonnez pas, chère enfant, de me voir entrer dans ces détails, en apparence puérils, à propos de la grave détermination que je sollicite de vous.
«Si le monde était ce qu'il était il y a quatre ans, s'il y avait une cour, je concevrais votre répugnance à y rentrer. Les femmes de votre caractère rougissent pour ceux qui les outragent, la honteuse conduite de M. de Lancry vous eût fait un devoir de la retraite: ainsi que vous me l'avez vous-même écrit: «Une femme souffre de l'abandon de son mari, ou elle n'en souffre pas; dans ces deux alternatives, il lui convient aussi peu d'exposer aux yeux de tous son indifférence et son chagrin.» Mais, encore une fois, ma chère enfant, je ne vous propose pas d'aller dans le monde: c'est à peine si ma société habituelle, où l'on voudrait tant vous voir, se compose de quinze à vingt personnes, et presque toutes sont de mes parents ou de mes alliés.
«Tenez... je veux vous en faire connaître quelques-unes, ce sera mon dernier argument en faveur de votre venue.
«Vous rencontrerez, presque chaque soir, l'excellent prince d'Héricourt et sa femme. Tous deux, à force de grandeur et de bonté, se sont fait pardonner une longue vie de bonheur et de tendresse, que le plus léger nuage n'a jamais obscurcie. La première révolution les avait ruinés; la dernière les a privés de leurs dignités, qui étaient toute leur fortune: redevenus pauvres, ils ont accepté ce malheur avec tant de noblesse, tant de courage, qu'ils ont fait respecter leur infortune comme ils avaient fait respecter leur félicité.
«Je vous assure, Mathilde, que la vue de ces deux vieillards, d'une sérénité si douce, vous calmerait, vous ferait du bien, vous donnerait le courage de supporter plus fermement votre chagrin.
«Il y a deux jours je suis allée voir la princesse, le matin. Elle et son mari occupent une petite maison près de la barrière de Monceaux; la solitude de ce quartier, la jouissance d'un joli jardin, et surtout la modicité du prix les ont fixés là. Je ne saurais vous dire avec quelle vénération je suis entrée dans cette modeste demeure.
«Rien de plus simple que l'arrangement de ces petites pièces; mais de vieux et illustres portraits de famille, quelques présents royaux, faits au prince pendant ses ambassades extraordinaires, imprimaient à cette habitation un caractère de grandeur noblement déchue qui me fit venir les larmes aux yeux.
«Je songeais avec amertume que le prince et la princesse, habitués à une grande existence, souffraient peut-être des privations terribles à leur âge; pourtant, de leur part, jamais une plainte, jamais une parole amère contre le sort.
«Je ne pouvais m'empêcher d'en témoigner mon admiration à la princesse; elle me répondit avec une simplicité sublime.
«Ma chère Amélie, le secret de ce que vous appelez notre courageuse résignation est bien simple. Nous pensons que mon mari et moi nous aurions pu être séparés dans ces jours d'épreuve; nous songeons surtout à notre pauvre vieux roi et à ses enfants, et nous remercions Dieu de nous avoir épargné tant du chagrins dont il aurait pu nous éprouver.»
«Mathilde, je sais combien vous méritez d'intérêt de sympathie; je ne vous dirai pas de comparer vos affreux chagrins à ceux-là et d'imiter ce courage stoïque, mais je vous dirai encore: Venez, venez auprès de nous. C'est presque une consolation que d'avoir à aimer de pareilles gens; et puis enfin, dites, ma pauvre enfant, lorsque après vos journées de solitude désolée vous cherchez le sommeil, quel souvenir consolant pouvez-vous évoquer? Aucun. Si, au contraire, vous aviez eu sous les yeux une scène aussi touchante que celle que je viens de vous raconter, est-ce que vous ne vous sentiriez pas moins malheureuse? Pourquoi n'en serait-il pas des maladies de l'âme comme de celles du corps; si un air pur et salubre peut redonner la vie, pourquoi une âme blessée ne se retremperait-elle pas dans une atmosphère de sentiments élevés et généreux?
«Je sais que vous êtes bonne, bienfaisante; mais, par cela même que vous êtes modeste, vous ne vous appesantissez pas sur le bien que vous faites, et la charité n'est pas un adoucissement à vos chagrins.
«Encore une fois, venez avec nous, nous vous distrairons, car vous trouverez aussi chez moi cette aimable et spirituelle comtesse A. de Semur, ma cousine, esprit fin, souple, brillant, et surtout impitoyable à tout ce qui est bas, lâche ou traître. Elle aime, dit-on, le paradoxe à l'excès; savez-vous pourquoi? pour pouvoir exalter ce qu'il y a de généreux et d'élevé dans toutes les opinions, mais aussi pour pouvoir immoler sans pitié tout ce qu'elle y trouve de ridicule ou de méchant!
«Vous souvenez-vous, lors du votre première entrée dans le monde à un bal du matin chez madame l'ambassadrice d'Autriche, d'avoir remarqué une étrangère d'une incomparable beauté, lady Flora Fitz-Allan? Elle ne vous a pas oubliée, elle. Je la vois aussi beaucoup; elle me parle sans cesse de vous. Ce jour-là elle admirait encore l'expression candidement étonnée de votre ravissante figure, lorsqu'on vint lui dire que vous aviez l'esprit le plus caustique et le plus méchant du monde (c'était, vous me l'avez dit depuis, une des premières calomnies de mademoiselle de Maran). Lady Flora resta stupéfaite d'étonnement, presque de crainte,—me dit-elle,—en songeant avec chagrin qu'un aussi naïf et aussi délicieux visage que le vôtre pût servir de masque à tant de méchanceté. Vous pensez bien que je l'ai vite désabusée. Elle m'a remerciée avec effusion; il lui eût été douloureux de penser que la candeur, que la beauté des traits pouvaient être si trompeuses. Vous serez folle de lady Flora. Quant à lord Fitz-Allan c'est le type accompli du grand seigneur anglais, c'est la loyauté dans la dignité.
«Vous avez dû rencontrer quelquefois la marquise de Sérigny et sa fille la duchesse de Grandval. Sinon, pour les connaître, imaginez-vous la grâce la plus parfaite jointe à une exquise distinction de manières et à une élégance pour ainsi dire native; car dans cette maison, le charme, le bon goût et la dignité semblent l'apanage héréditaire des femmes: c'est leur loi salique, à elles.
«En hommes, vous verrez souvent chez moi M. l'ambassadeur de ***, l'un de mes bons et anciens amis, homme de grand cœur, de rare courage, d'excellent sens et de haute raison, qui a fait vaillamment la guerre et qui est simple et bon, parce qu'il est brave et énergique. Je vous prie de croire, ma chère enfant, que je ne vois pas absolument que des gens graves, vous savez combien j'aime les contrastes; aussi je vous promets la fleur des pois de ce temps-ci, un de mes neveux, Gaston de Senneville: il est impossible d'être plus joli, plus gracieux, plus parfaitement élevé et pourtant plus inoffensif, pour ne pas dire plus insignifiant. C'est un de ces charmants jeunes gens qui marchent en tête des adorateurs d'une femme à la mode, comme les chefs de chœur des tragédies antiques: aussi, moi qui ne suis plus femme à la mode, je m'étonnais de le voir si souvent chez moi; il m'a avoué qu'il m'aimait comme la meilleure parente du monde d'abord, et puisque ses habitudes chez moi lui donnaient une consistance, un reflet sérieux que son âge ne lui permettait pas d'espérer et qui lui faisait grand bien. Il a d'ailleurs le bon esprit de n'être nullement exclusif, et de montrer partout sa jolie figure et ses excellentes façons. Il va sans dire qu'il voit ce qu'on appelle la nouvelle cour: c'est lui qui nous tient au courant de tout ce qui se passe, dans cette société-là, où il y a, dit-il, quelques femmes charmantes, quoique assez étrangement élevées, et des hommes généralement inconcevables. Ces cailletages nous amusent beaucoup; et puis il est toujours bon que chaque maison ait quelqu'un des siens qui sacrifie au pouvoir du moment; on ne sait pas ce qui peut arriver: c'est un de nos principes de toujours tenir par un lien quelconque à ce qui est le gouvernement du jour.
«Mais, voyez un peu, je m'appesantis sur de pareils accessoires, et je ne vous parle pas longuement d'un de nos meilleurs amis, qui est presque l'âme de mes réunions. Je vous ai dit en courant que M. de Rochegune était de retour, sans plus vous donner de détails; je veux réparer cette omission. Je ne l'aurais jamais reconnu, tant le soleil d'Orient l'a hâlé. Après avoir combattu avec les Grecs contre les Turcs, il s'en est allé en curieux faire la guerre aux Circassiens avec les Russes. Il est impossible de conter avec plus de charme toutes ces campagnes vraiment merveilleuses. Il a acquis ce qui lui manquait, à mon avis, c'est une assurance, une fermeté, un entrain qui relèvent à sa vraie hauteur son caractère, que je trouvais trop beau pour être si timide et si réservé. Cet entrain, comme vous le pensez, a été bien douloureusement comprimé par la nouvelle de la mort funeste de M. de Mortagne. Nous causons souvent de cet excellent ami. M. de Rochegune a pour vous un intérêt profond, sincère. Tout le monde l'aime pour sa bonté, pour son esprit et pour sa loyauté chevaleresque. C'est vraiment un homme d'un courage moral extraordinaire; aucune considération n'arrête sa franchise; il dit et ose ce que personne ne dit et n'ose. La comtesse A. de Semur dit de lui avec beaucoup de justesse: Il est impossible d'être plus effrontément honnête homme. Il parle souvent à la chambre des pairs; sa parole incisive et âpre ne ménage ni amis ni ennemis lorsqu'il défend contre eux un des grands principes qu'il met au-dessus des hommes et des choses. Quoique jeune, on compte fort avec lui; car son influence égale son indépendance.
«Voici ma tâche à peu près remplie, ma chère Mathilde. J'ai essayé de vous peindre les personnes au milieu desquelles vous vivrez si vous le voulez, et qui vous attendent, non pour vous aimer, mais pour vous dire qu'elles vous aiment depuis longtemps.
«Croyez-moi, ma chère Mathilde; autant le monde est souvent méchant et calomnieux en général, autant une intimité choisie est bienveillante et dévouée pour les personnes qui la composent.
«Chère enfant, je vous l'ai dit, j'avais commis des fautes, je l'avoue; mais on ne s'était pas borné à me les reprocher, on avait tout exagéré, jusqu'à la plus abominable calomnie. Il a fallu mon nom, ma famille, mes alliances, ma fortune, mon caractère, pour résister à ce déchaînement universel. Eh bien! depuis que je me suis retirée de ce monde bruyant, depuis que les années, le malheur, la raison, la religion m'ont donné une solidité de principes et une régularité que je n'avais pas, je n'ai trouvé autour de mol qu'indulgence, sympathie et intérêt.
«Je n'ai pas besoin de vous dire, en vous nommant les personnes que je vois habituellement, qu'elles composent l'élite de la meilleure compagnie, et que leur assiduité chez moi m'absout pour ainsi dire de tous mes torts passés: le prince et la princesse d'Héricourt, entre autres, sont de ces personnes dont la vie entière a été d'une pureté si éclatante, dont le caractère a une autorité si imposante, que de leur blâme ou de leur louange dépend l'accueil qu'on vous fait dans le monde. Le prince d'Héricourt, en un mot, représente tout ce qu'il y a d'honorable, de délicat, de courageux et d'élevé; quoiqu'il vive assez retiré, il faut le dire à la louange de la société, il a peut-être encore plus d'influence sur elle qu'il n'en avait avant les malheurs qui l'ont frappé, et qu'il supporte si noblement. Vous sentez donc combien je suis heureuse et fière de l'attachement que me porte ce couple vénérable.
«Et puis enfin, vous le dirai-je, ce qui remplit mon cœur de joie de reconnaissance, c'est qu'on aime Emma comme elle mérite d'être aimée.
«Il se peut qu'on sache le secret de sa naissance, quoiqu'elle passe pour une orpheline dont je me suis chargée; mais la délicate réserve dont on fait preuve à ce sujet m'est du moins un témoignage de tolérance bienveillante. Vous avez vu combien elle était belle, n'est-ce pas, mon Emma; eh bien! si l'orgueil maternel ne m'aveugle pas, elle est encore embellie! Et puis l'éducation qu'elle a reçue sous mes yeux au Sacré-Cœur a développé, a mûri toutes les excellentes dispositions qui étaient en elle. Deux ou trois fois par semaine je la garde le soir avec moi; tous mes amis en sont enchantés. Mais vous la verrez...
«Vous la verrez!... Hélas! la verrez-vous, Mathilde? renoncerez-vous à cette vie solitaire et désolée où vous passez vos plus belles années? En vérité, pauvre enfant, on dirait que votre douloureuse retraite est une expiation... une expiation... mon Dieu! du mal qu'on vous a fait sans doute!
«Mais je me rassure; vous avez à cette heure de si graves raisons pour venir à Paris, qu'il y aurait de la folie à vous à hésiter. Par cela même que vous tenez beaucoup à Maran, il faut au moins vous mettre à même de le posséder.
«Je n'ose espérer que la dernière considération que je vais vous faire valoir puisse vous décider, mais enfin j'essaye.
«Vous savez que j'habite maintenant une maison de la rue de Lille. Au fond du jardin de cette maison existe un charmant pavillon qui était occupé par la marquise-douairière de Montal; elle l'a quitté, il est tout prêt. Voulez-vous le prendre? Je ne crois pas que votre maison soit plus considérable que la sienne; en tout cas, une partie de mes communs m'est complétement inutile, et je les mets à votre disposition. Le jardin est vaste; vous serez isolée lorsque vous le voudrez au fond de votre pavillon. Si vous ne désirez voir personne, vous ne verrez personne; mais au moins, moi et Emma, nous serons là, et croyez-moi, chère enfant, il est toujours consolant d'avoir auprès de soi des cœurs bons et dévoués.
«Mathilde, réfléchissez bien à ce que je vous propose. Je concevrais votre répugnance à venir à Paris pour y vivre seule: à votre âge, dans votre position, ce serait impossible. D'un autre côté, il ne faut pas songer à habiter avec votre tante, puisque votre indigne cousine demeure chez elle. Ma proposition satisfait donc aux convenances et vous laisse en même temps une complète liberté.
«Je suis devenue tout à fait vieille femme. Vous savez que lorsque je l'ai voulu, j'ai toujours fait compter avec moi; je puis donc vous être un très-bon chaperon... grâce à cette espèce de communauté d'habitation.
«Encore un mot, Mathilde. Je ne vous aurais jamais proposé de venir me rejoindre si je n'avais tellement établi et affermi ma nouvelle position dans le monde, que vous puissiez trouver auprès de moi aide et protection... Si le choix, si la sûreté et surtout si l'autorité de mes relations ne me mettaient pas désormais à l'abri de toute calomnie, je n'aurais pas osé me charger auprès de vous d'un rôle presque maternel... Vous me comprenez, n'est-ce pas? chère enfant... Cet aveu ne doit pas vous étonner; je vous en ai fait d'autres plus humiliants pour ma vanité.
«Croyez-moi donc; si je vous dis: «Venez à moi,» c'est que vous pouvez y venir avec confiance et sécurité.
«Emma entre à l'instant chez moi; elle me prie de la rappeler à votre souvenir, de vous dire qu'elle a bien souvent songé à vous et que, sans vous connaître beaucoup, elle vous aime autant que vous m'aimez.
«Ce sont ses propres paroles. Elles sont trop douces à mon cœur pour que je ne vous les répète pas en vous disant encore: venez, venez... vous êtes aussi aimée qu'impatiemment attendue.
«Mille amitiés bien tendres.
«Verneuil de Richeville.»
CHAPITRE III.
ROUVRAY.
La lecture de cette lettre produisit sur moi un effet décisif.
Sauf en ce qui concernait la question d'intérêt relative à l'acquisition de Maran, madame de Richeville ne faisait pourtant que résumer la correspondance qu'elle avait entretenue avec moi depuis deux ans, mais les larmes me vinrent aux yeux en lisant le dernier passage de sa lettre dans lequel elle semblait insister sur l'espèce de réhabilitation qu'elle devait à son changement de conduite, afin de me bien convaincre qu'elle était digne du rôle presque maternel qu'elle s'offrait à remplir auprès de moi. Lors même que mon voyage à Paris n'eût pas été autrement nécessité, j'aurais, je crois, profité des offres de madame de Richeville seulement pour ne pas la blesser par un refus qu'elle aurait pu défavorablement interpréter.
J'avoue aussi que la séduisante peinture de l'intimité dans laquelle elle vivait avec des personnes dont j'avais toujours entendu vanter l'esprit et le caractère entra pour quelque chose dans ma résolution. Au moment de commencer une vie nouvelle, j'éprouvais cependant quelques regrets d'abandonner ces lieux où j'avais tant souffert: j'avais fini par trouver une sorte de torpeur bienfaisante comme le sommeil dans l'engourdissement qui avait succédé à mes agitations... Savais-je ce que me réservait l'avenir?
La crainte de rencontrer à Paris mon mari ou Ursule n'avait été pour rien dans ma détermination de vivre solitaire. J'éprouvais pour M. de Lancry une indifférence méprisante, pour ma cousine une aversion profonde; mais j'avais assez la conscience de ma dignité pour être certaine qu'à leur rencontre et malgré leur effronterie, mon front ne pâlirait pas.
Du moment où mon mari m'avait abandonnée, je m'étais regardée comme à jamais séparée de lui, sinon de droit, du moins de fait; cette position embarrassante pour une jeune femme, et ma répugnance à vivre seule à Paris avaient contribué à prolonger mon séjour à Maran. Madame de Richeville, en me proposant de demeurer presque chez elle, levait tous mes scrupules.
Je prévins Blondeau que nous quittions Maran pour aller à Paris habiter avec la duchesse. Elle pleura de joie et fit à la hâte tous mes préparatifs de voyage dans la crainte de me voir changer de résolution.
Je quittai Maran à la fin de l'automne.
Je passais forcément devant Rouvray; je ne savais si je devais m'y arrêter ou non pour voir madame Sécherin; je n'avais eu aucune nouvelle d'elle ou de son fils depuis le jour fatal où elle était venue à Maran annoncer à Ursule que mon cousin, indigné de sa conduite, se séparait d'elle pour toujours.
Je redoutais cette visite; elle pouvait rouvrir et chez moi et chez ces malheureux des plaies peut-être cicatrisées. D'un autre côté, je n'aurais pas voulu paraître indifférente aux chagrins de cet homme si honnête et si bon. Au milieu de ces hésitations, j'arrivai presque en vue de la fabrique de M. Sécherin. J'ordonnai aux postillons d'aller au pas, voulant me ménager encore quelques minutes de réflexion, lorsque tout à coup je vis M. Sécherin sortir d'un chemin creux qui aboutissait à la grande route.
Il m'aperçut, il s'arrêta, me regarda quelques instants d'un air hagard; puis cachant sa figure dans ses mains, il regagna brusquement le chemin d'où il venait de sortir.
M. Sécherin était cruellement changé; il m'avait reconnue, et je ne pouvais me dispenser d'entrer chez sa mère: je me fis conduire à sa maison. Blondeau m'attendit avec ma voiture au bout de l'allée de tilleuls où jadis j'avais rencontré Ursule.
Je m'avançai seule, vivement frappée de l'état d'incurie dans lequel était le jardin autrefois tenu avec tant de soin et de recherche: des herbes parasites envahissaient les allées; les vieux arbres, autrefois symétriquement taillés, n'étant plus émondés, cachaient la rue de la Loire et ses riantes perspectives; on n'apercevait aucun vestige de fleurs dans les quinconces abandonnés, les feuilles mortes bruissaient sous mes pas; le ciel gris et pluvieux d'une matinée d'automne jetait un sombre voile sur ce tableau déjà si triste.
Au fond de l'allée de charmille où j'avais surpris les premiers aveux de Gontran à Ursule, je vis le groupe de figures en pierre peinte à demi détruit. Sous le vestibule, je trouvai l'une des deux servantes que j'avais déjà vues à Rouvray; elle me dit que madame Sécherin était dans le salon.
Je traversai l'antichambre et la salle à manger: il y faisait un froid glacial; les carreaux du sol, autrefois soigneusement rougis et cirés, étaient verdâtres et suintaient l'humidité. Tout semblait dégradé, délaissé. Quel changement dans les habitudes de madame Sécherin, que j'avais vue toujours si rigoureuse sur l'accomplissement des devoirs domestiques, si jalouse de la minutieuse propreté de sa demeure!
Les portes étaient ouvertes, mes pas peu bruyants; j'arrivai dans le salon sans que madame Sécherin m'entendît. Elle était assise à son rouet, et portait comme toujours une robe noire et un bavolet de toile blanche. Son vieux perroquet gris, engourdi par le froid, sommeillait sur son bâton. A travers les vitres des fenêtres, ternies par le brouillard, on voyait quelques sarments de vigne agités par le vent et dépouillés de feuilles; ils se balançaient çà et là, pendant à la treille négligée. Deux tisons noircis brûlaient lentement au milieu des cendres du foyer. Les housses des meubles et les rideaux, autrefois d'une blancheur de neige, étaient jaunis par la fumée. Enfin cette habitation, jadis d'une splendeur de propreté qui atteignait au luxe, montrait partout la funèbre et sordide insouciance de la vieillesse, qui semblait dire:—A quoi bon tant de soins pour si peu de jours?
En me rappelant l'animation, la gaieté que la présence d'une femme jeune et belle avait pendant quelque temps apportées dans cette demeure, je frissonnai... Si M. Sécherin conservait le souvenir d'Ursule; si, malgré les irréparables torts de sa femme, il comparait le présent au passé, sa vie devait être bien cruelle.
Le cœur me battait si fort que je restai immobile à la porte du salon.
Examinant plus attentivement la figure pâle et austère de madame Sécherin, je fus étonnée de l'innombrable quantité de rides profondes que le chagrin avait creusées sur ses traits. Par deux fois, le mouvement mesuré de son rouet se ralentit peu à peu comme le pendule d'une horloge qui s'arrête graduellement; elle pencha légèrement sa tête sur sa poitrine; ses yeux fixes et éraillés regardaient sans voir; une de ces larmes si rares chez les vieillards mouilla sa paupière ardente et rougie; puis, faisant un brusque mouvement comme si elle se fût éveillée en sursaut, et voulant échapper sans doute à de sinistres réflexions, elle se remit à tourner son rouet avec une vivacité fébrile.
Pour ne pas rester plus longtemps inaperçue, j'agitai la clef dans la serrure.
Madame Sécherin releva la tête, me vit, repoussa du pied son rouet bien loin d'elle et me tendit les bras sans me dire une parole.
