Mathilde: mémoires d'une jeune femme
MATHILDE
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME
PAR
EUGÈNE SÜE.
PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.
1845
TOME SIXIÈME.
CHAPITRE PREMIER.
UNE CONSULTATION.
Quel douloureux spectacle, mon Dieu, s'offrit à ma vue!
Les moindres détails de cette scène sont à jamais gravés dans ma mémoire. La tenture de la chambre d'Emma était de mousseline blanche, ainsi que ses rideaux et les draperies de son lit; les volets à demi fermés ne laissaient parvenir qu'un faible jour dans cet appartement. C'est à peine si l'on distinguait, au milieu de la blancheur des voiles qui l'entouraient, le pâle et angélique visage d'Emma, encadré de ses bandeaux de cheveux blonds un peu humides; ses grands yeux presque sans regard étaient à demi fermés sous leurs longues paupières qui jetaient une ombre transparente sur ses joues déjà creusées par la maladie: quelquefois ses lèvres s'agitaient faiblement; elle tenait ses deux petites mains croisées sur son sein virginal dans une attitude pleine de grâce et de modestie.
Je n'avais pas vu Emma depuis deux jours; je fus épouvantée du changement de ses traits.
Madame de Richeville, agenouillée à son chevet, la serrait dans une étreinte convulsive et couvrait de larmes et de baisers ses yeux, ses joues, son front, ses cheveux.
Une de ses femmes, étouffant ses sanglots, était à demi penchée sur le lit, tenant une tasse à la main.
—Grand Dieu! qu'y a-t-il?—m'écriai-je en courant à madame de Richeville et m'agenouillant près d'elle.
Elle ne répondit rien et redoubla ses caresses.
Je saisis la main d'Emma, elle était sèche et brûlante; sa respiration haute semblait pénible, oppressée, et causait surtout les alarmes de madame de Richeville.
—A-t-on envoyé chercher le médecin?—dis-je tout bas à la femme de chambre.
—Hélas! non, madame; la crise de mademoiselle a été si brusque que tout le monde a perdu la tête.
—Donnez-moi cette tasse, et allez tout de suite faire demander M. Gérard,—lui dis-je.
Cette fille sortit précipitamment.
—Emma... Emma, mon enfant! tu ne m'entends donc pas?... Mon Dieu! tu ne me vois donc pas?—s'écria madame de Richeville à travers ses sanglots,—je t'en supplie... bois un peu...
Et se retournant pour prendre la tasse, elle m'aperçut:
—Ah! je vous le disais bien!—murmura-t-elle en me montrant sa fille d'un regard désespéré...—Perdue... perdue... Je ne lui survivrai pas!...
—Silence... par pitié pour elle et pour vous, silence!
—Elle ne vous reconnaît plus, elle ne veut rien prendre de ma main... Cette potion la sauverait peut-être...
Et elle approcha une cuiller des lèvres de la jeune fille, qui détourna doucement la tête...
—Je vous le disais... elle sait tout... elle me méprise... elle me hait... O mon Dieu! elle va mourir en maudissant sa mère...
Et, perdant complétement la raison, madame de Richeville se tordit les bras de désespoir; ses sanglots devinrent convulsifs, puis ils cessèrent tout à coup; ses larmes s'arrêtèrent, elle s'affaissa sur elle-même et fut bientôt en proie à une horrible attaque de nerfs.
Je sonnai ses femmes; elles la transportèrent chez elle, et je restai auprès d'Emma.
Le docteur Gérard arriva presque aussitôt.
Il se fit rendre un compte exact de la nuit, qui avait été très-agitée. Le matin, Emma s'était un peu assoupie. En se réveillant, elle avait longtemps regardé madame de Richeville; puis elle avait dit quelques mots inintelligibles pendant le délire de son accès de fièvre. Cette crise passée, elle était retombée dans l'état de torpeur, d'insensibilité où nous la voyions.
M. Gérard s'approcha du lit, considéra quelque temps Emma et écouta sa respiration avec attention.
J'observai les traits du médecin avec anxiété: ils étaient soucieux et sombres. Après s'être un moment recueilli, il me dit:
—Madame, je désirerais rester un moment seul avec vous, puisque madame la duchesse de Richeville n'est malheureusement pas en état de m'entendre...
Je fis un signe; les deux femmes sortirent.
—Mon Dieu! monsieur,—m'écriai-je,—qu'y a-t-il donc?...
—Le danger est grand... très-grand...
—Au nom du ciel, monsieur... tout espoir est-il donc perdu?
—Je le crains, madame... La science est malheureusement impuissante à combattre des causes purement morales, qui produisent des réactions physiques toujours renaissantes. En vain on lutte contre les effets du mal... lorsque le foyer du mal nous échappe. Aussi... en présence de l'état si grave de mademoiselle Emma... je dois... il faut...
Voyant l'hésitation de M. Gérard:
—Monsieur,—lui dis-je,—je suis la meilleure amie de madame de Richeville, j'aime Emma comme une sœur. Je puis répondre à toutes vos questions...
—Aussi vous ai-je priée, madame, de renvoyer les femmes de madame la duchesse. Ce que je dois vous dire est tout confidentiel.
Après une nouvelle pause, il continua:
—J'ai donné mes soins à mademoiselle Emma, soit au Sacré-Cœur, soit ici. Son caractère m'a toujours semblé d'une exaltation concentrée, son imagination très-vive, son esprit très-impressionnable, sa candeur profonde... Je ne sais si je me suis trompé.
—Nullement, monsieur;... seulement, avec madame de Richeville et avec moi, Emma est toujours d'une franchise, d'une expansion pour ainsi dire involontaire, tant elle est chez elle impérieuse...
M. Gérard réfléchit quelques instants et reprit:
—C'est aussi ce que m'a souvent dit madame de Richeville; et cette assurance, de la part d'une personne qui connaît si bien mademoiselle Emma, avait suffi pour écarter jusqu'ici certains soupçons qui m'étaient venus, et que je regrette amèrement de ne vous avoir pas plus tôt confiés.
—Comment cela, monsieur?
—J'aurai bientôt l'honneur de vous dire pourquoi... Madame, selon moi, la cause de la maladie de mademoiselle Emma est toute morale: ses rêveries plus fréquentes, son état de langueur datent depuis assez longtemps; mais ces symptômes ont un caractère plus sérieux depuis quelques semaines, subitement grave depuis quelques jours, et sérieusement alarmant depuis hier... Maintenant, ce qui me reste à vous dire, madame, est très-délicat; mais il y va presque de la vie de cette enfant.
—Monsieur, de grâce!
—Eh bien!... madame... vous qui voyez chaque jour mademoiselle Emma, vous qui vivez dans son intimité, n'avez-vous aucune raison de lui soupçonner... un penchant... une inclination contrariée?
—A Emma?... non, monsieur... aucune... Mais qui peut vous le faire croire?
—Je vous le répète, madame, les symptômes de sa maladie ont tout le caractère de ces affections de langueur causées par de secrets chagrins du cœur. Souvent j'ai été sur le point de vous exprimer mes doutes; mais madame la duchesse et vous, madame, en me parlant sans cesse de l'extraordinaire franchise de cette jeune personne, vous avez éloigné cette idée...
Après avoir de nouveau réfléchi, ne trouvant véritablement rien qui pût justifier les soupçons de M. Gérard, je lui répondis:
—Non, monsieur, je ne puis supposer à Emma aucun amour contrarié; et je m'étonnerais même que cette pensée vous fût venue, si, comme moi, vous saviez qu'Emma est d'une candeur, d'une ignorance pour ainsi dire enfantines. D'ailleurs il lui eût été impossible de cacher un tel secret, soit à madame de Richeville, soit à moi.
—Cette candeur, cette ignorance enfantines, madame, loin de détruire mes convictions, les augmenteraient encore.
—Comment donc cela, monsieur?
—Peut-être ignore-t-elle elle-même le penchant qu'elle ressent. En vous rappelant ses confidences, ses révélations, madame, ne vous souvenez-vous pas de quelques circonstances en apparence insignifiantes qui, expliquées, interprétées de la sorte, pourraient nous éclairer?
—Non, plus j'y songe, monsieur,—lui dis-je après un nouveau moment de réflexion,—plus j'y songe, moins cette supposition me paraît acceptable... Pourtant, sans m'expliquer entièrement sur un secret qui ne m'appartient pas, et en vous demandant grâce pour ma réserve, je dois vous dire que madame de Richeville et moi nous avons craint qu'Emma n'eût fait une découverte d'une très-grande importance pour elle... une découverte relative à sa famille... et que cette pauvre enfant n'en eût été, n'en fût vivement affectée.
M. Gérard semblait de plus en plus embarrassé, ce que je venais de lui dire ne parut lui faire aucune impression; il secoua la tête d'un air de doute, alla de nouveau près d'Emma, écouta sa respiration, qui semblait un peu apaisée, tâta son pouls, et me dit:
—Elle est mal, bien mal... une cause morale occasionne tous ces ravages, on ne pourrait donc compter que sur une guérison morale... Il est des exemples merveilleux de personnes rappelées à la vie par la seule présence de l'être qu'elles regrettaient ou qu'elles désiraient voir... Et... je ne vous le cache pas, madame, il faudrait un miracle de ce genre pour sauver mademoiselle Emma.
—Ah! monsieur, vous m'épouvantez!—m'écriai-je en voyant la funeste expression de la physionomie du médecin.
—Cela n'est que trop certain,—reprit-il,—et je tiens d'autant plus, madame, à vous convaincre de l'imminence du danger qu'elle court... que cette considération seule peut surmonter ma répugnance à vous entretenir d'une communication bizarre, qui m'a été faite d'une manière fort désagréable.
—Que voulez-vous dire, monsieur?... de quelle communication voulez-vous parler?
—Ce matin, un commissionnaire inconnu a apporté chez moi un petit coffre renfermant dix billets de mille francs et une lettre que je dois vous montrer, quoi qu'il m'en coûte.
M. Gérard lut ce qui suit:
«Ces dix mille francs sont à vous, si vous vous chargez d'apprendre à madame de Lancry que mademoiselle Emma de Lostange se meurt d'amour pour M. le marquis de Rochegune...»
...Il en est de certaines émotions morales comme de certains faits physiques: un coup violent vous frappe à la tête, vous renverse; on ne ressent rien d'abord qu'une profonde commotion... un vertige douloureux pendant lequel toute pensée s'éteint. Vous tombez en ayant seulement la vague conscience d'un grand péril...
Il en fut ainsi pour moi de cette foudroyante révélation.
Je reçus au cœur un coup affreux, mes idées se troublèrent dans un pénible étourdissement; pendant une seconde je ne vis plus rien, je n'entendis plus rien.
L'appartement était si obscur que le médecin ne s'aperçut pas de l'altération de mes traits; il continuait de parler:
—Je n'ai pas besoin de vous dire, madame, que les dix mille francs ont été immédiatement envoyés aux hôpitaux; mais enfin, à des yeux prévenus, ne pouvais-je pas sembler servir je ne sais quel intérêt mystérieux en révélant soit à madame de Richeville, soit à vous, madame, un fait ou du moins une grave présomption que je partageais depuis quelque temps, et que les raisons que je vous ai dites, madame, m'avaient fait taire jusqu'à présent!... Encore une fois ma conviction était formée quant au sentiment que devait éprouver mademoiselle Emma, mais non pas quant à l'objet de ce sentiment, car je n'ai l'honneur de connaître M. de Rochegune que de nom. Enfin, madame, vous croirez à la parole d'un honnête homme: je n'aurais pas reçu ce matin cette étrange communication, que ce matin j'aurais fait part de mes craintes, ou plutôt de mes convictions, à madame la duchesse de Richeville, tant l'état de mademoiselle Emma est alarmant. Maintenant, madame, croyez-vous que le penchant ignoré ou contrarié qu'éprouve mademoiselle Emma ait M. de Rochegune pour objet? le voyait-elle souvent?
—Oui, monsieur... il la voyait presque chaque jour...
—Et pensez-vous que M. de Rochegune partage cette affection, ou du moins qu'il en fut instruit?
—Je ne le pense pas, monsieur... non, je ne le pense pas.
Après un moment de silence je dis tout à coup au docteur d'une voix altérée et d'un ton solennel:
—Ainsi... cette enfant est en danger de mort... monsieur, et c'est une passion concentrée qui la tue?
—Je le crois, madame, sur mon honneur je le crois; et s'il reste une seule chance de salut à cette malheureuse jeune fille... elle est dans l'espérance qu'on pourrait éveiller en elle en lui disant que son amour est partagé par M. de Rochegune. Avant tout il faut la sauver...
—Maintenant, monsieur, dans l'intérêt du salut d'Emma... il me reste à vous demander un service de la plus haute importance...
—Madame, parlez...
—Veuillez me remettre cette lettre, et me donner votre parole de ne jamais dire à personne... personne... que vous l'avez reçue.
M. Gérard se consulta un instant afin sans doute de ne pas agir légèrement, et reprit:
—Ma conscience n'a rien à me reprocher, les pauvres profitent des dix mille francs, la révélation que je vous ai faite est d'accord avec ma conscience, je ne vois aucun obstacle à vous donner ce billet et la parole que vous me demandez, madame.
—Je vous remercie, monsieur.
—Songez bien, madame,—me dit le docteur Gérard d'un ton grave, imposant, en retournant près du lit d'Emma,—songez bien que vous vous chargez d'une grave responsabilité... les moments sont précieux; je viens de voir madame la duchesse, elle est hors d'état de s'occuper en ce moment de sa jeune parente... Le sort de cette jeune fille repose entièrement sur vous... Si vous avez à lui donner quelque espoir, que ce soit le plus tôt possible... avec les plus grands ménagements. Son accès de fièvre a diminué,—ajouta-t-il en lui tâtant le pouls,—elle s'est un peu assoupie, peut-être le délire aura-t-il cessé... Si alors elle peut vous entendre, si le cerveau n'est pas encore tout à fait pris, il reste quelque chance de salut.
—Vous avez raison, monsieur,—lui dis-je avec amertume,—c'est une grande... bien grande responsabilité que la mienne... terrible en effet...
Après avoir de nouveau considéré Emma, le docteur me dit:
—Il me semble voir une larme sous ses cils... c'est une preuve de détente, une faible amélioration... Dès qu'elle pourra vous entendre, parlez-lui de M. de Rochegune, avec réserve d'abord; vous examinerez bien attentivement l'effet que ce nom produira sur elle... sur sa physionomie...
—Oui, monsieur... oui... j'observerai.
—Puis, si vous voyez que ce nom éveille en effet en elle quelque émotion, si légère qu'elle soit, vous pourrez l'entretenir de l'espoir de le voir bientôt... est-il ici?
—Non... non, monsieur, il est absent depuis plusieurs jours.
—Et c'est justement depuis plusieurs jours que l'état de mademoiselle Emma s'est aggravé... Ce départ aura fait éclater cette dernière crise... Vous pourrez donc parler à mademoiselle Emma du prochain retour... de M. de Rochegune; lui dire qu'il la reverra avec plaisir... peut-être même qu'il a deviné ses sentiments et qu'il les partage... l'important est de la sauver d'abord...
—Sans doute, monsieur... il faut la sauver,—dis-je presque machinalement.
—Ainsi, par exemple, si vos paroles ramenaient quelque résultat inespéré, vous pourriez peut-être, pour porter un coup décisif, lui faire entrevoir l'espérance de se marier avec M. de Rochegune... Encore une fois, elle est en danger de mort, il s'agit de la sauver... Si cette union est impossible, on le lui apprendra plus tard, peut-être avec moins de danger: on n'éprouve pas deux fois des crises pareilles.
—Vous croyez, monsieur?
—Sans aucun doute... Si par miracle elle revenait à la vie, on la laisserait dans cette confiance jusqu'à son rétablissement, nécessairement très-prompt. Le bonheur est un si grand sauveur! dans les maladies morales, il opère souvent des merveilles. Allons, madame, je n'ose vous dire d'espérer... mais courage... Sans doute votre responsabilité est grande; mais personne mieux que vous ne peut tenter cette épreuve, qui exige tant de délicatesse, tant de tact et tant de dévouement: vous êtes l'amie intime de madame de Richeville, presque la sœur de cette pauvre enfant; la dernière chance qui la rattache à la vie ne peut être confiée à des mains plus sûres et plus dévouées... A ce soir donc, madame, je reviendrai.
Après avoir ordonné quelques prescriptions, il sortit.
Une des femmes de madame de Richeville vint me prévenir que la duchesse était toujours dans un état nerveux déplorable.
Je lui dis de retourner auprès de sa maîtresse, qu'Emma sommeillait.
Et je restai seule...
Seule avec cette malheureuse jeune fille, qui, dans son innocence, me portait le coup le plus cruel qui pût m'atteindre...
O mon Dieu, vous le savez, je tombai à genoux auprès de ce lit funèbre, je vous suppliai avec ferveur de chasser de moi les détestables pensées, les instincts homicides... oui, homicides... car quelquefois on tue par la parole ou par le silence, comme on tue avec le fer.
Seigneur, Seigneur! vous à qui rien n'échappe, vous avez alors pu découvrir dans les plus secrets replis de mon cœur... de ces ressentiments qui sont déjà presque des crimes...
CHAPITRE II.
RÉVÉLATION.
J'étais là seule... seule avec Emma, attendant son réveil... attendant un moment lucide de son agonie pour interroger son cœur... pour lui révéler un amour qu'elle ressentait et qu'elle ignorait peut-être...
Moi... moi... lui révéler cet amour!
Et cet amour... elle l'éprouvait.
Une fois cette terrible voie ouverte à ma pensée, j'y marchai avec une effrayante rapidité; je ne pouvais concevoir mon aveuglement passé.
Je m'expliquai certaines bizarreries de la conduite et des paroles d'Emma. Mille ressouvenirs me frappèrent alors... ainsi, entre autres, elle éprouvait une émotion pénible en voyant tomber de la neige... et la neige avait failli servir de linceul à M. de Rochegune.
Enfin dernière preuve, fatale preuve! depuis quelque temps n'éprouvait-elle pas, à son insu sans doute, un vif sentiment de jalousie contre moi?
Ce premier mouvement de répulsion que je lui inspirais, auquel Emma cédait d'abord en rougissant, puis qu'elle surmontait ensuite, ne démontrait-il pas la force de son amour?
Et d'ailleurs cet amour n'était-il pas probable, inévitable?... cette enfant voyant chaque jour un homme tel que M. de Rochegune, n'entendant que ses louanges, pouvait-elle s'empêcher de l'aimer?
Un moment j'accusai amèrement madame de Richeville d'imprudence... Pauvre malheureuse mère!...
Ensuite ce fut sur M. Lugarto que tomba tout le poids de mon exécration.
Oh! il se vengeait du mal qu'il m'avait déjà fait... il s'en vengeait d'une manière bien atroce...
Mais comment, lui qui ne voyait jamais Emma, avait-il pénétré un secret que madame de Richeville et moi nous ignorions, un secret que le docteur Gérard soupçonnait seulement?
La duchesse se croyait sûre de ses gens; mais M. Lugarto n'avait-il pu en corrompre quelques-uns? et d'ailleurs comment ses gens mêmes avaient-ils lu dans le cœur d'Emma mieux que sa mère, mieux que moi?
En y songeant, cela ne se concevait que trop... J'étais constamment préoccupée de mon amour, madame de Richeville portait elle-même un vif intérêt à cet amour; certaines remarques, certaines évidences avaient dû nous échapper: le soupçon de la passion d'Emma était à mille lieues de notre pensée...
Emma avait-elle donc une confidente parmi les femmes de madame de Richeville? Cela n'était pas dans son caractère, et ces femmes semblaient toutes dévouées à sa mère. Quant à ce dévouement... l'or est, hélas! un puissant corrupteur... et M. Lugarto était bien riche.
Ces réflexions paraissent calmes, froides, presque puériles, en présence du coup dont j'étais menacée; mais elles ne m'empêchaient pas d'être en même temps assaillie de terreurs bien déchirantes.
Comme l'œil de Dieu embrasse à la fois toutes choses, j'embrassais en un instant et d'un seul regard tous les mondes de la douleur... tous les espaces du désespoir... depuis les causes les plus formidables jusqu'aux effets les plus infimes.
D'autres fois je ne pouvais pas moralement croire à cet anéantissement foudroyant de mes espérances.
Cela me paraissait surnaturel. C'était le contraire des miracles; si palpable que fût la réalité... je me refusais d'y croire.
J'opposai à l'évidence des faits des raisons qui me semblaient aussi puissantes, aussi immuables que les lois de la nature.
—Non... non... me disais-je, Emma ne peut pas aimer M. de Rochegune; elle ne le peut pas: cet amour causerait ou sa mort ou mon malheur éternel... et je ne veux pas la mort de cette jeune tille, et je ne veux pas être éternellement malheureuse.
Il est impossible que je renonce à mon amour, que je retourne auprès de M. de Lancry; il est impossible que j'aie touché de si près le bonheur pour le voir ainsi s'abîmer à mes yeux... il est impossible que je me voue à un avenir aussi affreux que serait le mien...
L'accomplissement de ces craintes m'eût semblé un rêve monstrueux. Cette accumulation de malheurs sur une seule créature ne passait-elle pas les bornes du possible?
Dieu ne pouvait pas vouloir cela; c'était damner trop sûrement et trop facilement une âme... Je me révoltais contre cette implacable persécution de la destinée... Je demandais ce que j'avais fait... moi, pour que le sort me fût si fatal!
Alors je ne sais quelle voix à la fois sévère et paternelle me répondait:
«Et cette enfant, cet ange qui agonise, qu'a-t-elle fait? et elle meurt... Son âme est si pure, qu'elle ignore même l'amour qu'elle ressent... Elle ne l'a dit à personne... elle a langui... elle a souffert, elle ne s'est jamais plainte, elle ne se plaindra jamais, et elle meurt!...
«Comme les fleurs qui se flétrissent quand le soleil leur manque, et qui ignorent ce que c'est que le soleil... elle a senti l'amour qui ferait sa vie lui manquer... et elle s'est flétrie... Elle n'avait pas besoin... elle... de sophismes, de subtilités, pour justifier son amour... Elle était jeune et libre... Elle a aimé un homme jeune et libre comme elle... Son amour a été selon les lois de Dieu et des hommes... Elle a seize ans, et elle meurt...
«Ferme à jamais les yeux, pauvre enfant; ton amour virginal sera enseveli avec toi... Ne crains rien... tout le monde l'ignorera comme toi. A voir tes deux petites mains pâles et amaigries croisées sur ton sein, on dirait que ton pudique instinct veut cacher cet amour, comme si on pouvait le deviner à travers la limpidité de ton âme... Dors... dors du sommeil éternel... Pauvre enfant.»
Et alors je me sentais attendrie malgré moi. Je jetais des yeux humides sur la douce et mourante figure d'Emma... La nuit était proche; son beau visage, blanc comme l'albâtre, semblait resplendir au milieu des ombres qui envahissaient son alcôve.
Elle sommeillait légèrement; sa pauvre figure, endolorie, abattue, avait en ce moment une magnifique expression de résignation et de souffrance candide...
—O mon Dieu! mon Dieu! m'écriai-je en tombant à genoux, elle est bien affreusement malheureuse! Mais au moins elle ignore la cause de ses maux; elle mourrait sans regrets... et moi, je ne vivrais pas dans un désespoir éternel...
Puis songeant à ce que ce vœu avait d'horrible, comprimant mes sanglots, je demandais pardon à Emma.
Dans mon remords d'avoir conçu cette criminelle pensée, je m'exaltais jusqu'à l'héroïsme. J'entendis de nouveau la voix mystérieuse, elle faisait vibrer presque malgré moi les plus généreuses cordes de mon âme.
«Courage... courage... pauvre femme...—me disait-elle,—ta croix est lourde; courage, un pas encore, et tu auras gravi la dernière cime de ton calvaire...
«Alors... de là... du haut de ton renoncement sublime, comme le Christ du haut de sa croix, placée entre les hommes et Dieu, tu contempleras au-dessous de toi cette enfant que tu auras sauvée, sa mère qui te bénira.. Quant à l'homme si digne de toi, que tu aimais si dignement... tu diras en cachant tes larmes... S'il savait...
«Courage... oh! il faut une résolution plus qu'humaine pour ceindre ainsi volontairement la couronne saignante d'un martyre ignoré. Mais aussi quel baume épandront sur tes blessures les ineffables, les maternelles consolations de ta conscience!
«Oh! tu ne sais pas encore, pauvre femme, ce que c'est que d'avoir acquis, à force de sacrifices, le droit de pleurer sur soi!
«Oh! tu ne sais pas la pieuse douceur de ces larmes saintes et fécondes... Tu ne sais pas avec quel miséricordieux orgueil on les sent couler en sachant que d'autres les verseraient, mais plus âcres, mais plus brûlantes encore...
