← Retour

Mathilde: mémoires d'une jeune femme

16px
100%

CHAPITRE IX.

LA FEMME ET LA BELLE-MÈRE.

Il y avait quelque chose d'imposant, de lugubre dans l'aspect de cet appartement, qui avait été celui de feu M. Sécherin.

Sa veuve, par un pieux souvenir, avait laissé cette pièce dans l'état où elle se trouvait lors de la mort de son mari.

Çà et là, sur les meubles, on voyait quelques fioles encore remplies de médicaments; sur un bureau une lettre à demi écrite, sans doute la dernière que la main de M. Sécherin eût tracée... était recouverte d'un globe de verre...

Cet appartement, toujours fermé, était humide, froid comme un sépulcre, sa tenture sombre; le faible jour qu'y laissait pénétrer une persienne entr'ouverte augmentait encore la désolante tristesse de ce séjour, où tout rappelait d'une manière si frappante et si funèbre l'agonie et la mort.

Malgré moi je frissonnai; mon cousin pâlit et s'approcha de sa mère avec une crainte respectueuse.

Madame Sécherin était, selon son habitude, vêtue de noir; elle avait substitué un bonnet de veuve au bavolet blanc qu'elle portait ordinairement. Ses cheveux en désordre s'échappaient de cette triste coiffure, ses sourcils gris étaient froncés, ses lèvres contractées douloureusement; sa physionomie avait un beau caractère de tristesse, de souffrance et de sévérité, qui m'émut et qui m'imposa profondément.

Tout à coup, sans proférer une parole, madame Sécherin tendit ses bras à son fils; il s'y jeta en pleurant, pendant quelques moments il tint sa mère étroitement embrassée.

Celle-ci disait d'une voix étouffée:—Mon enfant... mon pauvre enfant... du courage...

M. Sécherin essuya ses yeux et dit à sa mère avec émotion:

—Mon Dieu! maman, pourquoi nous faire venir ici, dans la chambre de mon père? Ça vous rappelle à vous, et à moi aussi, de bien cruels moments; cela vous fait mal... ça n'est pas raisonnable.

—Cet endroit est sacré pour moi, mon enfant; tu le sais; j'y viens souvent prier... C'est comme un saint lieu... Il me semble que ton pauvre père me voit et m'entend mieux quand je suis ici.

Puis s'adressant à moi:

—Madame, vous êtes de la famille, vous êtes un ange de vertu, de bonté... C'est pour cela que je me suis permis de vous appeler... Vous avez de l'amitié pour mon fils, vous savez s'il est honnête et bon, vous ne nous abandonnerez pas? Vous ne serez pas contre nous! vous serez pour la justice, n'est-ce pas?

Et madame Sécherin tendait vers moi ses mains tremblantes.

—Madame... je ne sais en quoi je puis...

—Je vais tout vous dire... et quoique cette malheureuse femme vous appelle sa sœur, vous serez juste...—j'en suis bien sûre...—vous ne pouvez avoir rien de commun avec les méchants.

M. Sécherin me regarda, me fit un signe d'intelligence comme pour me dire qu'il devinait la pensée de sa mère.

Celle-ci prit la main de son fils dans les siennes, le regarda avec une sollicitude touchante et lui dit d'une voix profondément émue:

—Mon enfant, s'il t'arrivait un grand malheur, tu viendrais à moi, n'est-ce pas? tu te consolerais près de moi... Je te tiendrais lieu de tout ce que tu aurais perdu... tu ne serais jamais tout à fait malheureux, puisque tu m'aurais, n'est-ce pas?

—Mais, maman... pourquoi me dire cela?

—Écoute, écoute; je te dis cela pour te prouver que le Seigneur n'abandonne jamais ceux qui sont bons et honnêtes... entends-tu? Si un cœur faux et méchant les trompe, eh bien! ils trouvent, pour se consoler, un cœur tout dévoué à eux... le cœur d'une mère... et avec cela... ils oublient les indignes créatures qui les abusent... Du courage, mon pauvre enfant... du courage.

Sans doute madame Sécherin voulait et croyait préparer son fils au terrible coup qu'elle allait lui porter en lui révélant la conduite d'Ursule.

M. Sécherin me parut impatient de ces préliminaires.

Enfin sa mère, ne pouvant contraindre davantage son indignation, s'écria:

—Il faut la quitter... l'abandonner sans la revoir... entends-tu? Voilà ce qu'elle mérite... Mais je te resterai, moi...

—Mais encore une fois, maman, expliquez-vous...

—Eh bien!... mon fils...

—Eh bien!...

—Mon fils, ta femme te trompe...—dit madame Sécherin d'une voix émue, en regardant mon cousin avec effroi.

Elle s'attendait à une crise violente; que devint-elle lorsqu'elle vit son fils hausser les épaules en disant simplement:

—Tenez, maman, laissons cela; je sais ce que vous voulez dire... Vous voulez parler de Chopinelle? Eh bien! entre nous, ça n'a pas le bon sens.

Il est impossible de peindre la stupeur de madame Sécherin en entendant son fils accueillir ainsi cette révélation, qu'elle croyait si accablante. Son instinct de mère l'éclaira tout à coup, elle s'écria:—Elle m'a prévenue, elle m'a prévenue!—Et elle cacha sa tête dans ses mains.

—Eh bien! oui...—s'écria son fils,—oui, ma femme m'a prévenu qu'hier vous avez semblé croire que la lettre que lui avait remise Chopinelle était une lettre d'amour; elle m'a prévenu que vous croyiez que cet homme l'aimait, et qu'elle l'aimait aussi... Eh bien, maman, vous vous trompez... vous avez mal vu... Ne parlons plus de cela, et embrassez-moi... Seulement, si j'avais été moins confiant envers Ursule que je ne le suis... ça aurait pu me faire beaucoup de peine... car ça m'aurait donné des soupçons sur ma pauvre petite femme.

Mon cousin paraissait si complétement rassuré, si aveuglément persuadé de l'honnêteté de sa femme, que sa mère voulut frapper un coup terrible, décisif, pressentant que des ménagements seraient inutiles.

Elle se leva droite, calme, imposante, elle leva les mains au ciel et s'écria avec un accent inspiré qui semblait partir du plus profond de ses entrailles:

—Par la mémoire sacrée de votre père! aussi vrai que Dieu est au ciel... que je sois punie comme sacrilége pour l'éternité, si votre femme n'est pas coupable...

Cette accusation était formidable... Ce serment solennel avait une telle autorité dans la bouche d'une femme pieuse et austère, que M. Sécherin, malgré sa foi profonde dans Ursule, devint pâle comme un linceul.

Immobile, les yeux fixes, il contemplait sa mère avec une angoisse indicible.

Je fus aussi étonnée qu'effrayée de l'expression de douleur, de rage, de désespoir qui durant un instant donna un caractère d'énergie presque sauvage aux traits de M. Sécherin, ordinairement si débonnaires.

—Les preuves... les preuves de cela, ma mère!...—s'écria-t-il.

—Des preuves, tu demandes des preuves... et je t'ai juré, et je te jure par la mémoire sacré de ton père!—dit madame Sécherin d'un ton de douloureux reproche.

—Mon Dieu!... mon Dieu!... est-ce possible? est-ce possible?—s'écria M. Sécherin en cachant sa tête dans ses mains avec accablement.

Sa mère continua:

—Hier j'avais une preuve entre les mains, j'en suis bien sûre... mais ce démon me l'a arrachée... J'ai été si bouleversée de son audace que je n'ai pas pu dire un mot... Et puis je voulais encore une fois bien me recueillir, bien demander au bon Dieu ce que je devais faire... Toute cette nuit j'ai pensé à cela... Je me suis rappelé ce que j'avais vu, leurs signes d'intelligence, leur manége. J'ai prié le ciel de m'éclairer; ce matin je suis venue ici, je me suis mise à genoux, j'ai supplié ton pauvre père, qui nous voit et qui nous entend, de m'inspirer aussi... Mes prières ont été exaucées... Je me suis sentie... si convaincue de ce que je le dis, que j'en fais le serment... entends-tu? le serment sacré... Tu me connais... je mourrais plutôt que d'accuser un innocent; je ne damnerais pas mon âme pour l'éternité par un sacrilége!... il faut donc que ce soit une révélation d'en haut qui me dise que cette malheureuse est coupable.

—C'est vrai! ma mère ne ferait pas un sacrilége; il faut qu'elle soit bien sûre, et pourtant... Mon Dieu!... que croire?... que croire?...—murmurait M. Sécherin d'une voix sourde, en appuyant avec violence ses deux poings fermés sur son front.

Sa mère leva les yeux au ciel d'un air suppliant, puis s'approcha de son fils, appuya ses deux mains vénérables sur ses épaules, et lui dit avec un accent de pitié, de tendresse ineffable:

—Il faut croire ta mère, car le bon Dieu l'inspire, mon pauvre enfant; il m'a sans doute choisie pour te porter ce coup cruel, parce que je puis le consoler, te calmer, te guérir... Nous vivrons seuls tous les deux, comme autrefois... Oh! tu verras, tu verras, tu ne t'apercevras pas de l'absence de cette mauvaise femme... Tu me trouveras là... toujours là... Je serai avec toi bien plus encore que je n'y ai été jusqu'à présent, parce que, vois-tu... je m'apercevais que je t'étais moins nécessaire... depuis qu'elle était ici... elle... Je n'osais pas te le dire, mais cela me faisait de la peine... oh! bien de la peine! C'est cela qui augmentait encore la tristesse que j'avais depuis la mort de mon pauvre mari. Mais maintenant je tâcherai d'être plus gaie. Je le serai pour tu distraire... je t'en réponds... j'en suis sûre... tu verras... tu verras...—dit la pauvre mère en essayant de sourire à travers ses larmes.—Je serai si heureuse de ravoir mon enfant à moi toute seule, que je redeviendrai joyeuse comme dans ma jeunesse; je t'assure que tu ne t'ennuieras pas un instant avec moi... J'ai encore de bons yeux... Eh bien! le soir, je te ferai la lecture, ça te reposera de tes travaux... Et puis je prierai le bon Dieu à ton chevet; tu t'endormiras béni par ta mère. Nous mènerons une existence bien douce, bien calme... Je t'assure que je t'aimerai tant... oh! tant,... que tu n'auras rien à regretter.

A ce moment une porte s'ouvrit.

Ursule entra...

Je suis persuadée qu'Ursule avait écouté le commencement de cet entretien et qu'elle avait habilement ménagé son entrée.

Pressentant le grave événement qui allait se passer, elle avait redoublé de coquetterie dans sa parure...

Je la vois encore arriver calme, souriante, ingénue; jamais elle ne m'avait semblé plus jolie... Elle portait des manches courtes qui laissaient voir ses bras nus d'une blancheur et d'une admirable perfection; sa robe de mousseline anglaise fond blanc, à petits dessins bleus, un peu décolletée, montrait ses charmantes épaules et dessinait à ravir sa taille alors accomplie, car elle avait pris l'embonpoint qui lui manquait avant son mariage; ses cheveux bruns, épais, lissés en bandeaux jusqu'aux tempes, tombaient en boucles nombreuses sur son col et encadraient à ravir son visage frais et rosé; une frange de longs cils noirs comme ses sourcils voilait ses grands yeux bleu foncé.

En entrant elle jeta un coup d'œil furtif à son mari, en lui faisant un petit signe de tête rempli de grâce.

Le regard d'Ursule fut si chargé de tendresse et de langueur... que M. Sécherin, malgré l'angoisse où il était plongé, ne put s'empêcher de rougir, de tressaillir d'amour et d'admiration...

Sa physionomie, jusqu'alors assombrie par le doute, s'éclaircit tout à coup; il attacha sur sa femme des yeux avides et charmés; de ce moment il sembla fasciné par l'influence irrésistible de cette séduisante beauté.

Je le répète, de ma vie Ursule ne m'avait semblé plus ravissante.

Ma cousine paraissait complétement ignorer ce qui se passait.

Elle salua respectueusement sa belle-mère, s'assit non loin d'elle, sur un divan, appuya son bras frais et rond au dossier de ce meuble, croisa ses jambes l'une sur l'autre, de façon à ce que sa robe découvrît la cheville du plus joli pied du monde, bien cambré, bien étroitement chaussé d'un petit soulier de maroquin mordoré à cothurne.

Si dans une circonstance aussi grave j'insiste sur ces détails, en apparence puérils, si j'insiste même sur la pose d'Ursule, c'est que je suis certaine que tout, jusqu'à cette pose remplie d'une coquetterie provocante, avait été calculé par ma cousine avec une incroyable habileté.

Fut-ce hasard ou réflexion?... Ursule s'assit justement sous le rayon de soleil qui pénétrait dans ce sombre appartement par une des persiennes entr'ouvertes.

Jamais je n'oublierai ce contraste frappant.

Là, Ursule, dans tout l'éclat de la beauté, de la jeunesse, de la plus fraîche parure, semblait entourée d'une lumineuse auréole rendue plus éblouissante encore par le triste demi-jour où restait l'autre partie de cette chambre.

Plus loin, dans l'ombre, était la mère de M. Sécherin, lugubrement vêtue de deuil, pâle, désolée, courbée par le chagrin et par la vieillesse.

Hélas! lorsque je vis la question qui s'agitait posée pour ainsi dire entre ces deux femmes, dont l'une touchait à la tombe, et dont l'autre touchait au printemps de la vie, je fus saisie d'une tristesse immense.

J'allais assister à l'une de ces luttes fatales si communes dans la carrière de tous, et qui mettent aux prises les sentiments les plus sacrés et les passions les plus humaines.

Je me sentais une profonde sympathie pour cette pauvre vieille mère, par cela qu'elle était vieille, parce qu'elle était mère. Mon cœur se navra d'un douloureux pressentiment... Je me souvins qu'à l'instant même où, s'ingéniant de toutes les forces de son cœur pour consoler son fils, elle lui énumérait avec une naïveté touchante les distractions qu'elle lui réservait, et lui demandait ce qu'il pouvait regretter... à ce moment même entrait Ursule, belle, coquette, hardie, agaçante.

Funeste hasard, funeste rapprochement qui semblait dire à ce malheureux homme: choisis... Il faut désormais passer ta vie avec cette femme austère, pieuse, au visage flétri par la tristesse et par les années, ou avec cette femme enchanteresse qui réunit à tes yeux toutes les séductions...

Sans doute l'instinct maternel de madame Sécherin lui révéla la grandeur et le danger de la lutte qu'elle allait avoir à soutenir.

Sa physionomie n'avait jusqu'alors exprimé que les sentiments les plus tendres; à la vue de ma cousine, son front s'obscurcit, ses traits se contractèrent violemment et révélèrent l'indignation, le mépris et la haine.

Stupéfaite de l'audace de ma cousine, madame Sécherin avait un moment gardé le silence. Tout à coup elle s'écria:

—Que venez-vous faire ici?... sortez... sortez...—Et, se levant à demi sur son fauteuil, elle lui montra la porte d'un doigt impérieux.

Ursule regarda d'abord sa belle-mère avec un étonnement naïf et douloureux, puis elle interrogea M. Sécherin d'un coup d'œil rempli de douceur et de résignation.

—Mais, maman...—dit celui-ci en hésitant.

—Je veux qu'elle sorte, je ne veux pas qu'elle souille davantage de sa présence cette chambre sacrée pour moi. Elle est indigne de rester ici... Je veux qu'elle sorte, mon fils. Entendez-vous? je veux qu'elle sorte!

M. Sécherin fit un mouvement d'impatience et dit à sa mère:

—Mais enfin, maman, on ne condamne pas les gens sans les entendre, non plus.

—Vous la soutenez!... vous la soutenez!—s'écria madame Sécherin en joignant les deux mains, puis elle répéta en les laissant retomber avec accablement...—Il la soutient encore!

Ursule, tournant vers son mari ses grands yeux, où commençait à briller une larme, lui dit d'une voix émue, tremblante:

—Mon Dieu... mon Dieu, mon ami... qu'est-ce que cela signifie?

—Et vous, madame,—ajouta-t-elle en se retournant d'un air suppliant vers sa belle-mère,—dites-moi, mon Dieu, que vous ai-je fait pour mériter un tel traitement?

—Ce que vous avez fait? Vous avez fait le malheur de mon fils... Vous l'avez indignement trompé... Mais il n'est plus votre dupe, je l'ai éclairé... et il a pour vous tout le mépris, toute l'aversion que vous méritez.

A ces mots, prononcés d'une voix éclatante, Ursule regarda son mari dans une angoisse inexprimable; elle cacha sa tête dans ses mains, et ne dit que ces mots, d'un ton de reproche navrant:—Ah! mon ami!

Elle appuya son visage sur le dossier du divan; on ne vit plus que ses blanches et charmantes épaules agitées par une sorte de tressaillement.

—Maman,—s'écria M. Sécherin en frappant du pied,—pourquoi dites-vous cela? pourquoi dites-vous que j'ai de l'aversion, du mépris pour ma femme?

—Parce qu'elle le mérite. Tu sais bien... qu'elle le mérite... Viens... viens, mon pauvre enfant, laissons-la...—Et madame Sécherin fit un mouvement pour se lever.

—Cela ne peut se passer ainsi!—s'écria son fils;—il ne s'agit pas d'accuser ma femme sans me donner des preuves de la faute qu'elle a commise, dites-vous... Écoutez donc, maman; il s'agit du bonheur de toute ma vie, à moi; vous sentez bien que je n'irai pas, certes, sacrifier cela légèrement.

—Légèrement, légèrement, mon fils? quand je vous ai juré que cette femme était coupable!

—Elle est coupable, elle est coupable... cela vous est bien aisé à dire... Je ne puis pas, moi... renoncer à tout le bonheur de ma vie, parce que vous êtes persuadée d'une chose...

—Tout le bonheur de votre vie, elle? et que suis-je donc pour vous, moi?—s'écria madame Sécherin indignée.

—Mais, mon Dieu, maman, vous êtes ma mère, je vous respecte, je vous aime tendrement. Mais,—s'écria-t-il avec déchirement,—j'aime aussi passionnément Ursule, je l'aime comme on aime la première, la seule femme qu'on ait aimée, et je ne la sacrifierai jamais; non, je ne la sacrifierai jamais à vos préventions si elles ne sont pas fondées...

—Vous m'accusez donc d'être parjure, malheureux enfant!

—Je ne vous accuse pas... Vous me dites que ma femme est coupable; eh bien, prouvez-le-moi!

Madame Sécherin s'écria avec un accent d'indignation terrible:

—Vous osez me demander d'autres preuves que le serment que je vous fais ici à la face du Dieu qui m'entend... par la mémoire sacrée de votre père?...

—Au nom du ciel, maman, ne vous fâchez pas... Je voudrais ne pas douter de ce que vous dites; mais enfin, après tout, vous pouvez vous tromper de bonne foi, vous pouvez être aveuglée par l'éloignement que vous ressentez pour ma femme, et prendre pour une révélation d'en haut ce qui n'est que la suite de votre aversion pour elle; car, puisque nous en sommes là, je vous dirai que je sais d'aujourd'hui seulement que vous n'aimez pas ma femme... et cela m'explique maintenant bien des choses...

—Eh bien! oui, je la hais, oui, je la méprise, parce qu'elle vous a indignement trompé, parce qu'elle déshonore votre nom... et je ne souffrirai pas qu'une malheureuse comme elle déshonore un nom que votre père et moi avons toujours honoré.

Ursule ne faisait entendre que quelques sanglots étouffés.

Son mari rougissant de colère s'écria:

—Ma mère... il ne faut pas abuser de votre position... Encore une fois, si vous avez des preuves contre ma femme, fournissez-les; la voilà... accusez-la. Si elle ne peut se défendre... si elle est coupable, je serai sans pitié pour elle... Mais jusque-là... ne l'insultez pas... Non... je ne souffrirai pas qu'on l'insulte devant moi...

—Entendez-vous? Il me menace... Mon Dieu! tu l'entends... il me menace dans la chambre où son père est mort...

—Mon Dieu! maman... maman... pardonnez-moi,—s'écria M. Sécherin, en se jetant aux genoux de sa mère et en saisissant sa main, qu'elle retira avec indignation.

Tout à coup ma cousine releva son charmant visage inondé de larmes.

Je la considérai attentivement. Pour la première fois, je m'aperçus de ce que je n'avais peut-être pas su remarquer jusqu'alors, c'est que ses yeux, quoique baignés de pleurs, n'étaient ni rouges ni gonflés; ils paraissaient peut-être même plus brillants encore sous les larmes limpides qui coulaient doucement, je dirais presque coquettement, si je les comparais aux sanglots amers et convulsifs de la véritable douleur.

Je compris seulement alors qu'on pouvait rester belle en pleurant; les traits les plus enchanteurs m'avaient toujours semblé défigurés par la contraction nerveuse du désespoir.

Au mouvement que fit Ursule en se levant, son mari se tourna vers elle.

—Mon ami,—lui dit-elle d'une voix ferme, digne, touchante,—jamais je ne serai un sujet de désaccord entre votre mère et vous; j'ai eu le malheur de lui déplaire, je me résigne à mon sort. Elle vous affirme que je suis coupable, elle vous l'atteste par un serment solennel; ne lui faites pas l'injure d'en douter... Croyez-la... Oubliez-moi comme une femme indigne de vous... Mathilde me ramènera chez mon père; vous resterez auprès de votre mère, et vous lui ferez oublier par votre tendresse le chagrin que je lui ai fait, hélas! bien involontairement.

Madame Sécherin regarda fixement sa belle-fille et lui dit durement:

—Croyez-vous que vous réparerez ainsi le mal que vous avez fait à mon fils? Il aurait pu épouser une femme digne de lui! Grâce à vous, le voilà seul maintenant et pourtant enchaîné pour la vie... Heureusement je lui reste... et je le consolerai de tout.

—Ah! ne craignez rien, madame, je le sens là,—et Ursule appuya ses deux mains sur son cœur,—dans peu de temps votre fils sera libre... Il pourra mieux choisir,—ajouta-t-elle avec un accent de tristesse lugubre, comme si sa tombe eût déjà été entr'ouverte.