Je baisai ses mains vénérables, et je m'assis près d'elle.
Au bout d'un silence de quelques minutes, elle s'écria avec explosion:
—Ah! je suis bien malheureuse! la plus malheureuse des créatures... mais n'en dites rien à mon fils... il ne le sait pas!
—Je viens de le rencontrer,—lui dis-je,—il m'a paru bien changé.
—Le pauvre enfant n'est plus reconnaissable... le chagrin le tue... il pense encore à cette infâme...—se hâta-t-elle de me dire d'un air presque farouche. Puis elle ajouta avec amertume:
—Elle ne lui a fait que du mal pourtant... tandis que moi, moi, mon Dieu! je l'ai toujours aimé comme le fils de mes entrailles... oui, et pourtant il pense encore à elle... il y pense plus qu'à moi peut-être! répéta-t-elle.
—J'espère que vous vous trompez,—lui dis-je.—Sans doute mon cousin est plus absorbé par la douleur d'avoir été indignement trompé que par le souvenir de...
—Ne prononcez pas ce nom détesté!—s'écria-t-elle en m'interrompant avec violence.—Ne le prononcez pas! par pitié... Vous voulez me consoler, mais je ne m'abuse pas.—Non, non, ce n'est pas de l'indignation qu'éprouve mon fils... L'indignation éclate, tempête, cherche avec qui maudire ceux qui l'ont causée... Enfin après l'indignation vient le mépris, et, plus tard, l'oubli... Eh bien! le malheureux n'a pas oublié... n'a rien oublié.
—Attendez, attendez... encore. Mon cousin en est déjà au mépris sans doute, bientôt viendra l'oubli... Croyez-moi, s'il est profondément chagrin... c'est que, dans une âme généreuse, le mépris est cruel.
Madame Sécherin secoua tristement la tête, et me dit:
—Hélas! vous vous méprenez! Plût au ciel qu'il eût du dédain pour elle... Mais je l'ai deviné.
—Que dites-vous?
—La vérité... je l'ai deviné, vous dis-je; aussi il a honte, il me fuit... il s'isole... Pendant les premiers temps de son chagrin, j'ai compris que mon fils voulût être seul. Je me disais que, par tendresse pour moi, il ne voulait pas me laisser voir ce qu'il souffrait. Car vous ne savez pas ce que c'était que son chagrin...
—Il a donc beaucoup souffert?
—S'il a souffert!... Mais je l'ai vu des jours, entendez-vous?... des jours entiers, des nuits entières, couché sur son lit, pleurant à chaudes larmes, et ne s'interrompant de sangloter que pour se livrer à des accès de rage insensée, et pousser des cris, des rugissements de douleur et de désespoir, qu'il n'étouffait qu'en mordant ses draps avec fureur... Je le vois encore, mon Dieu! les bras étendus, les mains crispées... ne connaissant pas ma voix, et, dans son délire, appelant cette femme... l'appelant... la misérable! tandis qu'il ne faisait pas attention à moi, qui étais là... qui priais... qui pleurais... O mon Dieu! que de nuits j'ai passées ainsi agenouillée à son chevet tout trempé de ses larmes et des miennes, craignant qu'il ne perdît la raison dans un de ces accès de rage!... Avec quelle angoisse j'attendais qu'il me reconnût!... Alors...—dit la malheureuse mère en portant son mouchoir à ses yeux;—alors, comme il est bon et sensible comme un enfant... quand il revenait à lui, il m'embrassait, il me demandait pardon de m'affliger, de ne pouvoir vaincre sa douleur... Aussi, dans les premiers temps, je ne me désespérais pas... si quelquefois il me répondait avec humeur ou avec impatience quand je lui reprochais son découragement, je me disais: Plus tard il me reviendra... Je faisais de mon mieux pour tâcher de le consoler, pour le calmer, pour le distraire; mais je ne réussissais pas... Je lui faisais faire les plats qu'il aimait, il ne mangeait pas. J'avais demandé à la ville des livres bien intéressants; malgré la faiblesse de ma vue, je lui faisais la lecture... il ne m'écoutait pas... Je voulus attirer ici quelques-uns de ses amis; il les reçut si mal qu'ils n'osèrent plus revenir. Malgré mon âge, je lui ai proposé de nous en aller voyager; il a refusé. Quoique cette maison soit sacrée pour moi, et que je veuille y mourir comme mon mari y est mort, craignant que ces lieux ne lui rappelassent trop de mauvais souvenirs, je lui ai proposé d'habiter ailleurs, qu'importait cela... il a refusé... toujours refusé, comme il refuse tout ce que sa mère lui offre,—ajouta-t-elle avec amertume.
Il y avait une si profonde douleur dans ces plaintes naïves, j'entrevoyais pour madame Sécherin une vie si malheureuse en songeant aux insurmontables regrets de son fils, que je ne pus que prendre la main de cette pauvre mère entre les miennes en attachant sur elle un regard désolé.
—Je patientais toujours,—reprit-elle;—je me disais: Les regrets que lui laisse cette horrible femme ne pourront pas durer... Je priais le bon Dieu de toucher mon fils de sa grâce et de le ramener à moi... Je fis dire des messes à sa patronne... Hélas! tout fut inutile... tout... Plus j'allais, plus je voyais que je n'étais plus rien... que je ne pouvais plus rien pour mon fils,—ajouta-t-elle d'une voix entrecoupée de sanglots;—mais je n'osais rien lui en dire: il était déjà si malheureux! j'attendais toujours... Quelquefois, pour me contenter, il prenait un air moins triste... Une fois le malheureux enfant voulut sourire... Je fondis en larmes, tant son triste et doux sourire était navré, et je me promis bien de ne plus le contraindre ainsi... Devant Dieu, qui m'entend, je vous le jure, jamais je ne lui ai reproché son chagrin; seulement... peu à peu cela m'a découragée, accablée... Le voyant insouciant de tout, je suis devenue comme lui, insouciante de tout... j'ai laissé aller les choses comme elles ont voulu aller, dans cette maison... Tout est négligé, l'herbe pousse partout dans le jardin, comme elle poussera bientôt sur la fosse d'une pauvre vieille femme qui n'est plus bonne à rien sur la terre, puisqu'elle ne peut pas consoler son fils...
Cet abattement contrastait si fort avec la fermeté un peu âpre que j'avais toujours vue à madame Sécherin, que je fus effrayée. Cet affaiblissement moral présageait sans doute un grand affaiblissement physique. J'essayai de la rassurer en lui citant mon exemple.
—Sans doute,—lui dis-je,—ces deux années ont dû vous sembler cruellement longues; mais songez que toute douleur finit par s'user... Plus les regrets de votre fils ont été violents, plus le terme de sa délivrance approche à son insu. Moi aussi, bonne mère, j'ai beaucoup souffert; j'ai non-seulement perdu l'homme à qui j'avais voué ma vie entière, mais j'ai perdu mon enfant et avec lui la seule chance de bonheur que je pusse encore espérer... Eh bien! à d'affreux déchirements a succédé le calme... Calme triste, il est vrai, mais qui est presque du bonheur, si je le compare à tout ce que j'ai ressenti... Courage donc, bonne mère... courage... vous touchez peut-être au terme de vos peines... Comme votre fils, je suis victime de cette femme... Un mépris glacial a remplacé ma haine... L'heure n'est pas loin où votre fils éprouvera comme moi...
Madame Sécherin secoua tristement la tête et me répondit, hélas! je dois l'avouer, avec un bon sens qui m'effraya:
—Ce n'est pas la même chose... Votre mari était de votre condition... C'était pour vous un homme ni au-dessus ni au-dessous de ceux que vous aviez l'habitude de voir... Cela vous manque moins à vous, tandis que mon pauvre enfant n'avait jamais connu de femme qui, en apparence du moins, pût être comparée à cette misérable.
Puis, recouvrant un éclair de son ancienne énergie, madame Sécherin s'écria:
—Mais cette infâme, dans son affreux orgueil, aura donc deviné juste en me prédisant, avec son audace de Lucifer, qu'on n'oubliait pas une femme comme elle, que mon fils la regretterait toujours; qu'il la pleurerait avec des larmes de sang!... O mon Dieu, mon Dieu!... ta volonté est impénétrable... Il faut avoir bien de la foi pour ne pas désespérer de ta justice... Il faut bien aimer son enfant pour l'aimer encore quand l'amour qu'on lui porte est aussi inutile...
Madame Sécherin revenait sur cette pensée, qui lui semblait douloureuse; je tâchai de l'en distraire.
—Ne croyez pas cela,—lui dis-je.—Sans vous, sans vos soins assidus, la vie de votre fils lui serait mille fois plus affreuse encore.
—Comment cela pourrait-il être? Il ne regretterait pas cette, femme plus qu'il ne la regrette!—reprit madame Sécherin avec une sombre opiniâtreté.—Oui, car s'il n'était pas si malheureux, je dirais qu'il est un mauvais fils, un ingrat...
—Ah! madame...
—Je dirais qu'il ne reste auprès de moi que par respect humain, et parce que, dans le premier moment de sa colère, il a juré sur la mémoire de son père de ne jamais pardonner à cette criminelle... Oh! j'ai bien souffert sans rien dire... Depuis deux ans... j'ai bien enduré... Autrefois il croyait à la vertu de cette femme; je comprenais, à la rigueur, qu'il me la préférât... mais après ce qui s'est passé... qu'elle lui tienne encore autant au cœur... tenez... il faut que je le dise à la fin... cela m'indigne... cela m'offense...
—Vous vous méprenez peut-être,—lui dis-je;—l'on peut éprouver longtemps de la colère, de la haine contre ceux qui vous ont trompé, sans pour cela subir encore leur influence. Les cœurs généreux sont surtout susceptibles de ces profonds ressentiments, la trahison leur est d'autant plus cuisante que leur confiance a été plus aveugle...
—Bénie soit toujours votre venue,—me dit madame Sécherin en essuyant ses yeux,—j'ai pu vous dire ce que je n'ai dit à personne, car depuis deux ans mon cœur s'emplit d'amertume. Fasse le ciel qu'il ne déborde pas, et que mon fils ne sache jamais le mal qu'il me fait!... Pourtant, il se pourra bien que j'éclate à la fin! il pourra venir un moment où je ne saurai plus me contenir.
—Ah! gardez-vous en bien,—m'écriai-je,—quelle serait votre vie, mon Dieu, et la sienne!
—C'est que je me lasse à la fin, non pas de me sacrifier pour lui; non... le peu de jours qui me restent lui appartiennent, mais je me lasse de le voir souffrir comme s'il était seul et abandonné de tous. Je me lasse de voir que le honteux souvenir d'une infâme étouffe dans le cœur de mon fils la reconnaissance qu'il me doit. Enfin... dites! dites!—s'écria-t-elle avec un redoublement de violence et de douleur,—n'est-ce pas terrible de voir son enfant mourir à petit feu et de ne pouvoir pas le sauver... quand c'est pour cela que Dieu vous a laissée sur la terre!
Cette conversation rapide me montra que l'existence de M. Sécherin et de sa mère était encore plus horrible que je ne l'avais soupçonnée.
Je vis alors M. Sécherin passer lentement devant les croisées du salon; il s'arrêta un instant, me regarda, puis s'éloigna.
Je croyais qu'il venait nous rejoindre; il n'en fut rien. Supposant qu'il voulait me parler en secret, je cherchais un moyen d'aller le retrouver lorsque sa mère me dit:
—Mon fils voulait sans doute causer avec vous, maintenant il n'ose plus... Tenez, le voilà qui se promène dans l'allée de charmille.
Je saisis ce prétexte.
—Si vous le permettez, j'irai près de lui; vous savez qu'il a toujours eu quelque confiance en moi: peut-être lui redonnerai-je du courage; peut-être l'aiderai-je à vaincre cette insurmontable tristesse...
Madame Sécherin me tendit la main en secouant la tête.
—Toujours généreuse et bonne,—me dit-elle.
—Toujours compatissante aux maux que j'ai partagés,—lui dis-je.
Je retrouvai M. Sécherin dans cette même allée où j'avais autrefois surpris les premiers aveux de M. de Lancry à Ursule.
En approchant de mon cousin, je fus encore plus frappée que je ne l'avais été du changement de ses traits. Hélas! pourquoi faut-il que le malheur et le désespoir puissent seuls imprimer un cachet de grandeur aux physionomies les plus vulgaires, tandis que le bonheur et le contentement ne les ennoblissent jamais!
La figure de M. Sécherin, jadis si fleurie, si débonnaire, si souriante, était d'une pâleur de marbre, d'une effrayante maigreur; ses yeux caves, rougis par les larmes, brillaient du feu de la fièvre; ses traits avaient enfin une expression de douleur farouche qui leur donnaient un caractère d'élévation que je ne leur aurais jamais soupçonné.
En me voyant il tressaillit, leva les yeux au ciel, et s'écria d'une voix étouffée:
—Elle vous a fait bien du mal, à vous...
—Bien du mal... oui, mon cousin... mais j'ai du courage, moi... J'ai été comme vous, trahie, abandonnée... eh bien! à cette heure, je méprise, j'oublie ceux qui m'ont outragée, le calme est revenu dans mon cœur, et je n'ai pas comme vous une mère pour me consoler.
M. Sécherin ne me répondit rien, marcha auprès de moi d'un pas inégal; puis s'arrêtant brusquement devant moi, il croisa les bras et me dit avec une explosion de rage, le regard étincelant de fureur:
—Je n'ai pas encore tué votre mari... je dois vous paraître bien lâche, n'est-ce pas?... Mais patience... patience,—ajouta-t-il d'un air sombre et concentré,—ma pauvre vieille mère mourra un jour...
Et il recommença de marcher en silence.
Ces mots m'expliquèrent la conduite du M. Sécherin. Malgré sa bonhomie, il avait fait ses preuves de courage. Il attendait sans doute la mort de sa mère pour exiger une sanglante réparation. Je n'aimais plus M. de Lancry, mais l'idée de ce duel me fit horreur. Je répondis à mon cousin:
—Votre mère vivra assez longtemps pour que vos regrets soient tellement affaiblis... que vous laissiez à Dieu la punition des coupables.
M. Sécherin partit d'un éclat de rire sauvage en s'écriant:
—Abandonner ma vengeance à Dieu!!!—Et il reprit à voix basse, d'un ton qui me fit frissonner:—Mais vous ne savez donc pas que je trouve quelque fois que ma mère vit bien longtemps pour ma vengeance!
—Oh, cela est épouvantable!—m'écriai-je;—vous... vous toujours si bon fils!
—Je ne suis plus bon fils,—reprit-il avec une fureur croissante;—je ne suis plus rien... rien qu'un malheureux fou... qui passe la moitié de sa vie à regretter, à appeler une infâme... et l'autre moitié à la maudire et à rêver la vengeance... Tenez, voyez-vous!... il y a des moments où je suis capable d'abandonner ma mère, quoique je sache que ce serait lui porter le coup de la mort.
—Que voulez-vous dire?
—Oui, je suis capable de tout quand je pense que votre mari peut mourir avant moi... ou qu'Ursule peut croire que je suis un lâche... que je n'ose pas me battre...
Stupéfaite, je regardai M. Sécherin; sa crainte de paraître lâche aux yeux d'Ursule me disait combien son amour était encore violent.
—Il faut oublier Ursule, elle est indigne d'occuper votre pensée.
Il haussa les épaules.
—Vous aussi... vous voilà comme ma mère... il faut oublier!!!... Oublier! Dites donc à mon cœur de ne plus battre... dites donc à mon sang de ne plus brûler dans mes veines... à mon souvenir de s'éteindre!
—Mais cette femme est une misérable.
—Mais on l'adore!... cette misérable!!! mais votre mari vous a quittée pour elle... vous qui valez pourtant mille fois mieux qu'elle!—s'écria M. Sécherin presque brutalement.
Un moment, je l'avoue, je restai sans réponse; il fallait qu'Ursule eût une irrésistible puissance de séduction pour que deux hommes de natures si différentes, M. de Lancry et M. Sécherin, en fussent devenus si passionnément épris.
Mon cousin continua d'un air sombre:—L'oublier... l'oublier!... et pourquoi l'oublierais-je?... Jusqu'au jour où elle a été criminelle, qui donc a fait pour moi ce qu'elle a fait?...
—Mais votre mère...
—Mais ma mère n'était que ma mère... et ma femme était ma femme!—s'écria-t-il courroucé.—Le temps que j'ai passé près d'Ursule sera toujours le plus beau temps de ma vie... Elle qui m'était si supérieure par l'esprit et par l'éducation, elle s'était mise à mon niveau! Et puis si belle... si belle! Oh! que de nuits de rage furieuse j'ai passées dans notre chambre déserte en l'appelant à grands cris!... Oublier!... mais vous ne savez donc pas que je l'aimais autant, plus peut-être, pour sa ravissante beauté que pour son esprit charmant?... Oublier!... et pourquoi? pour vivre tête à tête avec ma mère, n'est-ce pas? Quelle compensation!
—Mais ce que vous dites là est affreux... Croyez-vous qu'il ne lui soit pas pénible de voir combien ses consolations sont impuissantes?
—Eh! que ma mère veut-elle de plus?... elle est heureuse et contente... J'ai abandonné Ursule à son sort... j'ai juré sur la mémoire de mon père de ne plus la revoir... de ne jamais lui pardonner... Je tiens ma promesse... quoiqu'elle me coûte. Pourquoi ma mère veut-elle me disputer mes larmes... mes larmes que je lui cache tant que je puis?... Pourtant...—Et les lèvres de M. Sécherin tremblèrent convulsivement, de grosses larmes roulèrent dans ses yeux, il cacha sa tête dans ses mains et tomba assis sur un banc de pierre en sanglotant.
Épouvantée de cet affreux amour, je restai muette...
—Tenez, je suis ridicule, je suis vil, je suis fou... je le sais,—reprit mon cousin en essuyant ses yeux, mais, que voulez-vous! c'est plus fort que moi... Accablez-moi, je le mérite, car... car je l'aime encore...
—Vous l'aimez encore?
—Oui... c'est honteux, c'est horrible... je l'aime autant que je l'ai jamais aimée.
—Est-il possible, mon Dieu!
—J'ai beau me raisonner, j'ai beau me dire que sa conduite avec votre mari est mille fois plus coupable que si elle avait cédé à l'amour... j'ai beau me dire qu'il faut être profondément corrompue pour s'être donnée ainsi qu'elle s'est donnée... Eh bien! sans ma mère... entendez-vous! sans ma mère, vingt fois je serais allé tuer M. de Lancry ou me faire tuer par lui; si je l'avais tué, je me serais jeté aux pieds d'Ursule pour tout lui pardonner... et je suis sûr qu'à force d'indulgence et de bonté je l'aurais ramenée à de bons sentiments... Car, voyez-vous, personne ne la connaît comme moi...—dit-il en essuyant ses yeux.—C'est bien plutôt sa tête que son cœur qu'il faut accuser.
—Mon cousin, je n'aime pas à accabler les absents; mais votre femme m'a fait assez de mal pour que je dise ce que je pense, beaucoup moins pour récriminer sur le passé que pour vous aider à vaincre un indigne amour. Ursule est aussi fausse que méchante. Pendant dix années elle m'a haïe d'une haine implacable, et pendant dix ans elle n'a eu pour moi que des paroles d'hypocrite tendresse.
—Mais, après tout, elle n'aimait pas votre mari!—s'écria-t-il sans me répondre.—Sans ma mère, je pouvais profiter de cet aveu pour lui pardonner et rompre cette liaison dès son commencement. Mais les femmes sont si implacables dans leur haine! Ma mère n'a pas oublié qu'une fois je l'avais sacrifiée à Ursule... Oh! elle s'en est bien souvenue... Et dût y périr le bonheur de ma vie; dussé-je mourir de chagrin et elle aussi, il a fallu, pour assouvir sa vengeance, jurer de ne jamais pardonner à Ursule...
—Mais c'est un enfer que votre vie alors!...
—Eh bien! oui... oui, c'est un enfer... Devant ma mère je me contrains; mais je souffre le martyre... D'autres fois je me maudis de rester insensible aux consolations qu'elle tâche de me donner... je sens tout le chagrin que je lui fais; mais je n'y puis rien... tant je suis faible, tant je suis lâche!... Un enfer... vous l'avez dit... c'est un enfer... Et pourtant ma pauvre mère est la meilleure des femmes! et pourtant, moi, qui ne suis pas un méchant homme... je l'aime... je l'aime bien tendrement; et pourtant je sens que je l'afflige, que je la blesse sans cesse... Oh! tenez, maudit soit le sort qui m'a fait rencontrer Ursule... J'aurais épousé une femme de ma classe; ma vie, celle de ma bonne mère n'eussent point été empoisonnées... Si vous saviez quelle existence je mène, mon Dieu!... si vous saviez! Je n'ai plus le moindre souci de mes affaires d'intérêt, je ne sais où en est ma fortune; j'ai pris un homme d'affaires pour n'avoir plus à y songer... A quoi bon l'argent maintenant! C'était pour elle, moi, que je voulais être riche. Elle le savait bien, mon Dieu!... Elle m'aurait fait faire tout ce qu'elle aurait voulu... Je suis sûr que j'aurais trouvé le moyen de doubler ma fortune, parce que cela lui aurait fait plaisir... et seulement pour voir son beau regard brillant et heureux, seulement pour la voir me remercier avec son joli sourire...
Puis portant brusquement ses deux poings fermés à ses yeux, il s'écria d'une voix sourde:
—Son regard, son sourire... je ne les verrai plus... non, plus jamais, jamais... je l'ai mérité, je n'ai pas eu le courage de lui pardonner... J'ai écouté la haine impitoyable de ma mère, je n'ai pas été un homme, j'ai agi comme un enfant, comme un fou...
Après avoir un instant marché avec agitation, il reprit:
—Pardon, pardon, ma cousine... Hélas! voilà pourtant les jours que depuis deux ans je passe avec ma mère dans cette maison froide et muette comme la tombe... Dans la journée je marche... je vais sans savoir où je vais... et puis je rentre pour dîner... pendant tout le temps du repas, je regarde la place où elle était... Et puis je reste avec ma mère; nous faisons la lecture tour à tour..., je lis machinalement... sans entendre, sans comprendre ce que je lis. A onze heures, ma mère fait sa prière à haute voix et nous nous séparons... Alors je rentre dans notre chambre, que je n'ai pas voulu quitter... Alors commencent d'atroces insomnies... alors j'endure, comme au premier jour, toutes les tortures d'une jalousie frénétique et désespérée... quand je pense...
Puis, sans achever sa phrase, M. Sécherin se dressa debout, frappa du pied avec rage et s'écria en levant les poings vers le ciel:
—Oh! je le tuerai, cet homme! je le tuerai!—Et il se remit à marcher à grands pas.