«Tu ne sais pas les religieuses voluptés de la douleur! Tu ne sais pas comme on souffre et comme on jouit à la fois, en se disant, le cœur brisé, les yeux noyés de larmes, les lèvres tressaillantes de sanglots:—«Je suis bien malheureuse, oh! bien affreusement malheureuse! mais au moins ils sont heureux... ceux-là pour qui je souffre tant...
«Oh! oui... sois fière de cet amour, au nom duquel tu vas t'immoler... Sois-en fière... c'est ton premier, ton seul, ton noble amour. Vois les pensées qu'il t'inspire, vois ce que tu ressens, au lieu d'une jalousie grossière comme celle qui autrefois t'animait contre Ursule...
«Qu'éprouves-tu pour Emma? Les plus hautes, les plus touchantes aspirations... Elle meurt d'amour pour celui que tu chéris... tu vas arracher ce pudique secret à ses lèvres défaillantes... tu renonceras toi-même en sa faveur à ton rêve d'or, à ton ciel... et tu n'as pour Emma que des larmes de tendresse et de pitié.
«Oui... oui... Mathilde, ton amour est grand, ton amant te le disait...—De cet amour doivent jaillir un jour de magnifiques dévouements, de sublimes exemples.
«Autrefois tu n'as su que passivement souffrir pour une cause indigne... l'heure est venue de souffrir et d'agir pour la plus sainte des causes. Garde ta divine auréole de vertu; ne déchois ni à tes yeux, ni aux yeux de ceux que tu aimes; sacrifie-toi pour une enfant innocente et pure, sauve-la de la mort... travaille à son bonheur... Courage... Dieu te voit.. Dieu te sourit dans son éternité.».....
. . . . . . . . . .
Et, ainsi qu'on cherche à résister à une fascination coupable, à l'entraînement de honteux conseils, je tâchais de fermer mon cœur aux accents de cette voix généreuse.
J'étais lasse de souffrir.
Pourquoi donner à cette malheureuse enfant une espérance que M. de Rochegune ne réaliserait jamais? car il m'aimait, moi... il m'aimait éperdûment, et mon épouvantable sacrifice serait vain pour le bonheur de cette jeune fille.
Au milieu de ces réflexions si poignantes, Emma fit un léger mouvement, tourna languissamment la tête de mon côté, ouvrit les yeux en soupirant, et me regarda.
Oh! je le vois encore, ce regard profond, à la fois si doux, si triste, si résigné...
Il me sembla qu'il m'implorait, qu'il me demandait la vie, le bonheur...
Après m'avoir un instant contemplée avec étonnement, elle ferma ses longues paupières; deux larmes roulèrent sur ses joues, qui se colorèrent un instant d'un rose pâle.
—Emma, qu'avez-vous?—lui dis-je doucement,—vous pleurez!... souffrez-vous?
—Oui,—me dit-elle d'une voix faible sans ouvrir les yeux,—je vous aime... et pourtant votre présence me fait mal... Ne m'en voulez pas... il faut avoir pitié des mourants.
—Que dites-vous!... n'ayez pas de pareilles idées, pauvre enfant, vous affligeriez et moi et votre bonne amie.
—Je sais bien que je vais mourir... dans mon rêve, Dieu me l'a dit.
—Quel rêve?
—Oh! un rêve étrange,—continua-t-elle tenant toujours ses yeux fermés,—je n'ose pas vous le dire.
—Emma, je vous en prie...
—Je me sentais mourir; je sentais en moi comme une grande force qui voulait m'enlever aux cieux... et puis... il m'a semblé entendre une voix qui disait: Faut-il quelle meure, faut-il qu'elle meure?
—Et à qui parlait cette voix, mon enfant?
—Oh! c'est la fièvre... qui me donnait ces idées... Elles sont folles.
—Mais à qui cette voix disait-elle: Faut-il qu'elle meure?
—Elle le disait... à une femme... à une femme dont je ne voyais pas la figure...—se hâta de dire Emma.
Je compris... la malheureuse enfant me trompait; c'était moi qu'elle avait vue en songe.
—Et cette femme?—lui dis-je.
—Elle n'a rien répondu, et la voix a dit:—Emma, il faut mourir!
Puis se reprochant sans doute en elle-même d'avoir été impressionnée contre moi par ce rêve, et revenant à son doux et charmant naturel, elle ouvrit les yeux, et me regarda cette fois avec une expression de tendresse, de repentir, si ingénue, que je ne pus retenir mes larmes.
Elle se pencha vers moi, prit ma main dans les siennes, la porta à ses lèvres, hélas! froides, bien froides... puis elle la posa sur son sein en me disant:
—Il me semble que la chaleur de votre main va réchauffer mon cœur, qui s'était glacé tout à l'heure...
—Emma, vous m'aimez donc bien?
—Maintenant... oui... après ma seconde mère... je n'aime rien au monde plus que vous...
—Vous n'aimez personne autant que moi... mon enfant?
—Personne... J'aurais voulu vous ressembler en tout... être vous-même...
—Et pourtant quelquefois... vous me haïssez,—dis-je assez vivement.
Elle fit un brusque mouvement, pressa davantage encore ma main sur son cœur: je sentis ses faibles battements s'accélérer un peu.
Emma reprit en souriant douloureusement:
—Voyez quel mal vous me faites en me disant cela... Je vous assure que je vous aime... Ces mouvements... que je pouvais quelquefois réprimer en vous voyant, j'ai découvert ce que c'était...—et elle tâcha de sourire encore...
—Vraiment... Et qu'était-ce?...
—C'était l'instinct de mon cœur qui m'avertissait qu'à mon insu je vous avais causé quelque chagrin... Alors j'osais à peine m'approcher de vous, j'éprouvais comme un remords de ma faute; mais votre tendre bonté le faisait bien vite évanouir, et je me jetais dans vos bras.
Comment n'aurais-je pas été attendrie en entendant Emma s'efforcer d'interpréter ainsi cette jalousie qu'elle se reprochait, et dont elle ne pouvait s'expliquer la cause?...
—Vous me croyez, n'est-ce pas?—ajouta-t-elle...—Je vous jure que je ne vous hais pas... Au moment d'aller devant Dieu, je ne voudrais pas mentir.
—Vous parlez toujours de mourir, mon enfant... Heureusement il n'en est rien... Ne seriez-vous donc pas désolée de quitter ceux qui vous aiment, de quitter la vie?...
—Oh!... oui, je serais désolée de quitter madame de Richeville, vous; mais la vie... je ne la regrette pas.
—Et pourquoi cela?
—Parce que... sans raison... oh! sans aucune raison, je me sentais chaque jour plus malheureuse... Tout devenait sombre autour de moi... toutes mes pensées se brisaient contre un obstacle invisible.
—Mais avant d'être ainsi malheureuse?
—Oh!—dit-elle en joignant ses deux mains et en levant au ciel ses beaux yeux rayonnants d'une sorte d'extase, de ressouvenir;—oh! avant cela il me semblait que je devais vivre toujours; le temps passait comme un songe béni, j'avais les idées les plus riantes... J'étais si heureuse... si heureuse, qu'il me semblait qu'un jour... je retrouverais ma mère... quoique je susse qu'elle était morte...
—Et au couvent étiez-vous aussi heureuse, chère enfant?
—Au couvent c'était un autre bonheur: c'était l'amitié de mes compagnes, la bonté de madame de Richeville; ce bonheur-là, ainsi que mes chagrins d'alors, je me l'expliquais... L'autre bonheur... bien plus vif, bien plus grand, je le ressentais sans me l'expliquer... non plus que les chagrins qui l'ont suivi.
—Mais... c'était peut-être la joie d'être sortie du couvent qui vous rendait si contente?
—Non... j'ai regretté mes compagnes, et, au couvent, je voyais madame de Richeville comme je la vois maintenant.
—Tâchez de vous rappeler à peu près quand a commencé pour vous cette félicité qui a presque changé l'aspect de votre vie... qui a donné un but à votre existence... qui a jeté sur tout, n'est-ce pas? comme une clarté plus brillante et plus belle.
—Oui... oui... c'est bien cela... que j'ai ressenti...
Après un mouvement d'indécision terrible, j'ajoutai d'une voix tremblante, altérée:
—Ce bonheur... n'a-t-il pas commencé peu de temps après le retour... de M. de Rochegune à Paris, alors que vous le voyiez tous les jours?
Elle me regarda avec une expression de candeur et de céleste ravissement.
Je sentis son cœur battre plus vite qu'il n'avait encore battu, et elle me dit avec une sorte de joie à la fois étonnée, reconnaissante, et passionnée:
—Oui... oui... c'est vrai... Oh! mon Dieu!... c'est vrai!
—Et votre malheur! votre malheur!! n'a-t-il pas commencé peu de temps après mon arrivée... à moi?
Hélas! le désespoir donna sans doute à mes paroles, à ma physionomie, un accent de reproche à la fois effrayant et cruel; car Emma, se levant à demi, se précipita dans mes bras en fondant en larmes, et cacha sa tête dans mon sein en s'écriant d'une voix déchirante:
—Pardon!... pardon!...
Puis, après m'avoir étreinte avec une force convulsive, je la sentis défaillir...
Épouvantée, je la replaçai sur son oreiller et je courus prendre un flacon.
Elle était d'une pâleur mortelle, ses joues livides... ses mains froides comme du marbre.
Les sels que je lui fis respirer ne la ranimèrent pas; je mis ma main sur son cœur, il ne battait plus.
J'approchai ma joue de ses lèvres entr'ouvertes... je ne sentis pas un souffle...
Je crus l'avoir tuée.
Ce fut un moment horrible; je tombai à genoux en m'écriant:
—Pardon! pardon! mon Dieu! rappelez-la à la vie; je fais vœu de me sacrifier pour elle, d'employer tout ce qu'il me restera de force à travailler à son bonheur, comme si elle était ma sœur... ma fille... Seigneur, je vous le jure... je me sacrifierai... dût-il m'en coûter la vie! mais faites que je ne l'aie pas tuée... Mon Dieu! faites que je ne l'aie pas tuée!...
Après quelques minutes d'effrayantes angoisses pendant lesquelles, penchée sur Emma, j'épiais son moindre souffle, son moindre mouvement, Dieu m'exauça...
Elle soupira légèrement... la circulation du sang, un moment suspendue, reprit son cours. De livides, ses joues redevinrent pâles... Elle vivait... Dieu avait entendu mon serment...
Je devais me dévouer... tout était consommé, tout était fini pour moi... tout...
De ce moment il fallait ensevelir mon amour, mon pauvre et triste amour, au plus profond de mon cœur comme dans un sépulcre... Il me fallait éclairer cette malheureuse enfant, tâcher de la rattacher à la vie par l'espérance...
Je n'en pouvais plus douter, l'infortunée se mourait d'amour et de jalousie.
Mais lui... lui, pour qui elle se mourait... comment le détacher de moi?... comment l'intéresser à l'amour d'Emma? comment le lui faire partager?
Alors, je l'avoue... la pensée me manquait... il me restait à peine assez de force pour instruire Emma de ce qui pouvait la sauver... Avant tout il fallait la sauver.
CHAPITRE III.
LE SALUT.
Le médecin m'avait laissé un cordial d'un effet puissant... me recommandant d'en user s'il était nécessaire de soutenir, de remonter le moral d'Emma pendant quelque temps.
Profitant de sa faiblesse, je présentai à ses lèvres une cuillerée de cette potion; elle but machinalement.
Quelques minutes après, une faible rougeur colora ses joues, et elle ouvrit des yeux étonnés, comme si elle sortait d'un songe.
Ne voulant pas laisser revenir sa pensée sur la douloureuse impression qui avait causé son évanouissement, voulant frapper un coup décisif, je m'écriai:
—Réveillez-vous donc, paresseuse! M. de Rochegune vient d'arriver; il est là avec madame de Richeville.
A peine le nom de M. de Rochegune avait-il été prononcé, que le cœur d'Emma recommença de battre avec une force qui m'effraya.
Elle me regarda d'un air surpris, radieux, mais sans la moindre confusion.
—M. de Rochegune est de retour?—murmura-t-elle.
—Oui... oui...—lui dis-je d'une voix entrecoupée, fébrile, sentant que chaque mot tuait une de mes espérances.—Oui... il vient avec de grands projets qui vous concernent... et dont je m'entretenais toujours avec lui... je l'aimais de tout l'amour qu'il vous portait, mais nous ne pouvions encore rien vous dire... il y avait des obstacles... de grands obstacles... à ce qu'alors vous fussiez instruite de ses desseins... Oui, nous ne pensions qu'à vous... et vous croyiez que je ne pensais qu'à lui... qu'il ne pensait qu'à moi... C'est pour cela que vous aviez quelquefois contre moi de ces ressentiments que vous ne compreniez pas... C'était de la jalousie, entendez-vous, pauvre enfant! de la jalousie bien injuste, car M. de Rochegune vous aime autant que vous l'aimez sans vous rendre compte de cet amour... Oui... il vous aime... il vous aime... maintenant vous ne pouvez plus douter ni de vous ni de lui; les obstacles qui existaient n'existent plus... Il vous demande en mariage à votre seconde mère; elle y consent. Ainsi vous passerez désormais votre vie avec lui; mais il faut bien vite ne plus être malade, reprendre vos jolies couleurs roses... Eh bien, parlerez-vous encore de mourir maintenant?...
Il faut renoncer à exprimer les mille gradations par lesquelles cette pauvre figure si souffrante et si décolorée passait à mesure que je parlais; la surprise, la joie, la stupeur, la crainte, le ravissement, l'extase se peignirent sur ses traits avec une vivacité, une énergie qui m'effrayèrent.
Pourtant j'avais prévu que, dans cette circonstance décisive, les ménagements, les préparations, les réticences, n'opéraient pas la révolution profonde, fulgurante, que l'on devait avant tout rechercher dans une révélation d'un effet aussi héroïque.
Emma fut sauvée... Mais je n'eus pas d'abord cette heureuse créance; la secousse fut terrible. Pendant plusieurs heures j'eus des transes mortelles.
A de nouvelles défaillances succéda un accès de délire pendant lequel Emma prononça des phrases sans suite, mais où je distinguais surtout mon nom accompagné de ces mots: «Pardon, ange tutélaire!»
Par un étrange oubli, ou plutôt par un puissant instinct de chaste délicatesse, elle ne prononça pas une fois le nom de M. de Rochegune.
Cette crise fiévreuse se termina heureusement, non par une pénible torpeur, mais par un bienfaisant sommeil.
Le médecin revint au moment où Emma commençait à s'endormir.
A mon tour j'étais accablée, défaillante.
—Hé bien, madame?—me dit-il avec anxiété.
Sans lui répondre, je lui montrai Emma d'un coup d'œil, et je cachai ma figure dans mes mains en pleurant.
Au bout de quelques secondes, passées sans doute à s'assurer de l'état de la jeune fille, M. Gérard s'écria avec une expression de joie indicible:
—Elle est presque sauvée. Vous lui avez parlé... Ah, madame! c'est une résurrection, un miracle! C'est admirable! Peut-être vous devra-t-elle la vie... Cette violente secousse a opéré le résultat le plus salutaire. Voyez... elle dort... elle dort profondément, et depuis cinq jours son repos n'était qu'une lourde somnolence. Mais comment lui avez-vous fait cette révélation, madame?
Je racontai tout au médecin, excepté ce qui me concernait.
Quand je lui eus dit de quelle manière j'avais appris à Emma le prétendu retour de M. de Rochegune, d'abord il frémit; puis il se rassura, en me disant:
—Vous avez eu, madame, plus de courage, plus de raison que je n'en aurais eu. Cette jeune fille était perdue, une crise violente pouvait seule la sauver. Des ménagements n'auraient pas amené ce résultat inespéré... Il y a tout lieu de penser qu'elle entrera rapidement en voie de guérison. Maintenant, madame, pour terminer votre ouvrage, vous comprenez qu'il est de la dernière importance que vous assistiez à son réveil... Elle croira d'abord avoir été le jouet d'un songe; ce sera à vous de la rassurer par de nouveaux détails, de donner de la vraisemblance au récit que vous avez été obligée de lui faire: et surtout, madame, empêchez-la de soupçonner que ceci n'est qu'une feinte; une rechute s'ensuivrait, et une rechute serait mortelle. M. de Rochegune n'est pas ici... il faudrait le prévenir... il est fait pour comprendre toute l'importance de son prompt retour.
Je songeai à la lettre que je lui avais envoyée par un courrier, en lui disant de revenir en hâte... et je dis:
—M. de Rochegune est prévenu, monsieur; il sera ici après-demain sans doute...
—Déjà prévenu, et prévenu par vous!—s'écria M. Gérard.
Étonnée de cette remarque, je lui dis:
—Il ne pouvait l'être que par moi, monsieur.
—Vous avez raison, madame; allons, encore un peu de courage!
—J'ai peur que la force ne me manque, monsieur.
—Vous la trouverez, madame... en songeant que, si vous ne la trouviez pas, tout serait perdu; cette crise si salutaire, si miraculeuse, aurait été inutile. A son réveil, mademoiselle Emma interrogerait peut-être une des femmes de chambre de madame la duchesse; vous ne pouvez les mettre dans ce secret: ainsi tout serait dévoilé.
—Mais madame de Richeville... monsieur?
—Je viens de la voir... J'avais ordonné un calmant, elle dort. Elle a d'ailleurs passé trois nuits de suite auprès de mademoiselle Emma. Elle était brisée de fatigue. Il n'y a donc rien à craindre de ce côté, si vous jugez toujours à propos de ne pas la mettre dans la confidence.
—Moins que jamais, monsieur; je vous en conjure, que ce secret soit entre vous et moi.
—Je vous l'ai promis, madame. Mais comment, jusqu'à sa complète guérison, empêcherez-vous mademoiselle Emma de parler à madame de Richeville de M. de Rochegune et de son mariage? une fois parfaitement rétablie, on pourra peu à peu éloigner cette promesse; mais jusque-là...
—Tenez, monsieur...—lui dis-je en l'interrompant,—je n'ai qu'une crainte... c'est que Dieu ne me conserve pas longtemps la raison... Vous ne savez pas... vous ne pouvez pas savoir ce que j'ai enduré aujourd'hui... Ma tête n'y résistera pas... Quels sont les symptômes de la folie... monsieur?... Est-ce quand on sent les artères des tempes battre à se rompre? Les miennes battent ainsi, monsieur.
—Madame...
—Est-ce quand on sent son intelligence vaciller comme la flamme d'un flambeau qui va s'éteindre? C'est qu'en ce moment j'éprouve cela... monsieur.
M. Gérard m'a dit plus tard qu'il avait été un instant effrayé de l'égarement, de la concentration de mes traits, et que, sachant ce qu'il savait, il avait réellement craint que je n'eusse pas la force morale nécessaire pour accomplir mon œuvre de dévouement.
—Madame, remettez-vous,—me dit-il,—calmez-vous, veuillez vous appuyer sur mon bras... Venez... Je vais ouvrir une des fenêtres de cette chambre; la soirée est magnifique, quelques bouffées d'air pur et doux ne peuvent qu'être salutaires à notre pauvre malade...
Le médecin ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin.
Nous étions à la fin du mois de mars, la soirée était tiède, c'était un commencement de printemps, la lune brillait au milieu des étoiles.
J'aspirai avec avidité cet air vivifiant; j'exposai mon front brûlant à cette brise douce et fraîche. Peu à peu je me calmai... Je levai les yeux au ciel avec une résignation pleine de douleur et d'amertume.
En contemplant l'immensité du firmament, il me sembla qu'une mystérieuse communication se rétablissait entre moi et Dieu; il me sembla entendre de nouveau cette voix qui m'avait conseillée, soutenue:
«—Courage,—me disait-elle,—courage, noble femme, tu t'es élevée jusqu'aux plus sublimes régions du sacrifice... de la douleur sainte et grande... Tu ne peux souffrir davantage, ne laisse donc pas ton œuvre incomplète; confie-toi en Dieu... il t'inspirera, il te donnera les moyens d'aplanir les obstacles qui maintenant te semblent insurmontables... Jamais il n'abandonne les cœurs généreux... Entre tous ceux qu'il chérit, les plus souffrants sont ceux qu'il chérit le plus... son esprit les guide... sa lumière les éclaire... sa force les soutient.»
Ces pensées me firent du bien... Elles furent à mon âme accablée ce que la brise était à mon front brûlant.
—Vous êtes mieux, n'est-ce pas, madame?—me dit le médecin après un long silence.
Il me sembla que sa voix était émue; la lune éclairait en plein sa figure grave et sévère. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues.
—Qu'avez-vous, monsieur?—m'écriai-je.
Il me regarda quelque temps sans me répondre, puis il me dit d'une voix attendrie:
—Vous m'avez demandé le silence, madame... vous avez ma parole... mais heureusement il n'est pas de secret pour celui qui est là-haut,—ajouta-t-il en levant le doigt vers le ciel.
M. Gérard savait-il, par le bruit public, mon attachement pour M. de Rochegune? l'avait-il appris depuis le matin? Je l'ignorais.
C'était, d'ailleurs, un homme très-peu du monde, en ce qui concerne ses bruits ou ses médisances.
Il avait donc pu, jusque-là, parfaitement ignorer ce qui rendait mon sacrifice si pénible.
Après quelques nouvelles recommandations au sujet d'Emma, il me quitta...
Je restai encore seule avec Emma, attendant son réveil... Mais cette fois tout était accompli......
. . . . . . . . . .
Après trois heures d'un profond sommeil Emma s'éveilla.
Si, pour me consoler, il m'eût suffi de savoir que j'avais arraché cette malheureuse enfant à la mort, j'aurais dû être satisfaite; il s'était opéré pendant le paisible sommeil d'Emma un changement véritablement si extraordinaire, qu'elle n'était plus reconnaissable: l'espérance l'avait sauvée; elle se savait, ou plutôt elle se croyait aimée autant qu'elle aimait...
Hélas! je frémissais en songeant aux funestes conséquences que pouvait avoir le mensonge que j'avais été obligée de faire... Je fermai les yeux devant l'abîme, et j'attendis tout de Dieu.
En s'éveillant, Emma, après avoir cherché à rassembler ses idées, s'écria:
—Est-il bien vrai? Mon Dieu! cela est-il bien vrai? C'est vous...
—Oui, oui... c'est moi, mon enfant; ce que je vous ai dit est la vérité... Vous aimez M. de Rochegune, il vous aime... Nous allons parler de tout ce bonheur; mais comment vous trouvez-vous?
—Maintenant je me sens faible... Mais j'éprouve le besoin de vivre... comme tout à l'heure j'éprouvais le besoin de mourir.
—Vous êtes donc bien heureuse?
—Oh! oui... je vois que c'était à M. de Rochegune que je devais ces moments si heureux que je ne m'expliquais pas... Je sens que désormais je n'aurai plus de ces chagrins pendant lesquels je vous aimais moins...
Elle resta un moment pensive, son front appuyé dans ses mains; puis elle reprit:
—Cela est étrange comme la révélation que vous m'avez faite me montre le passé sous un autre jour... Pourtant je remarquais bien que lorsqu'il était là mon bonheur augmentait encore... Mais je ne songeais pas à lui attribuer cette émotion si douce... Seulement tout ce qu'il disait, je le retenais; les airs qu'il chantait, je les retenais aussitôt. Il me semblait que j'avais en moi l'écho de son âme... Quand je l'entendais louer, cela me faisait autant de plaisir que si l'on me louait.. Quand je l'accompagnais au piano, j'étais bien sûre de jouer mieux que d'habitude... Quand il causait avec moi, au lieu d'être intimidée, les pensées, les paroles me venaient plus aisément que jamais.
—Et comment n'avez-vous jamais dit cela à madame de Richeville ou à moi?
—C'est vrai... Pourquoi?—dit-elle en réfléchissant.—Sans doute c'est parce qu'il en avait été ainsi dès le premier jour où j'avais vu M. de Rochegune. Je ne croyais pas qu'il pût en être autrement. Cela me semblait si naturel, que je n'en parlais pas... Être heureuse auprès de lui... c'était pour moi comme respirer... comme vivre... comme voir... comme sentir... Enfin j'étais comme quelqu'un qui aurait joui des bienfaits de Dieu... sans savoir qu'il y a un Dieu... Seulement, quand mon bonheur était troublé par quelque crainte ou par quelque souvenir, je ne pouvais cacher ma tristesse... Maintenant je m'explique mes larmes involontaires en voyant tomber la neige... C'est que M. de Rochegune avait manqué de périr sous la neige...
Mais, avant mon arrivée, il parlait quelquefois de moi avec madame de Richeville, n'est-ce pas?
—Oh! toujours, il vous citait sans cesse comme la personne la plus accomplie, celle qu'il aimait le plus: c'est pour cela que je vous aimais déjà tant avant de vous connaître. Et puis j'ai été bien heureuse de vous voir... M. de Rochegune attendait votre retour avec tant d'impatience... Cependant...