M. Sécherin ne tint pas à ce dernier trait; il fondit en larmes; il était aux genoux de sa mère, il se retourna vers Ursule, saisit sa main qu'il couvrit de baisers en lui disant d'une voix entrecoupée:

—Ma pauvre femme... calme-toi... calme-toi... ma mère ne pense pas ce qu'elle dit... n'y fais pas attention, pardonne-la... Est-ce que je t'accuse, moi? est-ce que je peux vivre sans toi? est-ce que je ne suis pas sûr de ton cœur?

La douleur si vraie de cet excellent homme me toucha profondément. J'étais révoltée de la fausseté d'Ursule, mais que pouvais-je dire?

Madame Sécherin, voyant le brusque revirement de son fils, s'écria:

—Ainsi donc vous me sacrifiez à cette hypocrite? ainsi donc il suffit de quelques fausses larmes pour lui donner raison contre votre mère?

M. Sécherin se releva brusquement et répondit en se contenant à peine:

—Mais vous voulez donc me rendre fou... ma mère? Une dernière fois... avez-vous, oui ou non, des preuves contre ma femme?... Vous croyez que Chopinelle a fait la cour à Ursule, et qu'il l'aime, n'est-ce pas? Eh bien! moi, je ne le crois pas... Vous croyez que la lettre qu'il lui a écrite hier était une déclaration ou une lettre d'amour; eh bien! moi, je ne le crois pas... Vous dites que ma femme fera mon malheur; eh bien! moi, je vous déclare que jusqu'ici elle m'a rendu le plus heureux des hommes. J'ai d'innombrables preuves de l'affection d'Ursule, de son amour, de sa tendresse... Maintenant, pour l'accuser, il me faut des preuves, mais des preuves positives, irrécusables, de sa perfidie et de sa trahison... Jamais je n'aurais le courage de sacrifier mon bonheur à vos antipathies.

—Mais moi je saurai sacrifier le vœu le plus cher de ma vie au bonheur de votre mère, mon ami,—s'écria Ursule avec une dignité touchante.—Ma présence lui est importune. Eh bien! c'est à moi de m'éloigner... N'oubliez jamais que votre mère est votre mère!... Depuis votre enfance, elle vous a comblé de soins, de tendresse; moi, je vous aime depuis un an à peine; mon affection ne peut donc pas se comparer à la sienne... Si j'avais été assez heureuse pour vous avoir consacré de longues années, j'essaierais de lutter peut-être contre les injustes préventions de votre mère que j'aime, que je respecte. Mais, hélas! j'ai si peu fait pour vous, j'ai si peu de droits à faire valoir, que je subirai mon sort sans me plaindre... Adieu... adieu... et pour toujours... Adieu.

Ursule fit un pas vers la porte en mettant ses mains sur ses yeux.

Son mari se précipita vers elle, la retint, la ramena, la força de s'asseoir; et, se retournant vers madame Sécherin, il s'écria:

—Vous voyez bien, mère, que c'est un ange, un ange du bon Dieu; pas une plainte, pas un reproche, et vous la traitez comme la dernière des créatures...

Madame Sécherin sourit amèrement.—Êtes-vous assez aveugle... assez insensé de croire à ses protestations hypocrites?... Ne voyez-vous donc pas que c'est par l'impuissance où elle est de se défendre qu'elle fait la victime... et qu'elle veut s'en aller avec sa honte?

—Non, madame, ne croyez pas cela,—dit tristement Ursule;—je me tais, parce que je respecte, parce que j'admire le sentiment qui vous dicte votre conduite! Oui, madame, rien n'est plus saint à mes yeux que l'amour d'une mère pour son fils! Si j'osais comparer l'amour d'une femme pour son mari à cette affection sacrée, je vous dirais que je comprends toutes les jalousies, tous les dévouements, si aveugles qu'ils soient, parce que moi aussi je suis capable de les ressentir. Encore un mot, madame: depuis le commencement de cette discussion cruelle, Mathilde, ma cousine, ma sœur, est restée silencieuse; vous connaissez ses vertus, son caractère loyal; ah! si elle m'avait crue coupable, malgré son amitié, malgré les liens qui nous unissent, elle m'eût condamnée. Hélas! madame, je sais combien elle souffre de ne pouvoir me défendre... mais me défendre... c'est vous accuser... vous accuser presque de sacrilége... aussi est-elle obligée de se taire.

—Vous... et... vous aussi... vous la soutenez?—s'écria la malheureuse mère, en joignant les mains avec angoisse, en se tournant vers moi.—Mais c'est impossible... parlez... parlez... que cette perfide ne puisse pas dire que votre silence l'absout.

Que pouvais-je faire? accuser ma cousine? jamais je n'en aurais eu le courage, je ne pus donc que répondre:

—Madame, les apparences sont quelquefois trompeuses, et...

—Vous le voyez bien, ma mère, ma cousine est aussi convaincue de son innocence!—s'écria M. Sécherin.

—Qu'importe cela? se hâta de dire tristement Ursule?—Ma cousine a beau proclamer mon innocence; entre votre mère et moi, mon ami, vous n'avez pas à hésiter un moment... Seulement, madame,—s'écria Ursule d'une voix entrecoupée par les sanglots,—seulement, comme je tiens à emporter avec moi pour seule consolation l'estime de l'homme à qui j'aurais dévoué ma vie avec tant de bonheur, vous me permettrez de me justifier, n'est-ce pas? vous me permettrez de demander si, dans ma conduite, vous pouvez citer un seul fait qui me condamne... cela, madame, oh! cela seulement par pitié!

—Oh! sans doute, sans doute... vous êtes si rusée, si adroite, que vous n'avez eu garde de vous laisser surprendre, malgré ma surveillance,—s'écria madame Sécherin mise hors d'elle-même par tant de fausseté...—Ah! je porte la peine de ma faiblesse; si, lors de mes premiers soupçons, je les avais dévoilés à mon fils, il vous aurait mieux épiée que moi... lui; je suis vieille, infirme, je n'étais pas de force à lutter avec vous... Ne restiez-vous pas des heures entières enfermée avec ce monsieur Chopinelle... sous le prétexte de chanter?

—Mais, mon Dieu, madame, vous êtes venue souvent dans l'appartement où j'étais... Mon mari, d'ailleurs, m'avait priée de chanter avec son ami.

—Mais vous ne comprenez donc pas,—s'écria madame Sécherin,—que c'est justement parce que je n'ai aucune preuve palpable, et que pourtant je suis convaincue de votre crime comme de mon existence... que le bon Dieu m'a donné le courage de faire un serment, un serment sacré pour vous convaincre d'imposture? Eh! cette lettre... cette lettre d'hier vous aurait confondue... Vous saviez bien ce que vous faisiez en risquant tout pour la reprendre.

—Encore cette lettre... Ça n'a pas le bon sens,—dit M. Sécherin,—tourner justement contre ma femme une attention qu'elle avait pour moi.

—Mon Dieu! mon Dieu! mais je suis pourtant innocente, moi,—s'écria Ursule en se jetant aux pieds de madame Sécherin.—Vous voyez bien que vous n'avez aucune preuve réelle contre moi... Je me soumets à tout, j'abandonnerai mon mari, je ne le verrai plus, je sortirai de chez vous, j'irai vivre dans l'obscurité, dans la douleur, dans les regrets; mais au moins laissez-moi emporter mon honneur et l'estime de mon mari; je ne vous demande que cela... oh! que cela, pour m'aider à passer le peu de jours qui me restent. Vous êtes bonne, généreuse, c'est l'amour aveugle que vous ressentez pour votre fils qui vous prévient contre moi... Soyez seulement juste... ayez seulement un peu de pitié pour la pauvre Ursule, qui aurait tant aimé à vous appeler sa mère.

Ursule voulut porter à ses lèvres la main de madame Sécherin.

Celle-ci la repoussa durement en s'écriant:

—Ne me touchez pas, infâme hypocrite.

M. Sécherin ne put tenir à ce dernier trait.

Il prit doucement sa femme par le bras en lui disant d'une voix tremblante de colère:

—Relève-toi, Ursule, relève-toi, ma bonne et digne femme; assez d'humiliation comme cela... c'est moi seul qui suis juge... Je te déclare innocente, et quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, je te regarderai toujours comme ma meilleure, comme ma plus sincère amie.

—Malheureux! ce n'est plus de l'aveuglement... c'est de la folie,—s'écria madame Sécherin.—Prends bien garde... tu te couvriras de tant de ridicule en restant la dupe de cette femme, qu'on ne pourra même plus te plaindre.

Ces derniers mots de la belle-mère d'Ursule furent d'une grande imprudence, ils blessaient au vif l'amour-propre de M. Sécherin; aussi reprit-il avec irritation:

—Eh bien! j'aime mieux dire ridicule qu'injuste, traître, et méchant.

—Pour qui dites-vous cela... mon fils? répondez.

—Je ne m'explique pas... Cette scène a assez duré; elle fait un mal horrible à ma femme, à vous et à moi... Ce que vous pourriez ajouter serait inutile... Je suis décidé à ne plus souffrir qu'on attaque devant moi cet ange de douceur et de bonté.

—Vous osez me menacer dans la maison de votre père... me menacer pour soutenir une infâme qui au fond de son cœur se rit de vous.

—Ma mère... ne me poussez pas à bout... Je vous le répète, quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, j'aimerai, je respecterai ma femme, oui, et je la défendrai contre tous ceux qui l'attaquent, quels qu'ils soient.

—Contre moi... n'est-ce pas? Oses-tu le répéter, fils ingrat?

—Eh bien! oui, oui, même centre vous, si vous l'attaquez injustement!—s'écria M. Sécherin, ne pouvant plus se contenir.—Elle ne veut que mon bonheur... elle... et vous ne voulez que me rendre malheureux en torturant ce que j'ai de plus cher au monde.

Ursule, à demi étendue sur le divan, cachait sa tête dans ses mains et pleurait à chaudes larmes.

La figure de madame Sécherin prit une expression menaçante; elle dit d'une voix ferme et profondément accentuée:

—Mon fils... vous savez que ma volonté est irrévocable... ou cette femme sortira de la maison de votre père, et vous resterez auprès de moi... ou vous vous en irez avec elle, et je ne vous reverrai de ma vie...

—Ma mère...

—Madame,—m'écriai-je,—prenez garde... ne cédez pas à un premier mouvement.

—Je vous dis, mon fils, que si vous n'abandonnez pas cette femme à l'instant même, je ne vous reverrai de ma vie,—reprit madame Sécherin,—vous sortirez tous deux d'ici; et comme je n'aurai plus d'enfant, je dénaturerai ma fortune personnelle pour la laisser aux pauvres.

—Vous croyez donc, ma mère, que je suis assez misérable pour m'arrêter à une pareille menace, à une considération d'argent?—s'écria M. Sécherin.

—Oui, maintenant, car cette femme vous a rendu aussi avide, aussi intéressé qu'elle... Vous priver de ma succession, c'est un moyen de vous punir tous les deux...

—Ainsi, ma mère, vous me chassez de la maison de mon père... vous me déshéritez parce que je ne veux pas partager votre haine aveugle contre ma femme?

—Oui, oui, je te chasse, fils dénaturé... je te chasse pour n'avoir pas sous les yeux cette créature... je te chasse.—Ici la voix, l'accent de la malheureuse mère changea complétement d'expression, et elle s'écria avec une émotion déchirante et fondant en larmes:—Je te chasse... mon Dieu... parce que je ne pourrais pas te voir ainsi continuellement trompé, malheureux enfant! je te chasse pour que tu ne me voies pas mourir de chagrin.

Ces derniers mots furent prononcés avec tant d'âme, avec un déchirement si maternel, que M. Sécherin courut à sa mère, se mit à ses genoux et lui cria:

—Pardon.. pardon!...

A ce moment, Ursule poussa un profond gémissement, elle laissa retomber sa tête sur le dossier du divan, un de ses bras pendit à terre, elle s'évanouit.

Le hasard voulut encore que sa pose fût adorable de langueur et de grâce. Ses joues étaient toujours vermeilles; de ses yeux fermés s'échappaient des larmes transparentes comme des gouttes de rosée; son sein battait violemment. Deux ou trois fois, elle porta machinalement la main à son corsage comme si elle eût été douloureusement oppressée.

Je croyais à peine à la réalité de cet évanouissement. Néanmoins je courus à elle.

—Mais vous la tuez, ma mère, vous voyez bien que vous la tuez!—s'écria M. Sécherin éperdu, désespéré, en se précipitant vers sa femme.

La colère de madame Sécherin se ranima, elle s'écria avec une indignation furieuse:

—Elle se moque de vous! Cet évanouissement est une comédie comme tout le reste. Ne vous en occupez pas... elle reviendra bien d'elle-même, l'hypocrite!

—Ah! c'est horrible, cela...—s'écria M. Sécherin,—pas seulement de pitié! Eh bien! puisque vous le voulez, ma mère, séparons-nous, séparons-nous pour toujours... Après des paroles si impitoyables, je ne pourrais désormais vous voir sans douleur...

—Fils indigne... le Seigneur te punira par ton propre péché... Va, je te maud...

—Madame... c'est votre fils...—et me précipitant vers madame Sécherin, j'arrêtai la malédiction qui lui était venue aux lèvres.

—Non, je ne le maudirai pas... il a perdu la raison... Dieu s'est retiré de lui... qu'il reste avec cette infâme... Cette punition est affreuse... mais il la mérite...

Et la malheureuse mère sortit.

M. Sécherin, agenouillé près d'Ursule, couvrait ses mains, ses cheveux, son front de baisers et de larmes, en l'appelant à grands cris.

—Mais elle se meurt... ma cousine,—s'écria-t-il.—Délacez-la donc, vous voyez bien qu'elle se meurt.

. . . . . . . . . .

La fin de cette scène fut, hélas! ce qu'elle devait être: la crise nerveuse d'Ursule cessa quelques moments après le départ de madame Sécherin.

En revenant à elle, Ursule fondit en larmes et persista dans sa résolution de retourner chez son père, il lui était désormais impossible de rester avec sa belle-mère.

Je voulus en vain tâcher de faire entrevoir la possibilité d'une réconciliation, Ursule s'opiniâtra à vouloir se sacrifier.

Les dernières hésitations de M. Sécherin disparurent devant cette influence irrésistible pour lui.

Le soir même de cette scène, il déclara à sa mère qu'ils iraient habiter une maison voisine alors en vente.

La séparation fut résolue et convenue.

Au moment même où M. Sécherin venait m'apprendre cette triste nouvelle, j'entendis un bruit de chevaux dans la cour. Je courus à la fenêtre: c'était mon mari, c'était Gontran.


CHAPITRE X.

RETOUR ET DÉPART.

Je tombai en pleurant dans les bras de Gontran.

De telles émotions ne peuvent se décrire... Il me revenait sauvé... sauvé du plus terrible danger qu'un homme puisse courir.

Je vis sur ses beaux traits altérés, fatigués, les traces récentes des chagrins qu'il avait soufferts.

Il fut pour moi d'une bonté, d'une grâce adorables, vingt fois il me demanda pardon des peines involontaires qu'il m'avait causées, me promettant de me les faire oublier à force de soins et d'amour.

J'oserai presque dire que je ne regrettai pas les cruels événements dont j'avais été victime depuis quelques mois, tant le contraste de ce passé sombre et douloureux donnait d'éclat à ma situation présente.

Ce qui prédomina surtout au milieu du chaos de tendres émotions qui m'agitèrent au retour de Gontran, ce fut une sérénité profonde, une confiance entière dans l'avenir; je ne croyais pas aux bonheurs parfaits, il me semblait que ma vie venait d'être assez durement éprouvée pour que je pusse, sans prétention exorbitante, compter désormais sur des jours calmes et heureux.

Chose étrange! avant l'arrivée de Gontran, j'étais quelquefois effrayée en tâchant de me figurer ce que je ressentirais à son retour, en pensant à sa mauvaise et fatale action. En vain, ne pouvant l'excuser, je m'étais dit que j'aurais agi comme lui; je redoutais néanmoins ma première impression; mais en le revoyant, j'oubliai complétement l'acte honteux qu'il avait commis.

Je ne fus préoccupée que du désir de lui cacher la nuit terrible que j'avais passée dans la maison de M. Lugarto. J'étais aussi avide de savoir comment M. de Lancry me déguiserait les véritables motifs de son brusque départ et de son retour. Je craignais qu'il ne mentît trop bien... cela m'aurait rendue défiante pour le reste de ma vie.

Je concevais que jusqu'alors il m'eût caché le funeste secret qui existait entre lui et M. Lugarto. Cet aveu n'eût pas sauvé Gontran, et il aurait soulevé en moi les plus épouvantables terreurs... Mais il allait avoir à m'expliquer une assez longue absence; je n'aurais pas voulu qu'il fît preuve de trop d'imagination pour m'en rendre compte.

Mes craintes ne se réalisèrent pas. Gontran évita pour ainsi dire le mensonge en m'avouant une partie de la vérité; il me dit qu'il avait eu de grandes obligations d'argent à M. Lugarto, qu'en outre celui-ci avait eu entre les mains des papiers fort importants qui pouvaient compromettre non-seulement lui, Gontran, mais l'honneur d'une famille de la manière la plus funeste, me laissant entendre qu'il s'agissait des lettres d'une femme.

M. de Lancry ajouta que pour ravoir ces papiers, qui n'étaient plus en possession de M. Lugarto, il lui avait fallu aller en Angleterre, où il les avait enfin repris et détruits après des angoisses sans nombre.

Je m'étais malheureusement trop inquiétée de la manière dont Gontran me mentirait, sans réfléchir que moi-même j'avais à lui dissimuler des événements bien importants. Plusieurs fois mon mari me demanda si depuis son départ je n'avais pas vu M. Lugarto.

Ainsi que me l'avait recommandé M. de Mortagne, ainsi que je l'avais déjà écrit à M. de Lancry, je lui répondis qu'aussitôt sa lettre reçue, j'étais partie pour la Touraine, préférant passer le temps de son absence auprès d'Ursule.

D'après les questions de M. de Lancry à ce sujet, je devinai qu'il s'expliquait difficilement comment M. Lugarto lui avait renvoyé le faux qu'il avait jusqu'alors si précieusement gardé.

Mon mari voulait savoir si mes prières ou mon influence n'avaient été pour rien dans la restitution qu'avait faite M. Lugarto.

Je me repentis de nouveau d'avoir à dissimuler quelque chose à M. de Lancry; mais, me souvenant des recommandations de M. de Mortagne et de la promesse que je lui avais faite, je me tus à ce sujet.

Sans doute Gontran craignit d'éveiller mes soupçons en m'interrogeant plus longtemps d'une manière détournée, car il ne me parla pas davantage de M. Lugarto.

Une dernière chose m'embarrassait. M. de Mortagne avait payé à M. Lugarto les sommes que lui devait mon mari. Dès que Gontran, qui ignorait cette circonstance, voudrait s'acquitter, tout se découvrirait peut-être, M. de Lancry me rassura, pour quelque temps du moins, à cet égard, en me disant qu'il payerait plus tard l'argent qu'il devait à M. Lugarto, en lui tenant compte des intérêts.

Ces explications données et reçues, Gontran parut délivré d'un grand poids.

Sa physionomie exprima une sorte de confiance insoucieuse que je ne lui avais pas encore vue, même avant mon mariage.

Rien de plus simple: depuis que je le connaissais, il s'était toujours trouvé sous le coup des menaces de M. Lugarto, son mauvais génie.

Hélas! le dirai-je? un moment je fus assez injuste envers la Providence pour regretter presque la teinte de mélancolie et de tristesse que le chagrin avait jusqu'alors donnée aux traits de Gontran.

Il me sembla follement que, malheureux, il m'appartenait davantage.

Le voyant si jeune, si beau, si gai, si brillant, et alors si libre de toute malheureuse préoccupation, j'eus presque peur pour l'avenir.

J'avais déjà ressenti les horribles tortures de la jalousie, et pourtant, en s'occupant de la princesse Ksernika, Gontran n'avait fait qu'obéir aux menaces de M. Lugarto... et pourtant Gontran était alors dévoré d'inquiétudes; d'un moment à l'autre il pouvait être déshonoré; malgré cela n'avait-il pas été charmant auprès de cette femme? Qu'eût-il donc été si son goût, si son caprice l'eussent seuls décidé à s'occuper d'elle?...

Bientôt je rejetai ces tristes pensées loin de moi comme un outrage au bonheur qui m'était rendu....

. . . . . . . . . .

Hélas! cette crainte était un pressentiment.

J'instruisis Gontran de la rupture qui avait eu lieu entre M. Sécherin et sa mère, sans lui en dire la cause. Le secret d'Ursule ne m'appartenait pas. J'attribuai à des discussions d'intérêt, d'abord légères, puis de plus en plus aggravées, la détermination que prenait mon cousin de vivre séparément de sa mère.

Gontran me parut vivement contrarié de ne pouvoir, comme il l'espérait, passer quelques jours à Rouvray.

—Ce délai eût suffi,—me dit-il,—pour faire exécuter à notre château de Maran quelques travaux indispensables, afin de le rendre plus habitable, car il n'avait pas été occupé depuis longtemps. Mais les tristes divisions qui venaient d'éclater entre ma cousine et sa belle-mère ne nous permettaient pas de prolonger notre séjour à Rouvray.

En vain le lendemain, me trouvant seule avec M. Sécherin, je voulus de nouveau tenter un rapprochement entre lui et sa mère; il me parut encore plus ulcéré que la veille.

Ursule avait continué de jouer son rôle avec sa supériorité habituelle; elle ne s'était pas permis un mot de récrimination contre sa belle-mère; elle comprenait, elle admirait, disait-elle, cette jalousie d'affection qui pousse une mère à demander le sacrifice de sa belle-fille.

Son mari n'avait qu'un mot à dire, et elle courbait son front; elle consentait à tout, s'il le fallait, elle abandonnait l'époux de son cœur, pour plaire à madame Sécherin.

L'angélique douceur d'Ursule avait encore exaspéré M. Sécherin contre sa mère.

Celle-ci, comme toutes les personnes d'un caractère ferme et juste, se montra de son côté de plus en plus inflexible dans son aversion pour Ursule.

J'allai trouver madame Sécherin pour lui faire mes adieux.

En vain je lui parlai de son fils, de l'abandon, de l'isolement où elle allait vivre, elle ne voulut entendre à rien jusqu'à ce que mon cousin eût chassé sa femme.