Une des servantes de madame Sécherin vint nous prier de sa part de nous rendre au salon.
—Mon fils,—dit-elle lorsque nous entrâmes,—votre cousine a peut-être hâte d'arriver à Paris; il ne faut pas la retenir.
—C'est, en effet, une affaire très-importante qui m'y appelle,—lui dis-je,—et qui ne souffre pas de retard. Sans cela, je vous aurais demandé l'hospitalité pendant quelques jours.
—Vous lui avez au moins parlé raison,—me dit madame Sécherin en me montrant son fils.
—Je lui ai parlé de vous, madame, et aucun fils n'est plus respectueux et plus tendre; croyez-le bien.
—Je le crois... car je ne veux que son bien.
—Il le sait, madame.—Puis je fis un signe à M. Sécherin, en lui montrant sa mère pour l'engager à lui dire quelques paroles de tendresse filiale. Sa froideur m'effrayait. Je craignais que madame Sécherin ne voulût profiter de ma présence pour lui adresser des reproches qu'elle comprimait depuis si longtemps.
M. Sécherin s'approcha de sa mère, lui prit la main, la baisa en disant:
—Pardonnez-moi, ma mère; vous savez que je suis souffrant depuis quelque temps. Cela m'a rendu peut-être le caractère inégal, j'ai fait ma confession à ma cousine. Elle m'a bien grondé,—ajouta-t-il en souriant tristement,—je tâcherai d'être plus sage à l'avenir.
—Cela vous coûtera sans doute beaucoup,—dit sévèrement sa mère.
Ce que je redoutais allait arriver; madame Sécherin, se sentant blessée devant moi dans sa dignité de mère, ne pourrait taire ce que la fatale préoccupation de son fils lui faisait souffrir depuis si longtemps.
Je jetai un regard suppliant à M. Sécherin pour l'engager à se modérer; mais lui aussi était depuis longtemps aigri. Ma présence avait ravivé ses blessures. Je frémis en songeant que j'allais peut-être devenir la cause involontaire d'une scène affligeante.
Pourtant M. Sécherin baissa la tête sans répondre à sa mère, qui reprit d'une voix plus haute:
—Il serait d'un bon fils d'aimer sa mère au-dessus de tout.
—Quoi qu'il m'en ait coûté, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous prouver ma soumission... ma mère; je ne puis rien de plus,—reprit froidement son fils.
—Voilà pourtant notre vie, madame, telle que nous l'a faite l'infâme qu'il regrette encore,—s'écria madame Sécherin.—Vous pouvez ne pas regretter une infâme!—dit-elle à M. Sécherin avec violence.
Épouvantée de la tournure que prenait la conversation, je me hâtai de dire:
—Ah! madame, excusez-le, il l'aimait tant!
—Il est capable de l'aimer encore... un indigne amour fait commettre tant de lâchetés!
Les yeux de mon cousin étincelèrent; il s'écria:
—Ce n'est pas seulement un indigne amour qui fait commettre des lâchetés, ma mère! D'ailleurs, voici assez longtemps que je me contrains, que je souffre, il faut que je parle, à la fin...
—Et moi aussi,—s'écria sa mère courroucée,—voici assez longtemps que je souffre, voici trop longtemps que vous oubliez ce que vous me devez... Je vous répète, moi, que vos indignes regrets sont autant de lâchetés... sont autant d'offenses à votre mère...
—Mon cousin!...—m'écriai-je.
Il ne se contenait plus.
—Les sentiments les plus nobles, les plus saints devoirs font aussi commettre des lâchetés, entendez-vous, ma mère!...
—Que veut-il dire?...
—Pas un mot de plus,—dis-je à M. Sécherin, et j'ajoutai à voix basse:
—Voulez-vous donc faire mourir votre mère deux fois... lorsqu'à sa dernière heure elle songera au danger que vous irez braver dans un duel?
—C'est vrai, c'est vrai, je suis un fou, un méchant fils de lui répondre ainsi... Mes regrets l'outragent parce qu'elle m'aime tendrement.—Puis se mettant à genoux devant sa mère, il prit sa main et la baisa en disant:—Pardonnez-moi, ma mère, j'ai eu tort de vous parler ainsi:
—Une mère doit tout pardonner...—dit-elle en soupirant. Et elle donna un baiser sur le front de son fils en me jetant un regard désolé.
—Et un fils doit tout souffrir,—répondit M. Sécherin à voix basse, et son regard vint aussi me témoigner de ses douleurs.
. . . . . . . . . .
Je quittai Rouvray dans un accès de tristesse mortelle.
Je ne crois pas qu'il y eût au monde une position aussi affreuse que celle de cette mère et de ce fils, toujours face à face, elle regrettant l'amour de son fils, lui regrettant l'amour d'une femme coupable. Je ne pus réprimer un mouvement d'indignation profonde en songeant que mon mari était perdu pour moi, que mon enfant était mort, que ma vie était brisée, qu'une pieuse femme et son généreux fils voyaient leurs relations, autrefois si tendres, à jamais aigries parce qu'Ursule m'avait haïe et enviée.
CHAPITRE IV.
LE RETOUR.
Deux mois après mon départ de Maran, j'étais établie à Paris dans le pavillon que m'avait offert madame de Richeville.
Je me demande encore comment j'avais pu inspirer à cette excellente femme l'affection qu'elle ne cessa jamais de me témoigner et dont elle me donna tant de nouvelles preuves lors de mon retour à Paris; c'est avec l'intérêt le plus tendre, le plus maternel, qu'elle veillait à mes moindres désirs, qu'elle tachait de m'épargner les moindres chagrins.
En songeant aux indignes calomnies dont elle avait été victime, je fus surtout frappée de voir dans quelle affectueuse intimité elle vivait avec des personnes qui représentaient certainement l'élite de la meilleure compagnie de Paris et qui passaient même, qu'on me pardonne cette expression, pour être extrêmement collet monté.
Ce revirement de l'opinion en faveur de madame de Richeville n'aurait pas dû m'étonner. Les gens de mœurs sévères sont d'autant plus indulgents pour les erreurs passées d'une personne qui recherche leur patronage, que la vie présente de celle-ci est plus irréprochable.
Justement fiers de l'espèce de conversion mondaine que leur salutaire influence a opérée, ils défendent, ils appuient leur néophyte avec toute la généreuse ardeur du prosélytisme.
Madame de Richeville avait donc alors pour amis véritablement dévoués tous ceux qui, autrefois, avaient sincèrement plaint ses malheurs et déploré ses fautes.
Grâce aux derniers sacrifices que lui avait imposés son mari, sa maison était fort convenable, mais pas assez splendide pour que l'empressement qu'on mettait à y être admis ne se rapportât pas entièrement à elle, qui en faisait les honneurs avec une grâce extrême.
Les portraits qu'elle m'avait faits de quelques personnes de sa société habituelle étaient d'une ressemblance frappante; je fus, par hasard, à même d'en juger le premier jour de mon arrivée à Paris.
Ma voiture s'était brisée à Étampes; retardée par cet accident, je ne pus, contre mon attente, arriver à Paris, chez madame de Richeville, qu'à dix heures du soir. Ne comptant plus ce jour-là sur moi, elle avait reçu comme elle recevait d'habitude; aussi quel fut mon étonnement, lorsque ma voiture s'arrêta sous le péristyle, d'y trouver madame Richeville, accompagnée du prince d'Héricourt! Mon courrier me précédant d'un quart d'heure m'avait annoncée, et madame de Richeville était descendue pour venir plus tôt au-devant de moi.
Je trouvai ce soir-là chez elle la princesse d'Héricourt, mesdames de Semur et de Grandval. On fut pour moi de la bonté, de l'affabilité la plus parfaite.
Il faut avoir vécu dans le monde dont je parle pour comprendre cet accueil à la fois bienveillant et réservé. On savait mes chagrins; j'excitais une vive sympathie: mais par une discrétion pleine de délicatesse on m'épargna tout ce qui aurait pu me rappeler trop directement des maux qu'on désirait me faire oublier.
Dire en quoi consistaient ces nuances si fines serait presque impossible; et cependant, grâce à ces riens, au lieu de me témoigner une compassion indiscrète, on m'entourait d'une digne et charmante sollicitude.
Tant que les traditions et le savoir-vivre de notre ancienne aristocratie ne se perdront pas, il n'y aura jamais en Europe une société capable d'être comparée à notre bonne compagnie pour ce tact exquis, pour ce goût excellent, rares priviléges de l'esprit français.
Ainsi, je n'oublierai de ma vie ces paroles de la vénérable princesse d'Héricourt lorsque je lui fus présentée ce même soir par madame de Richeville.
—Quoique j'aie le plaisir de vous voir aujourd'hui pour la première fois, madame,—me dit-elle,—je vous connais, et permettez-moi de vous le dire, je vous aime depuis que j'ai entendu parler de vous par ma chère Amélie (c'était le nom de baptême de madame de Richeville); moi et ses amis, qui sont aussi les vôtres, nous l'engagions toujours à hâter votre retour à Paris. A votre âge, une vieille grand'mère peut vous dire cela, à votre âge, la solitude est dangereuse; en s'isolant de toute affection, on finit malgré soi par soupçonner le monde d'égoïsme ou d'insensibilité. Mais je vous assure qu'il n'en est rien; j'ai toujours vu les plus touchantes, les plus nobles sympathies aller avec bonheur au-devant des nobles et des touchantes infortunes.
—Et moi, madame,—me dit gaiement la comtesse de Semur avec sa vivacité cordiale,—dût-on m'accuser de paradoxe comme on m'en accuse souvent, je vous avoue que je voudrais presque vous savoir encore au fond de votre Touraine; mais, sans doute, vous étiez notre idéal: pour nous consoler de ne pas vous voir, nous disions que l'idéal se rêve et ne se rencontre pas; au lieu que maintenant, si nous allions vous perdre, nous vous aimerions encore plus, et nous vous regretterions bien davantage.
Puis, comme je me défendais modestement de ces louanges, la princesse d'Héricourt me prit la main et me dit d'une voix profondément émue:
—Veuillez songer, madame, qu'il peut y avoir à admirer chez une jeune femme autre chose que sa beauté, sa grâce et son esprit... et vous sentirez la distance qui existe entre une flatterie banale et un hommage sérieux et mérité.
Après ces présentations, je m'approchai d'Emma. Elle était vêtue d'une robe blanche très-simple; les épais bandeaux de ses magnifiques cheveux blonds ondulés dessinaient le fin et pur ovale de son visage d'albâtre rosé. Elle me parut d'une éblouissante beauté: à son passage à Maran, elle avait quatorze ans; deux années de plus avaient accompli sa taille svelte et élancée comme celle de la Diane antique.
Je fais cette comparaison mythologique parce que les traits d'Emma, comme ses moindres mouvements, étaient empreints d'une grâce sérieuse, chaste et réfléchie, qui eût été de la majesté, si on pouvait appliquer ce mot à une jeune fille de seize ans, dont les grands yeux d'azur, dont le frais sourire révélaient la candeur enfantine.
Ce soir-là, comme toujours, Emma s'occupait des soins du thé et l'offrait avec des distinctions de prévenance dont quelques-unes me touchèrent. Ainsi, après avoir présenté une tasse à la princesse d'Héricourt, qui l'accepta, elle trouva le moyen, en s'inclinant légèrement, de baiser la main de la princesse au moment où elle allait toucher la soucoupe. Se rappelant sans doute, que madame de Semur aimait le thé moins fort, elle eut l'attention de l'affaiblir. Si j'insiste sur ces puérilités, c'est que justement Emma savait leur donner la valeur des attentions les plus délicates.
Jamais je n'oublierai non plus le sourire mélancolique que madame de Richeville me jeta lorsque Emma lui dit de sa voix harmonieuse et suave:—Vous offrirai-je du thé, madame?
Hélas! ce mot froid et indifférent, madame, navrait cette pauvre mère; il fallait se résigner... aux yeux du monde, sa fille n'était pour elle que mademoiselle de Lostange, orpheline et sa parente éloignée.
Au bout de quelques jours, Emma fut en confiance avec moi, je pus admirer les trésors de cette âme ingénue. C'était un cœur si sincère, si droit, si répulsif à tout ce qui était en désaccord avec son élévation naturelle, que jamais Emma n'a compris certains vices et certains défauts.
Les mauvaises actions étaient pour elle des effets sans cause, de monstrueux accidents; les odieux calculs, les instincts désordonnés qui amènent une bassesse ou un crime, dépassaient son intelligence complétement et adorablement bornée à l'endroit des passions: Emma était une exception aussi rare dans son espèce que l'étaient mademoiselle de Maran et Ursule dans la leur.
Je ne fus pas longtemps à deviner la cause de la vague tristesse qui semblait augmenter la mélancolie d'Emma... La pauvre enfant regrettait sa mère, qu'elle avait perdue au berceau, lui avait-on dit. Sa reconnaissance pour madame de Richeville était tendre et sincère, mais Emma faisait ce calcul d'une naïveté sublime:
«Puisque une parente éloignée est si bonne pour moi... qu'aurait donc été ma mère!»
Ayant pénétré le secret de la tristesse d'Emma, je me gardai bien d'en parler à madame de Richeville: c'eût été lui porter un coup affreux. Dans son adoration pour sa fille, elle eût été capable peut-être de lui avouer le secret de sa naissance; et je n'osais prévoir le bouleversement que cette révélation eût apporté dans les sentiments d'Emma pour madame de Richeville: quelle lutte cruelle ne se fût pas élevée dans l'âme de cette jeune fille d'une vertu si fière, si ombrageuse, lorsqu'elle eût appris que sa mère avait commis une grande faute, et que sa naissance, à elle, pauvre enfant, était presque un crime!
Emma était la franchise même; la perspicacité ne me manquait pas, et je sentais pourtant qu'il y avait en elle un côté mystérieux qui m'échappait encore.
Chose étrange! j'étais convaincue qu'elle avait un secret, et qu'elle ignorait elle-même ce secret. Je la savais incapable de dissimuler aucune de ses impressions; elle n'avait pas dit à madame de Richeville la cause de sa vague tristesse au sujet de sa mère, parce qu'elle avait senti que cet aveu devait être pénible pour celle qui l'avait entourée de soins maternels.
Je pressentais donc qu'Emma me cachait quelque chose, non par fausseté, mais par ignorance, mais parce qu'elle ne pouvait ni s'expliquer ni préciser plus que moi la cause de certaines bizarreries qui m'avaient frappée.
Ainsi, lorsque l'hiver fut arrivé et qu'elle vit tomber la première neige, elle devint pâle comme cette neige, tressaillit et s'écria douloureusement:
—Ah! la neige!!!
J'étais seule avec elle, je lui demandai pourquoi cette exclamation pénible: elle me répondit:
—Je ne sais pourquoi tout à l'heure cela m'a fait mal de voir tomber la neige. Maintenant cela m'est indifférent.
Je lui demandai si la pensée des malheureux qui souffraient du froid n'avait été pour rien dans son exclamation, elle me répondit naïvement que non, qu'elle les plaignait profondément, mais qu'en ce moment elle n'y avait pas songé: à la vue de la neige, son cœur s'était douloureusement serré sans qu'elle sût pourquoi; mais cette impression était déjà effacée.
Une autre fois, devant sa mère et moi, je ne sais plus à quel propos on parla d'hirondelles.
Les yeux d'Emma se remplirent de douces larmes; elle nous dit avec un sourire angélique:
—Je ne sais pourquoi, en entendant parler d'hirondelles, je me suis sentie délicieusement émue, pourquoi j'ai eu envie de pleurer.
Enfin, un jour que des soldats passaient devant la maison au son du clairon, Emma se leva droite, fière, l'œil brillant, la joue animée, prêta l'oreille à ce bruit guerrier avec une telle exaltation que sa charmante figure prit tout à coup une expression héroïque.
Les clairons passèrent, le bruit s'affaiblit. Emma regarda autour d'elle avec étonnement, se jeta rouge et confuse dans les bras de madame de Richeville, lui prit la main, qu'elle posa sur son sein en lui disant avec une grâce enchanteresse:
—Pardonnez-moi, je suis folle, mais je n'ai pu réprimer ce mouvement; sentez mon cœur, comme il bat.
En effet, son cœur battait à se rompre.
Quel était ce mystère, quelle était la cause secrète de ces agitations, de ces émotions? hélas! je le découvris plus tard; mais alors Emma l'ignorait comme moi.
A l'exception de ces ressentiments involontaires, imprévus, dont on ne pénétrait pas la cause, on pouvait tout lire dans cette âme ingénue, aussi pure, aussi limpide que le cristal.
Telle était Emma.
Peu à peu on verra ce caractère se développer dans sa charmante ignorance, comme ces fleurs précieuses qui n'ont pas la conscience des parfums qu'elles exhalent ou des couleurs qui les nuancent.....
. . . . . . . . . .
Quand j'étais à Maran, j'avais supplié madame de Richeville de ne pas m'écrire un mot sur M. de Lancry ou sur Ursule; je fuyais tout ce qui pouvait me rappeler leurs odieux souvenirs: une fois à Paris, entourée de nouveaux amis, je fus plus courageuse.
Madame de Richeville avait été renseignée par des personnes bien informées de la conduite de mon mari. Voici ce que j'appris.
Mademoiselle de Maran redoublait de calomnies et de méchancetés. Après avoir ramené Ursule à Paris, elle la logea chez elle, répandant le bruit que ma jalousie, aussi injuste que furieuse, avait provoqué la séparation de M. Sécherin et de sa femme; que j'avais dénoncé ma cousine à son mari et donné comme preuves de la faute d'Ursule quelques trompeuses apparences.
Ma tante ajoutait que ce procédé était d'autant plus indigne de ma part que ma liaison avec M. Lugarto ne me donnait ni le droit de me plaindre des infidélités de mon mari, ni le droit de blâmer la conduite des autres femmes. Enfin, M. de Lancry, déjà éloigné de moi par la violence de mon caractère, ayant découvert que, lors de son voyage en Angleterre, j'avais poussé l'audace jusqu'à aller passer une nuit dans la maison de M. Lugarto, m'avait abandonnée. Mademoiselle de Maran, malgré l'affection qu'elle me portait, disait-elle, ne pouvait s'empêcher de reconnaître que M. de Lancry avait eu raison d'agir ainsi, et elle croyait de son devoir de soutenir cette pauvre Ursule, victime de ma jalousie et de ma noirceur.
Ces médisances, si absurdes qu'elles fussent, n'en auraient pas moins été dangereuses, si madame de Richeville, pour prémunir ses amis contre ces infamies, ne leur avait pas raconté toute la scène de la maison isolée de M. Lugarto, telle que M. de Mortagne la lui avait dite à son lit de mort.
Cette révélation, les antécédents de M. de Lancry, la conduite présente d'Ursule suffirent pour me défendre des odieuses accusations de ma tante.
La révolution de juillet, en divisant, en dispersant la société légitimiste, avait en partie dépeuplé le salon de mademoiselle de Maran. Celle-ci n'avait dû les soins assidus dont on l'avait entourée, sous la restauration, qu'à la crainte qu'elle inspirait et aux puissantes inimitiés ou aux non moins puissantes protections dont elle pouvait disposer à son gré.
Lorsqu'on n'eut plus rien à redouter ou à espérer d'elle, on commença de la délaisser; car sa méchanceté augmentait avec les années. Sa maison n'offrait aucun attrait, aucun plaisir; son économie avait tourné à l'avarice: peu à peu elle se trouva complétement isolée.
Le dépit qu'elle en éprouva fut la véritable cause de son voyage à Maran. Pour se distraire de ses ennuis, elle vint sans doute me faire tout le mal possible.
En prenant le parti d'Ursule contre sa belle-mère, en lui proposant de l'emmener à Paris, elle avait d'abord cédé à son instinct de haine contre moi: mais lorsqu'elle eut reconnu la puissance des nouvelles séductions d'Ursule, elle songea à se servir de ma cousine,—qu'on me pardonne cette trivialité,—pour achalander son salon.
Elle savait le monde mieux que personne; elle annonça partout qu'Ursule était séparée de son mari. Il y a toujours un irrésistible attrait dans l'espoir de plaire à une jeune et jolie femme qui se trouve dans une position aussi indépendante; aussi, bientôt, mademoiselle de Maran ne fut plus délaissée. Ursule, plus jolie, plus effrontément coquette que jamais, se vit entourée d'une cour nombreuse.
M. de Lancry, instruit de tout ce qui se passait par un homme de confiance qu'il avait envoyé à Paris, perdit la tête de jalousie. Ce fut alors qu'il m'abandonna pour aller rejoindre Ursule.
Ce qu'il me reste à dire paraîtra sans doute bien ignoble... Malheureusement, en avançant dans la vie, j'ai été assez fréquemment témoin d'ignominies pareilles. Que chacun interroge ses souvenirs, et il reconnaîtra que les faits que je vais signaler n'ont rien d'exagéré, rien d'impossible; et qu'au contraire ils sont plutôt remarquables par une sorte de délicatesse assez rare dans ces indignités.
Ursule aimait passionnément le luxe, l'éclat, les plaisirs, les fêtes; elle ne trouvait pas cette vie splendide chez mademoiselle de Maran. Ma tante, assez riche pour recevoir noblement, était plus loin que jamais de penser à donner des bals, à prendre des loges aux grands théâtres, à avoir enfin un état de maison plus moderne, plus élégant, plus considérable que celui qu'elle avait toujours eu.
M. de Lancry, en arrivant à Paris, trouva Ursule en coquetterie réglée avec deux ou trois hommes de la société de ma tante. Malgré son aveugle passion, il connaissait trop bien les femmes et certaines femmes pour n'avoir pas deviné les goûts d'Ursule.
Par respect pour elle et pour lui, il ne pouvait lui proposer de satisfaire son penchant au faste et à la dépense; on savait qu'elle n'avait point d'autre fortune que soixante mille francs de sa dot. L'origine de son luxe une fois connue, Ursule tombait dans le dernier mépris et se voyait chassée de ce monde au milieu duquel elle voulait briller.
M. de Lancry, d'accord ou non avec ma tante, je ne l'ai jamais su, trouva un moyen fort ingénieux de tout accommoder; en un mot de donner à sa maîtresse la plus grande existence du monde, de ne pas la faire déchoir aux yeux de la société, et de lui assurer, au contraire, toutes les sympathies d'une coterie, de très-bonne compagnie d'ailleurs, présidée par mademoiselle de Maran.
Sans la haine que celle-ci me portait, elle eût repoussé sans doute la honteuse complicité qu'elle accepta dans cette infâme transaction.
Quant à la manière dont je fus instruite de ces détails, elle se rattache à une nouvelle série d'événements mystérieux qui me prouvèrent malheureusement que le mauvais génie de M. Lugarto planait encore autour de moi et de ce qui me devenait de plus en plus cher.