—Dites... dites-moi tout, pauvre enfant... maintenant vous le pouvez...
—Cependant, sans me l'expliquer... dès que je vous vis si souvent près de lui, je me sentis rêveuse, triste... Oh! alors, je voulus mourir...—Mais se reprenant, elle ajouta avec effusion:—A quoi bon me rappeler ces chagrins passés... cet éloignement involontaire dont maintenant surtout je dois rougir... Oh! par pitié, laissez-moi oublier cela... soyez bonne et généreuse comme toujours.
—Oui... oui... oublions le passé, oublions... c'est aussi mon vif désir.
—Mon Dieu, c'est pourtant la vie que je vous dois!—s'écria-t-elle.
—A votre tour vous pouvez beaucoup... beaucoup pour moi, chère enfant.
—Comment cela?
—En m'accordant la plus aveugle confiance... en écoutant mes avis, en suivant mes conseils, en vous persuadant surtout que je ne puis vouloir que votre bonheur.
—Oh! je le sais... je le crois... je vous promets tout.
—A ce prix... votre mariage... avec M. de Rochegune aura lieu bientôt... peut-être même plus tôt que vous n'auriez pu l'espérer. Des obstacles de peu d'importance d'ailleurs seront facilement levés; mais vous avez été si souffrante, vous êtes encore si faible, qu'il ne faut pas songer à le revoir avant quelques jours; sa vue vous causerait une émotion dangereuse.
—Oh! non... non... il me semble qu'elle me guérirait tout à fait.
—Enfant... mais lui, s'il vous retrouvait si changée! car c'est surtout depuis son départ que votre maladie a fait de rapides progrès.
—Oui... quand il est parti, il m'a semblé que je recevais le dernier coup, que tout s'éteignait autour de moi... j'ai fermé les yeux et j'ai demandé à Dieu de me rappeler à lui... mais dans sa miséricorde il m'a envoyé un de ses bons anges pour veiller sur moi.
Et elle me baisa les mains avec tendresse.
—Laissez-moi donc vous conduire, mon enfant... et surtout ne faites pas un vif chagrin à M. de Rochegune.
—Moi, mon Dieu...
—Sans doute; en voyant sur vos traits les traces de vos souffrances, il se reprocherait de les avoir causées par son silence. Je ne veux donc pas que vous le receviez avant d'être redevenue fraîche et jolie comme par le passé... Il est encore une chose très-importante, ma chère Emma, dont il faut que je vous entretienne... Madame de Richeville est votre seconde mère, elle désire vous unir à M. de Rochegune; mais ignorant ce que vous éprouviez pour lui... mais vous trouvant encore bien jeune... elle n'a pas jugé à propos de vous instruire encore de ses projets... Elle me les avait confiés, à moi... en me priant surtout très-instamment de vous les cacher... Le désir de vous apprendre une bonne nouvelle qui pouvait avoir une heureuse influence sur votre santé, m'a fait connaître une grave, une très-grave indiscrétion. Il ne faut pas, chère enfant, que vous m'en fassiez repentir; ainsi, vous me promettez de ne pas parler à votre bonne amie de ce que je vous ai confié... Elle ne tardera pas d'ailleurs à vous en instruire; mais il ne faudra pas même alors paraître savoir ses projets... Ce n'est pas un mensonge... c'est le silence que je vous demande. De la sorte, madame de Richeville n'aura pas à me reprocher d'avoir trahi son secret, et de l'avoir surtout privée du plaisir de vous apprendre un mariage qui comblera vos vœux et les siens...
—Je ferai ce que vous désirez... ce sera la première fois que j'aurai dissimulé quelque chose. Mais mon désir de vous obéir m'empêchera d'être indiscrète.
—Ce n'est pas tout, ma pauvre Emma,—dis-je en tachant de sourire,—je vais vous condamner à bien d'autres dissimulations.
—Comment cela?
—M. de Rochegune vous aime... vous aime tendrement; mais il n'a pu vous faire cet aveu avant d'avoir su de madame de Richeville... si elle ou vous n'aviez aucune objection à faire contre ce mariage, qu'il désire ardemment; il faudra donc, envers M. de Rochegune, avoir aussi l'air d'ignorer complétement ses projets; et, plus tard, quand il sera votre époux, vous me garderez le même secret sur ce que je vous confie aujourd'hui... Vous sentez qu'il ne serait pas convenable qu'il sût que je vous ai fait son aveu... avant lui...
—Oh! oui... je comprends toute votre sollicitude pour moi... et puis ce sera notre secret à nous deux...—ajouta-t-elle avec une joie naïve.
—Il ne faudra pas pour cela changer le moins du monde votre manière d'être avec M. de Rochegune.
—Mais maintenant que je sais que je l'aime... qu'il m'aime... comment le lui cacher?
—Au contraire, ne lui cachez aucune de vos impressions, chère enfant; soyez avec lui naturelle et vraie, ce sera le moyen de continuer de lui plaire. Si quelque événement que je ne puis prévoir... me forçait de m'absenter pendant quelque temps... et que vous eussiez quelques conseils à me demander... en attendant que madame de Richeville vous parle de ses projets, vous pourrez m'écrire par ma bonne Blondeau, que je vous enverrai de temps à autre... je vous répondrai par le même moyen.
—Sans en prévenir madame de Richeville?—me dit-elle d'un air étonné, comme si ce mystère eût répugné à son âme droite et sincère.
—Vous oubliez, mon enfant, que madame de Richeville ne sait rien, ne doit rien savoir de tout ceci... Vous me connaissez assez pour être bien sûre que je ne vous engage pas à une action mauvaise...
—Oh! mon Dieu, pouvez-vous le penser?... Je serai au contraire si heureuse de causer avec vous de tout ce qui est maintenant ma vie! Mais vous partirez donc bientôt, et pour longtemps?
—Non... je ne le crois pas.
—Oh! non, vous ne pouvez pas abandonner votre Emma qui vous doit tout... Oh! dites, dites, comment quelques paroles changent-elles ainsi l'aspect du passé, changent-elles le passé lui-même?
—Ne cherchez pas les causes du bonheur, pauvre enfant... Remerciez Dieu qui vous l'envoie...
Le jour allait paraître, bientôt Emma s'endormit de nouveau.
Vaincue moi-même par la fatigue, par tant d'émotions diverses, je cédai au sommeil.
Le lendemain je fus réveillée par Blondeau, il était environ midi; elle me remit une lettre de M. de Rochegune, en me disant:
—M. le marquis n'était pas à Rochegune, madame, il était à sa propriété près Fontainebleau. C'est là qu'on lui a porté votre lettre, il vient d'arriver chez lui.
J'ouvris la lettre en tremblant et je lus ces mots:
«Notre destinée s'accomplit. Il est des joies imposantes, solennelles, comme la prière... Quand j'ai reçu votre lettre, je suis tombé à genoux et j'ai pleuré... A quelle heure vous verrai-je?»
Je répondis à la hâte:
«A une heure je vous attends.»
A une heure M. de Rochegune entra chez moi.
CHAPITRE IV.
LE RETOUR.
En entrant chez moi, le premier mouvement de M. de Rochegune fut de se jeter à mes pieds, de prendre mes mains, de les couvrir de larmes de bonheur... lui, toujours si maître de lui, semblait en proie à une joie folle. Jamais je n'avais vu ses traits pour ainsi dire éclairés par ce rayonnement intérieur que donnent les joies immenses et inespérées.
Mes yeux étaient secs, brûlants; j'avais usé mes pleurs, je me sentais stupide: je ne prévoyais pas ce que j'allais répondre à M. de Rochegune, lorsqu'il me demanderait compte du renversement subit de ses espérances.
Sa première émotion passée, il me regarda fixement; alors il s'aperçut seulement des ravages que la douleur avait laissés sur mes traits.
Après m'avoir un instant contemplée avec l'expression de l'intérêt le plus touchant, il me dit tristement:
—Je le vois... cette résolution vous a coûté beaucoup... je le conçois... je suis fier d'avoir triomphé dans cette lutte... Oh! par combien de tendresses je vous ferai oublier ces larmes... les dernières que vous verserez jamais, Mathilde.
—Je voulais...
—Oh! non,—dit-il en m'interrompant avec la volubilité du bonheur,—ne me dites rien, ne me parlez pas... laissez-moi vous contempler, vous admirer avec la jalouse, avec la sauvage convoitise de l'avare pour le trésor qu'il possède enfin... laissez-moi savourer à longs traits cette idée... que cette femme qui est là... que cette femme est à moi... que c'est l'épouse idéale de mes rêves d'enfance et de jeunesse... Laissez-moi me dire... celle que les hommes, que les événements, que sa volonté, semblaient à jamais séparer de moi... elle est là... elle m'appartient... Oh! je ne l'ai pas cru... là-bas... Non, je ne veux le croire que maintenant, pour que vous ne perdiez rien de l'ivresse que vous avez causée; et pourtant quelquefois je sentais que la force irrésistible de notre amour nous vouait au bonheur, que ce n'était plus qu'une question de temps. Tantôt je craignais vos scrupules; tantôt, au contraire, je me désespérais. Oh! tenez, ces jours passés loin de vous... dans cette attente, dans ce doute mortel... ont été affreux... Vous ne pouvez pas savoir les idées horribles, insensées, qui ont traversé mon esprit lorsque je pensais que dans quelques jours je pouvais être réduit à vous dire, Mathilde... adieu... et pour toujours adieu... Oh! je veux que vous ignoriez ce que j'ai souffert... vous vous reprocheriez trop de m'avoir rendu malheureux.
—Croyez que j'aurai toujours des remords en pensant aux chagrins que je vous ai causés,—dis-je machinalement.
—Mais aussi je ne suis pas généreux, Mathilde; je ne vous dis pas que si dans ma solitude j'ai eu d'affreux jours de doute, j'ai eu aussi de bien ravissantes espérances... c'est pendant un de ces moments que je me suis plu, avec un plaisir d'enfant, à faire l'esquisse d'une retraite délicieuse, que j'ai rêvée pour nous à Castellamare... Puisque vous aimez tant l'Italie... autour de nous des fleurs, sur notre tête des arbres séculaires, à nos pieds la mer, à l'horizon le Vésuve... que dites-vous de ce cadre pour notre amour?
—Mon ami, je...
—Pardon, pardon, Mathilde, je déraisonne, c'est vrai; n'avons-nous pas mille intérêts plus graves que ceux-ci... mille résolutions à prendre? que dirons-nous à nos amis? Partirai-je avant ou après vous?... Qui prendrez-vous pour chaperon dans ce voyage?... Mon Dieu! ma pauvre tête, si ferme ordinairement, tourne au vent de toutes les félicités humaines... ce n'est pas ma faute si je suis si étourdi; c'est un ouragan de bonheur qui me jette ici à vos pieds... Mais, mon Dieu!... quel air triste, accablé... Mathilde... ne soyez pas aussi folle que moi, je le veux bien... mais, au moins, que je voie un sourire sur vos lèvres, un tendre regard dans vos yeux... En vérité, Mathilde... plus je vous regarde... Mais je ne vous ai jamais vu cet air sombre... presque sinistre... Qu'avez-vous à m'apprendre?
—Oh! de bien sombres, de bien sinistres choses...
—Je ne vous comprends pas... que peut-il s'être passé?... Votre lettre ne me disait-elle pas: Venez... venez!...
—Assez, de grâce... Oh! par pitié... ne me rappelez pas cette lettre.
—Que je ne vous rappelle pas cette lettre?... Et pourquoi?...
—Depuis que je vous ai écrit... cette lettre,—répondis-je les yeux baissés et fuyant son regard,—j'ai vu M. de Lancry.
—Votre mari!... et où cela?
—Chez moi. Ici!
—Ici?... il a osé venir chez vous... Et pourquoi?... Pour quelque méchanceté nouvelle, sans doute... Mais qu'importe votre mari?... Vous êtes à tout jamais séparée de lui... Que peut-il être dans notre vie maintenant?... Vous avez pour lui... la haine et le mépris qu'il mérite... Que signifie sa venue?... c'est une nouvelle preuve de son cynisme, voilà tout.
Je me sentais mourir... le moment était venu de frapper un coup terrible, d'ôter à M. de Rochegune non-seulement tout espoir pour le présent, mais aussi pour l'avenir; de tuer d'un mot l'amour qu'il avait pour moi.... sans cela mon sacrifice était inutile.
Pour épouser Emma, il fallait qu'il ne m'aimât plus, qu'il ne conservât aucun espoir d'être aimé par moi...
O mon Dieu!... je vous implorai; grâce à vous, j'eus du courage...
—Mais, encore une fois, Mathilde,—reprit M. de Rochegune,—qu'importe la visite de votre mari?... Peut-être vous serez-vous laissé intimider par ses menaces?...
—Des menaces?... Non... j'aurais mieux aimé qu'il m'eût fait des menaces.
—Comment?... que voulez-vous dire?
—Il est au contraire venu à moi... tremblant... malheureux... avec des paroles remplies de repentir, de tendresse...
—Et vous avez pu croire à ce retour hypocrite!... vous avez peut-être senti s'éveiller en vous quelques scrupules? Vous avez été dupe de cette comédie?
—Je vous assure que M. de Lancry parlait sincèrement... avec tous les ménagements, avec tout le respect possible. Il a avoué ses torts passés, il a mis dans cet aveu tant de généreuse franchise, que, sans l'excuser, on pourrait peut-être les lui pardonner.
M. de Rochegune me regardait avec surprise.
La mesure bienveillante avec laquelle je parlais de mon mari le confondait. Puis il secoua la tête, et me dit d'un ton touchant et pénétré:
—Allons, allons, je devine; votre âme généreuse croit à ce repentir, si impossible qu'il soit, pour n'avoir plus l'occasion de haïr... Eh bien! comme vous, je trouve que maintenant nous ne devons plus haïr ni mépriser... Oublions: l'oubli est le dédain, la vengeance des cœurs heureux.
—Ce n'est pas seulement pour m'exprimer son profond chagrin de m'avoir méconnue que mon mari est venu... il m'a dit... il a prétendu... que comme nous n'étions séparés par aucun acte légal... je devais...
M. de Rochegune m'interrompit vivement. Hélas! pour comble de regret, il eut la même pensée que j'avais eue, et s'écria:
—Eh bien! tant mieux, après tout... il a raison; votre position, la mienne, seront ainsi plus nettes; la séparation de corps et de bien équivaut presque à un divorce... vous serez ainsi à jamais débarrassée de votre mari.—Puis il s'arrêta et me dit:—Oh! maintenant je conçois votre tristesse; vous craignez avec raison le scandale d'un procès... non pour vous... mon Dieu, vous ne pouvez que gagner à voir votre conduite exposée au grand jour; mais vous songez que la mauvaise conduite de l'homme dont vous portez le nom sera honteusement dévoilée dans ces tristes débats... cela est vrai, mais il faut bien à la fin que justice se fasse... vous vous êtes assez longtemps sacrifiée. Songez qu'une fois cette formalité remplie, la liberté de votre avenir est légalement assurée. Les derniers doutes que vous pouviez conserver sur votre droit moral seront ainsi levés...
Ma torture devenait intolérable. Je rassemblai toutes mes forces, et je dis à M. de Rochegune d'une voix brève, saccadée:
—Il m'est impossible de vous laisser plus longtemps dans l'erreur où vous êtes... je vous ai écrit une lettre; dans cette lettre je vous disais de revenir... que j'acceptais l'avenir que vous m'offriez... à peine cette lettre partie, M. de Lancry se présenta chez moi.
—Eh bien!...
—Alors... je vous l'avoue... touchée de ses remords... de sa tendresse... de ses malheurs... de ses protestations... émue par tant d'anciens souvenirs... malgré... moi... je... je... lui ai promis de ne plus le quitter.
J'avais jeté ces paroles comme si elles m'eussent brûlé les lèvres, sans oser regarder M. de Rochegune, et avec des palpitations inouïes.
Au bout de quelques secondes, alarmée de ne pas l'entendre, je relevai la tête. Il semblait prêter l'oreille à mes paroles, non pas avec stupeur ni désespoir, mais avec une inquiète curiosité...
Lorsque j'eus parlé, il me dit très-froidement:
—J'ai parfaitement entendu... ce que vous venez de me dire; je vous sais incapable de faire une si funeste plaisanterie dans un moment aussi grave; votre voix est tremblante, votre figure bouleversée, votre émotion effrayante; et pourtant, ma chère Mathilde, vous devez voir, à l'expression de mes traits, que je ne crois pas un mot de ce que vous venez de dire.
—Vous ne croyez pas?
—Cela est impossible à croire, parce que cela ne peut pas être, parce que cela n'est pas.
—Je le sens, une âme comme la vôtre doit regarder une telle faiblesse comme impossible; mais...
—Je n'analyse pas, je ne compare pas. Je vous dis simplement que cela ne peut pas être, que cela n'est pas. Ce qui m'inquiète, c'est votre agitation... votre pâleur. Quant à la cause qui vous fait tenir ce langage, je ne la devine pas maintenant... mais je la devinerai.
—Ne dois-je pas être émue, tremblante, désespérée, lorsque, victime d'un sentiment que je ne puis maîtriser, je réponds ainsi à votre amour?
M. de Rochegune haussa les épaules, et me dit avec un sang-froid qui me bouleversa:
—Nécessairement, Mathilde, il faut que vous ayez de bien puissants motifs pour m'accueillir par une telle révélation... Heureusement ma foi en vous est à l'épreuve... j'ai assez étudié mon propre cœur pour connaître celui des autres, le vôtre surtout. Il ne s'agit que de me souvenir de ce que vous m'avez dit mille fois avant mon départ. Ce n'étaient pas là de vains mots; cela était vrai... senti...
—Mais...
—Mais... ma chère Mathilde, en vingt-quatre heures une femme comme vous ne se dégrade pas. La preuve que je ne vous en crois pas capable, c'est que je suis en cet instant ce que j'étais en entrant chez vous; je ne crois pas un mot de la fable de la visite de votre mari. Vous le méprisez, vous le haïssez au moins autant et plus que vous ne l'avez jamais haï; voilà la vérité.
—Vous me croyez capable de mentir...
—Oui, certes, pour quelque but grand et glorieux... et je suis sûr maintenant qu'il y a là-dessous quelque dévouement mystérieux, oui, bien noble, bien beau, sans doute; car, pour exposer ce que vous risquez, il faut de hautes compensations. Mais, heureusement, vous n'êtes plus seule dans la vie, Mathilde; le soin de votre bonheur m'appartient, c'est à moi de veiller sur mon bien, sur ma femme, et je vous défendrai contre vous-même. On m'accorde assez de perspicacité... avant vingt-quatre heures, ma pauvre Mathilde, votre secret sera découvert.
J'étais à la fois ravie jusqu'aux larmes et épouvantée de me voir ainsi devinée. A tout prix cependant il fallait absolument détacher M. de Rochegune de moi, lui ôter tout espoir, surtout l'empêcher de croire que je me dévouais pour quelqu'un.
Si j'avais seulement attribué aux convenances, à la pitié, mon rapprochement de M. de Lancry, M. de Rochegune se serait toujours cru aimé de moi, et aurait rendu plus impossible encore mon dessein de le marier à Emma.
Il fallait donc que j'eusse le courage de feindre un amour passionné pour M. de Lancry, afin d'ôter à M. de Rochegune toute illusion sur moi.
Ma position était à la fois si cruelle et si difficile, parce qu'il s'agissait aussi d'Emma, de cette malheureuse enfant, à qui je devais alors compte des promesses que j'avais été obligée de lui faire.
Ma conduite était donc d'une simplicité, d'une logique effrayante: tuer absolument l'amour que M. de Rochegune avait pour moi, et, une fois son cœur libre, l'amener à soupçonner, à reconnaître l'amour d'Emma.
Ainsi seulement je rendais mon sacrifice grand et profitable: Emma était heureuse; M. de Rochegune était heureux aussi; car il ne pouvait manquer d'apprécier cette angélique nature, et moi, je jouissais au moins d'une sorte d'amère consolation.
Sinon, si je ne réussissais pas, mon stérile sacrifice faisait le malheur des deux personnes que j'aimais le plus au monde... Hélas! ces réflexions prouvent assez que j'étais obligée de feindre pour M. de Lancry un amour aussi odieux qu'inexplicable.
Je dis donc à M. de Rochegune:
—Votre incrédulité ne m'étonne pas; ma conduite est tellement coupable à vos yeux, que vous ne pouvez pas même l'accepter comme possible... Pardonnez-moi de parler encore du passé: lorsque dernièrement vous êtes parti si chagrin, si inquiet; lorsque, dans votre solitude, vous passiez alternativement de l'espoir au désespoir, vous admettiez pourtant la possibilité... d'une séparation... que vous m'aviez vous-même proposée.
—Sans doute... et malgré votre lettre si pressante... Mathilde, à mon retour, je vous aurais trouvée irrésolue, changée même au sujet de cette détermination... que je l'aurais compris... j'aurais compté sur le temps, sur mon influence, pour vous ramener à vos promesses... Mais que je sois assez fou pour croire que vous... Mathilde... vous vous êtes de nouveau et subitement éprise de M. de Lancry pendant mon absence, je vous croirais plutôt capable d'avoir vingt amants que de commettre une pareille lâcheté.
—Et pourquoi donc serait-ce une lâcheté? n'est-il pas mon mari? S'il se repent des chagrins qu'il m'a causés, n'est-il pas généreux à moi de lui faire grâce?... Et puis enfin, vous l'avez vu, malgré mon penchant... malgré mon affection pour vous... je restais obstinément attachée à mes devoirs... C'est que je vous aimais seulement comme un frère; vous ne m'inspiriez qu'une vive amitié... mon premier amour mal éteint faisait toute ma vertu.
M. de Rochegune était bien au-dessus des autres hommes et par son caractère et par ses rares qualités; et pourtant, ainsi que le vulgaire des hommes, il ajouta plus de créance à cette dernière raison, ou plutôt il la ressentit plus vivement que les autres, parce qu'elle blessait profondément son amour-propre.
—Ah! ce serait à douter de son père!—s'écria-t-il avec un mouvement d'horreur qu'il ne put vaincre.—Vous, vous... parler ainsi... Et cela s'est vu... oui... il y a eu de ces fascinations irrésistibles... de ces passions fatales, qui ont à tout jamais enchaîné des anges de noblesse et de pureté aux côtés d'hommes débauchés et perdus... Mais non, non,—reprit-il par un mouvement d'indignation,—non, il n'y a pas de fascination, il n'y pas de fatalité, ce sont là des mots inventés par la faiblesse, par la lâcheté ou par la honte; je vous dis, moi, que je ne vous crois pas; vous n'aimez plus, vous ne pouvez plus aimer cet homme, à moins d'être aussi perverse, aussi perdue que lui.
Il disait vrai; je comprenais, j'admirais son noble courroux; mais, pour la vraisemblance de mon triste rôle, je devais à mon tour défendre et mon feint amour pour M. de Lancry et M. de Lancry lui-même.
Oh! combien je remerciai le ciel de m'avoir donné la force de cacher jusque-là à M. de Rochegune l'amour ardent, passionné... que depuis longtemps j'avais ressenti... je ressentais pour lui... S'il l'avait deviné, si je le lui avais avoué, comment aurais-je pu, sans mourir de confusion, lui dire que la présence de M. de Lancry avait fait naître en moi un nouvel enivrement?... Oh! non, non, M. de Rochegune n'eût pas cru cette indignité, et je n'eusse jamais tenté de la lui persuader...
Il marchait à grands pas, il souffrait visiblement; j'avais hâte d'abréger cette scène si pénible.
—Vous êtes injuste,—lui dis-je,—de m'accuser de perversité parce qu'un amour fatalement placé, je le veux, mais, après tout, légitime, se réveille en moi: ne suis-je pas restée des années entières sous le charme de mon mari? N'ai-je pas tout sacrifié à cet homme, dont la présence... eh bien! oui... je l'avoue, dont la présence a sur moi une puissance irrésistible... Jusqu'au moment où je l'ai revu, j'ai été digne, courageuse... Mais dès que je l'ai su malheureux, dès que je l'ai vu repentant à mes pieds, dès que j'ai entendu sa voix, dès que j'ai rencontré ses regards... oh! alors, dignité, courage, chagrins, j'ai tout oublié, et j'ai couru avec joie... au-devant de mes chaînes.
—Mais c'est horrible... mais il y a du cynisme à avouer une si honteuse influence. Vous êtes folle... je ne vous crois pas, je ne veux pas vous croire.