Ce qui me prouva davantage encore l'incroyable et fatale influence de ma cousine sur son mari, c'est que je le trouvai, lui pourtant si bon fils, lui pourtant d'un si noble, d'un si généreux cœur, je le trouvai, dis-je, presque indifférent à cette douloureuse séparation.

Il me dit que sa mère se calmerait, qu'alors il viendrait la voir tous les jours. Il était presque content de ce qui était arrivé, car tôt ou tard il aurait fallu en venir à une séparation.

L'accusation de madame Sécherin n'était, selon le mari d'Ursule, qu'un prétexte pour éloigner sa bru, qu'elle n'avait jamais pu souffrir, parce qu'elle aimait trop son fils.—«Oui, ma cousine, toute la question est là!—s'était écrié M. Sécherin: ma femme m'aime trop; ma mère en est jalouse.»

. . . . . . . . . .

Hélas! le hasard me réservait un nouveau coup bien cruel et qui, dans ces circonstances, semblait être une raillerie de la destinée.

Le lendemain du jour de son arrivée, Gontran avait été donner quelques ordres relatifs à notre départ qui devait avoir lieu dans l'après-midi.

J'avais profité de ce moment pour avoir, avec M. Sécherin, l'entretien dont je viens de parler; nous nous étions longtemps promenés en causant dans une avenue de charmille très-touffue, située au milieu du jardin.

Mon cousin me quitta.

Restée seule, je m'assis rêveuse sur un banc situé au pied d'un groupe de pierres peintes représentant un berger et une bergère.

Ces statues, assez communes dans les jardins du siècle passé, s'élevaient au bout de l'allée dont j'ai parlé. Leur piédestal était large, carré et entouré de quatre bancs.

De la façon dont j'étais placée je tournais le dos à l'allée et j'étais absolument cachée par la hauteur de ce petit monument.

Je ne sais pourquoi, au lieu de songer à mon bonheur, à Gontran, je pensai à la perfidie d'Ursule; depuis la scène de la veille ma cousine m'avait constamment évitée.

Tout à coup j'entendis sa voix. Elle causait avec quelqu'un et se rapprochait peu à peu.

Un serrement de cœur me dit qu'elle parlait à Gontran.

J'écoutai... je ne me trompais pas.

Au lieu de me lever et d'aller rejoindre Ursule et mon mari, j'eus la honteuse pensée de vouloir surprendre leur conversation.

Sans raison, sans motifs, un éclair de jalousie m'avait soudainement traversé le cœur.

Je suspendis ma respiration, j'écoutai avidement...

Maintenant que je suis de sang-froid, je me demande si j'agissais alors sous l'empire de quelque soupçon. Je suis forcée de convenir que je n'en avais aucun; cette résolution fut instantanée, involontaire.

J'écoutai avidement.

Le sable qui criait sous les pieds d'Ursule et de Gontran pendant leur marche m'empêcha d'abord d'entendre, de rien distinguer.

Quand ils furent à quelques pas de moi, je saisis ces mots que disait Ursule de sa voix la plus douce et la plus mélancolique:

«... Tant de tristesse dans la solitude... car c'est être seule que d'être...»

Je ne pus rien entendre de plus.

Gontran et elle, arrivant au bout de l'allée, se retournèrent, s'éloignèrent, et le bruit de leurs pas cessa d'arriver jusqu'à mon oreille.

Dans les mots d'Ursule que j'avais surpris, rien ne devait m'étonner ou me blesser. Ma cousine, fidèle à sa manie de passer pour une femme incomprise et malheureuse, répétait sans doute à Gontran le romanesque mensonge qu'elle m'avait tant de fois répété, à moi. Et puis... ce n'était peut-être pas d'elle-même qu'elle parlait?

Pourtant je ressentis au cœur un coup si douloureux, une angoisse si poignante... l'avenir, que je venais un moment d'entrevoir si riant et si beau, se couvrit subitement d'un voile si funèbre, que je fus frappée d'un invincible et fatal pressentiment.

Pourquoi, me disais-je, éprouverais-je une émotion si douloureuse, si profonde, pour quelques paroles insignifiantes?

Elles cachent donc quelque perfidie, quelque trahison?

Encore sous l'impression de la cruelle scène à laquelle j'avais assisté la veille, je voulus voir, dans la crainte qui m'agitait, une révélation divine semblable à celle qui avait éclairé si vainement madame Sécherin sur la conduite coupable de ma cousine.

Je ne puis dire avec quelle angoisse, avec quelle anxiété j'attendis le second tour de promenade qu'allaient faire Gontran et Ursule.

Un moment je rougis de honte en songeant à quel ignoble espionnage je descendais; je fis même un mouvement pour m'en aller, mais une funeste curiosité me retint.

Je les entendis se rapprocher de nouveau.

Mon cœur commença de bondir avec force, on eût dit que chacun de ses battements se réglait sur le bruit léger et mesuré de leurs pas.

Cette fois j'entendis la voix de Gontran.

Oh! je la reconnus, cette voix d'un timbre si charmant; il parlait, ce me semble, avec une expression remplie de grâce, et tellement bas que je n'entendis que ces mots:

Vous souvenez-vous, dites, vous souvenez-vous? Oh! vous étiez si...

Le reste de la phrase fut perdu pour moi.

Ils s'éloignèrent encore.

Hélas! dans ces mots de Gontran, il n'y avait rien non plus qui pût me donner lieu de le soupçonner; pourtant, en songeant à qui ils étaient adressés, ils me firent un mal affreux.

Quels souvenirs évoquait-il? Pourquoi demander à cette femme si elle se souvenait? De quoi pouvait-elle se souvenir? Alors je me souvins, moi, que pendant un mois avant mon mariage, Gontran avait vu Ursule chez ma tante presque chaque jour.

Alors malheur... malheur! je me souvins, moi, qu'Ursule m'avait dit cent fois qu'elle trouvait mon mari charmant, que j'étais la plus heureuse des femmes, qu'un bonheur comme le mien n'était pas fait pour elle.

Alors malheur... malheur!... je me souvins, moi, de l'humiliation, de la rage d'Ursule, lorsque après son mariage, devant Gontran, mademoiselle de Maran, avec une infernale méchanceté, avait fait valoir tous les ridicules de M. Sécherin.

Connaissant alors la perfidie, la dissimulation, la corruption de ma cousine, n'avais-je pas à craindre qu'elle ne voulût se venger de tout ce que mademoiselle de Maran lui avait fait autrefois souffrir, sans doute dans l'espoir de me rendre un jour victime de cruelles représailles?

Sans doute, ma tante, avec son effroyable sagacité, avait deviné, dès la jeunesse d'Ursule, les défauts et les vices qui devaient, en se développant, m'être si funestes; car notre amitié d'enfance, nos liens de parenté devaient un jour forcément nous rapprocher l'une de l'autre...

Ces tristes réflexions furent interrompues de nouveau.

Gontran parlait encore.

Cette fois, son accent était gai, railleur.

Ursule lui répondit sur le même ton, car j'entendis un éclat de rire doux et frais.

Gontran reprit: Vous verrez que j'ai raison... vous verrez. J'aimerais tant à vous le prouver...

Tenez, mon cousin,—répondit Ursule d'un ton de coquet et gracieux reproche,—vous êtes fou, c'est une horreur de...

Plus rien, plus rien.

Ils s'éloignèrent encore.

Que signifiaient ces mots?

A quoi Gontran faisait-il allusion en disant à ma cousine qu'elle verrait, que voulait-il lui prouver?

Et elle, pourquoi lui disait-elle si coquettement qu'il était fou? Mon Dieu! de quoi causaient-ils donc?

Hélas! je me souviens que je fus alors assez stupidement naïve pour m'indigner de ce que ma cousine et mon mari ne parlaient pas de moi!

Oui... il y a tant de puéril égoïsme dans la douleur; dès qu'on souffre, on se croit si intéressant, si digne de pitié, que, dans un désespoir insensé, l'on demande des sentiments humains à ceux mêmes qui vous blessent.

Ainsi, je me disais avec amertume:—«Comment Gontran et Ursule qui m'aiment tant... ne pensent-ils pas à moi dans ce moment? Rien de plus naturel cependant. Oui... et cela est si naturel qu'il faut qu'ils soient nécessairement sous le charme d'une vive préoccupation pour choisir un autre sujet d'entretien.»

Hélas! maintenant je rougis de ces sots raisonnements; mais je commençais à reconnaître que le chagrin n'est jamais plus intense, plus affreux, que lorsqu'il vous inspire des raisonnements absurdes et touchant au grotesque.

Les pas se rapprochèrent.

Il me sembla cette fois qu'Ursule et Gontran marchaient plus lentement, que de temps en temps ils s'arrêtaient.

Gontran disait d'une voix douce et suppliante:—Je vous en prie... cela, eh bien! cela.

Les pas s'arrêtèrent.

Ursule répondit avec un accent qui me parut très-ému:

Vous n'y pensez pas, ce ferait trop pénible. Vous ne savez pas toutes les larmes que j'ai dévorées depuis que... Mais, tenez, je suis encore plus folle que vous, vous me faites dire ce que je ne voudrais pas dire... vous ne méritez pas...—ajouta-t-elle, et en parlant d'une voix précipitée en marchant si rapidement que la fin de cette phrase m'échappa...

Je me sentais défaillir.

Cette position était horrible.

Les plus violents soupçons me bouleversaient, et cela pour quelques lambeaux de conversation qui n'avaient d'autre sens que celui que ma jalousie insensée leur donnait.

Après ces terreurs venait le doute; puis une lueur d'espoir. En admettant qu'Ursule fût assez indigne pour tâcher de plaire à Gontran, et je pouvais le penser sans la calomnier: n'avait-elle pas déjà oublié ses devoirs pour un homme sot et vulgaire? en admettant, disais-je, cette indignité, lui!... lui, Gontran, à qui j'avais voué ma vie, à qui je n'avais donné jusqu'alors que de l'amour et du bonheur; Gontran pour qui j'avais déjà tant et tant souffert, aurait-il jamais le courage, la cruauté de m'oublier pour elle?...

Non, non, cela est impossible, m'écriai-je; je ne sors pas d'un abîme de chagrin et de désespoir pour retomber à l'instant dans un abîme plus profond encore.

Non, non, cela est impossible, Gontran est arrivé hier, il repart ce matin; il est impossible que dans un entretien d'une heure il ait voulu plaire, il ait plu à cette femme, et que déjà il songe à me tromper.

Ursule est bien audacieuse; mais la femme la plus éhontée garde des dehors. Et puis à ces lueurs d'espérances succédaient des doutes accablants. Tout ce que m'avait dit madame de Richeville du caractère égoïste et léger de Gontran me revenait à la pensée.

Ursule me paraissait du plus en plus séduisante et dangereuse. Si mon mari la rencontrait à Paris, sous le prétexte de notre amitié, ne pourrait-elle pas venir souvent chez moi?

Cette idée et les émotions que je contraignais depuis quelques moments me bouleversèrent tellement, que, sans penser que je dévoilais mon espionnage en sortant brusquement de la cachette où j'étais jusqu'alors restée, j'entrai dans l'allée.

Ursule et Gontran étaient très loin, à l'autre extrémité.

Je vis M. Sécherin venir à eux et les accompagner du côté de la maison.

Je respirai plus librement, je restai quelque temps encore dans le jardin.

Par une bizarre, une inexplicable mobilité d'impression, une fois qu'Ursule eut disparu, peu à peu le calme rentra dans mon cœur; j'eus honte de ma faiblesse, je me reprochai de flétrir, de gaieté de cœur, le bonheur que la Providence m'envoyait; n'allais-je pas être seule à Maran avec Gontran? les beaux jours du chalet de Chantilly n'allaient-ils pas renaître? L'hiver était bien loin encore, si je redoutais la coquetterie d'Ursule envers mon mari, je trouverais mille moyens de l'éloigner; enfin, s'il fallait arriver à ces extrémités, je raconterais à Gontran l'aventure de M. Chopinelle, et il n'éprouverait alors pour Ursule que du mépris.

Par quel étrange contraste cet accès de folle confiance succéda-t-il au plus douloureux accablement? C'est ce que je ne puis dire.

Avant de quitter Rouvray, je voulus aller faire mes adieux à madame Sécherin.

Je la trouvai calme, digne et forte; elle me tendit la main, je la baisai pieusement.

—Ce soir,—me dit-elle,—mon fils et cette femme quitteront cette maison, j'y vivrai désormais solitaire en attendant mon fils. Oui,—reprit-elle en voyant mon air étonné,—un jour mon fils me reviendra, le bon Dieu me le dit... Il me laissera sur la terre assez longtemps encore pour voir mon enfant bien malheureux, mais aussi pour le consoler.

Je fus frappée de l'accent presqu'inspiré avec lequel madame Sécherin prononça ces dernières paroles.

Elle ajouta en me regardant avec compassion:

—Vous êtes bonne et généreuse, vous êtes convaincue comme moi, j'en suis sûre, que cette femme est une indigne, mais vous n'avez pas eu le courage de l'accuser... Si vous vous étiez jointe à moi, elle était perdue. Je ne vous fais pas un reproche de votre clémence; au contraire, je prierai le Seigneur pour que celle que vous avez épargnée ne vous cause pas un jour bien des chagrins.

—Que dites-vous, madame?—m'écriai-je en sentant mes craintes renaître.

—Je vous dis ce que le bon Dieu m'inspire... rien de plus.........

Hélas! ces paroles n'étaient que trop prophétiques, surtout si je les rapprochais de la scène de l'allée.

Le moment de partir arriva.

Ursule m'embrassa avec son effusion ordinaire, mon cousin nous fit des adieux remplis de cordialité.

Rien dans les paroles ou dans l'expression des traits de Gontran ne put me faire soupçonner qu'il quittait Ursule avec regret.

Nous abandonnâmes cette maison si paisible à mon arrivée, et qui avait été depuis le théâtre de si pénibles divisions.


CHAPITRE XI.

LE CHATEAU DE MARAN.

A mesure que nous nous nous éloignions de Rouvray, je me sentais moins oppressée.

Bientôt j'oubliai presque complétement les douloureuses agitations que j'y avais ressenties, pour ne songer qu'au bonheur de me retrouver enfin seule avec mon mari.

Je me faisais une joie de ce voyage en me rappelant les tendres paroles, les prévenances délicates dont Gontran m'avait comblée, lorsqu'après mon mariage nous étions partis pour Chantilly.

Je trouvais une grande ressemblance entre ces deux époques de ma vie. Cette fois aussi je partais seule avec Gontran pour un long séjour au milieu d'une riante et paisible solitude.

Cette impression de bonheur fut si profonde, cet espoir fut si radieux, qu'il domina tontes mes autres pensées.

J'attendais avec impatience le premier mot de Gontran.

Depuis notre départ du Rouvray, il était silencieux.

Je trouvais mille raisons dans mon cœur pour que ce premier mot fût rempli de grâce et de bonté. Je me disais presque avec satisfaction que mon mari avait quelques torts à se reprocher envers moi, et qu'il allait les expier par ces douces flatteries, ces attentions exquises dont il avait le secret.

Tout à coup M. de Lancry bâilla deux fois assez haut, appuya sa tête sur l'un des accotoirs de la voiture et s'endormit profondément sans me dire une parole...

Cette indifférence me fit d'abord un mal affreux. Je ne pus retenir quelques larmes en me souvenant des ravissantes tendresses que Gontran m'avait prodiguées dans notre premier voyage.

Je me demandai avec douleur en quoi j'avais démérité. Ne devais-je pas au contraire lui être plus chère encore? n'avais-je pas déjà bien souffert pour lui?

A ce premier mouvement si pénible succéda la réflexion.

J'eus honte de moi-même. Je m'accusai d'égoïsme, d'exagération ridicule et romanesque.

Quoi de plus simple, de plus naturel, que ce sommeil que je reprochais à Gontran? Devait-il se gêner, se contraindre pour moi? n'agissait-il pas au contraire avec une confiance pleine de sécurité?

Je séchai mes larmes, je contemplai ses traits. On n'y voyait déjà plus les traces des fatigues et des chagrins qui les altéraient jadis.

Jamais il ne m'avait paru plus beau de cette beauté délicate, charmante, qui rendait sa physionomie si attrayante; un de ces demi-sourires qui annoncent toujours un sommeil heureux et tranquille, donnait à sa bouche une ravissante expression de finesse un peu malicieuse. Par deux fois il agita légèrement ses lèvres comme s'il eût prononcé quelques paroles.

J'écoutai avidement...

Je n'entendis rien.

En le voyant dormir ainsi, beau, calme, souriant, je me sentais heureuse de tout le bonheur qui lui était départi: libre de l'odieuse domination de M. Lugarto, jeune, riche, aimé de moi jusqu'à l'idolâtrie, y avait-il au monde un homme plus admirablement doué? Ne réunissait-il pas tous les avantages, toutes les conditions de la félicité humaine?

En m'appesantissant ainsi sur ses qualités, un moment j'eus peur; nous devions rester à Maran jusqu'au commencement de l'hiver: ce long avenir de solitude me ravissait, mais plairait-il à Gontran?

Je commençais à me délier de moi-même, à craindre de ne pas plaire assez à mon mari. J'avais déjà tant souffert que je ne ressentais plus ces élans de gaieté douce et ingénue que m'inspirait autrefois la présence de Gontran.

Je comparai ce que j'étais avant mon mariage ou pendant notre bienheureux séjour à Chantilly, avec ce que j'étais en arrivant à Maran, et malgré moi je fus reprise de folles frayeurs.

Je me crus enlaidie, attristée, appauvrie; je me demandai s'il me restait assez d'avantages pour plaire à mon mari durant les longs jours que nous allions passer dans la solitude; puis cet entretien de l'allée, qu'un moment j'avais oublié, me revenait à la pensée.

J'en venais à exagérer mes imperfections, à dénaturer mes avantages, à envier l'esprit, le caractère d'Ursule, à envier aussi sa physionomie tour à tour animée, coquette, touchante, mélancolique ou naïve...

Sans orgueil insensé, je me savais plus régulièrement belle que ne l'était ma cousine, je me savais des qualités solides, un cœur loyal, une franchise à toute épreuve, un dévouement sans bornes pour mon mari, dévouement déjà éprouvé et qui n'avait jamais failli... Je ne pouvais douter qu'Ursule ne fût menteuse, dissimulée, qu'elle n'eût un profond mépris pour tout ce que révèrent les âmes honnêtes et élevées.

Eh bien! lorsque je pensais qu'elle plaisait peut-être à Gontran, je me prenais à regretter de ne pas ressembler à ma cousine...

Oh! sacrilége... j'allai jusqu'à dédaigner les vertus que j'avais, et à jalouser les vices que je n'avais pas.

Hélas!... hélas!... c'est qu'aussi les hommes ne savent pas qu'en affichant certaines préférences... ils dépravent souvent les plus fières, les plus généreuses natures... ils ne savent pas que lorsqu'on aime avec passion, avec délire, on veut plaire avant tout et à tout prix, et que, si vertueuse que l'on soit, on blasphème quelquefois les qualités les plus nobles comme inutiles et vaines, lorsqu'on se voit sacrifiée à des femmes qui n'ont pour séduire qu'hypocrisie, audace et corruption!.......

. . . . . . . . . .

Puis, comme toujours... après ces abattements, après ces humiliations impitoyables que je m'infligeais, venaient des exaltations toutes contraires, une réaction d'orgueil insensé.

Je me demandais en quoi ma cousine pouvait m'être comparée, quelles garanties de bonheur elle aurait pu donner à mon mari... Mais je retombais bientôt, écrasée sous le poids de cette horrible pensée—Qu'importe... s'il l'aime ainsi?.......

. . . . . . . . . .

Pendant la route, Gontran fut distrait, silencieux; j'attribuai ces préoccupations au changement politique qui venait d'avoir lieu, et auquel il n'était peut-être pas aussi indifférent qu'il voulait le paraître.

J'ai oublié de dire qu'en chemin nous avions appris la révolution de Juillet.

Si étrangère que je fusse à la politique, j'éprouvais un sentiment de profonde et respectueuse pitié pour ce vieux et bon roi qui retournait sans doute une dernière fois sur une terre d'exil, loin de cette France qu'il avait tant aimée et que sa famille avait arrosée de son sang. J'avais toujours vu le peuple heureux et calme, les illustrations personnelles jouir d'avantages égaux, souvent même supérieurs à ceux dont jouissait la plus haute aristocratie. Je ne comprenais donc pas le bien et l'avantage de cette régénération sociale qui venait, disait-on, de sortir des sanglantes barricades de 1830.

J'avais une grande impatience d'arriver à Maran.

Blondeau m'avait souvent dit que ma mère avait passé deux étés dans cette terre de Maran avec moi, et qu'elle l'y avait accompagnée, alors que j'étais âgée de deux ans à peine; jamais ma mère, disait-elle, ne s'était trouvée plus heureuse que dans cette solitude, où elle échappait aux méchancetés de mademoiselle de Maran et à l'indifférence glaciale de mon père.

J'étais ravie de savoir que le château était resté inhabité; ces souvenirs si précieux pour moi me semblaient ainsi plus entiers, plus saintement conservés.

Blondeau devait me donner mille précieux renseignements sur les appartements que ma mère avait habités de préférence, sur les promenades qu'elle affectionnait.

C'était avec un religieux intérêt que je m'approchais de cette habitation qui, pour tant de raisons, était sacrée pour moi.

Il me semblait aussi qu'une fois là, dans ce lieu où tout parlait de ma mère, je serais sous son invisible protection; que du haut du ciel elle veillerait sur son enfant, qu'elle demanderait à Dieu de ne pas m'infliger de nouvelles souffrances.

Plusieurs fois j'avais pu apprécier le tact, la délicatesse de Gontran, j'étais donc assurée de lui voir partager la vénération que m'inspirait cette maison.

En parlant de Rouvray, j'avais écrit à Blondeau de venir sur-le-champ me rejoindre à Maran. M. de Lancry, en passant à Paris, avait déjà envoyé une partie de notre maison dans cette terre, située à quelques lieues de Vendôme.

Nous y arrivâmes par une belle matinée d'été.