CHAPITRE V.
CORRESPONDANCE.
Environ trois mois après mon arrivée, Blondeau me remit un petit carton qu'un commissionnaire avait apporté. Je l'ouvris, pâlis d'effroi... en voyant un bouquet de ces fleurs vénéneuses d'un rouge éclatant que M. Lugarto m'avait autrefois envoyées, et qui depuis lors étaient devenues comme le symbole de son odieux souvenir, puisque madame de Richeville avait reçu un bouquet pareil le jour de la mort de M. de Mortagne.
Avec ce bouquet était la lettre ci-jointe écrite par mon mari à un de ses amis que je ne connaissais pas, l'enveloppe ayant été enlevée.
Comment M. Lugarto, qui n'était pas à Paris, du moins je le supposais, avait-il pu intercepter la correspondance de M. de Lancry, je ne pus le savoir; mais je ne fus pas étonnée de ce fait: cet homme, grâce à son immense fortune, pouvait corrompre les gens ou avoir des créatures à lui au sein même de la maison des personnes qu'il épiait.
Quant au but de cet envoi, il n'était pas douteux: ignorant mon indifférence pour M. de Lancry, M. Lugarto croyait me blesser douloureusement en me dévoilant les mystères de la conduite de mon mari et d'Ursule.
Si cette intention ne fut pas absolument remplie, cette lettre, ainsi qu'on va le voir, dut néanmoins me causer de pénibles ressentiments; la nouvelle perfidie de M. Lugarto porta donc quelques fruits amers.
Voici la lettre de mon mari.
M. DE LANCRY A ***.
«Paris, janvier 1835.
. . . . . . . . . .
«Je vous remercie de votre lettre, mon cher ami; la mienne a dû bien vous étonner lorsqu'il y a un mois vous m'avez écrit pour me demander ces renseignements que vous savez, et que vous avez ajouté:
«Que devenez-vous? puis-je croire à ce que j'ai par hasard entendu dire dans mon désert? est-il vrai que vous soyez l'heureux préféré de la femme la plus à la mode de Paris, qui à force d'esprit et de charmes a su faire oublier qu'elle s'appelait du nom vulgaire de madame Sécherin?—Est-il vrai que mademoiselle de Maran, tante de votre femme, de votre Eurydice, soit en train de se ruiner; qu'elle dépense un argent fou, qu'on cite la splendeur des fêtes qu'elle donne, le luxe de sa maison, etc., etc.? Il me semble que dissiper à son âge, c'est commencer un peu tard.»
«J'ai répondu longuement à une partie de ces questions; je vais continuer, car je suis dans un jour où mon cœur déborde de fiel et de haine.
«Vous êtes de ces hommes éprouvés auxquels on peut tout confier, et qui peuvent tout comprendre. Vous avez fondu deux énormes héritages dans l'enfer de Paris; vous avez tué trois hommes en duel; vous avez survécu à une horrible blessure que vous vous êtes faite en tentant de vous brûler la cervelle. Maintenant, revenu de ces folies, comme vous dites, vous vivez en philosophe «contemplateur et rêveur dans une vieille maison au fond de la Bretagne, heureux de regarder vos grèves en écoutant le bruit de la mer qui les bat incessamment.» C'est dire que vous avez un caractère ferme, une rare connaissance des faiblesses humaines. Vous ne vous étonnerez donc pas des confidences qu'il me reste à vous faire.
«Je suis entouré d'êtres si niais ou si envieux que je me tuerais plutôt que de leur laisser soupçonner ce que je souffre; ils seraient trop contents. Vous me mépriserez peut-être, homme stoïque! Il n'importe; je ne puis souffrir plus longtemps sans me plaindre à quelqu'un et de mes tourments et de mon bonheur, puisque mon bonheur est encore un tourment.
«J'ai d'ailleurs éprouvé un grand soulagement en vous écrivant ma première lettre; je continue, puisque vous me dites ne pouvoir me donner aucun conseil avant de savoir la fin de mon histoire. Écoutez donc[E].
«Dévoré de jalousie en apprenant qu'Ursule était à Paris entourée d'adorateurs; voulant à toute force ressaisir mes droits, malgré le peu d'espoir que devait me laisser la lettre insolente qu'elle m'avait écrite, et qui était tombée entre les mains de son mari, je quittai Maran. J'abandonnai ma femme, j'arrivai ici.
«Je trouvai Ursule toujours belle, railleuse, fantasque et fière. Lorsque je voulus lui parler de mon bonheur passé, elle m'accabla de moqueries; je me contins, j'avais mon projet.
«Mademoiselle de Maran, tante de ma femme, me reçut à merveille; je vous ai dit sa haine contre Mathilde, cela vous aidera a comprendre ce qui suit. Je connaissais Ursule: elle avait un goût effréné pour le luxe et pour les plaisirs, et pouvait beaucoup sacrifier à ce goût; mais je savais aussi que, malgré sa pauvreté, malgré la hardiesse de ses principes, l'effronterie de son caractère, elle était, par un bizarre mélange d'orgueil et d'indépendance, incapable de certaines bassesses.
«Pourtant le meilleur moyen de m'imposer à elle, de la dominer autant qu'on peut la dominer, était de la mettre à même de mener cette existence splendide, le rêve de toute sa vie, et cela sans froisser sa susceptibilité souvent très ombrageuse.
«Pour concevoir la détermination que je pris alors, il faut vous rappeler que jamais je n'ai hésité entre une somme d'argent si considérable qu'elle fût et un désir si insensé qu'il fût aussi; il faut surtout vous convaincre que j'aimais, que j'aime encore Ursule avec toute l'ardeur, toute la rage d'un amour irrité, contrarié, inquiet, toujours inassouvi...
«Maintenant, tel est le problème que j'avais à résoudre:—Me rendre indispensable à Ursule en l'entourant de toutes les jouissances, de toutes les splendeurs imaginables, sans que sa délicatesse pût s'offenser, surtout sans que le monde pût jamais pénétrer ce mystère.
«L'avarice de mademoiselle de Maran, sa haine contre ma femme, qu'elle était enchantée de voir ruiner, me servirent à souhait; voici comment:
«Un jour, devant Ursule, qui logeait chez elle, je vous l'ai dit, je demandai à mademoiselle de Maran ce qu'elle dépensait par an pour sa maison, son écurie, etc., etc. Elle me répondit: Quarante mille francs. Je m'écriai qu'on la volait, qu'elle ne recevait jamais personne, que ses voitures étaient horribles; tandis qu'avec cette somme, moi, je m'engageais à lui tenir la meilleure maison de Paris, si elle voulait se fier à moi et suivre mes conseils.
«—Comment cela? me dit-elle.
«—Donnez-moi 40,000 francs, ne vous occupez de rien, et je me charge de votre dépense pendant un an. Vous verrez de quelle manière je vous ferai vivre: seulement, si vous acceptez, vous irez passer quelques mois à la campagne pour me laisser le temps de faire les changements nécessaires à votre hôtel, cela sans bourse délier de votre part; je retrouverai cette dépense sur les 40,000 francs annuels.
«Ursule me regarda. Il me sembla qu'elle comprenait ma pensée, car un sourire... (oh! si vous connaissiez ses sourires!...) me récompensa de mon ingénieux stratagème.
«Vous entendez à demi-mot, n'est-ce pas? Ursule devait jouir de tout le luxe que je prétendais improviser avec les 40,000 francs de mademoiselle de Maran; celle-ci accepta ma proposition en riant aux éclats (elle rit toujours ainsi lorsqu'elle fait quelque perfidie). Quinze jours après notre convention, mademoiselle de Maran était établie à Auteuil avec Ursule dans une ravissante maison qu'un Anglais, dégoûté de ce séjour, m'avait, disais-je, louée pour rien. J'ai toujours eu le génie des impromptus, quand l'argent ne me manque pas.
«Il est inutile de vous dire ce que me coûta l'arrangement de cette maison d'Auteuil, où je me rendais chaque jour. C'était un cottage véritablement féerique. Pendant ce temps-là les travaux de l'hôtel de Paris avançaient rapidement. J'avais commencé la réforme par l'écurie. Je remplaçai les antiques voitures de mademoiselle de Maran par les plus jolis attelages de Paris. Sachant combien Ursule aimait a monter à cheval, je décidai mademoiselle de Maran à louer un petit appartement vacant alors chez elle à mon oncle, le duc de Versac, complétement ruiné par la révolution de juillet; il servit ainsi de chaperon a Ursule dans ses promenades équestres avec moi, et la conduisit dans le monde lorsque mademoiselle de Maran ne pouvait l'y accompagner.
«Grâce à mon activité, au commencement de l'hiver l'hôtel de Maran tut transformé en un vrai palais. Un magnifique rez-de-chaussée fut réservé pour les réceptions. L'appartement d'Ursule, le temple de mon idole chérie, était une merveille de luxe et d'élégance: je le remplis de meubles rares, de porcelaines précieuses, de tentures admirables, de tableaux des meilleurs maîtres. On crut que mademoiselle de Maran devenait folle, car les énormes dépenses que je faisais chez elle lui étaient nécessairement attribuées. Elle le laissait croire, et moi aussi pour mille raisons que vous sentez bien.
«Mademoiselle de Maran, pendant l'hiver, donna des bals superbes, pendant le carême des concerts excellents, et au printemps des soirées champêtres dans son immense jardin, où j'avais fait des prodiges.
«L'hôtel de Maran devint la maison la plus agréable, la plus recherchée de Paris. Mademoiselle de Maran avait de plus une loge à l'Opéra et aux Bouffons, le tout au moyen des éternels quarante mille francs qu'elle me donnait annuellement.
«Lorsque je lui rendis ses comptes, au bout de la première année, elle se mit à rire aux éclats, déclara que j'étais un enchanteur, et me supplia de continuer d'être son intendant. J'avais dépensé plus de dix mille louis. Il est inutile de vous dire qu'Ursule était la reine de ces fêtes, données pour elle et presque par elle, car elle en faisait les honneurs avec une grâce exquise, une dignité nonpareille. Elle était devenue une excellente musicienne. Dans les concerts de l'hôtel de Maran elle montra un talent du premier ordre. Bientôt on ne parla que d'elle, de son esprit brillant et hardi, de sa gaieté spirituelle et moqueuse, surtout de son audacieuse coquetterie, qui me mettait à la torture et éveillait en moi toutes les fureurs de la jalousie.
«Mademoiselle de Maran subit elle-même l'influence de cette femme séduisante; car elle ensorcelait tout ce qui l'approchait: toujours égale, câline, flatteuse, insinuante avec les femmes, avec les hommes elle était tour à tour fantasque, brusquement provocante, ou d'une indifférence glaciale; grâce à ce manége elle avait fini par passer pour une énigme vivante, et pouvoir tout risquer, tout oser impunément.
«Contraste étrange! cette femme, qui jouissait sans scrupule de toutes les dépenses qu'au nom de mademoiselle de Maran je faisais pour elle, me traita avec la dernière dureté, avec le plus outrageant mépris, parce qu'une fois je voulus lui offrir quelques bijoux pour sa fête.
«En y réfléchissant, cela ne m'étonna pas. Ursule est remplie de tact: on sait qu'elle est pauvre, le moindre luxe personnel l'eût compromise: elle s'est donc créé une mode à elle, à la fois de la dernière simplicité et d'une extrême élégance. Elle a un cou si charmant, un bras si frais, si blanc et si rond, qu'il y a d'ailleurs de la coquetterie à elle à se passer de colliers et de bracelets.
«Sa toilette Consiste toujours pour le soir en une robe de crépu blanc d'une fraîcheur ravissante et d'un goût adorable; une fleur naturelle dans ses beaux cheveux, un bouquet pareil au corsage: jamais elle ne porte autre chose. Le matin, c'est une petite capote et une robe des plus simples avec un grand châle de cachemire. Vous voyez que les soixante mille francs de sa dot doivent lui suffire longtemps pour son entretien.
«Quant aux magnificences qui l'entourent et dont elle fait les honneurs, elle en est aussi fière, aussi heureuse que si elle en était la maîtresse et non pas le prétexte; car cette femme singulière aime moins la possession que la jouissance du luxe. Cette distinction vous paraîtra subtile. Si vous connaissiez Ursule, vous la trouveriez juste.
«Eh bien, malgré tant de dévouement, malgré tant de sacrifices, souvent... je ne suis pas heureux. J'ai la conscience d'être nécessaire à Ursule, je suis sûr qu'elle ne renoncerait que difficilement à l'empire qu'elle a sur moi... Mais quel empire!
«Après la lettre qu'elle m'avait écrite et qui fut surprise par son mari, elle aurait dû être très-embarrassée lors de sa première entrevue avec moi. Il n'en fut rien; malgré ce que vous appelez ma rouerie, je fus plus gêné qu'elle. Cela ne vous étonnerait pas si vous connaissiez la trempe de ce caractère, la souplesse, l'audace, la supériorité de cet esprit.
«—Pensez-vous réellement tout ce que vous m'avez écrit?—lui dis-je avec amertume.
«Elle se prit à rire, car cette femme rit toujours, et me répondit:
«—Êtes-vous de ces gens aveugles qui confondent le présent et le passé? Ce qui était vrai hier ne peut-il pas être faux aujourd'hui, et ce qui était faux hier ne peut-il pas être vrai à cette heure! Ne vous occupez donc pas de pénétrer si j'ai pensé ou non ce que je vous ai écrit dans des circonstances différentes de celles où je vous revois. Vous m'aimez, dites-vous; faites donc que je vous aime, ou que je semble vous aimer. Me forcer à feindre un sentiment que je ne ressens pas est plus flatteur encore que de m'inspirer un sentiment que j'avoue. Si je vous aime sincèrement, votre cœur sera flatté; si je simule cet amour, votre orgueil triomphera. De toute façon votre rôle est assez beau, j'espère.»
«Que répondre à tels paradoxes, à de telles folies, surtout lorsque ces folies sont murmurées à votre oreille par une bouche de corail aux dents perlées, aux lèvres fraîches, sensuelles et pourprées, dont les coins se sont veloutés depuis peu d'un imperceptible duvet noir... Que répondre lorsque ces paroles sont accompagnées d'un regard profond, ardent, voluptueux... Oh! vous ne savez pas la puissance magnétique de ces deux grands yeux bleus qui sous leurs longs cils et leurs minces sourcils d'ébène, vous dardent, quand ils le veulent, la passion jusqu'au fond du cœur... ou se plaisent méchamment à vous glacer par leur dédain moqueur... Non, non, on ne rencontrera jamais des yeux pareils.....
. . . . . . . . . .
«Je ne reculai donc devant aucun sacrifice. Alors commença pour moi une vie d'agitation continuelle... car cette femme est incompréhensible, impénétrable; je ne sais encore ce que je suis pour elle.
«Tantôt elle semble éprouver pour moi un amour irrésistible auquel elle cède parfois avec une sorte de tendre dépit. Vous dire ce qu'elle est alors... vous dire ce qu'elle est dans ces rares moments d'ivresse et d'abandon m'est impossible... aussi impossible que de vous peindre ses brûlantes langueurs lorsque, succombant au sentiment que je lui inspire, elle me maudit avec une grâce si enchanteresse et si passionnée.
«Tenez, à cette seule pensée mon cœur bat, mon sang bouillonne, mes joues s'allument! Et pourtant cette liaison dure depuis plus de deux ans, et pourtant je suis presque sûr que cette femme me trompe, et pourtant durant ces deux années je n'ai pas eu peut-être un mois de bonheur complet, car à chaque instant cette créature insaisissable m'échappe, me raille, me rejette du ciel dans l'enfer en me laissant au cœur d'affreux doutes que le lendemain elle sait dissiper d'un regard ou d'un sourire...
«Oh! vous n'imaginez pas ce que c'est que de vivre dans ces alternatives continuelles d'espérance et de désespoir, de joie et de larmes, de colère et d'amour, de méfiance et d'aveuglement; vous ne savez pas quel art infernal sait lentement filtrer l'ambroisie dont elle pourrait m'enivrer! Figurez-vous un malheureux dont les lèvres sont desséchées et à qui l'on distillerait goutte à goutte à de longs intervalles l'eau limpide et fraîche qui pourrait apaiser la soif...
«Oh! dites, dites, ne serait-ce pas rendre sa soif plus inextinguible, plus cruelle encore? Dites, ne serait-ce pas à mourir de rage?...
Telle est pourtant ma vie... sans cesse dévorée d'amour... Ursule ne m'accorde jamais assez pour satisfaire ma passion, et toujours assez pour l'irriter et pour rendre ainsi sa domination plus despotique encore.
«Oh! la créature infernale... Elle sait bien que d'un souvenir ardent naissent d'ardentes espérances, et que ce qui est inassouvi est toujours éternel.
«Tel est le secret de ma faiblesse, de ma lâcheté, de ma honte. Tel est aussi le secret de ma joie insensée, délirante, lorsqu'Ursule daigne être pour moi une femme et non pas un démon insolent et moqueur.
«Tantôt encore elle sait me persuader, ou plutôt je me persuade que, malgré tous ses désolants caprices, Ursule m'aime ardemment, et que sa conduite bizarre est calculée pour me tromper sur l'amour qu'elle a pour moi, amour dont son orgueil se révolte; tantôt je crois que c'est pour conserver plus longtemps mon cœur qu'elle feint l'inconstance et le dédain, parce qu'elle sait que la satiété me viendrait peut-être si je n'avais plus d'inquiétude sur la sincérité de son affection... Je vois alors une preuve de violente passion dans ce qui d'autres fois me révolte et m'indigne.
«Enfin, dans mes jours de soupçons, je me figure qu'elle ne m'aime pas, qu'elle me tolère parce que je trouve le moyen de flatter ses goûts et ses penchants.
«N'est-ce pas que c'est affreux? Oh! la misérable! elle sait bien que ce sont ces doutes irritants qui font sa force, elle le sait bien!
«Si je me croyais ingénument, stupidement aimé comme je l'ai été par ma femme et par bien d'autres, l'indifférence, le dégoût viendraient bien vite... de même que si je me croyais impudemment joué, je l'abandonnerais sans hésiter... Malédiction! Qui m'éclairera donc? que pensez-vous vous-même? Et encore non, moi seul puis juger de cela; si j'en suis incapable, vous ne réussirez pas mieux que moi.
«Ce qui m'est encore douloureux, c'est la lutte de mon orgueil et de mon amour-propre: mademoiselle de Maran évite avec soin tout ce qui, aux yeux du monde, pourrait ressembler de sa part à une tolérance coupable; j'ai revendu la maison que j'avais achetée à M. de Rochegune, et je me suis logé assez près de l'hôtel de Maran; à Auteuil, j'ai un pied à terre, et mes droits apparents ne sortent pas des limites d'une intimité ordinaire. Quant à Ursule, elle est pour moi dans le monde comme pour tous les hommes qui s'occupent d'elle, ni plus, ni moins, et beaucoup de mes amis demandent encore si je suis heureux ou non.
«Tantôt je me révolte à la pensée qu'un bonheur qui me coûte si cher soit ignoré, et je suis assez jeune pour songer à compromettre Ursule; d'autres fois, craignant d'être trompé et de passer pour un homme ridicule, je contribue à égarer l'opinion en nommant moi-même mes rivaux.
«Oh! tenez, voici encore une des plaies de cet indigne et brûlant amour; c'est de ne pas savoir si Ursule me trompe! Je l'ai fait suivre. Peut-être s'en est-elle aperçue, car l'on n'a rien découvert: cela ne m'a pas rassuré. Je crois plus à son adresse qu'à sa vertu.
«Ce qui est encore affreux dans de pareils amours, c'est que les bassesses, les trahisons que l'on a commises sont autant de liens qui vous enchaînent à votre fatale idole... Quelquefois je m'indigne de ce qu'Ursule ne me tienne pas assez compte du mal que j'ai fait, des douleurs que je cause; car cet argent que je dissipe à pleines mains... c'est la fortune de ma femme qui vit seule et malheureuse... Mais ces réflexions me trouvent impitoyable: j'ai assez de mes chagrins, sans songer à ceux des autres; et puis c'est une question d'argent après tout, et je n'ai jamais su ce que c'était que l'argent... Toute ma terreur est de penser à ce que je deviendrai quand cette fortune sera dissipée. Ursule s'accommodera-t-elle toujours de la maison plus restreinte de mademoiselle de Maran? car celle-ci ne la quittera plus; elle vieillit et elle avoue l'horreur qu'elle aurait pour la solitude... Pour rien au monde elle ne voudrait maintenant se séparer d'Ursule... Mais moi... moi, que deviendrai-je?
«Pour conjurer ces fatales pensées, je veux vous donner un exemple de ma persévérance et de mon soin à prévenir les plus frivoles caprices de cette femme.
«Il y a deux mois environ, elle me boudait; jamais je n'avais été plus malheureux, c'est-à-dire plus amoureux. Voici pourquoi: Ursule ayant eu la fantaisie de jouer la comédie à l'hôtel de Maran, un théâtre avait été élevé comme par enchantement; Ursule y avait montré un talent incroyable dans le rôle de Célimène du Misanthrope, et, par un de ces contrastes qu'elle affectionne, elle avait voulu jouer ensuite un rôle de mademoiselle Déjazet dans une petite pièce très-graveleuse: c'était à devenir amoureux fou d'Ursule, si l'on ne l'eût été déjà.
«Tout le monde resta stupéfait. Les gens les plus prévenus furent forcés de convenir qu'après mademoiselle Mars personne n'avait joué Célimène avec autant de grâce, de finesse, d'esprit, et surtout avec un plus grand air; quant à la petite pièce, Ursule avait au moins rivalisé avec mademoiselle Déjazet pour la malice et l'effronterie libertine: enfin, son succès dans ces deux ouvrages si différents avait été véritablement inouï.
«Transporté d'amour et d'orgueil, je vins joindre mes éloges à ceux de la foule; savez-vous ce qu'Ursule me répondit avec son insolence et son cynisme habituel?
«—Lorsqu'une femme du monde joue la comédie, son amant est le dernier qui doive se féliciter de la voir si parfaite comédienne.»
«Puis pendant quelques jours elle me bouda, et se compromit assez gravement avec lord C***, homme très-aimable et très à la mode.
«Cette fois je fus sur le point de rompre avec Ursule; un caprice de cette étrange créature, en me jetant dans une de ces folles dépenses qu'elle prenait à tâche de provoquer, me remit sous le joug plus épris que jamais.
«Sachez d'abord que j'avais fait construire au milieu du jardin de l'hôtel de Maran un très-grand chalet suisse; au printemps, il servait de salle de bal; à l'intérieur les murs étaient recouverts de sapin rustique orné d'une incrustation de bois des îles d'un vert tendre représentant des guirlandes de vignes.