—Pourtant, si quelqu'un doit me croire, c'est vous, car je vous parle avec une entière franchise: je ne cherche pas à colorer ce rapprochement par de faux semblants. Je pourrais vous dire ce que je dirai à nos amis... que la pitié pour les malheurs, pour les remords de mon mari, que l'exagération de mes devoirs, me font agir ainsi; mais à vous je dis ce qui est, à vous je dis la vérité, si brutale qu'elle soit... Eh bien! oui, oui... je l'aime d'un amour que je n'ose qualifier... soit... mais je l'aime: c'est fatal... c'est involontaire, mais cela est.
—Mais cela est infime, madame... Mais je vous aime, moi... mais vous m'avez dit que vous m'aimiez...
—Et qui vous dit que je ne vous aime pas? qui de vous ou de moi a voulu porter atteinte à la pureté des relations qui nous unissaient? N'est-ce pas vous? Et parce que, dans un moment de faiblesse, de compassion, je vous ai écrit imprudemment: Venez... était-ce une promesse irrévocable? Ne m'avez-vous pas dit que si, au retour de vos voyages, vous ne m'aviez pas trouvée séparée de mon mari, vous m'eussiez proposé loyalement l'attachement que vous aviez pour moi... Rien n'a donc changé, mon affection pour vous est toujours aussi dévouée, aussi pure, aussi fraternelle. Après tout, qui aurait le droit de me blâmer? Nos amis eux-mêmes, dans leur austérité, ne pourront que m'applaudir d'avoir oublié les torts de mon mari, et d'être revenue à lui lorsque je l'ai vu malheureux et abandonné.
—Eh bien! au moins dites cela... Il est temps encore... de ne pas m'éloigner de vous à jamais. L'humanité, dites cela, et je comprendrai que l'humanité est ainsi faite qu'elle trouve le moyen d'abuser même du dévouement le plus admirable par une ambition insensée... je croirai que les âmes les plus nobles peuvent, dans une fatale erreur, tout sacrifier au besoin d'être admirées... à la rage de l'héroïsme... Dites que c'est par un sentiment d'austère pitié que vous retournez à votre mari... je vous croirai... vous serez toujours pour moi la femme entre toutes les femmes, celle à qui j'ai voué ma vie. Que voulez-vous? vous avez l'exagération de vos vertus... comme tant d'autres ont l'exagération de leurs vices... Mais, par pitié pour vous et pour moi, ne me dites pas qu'un amour irrésistible vous jette dans les bras de cet homme; ne venez pas me dire qu'il est votre mari! il ne l'est plus: son ignoble conduite a mis entre vous et lui une barrière insurmontable... Vous pouvez avoir pour lui de la pitié, de la clémence, de la bonté, tous les sentiments enfin, excepté de l'amour.
—Et c'est pourtant le seul ou plutôt le plus vif de ceux qui me ramènent à lui,—m'écriai-je pour mettre un terme à cette scène cruelle.—Oui, dussiez-vous me mépriser... en lui j'aime le premier homme qui ait fait battre mon cœur; en lui j'aime... mon mari... en lui j'aime mon amant... oui, mon amant, et c'est pour cela que je veux retourner auprès de lui.
M. de Rochegune cacha son front dans ses main et resta longtemps silencieux.
Puis il dit à demi-voix et comme s'il s'était écouté penser:
—Cela est étrange! je me l'étais toujours dit... mais je ne l'aurais jamais cru... Il fallait voir ce que je vois.
—Qu'avez-vous?—m'écriai-je, effrayée de son air presque égaré,—qu'avez-vous?
—Un phénomène bizarre se passe en moi, Mathilde,—continua-t-il en se parlant à lui-même.—Oui... oui.. mes espérances, mes convictions tombent lentement... une à une... Elles tombent comme les feuilles mortes d'un arbre... et cela sans déchirement, à chaque blessure... Au lieu d'une douleur vive... c'est un froid engourdissement... Ce ne sont pas les violences de la colère, du désespoir... non, c'est un dédain amer, mêlé de compassion douloureuse... Tout le passé de ma vie... que je croyais inaltérable, s'écroule, s'amoindrit et s'efface. Allons... j'ai pris pour le marbre impérissable la neige qui fond aux premières ardeurs du soleil... Encore une fois, cela est étrange... Tout à l'heure... en pensant que je pouvais être forcé de renoncer à cette femme si adorée, cette seule supposition me semblait un abîme que je ne pouvais contempler sans vertige... Voilà que maintenant... au lieu de ce grandiose, de cet effrayant abîme... je ne vois plus qu'une espèce de bourbier dont j'ai hâte de détourner les regards... Et pourtant c'est moi... c'est bien moi... moi dont cet amour avait été le pôle, l'idée fixe, unique... moi qui depuis dix ans n'avais pas été un jour, une heure, sans donner une pensée à cet amour; moi qui, soutenu, porté par cet amour, ai tenté, accompli de grandes choses... moi qui courais hier comme un enfant... moi qui tout à l'heure ressentais une de ces joies insensées, divines, parce que je touchais au terme inespéré de mes rêves... Eh bien! maintenant, subitement... rien... rien... plus rien... à ce point, que je cherche la place de ce gigantesque et sublime édifice jusqu'alors élevé dans mon âme avec une si sainte ardeur, pensée à pensée, souvenir à souvenir... Rien... rien... plus rien... un souffle a tout fait disparaître, mais disparaître sans laisser même une ruine, un débris, une trace... Dites, dites... cela n'est-il pas étrange, Mathilde?...
Oh! rien ne m'était plus affreux que de l'entendre analyser ainsi le renversement de son espoir et de sa croyance en moi...
Encore une fois je fus sur le point de lui dire combien je le trompais, combien je l'aimais. Faut-il avouer cette lâcheté? ce fut l'espèce de résignation méprisante de M. de Rochegune qui causa mon découragement passager...
Et pourtant ce mépris de sa part devait servir mes projets.
Son désespoir m'eût donné une nouvelle force, en me prouvant que j'étais toujours aimée... et il fallait que je ne fusse plus aimée.
Il continua en s'adressant à moi:
—Cela serait incompréhensible de la part de tout autre que moi... Mais mon caractère est tel, que le venin le plus subtil, le plus rapide, n'est pas plus mortel que ne l'est mon mépris lorsqu'il atteint mes affections, si robustes, si vivaces qu'elles soient.
Puis il se leva brusquement:
—Après tout,—dit-il,—l'humanité est l'humanité... pétrie d'or et de boue. Je devrais avoir pitié de votre égarement en pensant aux qualités qui le rachètent... Je ne devrais pas jeter au vent de l'oubli et du néant dix années d'affection sainte et grande... dix années d'idolâtrie, de culte... Mais je ne le puis pas... je me connais, je suis absolu en tout: je ne puis voir en vous qu'une divinité ou une femme vulgaire... Tant que vous avez été élevée sur votre piédestal, je vous ai adorée... Maintenant vous en descendez honteusement... maintenant vous êtes comme les autres femmes... Je renie mes adorations passées.
—Ainsi,—lui dis-je avec amertume,—si je vous avais écouté lorsque vous me suppliiez d'oublier mes devoirs... le mépris sans doute eût payé ce sacrifice... Comme en ce moment... vous eussiez renié vos adorations passées... car alors aussi je serais honteusement descendue de mon piédestal... Je cède à un penchant légitime... et vous me méprisez... mais si j'avais cédé à un penchant coupable!...
Cette réflexion parut le frapper; il resta pensif. Puis il s'écria avec une violence à peine contenue:
—Je vous ai dit, il y a longtemps, que si jamais je doutais de vous... je douterais de moi... Eh bien! l'heure est venue... je doute de moi et de tous... Oui... malheur à vous qui avez bouleversé toutes mes notions du bien et du mal... malheur à vous qui pouvez inspirer l'aversion en accomplissant un devoir sacré... malheur à vous qui pouvez être pervertie en obéissant à un amour légitime... oui, je méprise moins encore l'hypocrisie du vice que votre vertueuse impudeur.
Et il sortit violemment.
C'en était fait... il me méprisait... il me haïssait...
De ce moment mon sacrifice fut entièrement accompli...
Je sentis que son cœur m'échappait... il m'avait fait cruellement assister à l'agonie, à la mort de son amour et de son estime pour moi; je n'avais plus aucun doute, son cœur était vide... Qui l'occuperait?
A ce moment une pensée infernale me traversa l'esprit...
—Et Ursule!—m'écriai-je,—si elle allait essayer ses séductions sur lui? Maintenant qu'il est libre, aigri, maintenant qu'il croit au mal, puisqu'il doute de moi... ne se trouve-t-il pas dans la seule disposition d'esprit peut-être où il puisse ressentir la fatale influence de cette femme?
Et Emma... cette enfant à qui j'ai promis cet amour, et Emma qui meurt sans cet amour, pourra-t-elle jamais lutter contre Ursule... surtout si Ursule aime passionnément?
Et moi je renoncerais volontairement à mon amour pour voir cette odieuse femme... occuper le cœur de M. de Rochegune?
Je l'avoue, les événements s'étaient tellement pressés, que je n'avais pas songé un instant à l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune au bal de l'Opéra.
Si cette idée me fût venue... j'aurais peut-être eu la cruauté de sacrifier Emma plutôt que de risquer de voir Ursule aimée de M. de Rochegune.
CHAPITRE V.
LES ADIEUX.
Ma résolution une fois arrêtée, j'avais écrit à M. de Lancry qu'après avoir réfléchi au désir qu'il m'avait témoigné, je consentais volontiers à retourner auprès de lui. Je craignais qu'il ne voulût oser d'une violence légale, et qu'il ne compromît ainsi tous mes projets en faisant douter de mon empressement à le rejoindre.
Après le départ de M. de Rochegune, j'allai voir madame de Richeville et Emma.
Celle-ci se trouvait beaucoup mieux. Le docteur regardait son rétablissement comme certain. La duchesse, tout à fait remise, me remercia avec la plus tendre effusion des soins que j'avais donnés à sa fille.
Lorsque j'annonçai brusquement à madame de Richeville mon désir de retourner auprès de M. de Lancry, désir que j'attribuais à la pitié que m'inspiraient ses malheurs et son repentir, la duchesse me crut folle et me fit toutes les observations, toutes les instances, tous les reproches possibles; rien ne m'ébranla. Le prince d'Héricourt et sa femme se joignirent à mon amie pour me faire envisager l'absurdité de ma conduite. Je leur demandai si je perdrais leur estime. Ils me répondirent que non, que c'était une louable exagération sans doute, mais qu'elle serait d'un funeste exemple, et qu'il était déplorable de voir prodiguer au vice et à la corruption de pareilles marques de dévouement.
En vain je prétextai du malheur et du repentir de mon mari; ils me répondirent que son malheur était mérité, que son repentir n'était nullement prouvé. Plusieurs années d'une conduite irréprochable auraient à peine mérité la preuve d'aveugle attachement que je lui donnais.
Mieux que personne je sentais la vérité de ces remontrances, mais trop d'intérêts étaient maintenant en jeu pour que je pusse hésiter un instant dans la marche que je m'étais tracée.
Néanmoins, je le reconnus avec tristesse, le prince et sa femme éprouvèrent pour moi du refroidissement; je perdis beaucoup dans leur esprit; ils me trouvèrent faible, sans dignité. Ils souffraient véritablement et avec raison de me voir renoncer à leur intimité protectrice, qui m'avait été d'une si grande consolation, pour aller retrouver un homme qu'ils méprisaient, qu'ils haïssaient de tout le mal qu'il m'avait fait, et dont ils m'avaient pour ainsi dire moralement séparée. Enfin ils regrettaient de s'être intéressés à des chagrins que j'oubliais moi-même si promptement.
Ainsi qu'à ces amis à la fois justes et sévères, je dis à madame de Richeville que la pitié seule me rapprochait de M. de Lancry...—Hélas! c'était seulement aux yeux de l'homme que j'aimais et que je respectais le plus au monde que j'avais dû feindre un honteux amour pour mon mari.
En vain la duchesse me supplia de rester chez elle et de continuer d'habiter mon pavillon, dût-elle surmonter l'aversion que lui inspirait le voisinage de M. de Lancry; je refusai; mes relations avec mon mari eussent été surveillées de trop près, et l'on eût bien vite reconnu mon mensonge.
Je ne saurais dire les larmes, la désolation de madame de Richeville; dans la franchise de son amitié, dans l'emportement de son chagrin, elle me fit de cruels reproches... Je les dévorai en silence; ils me prouvaient la force de son affection pour moi, et à ses yeux je les méritais.
Pour la première fois de ma vie, je sentis l'espèce de jouissance amère que l'on éprouve en se voyant méconnue, blâmée, et en se disant, d'un mot je pourrais changer ces blâmes en adorations...
Il me sembla beau d'accomplir ainsi seule, accusée par tous, une œuvre que tous auraient admirée.
Alors je comprenais (dans un noble but) ces luttes sourdes, incessantes, acharnées, que certaines personnes engagent contre la société sans autres ressources que leur intelligence, autre force que leur volonté.
Seule dans la position difficile où je me trouvais, il me fallait amener M. de Rochegune à épouser Emma, malgré les intrigues et les séductions qu'Ursule mettrait nécessairement en jeu, si elle aimait M. de Rochegune.
Je ne veux pas le cacher, mon désir ardent d'arriver aux fins de cette entreprise, l'exaltation que donne une conviction généreuse, remontèrent mon moral, surexcitèrent mon énergie, et m'empêchèrent de rester écrasée sous le poids de mon sacrifice.
Oh! ce fut encore à ce moment que je reconnus la différence énorme qui existait entre mon amour pour M. de Rochegune et celui que j'avais autrefois ressenti pour M. de Lancry.
Autrefois j'avais été abattue, accablée; je n'avais su que souffrir... sans agir... A cette heure au contraire, je souffrais autant, mais je ne voulais pas que ma souffrance fût stérile; cette fois mes larmes devaient être fécondes; jusque dans mes chagrins je voulais être digne de l'homme que j'adorais.
Oh! comme j'étais fière de cet amour, de cette perle de mon cœur, conservée sans souillure... Si quelquefois je me sentais faiblir dans ma résolution, je me souvenais de ces paroles que Dieu m'avait inspirées au chevet d'Emma mourante: s'il savait!
Oui, je me disais: Que demain je révèle tout à M. de Rochegune, ne sera-t-il pas à mes pieds? son amour ne reviendra-t-il pas plus passionné que jamais?
Pourtant, comme je le chérissais toujours et plus que jamais, j'avais des moments d'abattement cruel, d'affreux désespoir...
Alors je me souvenais de ce que m'avait encore dit la voix divine pendant cette nuit fatale... Courage... pauvre femme... tu ne sais pas ce que c'est d'avoir acquis, à force de sacrifices, le droit de pleurer sur soi... Et en effet, je trouvais dans ces larmes une triste volupté!
Et puis enfin,—me disais-je,—si je réussis dans mes projets, une fois le bonheur d'Emma bien assuré, car M. de Rochegune ne restera pas insensible à cet amour si vif et si ingénu, et l'appréciera en le partageant, qui m'empêchera de me séparer légalement de mon mari, de retourner vivre auprès de madame de Richeville, et peut-être de tout dire à M. de Rochegune, alors l'époux d'Emma? Sûre de lui et de moi, je pourrai sans crainte lui dévoiler ce mystère et lui prouver que je n'ai jamais cessé d'être digne de lui... et qu'il me doit le bonheur dont il jouit auprès d'Emma. Pour moi quelle douce récompense de tant de chagrins soufferts en silence!... Combien alors ma vie serait paisible et heureuse, ainsi passée près de ceux que j'aime tant......
. . . . . . . . . .
J'attendais M. de Lancry le dimanche au matin. Avant mon départ, j'allai voir Emma une dernière fois; elle était seule. Pendant notre court entretien, je lui renouvelai toutes mes recommandations au sujet du secret qu'elle devait absolument garder envers M. de Rochegune et madame de Richeville. Je lui promis de lui écrire par Blondeau, l'engageant à me répondre par le même moyen.
En apprenant mon retour auprès de mon mari, la pauvre enfant ne put cacher un mouvement de joie involontaire, malgré son attachement bien réel pour moi. Je n'en accusai pas son cœur, mais l'instinct de son amour.
Je lui promis de venir souvent la voir, bien décidée de tenir cette promesse si nécessaire à mes desseins.
Le dimanche matin, M. de Lancry se présenta chez moi, ainsi qu'il me l'avait annoncé.
J'ai oublié de dire que, depuis l'abandon d'Ursule, sans doute, mon mari, absorbé par ses poignantes préoccupations, avait poussé l'incurie de ses vêtements et de sa personne jusqu'à une négligence presque sordide: ses traits étaient dévastés par le chagrin, par les veilles, et depuis peu par les excès de toutes sortes dans lesquels il avait cherché à étourdir sa folle et implacable passion; ses yeux rougis, sa figure couperosée, sa barbe longue, sa chevelure inculte, sa voix rauque et dure, tout en lui semblait personnifier le type du vice et presque de la misère (j'appris bientôt que cette misère était réelle).
Et c'était là l'homme que quelques années auparavant j'avais vu dans tout l'éclat de son élégance et de ses succès...
Il me dit en entrant:
—Je vous fais compliment, madame, sur votre bonne volonté, quoiqu'il me semble que cette soumission subite cache quelque arrière-pensée; mais il n'importe... ne croyez pas vous jouer de moi... Je vous prouverai que ce que je veux... je le veux.
—Quand partons-nous, monsieur?
—A l'instant, madame, à l'instant... Mais n'avez-vous pas de tendres adieux à adresser à votre ami intime? me dit-il avec ironie;—n'avez-vous pas à échanger quelques larmes? Que je ne vous gêne pas... j'ai cinq minutes à votre service pour ces touchantes embrassades.
—J'ai fait mes adieux ce matin à madame de Richeville, monsieur. D'ailleurs, j'espère la revoir bientôt.
—Oh! quant à cela... vous verrez qui vous voudrez, la liberté ne vous manquera pas... à moins que... à moins que plus tard... je ne pense autrement...
—Monsieur, quand vous voudrez, je vous suivrai.
—Un instant; je dois vous avertir, ma chère amie, que l'appartement que j'habite n'est pas brillant; c'est un simple pied-à-terre... que j'ai pris depuis que j'ai licencié ma maison... pour des raisons que vous devinez sans peine... Je n'ai donc pas eu le temps de m'occuper des détails d'intérieur; je vous préviens que vous serez beaucoup moins bien établie là qu'ici.
—Je me contenterai, monsieur, de ce dont vous vous contenterez... pourvu que j'aie seulement une chambre pour moi et une tout auprès pour Blondeau... Je ferai prendre ici les meubles qui me seront nécessaires.
—Et je ferai vendre le reste, car je dois vous avouer, madame, que je suis singulièrement gêné... Cela vous étonne? C'est pourtant ainsi. Vous connaissez maintenant mes peines de cœur... Je n'ai donc rien à vous cacher... Eh bien! dernièrement... pour m'étourdir... j'ai joué... j'ai beaucoup joué... et j'ai beaucoup perdu. Vous avez sans doute quelques économies?
—Il me semble, monsieur, que nous pourrions plus tard parler d'affaires.
—Vous avez parfaitement raison, madame... Voulez-vous mon bras?
Nous partîmes.
Je montai en fiacre avec M. de Lancry; Blondeau me suivit dans une autre voilure, avec quelques paquets indispensables; j'ordonnai à mon valet de chambre de venir, le soir même, m'apporter différentes choses dont j'avais besoin.
Une fois en voiture, M. de Lancry me dit:
—J'ai gardé un domestique... C'est du luxe, mais ce garçon m'est attaché, il nous suffira... avec votre madame Blondeau. Comme je ne dînerai jamais chez moi, vous pourrez faire venir vos repas de chez un restaurateur voisin; la portière de la maison aidera Blondeau à faire votre ménage.
—Il y a six ans, monsieur, à peu près à cette époque, nous revenions de Chantilly, vous me faisiez aussi l'état de la maison que nous devions avoir... Les temps sont changés.
—Très-changés, madame, ce qui prouve la vérité de cette maxime: que les jours se suivent et ne se ressemblent pas... Ah çà, mais vous me paraissez en veine épigrammatique, le sang des Maran se montre... A votre aise... je suis bon prince... pas toujours cependant... Mais nous voici arrivés...
Nous nous arrêtâmes devant une vieille maison de la rue de Bourgogne...
Nous traversâmes une cour sombre, humide et triste; arrivés au second étage, une porte nous fut ouverte par le valet de chambre de M. de Lancry, celui-là même qui m'avait accompagnée lors de la fatale nuit de la maison isolée.
La figure de cet homme était sinistre.
Une petite antichambre, encombrée de malles en désordre, un salon à peine meublé; à droite, la chambre de mon mari; à gauche, la mienne avec un cabinet pour Blondeau, tel était l'appartement que je devais partager avec M. de Lancry.
Les papiers étaient malpropres, il n'y avait pas de rideaux aux fenêtres, les boiseries étaient enfumées, les parquets presque boueux; à peine le jour arrivait-il au fond de cette cour humide...
D'abord mon cœur se serra douloureusement, et puis j'eus peur...
Cet appartement me semblait désert, isolé; je regardais autour de moi avec inquiétude.
Ma pauvre Blondeau ne me quittait pas et se serrait contre moi toute tremblante.
—Vous trouvez sans doute ce logement ignoble?...—me dit M. de Lancry d'un air ironique...—Mais le temps des hôtels est passé, ma chère; nous avons mangé notre pain blanc le premier.
—Je m'accommoderai de tout, monsieur. Seulement je ferai faire ici quelques réparations indispensables.
—A votre aise... Je ne vous ferai pas les mêmes reproches qu'à Maran sur le bruit insupportable des ouvriers; car je sors de grand matin, et je rentre fort tard... quelquefois même je ne rentre pas du tout. Vous ferez donc ici ce que vous voudrez.
—Alors, monsieur, je vous demanderai de garder mon valet de chambre, il couchera dans cette antichambre. C'est un homme de confiance. Je ne connais pas cette maison, et je suis très-peureuse...
—Si vous avez de quoi payer ce domestique, arrangez-vous. Fritz couche en haut.
Blondeau sortit.
—Maintenant, madame, je dois vous déclarer, avec cette franchise qu'on se doit entre époux... qu'il me reste pour tout avoir environ mille écus... Vous avez des diamants, des bijoux; il faudra en faire ressources... Je vous ai, jusqu'à l'année passée, servi une pension de vingt mille francs. Vous ne devez pas avoir dépensé tout cela... car à Maran vous viviez en ermite...
—Mais, monsieur,—lui dis-je épouvantée,—il est impossible que vous soyez réduit à ces extrémités.
—Lorsque Ursule a disparu, il me restait environ deux cent cinquante mille francs de notre fortune. Autant par désespoir que pour m'étourdir et par besoin de tenter le sort... j'ai joué... et, comme je vous l'ai dit, j'ai très-malheureusement joué, puisque j'ai tout perdu... Ceci une fois bien entendu, n'en parlons plus; je ne me souviens jamais de l'argent que j'ai dépensé avec plaisir... à plus forte raison de celui que j'ai perdu au jeu...
—Mais alors, monsieur,—m'écriai-je,—c'est donc pour me faire partager cette horrible existence que vous me forcez à revenir près de vous? A quoi, puis-je vous être utile? Vous n'êtes jamais ici, dites-vous. Quel est donc votre but?—m'écriai-je effrayée et regrettant presque de m'être ainsi volontairement livrée entre les mains de M. de Lancry.
Mais ces regrets étaient tardifs et superflus; il fallait subir toutes les conséquences de ma démarche, rester pendant quelque temps enchaînée au destin de cet homme, ou renoncer aux projets qui seuls me donnaient la force de supporter mon sort.
Il ne m'était même plus permis de me plaindre à personne, de demander conseil ou assistance à qui que ce fût.
Aux yeux de tous, j'étais allée librement, volontairement, retrouver M. de Lancry; je ne pouvais donc que paraître heureuse du parti que j'avais pris.
Mon mari répondit ainsi à mes questions:—Vous me demandez, ma chère amie, quel est mon but en vous rappelant auprès de moi; d'abord, celui de jouir de votre aimable compagnie... Et puis... cela ne vous regarde pas...
—Mais vous avez donc, monsieur, de bien odieux projets, que vous ne pouvez pas les avouer?