Une longue avenue de chênes séculaires conduisait à la cour d'honneur. Il fallait traverser deux ponts jetés sur la petite rivière qui baignait les murs du château, bâti en briques et composé d'un grand corps de logis, avec deux grandes ailes en retour, dans le goût du siècle de Louis XIII; un dernier pont de pierre conduisait à la première cour, fermée par une grille parallèle au corps de logis principal.

Autour du château, la végétation était magnifique: les chênes, les peupliers d'Italie, les ormes y poussaient à une hauteur admirable; d'immenses prairies s'étendaient à perte de vue et avaient pour horizon de grands massifs de bois.

Le régisseur, prévenu de notre arrivée par notre courrier, nous attendait à la grille; il nous conduisit dans une longue galerie située au rez-de-chaussée et remplie de tableaux de famille.

Les six fenêtres de cette pièce immense s'ouvraient sur le fossé rempli d'eau vive qui entourait le château. Malgré la chaleur de l'été, il faisait presque froid dans cet énorme salon. Ses murailles étaient si épaisses que l'embrasure des fenêtres avait cinq ou six pieds de profondeur.

Impatiente de visiter la maison, j'offris en souriant mon bras à Gontran et je lui dis:

—Allons, mon ami, venez vite, je suis impatiente de tout revoir ici, quoique je ne me souvienne de rien. Vous n'avez pas d'idée comme le cœur me bat à la pensée de parcourir les lieux autrefois habités par ma pauvre mère. Et puis, il faut que je vous fasse les honneurs de chez moi. Je suis si heureuse, si fière de vous avoir ici! Oh!—ajoutai-je en souriant,—je suis, la châtelaine de ces lieux, vous voici dans mon empire, et je vais vous accabler de l'amour le plus despotique.

Au lieu de partager ma gaieté comme je m'y attendais, Gontran me répondit d'un air contraint, en s'efforçant de sourire et en regardant autour de lui avec une expression de répugnance:

—Entre nous, votre manoir me paraît un peu délabré, noble châtelaine, si toutes les pièces ressemblent à ceci... Il est fâcheux que mes dernières préoccupations m'aient empêché de penser à envoyer ici un architecte; sans reproche, vous qui n'aviez qu'à songer à cela, ma chère amie, vous auriez dû vous charger de ce détail. Vous saviez dans quel déplorable état était le château.

Mon mari avait d'abord faiblement souri, il finit par me parler presque séchement.

Je le regardai avec un étonnement douloureux, et je lui dis doucement:

—Mais, mon ami, souvenez-vous que j'étais aussi tourmentée que vous de toutes ces secousses qui nous ont bouleversés; et puis, vous le savez, j'ai été très-malade, il ne m'a pas été possible de m'occuper de ces soins. Je croyais que...

—Eh! mon Dieu,—me dit Gontran, en m'interrompant avec impatience,—encore une fois je ne vous fais pas de reproches, ma chère amie... Seulement je regrette que vous ou moi n'ayons pas songé aux réparations indispensables à cette habitation. Maintenant il n'y a plus à reculer... Grâce à cette révolution maudite, on ne peut voyager nulle part, on ne peut aller aux eaux. Dans quinze jours peut-être l'Europe sera en feu. Paris doit être insupportable. Il faut donc nous résigner à rester ici. C'est ce qui fait que je regrette de nous voir si mal établis.

—C'est surtout pour vous que je suis désolée de ce manque de confort, mon ami... Quant à moi, je suis si heureuse d'être ici avec vous que je me trouverai toujours bien.

—Vous êtes mille fois bonne, ma chère. Je suis aussi très-heureux de partager cette solitude avec vous; je comprends toutes les raisons qui vous rendent cette habitation précieuse... Mais ce n'est pas une raison pour se passer de tapis et de persiennes... car je n'en vois à aucune fenêtre, et ce château a l'air d'une lanterne.

—J'en suis désolée, mon ami; mais rassurez-vous, nous trouverons moyen de remédier à cela en faisant venir quelques ouvriers de Vendôme... Je me charge de surveiller et de hâter ces travaux. Par amour-propre de cœur, je tiens à ce que Maran soit pour vous le plus agréable séjour du monde; seulement je vous demande un peu d'indulgence pour mes efforts.

—Des ouvriers!...—s'écria-t-il avec impatience,—il ne manque plus que cela... Il n'y a rien de plus insupportable que des ouvriers... et pourtant il faudra bien s'y résigner... Ah!... ça va être bien agréable... une jolie distraction que j'aurai là!

—Gontran,—dis-je tout attristée de l'humeur de mon mari,—nous nous exagérons peut-être le délabrement de cette habitation... nous n'avons vu que cette galerie.

—Eh! mon Dieu! on peut parfaitement juger du reste par cet échantillon; c'est la pièce d'honneur... c'est le salon de réception. On voit que le régisseur a accumulé ici toutes les splendeurs de l'habitation, —ajouta-t-il en se remettant à rire d'un air contraint.—Allons, ma chère amie, inspectez votre manoir... et tâchez d'en tirer le plus de parti possible en attendant les ouvriers... puisqu'il faut se résigner à cet ennui. Quant à moi, je vais aller aux écuries; je parie que ce sont de véritables halles sans stalles, sans box! et moi qui viens justement de ramener une douzaine de chevaux d'Angleterre! C'est fort agréable!... En vérité, je ne sais pas à quoi pensent vos gens d'affaires, de laisser cette habitation dans un tel état de délabrement.

—J'en suis désolée, mon ami.. je vous en supplie... ne vous fâchez pas... donnez-moi vos ordres, je les ferai exécuter de mon mieux.

Ma résignation toucha sans doute M. de Lancry; il regretta son impatience, et me dit en s'apaisant:

—Encore une fois je ne vous accuse pas, ma chère amie, vous n'y pouvez rien; mais si les écuries sont mauvaises, ça n'en sera pas moins désagréable, d'autant plus que, pendant les cinq ou six mortels mois que nous allons passer ici, je n'aurai pour tout plaisir que mes chevaux et la chasse... A propos, sommes-nous loin de Vendôme?...

—Mais à six ou huit lieues, je crois... mon ami.

—De mieux en mieux, ça sera fort commode pour les approvisionnements de viande de boucherie; nous n'aurons déjà pas de marée. Il ne nous manque plus pour nous achever que de faire une chère détestable. Je ne sais pas, en vérité, comment votre famille se résignait à vivre ici.

—Mon père a fort peu habité Maran, mon ami... Ma mère seulement y a passé quelque temps, et vous savez que, nous autres femmes nous nous contentons de peu.

—Libre à vous... ma chère amie, de vous nourrir de rêverie et d'idéalité; quant à moi, je vous déclare qu'à la campagne je deviens très-positif et très-matériel. J'en demande un million de pardons à votre exaltation romanesque; mais, quand on n'a pas d'autre plaisir que la table, il est, je crois, permis de vouloir que la chère soit bonne. Vous m'obligerez donc beaucoup, n'est-ce pas? de vous entendre avec votre maître-d'hôtel pour trouver les moyens de nous approvisionner le mieux possible; j'aurai, s'il le faut, un fourgon et deux chevaux de service pour aller à Vendôme faire la provision; car, moi, je ne vis pas d'abstractions; je tiens au solide... Sur ce, je vais aux écuries.

Gontran sortit.

Tel fut notre premier entretien en arrivant au château de Maran.


CHAPITRE XII.

LA VIE DE CHATEAU.

Quelque temps après notre arrivée à Maran, je me sentis faible, souffrante; je restais quelquefois pendant une heure accablée par un malaise inconnu.

Bientôt je reconnus que je m'étais fait une grande illusion en espérant que Gontran reviendrait pour moi ce qu'il avait été pendant le premier mois de notre mariage; son caractère semblait s'aigrir dans la solitude. Pourtant la vie qu'il menait pour lui semblait lui plaire.

Souvent, en ma présence, il paraissait pensif, absorbé: tantôt je me persuadais qu'il pensait à Ursule; tantôt, qu'il regrettait malgré lui les chagrins que son indifférence me causait.

Si je l'interrompais au milieu de ses réflexions, il me répondait avec aigreur, ou se levait avec impatience sans dire une parole, comme si je l'avais distrait d'une chère et douce rêverie.

Ce qui me donnait pourtant quelquefois une lueur d'espoir, c'était le brusque changement de mon mari à mon égard. Un refroidissement successif m'eût effrayée davantage, il eût été plus naturel.

Ce fut un jour fatal que celui où j'eus la conviction que Gontran ne m'aimait plus d'amour; dès lors il ne crut même plus nécessaire de garder envers moi ces formes de bonne compagnie, ce respect des bienséances que tout homme doit aux femmes, même à la sienne.

Dès lors plus de douces prévenances, plus d'épanchements de cœur, rien qui prouvât en lui le désir ou le besoin de me plaire.

Quelques mots sur la nouvelle existence que menait Gontran sont indispensables.

Depuis notre établissement à Maran, il avait fait venir des chiens et des chevaux de chasse d'Angleterre. Il avait loué une des forêts de l'État qui touchait à nos propriétés, il y chassait trois fois par semaine à courre, trois fois à tir. Il se reposait le dimanche, c'était le seul jour qu'il passait près de moi.

Habituellement, il partait après déjeuner, je ne le revoyais que le soir au retour de la chasse. Nous nous mettions à table, il dînait longuement, me parlait peu, buvait souvent trop pour sa raison, et, l'avouerai-je, hélas! il lui fallut quelquefois l'aide d'un de nos gens pour regagner son appartement, qui était contigu au mien...

J'avais toujours vu mon mari d'une recherche, d'une élégance extrême; seul avec moi, il se négligeait comme à plaisir. Il ne semblait vivre que pour la chasse et pour la bonne chère.

O! honte! ô profanation! Quant à moi, je n'étais plus pour lui qu'une des conditions de sa vie grossière et sensuelle.

Longtemps je souffris en silence de cet abandon, de ce changement dans ses manières, qui, au moins, jusqu'alors, avaient toujours été parfaites.

Cette existence solitaire sur laquelle j'avais fondé tant d'espérances s'écoulait pour moi morne, flétrie, décolorée.

Selon mon habitude, je concentrai mon chagrin jusqu'à ce qu'il débordât; le jour arriva où je ne pus souffrir davantage.

Je me décidai à parler, à tout dire à Gontran.

C'était un samedi; il avait fait un vent violent pendant presque toute la journée; sans doute la chasse de Gontran avait été mauvaise, car le soir, lorsqu'il rentra au château, ses piqueurs ne sonnèrent pas leurs fanfares accoutumées.

Je le savais par expérience, ces jours-là mon mari avait de l'humeur; j'allai craintive à sa rencontre; mon cœur se serra lorsque j'entendis résonner ses grosses bottes éperonnées sur les dalles de l'escalier.

—Votre chasse n'a pas été heureuse, mon ami?—lui dis-je.

—Non; je suis harassé,—me dit-il, et il entra dans un petit salon où je me tenais de préférence, parce que ma mère l'avait occupé.

M. de Lancry se jeta sur un canapé, l'air soucieux et contrarié, sans me dire un seul mot.

En le voyant ainsi avec ses vêtements couverts de boue, sa barbe longue, ses cheveux en désordre, qui s'échappaient de sa cape de chasse qu'il gardait sur sa tête, je pouvais à peine le reconnaître, lui que j'avais toujours vu d'une si exquise élégance.

—Sonnez donc, ma chère, qu'on nous fasse dîner le plus tôt possible, j'ai très-faim,—dit Gontran en se retournant sur le canapé; puis, attirant du bout de son pied une petite chaise de tapisserie, il y allongea ses bottes couvertes de fange.

—Ah! m'écriai-je en courant à lui,—grâce pour cette chaise, elle a été brodée par ma mère; prenez un autre tabouret, je vous en prie.

Gontran haussa les épaules, s'établit sur un autre siége, et me dit:

—Mon Dieu! que vous êtes donc singulière avec vos affectations! je vous demande un peu ce que cela fait à la mémoire de votre mère que je mette ou non mes pieds sur cette chaise?

—Je m'étonne, mon ami, que vous ne compreniez pas le culte du passé... il est souvent la seule consolation des jours présents.

—Ah! si vous allez recommencer à faire de la métaphysique de sentiment... j'y renonce... la vie que je mène est peu faite pour développer l'intelligence.

—En effet, depuis quelque temps, Gontran, vous agissez, je crois, beaucoup plus que vous ne pensez.

—Dieu merci! j'avais toujours rêvé quelques mois d'une vie toute matérielle, dans laquelle la bête, comme on dit, prendrait le dessus. Eh bien! cette vie, je la mène, et je m'en trouve à merveille... Il n'est pas jusqu'à ces superfluités d'élégance, de recherche de toilette, que je n'aie mises bravement de côté. J'étais un véritable sybarite; me voici, à cette heure, un véritable Spartiate, un ours, un sauvage. Eh! ma foi, je trouve fort commode d'être ainsi au vert pendant quelque temps.... de rester grossière chrysalide jusqu'au moment où il me prendra la fantaisie de me transformer de nouveau en brillant papillon... Mais sonnez donc, je vous prie; je veux dire à Hébert (c'était notre maître d'hôtel) de me mettre une bouteille de vin du Rhin à la glace; c'est un caprice. Il y a longtemps que je n'ai bu de vin vieux du Rhin.. et celui que vous avez ici est excellent; c'est du johannisberg jaune comme de l'ambre... Où votre père avait-il eu ce vin-là?

—Il me semble, mon ami, avoir entendu dire à mademoiselle de Maran que l'empereur d'Autriche en fit cadeau à mon père lors de sa mission à Vienne.

—Ma foi, votre père a eu raison d'oublier ce vin ici, car il est parfait.

Je sonnai; mon mari donna ses ordres, il bâilla et me dit:

—Jouez-moi donc, sur votre piano, l'ouverture du Siége de Corinthe en attendant le dîner.

Je regardai Gontran avec chagrin.

Il ne se rappelait pas sans doute qu'on représentait cet opéra lorsque je m'étais, pour la première fois, trouvée avec lui dans la loge des gentilshommes de la chambre.

S'il n'avait pas oublié cette circonstance, sa demande était un amer sarcasme.

Les larmes me vinrent aux yeux malgré moi, je lui dis tristement:

—Pardonnez-moi, mon ami, je ne saurais jouer ce morceau.

—Est-ce parce que je vous en prie? Allons, soit... faites comme vous le voudrez, jouez-m'en un autre, alors. Je vous demande cela pour tuer le temps en attendant l'heure du dîner.

—Pour tuer le temps?... Il vous pèse donc bien maintenant, Gontran?

—A moi? pas du tout... je le tue sans lui en vouloir le moins du monde... jamais la vie ne m'a passé plus vite. Je n'avais pas idée de cette bonne et matérielle existence de gentilhomme campagnard, je la trouve adorable. Je ne sais pas si elle continuera de m'amuser longtemps; mais, jusqu'à présent, je suis enchanté, la chasse est devenue chez moi une vraie passion... Mon chef d'équipage est excellent... Avec lui, sur dix fois, je prends huit... J'ai un tireur royal. Thomas est un cuisinier parfait. Grâce à quelques améliorations, les écuries sont maintenant fort logeables; nous sommes à peu près bien établis dans ce vieux château; vous êtes toujours jolie comme un ange, comment voulez-vous que le temps me pèse?

Mon mari me parlait avec tant de sincérité, avec tant d'abandon, il paraissait trouver sa conduite si simple, si naturelle, qu'il ne soupçonnait évidemment pas le chagrin qu'il me causait.

Cette pensée adoucit l'amertume de mes reproches.

Je regardai Gontran fixement, je lui dis avec émotion:—Et moi... Gontran, me croyez-vous heureuse?

A demi couché sur le canapé, il me répondit en frappant négligemment du bout de son fouet sur ses bottes:

—Vous? je vous crois, ma foi, très-heureuse, aussi heureuse que vous pouvez l'être avec votre diable de petit caractère... Que vous manque-t-il?

—Rien, vous avez raison, Gontran... Je vous vois le matin à l'heure du déjeuner... puis le soir à table... quelquefois une heure ou deux le dimanche... lorsque vous me faites mettre au net votre livre de chasse.

—Eh bien! que voulez-vous de plus? ne faut-il pas que je sois continuellement pendu à votre côté? Croyez-moi, ces éternels tête-à-tête vous seraient bientôt d'un ennui mortel.

—Je vous avais demandé, mon ami, de monter à cheval avec vous; ainsi, j'aurais pu vous suivre quelquefois à la chasse...

—Bah! bah! vous êtes trop peureuse, ma chère amie; et puis il n'y a rien de plus embarrassant qu'une femme à la chasse: elle n'y prend aucun plaisir et empêche les autres d'en prendre. Si j'avais eu quelqu'un à qui vous confier... à la bonne heure; mais nous n'avons pas un voisin sortable: et d'ailleurs vous ne voulez voir personne; vous êtes une solitaire des plus farouches.

—Ce serait pour moi un grand plaisir de monter à cheval avec vous, mon ami; mais seulement avec vous...

—Alors, comme je vous le dis, c'est impossible... Êtes-vous fantasque, ma pauvre Mathilde... Vous ne voulez jamais que des choses déraisonnables.

—C'est juste, n'en parlons plus... je suis la plus heureuse des femmes... Mon bonheur doit me suffire.—Et je portai mon mouchoir à mes yeux.

Gontran avait trouvé fort naturelles et fort peu blessantes les réponses qu'il venait de me faire.

Il parut aussi surpris que contrarié de me voir pleurer.

—Ah çà! me dit-il avec impatience,—à qui en avez-vous? Nous sommes à causer là tranquillement, et vous voilà en larmes! Mais à propos de quoi? C'est donc une scène que vous voulez me faire?

—Une scène? non, Gontran; non, je n'ai rien à vous dire, puisque depuis notre arrivée à Maran vous ne vous apercevez pas du contraste qui existe entre la vie que nous menons et celle que nous menions à Chantilly.

—Ah!..., nous y voilà!... Chantilly, encore Chantilly, toujours Chantilly! Vous n'avez que ce mot à la bouche comme un reproche. Mais savez-vous qu'à force de me parler ainsi de ce temps-là vous finirez par me faire prendre en grippe le souvenir de cette ravissante lune de miel?—Et il ajouta en riant de cette plaisanterie:—Que voulez-vous! ma chère, lune de miel, elle a vécu... ce que vivent les lunes de miel. Le vers n'y est pas, mais la pensée y est... c'est égal.

—Ah! Gontran... ne blasphémez pas les seuls heureux souvenirs qui me restent.

—Eh bien! alors ne me répétez pas toujours la même chose; sans cela je vous punirai de la sorte. Voyons... raisonnons en bons amis sans nous fâcher... Croyez-vous que je me sois marié pour passer ma vie à vos genoux, à vous roucouler des fadeurs? Vous n'êtes jamais contente. Si nous sommes dans le monde, vous êtes jalouse; si nous vivons seuls, ce sont des exigences à n'en pas finir. Cela devient impatientant... à la fin!—s'écria-t-il, ne pouvant pas se contenir davantage.

—Gontran, vous êtes sans pitié... Vous oubliez que j'ai déjà beaucoup souffert, que j'aurais droit à quelques ménagements.

—Ah mon Dieu! mon Dieu! quel caractère! Est-ce encore une récrimination? Voyons, dites-le franchement. Vous avez beaucoup souffert? Si c'est à cause de Lugarto que vous me dites cela, vous avez tort.

—J'ai tort!

—Certainement, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit dans le temps à ce sujet. Si vous aviez eu l'ombre d'adresse, de sagacité, avec quelques banalités affectueuses vous nous en auriez débarrassés sans vous compromettre comme vous l'avez fait.

—Sans me compromettre, mon Dieu! Était-ce ma faute?

—Mais il n'importe! que ce soit votre faute ou non, vous avez été compromise, et c'est moi qui, tôt ou tard, en supporterai le ridicule.

—Moi! je serais méprisée, moi!...

—Eh! madame, j'aimerais mieux encore ma part que la vôtre; si vous croyez qu'il sera bien agréable pour moi, lorsque nous serons de retour à Paris, d'être montré au doigt comme un mari trompé... Mais, en vérité,—reprit-il avec colère,—il faut que vous soyez folle, archifolle... d'élever de pareilles discussions... Tenez, brisons là... vous me feriez vous dire quelque dureté, vous éclateriez en reproches, en sanglots, et je veux que vous dîniez tranquille et moi aussi.

—Ce que vous me dites là est horrible,—repris-je après un moment de stupeur;—c'est moi que vous accusez!... moi, la victime de toutes les calomnies de cet homme. Allez, Gontran, je ne sais quel sort me menace dans l'avenir... mais pour ce soir, rassurez-vous, je n'éclaterai pas en sanglots, vous pourrez dîner tranquille; j'ai tant pleuré déjà, que mes larmes se tarissent. Le malheur m'a donné de la raison. Je ne vous ferai pas de reproches, ils seraient inutiles; je veux seulement vous apprendre que je souffre, que je suis résignée... mais non pas insensible à votre indifférence.

—Allons, parlez,—dit M. de Lancry, en se levant brusquement et en marchant à grands pas.—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour tourner ceci en plaisanterie, je ne pourrai pas échapper à une scène. Ce matin j'ai fait une mauvaise chasse, la fin de la journée sera digne du commencement. Voyons, dites... finissons... Vous savez pourtant que je n'ai qu'un désir, celui de vivre en repos et de vous voir heureuse...

—Je vous remercie de vouloir bien m'entendre, Gontran. Eh bien! il m'est cruel de voir que, depuis que nous sommes ici, vous n'avez pas eu pour moi un mot de tendresse, un mot de cœur; vous vivez auprès de moi comme si je n'existais pas.

—Mais, au nom du ciel! qu'est-ce que signifie tout ce jargon? Que voulez-vous donc que je vous dise? Si vous aimez tant à vous entendre raconter des galanteries, inspirez-m'en.

—Vous avez raison. Il y a longtemps que je suis pénétrée de cette triste vérité: on mérite ce qu'on inspire. Malgré vos duretés, je vous aime toujours; vous méritez cet amour.