«J'arrive sombre et chagrin. Ursule était dans le chalet avec mademoiselle de Maran et lord C***. Au milieu de la conversation, Ursule dit en montrant les murs du pavillon:
«—Mon Dieu! qu'une tenture toute en fleurs naturelles serait ravissante! Comme l'intérieur de ce chalet ainsi tapissé serait admirable! Il est bien dommage que ce soit un rêve de fée.
«Lord C*** et mademoiselle de Maran s'écrièrent qu'en effet une telle idée était impossible à réaliser. Ursule me jeta un de ces regards dont elle connaissait la puissance et parla d'autre chose; je la compris.
«Le lendemain les murs intérieurs du chalet disparaissaient sous une véritable tenture de fleurs naturelles; des treillis de jonc très-serrés avaient été couverts de jasmins, d'œillets blancs, de roses blanches, tellement pressés et symétriquement arrangés, que cette masse de fleurs formait un fond très-uni, d'une blancheur de neige, sur lequel de gros bouquets de roses étaient régulièrement disposés et attachés avec des flots de rubans de satin bleu-ciel, ainsi que cela se voit dans les tapisseries.
«Il est impossible de dire ce qu'il m'avait fallu d'argent, de soins, de volonté pour rassembler en vingt-quatre heures cette énorme quantité de fleurs, car il y avait peut-être cent pieds de lambris à recouvrir en entier.
«Ursule daigna se montrer sensible à cette attention, me pardonner les tourments qu'elle m'avait fait souffrir, et je fus encore le plus fortuné des hommes.
«Une autre fois, un soir, à la campagne, à Auteuil, par un magnifique clair de lune, on parlait de l'ouverture d'un nouvel opéra-comique d'Auber, alors fort en vogue; l'on en vantait l'harmonie à la fois savante et mélodieuse. Ursule, qui prenait plaisir à me mettre au défi, dit en me regardant:—«Quel dommage que cette délicieuse musique ne puisse nous arriver de Paris avec cette faible brise... qui murmure dans les arbres du jardin!»
«Il était six heures. Je sors un moment. Je reviens, je trouve le moyen de retenir Ursule et mademoiselle de Maran jusqu'à près de minuit. On entend tout à coup dans le lointain cette ouverture jouée à grand orchestre, et arrivant, ainsi que l'avait désiré Ursule, avec la faible brise qui murmurait dans les arbres du jardin.
«Cela vous semble tenir du prodige, rien n'était plus simple. A peine Ursule avait-elle exprimé ce désir, que j'avais aussitôt envoyé deux de mes gens à Paris; ils y arrivaient en vingt minutes: l'un obtenait pour une somme considérable que le chef d'orchestre de l'Opéra-Comique vînt après le spectacle à Auteuil avec ses instrumentistes; l'autre s'occupait de trouver des voitures de remise et de les tenir attelées à la porte du théâtre avec des chevaux de poste pour amener rapidement les musiciens et leurs instruments. Cet opéra était assez étudié pour être exécuté sans la partition. Le spectacle finit à onze heures; une heure après, l'orchestre entier était à Auteuil, caché dans un massif, et réalisait ainsi un caprice d'Ursule.
«Cette fois j'eus à peine un remerciement; je l'avais habituée à de telles surprises en ce genre qu'elle s'était blasée sur les prodiges que j'opérais à force d'or.
«Poussé à bout par tant d'insolence, d'ingratitude et de dureté, j'osai récriminer, parler des sacrifices de toutes sortes que je lui avais faits, de ma femme que j'abandonnais, de sa fortune que je dissipais. Ursule, prenant des airs de fierté glaciale et de mépris écrasant, me demanda ce que je voulais dire, si j'étais un homme d'assez mauvais goût pour lui reprocher une sérénade ou un bouquet (faisant allusion à la tenture de fleurs et à l'orchestre invisible). Quant à mes autres sacrifices, elle ne me comprenait pas du tout. Mademoiselle de Maran s'ennuyant seule, la voyant isolée, lui avait proposé, à elle Ursule, de venir habiter l'hôtel de Maran, et de l'aider à en faire les honneurs. Cette maison était fort agréable sans doute, grâce à l'économie bien entendue que je mettais dans les dépenses de mademoiselle de Maran; mais elle, Ursule, quelle obligation personnelle pouvait-elle m'en avoir? Ne m'avait-elle pas exprimé toute son indignation une fois que je m'étais permis de lui offrir quelques bijoux?
«Tout cela était vrai. Par un de ces contrastes inexplicables, si nombreux dans le caractère d'Ursule, je vous le répète, elle eût rougi d'accepter un diamant, et elle n'hésitait pas à faire les honneurs d'une maison dont je soutenais l'énorme dépense; et elle n'hésitait pas à me jeter, avec une sorte de joie méchante, dans les plus folles, dans les plus stériles prodigalités.
«Enfin, lorsque désespéré, furieux de me voir ainsi traité, je lui reprochais d'être mon mauvais génie, Ursule riait aux éclats et me répondait audacieusement:—«Je vous avais bien dit de toujours vous défier de moi lorsque je semblerais éprouver pour vous autre chose que de l'indifférence ou du dédain, pouvant bien quelque jour me mettre en tête de venger Mathilde. Or, ce que je vous avais prédit est arrivé: je venge Mathilde.»
«Le lendemain, un mot tendre de sa part me fit encore oublier ses mépris...
«Tenez, j'ai beau mettre mon inconcevable conduite sur le compte d'un de ces amours insensés dont il y a tant d'exemples, malgré moi... oui... malgré moi, je crois qu'il y a là quelque chose de fatal... Je suis devenu superstitieux: je vous dis que cette femme est fatale.
«Il y a dans sa joie quelque chose de sombre; dans son influence, dans sa fascination quelque chose d'étrange.
«Mademoiselle de Maran me dit quelquefois:—Je ne me suis jamais attachée à personne; personne ne m'a jamais dominée, et voilà que je ne puis plus me passer de cette jeune femme. Je sais qu'elle est malicieuse comme un démon; mais c'est égal, il me semble que le feu de ses grands yeux bleus éclaire tout autour de moi.» Mademoiselle de Maran a raison: ses yeux rayonnent d'un éclat extraordinaire, on dirait que la lumière dont ils brillent provient d'un foyer de lumière intérieure... Allons, je me tais, vous riez et vous m'accusez de croire au diable...
«Adieu, j'ai la tête en feu; cette pensée rétrospective sur ces années passées me fait l'effet d'un songe douloureux.
«Que pensez-vous de tout ceci? répondez-moi, conseillez-moi, plaignez-moi.
«G. de Lancry.»
CHAPITRE VI.
RENCONTRE.
Après la lecture de cette lettre, je ne sus ce qui l'emportait dans mon âme, de l'indignation, de la pitié ou du mépris pour M. de Lancry; si j'avais conservé quelque regret du passé ou quelque sentiment de haine contre mon mari, j'aurais été bien cruellement vengée ou désolée.
Je ne pus néanmoins m'empêcher de sourire avec amertume en songeant aux sacrifices que mon mari faisait pour une femme qui le méprisait, tandis qu'il m'avait traitée avec la dernière dureté lorsque j'étais venue lui demander de changer de place le chenil de ses chiens, et de m'accorder une modique somme pour une œuvre pieuse.
Ce qui me frappa aussi profondément dans cette lettre, ce fut l'espèce d'effroi, de faiblesse superstitieuse qui perçait dans les dernières lignes. Les âmes mauvaises, les esprits orgueilleux sont toujours portés à attribuer leurs excès ou leurs crimes à la fatalité, à une cause surnaturelle, plutôt que de l'attribuer à l'infirmité et à la perversité de leur nature.
Et puis enfin, dernier trait bien digne d'observation: cet homme, autrefois si brillant, si insolemment fat et heureux, si méprisant des larmes qu'il faisait répandre, si froidement égoïste, si blasé sur les adorations, se voyait, dans cet amour, aussi humble, aussi moqué, aussi ridiculisé qu'un tuteur de comédie; pourtant cet homme était jeune, beau, riche, spirituel!—En vérité la vengeance du ciel prend toutes les formes,—disais-je.—Quelle forme prendra-t-elle pour atteindre Ursule?
Je ne pouvais plus en douter, M. de Lancry marchait à grands pas vers sa ruine. Il ne lui restait plus que le prix de notre terre de Maran, que j'avais rachetée secrètement. La portion d'héritage de M. de Mortagne qui était tombée dans la communauté de biens allait aussi être engloutie. Si indifférente que je fusse aux questions d'argent depuis la mort de mon enfant, j'étais cruellement blessée de voir ma fortune personnelle servir à alimenter le luxe de mademoiselle du Maran et à satisfaire les caprices insensés de ma cousine.
Malheureusement, mon contrat de mariage était tel, que je ne pouvais en rien m'opposer aux folles prodigalités de mon mari. Ma feule ressource eût été dans un procès, dans une demande en séparation, mais pour rien au monde je n'aurais voulu descendre à ces extrémités et voir mon nom mêlé à de scandaleuses révélations; j'ai toujours eu la pudeur du chagrin: à peine j'avais confié les miens à madame de Richeville. Je ne pouvais songer à mettre le public dans la confidence de ces misères.
Je me résignai donc à supporter ce que je ne pouvais empêcher. La modestie de mes goûts et de mes habitudes me rendait d'ailleurs ce sacrifice moins pénible......
. . . . . . . . . .
Les prévisions de madame de Richeville ne l'avaient pas trompée; ses soins, son amitié, la bienveillance des personnes que je voyais souvent chez elle effacèrent bientôt jusqu'aux dernières traces de mon ancienne tristesse; je jouis enfin d'un calme qui n'était pas de l'anéantissement, d'un repos qui n'était pas de la stupeur; si ce n'était pas le bonheur, c'était du moins la cessation absolue de la souffrance.
Cet état de transition me paraissait plein de charme; il ressemblait beaucoup à ce doux et léger engourdissement, à ce vague bien-être qui succède aux douloureuses maladies.
Une expérience due au hasard me prouva que ma guérison était complète.
Un jour je me promenais en voiture au bois de Boulogne avec madame de Richeville, je vis passer très-rapidement deux femmes à cheval accompagnées de plusieurs hommes: c'était Ursule, la princesse Ksernika, M. le duc de Versac, M. de Lancry, lord C. et deux ou trois autres personnes dont je ne sais pas les noms.
Ma cousine montait avec sa grâce et sa hardiesse habituelles une jument, Stella, qui nous avait appartenu. Notre voiture allait au pas. Ursule et mon mari me reconnurent parfaitement; ma cousine, avec une rare effronterie, me montra M. de Lancry d'un regard moqueur... Mon mari rougit beaucoup et n'eut pas l'air de m'apercevoir.
Cette cavalcade passa.
Madame de Richeville m'observait avec anxiété...
Mon cœur se serra; mais cette impression s'effaça rapidement...
En retournant à Paris nous vîmes Ursule, la princesse Ksernika et le duc de Versac revenir du bois de Boulogne dans une charmante calèche à quatre chevaux menés en Daumont. Les gens portaient la livrée de mademoiselle de Maran. M. de Lancry suivait de près en tilbury. A cette nouvelle épreuve, madame de Richeville me regarda encore... Je souris.
—Allons,—me dit-elle,—vous êtes complétement guérie.
C'était un mardi, autant que je puis m'en souvenir.
Je venais de prendre ce jour de loge aux Bouffons avec madame de Richeville; elle avait offert une place à la princesse et au prince d'Héricourt. Nous étions arrivés depuis quelque temps, lorsque, par un singulier hasard, Ursule et mademoiselle de Maran, accompagnées de M. le duc de Versac, entrèrent bientôt après dans une loge du même rang que la nôtre.
J'avais prié madame de Richeville, malgré ses refus, de se mettre sur le devant à côté de la princesse d'Héricourt; presque cachée dans l'ombre, je pus donc sans être vue observer la scène suivante.
Ma cousine était, selon son habitude, mise avec la plus parfaite simplicité; elle portait une robe blanche, une écharpe de gaz très-légère semblait entourer d'un brouillard neigeux ses charmantes épaules, qui aux grandes lumières avaient l'éclat et le poli du marbre; deux camélias cerise gracieusement posés dans ses beaux cheveux bruns, dont les boucles ondulaient jusque sur son sein, à son corsage un bouquet de fleurs pareilles à la coiffure, telle était sa parure.
La jalousie ne m'avait jamais aveuglée, je trouvai Ursule peut-être encore plus jolie qu'autrefois; ses traits, son maintien, avaient pris une nuance de dignité ou plutôt de hauteur qui balançait la hardiesse de son regard et la liberté de ses paroles: car elle était, disait-on, quelquefois avec les hommes d'une incroyable licence de langage.
Mademoiselle de Maran, toujours fidèle à sa robe carmélite, à son tour de cheveux noirs et à son bonnet garni de soucis, me parut très-vieillie, très-changée; ses yeux seulement avaient conservé leur vivacité vipérine, et brillaient sous ses épais sourcils gris.
Pendant l'entr'acte la loge de mademoiselle de Maran fut continuellement remplie de visiteurs appartenant à ce qu'il y avait de plus élégant dans la meilleure compagnie.
Je vis alors Ursule dans tout l'éclat de son triomphe et de ses succès. Elle avait dit qu'elle voulait être... et qu'elle serait la femme la plus à la mode de Paris. Elle avait réussi, et semblait vraiment née pour le rôle qu'elle jouait.
Le feu de ses regards, ses gestes animés, mais toujours charmants, ses éclats de rire doux et frais, son grand air quelquefois quitté pour de petites mines agaçantes ou moqueuses, tout annonçait en elle une longue habitude de chercher à plaire et à être remarquée.
Parmi les hommes qui vinrent saluer Ursule je vis M. Gaston de Senneville, la fleur des pois de ce temps-là, comme disait sa tante madame de Richeville. Ma cousine parut l'accueillir avec une distinction particulière, pendant qu'un autre visiteur plus grave, M. le chargé d'affaires de Saxe, je crois, causait avec mademoiselle de Maran.
Plusieurs fois M. de Senneville prit familièrement la lorgnette d'Ursule, lui parla à voix basse, rit aux éclats avec elle, se pencha pour regarder quelques personnes qu'elle lui désignait sans doute, enfin il affecta ce petit manége d'intimité que les jeunes gens sont toujours enchantés d'afficher lorsqu'il s'agit d'une femme à la mode.
De son côté, ma cousine redoubla de coquetterie; voulant lui faire sentir le parfum du colossal bouquet qu'elle portait à la main, elle se pencha en arrière et cambra sa jolie taille en se retournant à demi vers M de Senneville, qui parut nécessairement aspirer avec délices l'odeur embaumée de ces belles fleurs. Quoique cette préférence ne fût pas rigoureusement de bon goût de la part d'Ursule, j'avoue qu'il était impossible de mettre dans ce mouvement plus de charme et de grâce provocante.
Par hasard, presque en cet instant je jetai les yeux sur une loge placée en face de celle de mademoiselle de Maran, et je vis à travers la lucarne ouverte la figure pâle et contractée de mon mari.
Placé dans le corridor, il épiait sans doute Ursule, dont l'attitude et les manières devaient singulièrement exciter sa jalousie.
Au bout de quelques instants, M. de Lancry disparut et vint à son tour saluer mademoiselle de Maran. Étant beaucoup plus jeune que le chargé d'affaires de Saxe, M. de Senneville fut obligé de céder sa place à mon mari; ce qu'il fit non sans avoir en riant pris quelques fleurs au bouquet d'Ursule, et en avoir triomphalement orné sa boutonnière. M. de Lancry semblait au supplice; il échangea quelques mots avec mademoiselle de Maran.
Après le départ de M. de Senneville, Ursule avait brusquement repris sa lorgnette d'un air contrarié; sans donner un regard à M. de Lancry, elle lorgnait impitoyablement tous les points de la salle. Par deux fois mon mari lui parla, elle ne l'entendit pas ou feignit de ne pas l'entendre; il fallut qu'il lui touchât légèrement le bras pour qu'elle parût s'apercevoir de sa présence. Elle lui donna la main avec distraction, lui répondit à peine quelques mots et se remit à lorgner.
M. de Lancry ne put réprimer un mouvement d'impatience et de colère, et se remit à causer avec le chargé d'affaires de Saxe et avec mademoiselle de Maran.
Le matin, grâce à la rapidité de la course d'Ursule, j'avais à peine entrevu M. de Lancry. Je le regardai plus à loisir: sa figure amaigrie, fatiguée, révélait les chagrins, les jalousies que sa lettre m'avait fait connaître; ce n'était plus comme autrefois un homme brillant et léger parce qu'il n'aimait pas, moqueur et hardi parce qu'il était sûr de plaire et de dominer: il était alors sombre et inquiet, humble et résigné, parce qu'il aimait passionnément et qu'on le raillait à son tour.
Lorsque Ursule fut fatiguée de lorgner, M. de Lancry lui adressa de nouveau la parole, mais cette fois avec une sorte de timidité triste. Je connaissais assez la physionomie de cette femme pour voir, à son port impérieux, au sourire railleur qui releva le coin de ses lèvres, pour voir, dis-je, qu'elle répondait par des sarcasmes aux reproches indirects de mon mari. Enfin M. de Versac rentra. La toile se leva, cette scène qui paraissait si pénible à M. de Lancry cessa aux premiers accords de l'orchestre.
Un violent ressentiment d'indignation me traversa le cœur en songeant à l'affreux désespoir dans lequel M. Sécherin, insensible aux pieuses consolations maternelles, consumait solitairement ses jours pendant que sa femme, riante, heureuse, se livrait effrontément à son penchant pour la galanterie et pour les plaisirs.
J'avais fait toutes ces observations du fond de la loge où j'étais pour ainsi dire cachée.
Madame de Richeville et la princesse, devinant les pensées qui devaient m'agiter à la vue d'Ursule, avaient constamment causé ensemble pour ne pas me distraire.
Le prince était sorti, je pus donc me livrer à de pénibles réflexions.
Cette soirée ne fut pas vaine pour moi; elle me prouva que je ne ressentais plus pour M. de Lancry que la pitié mêlée de dédain que j'aurai ressentie pour un étranger qui se fut trouvé dans cette position fausse et honteuse.
Peu à peu mes idées se rassérénèrent.
Ce que devait souffrir M. de Lancry me rappela tout ce que j'avais souffert. Je bénis le ciel de m'avoir délivrée de ces horribles anxiétés en tarissant en moi la source de tout amour, car je voyais la garantie de mon bonheur à venir dans l'impossibilité où je me croyais d'éprouver jamais ce sentiment.
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Peu de jours avant mon arrivée à Paris, M. de Rochegune était parti pour une de ses terres où quelques affaires l'appelaient. Il en revint peu de temps après la rencontre que j'avais faite de ma cousine aux Italiens.
Le souvenir de M. de Rochegune était resté dans ma pensée intimement lié à celui de M. de Mortagne. Gravement dévoué pour moi, d'un caractère sérieux, d'une philanthropie éclairée, ou lui témoignait généralement tant de déférence que, malgré sa jeunesse, je m'étais habituée à le considérer comme un homme d'un âge mûr, car il en avait les qualités solides et sûres.
Au fort de mes malheurs, encore sous le charme de mon mari, et songeant que j'aurais pu épouser M. de Rochegune, je m'étais avoué presque à ma honte que je n'aurais jamais pu l'aimer d'amour, tant son austère bonté prévalait alors de peu sur les grâces séduisantes de M. de Lancry.
Madame de Richeville, en me parlant quelquefois de M. de Rochegune, m'avait dit que depuis son retour d'Orient il avait pris dans le monde une attitude ferme et hardie, en tout digne de l'indépendance et la noblesse de son caractère, au lieu de s'effacer, comme autrefois, dans une froide réserve. Impatiente de revoir M. de Rochegune, autant par affectueux souvenir que par curiosité, je fus enchantée d'apprendre son retour à Paris.
Un soir, vers les dix heures, traversant une petite galerie vitrée que j'avais fait construire pour pouvoir communiquer de mon pavillon à la maison de madame de Richeville, j'arrivai chez elle.
Je ne sais pourquoi il y a des salons privilégiés, dont l'arrangement, dont les proportions invitent à la causerie et à l'intimité. Celui de madame de Richeville était de ce nombre; j'y ai passé de si douces soirées que je ne puis résister au plaisir d'en donner une esquisse: l'aspect des lieux qu'on a aimés semble augmenter encore la réalité des souvenirs.
Une première pièce ornée de bons et anciens tableaux conduisait au salon où madame de Richeville se tenait habituellement, salon tendu de damas vert, étoffe commune à la tenture, aux rideaux, aux portières et aux meubles de bois doré, sculptés dans le meilleur goût du siècle de Louis XIV.
Au coin de la cheminée était une large causeuse que madame de Richeville partageait ce soir-là avec le prince d'Héricourt, grand et beau vieillard à cheveux blancs, d'une figure pleine de noblesse, de calme et de sérénité; de l'autre coté de la cheminée était la princesse d'Héricourt. Son pâle et doux visage exprimait à la fois la dignité et la plus angélique mansuétude; elle portait ses cheveux gris bouclés sous son bonnet avec une sorte de coquetterie de vieillesse. Tout en causant avec madame de Semur, cette bonne princesse ne pouvait s'empêcher de regarder quelquefois le prince d'Héricourt avec une sorte de sollicitude tendre et satisfaite.
J'étais toujours émue à la vue de ces deux vieillards, qui avaient traversé d'un pas ferme tant d'époques désastreuses en s'appuyant l'un sur l'autre, et arrivaient au terme de leur longue carrière le front haut, le sourire aux lèvres et les yeux au ciel.
Madame de Semur, assise à côté de la princesse, offrait avec elle un contraste frappant: c'était une femme de quarante ans à peine, dont la physionomie, à la fois noble et piquante, semblait résoudre un problème insoluble: allier le plus grand air du monde aux mobiles vivacités de l'esprit le plus pétillant et le plus imprévu. Enfin, près de la table à thé placée entre les deux fenêtres de ce salon, Emma travaillait à sa tapisserie.
Pour achever ce tableau, qu'on l'éclaire de plusieurs lampes de porcelaine de Chine dont la trop vive lumière, affaiblie par des abat-jour, fait çà et là briller, dans le clair-obscur, l'or des boiseries blanches, les cadres des tableaux, les bronzes des meubles, les peintures des vases de Sèvres ou les vives couleurs des fleurs qu'ils contiennent; qu'on fasse jouer les joyeuses lueurs du foyer sur d'épais tapis amarante; qu'on parfume légèrement ce salon, bien clos et bien chaud, d'essence de bouquet, odeur anglaise que madame de Richeville aimait beaucoup, et que je ne puis encore sentir, à cette heure, sans que ce temps déjà si lointain surgisse tout à coup à ma pensée (certains parfums et certaines mélodies doublent chez moi la puissance des souvenirs), et l'on pourra se faire une idée du plus charmant asile qui ait jamais été ouvert aux longues et douces causeries d'une société intime et choisie.