—Il ne s'agit pas de mes projets; j'ai le droit de vous garder chez moi, et je vous garde. Quant aux velléités que vous pourriez avoir de vous échapper de mes mains, soit à présent, soit plus tard, sous le fabuleux prétexte d'une séparation, je vous engage, pour vous distraire, à méditer à ce sujet une consultation dont voici la copie. Elle est rédigée par les plus fameux jurisconsultes de Paris, et m'a bien coûté cinquante louis, s'il vous plaît... C'est une folie dans ma position, mais je ne pouvais payer trop cher l'assurance de passer ma vie près de vous.—Et il me remit un papier.—Vous verrez que, sur la question de savoir si vous avez la moindre chance d'obtenir une séparation, les trois avocats ont unanimement déclaré que non, la voix publique nous attribuant des torts réciproques... C'était leur avis particulier, qui ne préjugeait en rien celui de la justice; mais ils croyaient pouvoir affirmer qu'aucun tribunal ne voudrait même donner suite à votre demande en séparation s'il était formellement prouvé que vous êtes revenue de votre libre volonté au domicile conjugal... cette démarche de votre part devant être regardée comme une amnistie générale du passé, quelque graves que fussent mes torts envers vous. Ne m'attendant pas, je vous l'avoue, à vous trouver d'aussi bonne composition... je me contentais donc de l'avis de mes trois conseillers, et j'allais tenter auprès de vous une dernière voie de conciliation (dont je sentais toute l'importance) avant de vous envoyer un huissier. Jugez donc de mon étonnement, de ma joie, lorsque j'ai reçu ce charmant petit billet de vous, par lequel vous me disiez qu'ayant mûrement réfléchi, vous ne voyiez aucune raison pour vivre plus longtemps séparée de moi.
Je ne pus retenir un mouvement de désespoir en songeant à cette fatale imprudence; ce mouvement n'échappa pas à M. de Lancry.
—Vous n'aviez pas songé à cela,—reprit-il,—je le vois, vous regrettez ce malencontreux petit carré de papier satiné et parfumé,—dit-il avec une cruelle ironie en me montrant ma lettre,—qui rive à tout jamais votre chaîne... qui ne sera pas toujours de fleurs, je le crains fort... Sur ce... je vais m'habiller, car aujourd'hui, par extraordinaire, je tiens à me faire très-beau.
Et M. de Lancry me laissa stupéfaite et épouvantée.
Je n'avais cru engager que le présent... j'avais irrévocablement engagé l'avenir.
Ainsi je voyais à jamais détruit mon espoir de retourner un jour vivre auprès de madame de Richeville, et de jouir enfin de la récompense de tant de sacrifices, en dévoilant à M. de Rochegune tous les motifs de ma conduite.
Ce moment fut affreux.
Ce que m'avait dit M. de Lancry n'était que trop vrai: cette lettre fatale me perdait, ou elle restait du moins comme une terrible présomption contre moi... Quelle raison invoquerais-je pour obtenir désormais une séparation, lorsque mon mari avait entre les mains une preuve écrite de ma libre et volontaire soumission à ses désirs?...
Hélas! c'est ainsi que le cercle de fer de ma position m'enfermait et se resserrait de tous côtés...
Un dernier coup vint, sinon m'accabler encore, du moins me prouver que mes craintes étaient fondées en ce qui regardait Ursule.
Le soir... au moment où je faisais avec ma pauvre Blondeau quelques préparatifs pour passer sans trop de frayeur ma première nuit dans ce lugubre appartement, on me monta une lettre ainsi conçue:
«Madame,
«Un de vos meilleurs amis, qui depuis quelque temps se fait un plaisir de vous tenir au courant des plus secrètes pensées de votre mari, veut être le premier à vous apprendre que c'est Ursule qui a ordonné à M. de Lancry de vous rappeler près de lui, afin de rompre votre liaison avec M. de Rochegune... dont elle est passionnément éprise.
«Ursule n'a pas vu votre mari; elle lui a écrit que le seul moyen qu'il eût de la faire consentir à lui accorder encore quelques entretiens était de vous reprendre chez lui et de vous y garder... Bien entendu que les promesses d'Ursule seront vaines, et que ce pauvre Lancry ignore qu'il sert ainsi à merveille la passion d'Ursule en vous séparant de Rochegune.
«On a vu dans les mains d'Ursule l'original d'une consultation signée de trois fameux jurisconsultes, et la copie d'une lettre de vous dans laquelle vous annoncez avec la meilleure grâce du monde que vous êtes prête à retourner auprès de M. de Lancry.
«Cette nouvelle, jointe à l'avis que vous a donné le docteur, complique singulièrement la question. De tout ceci il doit résulter:
«1º Qu'Emma mourra de chagrin... ce qui ne manquera pas d'être quelque peu sensible à madame de Richeville, et à vous, qui vous serez inutilement sacrifiée;
«2º Que Rochegune succombera aux séductions de votre amie Ursule, ce qui ne vous sera pas non plus indifférent;
«3º Et que vous ne quitterez plus votre mari... lors même qu'il verra qu'Ursule s'est jouée de lui. On lui donnera d'autres motifs de vous garder... ce qui devrait vous épouvanter assez si vous avez le don de lire dans l'avenir...»
Je ne pouvais en douter, cette lettre était de M. Lugarto.
Tels étaient les obstacles que j'avais à vaincre... Tels étaient les dangers que j'avais à courir.
CHAPITRE VI.
CORRESPONDANCE.
Lorsque, plus calme, j'envisageai raisonnablement ma position, j'en désespérai moins; sachant pour quel motif M. de Lancry avait exigé mon retour près de lui, je fus un peu rassurée.
La lettre anonyme (sans doute l'œuvre de M. Lugarto) me montrait l'avenir sous un jour menaçant, mystérieux; mais les préoccupations du présent me distrayaient de ces craintes futures.
Je faisais, je crois, injure au caractère de M. de Rochegune en le supposant capable de former même la liaison la plus éphémère avec Ursule; cette femme m'avait causé trop de chagrins, il avait pour elle trop de haine et d'aversion.
Une difficulté presque insurmontable était d'amener le mariage d'Emma, et surtout de ne pas laisser soupçonner à M. de Rochegune que j'étais instruite de l'amour de cette pauvre enfant... J'attendis tout de l'inspiration, qui m'avait déjà soutenue, guidée...
Je n'avais aucune idée de la vie misérable à laquelle me condamnait le désordre de M. de Lancry, j'appréciai plus que jamais la prévoyance de M. de Mortagne; ma terre de Maran avait été rachetée sous le nom de madame de Richeville: cette propriété m'assurait bien au delà du nécessaire.
Par suite de mon étrange position, j'étais forcée de partager la gêne de mon mari; car je ne paraissais rien posséder en propre. Je n'exagère pas en disant que je me résignai à cette vie presque pauvre avec assez d'indifférence; je la pris comme une épreuve, comme un essai.
Grâce aux soins de Blondeau, mon triste appartement fut habitable. Je voyais à peine M. de Lancry. A quelques accès de gaieté grossière ou de tristesse sinistre, je devinais qu'Ursule avait encouragé ou ruiné ses dernières espérances; j'espérais que du moment où elle ne lui ordonnerait plus de me garder près de lui, il consentirait à une séparation.
Mon séjour forcé auprès de mon mari n'augmentait donc pas beaucoup mes chagrins, ils roulaient tout entiers sur la perte de l'affection de M. de Rochegune et sur les craintes que m'inspirait l'avenir d'Emma.
Le surlendemain de mon installation, madame de Richeville était venue chez moi, ayant eu la précaution de s'assurer de l'absence de M. de Lancry.
Elle fondit en larmes en voyant la pauvreté de ma demeure.—Cette pauvreté,—me dit-elle,—lui expliquait mon dévouement. Emma se rétablissait rapidement; sa mère ne conservait plus aucun doute sur sa guérison.
Je demandai en tremblant à madame de Richeville des nouvelles de M. de Rochegune; jusqu'alors elle n'en avait aucune. Prévoyant son chagrin, elle avait envoyé s'informer de sa santé; il lui avait fait répondre qu'il était un peu souffrant.
Madame de Richeville m'apprit que ma conduite était diversement jugée dans le monde; les uns me blâmaient cruellement, les autres me louaient outre mesure. J'avoue que dans cette circonstance j'avais en moi de quoi balancer tous les jugements du monde.
Le lendemain je reçus cette lettre de M. de Rochegune.
Paris...
«J'ai été envers vous injuste, brutal et cruel, parce que j'ai été vaniteux. L'orgueil est au fond de tous nos mauvais sentiments: vous ressentiez pour un autre ce que vous ne ressentiez pas pour moi; mon amour-propre s'est révolté, mon bon sens s'est obscurci; dans votre mari je n'ai pas vu un homme digne ou indigne de votre amour, j'ai vu un rival.
«Tout ceci est logique: je suis sorti de la sphère des sentiments élevés, je suis tombé dans les sentiments bas et jaloux, le paradoxe a remplacé la raison; pouvais-je toujours rester dans cette sphère? Non: l'amour platonique est impossible entre deux jeunes gens; tôt ou tard l'un ou l'autre succombe. C'est un piége dangereux. Il apparaît plein de charme et de grandeur. Si votre amour mal éteint pour votre mari n'eût pas soutenu votre vertu, vous eussiez succombé comme moi! Quand le cœur est pris, on n'échappe pas à la contagion du désir.
«J'ai bien réfléchi, je me suis fait vous pour vous juger au point de vue absolument moral: vous êtes irréprochable. Pour moi, cela est cruel; il ne m'est, pour ainsi dire, pas permis d'avoir des regrets.
«Vous dévouer ma vie, cacher notre bonheur dans la solitude, parce que les grandes passions sont solitaires, ainsi pour moi l'avenir était complet et magnifique! Que me reste-t-il? Rien, ni l'amour de frère ni l'amour d'amant. Depuis qu'en vous j'ai vu la femme... la sœur a disparu.
«La femme, par une brusque préférence, m'a témoigné sa répugnance... la femme n'existe plus pour moi... Vaincre ou braver une répugnance m'a toujours été aussi impossible que d'oublier que je l'ai inspirée.
«Il en est des impressions comme des jours, on ne fait pas qu'ils n'aient point été. Je ne puis pas plus redevenir votre frère que rétrograder à l'âge de vingt ans; notre position est brisée, à tout jamais brisée.
«Votre retour à votre mari a rompu tout équilibre, bouleversé toute prévision. Ce retour aurait eu lieu quand j'étais encore votre frère, que rien n'eût été changé entre nous; je vous aurais blâmée ou approuvée avec désintéressement.
«J'ai trente ans; depuis l'âge de dix-huit ans, je crois, je vous ai aimée, je vous l'ai prouvé.
«Mais le passé est fatal pour les mauvais comme pour les bons souvenirs.
«Si mon affection pour vous est morte après s'être successivement transformée, il m'en restera toujours la mémoire.
«On doit honorer religieusement ceux qui ne sont plus.
«Oui... ce que j'éprouve pour vous à cette heure est le culte mélancolique et sacré qu'on a pour ceux à qui l'on survit.
«Mes regrets seront éternels... éternels... Une fois réduits en poussière, nos débris forment des cendres inaltérables... Telle est, telle sera l'immutabilité de mes sentiments pour vous.
«Je ne vous fais pas de reproches, Mathilde; on ne reproche pas aux gens de mourir... on les pleure.
«Ces images sont lugubres; je les emploie pour vous faire comprendre que le passé ne m'est pas cruel, odieux, insupportable; il est glacé comme le sépulcre... il est mort... il n'est pas oublié, il est tué.
«Aussi ma vie sera-t-elle misérable. Je flotte entre vingt partis sans me résoudre à aucun. Votre perte a renversé tout l'échafaudage de mon existence. C'est à recommencer. L'âge avance; je suis fatigué de la route.
«J'avais pourtant cru être près du terme... il va falloir marcher... marcher encore... et dans quel désert aride et sans fin, mon Dieu!»
Paris.
«Hier, j'ai eu un accès de rage et de haine que je voulais assouvir... j'étais fou... Je suis sorti pour aller provoquer votre mari et le tuer.
«Je dis cela parce que j'étais sûr de le tuer. Il est des pressentiments qui ne trompent pas.
«Et puis cette conviction m'a effrayé; j'ai eu peur d'être un assassin...
«La preuve que je suis complétement détaché de vous et que je n'oublierai jamais que vous m'avez préféré un être pervers et misérable, c'est qu'en voulant tuer votre mari, je réfléchissais parfaitement que si vous deveniez ainsi veuve, je mettais pour l'avenir une barrière insurmontable entre vous et moi.
«Cette pensée seule ne m'eût pas arrêté une seconde... demain vous seriez libre que je refuserais les restes d'une vie que, par deux fois, vous avez été mettre aux pieds de cet homme... Jamais! jamais...»
De ces deux lettres de M. de Rochegune, ce fut la dernière qui me fut la plus pénible.
Elle me prouvait combien le coup que j'avais frappé avait été douloureux et sûr; jamais il ne m'avait exprimé d'une manière aussi énergique, aussi dure, ce détachement complet sur lequel le temps ne pourrait rien.
Ces ressentiments me parurent, sinon faire faire un grand pas à mes projets pour Emma, du moins détruire tout obstacle dont j'aurais pu être le prétexte.
Ursule m'inspirait toujours une crainte vague. Mais, encore une fois, comment M. de Rochegune, qui la connaissait, consentirait-il seulement à l'écouter?... N'accueillerait-il pas ses avances avec le dernier mépris? J'étais absorbée par ces pensées, lorsque je reçus cette lettre de M. Lugarto, ou de l'un de ses émissaires, car je ne connaissais pas cette écriture.
On juge de l'effroi qu'elle me causa.
Paris.
«L'ami inconnu à qui vous devez déjà beaucoup de renseignements à la fois agréables et précieux sur la vie intime de votre mari continuera sa tâche avec d'autant plus de plaisir, que les événements le servent à souhait, et deviennent de plus en plus intéressants pour vous.
«Maintenant l'on va vous instruire de ce qui regarde Ursule, parce que dans cette fantasmagorie vous verrez très-incessamment apparaître la figure de M. Rochegune, et on a lieu de croire que cette apparition vous plaira infiniment. Voici ce qu'est devenue Ursule depuis sa disparition de l'hôtel de Maran. On vous cachera seulement l'indication positive de la retraite de votre charmante cousine, parce qu'il est superflu que vous la connaissiez: elle habite l'un des faubourgs les plus isolés, les plus reculés de Paris.
«Ursule a depuis deux ans une femme de chambre qui lui est profondément attachée et en qui elle a la confiance la plus absolue. Mademoiselle Zéphyrine (c'est son nom) a été chargée par sa maîtresse, quelque temps avant la nuit du bal de la mi-carême, de chercher et de louer dans un endroit retiré un modeste appartement ou (si faire se pouvait) une petite maison bien isolée.
«Mademoiselle Zéphyrine, fille pleine de zèle, d'intelligence et surtout de fidélité, trouva au fond d'une impasse qui aboutissait à une rue déserte d'un des faubourgs les moins fréquentés de Paris, une véritable cellule de trappiste. Le surlendemain du bal de la mi-carême, votre belle rivale, abandonnant tout ce qu'elle possédait à l'hôtel de Maran, partit lestement dans un fiacre avec mademoiselle Zéphyrine et gagna sa retraite cénobitique, d'où elle ne sortit pas pendant quinze jours, lesquels quinze jours M. de Lancry passa à battre Paris et ses environs sans pouvoir rattraper sa fugitive.
«Maintenant on va mettre sous vos yeux quelques fragments des plus secrètes pensées d'Ursule, écrites par elle dans un album a fermoir dont elle seule a pourtant la clef.
«Vous conclurez de cette indiscrétion, sans vous tromper beaucoup, que mademoiselle Zéphyrine, pendant les promenades de sa maîtresse, trouve le moyen d'ouvrir l'album, d'y copier ce qui lui semble curieux, et de communiquer ces renseignements à son maître invisible, qui se fait un plaisir de vous en faire part.
«Le commencement de ces fragments du journal d'Ursule remonte environ à deux ans; les derniers mots en ont été écrits il y a très-peu de jours. On ne doute pas que ces notes ne vous causent des émotions douces et salutaires.»
JOURNAL D'URSULE.
J'ai en ce soir un moment de triomphe. J'ai vu Mathilde aux Italiens; son mari est venu me rejoindre. Je l'ai maltraité! Elle a dû s'en apercevoir... Lui enlever Gontran, c'était une vengeance; l'humilier devant elle... c'était un plaisir.—M. de Senneville passe pour être irrésistible. C'est un de ces hommes sur lesquels on a toujours des projets quand on ne les connaît pas. Je l'ai trouvé d'une élégance niaisement sérieuse. Il doit se cravater avec solennité et mettre ses gants avec méditation. Son ramage est aussi charmant qu'insupportable, car il gazouille délicieusement toujours le même air.—Son plus grand défaut, à mes yeux, est d'être trop joli. Ce n'est pas ainsi qu'un homme est beau; aussi M. de Lancry ne m'a jamais plu.—Ce sont là de plates figures de pacotille que la nature jette dédaigneusement dans son moule:—joli nº 1, ne voulant pas se donner la peine de leur donner un cachet original...—Lord C*** est mieux, plus accentué; mais il a l'air par trop Anglais: comme presque tous ses compatriotes, c'est l'embarras dans l'arrogance, et la morgue dans la gaucherie; et puis au moral ces gens-là sont comme au physique, ils n'ont pas d'épiderme; on dirait qu'ils ressentent tout à travers leur flanelle.
§
Où trouverai-je donc cet homme rude, impérieux, passionné, qui de sa main robuste me fera plier comme un roseau?—Que je méprise ce Gontran! Ses prévenances sont de basses servilités, son dévouement un honteux valetage... Il m'aime en laquais qui craint d'être chassé.—Qu'attendre d'un misérable qui vole sa femme? Car c'est la voler, ignoblement la voler... que de se ruiner pour moi.—Et elle... oh! je la hais. Elle n'a pas l'air malheureux! Je le crois bien, sotte que je suis! je l'ai débarrassée de son mari...
§
Inspirer certaines passions est très-flatteur... les dédaigner est plus flatteur encore.
§
M. de Volanges (l'un des plus nouveaux adorateurs) s'est imaginé de me reprocher ce qu'il appelle ma coquetterie, se plaignant amèrement de ce que depuis deux mois... je l'accueille à ravir.—Est-il quelque chose au monde de plus benêt que ces récriminations? Voilà un homme qui se plaint de ce que pendant quelques semaines je l'ai reçu avec grâce, avec prévenance, avec préférence même.—N'est-ce pas déjà reconnaître très-généreusement ses soins que de les agréer?—N'est-ce pas faire mille fois plus qu'il ne mérite?—En s'indignant contre notre mauvaise foi, en parlant de ce qu'ils appellent si grotesquement leurs droits, les hommes qui nous ont fait la cour sont aussi niaisement scélérats que ces voleurs qui se croient sincèrement volés lorsqu'après des prodiges de patiente adresse ils ont forcé... un coffre vide...
§
En théorie et en pratique, j'ai toujours considéré les hommes comme nos ennemis implacables.—Il y a de la haine jusque dans leur amour le plus passionné, ou plutôt dès qu'il y a passion il y a haine. Le mari de Mathilde m'idolâtre, mais il m'exècre; il subit mon joug, mais en frémissant de rage. Il m'aime... parce qu'il ne peut pas faire autrement que de m'aimer.—Je le torture sans pitié, parce que je sais le secret de ma domination et que ce secret est ignoble.—Il y a plus... Mon hostilité contre Mathilde est excessive; j'éprouve pourtant une certaine satisfaction en pensant que je suis impitoyable pour un homme qui l'a rendue si malheureuse...
§
Si nous dédaignons leurs vœux, les hommes nous détestent; si nous les écoutons, ils nous méprisent.—Ils ne pardonnent jamais ni la vertu ni la faiblesse.—Lorsqu'ils s'occupent de nous, ils se mettent à l'œuvre avec tout un attirail d'odieuses arrière-pensées: c'est la vanité, c'est le mensonge, c'est la jalousie; et puis viennent la défiance, l'hypocrisie, et surtout la crainte haineuse de ne pas réussir.—De leur part ce n'est pas de l'amour, c'est à peine un goût, un caprice; avant tout c'est l'orgueil de mettre à mal un cœur honnête ou de triompher de leurs rivaux.—Il n'y a peut-être pas un homme qui, s'occupant de la beauté la plus à la mode de la saison, ne préfère paraître heureux aux yeux de tous que de l'être à la condition du plus profond secret.—Ils sont bien plus satisfaits du sacrifice apparent de notre réputation que du sacrifice ignoré de nos principes.—A position égale ou plutôt relative, combien d'hommes risqueraient pour une femme ce que risque une femme en commettant une faute? Ainsi que j'ai lu dans un livre moderne:—«Si une liaison coupable pouvait être facilement surprise et punie d'une amende qui enlèverait un quart de la fortune de l'homme aimé, quel est celui qui s'exposerait aux dangers d'être aimé si chèrement?...»
—Je m'endurcis donc en songeant que nous ne faisons jamais aux hommes que le mal qu'ils voudraient nous faire.
§
L'aspect de ce comédien m'a singulièrement frappée.—Il m'a fait comprendre les élans de la passion.—Il était résolu, violent, désordonné.—Il a joué ce rôle avec une énergie et une fierté sauvages.—Quand il a pris cette femme par les épaules... quand de sa main puissante il l'a jetée à genoux, il a été superbe... Son front était bien menaçant, sa jalousie bien inexorable...—Et puis sa voix mâle, un peu rauque, avait un vibrement profond, presque léonin. Cette mièvre princesse de Ksernika était avec moi dans l'avant-scène; elle s'est écriée en ricanant qu'il avait l'air de rugir.—L'imbécile! elle veut sans doute que le lion roucoule.
§
Dans la scène d'amour, ce comédien a eu un moment d'admirable expression: il n'a pas sournoisement larronné le baiser qu'il prend à la jeune fille; il l'a enlevé en maître, avec audace... avec une fougue presque brutale...
§
En sortant, comme je louais beaucoup Stéphen (c'est le nom de ce comédien), tandis que la princesse Ksernika l'attaquait comme elle peut attaquer, la pauvre femme, M. de Lancry ne s'est-il pas avisé de me faire observer, avec la plus respectueuse mesure, il est vrai, que je défendais peut-être Stéphen un peu chaudement...—J'ai regardé fixement M. de Lancry de mon regard noir...—Il a compris sa faute...—Il était trop tard... J'ai souri de mon plus doux sourire, et, m'appuyant coquettement sur son bras, je lui ai dit tout bas... bien bas, que j'écrirais le lendemain matin à Stéphen pour lui demander de me donner des leçons de déclamation, l'envie d'apprendre à jouer la comédie m'étant venue subitement.—(Je n'en veux rien faire, bien entendu.) Comme le mari de Mathilde, abasourdi de cette cruelle confidence, s'est échappé jusqu'à s'écrier, dans son douloureux étonnement, que ce nouveau caprice était au moins bizarre, j'ai redoublé la douceur de mon sourire, et je l'ai prévenu qu'il irait le surlendemain me chercher lui-même une loge pour voir jouer Stéphen dans la même pièce, et que je voulais qu'une petite salle de spectacle fût immédiatement construite dans le jardin de l'hôtel de Maran.
§
Ces ordres seront exécutés; je n'en doute malheureusement pas... Ce Gontran est assez lâche et assez sot pour ne jamais me donner la distraction d'un refus ou d'une impossibilité. Il ressemble à ma jument Stella... elle est si insupportablement bien dressée, que sa docilité m'irrite... Je la bats de colère... de n'avoir pas de raison pour la battre...
§
L'architecte de M. de Lancry est venu me soumettre plusieurs plans de salles de spectacle; je ne les ai pas trouvées assez riches.—Je veux quelque chose qui rappelle, dans de petites proportions, celle du château de Versailles, et surtout que cela soit construit tout de suite.—La nuit porte conseil: tantôt j'ai dit au mari de Mathilde qu'au lieu de me louer pour demain soir une loge au théâtre de Stéphen, il la louerait pour six mois afin d'avoir le droit de la faire arranger, car ce petit théâtre du boulevard est horrible, et je compte y aller quelquefois;—meubles, glaces et tentures seront en place demain. Gontran a trente-six heures d'avance; pour lui, l'homme aux surprises magnifiques, c'est plus de temps qu'il n'en faut.
§
Je reviens de l'ambassade; ce bal était merveilleux; je me sentais très en beauté, pourtant je me suis ennuyée à périr... Que ces hommages dont on m'accable sont insipides et monotones!—Et puis... se dire qu'on n'a qu'à vouloir pour enlever tous ces empressés à leurs maîtresses ou à leurs femmes... c'est repoussant de facilité.—Pour donner du piquant, du montant à une faiblesse, il n'y a rien tel que des principes ou des obstacles...—Hélas!... je suis réduite aux obstacles... Mais pour en rencontrer... je suis trop à la mode, et les hommes sont trop grossièrement, trop facilement infidèles à leurs amours.—Oh! si je pouvais trouver un être insensible à mes séductions, quelle gloire d'en triompher!
§
Cette pensée m'a donné de l'humeur, ma cour s'en est aperçue... J'étais nerveuse... agacée... J'ai fait plusieurs exécutions féminines et masculines qui ont beaucoup amusé mademoiselle de Maran. Décidément elle raffole de moi.—Notre haine commune contre Mathilde nous a pour toujours soudées l'une et l'autre; et puis je l'égaie...—Elle vieillit; elle aurait horreur de la solitude, où sa méchanceté la reléguerait nécessairement... Peu m'importe de l'abandonner un jour... si mon destin m'appelle ailleurs.