—Eh bien! alors, soyez donc raisonnable, puisque ni vous ni moi ne pouvons rien à ce qui est,—me dit Gontran avec moins de colère. Puis il ajouta:

—En vérité, Mathilde... votre caractère romanesque, exalté, vous rendra la plus malheureuse des femmes; soyez donc raisonnable. Je vous l'ai dit cent fois, l'on ne se marie pas pour conjuguer perpétuellement et sur tous les tons le verbe j'aime; on se marie pour avoir une maison, un intérieur, une existence plus assise; on se marie pour vivre sans gêne ni contrainte tout le temps qu'on reste seul avec sa femme. Il est clair que si l'on se mariait pour continuer à faire sa cour, à dire des bergerades, autant vaudrait rester garçon...

—Eh!... Gontran... Gontran... quel réveil...

—Vous me saurez gré, un jour, de faire justice de ces creuses rêveries; il faut savoir quelquefois être sévère, c'est notre rôle, à nous autres hommes... à nous qui sommes appelés à devenir pères de famille; c'est à nous à parler le langage de la raison, et je vous le parlerai... Oh! d'abord, je suis décidé, bien décidé, à ne vous laisser aucune folle illusion; une fois qu'elles seront détruites, vous verrez que vous vous arrangerez parfaitement bien dans la réalité qui vous restera.

—Cela est vrai, Gontran, une fois toutes mes illusions détruites, je m'arrangerai parfaitement dans la réalité qui me restera, comme vous le dites, seulement ce sera pour l'éternité.

—Allons, des menaces de mort maintenant; comme c'est gai! quelle conversation agréable!... Et puis vous vous plaignez après cela de me trouver maussade! Je rentre; au lieu de vous voir une figure avenante, souriante, heureuse, je vous vois triste et sombre; avouez au moins que ce n'est pas fait pour me mettre en train d'être aimable.

—Il est vrai, mon âme est désolée... je ne puis vous le taire plus longtemps,—dis-je avec amertume; car le ton persifleur, ironique, que Gontran affectait, me blessait encore plus que ses duretés.—Il n'y a rien de plus impatientant, je le conçois, repris-je,—que de voir tomber les pleurs qu'on fait verser... Mais ce n'est pas ma faute... je ne puis plus, comme autrefois, sourire à chaque blessure.

—Eh bien! soit, je me résignerai à vous voir toujours en larmes; que voulez-vous que j'y fasse? Puis-je vous empêcher de vous trouver la plus malheureuse des femmes?

—Gontran, soyez juste, mon Dieu... Voyons, quelle est ma vie? Qu'êtes-vous pour moi?... ou plutôt, que suis-je pour vous? Bonjour, bonsoir... Ma chasse a été bonne ou mauvaise... Jouez-moi cet air sur votre piano... Faites écrire à nos fermiers en retard... Voilà pourtant ma vie, Gontran, voilà ma vie; et vous voulez que je vous égaye, que je sois riante, que je sois joyeuse... Est-ce possible? Hélas... c'était votre bonté, votre amour, qui faisaient ma gaieté d'autrefois.

—Enfin voilà le dîner,—dit Gontran en entendant la cloche,—j'aime beaucoup mieux aller me mettre à table que de vous répondre, car vous finiriez par me mettre hors de moi, et j'en serais désolé; discuter avec vous à ce sujet, c'est se battre contre des moulins à vent.

On annonça que nous étions servis.

—Venez-vous?—me dit Gontran.

—Excusez-moi, mon ami, je n'ai pas faim, je suis souffrante.

—C'est agréable, et surtout d'un excellent effet pour vos gens,—me dit Gontran.—A votre aise... ma chère amie...

Il sortit pour aller se mettre à table......

. . . . . . . . . .

Après le départ de mon mari, je rentrai dans ma chambre, et je fondis en larmes.

Rien n'avait pu le toucher; j'en avais la certitude. Il ne soupçonnait même pas l'étendue des chagrins qu'il me causait. Dans mes plaintes, il ne voyait qu'une exaltation vague, romanesque; tout espoir de l'apitoyer était à jamais perdu pour moi.

Malgré son égoïsme, malgré sa personnalité, il n'eut pas été absolument insensible à mes souffrances, s'il les eût comprises.

Si je ne vous parle plus le tendre langage d'autrefois, c'est que vous ne me l'inspirez plus,—m'avait-il répondu.

C'était là une de ces révélations écrasantes qui se dressaient entre moi et l'espérance comme un mur d'airain.

Dans mon abattement je ne savais que répondre; hélas! j'avais dix-huit ans à peine... et devant moi la vie... la vie tout entière...

Et encore je me disais que je n'étais peut-être qu'au commencement de mes chagrins. Je pouvais déjà les comparer... en me souvenant des tortures de la jalousie... j'avais peut-être tort de me plaindre.

L'existence morne, froide, que je menais à Maran... était presque négative, je n'avais au moins à regretter que le bonheur dont j'aurais pu jouir. Hélas!... peut-être fallait-il compter ces tristes jours parmi les meilleurs que me réservait l'avenir.

Je descendis alors dans mon cœur, je me demandai si, après tant de cruelles épreuves, mon amour pour Gontran était diminué.

Ce dernier entretien avec lui venait de me blesser tellement, que je me sentais dans un rare accès de franchise envers moi-même.

Hélas! je m'aperçus avec une sorte de joie amère que je l'aimais toujours... toujours autant que par le passé.

J'ai maintenant peine à comprendre cette aveugle opiniâtreté d'affection.

Elle devait naître de cette conviction que Gontran pouvait encore, s'il le voulait, me rendre heureuse comme autrefois.

Ce dernier espoir, auquel je m'attachais de toutes mes forces, suffisait pour entretenir, pour aviver ce fatal amour. Un mélange d'orgueil et de défiance me persuadait que j'étais encore capable d'inspirer à Gontran l'adorable tendresse qu'il avait ressentie, mais que je manquais d'adresse de cœur, si cela peut se dire.

Je m'expliquais de la sorte ces passions indomptables qui survivent chez les femmes aux dédains les plus barbares... D'enivrants souvenirs vous disent que le bonheur est là, dans un regard, dans un sourire, dans une parole de l'homme que l'on chérit... et l'on ne peut croire que tantôt, que demain, il ne nous adresse encore ce sourire, ce regard, cette parole, auxquels notre vie nous semble attachée.

Lorsque l'amour arrive à cet état d'exaltation fébrile, d'opiniâtreté désespérée, il a, ce me semble, tous les caractères de la fureur du jeu, telle que je l'ai entendu analyser...

Un gain passé vous donne une confiance aveugle dans l'avenir... malgré vous, votre espérance s'augmente de chacune de vos déceptions, chaque pas fait dans cette voie brûlante, douloureuse, semble vous rapprocher du but insaisissable que vous poursuivez: plus vos pertes se multiplient, dites-vous, plus vos chances de gain s'accroissent.

Le sort se lassera,—dit-on,—et l'on rassemble ses dernières pièces d'or... et le gouffre du hasard les engloutit encore... et l'on a tout perdu...

Il se lassera de me dédaigner,—dit-on,—et l'on redouble de persévérance; l'on épuise ses dernières preuves d'affection, ses derniers dévouements... l'on tente une dernière, une terrible épreuve... et comme le joueur s'est brisé contre un hasard stupide... vous vous brisez contre une stupide indifférence.

Alors vous n'avez plus rien... plus rien... alors votre cœur est vide, alors vous avez usé toute votre puissance d'aimer, alors il ne vous reste, comme au prodigue, que le regret éternel d'avoir honteusement dissipé de si magnifiques trésors...

Je n'en étais pas encore là... Tout en l'accusant, j'aimais toujours Gontran.

Quelquefois je le croyais occupé du souvenir d'Ursule, je concevais alors que la jalousie redoublât pour ainsi dire mon amour au lieu de l'attiédir.

La jalousie met en jeu les sentiments les plus violents, l'amour-propre, l'orgueil, la crainte, l'espérance... et l'amour vit surtout d'agitations.

La jalousie ne diminue pas la passion, elle l'augmente; plus celui qu'on aime charme et plaît, plus on vous dispute son cœur, plus sa valeur augmente à vos yeux.

Je voulus tenter une dernière épreuve et voir jusqu'à quel point j'étais encore éprise de Gontran.

Plusieurs fois, pensant au dévouement de M. de Mortagne, j'avais aussi songé à M. de Rochegune, à son affection si fervente... La sérénité même avec laquelle j'allais au-devant de ces souvenirs me prouvait combien ils étaient peu coupables.

J'éprouvais pour M. de Rochegune de l'admiration, du respect, un sentiment analogue à celui que m'inspirait M. de Mortagne, sentiment rempli de calme, de douceur. Quoique ses traits ne fussent pas d'une régularité parfaite, je leur trouvais une expression pleine de noblesse et de dignité. Quand je pensais à l'intérêt qu'il me portait à mon insu, depuis si longtemps, et dont il m'avait donné tant de preuves, quand je me rappelais toutes les belles actions qu'il avait faites, quand je réfléchissais qu'à cette compatissante bonté il joignait un courage à toute épreuve, un caractère ardent, chevaleresque, je reconnaissais que M. de Rochegune réunissait toutes les rares qualités qui doivent inspirer la passion la plus vive...

Et pourtant, loin d'éprouver du regret en pensant que j'aurais pu l'épouser, je le sentais, à cette heure encore j'aurais pu choisir entre lui et Gontran, que mon cœur eût toujours été pour Gontran.

Hélas! cet aveu me coûte, il est sans doute le signe d'une nature mauvaise.

Aux yeux de la raison, de l'équité, il n'y avait pas de comparaison à faire entre M. de Lancry et M. de Rochegune quant aux qualités essentielles, et même quant à l'état qu'on faisait de chacun dans le monde.

Je ne m'abusais pas; Gontran plaisait aux jeunes gens et aux femmes par ses grâces, par son élégance, par son esprit, par sa gaieté; mais on comptait sérieusement avec M. de Rochegune: il commandait cette déférence, cette grave considération qu'on n'accorde jamais qu'aux hommes d'une haute position ou d'un très-grand caractère; je ne parle pas même de sa naissance illustre, de sa brillante fortune, quoique ces avantages, joints à ceux qu'il possédait déjà, donnassent plus de poids à la place qu'il occupait dans le monde.

Eh bien! à ma honte, je le répète, cette comparaison ne faisait rien perdre à Gontran dans mon cœur. Oui, je le dis... à ma honte... parce que je crois qu'un amour indigne est le fait d'une nature ou mauvaise ou pervertie.

Les amours qu'on est forcé d'excuser en disant que la passion est aveugle sont presque toujours des amours bassement placés; en persistant dans mon adoration pour un homme dont je subissais les mépris, les insultes, j'étais, je le sens, coupable d'un de ces amours sans nom.


CHAPITRE XIII.

UNE BONNE ŒUVRE.

Les réflexions que je fis après cette triste conversation avec mon mari ne furent pas stériles; je pensai que peut-être le manque d'une occupation attachante, sérieuse, me rendait si susceptible, si impressionnable.

Je renonçai pour jamais, et avec des larmes amères, je l'avoue, à cette conviction, que mon amour pouvait être la seule, la constante occupation de ma vie.

Bientôt j'allai plus loin; par suite de mon habitude de m'accuser pour excuser Gontran, je me fis un reproche d'avoir jusqu'alors concentré mon existence dans cette affection; je me dis que Dieu me punissait peut-être ainsi de ma personnalité.

Dès que cette pensée me fut venue, je me crus sauvée; le passé m'apparut sous un jour tout nouveau, je compris que l'exagération de mes sentiments romanesques avait dû mécontenter Gontran. Je compris qu'une femme avait sur la terre une autre mission à remplir que celle d'aimer, ou plutôt que, tout en brûlant pour un être unique et adoré, l'amour immense dont notre cœur est consumé devait jeter de généreux reflets sur tous ceux qui souffrent... de même que notre religion pour l'être unique et infini qui a créé les mondes doit se manifester par notre bonté et par notre pitié pour tous...

Le jour où cette pensée m'avait éclairée comme une révélation divine, j'attendis le retour de Gontran avec impatience.

Sans doute ma physionomie trahissait ma joie, mes espérances, car en me voyant, il me dit:

—Mon Dieu! vous avez l'air bien joyeux...

—Mon ami, j'ai fait aujourd'hui une précieuse découverte.

—Comment cela?

—J'ai découvert que vous aviez raison de me gronder, que j'avais tort d'être exagérée, romanesque, comme vous me reprochiez de l'être; en un mot, que mon amour pour vous était mal employé; j'ai découvert enfin qu'il ne devait pas me suffire de vous dire: Gontran, je suis digne de vous, mais qu'il fallait vous le prouver autrement que par des protestations de chaque jour.

—Que voulez-vous dire, Mathilde?

—Oui... mes plaintes continuelles devaient vous impatienter, je ne me plaindrai plus; aussi désormais, vous ne me trouverez plus triste et morose à votre retour; je serai toujours, comme aujourd'hui, heureuse, souriante.

—Tant mieux, mille fois tant mieux; pour quelle raison changeriez-vous ainsi?

—Oh! j'ai de grands projets.

—De grands projets qui vous rendront heureuse et souriante? voyons vite, qu'est-ce que c'est?

—Vous savez bien le petit château? (c'était une assez grande maison qui dépendait du château de Maran, et qui touchait aux Communs; du temps de mon grand'père on logeait dans cette succursale les hôtes qui survenaient, lorsqu'il n'y avait plus de place pour eux au château);—vous savez bien le petit château?—dis-je à Gontran.

—Oui, ensuite...

—Il nous est complétement inutile.

—Comment inutile? c'est là où est mon chenil, ma sellerie et le logement de mes gens d'équipage!...

—Lorsque vous saurez à quoi je destine le petit château,—dis-je en souriant,—je suis sûre que vous conviendrez comme moi que votre chenil, votre sellerie et vos gens peuvent parfaitement s'établir aux Communs, dont une partie est inoccupée.

M. de Lancry me regarda avec étonnement et me dit:

—Comment... vous pensez à déloger mes gens du petit château!... Ah çà! c'est une plaisanterie.

—Mais non, je vous assure...

—Allons, allons, ne parlons plus de cela, ma chère amie; il est impossible de mettre mon chenil ailleurs qu'au petit château, le jardin qui en dépend est enclos et excellent pour l'ébat des jeunes chiens et des lices pleines. L'ancien chenil est d'ailleurs très-humide, et n'a qu'une petite cour obscure: vous voyez donc bien qu'il ne faut pas songer à ce changement.

—Savez-vous, mon ami, que je suis presque contente de ce que vous tenez à ce petit château pour vos amusements? votre part sera encore plus méritoire que la mienne dans la bonne œuvre que je médite; car vous aurez fait un léger sacrifice, et moi je n'aurai eu que du plaisir.

Mon mari me parut fort surpris.

—Une bonne œuvre... un sacrifice... Ah çà! ma chère amie, ne me parlez pas en énigmes; qu'est-ce que tout cela signifie?

—Cela signifie que j'ai une excellente idée dont vous allez tout à l'heure me remercier; je veux fonder, au petit château, une école pour les jeunes filles; au rez-de-chaussée, au premier étage, je ferai disposer quelques lits pour les pauvres femmes malades. Trois ou quatre bonnes sœurs suffiront pour ce petit établissement, qui sera sous ma haute surveillance et qui nous vaudra les bénédictions de tous les malheureux du pays; je ferai moi-même la leçon aux enfants, ils auront une moitié du jardin pour jouer, l'autre moitié sera consacrée aux pauvres femmes convalescentes. Eh bien! maintenant, direz-vous encore que vos chiens seront trop mal aux Communs?

M. de Lancry partit d'un éclat de rire qui me déconcerta, et s'écria en s'interrompant pour rire de nouveau:

—Je trouve, en vérité, cette idée fort originale; il n'y a que vous, ma chère amie, pour en avoir de pareilles...

—Comment!...

—Ah çà! sérieusement, vous vous imaginez que je vais m'empâter ici d'un tas de mendiants et d'enfants? pour avoir la tête rompue des criailleries des marmots et la vue choquée par un ramassis de vieilles femmes infirmes!

—Mais, mon ami, le petit château est éloigné d'ici, et l'on ne peut ni voir ni entendre...

—Allons, allons, vous êtes un enfant gâté... une petite folle,—me dit mon mari avec un sang-froid moqueur qui me navra.—Ne parlons plus de cet enfantillage. Comment! pour le plaisir de jouer à la maîtresse d'école et à la dame de charité, pouvez-vous penser sérieusement à déranger mes gens et mes chiens, qui sont là parfaitement établis?

—Mais, mon ami...

—Voyons, chère petite capricieuse, comment des projets si étranges peuvent-ils vous venir dans la tête? Dites-moi cela bien franchement.

—Comment, Gontran?—dis-je en sentant les larmes me venir aux yeux, car j'étais loin de m'attendre à cet accueil et à ces sarcasmes;—je vais vous dire comment cela m'est venu à l'esprit. J'ai reconnu que vous aviez raison, que je devais faire autre chose que de vous parler sans cesse de ma tendresse; j'ai senti qu'il était presque impie de ne songer qu'à mon amour pour vous, et que, sans vous aimer moins, je devais faire tout le bien que je pourrais faire. J'ai songé que ce serait encore un moyen de vous témoigner mon affection, car c'est le désir de vous paraître encore plus digne de vous qui m'a inspiré cette résolution... Voilà comment cette idée m'est venue à l'esprit, Gontran.

—Sans doute le but est fort louable, ma chère amie, et je comprends que vous ayez ici besoin de distractions. Mais je vous avoue qu'il en est que je préférerais à celle que vous méditez, quoique je doive retirer une partie du profit des bonnes œuvres auxquelles vous m'associez si généreusement. Entre nous, je suis fort le serviteur de vos intentions philanthropiques, mais je choisirai plus tard une autre voie de faire mon salut.

—Mais, mon ami.

—Voyons, je vous en prie, Mathilde, ne parlons plus de cela. Si vous étiez d'un autre caractère, je croirais que vous plaisantez.

—Je parle sérieusement, Gontran, et c'est sérieusement que je vous supplie de m'accorder ce que je vous demande.

—Ah çà! sérieusement, Mathilde, est-ce que vous prétendez vous moquer de moi?

—Gontran, quel langage, quel accueil, et pourquoi? Parce que je vous prie de vous associer à une œuvre bonne et utile!

M. de Lancry haussa les épaules avec impatience et me dit sèchement:

—J'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne voir qu'une plaisanterie dans cette imagination; mais, puisque vous me forcez enfin de vous parler nettement, je vous dirai une dernière fois que ce que vous me demandez est impossible. Vous m'entendez, complétement et absolument impossible. J'espère que c'est assez clair, et que vous m'éviterez de revenir sur un pareil sujet.

Pour la première fois de ma vie je me révoltai contre la volonté de M. de Lancry, je lui dis très-fermement:—Je regrette beaucoup de n'être pas d'accord avec vous à ce sujet, mon ami, mais ce projet est praticable, je tiens beaucoup à ce qu'il soit exécuté, et il le sera.

Mon mari me regarda d'un air peut-être encore plus surpris que courroucé, et me dit en souriant avec ironie:

—Ah çà! suis-je ici le maître, ou ne le suis-je pas?

—Vous êtes le maître, mon ami: je ne contrarie pas vos goûts; de grâce, laissez-moi la même liberté.

—Peste! comme vous y allez! Comment, que je vous laisse la liberté de gaspiller huit ou dix mille francs par an, et même davantage, pour une fantaisie qui vous passe par la tête, car vous ne savez pas dans quelles dépenses vous jetterait cette belle manie de charité qui vous prend si subitement... Mais, tenez, je suis fou de vous répondre, seulement.

—Si la question d'argent vous préoccupe, mon ami, ne vous en embarrassez pas; j'économiserai sur ce que vous me donnez par mois, et...

—Mais je n'entends pas cela du tout, ma chère amie; je veux que vous soyez mise avec l'élégance que comportent notre fortune et notre position. Voyons franchement: croyez-vous que pour vous laisser enseigner l'A, B, C, D, à des marmots, ou pour vous donner l'agrément de fournir des drogues à des vieilles femmes, je souffrirai que vous soyez mise avec une mesquinerie ridicule? Allons donc... ma chère Mathilde... je veux qu'on dise que madame de Lancry est une des femmes les plus élégantes de Paris; vous êtes un de mes luxes les plus charmants...

Il y avait tant d'égoïsme, tant de sécheresse dans les objections que me fit mon mari, il y avait si peu de pitié pour le pieux et noble sentiment auquel j'obéissais, que j'en fus indignée.

Pour la première fois aussi, je songeai qu'après tout j'étais chez moi, dans la maison de mon père, et que sans injustice je pouvais vouloir dépenser en bonnes œuvres une partie bien minime de cette fortune que mon mari dissipait en prodigalités.

Je répondis donc à M. de Lancry après un assez long silence:

—Vous m'excuserez de ne pouvoir pas partager votre opinion au sujet de cette école et de...

Gontran frappa du pied avec colère, ne me laissa pas continuer et s'écria:

—Comment, encore! comment! après tout ce que je vous ai dit! Ah çà! vous avez donc décidément juré de me mettre hors de moi? vous ne m'avez donc pas entendu? je vous dis que je ne le veux pas, que je ne le veux pas!... Combien de fois faudra-t-il vous le répéter?

Je ne pus me contenir davantage, et je m'écriai:—Eh bien! moi... je le veux.

—Vous le voulez! voilà du nouveau. Dieu me pardonne, vous dites vous le voulez, je crois.

—Oui, car je me lasse à la fin de souffrir et de me résigner toujours. Ce langage est nouveau. Il vous étonne, je le conçois, Gontran; mais cette fois je ne céderai pas; ce que je demande est juste et raisonnable, et je l'obtiendrai.

—Ah! ah!... vous! vous l'obtiendrez? et comment cela, s'il vous plaît? Voyons, par quel moyen? A qui vous adresserez-vous pour me forcer à faire ce que je ne veux pas faire? Voyons, répondez... Avant d'en venir à ces extrémités, à ces menaces, vous vous êtes sans doute assurée des moyens d'arriver à vos fins; encore une fois, répondez donc!

J'étais atterrée... je ne trouvais pas un mot à dire à mon mari... Non-seulement une lutte contre lui m'épouvantait, mais elle me paraissait impossible. Mon instinct me disait que la loi, que les usages donnaient raison à M. de Lancry contre moi.