CHAPITRE VII.
LE RECIT.
Lorsque j'entrai dans le salon, Emma se leva pour m'offrir ce qu'elle appelait mon fauteuil; c'était une petite bergère assez basse, car cette chère enfant avait remarqué que je choisissais ce siége de préférence. Je la baisai au front pour la remercier de cette prévenance, et je serrai affectueusement la main du prince d'Héricourt.
—Qu'il est dommage que vous arriviez si tard, ma chère Mathilde, me dit Mme de Richeville, le prince nous racontait une des vaillantes prouesses d'un de nos amis. Cela vous eût bien intéressée.
—Et de qui s'agit-il donc? demandai-je.
—De M. de Rochegune, dit Mme de Semur, c'est un vrai Cid: il mérite d'avoir sa place dans le romancero moderne.
—Allons, allons, dit le prince en souriant avec bonté. Au risque de passer pour un radoteur, je vais recommencer l'histoire de mon Cid pour Mme de Lancry; elle m'en saura gré.
—Et moi aussi,—dit madame de Semur.—Tout à l'heure, j'ai été émue malgré moi. Cette fois-ci, je serai sur mes gardes, et je pourrai me moquer de votre héros, car il n'y a rien de plus insupportable que d'avoir autant à admirer.
—L'entendez-vous?...—dit en souriant madame de Richeville à la princesse.—Et elle niera encore qu'elle adore le paradoxe!
—Mais c'est tout simple,—reprit madame de Semur.—Quand on sort de ces enthousiasmes-là, on a l'air de bourgeois qui reviennent de la cour. Ainsi, prince, soyez assez bon pour recommencer le récit de ce beau trait, afin que je puisse en rire à mon aise.
—Je me joins à madame de Semur pour vous prier de raconter de nouveau cette belle action,—dis-je au prince,—bien certaine d'ailleurs que cette complaisance vous coûtera peu... les hommes à bonnes fortunes sont toujours si heureux, dit-on, de parler de galanterie!
—Oh! je comprends,—me dit le prince en souriant,—je comprends... Vous m'adressez de charmants compliments pour m'empêcher de dire tout ce que je pense de vous... Mais que j'en trouve l'occasion, et je serai inexorable; vous aurez beau flatter mon orgueil, je ne ménagerai pas votre modestie... Mais, puisque vous le désirez, je recommence le récit que je faisais à ces dames.
—Vous savez peut-être, mesdames,—dit le prince d'Héricourt,—que Rochegune se battit si bien pour la cause des Grecs, qu'il fut nommé colonel d'un de leurs trois régiments de cavalerie; régiment que d'ailleurs il avait créé et équipé à ses frais, et auquel, par une touchante pensée d'amitié, il avait donné l'uniforme des hussards dont M. de Mortagne avait fait partie sous l'empire. Cet uniforme était, je crois, blanc et or, à collet bleu. Si j'insiste sur ce détail, c'est pour vous préparer à une autre marque de souvenir non moins touchante et d'une portée véritablement belle et grande... que vous serez bien forcée d'admirer, madame,—dit le prince à madame de Semur,—et d'admirer sans regrets.
—Nous verrons, nous verrons, car je vous écoute, prince, je vous en avertis, avec toutes sortes d'ombrageuses défiances; on juge un avocat par la cause qu'il défend.
—Tâchons donc de gagner la nôtre,—dit le prince en riant; et il reprit:—L'indépendance de la Grèce proclamée et assurée, Rochegune fit un voyage en Russie; c'était au moment de la guerre de cette puissance contre les Circassiens. Curieux d'assister à ces opérations, parfaitement accueilli par l'empereur, il fit en curieux, ou plutôt en volontaire, la campagne du Caucase. Grièvement blessé dans une charge de cavalerie à laquelle il prit une part brillante, il eut de plus son cheval tué sous lui. Rochegune, épuisé par le sang qu'il perdait, ne put se dégager, et resta sans connaissance sur le champ de bataille. Lorsqu'il revint à lui, ce fut un moment terrible: il se trouvait seul au milieu d'un steppe immense et solitaire, que la lune éclairait de sa pâle clarté; la neige tombait lentement; il était déjà à moitié enseveli sous une couche glacée, lorsqu'il sortit de son évanouissement.
—C'est affreux,—dit madame de Richeville.—Ce désert couvert de neige lui fit l'effet d'un immense linceul... M. de Rochegune m'a dit que telle fut la première réflexion qui lui vint, car il m'a déjà raconté cette circonstance en m'apprenant comment il avait été blessé, mais en me cachant la suite de cette aventure romanesque.
—Je le crois bien,—dit la princesse;—elle était trop honorable pour lui.
—Et je l'ai sue, moi,—dit le prince,—pas plus tard qu'hier, par un aide de camp de l'empereur. Cet officier a fait cette guerre avec Rochegune, et c'est de lui que je tiens tous ces détails. Notre ami se trouva donc seul, la nuit, au milieu d'une solitude profonde, paralysé par le froid et par sa blessure, et ayant à peine la force de se débarrasser de la neige qui s'amoncelait sur lui; enfin il entendit au loin le sourd piétinement d'une troupe de cavalerie; ignorant si elle était amie ou ennemie, mais préférant la mort à son horrible position, il appela de toutes ses forces quelques cavaliers éclaireurs qui par bonheur passèrent près de lui; ils l'entendirent, s'approchèrent: il fut sauvé. Ces cavaliers appartenaient à un corps de cosaques du Don que le mouvement de la bataille avait placé momentanément à l'arrière-garde de l'armée; ces cosaques irréguliers, aussi farouches que leurs chevaux sauvages, obéissaient aveuglément au vieil hetman qui les commandait. Rochegune fut conduit à ce chef de horde, qui le prit en croupe après avoir pansé ses blessures. Cet hetman était, me dit l'aide de camp, une espèce de patriarche guerrier, d'un courage et d'une physionomie dignes de l'antiquité. Rochegune lui devait la vie; il contracta de ce jour avec lui une amitié de frère d'armes, quitta l'état-major de l'armée où il aurait enduré beaucoup moins de privations, et partagea désormais l'existence aventureuse et pénible des cavaliers de l'hetman, qui servaient d'éclaireurs et d'enfants perdus à l'armée, ne reposaient jamais sous une tente, couchaient sur la terre ou sur la neige. Ce n'est pas tout: ils couraient d'autant plus de dangers qu'ils faisaient une guerre sans merci, presque sans prisonniers, n'accordant ni ne demandant de quartier aux Tartares, qui, comme eux, massacraient femmes, enfants, vieillards.
—Pardon, prince, si je vous interromps,—dit en riant madame de Semur;—mais j'étais bien sûre qu'en entendant une seconde fois les hauts faits de votre protégé, je trouverais de quoi ne plus l'admirer autant... Voyez un peu! par goût pour les aventures, il va s'allier à une troupe de bandits et d'assassins... et il reste témoin de leurs atrocités... par reconnaissance!... Le prince se mit à rire et répondit:
—Et c'est justement, madame, à propos de ces atrocités dont M. de Rochegune est témoin, que votre admiration pour lui sera vivement excitée.
—Comment?
—Cela tient du prodige...
—Alors, prince, arrivons donc vite à cette fin que nous ignorons aussi bien que madame de Lancry, car c'est ici que vous vous êtes arrêté tout à l'heure.
Le prince reprit:
—Rochegune, bien décidé à n'abandonner son hetman que lorsqu'il lui aurait rendu un service égal à celui qu'il en avait reçu, n'attendit pas longtemps l'occasion de s'acquitter dignement. J'oubliais de vous dire que l'hetman avait deux fils qui servaient comme simples cavaliers dans sa troupe; il les aimait comme un loup aime ses petits, les lançait sans sourciller au milieu des plus grands dangers, et puis, l'action finie, il les étreignait sur sa poitrine avec une sorte de joie sauvage et des rugissements de bête fauve. L'intrépidité naturelle à Rochegune, l'affection que lui témoignait l'hetman dont il partageait vaillamment les dangers et les privations, lui acquirent bientôt une grande influence sur ces hordes. Une reconnaissance d'avant-postes, composée de quelques cavaliers parmi lesquels étaient les deux fils de l'hetman, tomba dans une embuscade placée au bord d'un torrent. Presque tous les cosaques furent massacrés, et les eaux apportèrent au camp de l'hetman ceux des cadavres qui n'étaient pas brisés parmi les rochers.
—Ah! c'est horrible, s'écria madame de Semur;—on dirait une page de roman moderne, le timide essai d'une jeune fille de lettres qui s'essaie en rougissant...
—Écoutez alors la péripétie,—reprit le prince.—En apprenant ce malheur, le vieil hetman reste stupéfait, inerte. A ce moment, un aide de camp du feld-maréchal (l'officier russe dont je vous ai parlé) accourt ordonner à l'hetman de se porter avec sa masse de cavaliers sur un point qu'il désigne. L'hetman fait machinalement un signe de tête... Plein de confiance dans ce vieux soldat, et pressé de porter d'autres ordres, l'aide de camp ne croit pas nécessaire de s'assurer par lui-même de l'exécution de la manœuvre qu'il est venu commander; il se dirige au galop sur un autre point. Rochegune sait bien la guerre; quoique jeune, il la fait depuis longtemps. Comprenant l'importance de ce mouvement qui doit être exécuté avec la rapidité de la foudre, il reste stupéfait de l'immobilité de l'hetman, il lui parle, il lui rappelle l'ordre qu'il vient de recevoir... il n'en peut tirer une parole. Chaque minute de retard compromettait le salut de l'armée et la vie de l'hetman, car son inaction méritait la mort. Pour le tirer de l'anéantissement où l'avait plongé la nouvelle du massacre de ses deux fils, Rochegune prit un parti désespéré et dit à l'hetman:—A cheval... à cheval... Le vieillard le regarde et secoue la tête.—C'est pour retrouver tes fils!—s'écrie notre ami... Un éclair brille dans les yeux du vieillard.—Mes fils!—s'écrie-t-il,—où sont-ils?—Suis-moi... tu les trouveras!—dit Rochegune, et il saute à cheval en se dirigeant vers le point indiqué par l'aide de camp:—Mes fils... mes fils!—s'écrie le vieillard en sautant à cheval à son tour pour atteindre Rochegune qui gagnait du terrain. Les cosaques se pressent sur les traces de leur hetman: cette masse de cavalerie s'ébranle; Rochegune la guide et la précède, suivi de près par le vieil hetman criant toujours:—Mes fils... mes fils!—Suis-moi!—répondait Rochegune. Les lignes ennemies sont en vue. Rochegune les montre à l'hetman en lui disant:—Tes fils sont là. Le vieillard pousse un cri de rage et fond sur l'ennemi; une horrible mêlée s'engage; une fois au milieu du feu, l'hetman revient à lui. Rochegune, qui ne le quitte pas, lui explique en deux mots ce qui arrive. Le vieillard, reprenant son sang-froid, combat avec sa valeur accoutumée. Par un miraculeux hasard, Rochegune, en chargeant un gros de cavaliers circassiens qui opéraient lentement leur retraite, les culbuta et les força d'abandonner dans leur fuite un cheval de bât sur lequel étaient garrottés les deux prisonniers...
—Les deux fils du vieil hetman!—s'écria madame de Richeville.—Quel bonheur!...
—Justement, madame—reprit le prince;—ils étaient criblés de blessures; l'ennemi les avait seuls épargnés lors de l'embuscade, et les gardait en otage. Vous concevez la joie de Rochegune en ramenant ces deux enfants à leur père. Celui-ci, à cette vue, croisa ses deux bras sur sa poitrine, mit un genou en terre et baisa pieusement la main de Rochegune. Pour apprécier la signification de cet acte, il faut savoir qu'il n'y a qu'à l'empereur que ces chefs de hordes rendent un pareil hommage, et puis, chez ces peuples sauvages, il est inouï qu'un vieillard se soit jamais agenouillé devant un jeune homme. «Je t'avais sauvé la vie, tu m'as sauvé l'honneur,—dit le vieillard;—je devrais donc te sauver encore une fois la vie pour être quitte envers ici; tu me rends encore mes fils: que faire pour m'acquitter?»—Voici les propres paroles de notre ami, telles que me les a rapportées l'aide de camp qui était venu complimenter l'hetman sur la charge brillante de ses cosaques:—«Toi et tes fils,—dit Rochegune,—jurez-moi d'épargner désormais les femmes et les enfants ou les vieillards qui vous tomberont sous la main, et de leur dire Vivez au nom de...»—Ici le prince s'interrompit.
—Au nom de qui?—nous écriâmes-nous...
Le prince sourit et dit:
—Ceci n'est pas mon secret; qu'il vous suffise de savoir que l'hetman et ses enfants firent et tinrent ce serment. Le nom qu'avait prononcé Rochegune fut si peu oublié dans cette horde, m'a dit l'officier russe qui a terminé cette campagne, que l'an passé, à la fin de la guerre, il était pour l'hetman aussi sacré que le serment qu'il avait fait à notre intrépide et généreux compatriote...
—Ceci est digne des beaux jours de la chevalerie errante,—s'écria madame de Semur,—et pour compléter le roman... ce nom est certainement celui d'une farouche beauté que...
—Permettez-moi de vous interrompre,—dit le prince d'un air sérieux,—pour vous affirmer que ce nom méritait... et mérite toujours d'être prononcé avec autant d'intérêt que de respect; je vous abandonne notre cher chevalier criant, mais je vous demande grâce pour ce nom mystérieux... que vous connaissez...
—Que je connais...—s'écria madame de Semur.
—Oui, madame, et que vous avez dit vingt fois, car c'est celui d'une personne que vous aimez... enfin c'est un nom qui mérite à tous égards de servir de symbole à une action généreuse, et Rochegune ne pouvait rendre un plus digne hommage à la personne qui porte ce nom...
—Ah! prince, que vous êtes cruel!—s'écria madame de Richeville,—dites-nous-le donc?
—Cela m'est impossible, madame; vous approuverez vous même mon silence... quand vous en saurez la cause... je ne veux pas enlever à Rochegune le plaisir de vous l'apprendre.
—Mais avant qu'il ne vienne, il y a de quoi mourir de curiosité,—dit madame de Semur.—Voyons, prince, laissez-vous attendrir. Pour vous décider, je vous déclare très-sérieusement que je trouve admirable la conduite de M. de Rochegune; son moyen de rappeler l'hetman à lui-même en lui disant: «Suivez-moi, je sais où sont vos fils...» ne pouvait venir que d'un esprit généreux qui sait combien les affections profondes ont de retentissement dans le cœur.
—Et son idée de profiter de la reconnaissance qu'il inspire, pour imposer la clémence à ces barbares!—dit la princesse d'Héricourt;—cela n'est-il pas aussi une grande pensée?
—Très-belle et très-grande,—reprit le prince,—et qui vous paraîtra peut-être sinon plus belle, du moins plus touchante, lorsque vous saurez le nom...
—Ah! prince, que vous êtes cruel!...—dit madame de Semur.—On admire tout sans restriction, et rien ne peut vous attendrir...
—Tenez, madame,—dit le prince,—j'entends une voiture entrer dans la cour, peut-être est-ce le hasard qui vous envoie notre héros. Adressez-vous à lui...
—Béni soit le hasard, si c'est en effet M. de Rochegune,—dit madame de Semur.—Le hasard est quelquefois si malencontreux, qu'il devrait bien une fois au moins...
L'entrée de M. de Rochegune interrompit l'invocation de madame de Semur.
Le soleil d'Orient l'avait tellement bronzé, l'expression de sa physionomie était si changée, qu'il était méconnaissable. Le ton bistré de sa figure faisait paraître plus étincelants encore ses grands yeux gris sous ses sourcils noirs. Son visage complétement rasé, à l'exception de ses moustaches brunes, qui faisaient ressortir le rouge foncé de ses lèvres et la blancheur de ses dents, lui donnait un caractère oriental très-prononcé. Il était impossible d'oublier ces traits énergiquement accentués. Sa taille grande et svelte, ses vêtements noirs, l'air royal et chevaleresque avec lequel il portait haut et fier son front hâlé et sa moustache brune, lui donnaient la tournure cavalière et hardie d'un vaillant portrait de Velasquez ou de Van Dyck. Son allure décidée n'avait rien de l'effronterie des fanfarons; elle annonçait une nature calme et forte, intelligente et énergique. A la courbure de ses lèvres, légèrement arquées, on voyait que le sarcasme amer pouvait remplacer la généreuse bienveillance du sourire.
Ravie de revoir M. de Rochegune, je lui dis cordialement ma joie, qu'il partagea; en me parlant du passé, un nuage de tristesse passa tout à coup sur ses traits; je devinai qu'il donnait une pensée à M. de Mortagne, mais qu'il ne trouvait ni le moment ni le lieu convenables pour me parler de cet ami bien cher.
—Savez-vous que vous êtes très-dissimulé au moins?—dit madame de Richeville à M. de Rochegune.
—Comment cela, madame la duchesse?
—Certainement; vous me racontez comment vous avez été blessé, comment vous avez manqué de périr enseveli sous la neige, comment vous avez été sauvé... mais voilà tout... vous vous gardez bien de dire un mot de certain vieil hetman...
—De dire un mot de l'immense service que vous lui avez rendu... en lui sauvant l'honneur,—dit madame de Semur.
—En lui ramenant ses deux fils,—ajouta la princesse.
—En lui faisant promettre, à lui et à ses deux fils, d'épargner désormais les femmes, les enfants et les vieillards,—dit madame de Semur,—et de les rendre à la liberté au nom de...
—Voici le mystère,—dit madame de Richeville:—ce méchant prince ne veut pas nous dire au nom de qui... vous avez adouci la férocité de ces barbares.
Tous ces reproches s'étaient succédé si rapidement, que M. de Rochegune n'avait pu répondre un mot; au lieu d'affecter une modestie maladroite et embarrassée, il dit noblement et simplement:
—Tout cela est vrai; mais, prince, permettez-moi de vous demander comment vous savez...
—Ne le lui dites pas qu'il ne nous ait appris ce nom mystérieux,—s'écria madame de Richeville.
—Voyez comme il rougit!...—s'écria en riant madame de Semur.
M. de Rochegune avait en effet beaucoup rougi, il avoua franchement au lieu de s'en défendre.
—Oui, je rougis,—dit-il en souriant,—parce que je ne puis m'empêcher de rougir de reconnaissance en entendant ce nom qui m'a toujours porté bonheur; ce nom, symbole d'un souvenir qui m'a guidé, protégé, conseillé dans bien de graves circonstances de ma vie. Depuis que j'ai prononcé ce nom pour la première fois, il est devenu pour moi comme un talisman; je professe pour lui l'idolâtrie la plus aveugle. Tenez, on m'a dit ce matin que j'avais fait un bon discours à la chambre des pairs: eh bien! c'est parce que je l'avais mentalement invoqué, j'en suis sûr!
—Mais,—dit madame de Richeville,—c'est justement à cause de toutes ces merveilles que nous brûlons de le savoir.
—Ce que vous venez de nous dire là nous rend plus impatientes encore,—dit madame de Semur.
—Parlerez-vous enfin?—s'écria madame de Richeville.—D'abord nous vous tourmenterons jusqu'à ce que vous nous ayez éclairci ce mystère. Le prince dit que nous connaissons la personne qui porte ce nom... que nous l'aimons... Voyons, dites-nous cela... C'est à en perdre la tête...
—Je serais désolé,—reprit sérieusement M. de Rochegune,—que vous pussiez croire, madame, que je crains de dire et de répéter ce nom. Le sentiment qui m'a dicté ce que j'ai fait est trop honorable pour que je ne m'en glorifie pas toujours, partout, et très-hautement, je vous le jure... Mais je suis certain que le prince pense, comme moi, qu'en ce moment je ne puis satisfaire votre curiosité. S'il est d'un avis contraire... je me rends.
—J'aurais bien envie de vous prier de parler,—dit le prince en souriant.—Je me vengerais ainsi de...
—Et de qui?—s'écria madame de Semur, voyant l'hésitation du prince.
—De vous, madame,—ajouta-t-il gaiement,—en vous faisant admirer bien davantage encore ce que vous ne louez qu'à regret. Mais je suis généreux, et je partage l'avis de Rochegune.
—Oh! c'est affreux!... comme ils s'entendent!—s'écria madame de Richeville.—Allons... nous attendrons votre loisir... Mais vous ne serez pas quitte de notre curiosité, monsieur de Rochegune. Il faut que vous la contentiez d'une autre façon.
—Je suis à vos ordres, madame.
—Eh bien! puisque vous êtes à mes ordres, vous allez me faire, de souvenir, le portrait du vieil hetman sur l'album d'Emma.
Emma, avant que M. de Rochegune n'eût répondu, se leva toute joyeuse, les joues vermeilles, et approcha une table sur laquelle était tout ce qu'il fallait pour dessiner à l'aquarelle.
—Et pour le punir de sa discrétion, il nous chantera sa chanson albanaise des Hirondelles,—ajouta la princesse.
—Emma la lui accompagnera, et madame de Lancry sera ravie de l'entendre,—dit la duchesse.
Emma, toute joyeuse, alla ouvrir le piano avec le même gracieux empressement.
—Allons, homme mystérieux,—dit madame de Richeville,—faites-nous vite connaître le visage de ce vieil hetman, que j'aime beaucoup sans le connaître.
—Et dites-nous votre chanson des Hirondelles, que j'aime beaucoup parce que je la connais,—dit madame de Semur.
—Par où commencera-t-il, chère princesse?—dit madame de Richeville.
—Par la chanson, car on l'entend encore longtemps après qu'il l'a chantée, tant cette méthode simple et touchante laisse d'écho dans le cœur.
Emma se mit au piano.
M. de Rochegune commença.
C'était un air albanais qu'il avait noté lui-même et dont il avait traduit les paroles. Rien de plus naïf, de plus primitif que ce chant d'une mélancolie ravissante.
Je n'avais jamais entendu la voix de M. de Rochegune; elle était à la fois sonore, douce et profondément vibrante.
Cette chanson me fit tant de plaisir, que je la lui redemandai; sans se faire prier, il la recommença de la meilleure grâce du monde.
Emma l'accompagnait à merveille.
Cette première partie de sa tâche si bien accomplie, M. de Rochegune s'occupa de la seconde; il se mit à la table de dessin, et en une demi-heure il eut admirablement dessiné à la sépia le portrait de l'hetman des cosaques, dont les traits rudes et sauvages étaient rehaussés par un costume très-pittoresque.
J'étais moins étonnée des talents vraiment remarquables de M. de Rochegune, quoique j'ignorasse qu'il les possédât, que de la gracieuse facilité avec laquelle il s'était prêté à tous les désirs qu'on lui avait témoignés.