§
Le mari de Mathilde s'est surpassé, j'ai trouvé cette loge arrangée à merveille; tout le fond était occupé par une immense jardinière (utile précaution à ce théâtre). Mais à quoi bon? je ne remettrai plus les pieds dans cette salle... mes illusions sont détruites... A la seconde représentation, Stéphen, qui m'avait d'abord tant frappée, tant émue, m'a paru détestable, laid, vulgaire... Où avais-je donc l'esprit et les yeux? Au fait, je ne me plains pas de cette première impression, si différente de la seconde; elle m'a donné l'idée d'avoir un théâtre, et je suis enchantée de jouer la comédie.
§
Je viens de jouer Célimène.—Cette petite salle était charmante.—Selon notre public, j'ai dit à merveille et avec un très-grand air. C'est très-amusant. Il paraît que dans mon rôle de mademoiselle Déjazet, j'ai fait tourner toutes les têtes... par mon effronterie provocante...—Que les hommes sont sots et vains! Quand ils s'enchantent de voir une femme montrer une hardiesse impudente, ils s'imaginent que cette affection de cynisme doit être à leur intention et à leur profit.—Ils ne comprennent donc pas, dans leur stupide orgueil, qu'on les compte d'autant moins qu'on risque davantage en leur présence!—Après cette petite pièce, le mari de Mathilde est venu à moi d'un air glorieux, croyant probablement que le choix de ce rôle était de ma part une déclaration de principes à son usage; je l'ai reçu de telle sorte qu'il s'en est allé honteux et confus.
§
La vie que je mène est quelquefois atroce... de néant et d'ennui; cependant, aux yeux de tous, aux miens même, il n'y a pas d'existence plus fortunée que la mienne.—J'ai enfin joui de ce luxe, de cette renommée d'élégance que j'ambitionnais tant.—Je suis une femme à la mode dans toute l'acception du terme.—Je règne sur une fraction de la meilleure compagnie de Paris. Les hommes les plus aimables sont à mes pieds; mes rivales me redoutent et m'exècrent.—Je leur suis assez supérieure pour pouvoir être toujours très-bonne femme avec elles.—Je finis de les désespérer en dédaignant profondément l'amant qu'elles m'envient, et en les défiant de porter atteinte à une fidélité dont je me raille.—Comme les conquérants usurpateurs, je me suis faite toute seule ce que je suis;—d'un nom presque ridicule, j'ai fait un symbole d'élégance et de distinction; on copie mes toilettes, on cite mes reparties, on envie mes succès; mes préférences mettent un homme à la mode, mes moqueries le noient à jamais.—Quand j'arrive dans un bal, toutes les femmes prennent aussitôt d'une main rude leurs adorateurs en laisse, et je ne vois que regards de haine et de jalousie; je n'entends que chuchotements aigres ou reproches courroucés...—Mais qu'une fleur de mon bouquet tombe à mes pieds, tous les adorateurs rompent leurs cordes et se précipitent pour la ramasser... à la plus grande mortification d'une infinité de belles dames, qui rappellent en vain ces ingrats effarés.—Tout cela est charmant... Pourtant il me manque quelque chose... ou plutôt tout me manque. Je n'aime pas, je n'ai jamais aimé... Oh! que je voudrais aimer!...
§
—Un jour j'avais cru ressentir une de ces commotions sourdes, mais profondes, qui annoncent l'orage de la passion... comme les premiers roulements de la foudre annoncent la tempête... mais, hélas! cet espoir a été aussi vain... que ma comparaison est ridiculement ampoulée.—Cependant, un homme pareil à celui dont je me souviens... eût compris comment je voulais être aimée, que j'aurais tout abandonné pour lui...—Sans doute j'aurais vécu dans la misère, dans l'abjection, dans les larmes; il m'aurait battue, trahie, chassée... mais au moins j'aurais aimé, j'aurais eu des moments de passion sublime... je me serais sentie relevée à mes propres yeux.
§
Relevée! Est-ce donc qu'un secret instinct me dit que, comme le feu... la douleur purifie?—Serait-ce donc une réhabilitation que je chercherais dans l'amour?—Non... non... je n'ai pas de remords... je ne dois pas, je ne veux pas en avoir.—Une seule fois je me suis apitoyée sur Mathilde... je me suis montrée envers elle aussi bonne, aussi généreuse que ma nature me permettait de l'être, et j'en ai été cruellement punie.
§
—Comment ne haïrais-je pas M. de Lancry?—Quelquefois malgré moi (ce sont mes jours maudits), je sens des bouffées de honte me monter au front en songeant que c'est à son odieuse ingratitude envers sa femme que je dois la vie splendide que je mène.—En vain j'ai fait des compromis avec ma conscience, en vain je me suis dit qu'il n'y avait rien de plus immatériel que les plaisirs dont je jouissais,—en vain j'ai traité le mari de Mathilde comme un misérable, du jour où il a osé m'offrir autre chose que des fleurs et des sérénades... Oh! il est certaines coupes dont le déboire est plein d'amertume et de fiel...
§
—Cette fois, je suis frappée au cœur... oh! bien au cœur... Je veux écrire ici cette date.—Enfin d'aujourd'hui, heureuse ou malheureuse, ma vie aimante va commencer.—Enfin j'ai trouvé l'homme de mes rêves!—Il ne m'a pas vue, il n'a fait que passer... Je ne sais ni son nom, ni ce qu'il est; mais fût-il le premier ou le dernier des hommes, je sens que je l'aimerai, je sens que je l'aime, je lui appartiens.—Quelle physionomie haute et fière!... Quelle démarche à la fois leste et hardie!—Et ce teint basané, et ces lèvres rouges, et ces sourcils noirs, et ces grands yeux gris! Mais quand de pareils yeux daignent seulement s'abaisser sur vous, on doit tomber à genoux en disant: Seigneur... ordonnez, voici votre esclave.—Et cet inconnu, qui peut-il être?
§
Quelle est donc cette puissance invisible, mystérieuse, à laquelle j'obéis? Cet homme ne m'a pas dit un mot, son regard ne s'est pas arrêté sur moi, et je me sens soumise, dominée!...—Mon angoisse profonde me dit que ma destinée s'accomplit.
§
Rien de moins romanesque que ma rencontre avec cet inconnu. Je traversais les Tuileries à pied. Arrivée dans l'un des quinconces, je vis devant moi un homme qui marchait lentement. Sa taille, sa tournure, m'avaient déjà paru remarquables; il se retourna comme s'il se fût trompé de chemin par distraction. Alors, oh! alors... A son aspect, je n'ai pu m'empêcher de m'arrêter.—Il ne m'a pas aperçue... il s'est éloigné.—Il n'était plus là que je le contemplais encore.
§
Quel est cet homme?—Quel est cet homme? Je ne l'ai jamais vu dans le monde.—Il n'importe... je sais qu'il existe...—Le reverrai-je jamais?—Oui... oui, je ne l'aurais pas rencontré sans cela.—Il existe; cela explique, cela justifie mes mépris pour tous les hommes. Oui, pour tous... ceux-là même qui se sont cru des droits sur moi ne sont-ils pas ceux que j'ai le plus abreuvés de dédains et d'outrages?—Ont-ils eu, non pas de l'empire, mais la moindre influence sur mon cœur, sur mon âme ou sur mon esprit?—Certaines insouciances ne sont-elles pas le comble de l'indifférence et de l'insulte?—Le mari de Mathilde l'a dit et l'a prouvé.—Un homme n'est pas un esclave.
§
Misère du ciel!... c'est l'amant de Mathilde... c'est le marquis de Rochegune!
Cet homme singulier et remarquable, dont tout le monde parle, qui est arrivé depuis quelques jours, et que j'étais si curieuse de connaître,—c'est lui... c'est lui...—Il aime Mathilde... elle l'aime...—Oh! quand je disais que j'avais raison, que j'avais le droit d'exécrer cette femme!—Voilà donc le secret de la haine implacable que je lui porte depuis son enfance!—Mon instinct me disait qu'elle aimerait un jour l'homme qui serait ma destinée tout entière...
§
Elle l'aime... elle... elle! mais elle en est indigne; n'a-t-elle pas aimé, passionnément aimé son insipide et misérable Gontran?—Oh! que je suis fière... moi... de n'avoir au contraire rien aimé jusqu'ici!—que je suis fière d'avoir senti que je ne devais rien aimer avant d'avoir connu mon maître, mon despote!—Et je me plaignais! mais c'est à genoux, à deux genoux que je devrais remercier le hasard qui jusqu'ici m'a rendue insensible.
§
J'ai horreur de moi-même et de tout ce qui m'entoure.—Maintenant, je le sens, je suis une malheureuse créature dégradée.—Jamais un tel homme ne voudra seulement abaisser les yeux jusqu'à moi; c'est à cette heure que je mesure la profondeur de l'abîme de fange et d'infamie où je suis tombée.—Jamais je ne pourrai laver cette souillure.—De quels stupides paradoxes me suis-je bercée?... me croire digne de lui... moi... moi!... O profanation!—Est-ce que j'oserais seulement le regarder... lui parler!... Lui parler!... mais je mourrais de confusion...—Ah! maintenant je comprends la timidité... ou plutôt la honte!
§
Je ne veux plus rester dans la maison de mademoiselle de Maran.—Ce luxe me révolte;—je voudrais pouvoir me cacher à tous les yeux.—Pour jouir de ce luxe, je me suis vendue comme une infâme.—Les malheureuses que le besoin conduit a leur perte sont des anges auprès de moi.—Je hais la lumière du jour, il me semble que dans l'obscurité, je sens moins mon ignominie.—Comme il l'aime... comme elle l'aime!—Quelle générosité! quelle fierté! quel courage! Quelle auréole d'honneur, de patriotisme, de loyauté chevaleresque, rayonne autour du noble nom de cet homme!—A cette seule pensée je suis éblouie.—Et Mathilde, comme on l'aime aussi... comme on l'approuve, comme ou l'admire de l'aimer autant!—Comme le rapprochement de ces deux belles âmes est magnifique! que leur amour est pur et grand!...—Et ce Gontran... ce Gontran qui les raille... le misérable... Est-ce qu'il peut comprendre?... Dieu merci, il ne les comprend pas...
§
Je suis folle.—Cachée dans un fiacre, je suis allée passer encore deux heures devant sa maison, espérant le voir sortir, le voir... seulement le voir... car, pour rien au monde, je ne m'exposerais à soutenir son regard dans le monde: je mourrais de frayeur et de honte;—je ne trouverais pas un mot à balbutier.—Depuis plus d'un mois j'ai abandonné toute société;—à peine je descends chez mademoiselle de Maran, où je suis pourtant bien sûre de ne pas le rencontrer.—J'ai attendu longtemps à sa porte; il est sorti à pied.—Je l'ai fait suivre par la voiture, où j'étais toujours cachée.—Il est allé chez Mathilde; il y est resté jusqu'à six heures.—Oh! qu'elle est heureuse!—je n'ai plus la force de l'envier, de la haïr: je ne sais que souffrir.—Malgré moi, je suis obligée de l'avouer... ils sont dignes l'un de l'autre.
§
Pleure... pleure... malheureuse... pleure des larmes de sang et de rage... Va... meurs de désespoir; surtout qu'on ignore ton fol amour. Pour toi il n'y aurait pas assez de moqueries et d'insultes.
Pourtant, si j'avais vu plus tôt cet homme, ma vie eût été tout autre... Elle eût été aussi belle, aussi honorable qu'elle a été coupable et désordonnée.—Du moins elle ne le sera pas plus longtemps:—il ne me connaîtra jamais, il ne saura jamais que je l'aime; mais la flamme qu'il a allumée en moi aura purifié ma vie.—Aujourd'hui, j'ai pris mes dispositions pour quitter l'hôtel de Maran;—je n'ai plus rien, je serai pauvre, je travaillerai ou je mourrai, mais je serai libre et digne de penser à lui...—Penser à lui... oh! cela impose de grands devoirs...
§
Toute mon énergie s'est réveillée.—Demain, j'abandonnerai cette maison; mais cette nuit... je lui parlerai.—Oui, j'aurai ce courage.—Une idée m'a frappée,—c'est le bal de la mi-carême à l'Opéra; je lui donnerai un rendez-vous; ma lettre sera conçue de telle sorte qu'il croira qu'il s'agit de quelque timide infortune; je suis sûre qu'il viendra. Aurai-je la force de l'aborder? je ne sais.—A cette seule idée, ma faiblesse, mes doutes reviennent.—Ah! je suis lâche, j'ai peur, je tremble.—Avec quelle émotion je relirai un jour ces lignes que j'écris maintenant! Il me semble que sur ce papier muet, que dans ces notes si rapides, je retrouverai mes souvenirs presque vivants.—Que je suis heureuse de pouvoir au moins conserver une trace visible de ce qui se passe en moi aujourd'hui... à cette heure!
§
Je lui ai parlé... mon Dieu! je lui ai parlé;—il a senti le battement de mon cœur; j'ai appuyé mon bras au sien.—Mes lèvres ont craintivement baisé sa main, sa noble main;—mes larmes l'ont mouillée.—Il a bien voulu me répondre avec bonté.—Jamais faveur souveraine n'a été reçue avec une reconnaissance plus passionnée...—jamais paroles royales n'ont été écoutées, dévorées avec un recueillement à la fois plus avide et plus tremblant;—le masque m'a rendu mon courage: à figure découverte, je n'aurais pas trouvé une parole...—J'avais la fièvre, mes joues étaient empourprées.—Il prenait plaisir à m'entendre, parce que je lui faisais l'éloge de Mathilde... Cet éloge me brûlait les lèvres; mais je suis devenue éloquente pour la louer davantage encore.—Je l'ai vu sourire avec mépris et aversion quand j'ai prononcé mon nom.—Pour lui plaire encore, j'ai flétri avec indignation l'infamie de ma conduite; je n'ai pas trouvé d'expressions assez amères pour m'accuser...—Oh! cette amertume désespérée, je la ressentais; jamais je n'avais plus douloureusement mesuré la distance infranchissable que le passé mettait entre moi et cet homme sublime.
§
Et puis, en m'entendant exalter ainsi ce qu'il chérissait, maudire ce qu'il détestait, il paraissait si heureux...—Oh! en ce moment, il m'aurait dit d'aimer Mathilde, que je crois que je l'aurais aimée.—Et lui, que d'esprit! que de grâce! que de génie! quelles pensées fières!—Ce caractère hardi applique aux vertus rares et difficiles l'audace aventureuse, la présomptueuse énergie que les autres appliquent aux vices faciles et vulgaires:—il m'a fait comprendre les exaltations les plus pures et les plus saintes;—il m'a conféré je ne sais quelle haute noblesse de l'âme, comme un roi qui octroie la chevalerie.
§
J'ai abandonné l'hôtel de Maran.—Je ne reverrai plus M. de Lancry.—Je suis enfin sortie de cette atmosphère de honte et de dégradation qui m'étouffait.—Je ne changerais pas maintenant ma pauvre petite demeure pour tous les palais du monde.
§
M. de Rochegune ne me verra jamais,—je n'entendrai plus jamais sa voix;—jamais il ne saura qu'il a parlé avec douceur, avec bonté, à la femme qu'il déteste, qu'il méprise le plus au monde.—Pourtant je lui serai pour toujours aussi passionnément fidèle... aussi amoureusement dévouée... que s'il m'avait permis de l'aimer.—Oh! oui... oui... je comprends bien la pureté de leur amour,—je la comprends mieux que Mathilde peut-être.—Oui, plus qu'elle peut-être je serais maintenant capable des sacrifices qu'un tel amour impose.—Chez elle, une vertueuse résolution n'est que la conséquence de ses principes... Y faillir un jour ne serait pour elle que manquer à ses devoirs.—Moi, désormais je n'y faillirai jamais, parce que, principes, honneur, chasteté, pudeur, cet homme m'a tout révèle, tout donné, et que ce serait lui et non la vertu qu'il faudrait oublier.
§
Je suis épouvantée des ravages que cette passion fait en moi... ma tête s'égare, les plus sinistres projets me traversent l'esprit.—Oh! s'il connaissait mon amour, il aurait pitié de moi.—Oui, je suis sûre qu'il m'aimerait, qu'il me préférerait à Mathilde.—Après tout, quelle influence a-t-il eue sur cette femme? aucune!—Elle était honnête et pure; elle est restée honnête et pure.—Moi, j'étais dépravée, j'étais perdue... Et parce que je l'ai vu... et parce qu'il m'a dit quelques paroles douces et bonnes, et parce que je l'aime... je suis devenue aussi pure, aussi honnête que Mathilde.—Et encore qui sait? Est-elle restée pure?... Oh! si elle avait fait une faute, combien il serait plus fier de son influence sur moi!—De Mathilde... vertueuse, il n'aurait fait qu'une femme coupable;—de moi coupable, il aurait fait une femme vertueuse!—Cela ne serait-il pas plus beau?—cela ne serait-il pas plus digne de sa grande âme?—Lui qui aime tout ce qui est généreux et grand, serait-il insensible à la transformation qu'il a faite?...
§
Oui, cela est vrai, il m'a transformée, il m'a donné des remords que jusqu'ici je n'avais pas eus.—Ma conduite envers mon mari m'apparaît dans toute son horreur.—Mon cœur s'est brisé en pensant à cet être si généreux et dévoué, qui m'aimait avec tant d'idolâtrie, et que j'ai abandonné pour un homme que je méprisais.
§
Autrefois je n'aurais pas un instant hésité de prendre la résolution que je viens de prendre.—Eh bien!... pendant deux jours, j'ai lutté... j'ai combattu, oh! douloureusement combattu;—mais l'intérêt de mon amour l'emporte;—cet amour est ma vie maintenant.—Ce n'est pas de l'égoïsme, de la cruauté; c'est de l'instinct de conservation... J'ai un moyen sûr de séparer M. de Rochegune de Mathilde:—Je vais écrire à Gontran sans lui dire où je suis; je lui promettrai de le revoir s'il peut décider Mathilde à revenir habiter avec lui.—Je le sais, je risque de pousser leur passion à l'extrême... de les forcer à fuir peut-être pour échapper à M. de Lancry; mais je ne peux pas être plus malheureuse que je ne le suis;—je ne puis rien perdre, je puis tout gagner.
Gontran ne résistera pas à cette demande; mon influence sur lui est absolue, j'en suis certaine.—Mais une fois Mathilde au pouvoir de M. de Lancry, que ferai-je, moi?... Oserai-je affronter les regards de celui dont la seule pensée me trouble, m'impose, me consterne et m'enivre?—N'aime-t-il pas Mathilde avec passion?—S'il peut seulement soupçonner que c'est moi qui ai causé son retour auprès de son mari, quelle horreur, quelle haine je lui inspirerai!—Eh bien! il ne me haïra pas plus qu'il ne me hait maintenant!—Oh! c'est un abîme!... un abîme!...—Il n'importe... je risque ma dernière, mon unique espérance...
§
Quel prodige! Est-ce un rêve?—Il y a quatre jours à peine que j'ai écrit à M. de Lancry, et je reçois de lui, à l'adresse que Zéphyrine lui a indiquée, non-seulement l'assurance que Mathilde habitera désormais avec lui, mais encore une lettre de celle-ci, dans laquelle elle prend librement, volontairement, cette résolution que je croyais devoir lui coûter plus que la vie...—Encore une fois, est-ce un rêve?—J'ai envoyé Zéphyrine, qui connaît un des gens de M. de Rochegune, s'informer...
§
Zéphyrine vient de revenir.—Je tremble, j'ai peur.—Il est des bonheurs si soudains, si foudroyants, qu'on ne peut y croire; ils épouvantent.—Depuis quatre jours, M. de Rochegune, absorbé dans un violent chagrin, n'est pas allé chez Mathilde!—Elle est redevenue folle de son mari.—C'est le bruit public.—Cela est-il possible? mon Dieu!... Non, je ne puis encore le croire... Si cela était... si cela était, je pourrais tout espérer.
CHAPITRE VII.
LE RENDEZ-VOUS.
Après cette lecture, qui m'initiait aux plus secrètes pensées d'Ursule, je restai un moment accablée... sans pouvoir continuer la lettre de M. Lugarto.
J'étais frappée de la sincérité, de la violence de la passion de ma cousine pour M. de Rochegune.
Était-ce bien la même femme qui dans les premières pages de ce journal avait écrit tant d'aveux cyniques et hardis?
Selon mon habitude d'exagérer toutes mes craintes, je ressentis cruellement plusieurs observations d'Ursule. Ce qu'elle disait de la salutaire influence de M. de Rochegune sur elle ne me parut que trop vrai. Peut-être s'intéresserait-il au changement merveilleux qu'il avait opéré en elle.
Et puis, si odieusement paradoxale que fût la comparaison que faisait Ursule en disant que j'avais aimé M. de Lancry, tandis qu'elle ne l'avait pas aimé, en disant qu'elle n'avait rien aimé avant de voir M. de Rochegune, je trouvais quelque réalité à ce raisonnement en me mettant au point de vue de ma cousine, qui jusqu'alors n'avait eu aucun principe et pour qui certaines fautes n'avaient pas existé, tant on avait pour ses devoirs de criminelle insouciance...
Mes anxiétés redoublèrent en songeant aux sentiments de défiance et de scepticisme que ma conduite avait dû inspirer à M. de Rochegune.
Après une telle déception, une lois dans un milieu d'idées pénibles et amères, ne serait-il pas accessible aux séductions d'Ursule? ne verrait-il pas dans une liaison avec elle une sorte de vengeance contre moi, qui le rendais si malheureux, une sorte de raillerie sanglante contre la destinée qui se jouait si cruellement de ses plus chères espérances?.....
. . . . . . . . . .
Voulant, connaître mon sort tout entier, je poursuivis la lecture de la lettre de M. Lugarto, qui continuait en ces termes:
«Ici s'arrêtent les fragments du journal d'Ursule que votre ami inconnu juge à propos de vous faire connaître. Ce qu'Ursule a pu y ajouter depuis votre libre réunion à votre mari ne consiste qu'en réflexions, qu'en pensées plus ou moins brûlantes au sujet de son amour.
«D'après ce qu'on sait de ses projets, elle s'occupe maintenant de rechercher les moyens d'obtenir un rendez-vous de M. de Rochegune.
«Comme elle aime passionnément, ainsi que vous l'avez pu remarquer, comme il y a toujours une irrésistible séduction dans un véritable amour, comme Rochegune est furieux contre vous en particulier et contre toutes les honnêtes femmes en général, votre chère cousine, qui n'est pas sotte, comprend que son heure est venue et que ses consolations arriveront dans un excellent moment... Aussi s'écrie-t-elle:—Je puis tout espérer!
«Les hommes sont si bizarres, que le Rochegune se laissera nécessairement prendre dans les filets de votre cousine... Eh!... eh! vous voyez que ça tourne au haut comique... Tous les héroïques sacrifices qu'on vous a imposés par la révélation du docteur Gérard aboutissent à la plus grande satisfaction de madame Ursule...
«A propos de cette révélation de l'amour d'Emma, amour qui, selon l'usage éternel de tous les amours, avait justement échappé aux soupçons de madame de Richeville, de M. de Rochegune, et aux vôtres, vu que les personnes les plus intéressées à connaître d'un sentiment sont nécessairement celles qui en ignorent le plus complétement; à propos de cet amour,—dis-je,—il n'avait pas absolument échappé à un de vos amis. Il en parla comme d'une idée très-vague; ce fut un trait de lumière. Vraie ou fausse, cette révélation, combinée avec la maladie d'Emma, devait horriblement vous troubler dans votre amour et jeter une pomme de discorde entre vous, Emma et peut-être madame de Richeville... Une bonne partie de ces prévisions se sont réalisées.
«—Maintenant résumons-nous... Aussi bien je parlerai en mon nom, car vous avez dit me reconnaître à l'intérêt que je vous porte.—Voyons le fort et le faible de votre position.
«Je puis tout contre vous.—Vous ne pouvez rien contre moi.—A toutes les issues par lesquelles vous pouvez m'échapper, vous me trouverez debout et implacable...
«Voyez plutôt.—Si, éperdue de vous avoir ainsi pénétrée; si, redoutant l'influence que peut prendre Ursule sur M. de Rochegune, vous avouez à celui-ci la cause de votre sacrifice:—1º Emma meurt, c'est clair comme le jour;—2º vous ne pouvez pas échapper à votre mari pour rejoindre votre platonique ami après la mort d'Emma. Légalement votre lettre vous empêche de jamais espérer une séparation. Quant à fuir en cachette, vous êtes surveillée; votre mari en serait instruit à l'instant, et on lui a créé depuis peu d'excellentes raisons de ne jamais vous abandonner.