Avant que de renoncer à cet espoir, je voulus tenter un dernier effort, en m'adressant au cœur, à la générosité de Gontran.

—Sans doute, je ne puis pas vous forcer à faire ce que je désire, mon ami, mais je puis vous le demander comme une grâce... N'interprétez pas mal les paroles que je vais vous dire, mais votre refus me force à vous parler ainsi; et j'ajoutai, je l'avoue, en tremblant et rougissant de honte:—Cette maison appartenait à mon père, et...

—Si c'est une manière indirecte de me faire sentir que vous m'avez apporté une grande partie de la fortune dont nous jouissons,—répondit M. de Lancry avec le plus grand sang froid,—le reproche est délicat et de bon goût assurément; mais il m'affecte peu. Depuis longtemps je l'attendais, cela devait arriver un jour ou un autre, c'est le refrain habituel des femmes, lorsqu'un mari prudent et ferme s'oppose à leurs fantaisies. Eh bien! madame, que cette maison ait ou non appartenu à votre père; que la fortune dont nous jouissons soit venue de votre côté et non pas du mien, il n'importe; une fois pour toutes, rappelez-vous bien que nous sommes mariés, de telle sorte que vous m'avez donné des pouvoirs tels, qu'à moi seul, vous entendez, à moi seul, appartiennent l'emploi et la gestion de ces biens; moi seul j'autorise ou non les dépenses que vous voulez faire; je vous demande mille pardons d'entrer dans ces détails de ménage, mais j'espère que ce sera bien entendu une fois pour toutes; cela vous évitera à vous le désagrément de demander désormais des choses impossibles, et à moi le désagrément de vous les refuser. En vérité, si l'on n'y mettait pas ordre, vous feriez un joli emploi de vos biens... Il y a six mois, c'était une maison que vous vouliez acheter à Chantilly, sous le prétexte que nous y avions passé quelques jours heureux.

—Ah! Gontran, m'écriai-je, ne pouvant contenir plus longtemps mes larmes, tenez, c'est affreux; vous êtes devenu impitoyable! Au moins autrefois, à vos duretés succédaient parfois des retours de tendresse et de bonté, au moins vous aviez pitié du mal que vous me faisiez... Mais maintenant, rien, rien, pas un seul mot de consolation... Hélas! je le comprends, autrefois vous étiez malheureux, l'avenir vous inquiétait; vous aussi vous saviez alors ce que c'était que le chagrin, cela vous rendait meilleur.

—Des reproches, toujours des reproches!—dit Gontran en levant les yeux au ciel.

Sa voix me parut moins menaçante, j'espérais l'avoir touché.

—Gontran,—m'écriai-je,—peut-être mes reproches sont amers... Pourtant, soyez juste; à part ces jours de bonheur rapides, dites... dites... n'ai-je pus été la plus malheureuse des femmes?... Songez à mon enfance, à ma jeunesse si triste et si pénible. Tenez, je ne vous demande qu'une chose: oubliez ce que je vous suis, considérez-moi seulement comme une étrangère, et dites, là, dites... si je ne fais pas pitié.

Et je tombai assise dans un fauteuil, en cachant ma tête dans mes mains, ne pouvant plus trouver une parole.

—Allons, voyons, calmez-vous,—me dit M. de Lancry en s'approchant et en s'asseyant à côté de moi.—Vous êtes une petite folle, vous avez un caractère si exalté, que vous vous exagérez tout en noir... Parce que par intérêt pour vous je refuse de sanctionner vos projets bizarres... allons... généreux si vous voulez... mais inexécutables... vous vous emportez... vous mettez les choses au pis.

—Mon Dieu, si vous saviez par suite de quelles pensées j'en suis venue à désirer fonder cette bonne œuvre,—dis-je à Gontran,—vous comprendriez mon insistance à ce sujet.

—Je comprends tout, ma chère amie. Mais voyons, parlons raison. Vous allez dépenser beaucoup d'argent pour établir votre école et votre hospice... C'est une noble et pieuse distraction que vous voulez vous donner, rien de mieux; mais est-il sage, est-il même humain d'accoutumer de pauvres gens à jouir de bienfaits qui peuvent être très-éphémères?

—Je vous assure, mon ami, que je ne me lasserais jamais de faire le bien.

—Il y a mille circonstances pourtant où cela pourrait vous devenir impossible. Ainsi, par exemple, pour ne vous en citer qu'une, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que je vendisse cette terre un jour ou un autre.

—Vendre cette terre... mon Dieu! Et pourquoi cela?

—Elle vaut plus d'un million et ne me rapporte pas vingt mille livres de rente net d'impôts et de réparations; l'habitation est incommode, les terres sont divisées; somme toute, c'est un séjour très-maussade; eh bien! en vendant Maran un million et en plaçant l'argent sur l'État ou sur la banque de France, cela nous ferait cinquante mille livres de rente, au lieu du vingt à peine que rapporte cette terre.

—Vendre Maran! mais vous n'y pensez pas... ce domaine est dans notre famille depuis si longtemps, ma mère l'a habité, je...

—Tous ces avantages chimériques ne valent pas le sacrifice de trente mille livres de rente, convenez-en.

—Mais qu'avons-nous besoin de tant d'argent? ne pouvons-nous pas vivre avec ce que nous possédons déjà?

—Enfant... dit Gontran avec une compassion railleuse,—vous n'entendez rien aux affaires; on n'a jamais trop de revenus; vous ne savez ce que coûte une maison, et d'ailleurs je veux que cet hiver à Paris nous recevions beaucoup et avec magnificence; je tiens à prouver que la révolution de juillet ne nous a pas abattus comme on le croit.

—Mais sérieusement, mon ami, vous ne songez pas à vendre Maran? Je vous supplie en grâce, ne faites pas cela; je suis déjà attachée à cet endroit...

—C'est pour cela qu'il vaudra mieux nous en défaire avant que vous y soyez attachée davantage.

—Mais, mon ami, je ne voudrais pas...

—Allons-nous encore recommencer nos querelles? écoutez donc la raison... Combien de fois faut-il vous dire que la loi me donne absolument, vous entendez, absolument, la gestion de vos biens; que je puis vendre, acheter, placer comme bon me semble; si je crois utile à nos intérêts de vendre cette terre, je la vendrai... et je suis tellement près d'avoir cette conviction-là, que je ne puis consentir à vous laisser fonder ici des établissements de bienfaisance qui pourraient avoir à peine six mois d'avenir... Ceci est bien entendu. Je vous quitte; je vais voir comment mes chiens d'arrêt ont mangé, car j'ai fait une chasse rude aujourd'hui.

Et M. de Lancry me laissa seule.


CHAPITRE XIV.

EMMA.

Ce que m'avait dit mon mari touchant son intention de vendre Maran et d'augmenter ses dépenses m'effrayait, je sentais que je ne pouvais en rien combattre sa volonté. Je me souvins des avertissements de madame de Richeville et de M. de Mortagne à propos de la prodigalité de M. de Lancry; je frémis en songeant que notre fortune était complétement à sa merci. Son refus de m'accorder ce que je lui demandais pour fonder un asile de charité me navra, mais je ne me décourageai pas; ne pouvant faire le bien sur une aussi grande échelle, je résolus de secourir de mon mieux les infortunés que je rencontrerais, de chercher dans l'accomplissement de ces pieux devoirs une distraction à mes chagrins.

Ma pauvre Blondeau me servit merveilleusement; grâce aux renseignements qu'elle me donna, je pus soulager quelques souffrances. Dieu me récompensa; au lieu d'être amère et poignante, ma tristesse devint mélancolique et contemplative. Je goûtais une sorte de calme, de repos; je me consolais des manières brusques ou de l'indifférence de mon mari en songeant aux larmes que m'avaient méritées quelques bienfaits. Je me plaisais à associer Gontran à ces charités. Je donnais toujours en son nom, et j'éprouvais une touchante émotion à nous entendre confondre dans une bénédiction commune.

Plusieurs jours se passèrent ainsi; mon mari menait toujours la même vie et ne semblait pas s'apercevoir du changement qui s'était opéré en moi; il me dit seulement une fois:—Je vois avec plaisir que vous avez renoncé à vos folies; vous avez eu raison: plus j'examine cette terre, plus je suis convaincu de faire une excellente affaire en nous en débarrassant.

J'avais acquis assez d'expérience du caractère de Gontran pour ne plus essayer de lutter contre sa volonté, lorsque je savais que je ne possédais aucun moyen pour l'en faire changer. Je ne répondis rien autre chose, sinon qu'il était le maître d'agir comme bon lui semblerait; mais j'écrivis à M. de Mortagne pour le prévenir de cette résolution, et lui demander si je pouvais m'y opposer. Depuis deux mois environ, nous avions quitté Ursule. Un matin, après le départ de mon mari pour la chasse, je reçus par la poste une lettre de Rouvray. M. Sécherin m'annonçait que, fidèle à la promesse qu'elle m'avait faite, Ursule arriverait très-prochainement avec lui à Maran, afin d'y passer quelque temps auprès de nous. Sa fabrique allait à merveille, et son premier commis le remplacerait parfaitement pendant son absence. M. Sécherin n'avait pas voulu laisser à Ursule le plaisir de m'écrire et de me causer cette surprise, me disait-il. Quelques mots de ma cousine, ajoutés en post-scriptum au bas de la lettre, répétaient ce que disait son mari à ce sujet.

Par deux fois je relus cette lettre; je n'en pouvais croire mes yeux. Rien pourtant n'était plus naturel en apparence; vingt fois nous étions convenus avec Ursule qu'elle viendrait passer quelque temps avec moi; mais alors je la croyais encore mon amie, ma sœur.

Je me rappelai les quelques mots que j'avais surpris pendant la conversation d'Ursule et de Gontran, et qui avaient si vivement excité ma jalousie.

Je frémis en songeant que ma cousine, habitant avec nous, verrait mon mari chaque jour. Je me persuadai qu'elle était convenue de ce voyage à Maran avec Gontran. Mon premier mouvement fut d'écrire à madame Sécherin que nous allions quitter notre terre, et que nous ne pouvions la recevoir. Mais je n'osai pas prendre cette détermination sans en prévenir mon mari. Je me résignai à attendre son retour de la chasse.

Hélas! à ces nouveaux ressentiments de jalousie je regrettai les deux mois que je venais de passer. Les chagrins qui les avaient assombris n'étaient rien auprès de ceux qui me seraient réservés, je n'en doutais pas, si ma cousine venait à Maran.

Au milieu de ces préoccupations, j'entendis tout à coup un bruit de chevaux de poste; une voiture entra dans la cour du château. Pendant qu'Ursule, pour m'ôter tome occasion de refus, avait peut-être voulu arriver en même temps que sa lettre, je courus à ma croisée... Quel fut mon étonnement! je vis madame de Richeville descendre de voiture avec une jeune fille que je ne connaissais pas!

Pour la première fois, l'aspect de la duchesse me fit du bien: il me sembla que le ciel m'envoyait une amie au moment où elle m'était le plus nécessaire. L'expérience m'avait prouvé qu'en venant autrefois m'avertir des défauts de Gontran, elle avait voulu me rendre un immense service. Je pensai que, dans la position difficile où me mettait la prochaine arrivée d'Ursule, les conseils de l'amie de M. de Mortagne pouvaient m'être d'un grand secours. J'allais sortir du salon pour descendre au-devant de madame de Richeville, lorsque celle-ci entra.

Je la trouvai si changée, depuis environ trois mois que je ne l'avais vue, que je ne pus réprimer un mouvement d'étonnement. Elle s'en aperçut, et me dit avec son charmant et doux sourire:

—Vous me reconnaissez à peine, n'est-ce pas? Oh! c'est que j'ai bien souffert. Mais parlons de vous, de vous,—me dit-elle en me prenant mes deux mains dans les siennes;—Maran n'était pas très-éloigné de ma route, j'ai fait un détour pour vous voir en passant... Et M. de Lancry, où est-il?

—A la chasse, madame, pour toute la journée, dis-je à madame de Richeville.

Sans doute à l'accent, au regard qui accompagnèrent ces paroles, la duchesse devina que j'étais heureuse de cette occasion de m'entretenir longtemps avec elle, et que j'avais quelque pénible confidence à lui faire; elle secoua tristement la tête et me regarda avec une expression de touchant intérêt. Mais, réfléchissant qu'elle n'était pas seule, elle me dit en me montrant la jeune personne qui l'accompagnait:

—Permettez-moi de vous présenter mademoiselle Emma du Lostanges... ma... parente, ajouta madame de Richeville après un moment d'hésitation.

Je n'avais pas encore attentivement examiné cette jeune fille. Je restai frappée d'admiration. Quoiqu'elle eût quatorze ans à peine, elle paraissait en avoir seize à cause de sa taille svelte, élégante et élevée. L'azur de ses grands veux bleus était, pour ainsi dire, limpide et transparent; son nez fin et droit, sa petite bouche vermeille, étaient d'une perfection rare; son front d'ivoire et ses joues d'une blancheur rosée étaient encadrés de bandeaux d'admirables cheveux blonds cendrés, légèrement ondulés, et si épais, malgré leur finesse, qu'ils formaient derrière la tête d'Emma une énorme tresse plusieurs fois roulée sur elle-même.

Cette ravissante figure, d'un ovale un peu allongé, réalisait l'idéal de la beauté antique. Malgré l'extrême jeunesse de mademoiselle de Lostanges, ses traits, son ensemble, son maintien, lui donnaient une apparence de candeur sérieuse, de gravité douce, de sérénité noble, qui imposait et charmait à la fois. Son regard, surtout, avait une expression de mansuétude angélique qui, malgré moi, me fit venir les larmes aux yeux...

Hélas! hélas!... pauvre Emma! mes tristes pressentiments ne me trompaient pas... Ces êtres si complétement doués qu'on les croirait d'une essence supérieure à la nôtre, ont seuls de ces regards qui reflètent, pour ainsi dire à l'avance, les joies célestes au sein desquelles ils sont quelquefois trop tôt ravis. Dieu ne laisse pas longtemps ses anges parmi les hommes.

Emma... Emma, mon amie. O toi, ma véritable sœur, tu me vois, tu m'entends. O toi qui as passé comme une apparition divine et sainte dans la vie de ceux qui t'ont chérie................

. . . . . . . . . .

Je fus si frappée de la beauté de mademoiselle de Lostanges, qu'en me retournant vers madame de Richeville, je ne pus m'empêcher de lui dire à demi-voix:

—Mon Dieu! qu'elle est belle! qu'elle est belle! Emma m'entendit, baissa ses longs cils; son jeune et frais visage devint d'un rose vif.

—N'est-ce pas?—me répondit involontairement madame de Richeville avec une exclamation de fierté radieuse. Puis elle me regarda d'un air inquiet, sa figure pâle et amaigrie se couvrit aussitôt de rougeur. Après quelques moments de silence, elle me dit:

—Votre excellente Blondeau est-elle ici?

—Oui, sans doute.

—Eh bien! voulez-vous être assez bonne pour la faire demander; je désirerais causer avec vous; pendant ce temps-là je lui confierai Emma pour qu'elle lui fasse voir votre parc, qu'on dit charmant.

Je sonnai, j'envoyai chercher Blondeau; elle emmena bientôt mademoiselle de Lostanges, que madame de Richeville ne put laisser partir sans la baiser au front.

—Ah! pauvre malheureuse enfant!—s'écria madame de Richeville lorsque nous fûmes seules...—j'ai tout appris; votre mari devait de l'argent à cet infâme Lugarto, celui-ci a abusé de la dépendance où se trouvait M. de Lancry à son égard pour vous compromettre affreusement; il y a eu un duel... où ce misérable a été blessé...

Ces mots de madame de Richeville me prouvèrent qu'elle ne savait rien, ni de la honteuse action de Gontran, ni des scènes de la maison isolée. Je fus heureuse de la discrétion de M. de Mortagne. Il m'eût été pénible d'avoir à rougir de mon mari.

—En effet, madame, M. Lugarto nous a fait autant de mal qu'il a pu; mais, Dieu merci, il est hors de France à cette heure... Mais, vous-même, n'avez-vous pas à vous en plaindre aussi?

—Il m'a fait connaître la plus grande douleur que j'aie ressentie de ma vie.

—Madame, pardon... pardon... L'intérêt que vous me portiez a peut-être été la cause de sa haine contre vous?

—Pourquoi vous le nier, pauvre enfant?... cela est vrai... il connaissait la vive amitié qui m'attachait à M. de Mortagne et nécessairement à vous. Il a voulu m'éloigner, et vous priver ainsi d'une amie au moment ou vous aviez surtout besoin d'elle.

—Et vous m'avez accusée peut-être... moi, la cause involontaire de vos chagrins...

—Non, non, Mathilde; hélas! j'étais si malheureuse, que je me suis au contraire reproché depuis de n'avoir que bien rarement songé à vous au milieu du malheur qui me frappait... Vous le voyez, Mathilde, je ne suis plus que l'ombre de moi-même... J'ai tant souffert, tant pleuré!

—Je n'ose vous demander... ce qui a causé ce chagrin affreux.

—Écoutez, Mathilde... Puisse cette marque de confiance entière que je vais vous donner... provoquer la vôtre... A votre pâleur... à votre triste et douloureux sourire... je le vois, Mathilde... Mathilde... vous n'êtes pas heureuse.

Je me tus; une larme roula sur ma joue.

Madame de Richeville joignit les mains avec force, leva les yeux au ciel, et me regarda en secouant la tête, comme pour me dire: Hélas! ne vous avais-je pas prévenue?

Après quelques moments de silence, elle reprit:

—Tenez, il y a en vous, pauvre enfant, je ne sais quel charme touchant qui inspire une confiance extrême... Avant votre mariage, je vous ai fait un bien pénible aveu... dans l'espoir que cette confession, si humiliante qu'elle fût pour moi, servirait pour ainsi dire de garantie aux conseils, aux avis que je venais vous donner... Il est arrivé ce qui devait arriver, Mathilde... Votre cœur était passionnément épris... vous ne m'avez pas crue... vous ne pouviez pas me croire. Ceci n'est pas un reproche; au contraire, c'est une excuse que je donne à un aveuglement que j'ai moi-même partagé. En vous confiant ce que je vais vous confier, Mathilde... j'espère cette fois être plus heureuse... Vous ne me cacherez pas vos chagrins... je pourrai vous être utile.

—Ah! madame... combien autrefois j'ai été coupable, cruelle envers vous,—m'écriai-je, émue des paroles de madame de Richeville.

Elle me dit:

—Cruelle pour moi... non... mais pour vous-même, malheureuse enfant... Allons, courage, ne désespérez pas. Vous le voyez... maintenant c'est moi qui vous console, qui vous fais espérer...

—Espérer!—dis-je en soupirant.

La duchesse prit tendrement mes mains dans les siennes.

—Oui, espérer... mes conseils vous en donneront le droit; mais, pour que ces conseils soient efficaces, il faut que je sache tout.. Je commence... mon exemple vous décidera.

—N'en doutez pas, madame. Tout à l'heure, en vous voyant arriver, je remerciai Dieu de m'envoyer... une amie... Puis-je le dire?

—Oui, oh! oui, dites-le, dites une mère... car le chagrin m'a bien vieillie, et mon cœur vous est plus tendrement dévoué que jamais... Écoutez-moi donc... A cette matinée dansante de l'ambassadeur d'Angleterre, M. Lugarto me dit ces mots: Y a-t-il longtemps que mademoiselle Albin est allée au village de Bory, chez le fermier Anselme en Anjou? Vous expliquer comment cet homme avait découvert un secret de la dernière importance pour moi..., cela m'est impossible; à cette révélation imprévue je restai stupéfaite. M. Lugarto me demanda une entrevue pour le lendemain. Je la lui accordai; j'avais hâte de savoir jusqu'à quel point cet homme était instruit d'un secret que je croyais bien gardé. M. Lugarto vint. Vous faites élever une jeune fille sous le nom d'Emma de Lostanges,—me dit-il.—Cela était vrai... Je pâlis... Mademoiselle Albin est chargée de son éducation. Cela était encore vrai... Cette jeune fille est depuis un mois à la campagne, en Anjou, chez le fermier Anselme. Cela était encore vrai... Je sais quelle est la mère... quel est le père de cette jeune fille,—ajouta-t-il;—puis, après avoir un instant joui de mon effroi, il ajouta lentement ces dernières paroles avec une expression de triomphe infernal:—«Cette jeune fille est à la mort depuis trois jours... à cette heure elle n'existe peut-être plus.» Puis il sortit en disant:—«Je traiterai toujours comme mes ennemis acharnes ceux qui sont les amis de Mortagne, de Rochegune ou de Mathilde. Maintenant que je sais le mystère de la naissance d'Emma, vous savez comment je me vengerai, qu'elle meure ou qu'elle vive, ce qui n'est guère probable...» Mon premier cri, en sortant de l'espèce d'anéantissement où m'avait jetée cette révélation, fut pour demander des chevaux... Je partis pour l'Anjou le soir même. Ce démon ne m'avait pas trompée, Emma était mourante.

—Grand Dieu! madame!

—M. Lugarto avait su par mademoiselle Albin, misérable créature qu'il avait gagnée à prix d'or; il avait su, dis-je, l'état désespéré de cette malheureuse Emma, et s'était servi de cette affreuse nouvelle pour m'éloigner de Paris; je pouvais nuire à ses perfides projets sur vous, et ma présence auprès d'Emma devait servir de preuve à ses dénonciations. Ses perfidies avaient été bien calculées; je pleurais au chevet d'Emma presqu'à l'agonie; mon mari arriva. Nous étions tacitement séparés depuis plusieurs années; la conduite de M. de Richeville, dans cette occasion, le fera connaître.—Cette fille est à vous? me dit-il. Hélas! au moment de voir descendre cet ange au tombeau, moi... brisée par le désespoir, par le remords d'une faute que le ciel punissait d'un si terrible châtiment, je n'osais pas, je ne voulais pas mentir.

—Comment,—m'écriai-je en interrompant madame de Richeville,—Emma!...

—Emma est ma fille,—répondit la duchesse, en baissant les yeux avec confusion.