Je trouvais à la fois surprenant et charmant que ce soldat intrépide, que cet éloquent orateur, que cet homme d'une charité évangélique (car il continuait scrupuleusement à sa terre les traditions philanthropiques de son père), réunît des dons si agréables à des qualités si éminentes et si rares. Et puis il me semble qu'on sait toujours un gré infini aux hommes puissants par l'intelligence, forts par le courage, de se montrer simples, bons et prévenants.
Je n'étais pas seule, d'ailleurs, à ressentir ainsi, quoique M. de Rochegune, sans affectation, tâchât de s'amoindrir et de mettre les autres personnes en valeur; il était facile de voir à mille nuances, à mille riens, qu'on lui tenait d'autant plus compte de sa supériorité qu'il faisait tout au monde pour la faire oublier.
Je me souviendrai toujours de cette soirée si doucement occupée d'arts de poésie, de voyages, et si tôt passée, grâce au charme d'une intime causerie où l'on avait pour prétention la bienveillance, pour rivalité le désir de plaire.
Pendant que madame de Richeville reconduisait la princesse d'Héricourt, M. de Rochegune me demanda si j'étais chez moi le matin, et si je pourrais lui faire la grâce de le recevoir.
—Si peu précieuse que soit cette grâce que vous me demandez,—lui dis-je en souriant,—j'ai bien envie d'y mettre à mon tour une condition; je suis beaucoup plus curieuse ou plus opiniâtre que madame de Richeville, et j'aurai beaucoup de peine à attendre jusqu'à demain pour savoir ce nom mystérieux au nom duquel vous faites de si nobles choses.
—Et moi, madame, je ne pouvais le dire... même devant vos meilleurs amis... non à cause d'eux, ils m'eussent applaudi, je n'en doute pas... mais à cause de vous.
—De moi!... Et pourquoi?
—Pourquoi?—reprit M. de Rochegune. Et il ajouta de l'air du monde le plus naturel, et comme s'il eût dit une chose toute simple:
—Parce que ce nom est le vôtre, parce que ce nom était Mathilde.
CHAPITRE VIII.
UN ANCIEN AMI.
Encore sous l'impression que m'avait causée la révélation de M. de Rochegune, je rentrai chez moi inquiète, contrariée, comme s'il m'eût fait brusquement un aveu d'amour.
Mon embarras n'était pas causé par les susceptibilités d'une fausse pruderie, mais par la crainte de voir mes relations futures avec M. de Rochegune perdre leur caractère loyal et fraternel. Au lieu de m'être agréables, elles me fussent alors devenues gênantes et pénibles par la froide réserve qu'elles m'eussent inspirée.
Cependant, après quelques réflexions, je me rassurai; je me rappelai les paroles du vénérable prince d'Héricourt. Sachant qu'il s'agissait de moi, il avait tu mon nom pour ménager ma modestie; mais il avait si ouvertement loué M. de Rochegune dans cette circonstance, celui-ci avait aussi parlé avec tant de franchise à cet égard, que mes scrupules s'apaisèrent.
D'ailleurs, je ne pouvais croire que M. de Rochegune eût voulu me traiter légèrement. Nos rapports avaient été souvent d'une nature extrêmement délicate, et jamais un tel soupçon ne m'était venu.
Il m'avait rendu de très-grands services: le premier, au commencement de mon mariage, en venant m'instruire des bruits odieux que M. Lugarto répandait et qu'il tâchait d'accréditer par sa présence auprès de moi; le second, en aidant M. de Mortagne à m'arracher du piége où cet homme infâme m'avait fait tomber.
Dans ces occasions, jamais M. de Rochegune n'était sorti de la réserve la plus parfaite. Jamais il n'avait fait la moindre allusion à l'espoir qu'il avait eu d'obtenir ma main, et aux sentiments qu'il aurait pu éprouver pour moi.
Peu de temps après la nuit fatale de la maison isolée de M. Lugarto, il était parti pour la Grèce; de là il était allé en Russie. Pendant cette campagne meurtrière, il avait rendu une espèce de culte à mon nom, à mon souvenir, ignorant alors s'il me reverrait un jour. Pouvais-je me blesser de cette preuve à la fois généreuse et bizarre de son attachement?
Je me rassurai donc d'autant plus facilement sur l'amour dont j'avais un instant soupçonné M. de Rochegune, que je croyais n'avoir pour lui aucun tendre penchant. J'admirais ses rares facultés, son noble caractère; je lui avais récemment découvert de nouveaux agréments. J'étais sincèrement reconnaissante des services qu'il m'avait rendus; mais je ressentais toujours l'immense différence qui existait entre mon affectueuse amitié pour lui et l'amour que j'avais autrefois éprouvé pour M. de Lancry.
Habituée que j'étais à analyser mes plus fugitives impressions, je me demandai s'il ne m'était pas pénible de songer qu'à vingt ans je devais renoncer à aimer... autant par solidité de principes que par impuissance de cœur. Je vis au contraire, dans ces froides impossibilités, la garantie de mon bonheur futur.
Depuis mon retour à Paris, je me trouvais parfaitement heureuse. La société restreinte et choisie dans laquelle je vivais me comblait de soins, de prévenances. J'avais à aimer madame de Richeville, Emma; j'avais donc, si cela se peut dire, assez d'occupation de cœur pour ne pas regretter l'absence des sentiments plus vifs.
J'ai oublié de dire que, restant chez moi presque toutes les matinées, je recevais assez souvent les amis de madame de Richeville, qui étaient devenus les miens. Ainsi, dans mes habitudes, la visite de M. de Rochegune n'était nullement un accident.
Je l'attendis avec impatience.
Il vint, je crois, le surlendemain du jour où je l'avais revu pour la première fois. J'étais seule; il me tendit la main et me dit tristement:
—Je n'ai pu avant-hier vous parler de notre malheureux ami, quoique nous fussions chez une des personnes qu'il aimait le plus au monde. Mais vous avez senti comme moi que ce n'était pas le moment de nous entretenir de ce cruel événement... Ah! si vous saviez tout ce que j'ai perdu en lui!
Et une larme, que M. de Rochegune ne chercha pas à cacher, roula dans ses yeux.
—Je l'ai aussi bien regretté, et le regrette tous les jours encore...—lui dis-je avec une vive émotion,—quand je songe qu'à ses derniers moments sa pensée a encore été pour moi... Ah! c'est une horrible mort, c'est une infernale vengeance!...
M. de Rochegune fronça les sourcils et me dit d'un air sombre:
—J'ai employé tous les moyens possibles pour savoir où était ce misérable Lugarto et pour découvrir les instruments de son lâche guet-apens; car je suis de l'avis de madame de Richeville au sujet de ce duel et de son effroyable issue. Personne ici n'a pu me renseigner; quelques personnes seulement m'ont dit que Lugarto était ou en Amérique ou au Brésil.
J'instruisis alors M. de Rochegune du singulier incident qui avait mis en ma possession une lettre de M. de Lancry écrite à une personne inconnue.
Ce fait le frappa, il me dit qu'il prendrait les mesures nécessaires pour tâcher de savoir si en effet M. Lugarto ne serait pas secrètement à Paris.
—Mais croyez-vous qu'il ose revenir ici?—lui dis-je.
—Je le crains, il est trop lâche pour se battre avec moi, et j'avoue que j'hésiterais à exécuter la terrible menace que lui a faite M. de Mortagne.
—Lui-même aurait reculé devant cette extrémité...
—Je ne sais, son caractère était si intraitable... Mais ce qui augmentera l'audace de Lugarto, c'est que ses crimes ne sont pas prouvés; il peut se mettre sous la protection des lois et affronter le scandale d'un procès que l'on peut lui intenter au sujet de votre enlèvement.
—Jamais je n'y consentirais,—m'écriai-je,—il faudrait soulever trop de questions ignominieuses pour le nom que je porte! Ce triste passé est maintenant pour moi comme un rêve pénible. Tout ce qui en rappellerait la réalité me ferait horreur.
—Vous avez raison, laissez-nous le soin de veiller sur vous; oubliez, oubliez le passé! Oh! nous parviendrons à le chasser de votre souvenir, à force de soins, d'affection. Mortagne vous a léguée à madame de Richeville, à moi, à tous ceux enfin qui ont une âme généreuse. Nous tâcherons d'être pour vous ce qu'il était lui-même, et devons prouver qu'il n'y a que de bons cœurs sur la terre... Pauvre femme! vous avez tant souffert, vous avez rencontré tant d'êtres infâmes ou dégradés, que vous ne demanderez pas mieux que de nous croire et de vous laisser aimer, n'est-ce pas?
Je ne saurais exprimer avec quelle cordialité simple et touchante M. de Rochegune prononça ces paroles.
—Que vous êtes bon! lui dis-je,—que de gratitude je vous ai déjà! N'avez-vous pas devancé le vœu de M. de Mortagne? souvenez-vous donc... il y a trois ans...
—Oh! ne parlons pas de ce que vous me devez,—me dit-il,—car je vous ai dû, moi, de bien douces... de bien tendres pensées.
Je ne pus réprimer un léger mouvement d'embarras.
M. de Rochegune me comprit, et me dit en souriant:
—Tenez, une comparaison vous rendra mon idée. Je serais désolé que vous prissiez ceci pour des galanteries; vous aimez beaucoup les tableaux, les belles statues, la belle musique, n'est-ce pas?
—Sans doute.
—Vous comprenez qu'on passe des heures entières à contempler la Transfiguration, le Panseroso ou la Vierge à l'enfant?
—Certainement.
—Vous comprenez qu'on écoute avec bonheur, avec reconnaissance, Mozart, Gluck ou Beethoven; vous avouez enfin qu'on peut demander à l'admiration de ces chefs-d'œuvre de l'art les plus divines jouissances, les plus hautes inspirations?
—Mais quel rapport?
—Eh bien! ces divines jouissances, ces hautes inspirations, je les ai demandées à un adorable chef-d'œuvre de la nature, à un être idéal de bonté, de grâce, de noblesse, et je les ai obtenues. Les derniers vœux de mon père, ceux de M. de Mortagne, le pieux respect que m'inspirèrent vos chagrins, ont encore augmenté le culte passionné que je vous ai voué. Vous êtes devenue pour moi comme un être intermédiaire entre ce qui est divin. Depuis que je vous connais, c'est à vous que j'ai toujours reporté mes meilleurs instincts, parce qu'ils sont toujours venus de vous: en mêlant votre nom, votre pensée à de généreuses actions, ce n'était pas une flatterie que je vous adressais, c'était un de vos droits que j'acquittais.
—Vous aviez pourtant d'autres souvenirs que le mien à invoquer,—lui dis-je pour changer le cours de cet entretien, qui commençait à m'embarrasser,—l'homme admirable qui vous a élevé dans de si nobles sentiments...
—Mon père...? il avait pressenti ce que vous seriez... il avait espéré nous unir l'un à l'autre,—me répondit gravement M. de Rochegune.—C'est penser à lui que de penser à vous... son souvenir auguste et sacré plane au-dessus de l'attachement que j'ai pour vous... Ainsi, rassurez-vous; ne me croyez surtout pas capable de vous dire des galanteries, de vouloir, comme on dit vulgairement, vous faire la cour... Vous faire la cour! On ne fait pas la cour à une femme comme vous... dès qu'on la connaît, on l'aime comme elle mérite d'être aimée. C'est ce que j'ai toujours fait.
—Monsieur de Rochegune...
—Cet aveu... ne peut vous offenser, ne doit même pas vous étonner...
—Cependant...
—Et bien plus, lorsque vous saurez ce que je veux être pour vous, ce que je voudrais que vous fussiez pour moi, vous me saurez gré de cet aveu.
—Vraiment, monsieur?—lui dis-je, ne pouvant m'empêcher de sourire de sa vivacité.
—Et il se pourra même que vous en soyez heureuse.
—Heureuse?
—Et fière...
—Et fière? Voilà qui est charmant; je vous écoute.
—Rien de plus simple. Vous êtes une courageuse femme, aussi jalouse de votre honneur qu'un homme l'est du sien. Vous êtes incapable de commettre une faute, autant par solidité de principes que parce que cette faute aurait l'air d'une lâche représaille, et de donner l'ombre d'une excuse à l'indigne conduite de votre mari. Est-ce vrai?
—Cela est vrai, je n'ai jamais pensé autrement.
—Vous le voyez, je fais une large part à l'élévation de vos sentiments. Je les comprends, car je les partage. Mais vous avez vingt ans à peine; devant vous une vie isolée, sans famille, sans liens. A cette heure, l'amitié de madame de Richeville vous suffit encore, vous êtes dans un état de transition, vous prenez la cessation de la souffrance pour le bonheur. Cet état négatif ne durera pas; votre cœur s'éveillera, vous aimerez...
J'interrompis M. de Rochegune.
—Vous avez,—lui dis-je,—jusqu'ici parlé avec trop de raison et de vérité pour que je tombe d'accord avec vous sur ce dernier point. Je n'aimerai plus... Une fatale... mais violente passion a tué l'amour dans mon cœur.
—Tué l'amour dans votre cœur!—s'écria-t-il;—mais vous n'avez jamais aimé...
—Je n'ai jamais aimé?...
—Jamais.
—Voyons, monsieur de Rochegune, parlons-nous sérieusement, ou bien nous livrons-nous aux folies paradoxales de madame de Semur?
—Je parle sérieusement, je vous le répète, vous n'avez jamais aimé.
—Mais, monsieur...
—Mais, madame... Dieu ne veut pas qu'il dépende du premier misérable venu d'allumer ou d'éteindre à jamais dans un cœur tel que le vôtre le plus divin de tous les sentiments, celui qui demande l'emploi des plus rares, des plus magnifiques facultés de l'âme!
Je regardai M. de Rochegune avec étonnement, et je repris:
—Comment... je n'ai pas aimé! Mais qu'ai-je donc éprouvé, alors? Pourquoi cet anéantissement du cœur? pourquoi cette mort de toutes mes espérances?
—Vous avez pris l'épuisement de la douleur pour l'anéantissement du cœur!... Est-ce que le cœur s'anéantit? Est-ce qu'on renonce à toute espérance quand on n'a rien à regretter?...
—Rien à regretter, monsieur...
—Non, vous avez beaucoup à déplorer, mais heureusement vous n'avez rien à regretter; aussi l'avenir vous reste-t-il tout entier avec ses horizons sans bornes...
—L'avenir...
—Sans doute l'avenir; pourquoi non? Qui vous le ferme? Dites-moi qu'une passion noble, grande, profonde, généreusement partagée, mais brusquement brisée par un événement surhumain, laisse dans l'âme des regrets éternels, et la ferme à toute espérance, je vous croirai. Oui, ces regrets seront éternels, parce que leur cause sera pure; éternels, parce qu'au lieu de les étouffer on les entretiendra pieusement; éternels, parce qu'on y trouvera l'amère volupté que donne la conscience d'une douleur inconsolable, parce que le bonheur qu'on a perdu est irréparable. Mais cette pieuse fidélité au culte du passé prouvera-t-elle que l'amour est éteint dans le cœur? Au contraire, elle prouvera qu'il n'y a jamais brûlé plus pur et plus ardent... Eh bien... avez-vous ressenti quelque chose de pareil? Non, sans doute; après avoir affreusement souffert, vous avez fui avec horreur les souvenirs de vos souffrances, vous avez remercié Dieu de vous avoir délivrée de votre bourreau, pauvre et malheureuse femme!
—Cela est vrai... Loin de me complaire dans ces souvenirs détestés... je les ai fuis... Mais si fatal, si honteux même, je vous l'accorde, qu'ait été mon amour, je n'en ai pas moins aimé... Je n'aurais pas, sans cela, épousé M. de Lancry.
—Eh mon Dieu! il y a des surprises de cœur comme il y a des surprises de sens; les séduisants dehors de votre mari, ses hypocrites et douces paroles, votre empressement si naturel d'échapper à la tutelle de votre tante, votre confiance ingénue dans un homme que vous croyiez sincère et loyal, votre générosité native, le manque absolu de comparaison, tout vous a poussée à un mariage indigne de vous. Une fois mariée, une fois malheureuse, vous avez pris votre obéissance aveugle au pouvoir de votre mari, votre courageuse observance de vos devoirs, pour le noble dévouement de l'amour; vous avez été vertueuse, résignée... vous vous êtes crue passionnée.
—Mais n'ai-je pas ressenti les tortures de la jalousie?
—Tout s'enchaîne; partant d'une impression fausse, vous vous êtes trompée sur la jalousie comme sur l'amour.
—Je me suis trompée?
—L'ingratitude de votre mari vous a bien plus révoltée que son infidélité.
—Mais pourquoi n'aurais-je pas aimé M. de Lancry?
—Parce qu'il était indigne de vous.
—Comment, vous croyez qu'on n'aime véritablement que les personnes dignes de soi?
—Je crois que vous, Mathilde de Maran, vous ne pouvez aimer, véritablement aimer, qu'une personne digne de vous...
—Mais voyez M. Sécherin, il est aussi bon que sa femme est perverse; elle l'a honteusement trompé, et il l'adore.
—Je ne parle pas de M. Sécherin, je ne généralise pas, je précise. Je vous dis que vous, vous ne pouvez véritablement aimer que quelqu'un digne de vous.
—Mais pourquoi moi plus que toute autre dois-je éprouver ainsi?
—Parce que l'amour doit être pour vous, comme pour les âmes d'élite, je vous le répète, un magnifique échange de généreux sentiments.
—Vos raisons sont spécieuses, et la vanité pourrait venir en aide à la conviction,—dis-je à M. de Rochegune; mais je ne suis pas persuadée.
—Vous le serez.
—Mais pourquoi voulez-vous me donner cette conviction que mon cœur a été surpris, que je n'ai pas véritablement aimé, et que je dois aimer quelqu'un digne de moi?
—Je veux vous donner cette conviction pour vous amener à être heureuse et fière de mon aveu, je vous l'ai dit...
—Expliquez-vous...
—En vous prouvant que vous n'avez jamais aimé, que vous ne pouvez aimer qu'un homme digne de vous, je vous amène nécessairement à avouer que vous aimerez un jour.
—Je n'avoue pas cela du tout... Qui vous dit d'abord que je trouverai cet homme digne de moi; et puis enfin, qui vous dit que je l'aimerai...
—Tout me le dit. Ce sera une des exigences de votre position; mais votre caractère, vos principes sont tels, que lorsque vous aimerez il faudra que non-seulement vous puissiez avouer hautement votre amour, mais vous en glorifier à la face du monde...
—Un tel amour est rare...
—Et les hommes dignes de l'éprouver plus rares encore. Aussi vous dis je que lorsque vous aurez rencontré un de ces hommes, forcément vous l'aimerez, tout vous y poussera, le besoin de votre cœur, la fierté d'être aimée ainsi, les mystérieuses affinités qui rapprochent les âmes supérieures.
—Mais cet homme?
—Cet homme, si vous le voulez, ce sera moi...
—Vous?...
—Moi... Je vous dis cela, parce que je me crois digne de vous.
—De la part de tout autre, cette assurance serait le comble de la fatuité,—dis-je gravement à M. de Rochegune en lui tendant la main;—mais vous, je vous crois... vous aviez raison, je suis heureuse et fière de cet aveu.
—Je vous le disais bien, reprit-il avec une incroyable simplicité.
—J'imiterai votre franchise,—dis-je à M. de Rochegune.—Il se peut que mon cœur s'éveille. Si jamais j'éprouvais pour vous un amour tel que celui que vous peignez, un amour dont vous et moi pussions nous enorgueillir, alors... je vous le jure, je m'y abandonnerais avec bonheur, avec sécurité... Mais, hélas!... l'amour le plus pur, le plus saint... est-il à l'abri des calomnies du monde?
—Je ne veux pas m'établir le champion du monde, mais le mal qu'il fait a presque toujours pour cause la dissimulation ou la faiblesse de ceux qui se plaignent. La conscience est troublée, alors on manque de courage. Si vous éprouviez au contraire un sentiment dont vous pussiez être fière, que vous pussiez avouer à la face de tous, pourquoi le cacheriez-vous? Si vous le faisiez, ce serait une lâcheté, et vous mériteriez d'être calomniée. Vous n'avez rien à vous reprocher! Alors pourquoi recourir à la feinte, à ces réticences qui accompagnent toujours une conduite coupable? Pourquoi donc, après tout, la vertu n'aurait elle pas son audace comme le vice a la sienne? Pourquoi une femme comme vous et un homme comme moi, je suppose, n'imposeraient-ils pas courageusement à la société leur amour loyal et pur, aussi bien que votre mari et Ursule lui imposent leur double adultère? Le monde aime la résolution, la hardiesse, eh bien! que les honnêtes gens soient aussi hardis, aussi résolus que les gens corrompus; à courage égal, le monde préférera les honnêtes gens: j'en suis sûr.
Je fus charmée de l'expression de noble arrogance qui animait les traits de M. de Rochegune.
—Vous avez raison,—lui dis-je, entraînée malgré moi par le courant de sa généreuse pensée,—il serait beau de réduire la calomnie à l'impuissance en dépassant ouvertement le terme que ses malveillantes insinuations oseraient à peine indiquer.
Après avoir un moment réfléchi, je dis à M. de Rochegune:
—Je vais vous donner une preuve de franchise et de confiance, en vous faisant une question étrange. Il y a trois ans, pourquoi ne m'avez-vous pas parlé ainsi?
—Parce qu'il y a trois ans j'étais plus jeune, et pas assez sûr de moi pour oser vous parler ainsi. Mortagne savait mon amour; il me conseilla fortement de quitter la France, de voyager, d'utiliser ma vie en servant une noble cause, jusqu'à ce que j'eusse acquis assez d'empire sur moi-même pour dégager l'or de ses scories, disait-il, pour épurer tellement cet amour, que je pusse venir vous l'offrir sans rougir.
—Et si en arrivant vous m'eussiez trouvée consolée de l'abandon de mon mari et aimant dignement un cœur digne du mien?...
—Les sentiments élevés et désintéressés sont à l'épreuve des durs mécomptes, si douloureux à l'amour-propre; dans une circonstance pareille, je vous aurais dit ce que je vous dis, offert ce que je vous offre, et cela devant la personne aimée... car, aimée par vous, elle eût été capable de me comprendre.
—Et si j'avais aimé un homme indigne de moi?
—Cela ne se pouvait pas; il est des impossibilités morales comme des impossibilités physiques; je vous le répète, vous ne pouviez qu'aimer sans rougir.
—Mais si le contraire arrivait, homme opiniâtre?
Après m'avoir un instant regardée en silence, M. de Rochegune me dit avec une expression solennelle qui donnait une grande valeur à ces mots:
—Je douterais de moi-même.
. . . . . . . . . .