«Que dites-vous de la trame inextricable où vous vous êtes jetée?—Tenez, je vais vous faire une comparaison dont vous reconnaîtrez certainement la justesse.
«Il me semble qu'au moment où vous lirez ces lignes, vous vous ferez l'effet d'une pauvre petite mouche tombée au milieu d'une toile d'araignée. Chacun de ses efforts pour sortir de l'homicide réseau ne fait que l'y enlacer davantage... Pour comble d'horreur, au milieu de cette toile infernale, elle aperçoit la hideuse araignée, qui, toute repue de meurtre, se tient immobile, couve de ses yeux sanglants sa nouvelle victime et se plaît à jouir de ses mortelles angoisses avant que de la dévorer...»
A ce passage de cette exécrable lettre, je ne pus m'empêcher de pousser un cri d'effroi, tant cette comparaison me parut juste, tant je me sentais en effet enlacée de toutes parts par je ne sais quelle puissance invisible...
Un danger palpable, si formidable qu'il eût été, m'aurait moins épouvantée que ces machinations mystérieuses, souterraines, dont j'étais menacée et dont l'expérience m'avait déjà révélé le danger.
Je terminai cette lecture, craignant à chaque instant de voir ma raison m'échapper, tant j'étais épouvantée.
—«Savez-vous, ma chère Mathilde, que je serais un grand écrivain, sans m'en douter, si, justement au passage de ma lettre que vous venez de lire... vous aviez ressenti une de ces terreurs pareilles à celles que m'inspiraient dans mon enfance les beaux endroits des romans d'Anne Radcliffe?... Eh!... eh!... cela ne serait point impossible, au moins; car enfin vous lisez ceci probablement toute seule dans ce triste et sombre appartement de la rue de Bourgogne, que j'ai visité, bien entendu, avant que vous ne vinssiez l'occuper... Pour vous donner une preuve de ce que j'avance... regardez bien le lambris à gauche de la cheminée: y êtes-vous?...»
Je m'interrompis de lire, et je regardai machinalement ce lambris.
Quoique je ne visse rien qui pût m'effrayer, je frissonnai en me rappelant la maison isolée.
Je continuai de lire avec un horrible battement de cœur:
«Maintenant, approchez-vous; pesez avec force sur la moulure de la boiserie qui touche à la cheminée, et vous verrez quelque chose qui vous surprendra...»
Éperdue, j'appelai Blondeau.
—Jésus, mon Dieu... madame... qu'avez-vous?—s'écria-t-elle.
Sans pouvoir presque lui répondre, je lui montrai le panneau de boiserie d'un regard effrayé.
—Mais encore, madame, qu'avez-vous? vous me faites peur.
Rassurée par sa présence, je pesai sur la moulure de la boiserie; elle céda...
Je jetai un cri... Blondeau, aussi effrayée que moi, m'imita.
La boiserie, mue par un ressort, s'écarta doucement.
Je vis une cachette assez grande pour contenir une personne; un conduit, communiquant au tuyau de la cheminée, y donnait suffisamment d'air pour qu'on pût y respirer...
—Mon Dieu! mon Dieu! madame, qu'est-ce que cela signifie?—s'écria Blondeau en pâlissant.
—Silence... silence... referme cela... et pas un mot à personne.
Elle ferma ce panneau; je continuai cette lettre, doutant si je veillais ou si je rêvais.
«Eh bien! vous avez vu ma cachette? vous avez dû avoir joliment peur!—Jugez donc de toutes celles que je possède autour de vous... si je vous découvre celle-là aussi facilement.
«Allons, voyons, rassurez-vous, je n'en ai pas d'autres... croyez-le, entendez-vous? croyez-le, ça vous aidera à dormir tranquille; vrai... ceci n'est qu'une plaisanterie faite dans l'espoir de vous donner des rêves affreux, des cauchemars à vous faire mourir de peur.
«Vous allez vous figurer que cette maison (qui m'appartient) n'est que trappes et chausse-trapes, ni plus ni moins qu'à l'Opéra ou dans les romans de Ducray-Duminil... Ce qu'il y a de charmant, c'est que si vous vous avisez de demander à votre mari de changer de logement, il vous traitera de visionnaire...
«Eh!... eh!... vous allez avoir de jolies nuits! Comme ça vous reposera agréablement de vos chagrins diurnes... Je vous conseille de faire monter la garde par votre fidèle Blondeau... Oui... mais les soporifiques... vous souvenez-vous des soporifiques?... Eh! eh! vous allez n'oser toucher à rien de ce qu'on vous apportera de votre modeste restaurateur, qui est peut-être aussi un homme à moi. (A propos, quelle chute!!! pour une femme qui avait la meilleure maison de Paris!)
«Avouez pourtant que c'est une jolie chose que le pouvoir de l'argent... Je serais Satan en personne que je ne vous tourmenterais pas davantage. Vous allez être assiégée de terreurs continuelles, votre sommeil sera troublé par d'horribles rêves; dans le jour, ce seront les diaboliques complications de votre position... enfin... ni le jour ni la nuit vous n'aurez un seul moment de repos; sans compter que l'avenir est chargé de nuages si sombres, si noirs, si orageux, que vous ne pouvez avoir que les plus funestes prévisions...
«Eh! eh! eh!... tout ceci n'est pas couleur de rose, au moins! Mais aussi comme j'ai habilement profité de toutes mes chances! Aussi... c'est que la haine et la soif de la vengeance doublent les facultés. En conscience, c'est un peu de votre faute: souvenez-vous de cette nuit où devant vous j'ai été insulté, souffleté, où j'ai crié grâce à genoux, les mains jointes!... Vous deviez bien vous attendre à ce que je me vengerais... et je commence...
«Mais maintenant j'ai de l'expérience, je ne joue qu'à coup sûr, et j'ai surtout du bonheur... Voyez Mortagne! J'étais à cinq cents lieues quand il va se prendre de querelle avec un spadassin que je n'ai vu ni d'Ève ni d'Adam, et qui m'en délivre. Vraiment, ces choses n'arrivent qu'à moi.
«A cette heure je vous défie même de faire usage de cette lettre... Vous adresserez-vous aux lois? D'abord je ne suis pas à Paris; puis où est le corps du délit? Pures affaires d'amourettes plus ou moins platoniques, dans lesquelles la justice n'a rien à démêler.—Et pourtant, comme c'est drôle... ces affaires d'amourettes sont pour ainsi dire grosses de larmes, de désespoirs, peut-être même de meurtres, de suicides, que sais-je?
«Sur ce, bonne et paisible nuit je vous souhaite... vrai sommeil d'enfant endormi sur le sein de sa mère...
«Un ami inconnu ou un ennemi connu,
à votre choix.»
La lecture de cette lettre me laissa un étourdissement douloureux; mes idées bouillonnaient dans mon cerveau sans trouver d'issue.
M. Lugarto, avec une infernale sagacité, répondait d'avance à toutes mes objections, éveillait toutes mes craintes.
En songeant qu'Ursule pouvait plaire à M. de Rochegune, mon désespoir n'eut plus de bornes... Si Emma doit être perdue,—m'écriai-je,—que je ne sois pas au moins victime d'un sacrifice inutile!
Un moment je fus sur le point de tout dire à M. de Rochegune; j'allais lui écrire, lorsque cette voix divine qui venait toujours soutenir mes résolutions chancelantes me dit:
«—Courage.. courage... ne te laisse pas abattre; détourne tes yeux de l'abîme qu'un monstre t'a fait entrevoir pour te causer un affreux vertige et ébranler tes nobles déterminations...
«—Ne regarde pas à tes pieds, lève les yeux au ciel; mets ton espoir en Dieu, il ne te manquera pas...
«—Si l'homme que tu as cru digne de toi était capable de succomber aux séductions d'Ursule, pourrais-tu regretter son cœur? pourrais-tu envier cette femme?
«—Si Emma doit mourir en voyant qu'on lui préfère une autre femme, que ce ne soit pas toi qui lui portes ce coup fatal... reste-lui au moins pour la consoler; si tu n'y parviens pas, si elle succombe, n'oublie pas sa mère, qui a été pour toi presque une mère...
«—Quant aux mystérieuses menaces de ce monstre, qu'elles ne t'épouvantent pas; chasse de vaines terreurs... sois courageuse, forte; envisage fermement ce qu'il peut contre toi, et tu mépriseras sa vengeance. Courage, encore un pas... peut-être la récompense de tant de sacrifices n'est pas éloignée.»
Ainsi que toujours, ma résolution revint après un abattement passager.
Je me décidai à attendre les événements, à entretenir Emma dans son espérance, et à me garantir par tous les moyens possibles des piéges dangereux et des surprises de M. Lugarto.
Je fis coucher Blondeau dans ma chambre, je visitai les boiseries, et je me rassurai un peu en songeant que si cet homme avait voulu se servir de ses machinations, il ne m'aurait pas avertie. Il voulait sans doute me causer seulement des terreurs sans cesse renaissantes.
Je voyais très-peu M. de Lancry.
Son air sombre, son humeur impatiente et aigrie, me prouvaient qu'Ursule ne tenait pas les promesses qu'elle lui avait faites sans doute, mais qu'elle avait l'art de ne pas le désespérer tout à fait pour le forcer à me garder toujours près de lui.
Sans lui faire part de la lettre de M. Lugarto, je lui montrai la cachette qu'on m'avait indiquée; il haussa les épaules et me fit cette incroyable réponse avec un air sardonique dont je fus effrayée:
—C'est quelque bonne bourgeoise qui avait sans doute ménagé cette armoire à secret pour dérober ses provisions à la voracité de ses domestiques.....
. . . . . . . . . .
Environ quinze jours après avoir reçu de M. Lugarto la lettre que j'ai citée, il m'adressa le billet suivant:
«Paris, quatre heures.
«Je n'ai rien voulu vous dire avant que d'être bien sûr de mon fait. Rochegune a demain un rendez-vous avec Ursule, non pas chez elle, mais sur les boulevards extérieurs; c'est plus décent pour commencer.
«Ce rendez-vous est pour neuf heures; ils doivent se rencontrer sur le boulevard à gauche de la barrière de Fontainebleau, et en sortant par ladite barrière.»
Bouleversée par cette nouvelle, à laquelle pourtant je ne pouvais croire, le lendemain matin je montai en fiacre; je me rendis au lieu indiqué.
Je vis Ursule... qui attendait.
Quelques minutes après, M. de Rochegune arriva.
Il lui offrit son bras; tous deux disparurent dans un chemin creux qui aboutissait à ce boulevard.
Je n'eus ni la force ni la volonté de les suivre...
Je revins chez moi dans un désespoir indicible.
CHAPITRE VIII.
CONFIDENCES.
Environ six semaines s'étaient passées depuis que j'avais surpris l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune.
J'attendais ce dernier dans le parc de Monceaux, où je l'avais déjà vu quelquefois; il m'avait priée de m'y rendre ce matin-là, ayant quelque chose de très-important à me dire.
Notre conversation résuma les faits importants qui se sont passés pendant un assez long intervalle.
En apprenant ces événements, et surtout ceux que notre entretien fera pressentir, on comprendra que je néglige les intermédiaires pour arriver plus vite à ces pages, qui me consolèrent de bien des tourments, et qu'à cette heure encore je ne puis écrire sans un ressentiment de bonheur mélancolique.
M. de Rochegune m'avait précédée de quelques moments.
—Vous avez été mille fois bonne,—me dit-il,—de venir; il n'y a que vous au monde que je puisse consulter sur ce qui m'arrive.
—A propos... et Ursule?—lui dis-je...
Il fit un mouvement d'impatience dédaigneuse et reprit:
—Toujours la même ridicule poursuite... Elle a encore, m'a-t-on dit, passé la dernière nuit entière dans un fiacre devant ma porte.
—Et cet amour ne vous touche pas?
Il haussa les épaules.
—Ah!—lui dis-je,—je tremble encore... lorsque je songe qu'il y a six semaines... je vous ai vu venir au rendez-vous qu'elle vous avait donné... prendre son bras... et disparaître avec elle...
—Ne connaissez-vous pas l'astuce de cette femme? elle savait que votre nom était un talisman à l'aide duquel on pouvait toujours m'intéresser. Une première fois elle m'écrit et signe l'Inconnue de l'Opéra, disant qu'elle avait des choses des plus importantes à me communiquer... sur vous. J'accours à ce rendez-vous; jugez de ma désagréable surprise en reconnaissant cette femme qui vous a causé tant de chagrins. Je lui ai d'ailleurs si peu dissimulé la répugnance qu'elle m'inspirait qu'elle en a pâli; puis se remettant, elle m'a demandé pardon de m'avoir dérangé en vain. Elle ne pouvait me donner cette fois les renseignements qui vous concernaient et qu'elle m'avait promis; mais si je voulais revenir le surlendemain, elle serait en mesure de me satisfaire... Je ne sais si elle le fit à dessein; mais quelques-unes de ses paroles me laissèrent soupçonner qu'elle attribuait à une cause mystérieuse votre retour auprès de votre mari... Alors, Mathilde, j'avais encore malgré moi conservé quelques lueurs d'espoir; je consentis donc à revoir votre cousine, afin de pénétrer le secret qu'elle possédait peut-être.
—Je comprends son calcul, mon ami... Le premier coup était porté... Vous aviez déjà presque vaincu votre antipathie à son égard... elle comptait sur son adresse ou sur son esprit pour ménager une transition à son amour.
—Son calcul ne manquait pas d'adresse... car vous ne savez pas tout encore...
—Comment cela?
—Veuillez m'écouter. Une seconde, une troisième entrevue furent aussi vaines que la première; mais en remettant chaque fois à me donner ces prétendus renseignements qui vous intéressaient ainsi que moi, disait-elle, votre cousine trouva moyen de me ramener incessamment à cette cruelle vérité: que vous étiez plus éprise que jamais de votre mari... La connaissance qu'elle avait de lui et de vous ne donnait malheureusement que trop de vraisemblance à ses assurances; s'il m'avait été possible de conserver la moindre illusion à ce sujet, Ursule l'eût à jamais détruite... Je ne sais pourquoi ce dernier coup, pourtant si prévu, me fut horriblement cruel et ranima toute ma colère contre vous... mais je dois rendre cette justice à votre cousine, elle ne m'a jamais parlé de vous qu'avec respect.
—Elle savait que vous n'auriez pas toléré un autre langage,—dis-je à M. de Rochegune.
Il me regarda d'un air singulier, et me dit après quelques moments de silence:
—Peut-être... J'étais si malheureux... toutes les blessures de mon cœur venaient de se rouvrir.
—Comment? vous eussiez permis à Ursule de m'attaquer... vous, mon ami! je ne le crois pas.
—Tout ceci est passé maintenant, Mathilde; je puis vous avouer ma faiblesse... ma lâcheté.
—Expliquez-vous, de grâce.
—Eh bien, lorsque, dans ma dernière entrevue, elle m'eut bien convaincu de votre redoublement de passion pour votre mari, je ressentis contre vous presque un mouvement de haine; en vous comparant, vous si pure, à Ursule si corrompue, je me disais:—Peut-être que si je l'avais aimée, cette femme, malgré sa dépravation, m'aurait causé moins de chagrin que Mathilde.
—Ah! mon ami, quel blasphème!
—Je vous dois la vérité tout entière, ce sera ma punition... J'étais sous le coup de l'indignation que me causait votre abandon; je me disais encore:—Après tout, le mal qu'Ursule a fait à Mathilde a cessé, puisque celle-ci aime son mari plus passionnément que jamais... Pardonner à M. de Lancry, n'est-ce pas pardonner à Ursule?... pourquoi serais-je envers celle-ci plus sévère que Mathilde?
—Comment... vous, mon ami... avez-vous pu vous abuser par de tels paradoxes?
—Le désespoir est un mauvais conseiller, Mathilde... Que vous dirai-je? une fois dans cette méchante voie, ce fut avec une sorte de satisfaction odieuse que je dis quelques mots de bonté à cette femme, votre plus mortelle ennemie. Je me plaisais à me rappeler la causticité, le brillant de son esprit.
—Et Ursule... a, je pense, répondu à votre attente?—dis-je à M. de Rochegune avec amertume.
—Heureusement,—reprit-il,—je l'ai trouvée stupide.
—Ursule!...
—Oui...
—Elle... si séduisante... si spirituelle... si fine... si rusée... c'est impossible...
—Je vous répète, Mathilde, que je l'ai trouvée stupide... Elle n'avait plus l'ombre de cet esprit qui m'avait frappé au bal de l'Opéra: elle balbutiait des phrases sans suite; rien de plus morne, de plus terne que son entretien dès qu'il n'a plus été question de vous... Elle a voulu se lancer dans de grandes dissertations métaphysiques sur l'amour passionné, sur les charmes de la constance et de la vertu, ce qui était aussi révoltant que grotesque dans sa bouche. C'était, en un mot, à hausser les épaules de dégoût et de pitié; sans compter que, pour une femme dans sa position, rien n'était plus maladroit que ce ridicule étalage de belles maximes... Cela m'indigna, tandis qu'au contraire j'aurais pu peut-être, dans les funestes dispositions où je me trouvais, me laisser étourdir par les saillies d'un esprit cynique, paradoxal, insolent et railleur comme celui qu'on lui prête... J'étais dans un de ces accès de découragement amer où l'on doute de tout ce qui est généreux et grand, où l'on sent vaguement le besoin de fouler aux pieds ce qu'on a vénéré... Pourquoi ne vous le dirais-je pas maintenant? le péril est passé...
—Eh bien!...—lui dis-je, tremblante de ces ressouvenirs.
—Eh bien! Mathilde, j'en conviens en toute honte... à ce moment, la parole audacieuse et perverse d'Ursule aurait pu avoir sur moi une fatale et puissante influence... Et qui peut prévoir les suites d'une première impression?... Mais il aurait fallu pour cela que je rencontrasse une espèce de démon charmant d'esprit, de gentillesse et d'effronterie, une jolie femme attrayante et hardie; et non pas une espèce de sotte pensionnaire psalmodiant de vertueux rébus, avec des yeux rouges, un teint pâle et une physionomie éteinte et flétrie...
—Et ce bouleversement complet dans les manières, dans le caractère d'Ursule,—m'écriai-je malgré moi—ne vous a pas touché?
—Pas le moins du monde, ma chère Mathilde. Ou ce bouleversement était réel, ou il était feint: s'il était vrai, il pouvait prouver de l'amour, soit; mais il est assez peu flatteur d'inspirer même un véritable amour à madame Ursule Sécherin. Il est des préférences et des conversions extrêmement désobligeantes... Si ce trouble, cet embarras étaient simulés, c'était une ignoble hypocrisie... Non, je vous le répète, la seule chance de votre cousine aurait été de se montrer audacieusement ce qu'on dit qu'elle est, un type d'impudence et de perversité... Alors peut-être, encore irrité d'une douloureuse déception,-entraîné par une curiosité chagrine, cherchant de tristes contrastes, j'aurais voulu lire dans ce cœur corrompu... comme on parcourt un mauvais livre, par désœuvrement... Mais une fois cette occasion manquée, tout fut dit pour cette indigne créature; je rougis de ce moment d'égarement. Je revins à moi, et je sentis renaître pour toujours l'aversion qu'elle méritait... surtout pour son atroce méchanceté envers vous...
—Mon ami... il y a là un enseignement... une punition terrible... Cette femme pouvait être dangereuse... pour vous... même pour vous!!! en restant fidèle aux odieux principes qui l'avaient toujours guidée... et Dieu veut que pour la première fois elle ait honte de sa vie passée... qu'elle essaie de balbutier un noble langage... Ce langage est peut-être sincère... mais dans sa bouche il perd toute sa vertu... Ah! la malheureuse femme! comme elle doit souffrir si elle comprend l'effrayante sévérité de cette leçon...
—N'allez-vous pas la plaindre?—me dit M. de Rochegune d'un ton de reproche...
—La plaindre?... non... mais j'ai tant souffert... que je ne puis songer à ceux qui souffrent sans émotion...
—Je m'apitoie moins facilement que vous, Mathilde. Si cette femme souffre, son châtiment est mérité: je ne ferai rien pour l'aggraver; mais, sur mon âme, je ne ferai rien pour l'adoucir... Deux fois encore elle m'a écrit pour me demander un nouvel entretien. J'ai toujours refusé. Maintenant elle se borne à venir faire de temps à autre quelques stations dans ma rue. Je ne puis l'en empêcher... Mais laissons cela, je vous prie; le souvenir de ces vilenies m'attriste encore, et les noires idées viennent aux malheureux... comme l'or... vient aux riches, dit-on,—ajouta-t-il avec un profond soupir.
—Vous êtes donc toujours malheureux, mon ami?
—Vous me le demandez!... Savez-vous quelle vie est la mienne? Savez-vous ce que je souffre... quand je compare... Mais oublions, oublions le passé, il est mort... mort avec la Mathilde d'autrefois... Plus je vais, plus je trouve juste cette funeste comparaison... Oh! oui, je suis bien malheureux... A cette heure rien ne m'attache à la vie... mes jours se passent dans une monotonie désespérante...
—Mais à quoi bon parler de cela?...—reprit-il en soupirant.—Parlons du sujet qui m'amène.—Puis M. de Rochegune reprit après avoir gardé quelques instants le silence:—Ce que j'ai à vous dire, Mathilde, est grave, très-grave... J'ai toujours hésité à vous en parler... même encore maintenant... mais à vous seule je puis confier ce secret, qui, je le crains, n'est pas uniquement le mien.
En entendant ces mots, j'eus peur de me trahir; car depuis quelques jours j'attendais cette confidence.
Pour mieux détourner encore les soupçons de M. de Rochegune, je l'interrompis en lui disant:
—Il faudra que je vous parle aussi d'une chose assez grave qui m'intéresse presque directement... car elle regarde notre meilleure amie...
Il fit un mouvement de surprise et me dit:
—Comment donc? Expliquez-vous, Mathilde.
—Oh! mon Dieu!—répondis-je le plus indifféremment qu'il me fut possible,—voici ce dont il s'agit. Hier M. de Lancry me parlait d'un fils naturel d'un souverain du Nord qui vient d'arriver à Paris; il est fort beau, fort riche; il a, dit-on, le meilleur caractère et les plus charmantes manières du monde. Il sera nécessairement présenté chez madame de Richeville; or, si par hasard il plaisait à Emma, et qu'il fût digne de ce trésor... il me semble que ce serait une excellente occasion de marier cette chère enfant... Ne le pensez-vous pas?
Je l'avoue, je fis ce mensonge avec une assurance qui me surprit.
M. de Rochegune parut frappé de ces paroles et me répondit avec un certain embarras:
—Vous ne croyez pas qu'Emma ait jusqu'ici manifesté... aucune préférence?
—Tant que j'ai habité avec elle et avec sa mère, je n'ai rien remarqué de semblable,—lui dis-je.—Et vous-même... à cette époque?
—Oh! alors, non; certainement... non,—reprit-il.
Il y eut dans ce mot un accent de conviction qui me fut bien précieux.
—Et depuis quelque temps, Mathilde, n'avez-vous rien trouvé de singulier dans la conduite d'Emma?
—Rien... absolument rien... mon ami... Mais, vous le savez, malheureusement pour moi, je vois maintenant beaucoup moins madame de Richeville... Vous seriez-vous donc aperçu qu'Emma eût quelque préférence?—demandai-je d'un air étonné.
M. de Rochegune parut faire un violent effort sur lui-même et me dit:
—Après tout, je suis fou d'avoir des scrupules... Je ne voudrais pas, par une fausse modestie, causer un jour quelque chagrin à notre excellente amie.
—En vérité, je ne vous comprends pas.
—Voici ce qui m'arrive... Mathilde... Depuis que je vous ai perdue... je suis allé presque tous les jours chez madame de Richeville... souvent deux fois dans la même journée; dans mon malheur, je trouvais un cruel plaisir à parler de vous... La duchesse avait la bonté de me recevoir aux heures où sa porte est habituellement fermée... Emma, qui très-rarement quitte sa mère, assistait à nos entretiens... Cette pauvre enfant vous regrette autant que nous. Elle était tellement accoutumée à m'entendre parler de vous comme j'en ai toujours parlé, que je n'avais rien à taire devant elle. Plusieurs fois, je trouvai ses regards attachés sur les miens avec une expression et une fixité singulières... Cela me parut d'abord étrange, mais bientôt je n'y pensai plus... Une fois j'entrai sans être annoncé; elle était seule dans le salon de sa mère; elle poussa un léger cri et devint pourpre. «Emma, je vous ai effrayée?—lui dis-je en souriant.»—Non, oh! non... Tenez,—dit-elle,—voyez comme mon cœur bat... vous verrez que ce n'est pas de frayeur...—Et prenant ma main avec un geste de naïveté charmante, elle la posa sur son sein. Son cœur, en effet, battait violemment.