Je ne pus retenir un mouvement que madame de Richeville prit pour un reproche; elle se hâta d'ajouter:

—Oh! ne me condamnez pas avant de m'avoir entendue... Sans doute je fus coupable, bien coupable... mais si vous saviez... je vous dirai tout, et vous me plaindrez, j'en suis sûre. Après cet aveu, M. de Richeville me dit, au chevet de cette enfant expirante: «J'ai dissipé toute ma fortune, il vous reste cent mille livres de rente, donnez-moi un million, ou sinon je vous intente un procès en séparation, je fais un scandale horrible; j'ai toutes les lettres qui prouvent que mademoiselle de Lostanges est votre fille, qu'elle est née pendant mon voyage d'Italie... Ce n'est pas tout, j'ai aussi toutes les lettres que vous avez écrites à M. de Lancry...»

—Ah! madame,—m'écriai-je en rougissant,—c'est M. Lugarto seul qui, abusant de son influence sur mon mari, l'aura forcé de lui remettre ces lettres.

—Je n'en doute pas; je crois M. de Lancry incapable d'avoir commis volontairement une telle infamie... Que vous dirai-je, Mathilde? éperdue, à moitié folle de douleur, épouvantée de l'éclat d'un procès qui me déshonorait, d'un procès qui allait livrer aux sarcasmes du monde une mémoire sacrée pour moi... celle du père d'Emma...

—Il n'existe plus, madame?

—Non, depuis six ans... Il est mort,—dit madame de Richeville en portant ses mains à son front avec une douloureuse émotion. Elle reprit:

—En présence de tant de raisons qui me faisaient redouter le scandale dont me menaçait M. de Richeville si je n'exécutais pas ses volontés, je consentis à tout.. En homme de prévoyance,—ajouta la duchesse avec un sourire amer,—mon mari avait amené un de ses gens d'affaires; les actes étaient préparés. Là, près du lit de ma fille, je signai l'abandon de la moitié de ma fortune. En échange de cette donation, les lettres de M. de Lancry, celles qui se rattachaient à la naissance d'Emma, me furent rendues; grâce au ciel, maintenant mon mari se trouve désarmé contre moi.

—Oh! cela est bien misérable!—m'écriai-je;—près d'un lit de mort... venir imposer de telles conditions!

—A cette heure, Mathilde,—me dit la duchesse de Richeville,—je vous ai fait l'aveu des deux seules fautes que j'aie jamais commises... on m'a prêté bien des aventures, et pourtant, devant ce Dieu souverainement bon qui m'a rendu ma fille... je vous le jure, Mathilde... jamais je n'ai justifié les calomnies dont on m'a accablée. Je ne prétends pas nier mes torts, ils sont immenses... Mais si vous saviez que, mariée à seize ans à peine... à M. de Richeville, je fus, après quelques mois d'union, dédaigneusement, brutalement sacrifiée, et à quelles créatures, mon Dieu! Pendant quatre ans, les succès que j'avais dans le monde suffirent pour me consoler du délaissement de mon mari; pendant ces quatre ans d'ivresse, ou plutôt d'étourdissement, mon cœur sommeilla; je n'aimai personne, mais je ne connus pas un moment d'ennui; peu à peu je me lassai de ces fêtes, de cette existence vide et bruyante. Mon mari était parti pour l'Italie, où il resta deux ans; j'étais seule, libre; une mélancolie profonde s'empara de moi. Pour la première fois, les joies du monde ne me suffisaient plus. Que vous dirai-je, Mathilde... à cette époque, je rencontrai dans le monde le père d'Emma. Longtemps combattu, un amour violent me fit oublier mes devoirs. Si une faute pouvait être excusée, ennoblie par la valeur de celui qui vous la fait commettre, mon amour était excusable; celui que j'aimais réunissait les qualités, les charmes les plus rares. Cette passion profonde et partagée dura six ans, presque inconnue au monde, car je passai la plus grande partie de ce temps dans une de mes terres. La mort frappa celui que j'avais tant aimé. Après ce coup affreux, je passai plusieurs années dans des alternatives étranges, tantôt restant des mois entiers accablée par le désespoir, tantôt, voulant lutter contre le chagrin qui me dévorait, je me livrais avec ardeur à tous les plaisirs; j'accueillais avec une sorte de coquetterie distraite, innocente, je vous le jure, mais mille fois plus compromettante que bien des fautes, j'accueillais,—dis-je,—tous les hommages, tous les vœux... car mon cœur restait toujours froid et mort aux émotions de l'amour, et puis, lorsque ces hommes dont j'avais agréé si indifféremment les soins se croyaient aimés, me demandaient quelque preuve d'affection sérieuse, je les comprenais à peine, je croyais sortir d'un songe, leurs prétentions m'indignaient. Leur dépit, leur haine de se voir trompés dans des espérances que j'avais malheureusement encouragées, fomentaient d'abominables calomnies dont j'étais victime, et auxquelles vous avez entendu mademoiselle de Maran faire de si cruelles allusions... Alors, me voyant injustement attaquée, indignée de la méchanceté du monde, je cherchais un refuge dans la prière; ne pouvant rien éprouver sans exagération, je me vouais aux austérités les plus rigoureuses, je me couvrais d'un cilice, je vivais des mois entiers dans la plus profonde solitude; mais en vain je demandais à Dieu le repos, Dieu ne m'entendait pas, il voyait de l'impiété dans ces prières désespérées, violentes, dans ces velléités de religion auxquelles je ne me livrais que par accès et comme pour me venger des médisances que ma légèreté avait provoquées. Après tant de luttes, après tant d'amères déceptions, je voulus chercher une dernière consolation dans l'amour, ou plutôt j'espérai de faire revivre le passé, ce passé qui m'avait été si cher. Hélas! ce fut là ma plus grande faute, j'ai follement cru qu'on pouvait aimer deux fois. Au lieu de conserver dans mon cœur un souvenir précieux et sacré, j'ai blasphémé ce premier et unique amour!... Parodiant ses élans, ses dévouements, ses enthousiasmes, j'aimai ou plutôt je crus aimer M. de Lancry; je m'aperçus bientôt de mon erreur, je versai des larmes amères sur cette nouvelle faute, si vaine pour mon bonheur. Je ne veux pas justifier l'odieuse conduite de M. de Lancry à mon égard, Mathilde, mais peut-être s'aperçut-il de la tiédeur de mon affection, quoique je fusse pour lui d'un dévouement sans bornes; chaque jour je reconnaissais avec une tristesse navrante que l'on n'aime qu'une fois; lors même qu'un second amour aurait la vivacité du premier, il ne serait toujours qu'une redite, qu'un reflet, qu'un écho. Après ma rupture avec M. de Lancry, dernière et fatale épreuve, je revins dans le monde sans intérêt, pensant continuellement à ma fille, que les convenances ne me permettaient pas d'avoir près de moi; alors j'appris la maladie d'Emma; une femme dans laquelle j'avais toute créance, mademoiselle Albin, que j'avais donnée pour gouvernante à ma fille, fut corrompue par les offres de M. Lugarto.

—Quelles infamies!

—Elle lui vendit la correspondance que j'avais toujours entretenue avec elle, ainsi que toute les pièces qui se rattachaient à la naissance d'Emma, et que je lui avais confiées, les fréquents voyages de M. de Mortagne n'ayant pas permis à cet excellent ami de se charger de ce dépôt. Lorsque mon mari m'eut arraché une dernière concession, au chevet de ma fille mourante, je fis vœu, si Dieu daignait la rendre à la vie, d'abandonner à jamais le monde et de passer la fin de mes jours dans une retraite qui aurait tous les caractères de la vie religieuse. Dieu eut pitié de moi, il a sauvé Emma: depuis ce vœu, je ne puis vous dire le calme dont je jouis... Mon existence va désormais se passer entre ma fille et l'exercice de cette religion dont je commence à comprendre la douceur infinie... Je suis si heureuse de cet avenir, Mathilde, si heureuse, que je tremble que quelque nouveau malheur ne vienne le briser... Voyez-vous, j'ai été trop coupable pour avoir droit à une pareille félicité,—ajouta madame de Richeville avec un profond soupir.

—Ah! ne croyez pas cela, madame, Dieu pardonne tant au repentir!

—Qu'il vous entende, Mathilde!

—Eh! où allez-vous à cette heure, madame?

—A Paris; je me retirerai au couvent du Sacré-Cœur, où je vais mener Emma. Elle passera pour une orpheline de mes parentes. La supérieure du couvent m'abandonne un petit appartement dans cette sainte maison; c'est là où je vivrai désormais. Lorsque Emma sera en âge d'être mariée, je prierai M. de Mortagne, vous, Mathilde, vous qui connaîtrez le triste secret de sa naissance, de chercher un homme assez généreux pour ne pas rendre cette pauvre enfant responsable de la faute de sa mère. Je lui abandonnerai le reste de ma fortune, à la réserve d'une modique pension; je consacrerai ma vie désormais à l'expiation de mes erreurs, et Dieu exaucera peut-être... les vœux que je ferai pour le bonheur de ma fille.

Il y avait dans les paroles, dans l'aveu de madame de Richeville, tant de simplicité, elle annonçait une résolution si ferme et si sincère, que j'en fus profondément émue.

J'étais aussi touchée de la voir, elle si belle, si jeune encore, car elle avait au plus trente-quatre ou trente-cinq ans, se dévouer à une retraite profonde et renoncer au monde, où elle pouvait encore briller de tant d'avantages.

—Ah! madame,—lui dis-je,—comment Dieu ne vous prendrait-il pas en pitié et en grâce?

—Il a déjà été si miséricordieux en me rendant ma fille, en la douant si bien, car vous n'avez pas d'idée des qualités adorables de cette enfant; si vous saviez quel cœur, quelle âme, quel esprit enchanteur! Non, l'amour maternel ne m'aveugle pas...—dit la duchesse, sans pouvoir retenir ses larmes,—il est impossible de rencontrer plus de bonté, jointe à plus de noblesse, à plus de droiture; et puis une sensibilité si expansive, si vraie... Tenez, son âme se lit dans son regard angélique, et puis... mais, pardon... pardon, Mathilde, excusez une pauvre mère; mais je trouve si rarement l'occasion de dire ma fille, que j'abuse...

—Ah! pouvez-vous le croire, madame? pensez-vous que je ne sente pas combien la contrainte que vous vous imposez doit vous être pénible?

—Oui... oh! oui... bien pénible, Mathilde, surtout lorsque je suis seule avec Emma; quoique je l'accable de tendresse, quoiqu'elle m'aime tendrement, hélas! elle ne sait pas... elle ne saura jamais que je suis sa mère... Il me semble que si elle le savait elle m'aimerait autrement; il me semble que sa voix aurait un autre accent, ses yeux un autre regard; je ne suis pour elle qu'une parente étrangère qu'elle a vue bien rarement. Que serait-ce donc si elle savait que je suis sa mère... Quelquefois je suis sur le point de lui tout avouer, mais la honte me retient... Jamais je ne m'exposerai à rougir devant cet ange. Mais encore pardon, Mathilde, de tant vous parler de moi... Maintenant vous savez ma vie, vous imiterez ma confiance... Maintenant, Mathilde, parlons de vous... je vous en supplie... ne me cachez rien... Croyez-moi, l'expérience du malheur mûrit la raison, mes conseils pourront vous être utiles.

Après un moment d'hésitation, je racontai à madame de Richeville tous les motifs que j'avais d'être jalouse d'Ursule, mes soupçons sur sa liaison avec M. Chopinelle, ce que j'avais surpris de son entretien avec mon mari, et enfin mon appréhension de l'arrivée prochaine de ma cousine.

Madame de Richeville me dit:

—Mathilde, vous aimez toujours passionnément votre mari... tant mieux, c'est une sainte et noble chose qu'un amour comme le vôtre; sans doute on souffre, mais le cœur est plein, et cette ardeur fiévreuse et inquiète vaut mieux que le vide et le néant. Votre cousine me paraît très-dangereuse. Autrefois mademoiselle de Maran vous exaltait toujours aux dépens d'Ursule avec une méchanceté profondément calculée. Elle savait que les femmes de ce caractère n'oublient rien, que chez elles les blessures de l'orgueil sont incurables. Ursule voudra se venger sur vous des humiliations de son enfance, des ridicules de son mari, des ridicules de son premier amant... La fatalité a voulu que vous fussiez témoin de bien des scènes dont elle rougit; elle ne l'oubliera jamais... Regardez-la donc comme votre plus mortelle ennemie. Vous avez été parfaite pour elle: les méchants ne pardonnent pas le bien qu'on leur a fait.

—Elle va pourtant venir encore me protester de son hypocrite amitié! Jamais! oh! jamais je ne le souffrirai.

—Mathilde, vous connaissez le caractère intraitable de votre mari; s'il veut que vous receviez votre cousine, vous serez obligée de lui obéir.

—Oh! jamais, jamais.

—Pauvre enfant, que ferez-vous?

—Je supplierai Gontran, il verra mes larmes, il aura pitié de moi, car, j'en suis sûre, si elle vient ici, je tomberai malade.

—M. de Lancry n'aura pas de pitié, Mathilde, car je crois comme vous que peut-être ce voyage a été convenu entre lui et Ursule.

—Vous croyez donc qu'il l'aime?

—Comme il peut aimer... D'après ce que vous m'avez dit, je ne doute pas que votre cousine n'ait été pour lui d'une coquetterie brusque et provoquante... Leur intelligence se sera établie sur-le-champ; sans le hasard qui vous a permis de surprendre quelques mots de leur entretien, vos soupçons n'eussent pas été éveillés.

—Mais que faire, mon Dieu! que faire? Une fois ma cousine ici, madame, mon malheur sera certain; Gontran n'aura de soins que pour elle, ma vie sera un supplice de tous les instants.

—Ne croyez pas cela, au contraire. Si vous suivez mes avis, Ursule ne restera que quelques jours chez vous; pendant ce temps, elle repoussera jusqu'aux moindres prévenances de votre mari.

—Que dites-vous, madame?

—Écoutez-moi, Mathilde. Votre cousine, cette femme si mélancolique, si romanesque, tient, avant tout, à l'influence qu'elle exerce sur son mari. Pour assurer cette influence, rien ne lui coûte, elle flatte sa vulgarité, elle la partage, elle l'exagère, c'est tout simple. Ursule est orgueilleuse, cupide et pauvre; elle écrase son mari de travail, afin d'être bientôt en état de mener à Paris une vie opulente. Que demain M. Sécherin sache qu'Ursule le trompe, demain il l'abandonne, et Ursule redevient pauvre, sans autre ressource que sa dot. Elle s'est mariée pour être riche, et elle sacrifiera beaucoup, si ce n'est tout, à la conservation de cette fortune.

—Ah! madame, son mari l'aime tant, il est si bon, si faible!

—D'après ce que vous m'avez dit de lui, il est aussi courageux qu'honnête et dévoué; jamais de tels caractères ne transigent avec l'honneur et ne descendent à des lâchetés. Il adore sa femme; du moment où il sera certain qu'elle le déshonore, il l'abandonnera; il sera atrocement malheureux peut-être, mais il ne la reverra jamais.

—Me conseillez-vous donc de dénoncer Ursule?—m'écriai-je.

—Je vous conseille, mon enfant, d'attendre ici votre cousine, et, le jour même de son arrivée, de lui dire avec calme et fermeté: «Votre voyage à Maran était concerté avec mon mari, je ne suis pas votre dupe; je vous déclare que je suis déterminée à tout pour vous éloigner de chez moi. Je ne puis empêcher M. de Lancry de se laisser séduire par vos coquetteries, mais je ne souffrirai pas que vous veniez me braver ici; vous dominez complétement M. Sécherin, il vous sera donc très-facile, dans cinq ou six jours, de le décider à partir sous prétexte d'un refroidissement dans notre amitié, dont je vous fournirai très-naturellement l'occasion. Si vous me refusez, demain je m'adresse à votre mari, et je lui avoue franchement qu'à tort ou à raison je suis jalouse de vous, et que je le supplie de vous emmener. Voyez donc si vous voulez m'accorder de bonne grâce ce que je puis obtenir par un autre moyen.» Parlez-lui ainsi, Mathilde,—ajouta madame de Richeville,—et je vous jure qu'elle n'hésitera pas à partir... elle craindra avec raison qu'une fois les soupçons de son mari éveillés, il ne perde cette confiance aveugle qui fait toute la force, toute l'audace et tout l'avenir de votre cousine.

J'avais attentivement écouté madame de Richeville; ce qu'elle me disait me semblait juste et vrai. Mille circonstances oubliées, me revenant à l'esprit, me prouvèrent que la duchesse devinait à merveille le caractère d'Ursule. Seulement je lui avouai que je redoutais l'assurance effrontée dont ma cousine m'avait donné tant de preuves.

—Aussi, Mathilde, je vous engage surtout à ne jamais discuter avec elle; ne sortez pas de ceci: «Allez-vous-en de chez moi ou je vous démasque à votre mari,» rien de plus, rien de moins.

—Ah! madame, c'est bien cruel!

—Mathilde, pas de faiblesse! tout serait perdu.

—Hélas! madame, si Gontran ne m'aime plus... il me sacrifiera à toute autre aussi bien qu'à Ursule,—dis-je avec accablement.

—Ma pauvre enfant, il faut toujours, dans la vie, commencer par s'assurer tout le repos et tout le bonheur qu'on peut prétendre; Ursule éloignée, vous serez tranquille ici jusqu'à l'hiver; ce sera toujours autant de gagné; une fois de retour à Paris, si vous redoutez encore ses coquetteries, vous aurez recours aux mêmes menaces.. Je conçois que votre générosité s'en effraye... mais vous n'en viendrez pas à cette extrémité... Croyez-moi, la menace que vous ferez à votre cousine suffira pour la faire renoncer à ses projets d'ambition, et elle redoutera trop de redevenir pauvre par l'abandon de son mari pour vous mettre dans la nécessité de la perdre.. Les femmes comme elle sont incapables d'un sacrifice, même lorsqu'il s'agit de leurs mauvaises passions.

Madame Blondeau, rentrant avec Emma, mit fin à notre conversation.

Emma courut à sa mère et lui donna, en l'embrassant, un gros bouquet de roses. La promenade avait avivé son teint des plus vives et des plus charmantes couleurs. Elle vint s'asseoir un moment entre la duchesse et moi sur un canapé du salon. Madame de Richeville posa le bouquet sur ses genoux, prit une des mains d'Emma dans les siennes, de l'autre elle lissa les bandeaux de cheveux blonds de sa fille que la promenade avait un peu dérangés.

En nous voyant toutes trois, cette enfant, sa mère et moi, en comparant nos trois âges et nos trois exigences, je réfléchis, hélas! avec amertume que je n'avais plus la sécurité confiante de la jeune fille, et que je ne possédais pas encore la résignation morne que les chagrins ont laissée à sa mère.

Je réfléchissais encore aux douleurs que j'aurais encore à subir avant que d'arriver, comme madame de Richeville, au renoncement de toutes les espérances humaines. L'âge d'action de la femme, si cela se peut dire, s'étend surtout de quinze à trente ans. Emma, moi, et madame de Richeville, nous réunissions ces trois périodes de la vie, le calme innocent et pur, la tourmente orageuse des passions, et l'accablement qui leur succède, alors que meurtri dans la lutte, le cœur cherche le repos dans l'oubli.

Madame de Richeville répugnait à voir Gontran. A la fin de la journée elle me quitta. Elle n'avait pas reçu de nouvelles de M. de Mortagne; il n'avait pas répondu à la lettre que je lui avais écrite pour le prévenir de l'intention où était mon mari de vendre Maran.

Je ressentis quelques inquiétudes. Madame de Richeville me promit de m'écrire aussitôt son arrivée à Paris, pour me rassurer à ce sujet. Elle me recommanda aussi de la tenir très au courant de ce qui se passerait à Maran lors de l'arrivée d'Ursule, et de me bien souvenir de ses conseils.

Je quittai cette excellente amie avec un cruel serrement de cœur.

Le soir, lorsque Gontran revint de la chasse, je lui appris la visite de madame de Richeville.

Il y parut assez indifférent. Je lui donnai ensuite la lettre de M. Sécherin, qui annonçait la prochaine arrivée de ma cousine. M. de Lancry me répondit froidement qu'il en était très-satisfait, parce qu'Ursule me tiendrait compagnie.

Quatre ou cinq jours après mon entrevue avec madame de Richeville, monsieur et madame Sécherin arrivèrent à Maran.


CHAPITRE XV.

LES DEUX AMIES.

Ursule me sauta au cou et m'embrassa avec effusion. Je répondis froidement à ces témoignages d'amitié. Ma cousine ne s'aperçut pas ou feignit de ne pas s'apercevoir de la tiédeur de mon accueil.

Après les premiers compliments, M. Sécherin me dit avec un soupir, en regardant sa femme:

—Eh bien! cousine, le lendemain de votre départ nous nous sommes séparés d'avec maman, nous avons quitté Rouvray. Hélas! oui, vous n'avez pas d'idée, ma cousine, combien cela a coûté à ma femme. Elle en avait l'âme navrée, ce qui prouve son bon cœur, car, sans reproche, maman avait été bien dure et bien injuste pour elle. Mais que voulez-vous? une fois que les vieilles gens ont mis quelque chose dans leur tête, on ne peut pas le leur ôter.

—Vous habitez toujours à quelque distance de Rouvray,—lui dis-je,—afin de voir votre mère et de surveiller votre fabrique?

—Oui, sans doute, cousine, j'ai très-souvent vu ma mère, elle va très-bien, et, comme dit ma femme, je suis sûr que maman aime mieux cet arrangement-là, maintenant qu'il est fait; elle est bien plus libre, et nous aussi. Mais elle n'a jamais voulu recevoir Ursule; que voulez-vous, c'était son idée. Ma femme en a bien pleuré, allez. Enfin il n'importe; il ne s'agit pas de cela. Maintenant ma fabrique va toute seule; tout compte fait, j'ai soixante-huit mille livres de rentes, et, ma foi, Ursule et moi nous voulons jouir un peu de la vie... Vous ne savez pas notre projet?

—Non, vraiment, mon cher cousin.

—Mon ami,—dit Ursule,—vous allez être indiscret; je vous supplie de...