Tel fut le singulier et premier entretien que j'eus avec M. de Rochegune.
CHAPITRE IX.
LES CONFIDENCES.
Je restai assez longtemps avant de ressentir, si cela se peut dire, le contre-coup de mon entretien avec M. de Rochegune.
Il y avait en lui tant de franchise et de loyauté, que je n'apportai pas dans nos relations la réserve que son aveu aurait peut-être dû m'imposer.
Je continuai de le voir presque chaque soir chez madame de Richeville, où il venait très-assidûment, ainsi que les autres amis de la duchesse; assez souvent aussi je le vis chez moi le matin.
J'avais une telle confiance en moi et en lui que je me laissais aller sans crainte au charme de cette affection naissante. Je ne le cachais pas, j'étais fière, et, je le crois, justement fière des preuves d'attachement que M. de Rochegune m'avait données et de la noble influence qu'à mon insu j'avais exercée sur sa vie.
Je jouissais de ses succès, qui grandissaient chaque jour. Il parlait rarement à la chambre des pairs, mais son éloquence faisait vibrer toutes les âmes généreuses; l'influence de sa parole était d'autant plus puissante que son indépendance était absolue. Il n'appartenait à aucun parti, ou plutôt appartenait à tous par ce qu'ils avaient de noble et d'élevé; partisan déclaré de ce qui était juste, humain, grand, vraiment national, il était impitoyable aux lâchetés, aux égoïsmes, aux hypocrisies: ne s'inféodant à personne, il s'était fait ainsi une position exceptionnelle, stérile pour les avantages personnels qu'il aurait pu en tirer, admirablement féconde pour les augustes vérités qu'il répandait en France, en Europe.
Le retentissement de son nom et de son beau caractère alla si loin, qu'un souverain du Nord, après avoir résisté à toutes les instances de la diplomatie française au sujet d'une concession qu'on lui demandait, fit remettre à M. de Rochegune une lettre dans laquelle il l'informait que, quoiqu'il ne le connût pas personnellement, il se faisait un plaisir d'accorder à la considération de son nom et des services qu'il rendait à la cause de l'humanité... ce qu'il avait jusqu'alors refusé.
Il y avait, ce me semble, autant de touchante estime que de haute bienveillance dans cet hommage d'un prince qui, n'ayant eu aucune relation avec M. de Rochegune (absolument étranger à la question qui se traitait), et sachant son désintéressement des emplois publics, trouvait pourtant le moyen de lui faire une noble part dans les affaires du pays, en accordant à la seule influence de son caractère une concession des plus importantes.
Je n'oublierai jamais la joie de M. de Rochegune lorsqu'il vint me confier cette bonne nouvelle, ni la grâce touchante avec laquelle il voulut me persuader que, puisant toutes ses nobles inspirations dans ma pensée, c'était à moi qu'il devait rapporter cette faveur insigne dont il était si fier.
Quoique inespérée, cette grâce combla plus qu'elle n'étonna les amis de M. de Rochegune. Sa philanthropie éclairée, son talent d'orateur, les guerres qu'il avait faites, son instruction profonde, variée, en faisaient un personnage très-éminent.
Presque tous les étrangers distingués, soit par le savoir, soit par la naissance, tenaient beaucoup à être reçus chez madame de Richeville; et il était facile de voir que la société de la duchesse aimait à faire montre de M. de Rochegune, qui s'était concilié les plus hautes et les plus flatteuses sympathies.
Et pourtant, une fois dans l'intimité, personne mieux que lui n'avait l'art de faire oublier cette supériorité si éclatante et si reconnue, par une simplicité charmante, par une gaieté douce et communicative. Il avait non-seulement le rare talent de plaire, mais encore celui de donner envie de plaire.
Ses préférences pour moi, et, pourquoi ne le dirais-je pas, mes préférences pour lui, car l'affection qui les dictait n'avait rien qui pût me faire rougir, semblaient si naturelles et étaient tellement avouées par nous dans la société de madame de Richeville, qu'on se serait pour ainsi dire fait un scrupule de priver M. de Rochegune du plaisir de m'offrir son bras ou de se placer à côté de moi; cette bienveillante tolérance, de la part de personnes d'une rigidité connue, prouvait assez combien notre attachement était honorable.
J'avais une tendre amitié pour madame de Richeville; chaque jour elle me témoignait de nouvelles bontés. Je chérissais Emma comme j'aurais chéri une jeune sœur, jamais je n'avais été plus heureuse.
Je passais presque toutes mes soirées chez madame de Richeville, à l'exception de mes jours de Bouffons et de quelques autres jours où je restais seule à rêver.
Le matin, je faisais quelques promenades, des visites intimes, ou bien je me mettais au piano.
Je me trouvais si bien de cette nouvelle vie calme et intime, que je n'avais pas voulu consentir à aller quelquefois au bal.
Un fait peut-être inouï dans les fastes de la société vint montrer sous un nouveau jour le caractère déjà si excentrique de M. de Rochegune.
Pour comprendre ce qui va suivre, je dois dire, ce que j'avais d'ailleurs très-facilement oublié, que M. Gaston de Senneville, neveu de madame de Richeville, s'était occupé de moi, pensant nécessairement que l'évidence des soins de M. de Rochegune et l'évidence non moins grande avec laquelle je les accueillais, constituaient une sorte d'amitié fraternelle qui lui laissait, à lui, M. de Senneville, toutes les chances possibles de m'inspirer un sentiment plus tendre.
Il était fort jeune; il avait, je crois, vingt ans. Madame de Richeville le recevait avec bonté: c'était la nullité dans l'élégance et l'insignifiance dans la bonne grâce la plus parfaite; ayant d'ailleurs des manières excellentes, et suppléant à ce qui lui manquait du côté de l'esprit par un usage du monde si précoce, que ses façons exquisement formalistes faisaient un contraste presque ridicule avec sa jolie figure encore toute juvénile.
Après les enfants savants, les petites filles qui font les madames, je ne sais rien de plus fâcheux que les très-jeunes gens qui remplacent la gaieté, l'étourderie confiante de leur âge par un aplomb sérieux, par un dédain profond de tout ce qui est franchement joyeux et amusant. Certes cette cérémonieuse exagération est encore préférable à l'insouciance ou à la familiarité presque grossière de beaucoup d'hommes de la société; aussi, moi et madame de Richeville, nous ne plaisantions que très-intimement de la fatuité grave et compassée de son neveu.
Je l'avais accueilli avec d'autant plus de bienveillance que je ne lui supposais pas la moindre prétention. Il ne m'avait d'ailleurs rendu que de ces hommages que tout homme bien né doit rendre à une femme; mais, de nos jours, les gens de très-bonne compagnie sont si rares, et les hommes s'occupent si peu des femmes, que les moindres égards deviennent presque compromettants. Ainsi ce qui passait pour du savoir-vivre dans le très-petit cercle de madame de Richeville devait sans doute passer pour une cour très-assidue et très-éclairée dans une société moins restreinte et moins choisie.
Il fallait la scène que je raconte pour m'éclairer sur les intentions qu'on prêtait à M. de Senneville ou qu'il avait manifestées lui-même, mais dont je n'avais jamais eu le moindre soupçon.
Madame de Richeville entra un matin chez moi et me dit en m'embrassant:
—Vous me voyez folle de joie. Vous êtes l'héroïne d'un fait inouï, incroyable; on vous aime, on vous admire au delà de ce qu'on peut imaginer; on veut vous dédommager de tout ce que vous avez souffert. Quand je vous disais que le monde avait du bon... il vous rend justice. Me voici décidément optimiste.
Madame de Richeville semblait si exaltée que je lui dis en souriant:
—Mais expliquez-vous donc, dites-moi donc comment je suis devenue, sans m'en douter, l'héroïne de ce fait inouï, incroyable.
—Je vais vous dire cela et vous faire rougir!... oh! mais rougir de toutes vos forces, car les louanges ne vous ont pas été épargnées; mais ce qu'il y a de charmant, c'est que c'est une sottise de mon neveu Gaston de Senneville qui a inspiré à M. de Rochegune les plus éloquentes paroles... et... Mais je vais tout vous dire. Vous savez qu'hier soir, par hasard, j'ai fermé ma porte pour aller au jeudi de madame de Longpré. Je ne pouvais m'en dispenser: il y avait des siècles que je n'y étais allée. Notre bonne princesse et le prince se faisaient les mêmes reproches. J'étais convenue avant-hier avec eux d'aller les prendre; hier nous arrivons tous trois chez madame de Longpré. Je n'estime pas le caractère de cette femme: avec tout son esprit, elle manque de courage; elle laisserait atrocement déchirer devant elle le plus dévoué de ce qu'elle appelle ses amis intimes, sans autres observations que des... Ah! mon Dieu! que dites-vous là? Je n'aurais jamais cru cela!... Mais est-ce bien vrai?... C'est sans doute exagéré, etc. Le prince d'Héricourt va maintenant si peu dans le monde que son arrivée chez madame de Longpré fut presque un événement. Vous ne sauriez croire, ma chère Mathilde, l'effet imposant que produisit sa présence, et comme elle changea presque subitement l'aspect de ce salon au moment où nous entrâmes. On y parlait si bruyamment que c'est à peine si l'on entendit nous annoncer: lorsque le nom du prince retentit, il se fit tout à coup un profond silence; tous les hommes et même quelques jeunes femmes se levèrent.
—Je pense comme vous,—dis-je à madame de Richeville;—en songeant à ces hommages rendus à un homme aujourd'hui déchu de tant de splendeurs passées, mais qui porte à sa hauteur un des plus beaux noms de France, on se réconcilie avec le monde.
—N'est-ce pas? Mais attendez la fin, vous vous étonnerez bien davantage. Il est inutile de vous dire que madame de Longpré voit tout Paris; sa maison est curieuse, parce qu'on y rencontre les sommités (vraies ou contestées) de toutes les opinions et de toutes les sociétés. Après l'arrivée du prince et de sa femme, madame de Longpré, qui, après tout, fait à merveille les honneurs de chez elle, au lieu d'encourager, selon son habitude, une conversation maligne ou méchante, monta l'entretien sur un ton digne de ses nouveaux hôtes. Quelques moments après arriva M. de Rochegune. Son discours d'avant-hier à la chambre des pairs avait eu un grand retentissement; tous les yeux se tournèrent vers lui. Le prince lui tendit la main et l'accueillit comme toujours, avec cette affectueuse cordialité qui devient une précieuse distinction. D'autres personnes arrivèrent, parmi celles-ci mon cher neveu Gaston de Senneville, superlativement bien cravaté, un ravissant bouquet à sa boutonnière et se présentant, vous le savez, avec cette aisance compassée, cette grâce étudiée qui vous font rire...
—Et qui vous désespèrent.
—Certainement, je suis très-bonne parente, et il y a de quoi se désoler... Il y avait donc grand monde chez madame de Longpré. Il faut que je vous nombre les personnes qui se trouvaient là: vous saurez pourquoi. Il y avait entre autres madame de Ksernika et son sauvage de mari, ce qui m'a ravie: vous saurez encore pourquoi. Il y avait madame l'ambassadrice d'Autriche, ce qui m'a encore ravie dans un autre sens, parce que rien de ce qui est délicat et élevé ne peut lui échapper. Il y avait encore (il arrivait en même tempe que nous) ce grand homme d'État de qui M. de Talleyrand a si merveilleusement bien dit Il impose et repose.
—Impossible de le mieux peindre,—dis-je à madame de Richeville.—Mais n'aimez-vous pas aussi beaucoup le portrait que le prince d'Héricourt faisait de lui l'autre jour:
«Au contraire de presque tous les hommes, il sait se faire aimer par sa mâle fermeté, respecter par sa grâce exquise, séduire par les facultés les plus sérieuses et être populaire par l'illustration de sa naissance.»
—Je trouve ce portrait aussi très-ressemblant,—me dit madame de Richeville,—quoique encore loin de l'original, car il est aussi difficile de rendre les nuances d'un noble caractère que d'une belle physionomie. Que vous dirai-je? on trouvait réunie chez madame de Longpré l'élite de Paris, et je fus ravie de voir ainsi le monde au grand complet être témoin de la scène que je vais vous raconter.
—Dites donc vite, car je meurs d'impatience.
Madame de Richeville continua:
—M. de Rochegune causait près de la cheminée avec madame de Longpré. On vint à parler du dernier concert du Conservatoire, où nous étions ensemble, et l'on me demanda si vous étiez bonne musicienne; c'est à ce propos que la conversation s'engagea sur vous.—Certainement, répondis-je, et il est malheureux pour les amis de madame de Lancry qu'elle soit d'une insurmontable timidité; car elle les prive souvent du plaisir de l'entendre: elle a une excellente méthode et un goût parfait...—La première fois que j'ai entendu madame de Lancry parler,—dit M. de Rochegune,—j'ai été certain qu'elle devait chanter à merveille; le timbre de sa voix est si musical, que le chant chez elle n'est pas un talent, mais une sorte de langage naturel.—Madame de Ksernika, qui ne vous pardonne pas sans doute, ma chère Mathilde, le mal qu'elle a voulu vous faire autrefois, sourit d'un air perfide et dit doucereusement à M. de Rochegune, voulant sans doute l'embarrasser:—Vous êtes un des grands admirateurs de madame de Lancry, monsieur?—Oui, madame, mais je l'aime peut-être encore plus tendrement que je ne l'admire,—dit M. de Rochegune d'une voix si ferme, d'un ton si franc, si respectueux, si passionné, que, malgré sa singularité, cet aveu public sembla la chose du monde la plus convenable.
—Je sais mieux que personne la loyauté de M. de Rochegune,—dis-je à madame de Richeville en rougissant.—Que devant vous et vos amis il ait la franchise de son attachement pour moi, soit; mais devant des personnes dont la bienveillance ne m'est pas assurée...
—Vous êtes injuste, ma chère Mathilde; la fin de ceci vous prouvera que notre ami a au contraire parfaitement agi. Madame de Ksernika releva, bien entendu, le mot de tendrement, et dit à M. de Rochegune en minaudant et pour lui porter un coup dangereux:—Voici qui est au moins très-indiscret. Savez-vous que c'est une espèce de déclaration qui pourra bien revenir aux oreilles de madame de Lancry?—Eh!... croyez-vous, madame, dit M. de Rochegune,—qu'il n'y a pas longtemps que j'ai déclaré à madame de Lancry que je l'aimais passionnément? Madame de Ksernika prit un air étonné, effaré, baissa les yeux, les releva, les baissa encore avec une expression de pudeur alarmée, et dit enfin:—Je suis désolée, monsieur, d'avoir, par une plaisanterie, provoqué une réponse dont les conséquences peuvent être aussi graves pour la réputation de madame de Lancry et...—M. de Rochegune ne la laissa pas achever, et lui dit de l'air du monde le plus naturel:—Et pourquoi donc, madame, la réputation de madame de Lancry souffrirait-elle de ce que j'ai dit? Ne doit-on pas s'enorgueillir de l'admiration et de l'amour qu'on éprouve pour elle? ne se fait-on pas gloire d'être sensible à tout ce qui est noble et grand? faut-il dissimuler son enthousiasme, parce que c'est une femme jeune et charmante qui a une âme noble et grande?—Non, sans doute, monsieur, reprit madame de Ksernika avec son sourire perfide. Seulement, cet enthousiasme pourrait faire supposer aux médisants que la personne qui l'inspire n'y est pas insensible...—Mais tout ce que je désire, c'est que les médisants soient des premiers convaincus que madame de Lancry n'est pas du tout insensible à l'enthousiasme quelle m'inspire, s'écria M. de Rochegune en jetant sur madame de Ksernika un regard de mépris sévère.—Les médisants!... mais si par hasard vous en connaissez, madame, faites-moi donc la grâce de leur dire que madame de Lancry sait le profond amour qu'elle m'inspire, qu'elle a pour moi un attachement sincère, que je la vois chaque jour, et qu'il n'y a pas de bonheur comparable à celui que je goûte dans cette intimité charmante.—M. de Rochegune, en établissant ainsi fièrement et hardiment une intimité que les insinuations de madame de Ksernika voulaient laisser dans un demi-jour perfide, renversait le méchant échafaudage de cette femme; tout interdite, elle voulut appeler à son aide mon neveu Gaston de Senneville, qui s'était, à ce qu'il paraît, déclaré votre adorateur, et avait laissé croire que vous ne repoussiez pas ses prétentions.
—Mais M. de Senneville ne m'a jamais dit un mot qui pût me le faire supposer,—m'écriai-je...—et jamais moi-même...
—Mon Dieu, ma chère enfant, je le sais bien,—me dit madame de Richeville en m'interrompant;—aussi vous allez voir comme mon neveu a été puni de son outrecuidance. Les loyales paroles de M. de Rochegune l'avaient déjà mis très-mal à son aise, comme bien vous pensez. Il devint pourpre. Madame de Ksernika lui dit en le regardant d'un air moqueur:—Eh bien! monsieur de Senneville, que pensez-vous des idées de M. de Rochegune sur la discrétion?—Mon malheureux neveu ne brille pas par l'improvisation. Il fallut pourtant parler, sous peine de passer pour un sot. Vous aller voir qu'il ne gagna pas beaucoup à rompre le silence. Il répondit donc d'un air sentencieux à la question de madame de Ksernika:—Je trouve, madame, que M. de Rochegune ne paraît pas faire cas du mystère en amour, et je ne puis être de son avis; il y a tant de charme dans l'obscurité que... dans le demi-jour que l'on... Et puis ce fut tout; impossible à Gaston d'aller plus loin. Sa voix s'altéra, tous les regards s'attachèrent sur lui, il balbutia, toussa; M. de Rochegune en eut pitié et lui répondit d'abord avec une sorte d'affabilité presque paternelle, puis en s'animant peu à peu:—Je vous assure, mon cher monsieur de Senneville, que je sais tout le prix de l'ombre et du mystère... par exemple, pour une beauté douteuse, ou sur le retour, pour une lâche perfidie, pour un amour menteur ou coupable; mais, voyez-vous, lorsqu'il s'agit d'une beauté aussi pure, aussi éclatante qu'un beau marbre antique éclairé des premiers rayons du soleil (c'est pour madame de Lancry que je dis cela),—ajouta-t-il par une parenthèse moqueuse en regardant fixement madame de Ksernika;—mais lorsqu'il s'agit d'un sentiment qui fait l'orgueil et le bonheur de ceux qui le partagent (c'est de mon amour que je parle ainsi); pour mettre cette beauté, cet amour en lumière, je ne sais pas de jour assez radieux, d'azur assez limpide, de voix assez sonore, d'adoration assez retentissante... Alors, en comparant les divines jouissances que l'on goûte ainsi, le cœur fier, le front haut, l'œil hardi, à de ténébreux plaisirs, honteux et craintifs, je me demande qui a jamais pu comparer l'aigle au hibou, le soldat à l'assassin, l'honneur à l'infamie, ce qui s'avoue à ce qui se cache, ce qui se dit à ce qui se tait; je vous demande enfin à vous-même, madame, si dans ce moment je ne dois pas être mille fois plus heureux de pouvoir prononcer tout haut le nom de la femme que j'aime, que d'être forcé de balbutier en rougissant ce nom chéri ou de le profaner par mon impudence. —Jamais,—s'écria madame de Richeville avec exaltation,—vous ne pourrez vous imaginer, ma chère Mathilde, l'admirable expression des traits de M. de Rochegune pendant qu'il parlait ainsi, le feu de son regard, la puissance, la fierté de son geste, l'accent ému, passionné, de sa voix, son attitude à la fois si calme et si impérieuse! Que vous dirai-je? l'impression qu'il produisit fut électrique; tous ceux qui assistaient à cette scène, Gaston, madame de Ksernika elle-même, partagèrent le chevaleresque enthousiasme de M. de Rochegune durant un de ces moments si rares, si fugitifs, où toutes les âmes montées à un généreux unisson vibrent noblement à de fières et éloquentes paroles. Ce n'est pas tout: la première exaltation apaisée, le prince d'Héricourt, comme pour donner une consécration suprême aux paroles de M. de Rochegune, le prince d'Héricourt dont la voix a tant d'autorité, vous le savez, en matières de principes et d'honneur, s'écria en prenant dans ses mains la main de M. de Rochegune:—Bien, bien, mon ami! qu'une fois au moins il soit bien proclamé et prouvé à la face du monde qu'il est des amours si élevés, si honorables, que ceux qui les partagent peuvent prendre tous les gens de bien et de cœur pour confidents; soyez sûr que la société acceptera cet amour aussi loyalement qu'il est posé devant elle. Il vous appartenait, à vous et à une jeune femme dont je ne prononce le nom qu'avec le respectueux intérêt qu'elle mérite, de faire revivre de nos jours l'une de ces pures et saintes affections qui exaltent les belles âmes jusqu'à l'héroïsme.—Vous avez raison, mon ami,—ajouta la vénérable princesse d'Héricourt.—Au moins une pauvre jeune femme qui a bien souffert saura que si le monde a été malheureusement impuissant à lui épargner d'affreux chagrins, il lui a tenu compte du courage, de la pieuse résignation qu'elle a montrée, et qu'il lui témoigne sa sympathie en respectant les consolations qu'elle cherche dans un sentiment dont les personnes les plus austères se glorifieraient.—Espérons aussi,—dit le prince d'une voix imposante et sévère,—que ce qui s'est dit ici aura un retentissement salutaire... que ces paroles parviendront jusqu'à ceux qui croient que la société n'a ni le pouvoir ni l'énergie de châtier les lâches excès que la justice humaine ne peut atteindre. Qu'une fois au moins, et puisse cet exemple être fécond! la voix publique flétrisse un homme indigne et le punisse en prononçant contre lui une sorte de divorce moral; que cette voix dise à la noble et malheureuse femme de cet homme: «A celui qui vous a abreuvée de chagrins et d'outrages, à celui qui s'est séparé de vous pour se déshonorer par une vie d'un cynisme révoltant, à celui-là vous ne devez rien, madame, rien que de conserver son nom sans tache, parce que son nom est désormais le vôtre... Votre cœur est blessé, pauvre femme; après avoir longtemps souffert et pleuré en silence, vous trouvez de douces consolations dans un attachement aussi dévoué que délicat. Ni Dieu ni les hommes ne peuvent vous blâmer.» Ce sentiment est noble, pur et franc; le monde y applaudit, sa médisance l'épargne! Encore une fois, honneur et gloire à vous, mon ami,—ajouta le prince en serrant avec une nouvelle émotion la main de M. de Rochegune dans les siennes.
—Désormais, au moins, deux cœurs malheureux, et séparés par les lois humaines, pourront sans crainte chercher le bonheur dans un sentiment dont ils n'auront point à rougir... Votre exemple aura été leur guide et leur salut. Si on les calomniait, ils citeraient votre nom, et la calomnie se tairait...