—Je la reconnais bien là... ses premiers mouvements sont toujours d'une adorable ingénuité... Mais que trouvez-vous d'étrange?...
M. de Rochegune me regarda très-surpris; il croyait sans doute m'avoir mise sur la voie...
—Je ne trouve là rien d'étrange... précisément... quoique ce mouvement... cette rougeur subite...
—Vous le savez... c'est une enfant... elle aura eu peur...
—Sans doute... elle aura eu peur... Néanmoins cette circonstance me rendit plus attentif. J'observai, et je remarquai, par exemple, sa rougeur subite dès que j'entrais chez sa mère, l'espèce de contemplation avec laquelle elle me regardait presque continuellement. Tant que je fus seul à m'apercevoir de ces singularités, je n'y attachai qu'une importance relative; mais lorsque j'eus repris l'habitude de venir le soir chez sa mère, Emma, à mon grand étonnement, a manifesté pour moi, et souvent en présence d'étrangers, des préférences tellement significatives, qu'elles m'ont embarrassé... Enfin, voici ce qui m'a décidé à vous faire cette confidence... Avant-hier, au moment où je sortais de chez madame de Richeville, je trouvai Emma à la porte du salon d'attente. Elle me dit d'un air mystérieux, en me donnant un petit portefeuille:—«C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance; voici ce que j'ai fait pour vous. N'en parlez pas à madame de Richeville! c'est mon secret...»
—Et dans ce portefeuille, qu'y avait-il?
—Mon portrait peint par elle à l'aquarelle, d'une ressemblance frappante, quoiqu'il fût fait de souvenir... Vous comprenez, ma chère Mathilde, que je ne m'abuse pas sur ces apparences, bien qu'elles paraissent significatives; c'est un enfantillage: mais je dois à madame de Richeville, à moi-même, à Emma, dont mieux que personne j'apprécie les inestimables qualités... de mettre un terme à cette folie, et c'est de cela que je veux causer avec vous...
—Je crois en effet qu'il ne s'agit que d'une folle exaltation de jeune fille... Aussi, mon ami, si vous écoutez mon avis, avant que cette exaltation n'ait amené un sentiment plus réfléchi, plus profond, vous vous résignerez à faire un voyage de quelque temps... Peut-être cela contrarie-t-il vos projets; mais vous êtes trop des amis de madame de Richeville pour hésiter... Votre absence calmera la tête de notre Emma. Pendant ce temps-là je saisirai cette occasion de parler à madame de Richeville de ce jeune étranger; s'il est aussi agréable qu'on le dit, s'il est présenté à Emma comme un homme qui peut devenir son mari, il y a tout lieu de croire qu'elle l'acceptera ainsi; alors le sentiment qu'elle a pour vous reprendra son niveau, car je crois qu'il s'agit d'une amitié très-vive que son imagination s'exagère un peu... Que pensez-vous de mon conseil?
—Il me paraît plein de raison... Quoiqu'il m'en coûte beaucoup de le suivre, je le suivrai.
—Qu'avez-vous donc à regretter ici?
—Tout et rien... Maintenant le moindre dérangement m'est pénible, et puis je trouve un charme mélancolique à habiter les lieux où je vous ai aimée. C'est avec un triste plaisir que je parle de vous avec nos amis, je l'avoue... Il me chagrine de renoncer pendant quelque temps à ces dernières consolations.
—Je le comprends, mon ami; mais pouvez-vous balancer? Songez combien Emma est impressionnable; réfléchissez aux funestes conséquences d'un pareil attachement pour elle, s'il prenait de la gravité. Pauvre malheureuse enfant! quel serait son sort?... Tandis que votre absence, peut-être l'espoir d'un prochain mariage, suffiront, je n'en doute pas, pour la guérir de cette exaltation passagère... et puis, je lui parlerai, elle a en moi toute confiance; mais, je vous le répète, mon ami, si pénible que vous soit ce sacrifice... il faut partir.
—Vous avez raison... le repos, le bonheur à venir d'Emma dépendent peut-être de mon départ... Puis-je hésiter quand je songe à tout ce que je dois à sa mère, à tout l'intérêt que cette enfant m'inspire elle-même? Est-il une créature plus angélique, plus digne de bonheur? que ne mérite-t-elle pas!
—Vous avez raison, mon ami, c'est un vrai trésor... et il se peut qu'à votre retour vos vœux pour elle soient comblés. Si les convenances se trouvaient réunies dans le mariage dont je vous ai parlé, il pourrait avoir lieu dans deux ou trois mois; alors vous nous revenez, et vos amis tâchent d'alléger un peu cette vie que vous trouvez si triste et si pesante.
—Ne l'est-elle pas en effet? Que me reste-t-il? quels sont mes liens? quel est mon avenir maintenant? Ah! Mathilde... des parents, des amis, si chers qu'ils soient, ne remplaceront jamais un sentiment qui était toute ma vie; ces succès dont j'étais si fier sont à cette heure pour moi sans attrait; vous étiez au fond de toutes mes ambitions, de tous mes orgueils.—Et il ajouta en tâchant de sourire:—A cet égard, je suis comme ces pauvres femmes qui avaient l'habitude de se faire belles et d'être jolies pour leur amant... Il n'est plus là, elles se demandent à quoi bon la beauté, la parure!
—Jusqu'à ce qu'un nouvel amour leur donne encore l'envie d'être jolies et de se faire belles,—lui dis-je en souriant.
Il secoua la tête et me dit:
—Vous savez bien que tout véritable amour est fini pour moi... Le reste est-il du bonheur?... Et j'ai trente ans, et j'ai peut-être encore une longue vie à parcourir dans cette indifférence morne et glacée. Ces questions... que ferai-je? que deviendrai-je? me sont insupportables; j'accepterais je ne sais quel avenir, pourvu qu'il m'épargnât la stérile fatigue de songer au lendemain... Quelquefois j'envie l'existence machinale des cloîtres, cette obéissance muette et passive qui vous débarrasse d'une volonté dont on ne sait que faire...
—Pouvez-vous parler ainsi, vous, jeune, libre!
—Et c'est justement cette liberté qui m'effraie. Je chercherai vainement à sortir de l'apathie où je suis plongé. Ce seront des agitations inutiles.
Vingt fois je fus sur le point de dire à M. de Rochegune:—Épousez Emma, elle vous aime; votre existence aura un but, un terme.—Mais je craignis de compromettre par trop de précipitation le succès d'une œuvre qui m'avait coûté tant de larmes, tant de soins. Je lui dis:
—Courage! courage! peut-être ce voyage suffira-t-il à vous sortir de cet engourdissement passager. Comptez sur moi; je vous écrirai le résultat de mes observations au sujet d'Emma, et j'espère vous annoncer bientôt que votre absence a eu sur elle l'effet salutaire que nous en espérons........
. . . . . . . . . .
La veille du jour où j'avais cet entretien avec M. de Rochegune Emma m'écrivait cette lettre, qui résume pour ainsi dire notre correspondance depuis que j'avais cessé d'habiter avec madame de Richeville.
EMMA A MADAME DE LANCRY.
«J'ai suivi vos conseils, mon ange sauveur et tutélaire... Je vais vous raconter ce qui s'est passé depuis ma dernière lettre.
«Vous me dites que bientôt il n'aura plus de raison pour me cacher son amour: je vous crois; j'ai toujours été si bien inspirée de vous croire! vous m'avez révélé tant de choses!...
«Ainsi que vous me l'avez conseillé, je n'ai dissimulé aucune de mes impressions... J'étais heureuse de le regarder... je le regardais... Quand ses yeux rencontraient les miens, je ne les détournais pas, et il devait y lire toute la joie que me causait sa présence...
«Je ne sais si vous m'approuverez, cela est peut-être bien bizarre... mais je lui ai donné le portrait que j'avais fait de lui... de souvenir... vous savez... Ce n'était pas que je m'attendisse à lui causer un grand plaisir en lui donnant sa propre image; mais je pensais que peut-être il verrait dans cette offre une preuve que sa pensée est toujours en moi; et puis je ne sais, mais dès que j'ai eu terminé ce portrait, il m'a semblé qu'il ne m'appartenait plus, que je n'avais plus le droit de le garder, que je devais le lui rendre... Et puis encore j'étais si fière de mon ouvrage! si vous saviez comme il était devenu ressemblant! car j'y ai beaucoup travaillé depuis que vous ne l'avez vu... Il n'y a là rien d'étonnant. Une fois seule devant ma table de dessin, chaque fois que je voulais le voir, je fermais les yeux, et il m'apparaissait; oui, c'était une véritable apparition.
«M. de Rochegune est toujours bien triste quand il parle de vous... il est comme madame de Richeville, comme moi... Nous ne pouvons pas nous consoler de votre départ, nous qui avions la douce habitude de vous voir chaque jour.
«Je m'aperçois bien qu'il m'aime; il ne me traite plus en petite fille. Avant-hier, quand je lui ai donné le portefeuille, il m'a regardée avec une émotion qui m'a fait venir les larmes aux yeux.
«Quand je pense qu'il y a six semaines j'étais à l'agonie! que c'est vous qui m'avez appris quel était le mal dont je me mourais! que c'est vous qui m'avez guérie! Je me jette quelquefois à genoux pour vous bénir, pour vous prier comme une sainte... D'un mot vous m'avez sauvée... ce mot était son nom...
«Il y a une question que je me fais sans cesse. Comment ai-je mérité qu'il m'aimât, qu'il me choisît, moi, parmi toutes celles qu'il pouvait choisir? Cela ne vous semble-t-il pas à la fois bien heureux et bien inespéré pour votre Emma?
«Je voudrais savoir si je l'ai aimé avant qu'il m'aimât... Oh! oui... je l'ai aimé la première... Il me semble que le contraire serait de l'ingratitude de ma part.
«N'allez pas me gronder, me trouver très-importune; mais croyez-vous qu'il soit obligé de garder encore bien longtemps le silence? Quand me dira-t-il qu'il m'aime? vous m'annoncez dans votre dernière lettre que ce sera bientôt. Mais les distances ne sont peut-être pas les mêmes pour nous deux.
«Allons, mon bon ange gardien, je serai patiente, je ne ferai plus de questions indiscrètes. D'ailleurs, maintenant que je puis lui laisser voir combien je l'aime, il y aurait de l'égoïsme de ma part à être impatiente.
«Adieu... adieu... Vous voyez que je suis exactement vos conseils. Venez nous voir; vous savez combien vous êtes toujours chérie par madame de Richeville, par lui et par... votre Emma.»
CHAPITRE IX.
LES FIANÇAILLES.
M. de Rochegune avait écrit un mot à madame de Richeville pour la prévenir de son absence, causée, lui disait-il, par quelques affaires importantes.
Le lendemain de ce départ, j'annonçai à Emma qu'elle devait se résoudre à ne pas revoir M. de Rochegune de très-longtemps peut-être, les raisons de famille qui lui avaient fait jusqu'alors différer la demande de sa main semblant augmenter de gravité... Je dis enfin à cette pauvre enfant que M. de Rochegune était si désespéré de la quitter, qu'il n'avait pas le courage de venir lui dire adieu.
Je m'y attendais; Emma fut douloureusement frappée de ce coup imprévu, qui venait si soudainement briser ses espérances, ou du moins les ajourner presque à l'infini; mais je devais risquer beaucoup pour assurer son bonheur.
Sans être aussi sérieux qu'ils l'avaient déjà été, une partie des symptômes de la première maladie d'Emma se renouvelèrent.
Elle retomba dans ses tristesses mornes et accablantes. Son chagrin, dont elle savait alors la cause, eut une réaction peut-être plus lente, mais plus profonde.
J'avais été obligée de mettre le docteur Gérard dans ma confidence, car je ne voulais pas compromettre trop dangereusement la santé d'Emma.
Il approuva mon dessein, me garda toujours le secret auprès de madame de Richeville, et lui donna encore le change sur la maladie de sa fille.
J'avais souvent écrit à M. de Rochegune afin de le tenir au courant des événements...
Je ne lui cachai pas que la position d'Emma devenait de plus en plus inquiétante; enfin M. Gérard m'ayant avertie qu'il y aurait du danger à prolonger davantage les angoisses de la fille de madame de Richeville, je suppliai M. de Rochegune de revenir à Paris: sa présence seule pouvait opérer une crise salutaire.
Il me répondit en ces termes:
«Je serai à Paris dans la nuit de demain... Ce que vous m'apprenez est affreux... et je ne puis malheureusement pas réparer le mal que j'ai causé involontairement... Emma est un ange de bonté, de beauté, de candeur et de grâce... Elle mérite un cœur qui n'appartienne qu'à elle. Si je ne vous avais pas rencontrée dans ma vie, s'il m'était encore possible d'aimer... son amour eût été mon plus cher trésor... Mais l'épouser par pitié... est-ce digne d'elle? est-ce digne de moi? Tout mon espoir est que vous vous abusez peut-être sur le danger que court cette malheureuse enfant... En tout cas j'arrive... Et sa mère... notre meilleure amie!... Ah! je ne sais quelle fatalité me poursuit!...
«R.»
Quelques heures après l'arrivée de M. de Rochegune, M. Gérard, dont il honorait beaucoup le savoir et le caractère, se présenta chez lui (d'après mon conseil), et l'instruisit de l'état véritablement très-alarmant dans lequel se trouvait Emma.
Pour faire comprendre toute la gravité de cette crise à M. de Rochegune, M. Gérard n'eut qu'à lui exposer les raisons qu'il m'avait déduites lors de la première maladie d'Emma; car la même cause avait reproduit les mêmes effets.
—Eh bien!—me dit-il d'un air accablé...—je quitte M. Gérard. La vie de cette pauvre enfant est en danger!
—Hélas, oui!... J'avais prié le docteur, dont vous connaissez la sincérité, d'aller vous dire en qu'il en était, ne doutant pas que ses paroles ne fussent plus éloquentes que tous les raisonnements.
—Ce qu'il m'a appris... m'a navré... Malheureusement je ne puis que me désoler. Je vous répète, ma chère Mathilde, que je ne sais rien de meilleur, de plus charmant qu'Emma... Vous me connaissez assez pour croire que sa naissance ne serait pas pour moi un obstacle... Encore une fois, je rends justice à ses excellentes qualités; mais je ne l'aime pas... je ne puis pas l'aimer.
—Sans doute, mon ami, cela est fatal; heureusement tout espoir n'est pas encore absolument perdu... Je ne vous avais fait entrevoir... et bien vaguement encore... cette hypothèse de mariage que dans le cas où il deviendrait la seule chance de salut d'Emma... ainsi que cela arrivera demain peut-être... Alors il me semble que pour vous... ce mariage serait presque un devoir.
—Un devoir?...
—Pour vous, dont l'âme est généreuse et grande... oui...
—Cela ne serait un devoir ni pour moi ni pour personne, Mathilde...—me dit-il avec une fermeté qui m'effraya.—Je déplore ce qui arrive, mais je n'y puis rien.
—Vous n'y pouvez rien, lorsque d'un mot?...
—Pour dire ce mot il faudrait aimer.
—Mais elle vous aime, elle!... mais elle se meurt! cette pensée ne peut-elle donc rien sur vous?
—Et qu'ai-je fait, moi, pour éveiller, pour encourager cet amour? Est-ce ma faute si l'imagination de cette malheureuse enfant s'est exaltée sans raison?
—Est-ce sa faute, à elle, si, vous voyant chaque jour, si, entendant chaque jour vos louanges, l'amour s'est peu à peu développé dans son cœur? N'y a-t-il pas de la cruauté à afficher une indifférence... que vous ne ressentez pas... non... non, car l'amour d'Emma doit vous enorgueillir...
—J'en serais fier... oui... j'en serais fier, si j'en étais digne.
—Pourquoi en seriez-vous indigne?
—Parce que je ne partage pas cet amour... parce que je ne pourrai le partager.
—Vous ne le partagez pas à cette heure... soit... mais qui vous répond de l'avenir?... Songez donc à ce que vous me disiez avant votre départ, en me parlant de l'ennui, du dégoût qui vous accablaient!... cette triste disposition d'esprit ne peut qu'augmenter encore... Vous ne m'aimez plus, ou du moins je ne puis plus compter dans votre vie; de mon côté, pourquoi vous le cacherais-je? chaque jour resserre les liens qui m'attachent à M. de Lancry; autant qu'il le peut, il répare ses torts passés: ainsi, vous le voyez, mon ami, nos rêves d'autrefois sont, hélas! devenus ce que deviennent les songes... Ainsi que vous le dites, vous conserverez toujours de moi ce souvenir mélancolique qui survit aux êtres qui ne sont plus... J'aurai toujours pour vous la plus affectueuse amitié... la plus profonde estime... Mais maintenant nos deux existences ont des buts différents, et chaque jour nous séparera davantage... Quel avenir vous reste-t-il donc?
—L'avenir le plus triste... vous le savez.
—Et c'est un pareil avenir que vous hésitez à engager... à sacrifier, si vous voulez, lorsque ce sacrifice peut sauver la vie d'Emma?
—Pour elle, il vaut mieux mourir que d'être enchaînée à une âme flétrie.
—Mais qui vous dit que la généreuse chaleur de ce jeune cœur ne ranimera pas votre âme, que vous croyez à jamais refroidie?
—Cela est impossible, Mathilde, je le sens, je n'aimerai plus.
—Alors,—m'écriai-je avec amertume,—alors Emma doit mourir! c'est sa destinée! Après tout, qu'est-ce que l'existence d'une créature de Dieu? Emma réunit, il est vrai, les qualités les plus charmantes et les plus rares... Elle a seize ans... elle est d'une beauté accomplie... elle aime à en mourir... elle en mourra... Et celui qui, par sa dédaigneuse indifférence, causera cette mort, sacrifiera sans doute cette jeune fille à l'entraînement de quelque héroïque ambition, de quelque grande passion, ou du moins à l'attrait d'une vie aventureuse qui devra le tirer de sa léthargie?... Non... non, ce sera à l'ennui, à une lâche et morne apathie qu'il sacrifiera cette adorable enfant, qu'il sacrifiera la fille de sa meilleure amie.
—Vous êtes sévère, Mathilde.
—Si M. de Mortagne vivait encore, ne vous tiendrait-il pas ce langage? J'en appelle à votre loyauté... que vous conseillerait-il de faire?
M. de Rochegune ne me répondit rien, baissa la tête avec une sombre tristesse; mais il parut frappé de mes paroles.
—Ses avis étaient sacrés pour vous... vous n'eussiez pas hésité... Ah! mon ami... rappelez-vous ce que vous me disiez lorsque l'instinct de votre cœur vous révélait que de notre amour jaillirait un jour quelque magnifique exemple de dévouement... Sans doute vous pressentiez ce qui se passe à cette heure... Mon ami, soyez bon, soyez généreux... ne soyez pas impitoyable!
—Mathilde... franchement... M. de Mortagne m'aurait-il conseillé... vous-même, me conseillez-vous d'épouser Emma par pitié? A ce prix... elle refuserait le mariage...
—Est-ce bien vous qui me faites une telle question? Et lors même que vous céderiez seulement à la pitié... le laisseriez-vous jamais deviner à Emma? Non, non, je connais votre cœur; plutôt que de la blesser, vous l'abuseriez par un touchant mensonge... car elle aussi, est fière... Vous avez raison, elle mourrait mille fois plutôt que de devoir cette union à votre pitié.
—Mais c'est une folie! ne sait-elle pas combien je vous aimais, combien je vous regrette? ne m'a-t-elle pas toujours entendu parler de vous dans les termes les plus tendres?
—Vous connaissez la droiture et la candeur de son âme. Elle a vu dans notre amour un attachement fraternel... N'étais-je pas mariée?... ce mot ne mettait-il pas entre vous et moi une barrière insurmontable?
—Et vous me verriez épouser Emma avec plaisir?
—Je serais heureuse de ce mariage, parce qu'il rendrait la vie à Emma, parce qu'il vous offrirait de nombreuses chances de bonheur... parce qu'il comblerait d'une joie inespérée ma meilleure amie... Je serais heureuse de ce mariage, parce qu'il vous arracherait à cette apathie que vous n'avez pas la force de combattre... parce que peu à peu vous vous sentiriez renaître à l'influence vivifiante de ce candide amour... parce que vous trouveriez mille charmes dans la douceur du foyer domestique! Votre vie aurait un but, de nouveaux liens peut-être vous y attacheraient encore... Avec l'espoir de voir revivre l'illustre nom que vous a légué votre père, une noble, une généreuse ambition renaîtrait en vous... Et puis,—ajoutai-je sans pouvoir retenir mes larmes,—mon ami... vous vous croyez... vous êtes bien malheureux... il vous a fallu oublier vos espérances les plus chères... mais enfin lorsqu'on est forcé de renoncer à ce qui aurait pu faire notre félicité sur la terre, que nous reste-t-il... sinon de nous consoler en rendant les autres aussi heureux que nous aurions voulu l'être?... Voyez... cette pauvre jeune fille exaltée par l'amour fait un rêve d'une ambition de bonheur si insensé qu'elle meurt... qu'elle meurt... pour avoir seulement osé faire ce rêve idéal... Et vous... d'un mot... vous la rendez à la vie... d'un mot vous réalisez ce rêve... Dites, mon ami, excepté Dieu, qui pourrait faire acte d'une aussi puissante, d'une aussi magnifique bonté? Dites, n'est-ce pas participer de sa divine essence que de causer de tels ravissements? n'est-ce pas atteindre la plus sublime jouissance que l'homme puisse prétendre? Oh! quel monstre stupide a pu dire que la vengeance était le plaisir des dieux!...
—Mathilde, laissez-moi!—dit M. de Rochegune visiblement ému;—laissez-moi... ces exaltations sont dangereuses, on n'y cède jamais qu'aux dépens de la raison.
—De la raison? Et la raison la plus austère ne serait-elle pas d'accord avec la paix de votre cœur si vous l'écoutiez? Mon ami... vous êtes ému, je le vois... Ah! soyez généreux! qu'à nos tristes amours ne succède pas pour vous le remords éternel d'avoir causé la mort d'Emma... pour moi l'affreux regret d'avoir altéré peut-être la beauté de votre âme par les chagrins que je vous ai causés! Oh! non, non, loin de là; faites au contraire que notre affection nous ait rendus meilleurs... moi j'aurai pardonné à celui qui m'a fait bien souffrir... vous, vous aurez fait oublier à cette malheureuse enfant tout ce qu'elle a souffert pour vous...
—Mais je serais fou, mais je serais coupable de me laisser aller à l'émotion que me causent vos paroles, Mathilde! Un jour, vous vous repentiriez des maux que ma faiblesse aurait amenés!
—Non, non, mon ami, cédez... oh! cédez à ce noble mouvement du cœur... Et un jour, serrant dans vos mains la main d'Emma... un jour, le sourire aux lèvres, la sérénité sur le front et la joie au cœur... vous me direz: Mathilde, votre langage a été celui d'une amie, bonne et sincère... merci à vous. Je suis bien heureux.—Alors, moi...—ajoutai-je, ne pouvant cacher mes larmes et surmonter une pénible émotion,—alors moi...
—Qu'avez-vous, Mathilde?—s'écria M. de Rochegune en me regardant avec inquiétude.
Je compris tout le danger de mon attendrissement involontaire; un soupçon de M. de Rochegune pouvait tout perdre.
—Je n'ai rien, mon ami,—lui dis-je en tâchant de sourire,—je suis émue en songeant à la félicité qui vous attend auprès d'Emma. Écoutez mes vœux et mes conseils... Alors, un jour, comme je vous le disais... moi, heureuse aussi de mon côté... jouissant comme vous de tous les charmes du bonheur domestique... je vous dirai tout bas:—Méchant ami, il a fallu vous y forcer pourtant.
—Ah! Mathilde... prenez garde... pour Emma... plus que pour moi... n'insistez pas. Après tout... moi, je n'ai rien à risquer à cette heure. Ma vie ne peut être plus désolée qu'elle ne l'est. Mais cette enfant! pour elle, mon Dieu... un jour... quelle déception!
—Mais cette enfant vous aime sans espoir... vous aime à en mourir... sa vie non plus, à elle, ne peut être plus désolée!
—Ah! Mathilde! ce seraient de tristes fiançailles!
—Pour Emma, ce seraient celles d'une reine. Votre parole, mon ami, votre parole!
—Mathilde!
—Au nom de votre père... au nom de l'ami que nous avons perdu et qui joindrait ses prières aux miennes...
—Vous le voulez?...
—Je vous en supplie!
—Que le sort de cette enfant s'accomplisse donc!...
—Oh! merci... à vous le meilleur, le plus généreux des hommes!... Ah! vous ne savez pas... non, vous ne savez pas l'ineffable douceur des larmes que vous me faites verser en cet instant,—m'écriai-je.
Tant de douloureux sacrifices étaient au moins couronnés par le bonheur d'Emma....
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