—Indiscret avec notre bonne cousine,—s'écria M. Sécherin en interrompant sa femme,—est-ce que cela est possible? est-ce qu'elle n'est pas votre sœur, votre meilleure amie d'enfance?—et se penchant à mon oreille, M. Sécherin me dit tout bas: Vous voyez, cousine, je dis vous; je ne tutoie plus ma femme;—il reprit tout haut: Et d'ailleurs je suis sûr que ce que je vais proposer à notre cousine lui causera un véritable plaisir, puisque ça nous en cause. En un mot, madame la vicomtesse, lors de votre mariage vous nous avez proposé de nous céder à Paris un appartement dans votre hôtel, que vous n'habiterez pas tout entier... eh bien! nous acceptons...

Je regardai Ursule avec autant de surprise que d'indignation; elle ne parut pas me comprendre, et me sourit tendrement pendant que M. Sécherin continuait.

—Vous souvenez-vous de ce que vous nous disiez, cousine? venez à Paris, nous ne ferons qu'une famille... l'hiver à Paris, l'été à Maran ou à Rouvray; eh bien! ces beaux projets qui vous plaisaient tant et à nous aussi..., ils vont être réalisés, nous ne nous quitterons plus... Tous les ans j'irai voir maman, je vous laisserai Ursule; je me suis fait arranger un pied-à-terre à ma fabrique. Maintenant nous venons vous demander ici l'hospitalité jusqu'à ce que nous partions ensemble pour Paris. Afin de ne pas laisser mon temps et mon argent sans emploi, je prendrai un intérêt dans la maison de banque d'un de mes amis, maison bien sûre, puisqu'elle a résisté à l'épreuve de la révolution de juillet. Ça m'occupera pendant mon séjour à Paris. Seulement, dans quelque temps, je vous quitterai pour un petit voyage. Il s'agit d'une ferme que l'on me propose d'acheter et que je veux visiter. Pendant ce temps-là, vous et Ursule vous conviendrez de tout pour notre établissement à Paris; autant nous avoir pour locataires que des étrangers, n'est-ce pas, cousine? Mais au fait, non, les femmes n'entendent rien aux affaires, j'arrangerai tout avec M. de Lancry. Eh bien? cousine, avouez que vous ne vous attendiez pas à cela... et que nous vous ménagions une fière surprise...

M. Sécherin était peu clairvoyant; il ne s'aperçut pas de ma stupeur.

Ma position devenait d'autant plus pénible, qu'en effet, alors que j'avais une foi aveugle dans l'amitié d'Ursule, je lui avais fait cette proposition, en la suppliant de l'accepter.

Interprétant mon silence à sa manière, M. Sécherin s'écria:

—Eh bien! vous n'en revenez pas! J'en étais sûr, vous ne nous croyez pas capables de cela.

—En effet, mon cousin, j'étais loin d'espérer...

—Que nous nous ressouviendrions de tes offres, ma bonne Mathilde?... Ah! c'était faire injure à moi d'abord et à mon mari ensuite, dit Ursule d'un ton de gracieux reproche.

Ne voulant pas éclater avant d'avoir eu avec elle la conversation que je désirais avoir, d'après les conseils de madame de Richeville, je répondis assez embarrassée:

—Sans doute j'espérais cette bonne fortune, mon cher cousin; mais je ne comptais pas qu'elle fût si prochaine, et je suis ravie de cet empressement de votre part.

—Et je vous crois, cousine, parce que vous le dites... Oh! je vous connais; vous n'êtes pas de ces femmes qui disent oui quand elles pensent non. Maman me le répétait toujours: «Madame de Lancry, c'est la vérité, c'est l'honneur en personne; ce qu'elle dit, c'est parole d'Évangile.» N'est-ce pas, Ursule?

—Sans doute, mon ami; mais votre mère en disant cela pensait comme moi.

—Ça, c'est vrai... Oh! voyez-vous, cousine, vous n'avez pas d'amie, qu'est-ce que je dis? de sœur plus dévouée que ma femme. C'est toujours Mathilde par-ci, Mathilde par-là; enfin, surtout depuis votre petit voyage à Rouvray, elle est comme endiablée pour venir habiter avec vous. Vous jugez comme ça me va, à moi qui non plus ne jure que par vous, sans oublier mon cousin Lancry... Ah! cousine, comme on dit, les deux font la paire. Vous êtes née pour M. de Lancry comme M. de Lancry est né pour vous... C'est comme moi, sans vanité, je suis né pour Ursule comme Ursule est née pour moi... Mais c'est que c'est très-vrai, les grands seigneurs sont faits pour les grandes seigneuresses comme vous,—ajouta M. Sécherin en éclatant de rire;—les gentilles petites bourgeoises comme Ursule sont faites pour les bons bourgeois comme moi.

—Mon cousin, je ne suis pas de votre avis; il n'y a aucune de ces différences-là entre Ursule et moi: ne sommes-nous pas parentes?—dis-je en voyant que la conversation prenait un caractère fâcheux et que M. Sécherin blessait profondément l'orgueil de sa femme.

Malheureusement, lorsque mon cousin poursuivait une idée, il était impossible de l'en distraire; aussi reprit-il:

—Vous ne me comprenez pas, cousine. Je ne parle pas de la naissance: je sais bien que la famille de ma femme est noble et que je ne suis qu'un bon bourgeois; mais je dis que vous et votre mari, vous avez en vous quelque chose de supérieur, d'imposant, que ni moi ni Ursule nous n'avons pas, et pour ma part j'en suis ravi... oui, ravi... Est-ce que vous croyez que si ma femme avait eu votre grand air de princesse, je l'aurais tutoyée le jour de mes noces? Ah bien oui! je n'aurais jamais osé... Au contraire, Ursule, avec sa charmante petite mine chiffonnée, dont je raffole de plus en plus, m'a mis à mon aise tout de suite; je lui ai dit toi, elle m'a dit tu, et nous avons été à l'instant une paire d'amis. Enfin entre vous et elle, il y a cette différence que...

—Oh! je vous arrête là,—dis-je à M. Sécherin.—Ne cherchez pas à nous rendre compte de la variété de vos impressions; contentez-vous de les éprouver. Vous aimez passionnément Ursule, voilà pourquoi vous êtes parfaitement en confiance avec elle, pourquoi vous lui trouvez avec raison la grâce et le charme qui attirent, tandis que vous me trouvez, moi, digne et imposante; en un mot vous l'aimez d'amour, et vous avez pour moi une franche et sincère amitié... voilà la différence.

—C'est prodigieux comme vous donnez la raison de tout!—s'écria M. Sécherin.—Ah!... à propos de quelque chose de prodigieux,—reprit-il,—je vais bien vous étonner. Est-ce que je ne suis pas devenu écuyer!

—Comment cela?

—Encore une preuve de dévouement que m'a donnée mon mari, dit Ursule.—Après ton départ, ma bonne Mathilde, mon médecin m'a ordonné l'exercice du cheval. M. Sécherin a eu la bonté de faire venir de Tours un maître d'équitation, et il a partagé mes leçons pour pouvoir m'accompagner.

L'idée me vint aussitôt qu'Ursule avait appris à monter à cheval, afin de pouvoir, une fois à Maran, se ménager des tête-à-tête avec mon mari, car depuis notre arrivée, Gontran avait toujours refusé de me laisser me livrer à cet exercice.

—Et vous ne pouvez pas vous imaginer,—reprit mon cousin,—avec quelle ardeur, avec quel courage Ursule apprenait. Ce qui lui avait été ordonné pour sa santé était devenu pour elle un vrai plaisir; elle montait deux ou trois fois a cheval par jour dans un pré de la fabrique qui avait l'air d'avoir été créé pour ça. Elle était si hardie, si intrépide, que l'écuyer disait qu'il n'avait vu personne avoir des dispositions pareilles.

—Ah! mon ami, vous exagérez,—dit Ursule avec modestie.

—J'exagère! eh bien! je parie qu'il n'y a pas un des chevaux de M. de Lancry qu'Ursule ne puisse monter,—s'écria M. Sécherin;—et quant à moi, je n'en pourrais pas dire autant... ni vous non plus, cousine, car vous n'êtes guère écuyère, je crois...

—Non, mon cousin; mais il serait très-imprudent à Ursule d'essayer de monter un des chevaux de M. de Lancry; aucun n'est dressé pour une femme; il y aurait du danger pour elle.

—Du danger!... Ah! vous la connaissez bien! Du danger! Est-ce qu'elle craint quelque chose?... Ah! une fois à cheval, si vous la voyiez, comme elle y est gentille et comme son amazone lui va bien! comme ça fait valoir sa taille! Rien qu'à la regarder, j'en ai la tête tournée. Tu montreras ton amazone à notre cousine, n'est-ce pas?

—Vous savez bien, mon ami, qu'on dit un habit de cheval et non pas une amazone,—dit Ursule en souriant.

—C'est vrai, c'est vrai, tu me l'as dit, je l'avais oublié. Oh! es-tu mademoiselle de Maran! L'es-tu! N'est-ce pas, cousine?

—Ma bonne Mathilde ne pourra pas m'en vouloir de ce petit reproche que je vous fais, mon ami, car elle-même m'a recommandé de toujours vous avertir de ce qui se disait ou non,—n'est-ce pas, ma sœur?

—Oui... oui...—répondis-je avec distraction. J'étais navrée; la jalousie, et, le dirai-je, l'envie, me torturaient. Je voyais déjà Ursule à cheval à côté de Gontran, coquette, hardie, impétueuse, et tous deux partant pour de longues promenades, et moi... moi seule je restais! Non, non, me dis-je en frémissant de colère, cela ne sera pas. Il faut qu'Ursule parte; je suivrai les conseils de madame de Richeville.

Au moment où j'étais livrée à ces amères pensées, Ursule reprit:

—Voici bientôt l'heure du dîner, ma chère Mathilde; veux-tu avoir la bonté de faire demander ma femme de chambre... pour qu'on nous conduise à notre appartement?

—Ah! oui, et fais-toi belle; tu as apporté de si charmantes toilettes. Figurez-vous, cousine,—dit M. Sécherin,—qu'elle avait tant de caisses et de cartons, que j'ai été obligé d'acheter un fourgon à Tours pour apporter tout cet attirail, y compris Célestine, mademoiselle Célestine, veux-je dire, une femme de chambre comme il n'y en a pas, dit-on, et que ma femme a fait venir de Paris. Il est vrai de dire qu'elle coiffe dans la perfection des perfections.

Ces préparatifs de coquetterie de la part d'Ursule augmentèrent encore mes soupçons; je ne pus m'empêcher de lui dire avec assez d'aigreur:

—Mon Dieu! pourquoi donc as-tu fait tant d'apprêts? comment, pour venir passer quelque temps avec nous qui ne voyons personne!... Mais, en vérité, on dirait que tu as de grands projets de conquête; je ne sais qui tu veux séduire ici. Cela devient très-inquiétant,—ajoutais-je d'une voix altérée en m'efforçant de sourire.

Ursule ne me répondit rien; mais elle me montra M. Sécherin d'un geste de tête d'une coquetterie charmante, et me dit avec la candeur la plus merveilleusement simulée:

—Mon Dieu! je veux séduire mon mari... voilà tout.

M. Sécherin ne put résister à cette attaque; il saisit la main de sa femme, la baisa tendrement à plusieurs reprises, et s'écria:

—Est-elle gentille et naturelle!... hein, cousine, l'est-elle? Mais elle a raison. Vous oubliez donc vos leçons quand vous me disiez: «Mon cher cousin, c'est surtout pour son mari qu'une femme doit se parer, faire des frais, et, vice versâ, qu'un mari doit se parer, doit faire des frais surtout pour sa femme.» Ah... ah... cousine, nous n'oublions pas vos conseils, allez! soyez tranquille. Aussi je vais imiter Ursule, et vous demander la permission d'aller me faire pour elle le plus beau que je le pourrai... car, vous l'avez dit, dès qu'un mari se néglige, c'est une preuve qu'il n'aime plus sa femme d'amour, et quand il n'aime plus sa femme d'amour...

—Toute chose peut s'exagérer,—dis-je à M. Sécherin en l'interrompant, car Gontran pouvait rentrer d'un moment à l'autre, et j'aurais été profondément humiliée de laisser deviner à Ursule avec quel dédain mon mari me traitait depuis quelque temps.

Je repris donc:

—Il y a une certaine liberté qui s'accorde parfaitement avec une vie de campagne toute solitaire; la recherche de toilette y est alors presque déplacée, presque de mauvais goût.

—Ah! Mathilde!... Mathilde!...—dit Ursule en souriant,—regarde-toi donc: quelle élégance!... Je ne t'ai jamais vue mise avec plus de coquetterie.

Je ne sus que répondre. Ne voulant rien négliger pour ranimer l'amour de Gontran à Maran comme autrefois dans notre maisonnette de Chantilly, je n'avais qu'un but, celui de lui plaire le plus possible, malgré ses dédains.

A ce moment j'entendis une porte s'ouvrir; je reconnus les pas de Gontran. Je rougis de honte.

Il entra... Quel fut mon étonnement! Il était mis avec une élégance, une recherche extrêmes.

J'étais tellement habituée à le voir dans des accoutrements sordides, que je le reconnaissais à peine. J'examinai attentivement Ursule lorsque mon mari entra, elle ne rougit pas.

Gontran fut d'une grâce et d'une cordialité parfaites. Ses traits, qui pendant deux mois s'étaient à peine déridés pour moi, reprirent l'expression ravissante qui, lorsqu'il le voulait, leur donnait une séduction irrésistible.

Ursule et son mari nous laissèrent quelques instants avant dîner.

Je ne pus m'empêcher de dire à Gontran:

—Vous saviez sans doute qu'Ursule était ici.

—Pourquoi cela... parce que j'ai quitté mes habits de chasse et que je ne les quitte pas quand je suis seul avec vous?

—Sans doute c'est un enfantillage, mais il me semble que ce que vous faites pour une étrangère...

—Je pourrais le faire pour vous, est-ce cela?—me demanda-t-il.

—Je crois, mon ami, que j'ai autant de droits que ma cousine à être traitée par vous avec égard.

—Permettez-moi, ma chère amie, de vous faire observer que les égards ne consistent pas dans un vêtement fait d'une façon ou d'une autre. Il est tout simple que je m'habille convenablement pour recevoir votre cousine. Ce n'est pas moi qui l'ai invitée à venir ici, c'est vous; je crois donc faire une chose qui vous soit agréable en l'accueillant de mon mieux, et en ayant pour elle les égards que tout homme doit à une femme qu'il a l'honneur de recevoir.

—Vous ignoriez qu'Ursule devait venir ici cet automne?—demandai-je à mon mari en tâchant de lire sur sa physionomie. Il resta impassible et me répondit:

—Je l'ignorais complétement; mais, après tout, maintenant j'en suis enchanté. Sa présence vous distraira, et son mari est le meilleur des hommes... Mais qu'avez-vous? l'arrivée de votre amie d'enfance ne vous cause pas la joie que j'attendais...

—J'ai des raisons pour cela, mon ami... Et je crains que le séjour de ma cousine ici ne soit pas aussi long qu'elle l'espère, peut-être.

—Les affaires de son mari l'abrégeront sans doute. Vous en a-t-elle prévenue?

—Non... mais...

—Mais?... que voulez-vous dire?

—C'est moi qui supplierai Ursule de partir.

—Vous! et pourquoi?

—Parce que... parce que...

—Eh bien?

—Parce que j'ai des raisons pour craindre sa présence, parce que... j'en suis jalouse, Gontran!

—De votre cousine! Ah çà, mais vous êtes folle, ma chère amie!

—Je ne suis pas folle, Gontran... L'instinct de mon cœur ne me trompe pas.

—S'il en est ainsi, vous allez lui rendre le séjour de Maran bien agréable! cette vision promet!... Il est dit qu'avec vous on n'a jamais un moment de repos. Ah! quel malheureux caractère vous avez... et pour vous et pour les autres.

—Mais, mon Dieu... ce n'est pas ma faute si j'ai des soupçons... si...

—Mais, encore une fois, vos soupçons n'ont pas le sens commun; réfléchissez donc que c'est m'accuser sans raison, que c'est vous tourmenter sans motif.

—Vrai? bien vrai? Gontran, soyez généreux! rassurez-moi... j'ai tant de frayeur.

—Pauvre Mathilde...—me dit Gontran avec une dignité touchante,—je ne vous parlerai plus de mon amour, vous ne me croiriez plus peut-être; mais je vous dirai que M. Sécherin, notre parent, vient habiter chez nous, et que je serais un misérable si je songeais seulement à abuser aussi lâchement de l'hospitalité que nous lui offrons.

Je serrai la main de Gontran dans les miennes, ces simples et nobles paroles me redonnèrent du courage.

Ursule et son mari rentrèrent. Je trouvai ma cousine si jolie, si fraîche, si rose, ses yeux étaient à la fois si doux et si brillants, son sourire si fin et si agaçant, sa taille si accomplie, que je jetai les yeux sur une glace placée en face de moi pour me comparer avec Ursule.

Hélas! je remarquai avec douleur que j'étais pâle, que mes traits étaient changés, flétris, languissants, car depuis quelque temps je me trouvais souffrante, j'éprouvais toujours un malaise vague, un accablement douloureux que j'attribuais au chagrin et qui augmentait sans cesse. Pour la première fois, je m'aperçus que mon visage avait déjà perdu cette première fleur de jeunesse qui rendait les traits d'Ursule si enchanteurs.

Le dîner fut très-gai, grâce a mon mari qui y mit beaucoup d'enjouement et d'entrain. Ursule était visiblement gênée, elle craignait de paraître trop gaie à mes yeux et de perdre ainsi son prestige mélancolique; d'un autre côté, elle regrettait de ne pouvoir se montrer à Gontran sous un jour plus brillant. A la fin du dîner, M. Sécherin en revint à sa malheureuse proposition.

—Mon cousin,—dit-il à M. de Lancry,—je soutenais tout à l'heure à madame de Lancry que ma femme était capable de monter n'importe lequel de vos chevaux.

—Comment, madame, vous montez à cheval?—dit Gontran avec étonnement.—Mais c'est une bonne fortune pour nous, j'oserais presque dire pour vous; car les environs de Maran sont délicieux, et je suis charmé de pouvoir vous offrir cette distraction.

—Mais, mon ami,—dis-je à mon mari,—vous n'avez pas de chevaux de femme... car vous savez que vous n'avez jamais voulu me permettre de vous suivre à la chasse. Et ce serait une grande imprudence que d'exposer Ursule à...

—Mais je vous ai déjà dit que ma femme sait très-bien monter à cheval, cousine...—s'écria M. Sécherin en m'interrompant.—Depuis deux mois elle ne fait que cela.

—Mathilde a raison,—dit Ursule avec résignation,—il serait plus prudent de m'abstenir de cet exercice.

—Vous devez bien penser, madame,—lui dit Gontran,—que pour rien au monde je ne voudrais vous exposer à quelque danger. Madame de Lancry n'a jamais monté à cheval de sa vie; aussi, par prudence, j'ai dû me priver du plaisir de l'emmener avec moi... tandis que vous... d'après ce que me dit mon cousin...

—Je vous réponds que ma femme vous étonnera!—s'écria M. Sécherin.—L'écuyer de Tours n'en revenait pas.

—J'ai justement une jument excellente et d'une douceur parfaite,—dit M. de Lancry;—elle conviendra on ne peut mieux à madame Sécherin; et si ma cousine veut bien m'accorder quelque confiance, elle n'aura aucune crainte.

—J'ai sans doute une entière confiance en vous, mon cousin,—dit Ursule en hésitant;—mais, tout bien considéré, je regretterais trop de prendre un plaisir que Mathilde ne pût pas partager.

—Mais que vous êtes donc enfant,—dit M. Sécherin à sa femme,—parce que madame de Lancry ne monte pas à cheval, elle ne veut pas vous empêcher d'y monter. N'est-ce pas, cousine?

—Voyons, ma chère Mathilde,—me dit Gontran,—vous allez décider cette grave question en dernier ressort; votre haute sagesse sera seule juge... Permettez-vous ou non à madame Sécherin de monter à cheval? Prenez garde!... si vous dites non... comme vous la priveriez, et moi aussi... d'un très-grand plaisir, nous vous garderons tous deux une mortelle rancune, je vous en préviens.

—Et ce sera bien fait, et je me joindrai à eux,—s'écria M. Sécherin en riant aux éclats,—car vous aurez empêché ma femme de paraître dans tout son beau; elle n'est jamais plus jolie qu'à cheval.

Je ne pouvais objecter aucune raison sérieuse, je répondis en balbutiant:

—Je ne m'y oppose pas... c'était seulement par prudence que je faisais cette observation à Ursule.

—Oh! rassurez-vous, il n'y aura aucun danger,—reprit mon mari,—je réponds de la sagesse de Stella; un enfant la monterait.

—Puisque tu le veux absolument, Mathilde,—me dit ma cousine,—j'essaierai; mais, en vérité, j'ai peur d'être si gauche...

—Oh! pour cela, ma cousine,—reprit Gontran en souriant,—je vous en défie, et cela soit dit sans flatterie, car il est impossible à certaines personnes de ne pas tout faire avec grâce et adresse. Et ce n'est pas leur faute si elles sont charmantes.

—Ah çà! et à quand cette belle partie-là?—demanda M. Sécherin.

—Mais demain. Le coucher du soleil était magnifique ce soir,—dit Gontran;—il fera un temps superbe, nous monterons à cheval à une heure, et nous ferons une véritable chasse de demoiselles.

—Ah çà! et moi, cousine, je suis trop mauvais cavalier pour suivre une chasse, je vous en avertis...

—Vous, mon cher monsieur Sécherin, vous nous accompagnerez en calèche avec madame de Lancry; un de mes valets de limiers qui connaît parfaitement la forêt montera à cheval et vous conduira dans les carrefours, où vous pourrez parfaitement voir passer la chasse.

—A la bonne heure... voilà une vraie fête, un plaisir royal,—s'écria M. Sécherin;—moi, qui n'ai jamais chassé qu'avec mon garde-chasse et ses deux bassets... Pourvu qu'il fasse beau!

—Je vous assure qu'il fera demain un temps radieux; madame Sécherin le désire trop pour que cela n'arrive pas. Demain sera donc une journée enchanteresse, j'en réponds,—dit Gontran.

FIN DU TOME TROISIÈME.


Chargement de la publicité...