Mathilde: mémoires d'une jeune femme
MATHILDE
MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME
PAR
EUGÈNE SÜE.
PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.
1845
TOME TROISIÈME.
CHAPITRE PREMIER.
UNE VISITE.
Je passai une nuit terrible.
A peine M. de Lancry m'eut-il ramenée chez moi, que je tombai dans une crise nerveuse qui m'ôta toute connaissance.
Je ne me souviens pas de ce qui se passa pendant les longues heures qu'elle dura. Elle cessa vers les quatre heures de l'après-midi.
Ma pauvre Blondeau était assise à mon chevet et pleurait silencieusement. Je portai les mains à mon front comme pour rassembler mes souvenirs. En me rappelant la scène de la veille, je ne doutai pas qu'un duel n'eût eu lieu.
Hélas! c'était encore la moindre de mes terreurs. Lugarto pouvait perdre Gontran. Peut-être cet homme avait-il parlé?
—Où est M. de Lancry?—m'écriai-je.
Blondeau me regarda avec une sorte de tendresse compatissante, et me dit:
—M. le vicomte est sorti ce matin, madame; puis il est rentré et ressorti encore.
—Et sans être blessé?—m'écriai-je.
Blondeau parut très-étonnée.
—Sans être blessé, madame... pas le moins du monde... S'il l'eût été, il n'aurait pas pu se mettre... en route.
—En route... que dis-tu?
—M. le vicomte, en rentrant ce matin, a donné l'ordre de préparer son nécessaire de voyage, une ou deux malles; et il est parti, emmenant son nouveau valet de chambre, et en laissant cette lettre pour vous, madame.
—Parti!... parti... sans moi. Et les avertissements de M. de Mortagne!—m'écriai-je.—Il y a là quelque chose de bien fatal...
J'ouvris en hâte la lettre de Gontran.
En quelques lignes il m'apprenait qu'à la suite de la scène de la veille, une rencontre avait eu lieu entre lui et M. Lugarto, que ce dernier était légèrement blessé. Mon mari se voyait obligé, me disait-il, de faire une absence de quelques jours seulement pour terminer l'affaire importante que je savais! il regrettait beaucoup de me laisser seule, mais je devais comprendre combien étaient graves et décisives les démarches qu'il allait tenter.
—Et par quelle barrière est sorti M. de Lancry? Quelle route a-t-il prise?—demandai-je à Blondeau. Car, désirant obéir aux recommandations expresses de M. de Mortagne de ne jamais me séparer de Gontran, je voulais le rejoindre.
—Je n'en sais rien, madame.
—Il faut envoyer à l'instant à la poste aux chevaux savoir quelle route M. de Lancry a suivie; grâce à ces mêmes renseignements, pris de relais en relais, je pourrai peut-être l'atteindre. Nous allons partir... à l'instant... Tu m'accompagneras...
—Partir, madame, dans l'état où vous êtes? mais c'est impossible.
—Je te dis qu'il le faut... Tu ne sais pas combien cela est important.
—Comment faire alors, madame, pour savoir où es allé M. le vicomte? il n'est parti ni dans sa voiture, ni en poste: il a fait venir un fiacre, et y est monté avec son valet de chambre.
—Mon Dieu!... mon Dieu!—m'écriai-je avec désespoir.
Je ne comprenais rien au brusque départ de Gontran, je redoutais quelque perfidie de M. Lugarto.
J'envoyai Blondeau s'informer si ce dernier était à Paris; on lui répondit qu'il y était, que sa blessure avait assez de gravité, et qu'il ne pouvait pas sortir de quelques jours.
J'étais en proie à une mortelle inquiétude. Je frémissais en songeant que M. de Mortagne avait pour ainsi dire prévu cette absence de Gontran, puisqu'il m'avait expressément recommandé de ne pas quitter M. de Lancry.
En vain Blondeau interrogea ceux de nos gens qui avaient assisté au départ de mon mari, je ne pus recueillir le moindre renseignement.
Je passai la fin de la journée et la nuit suivante dans d'inexprimables angoisses. Je ne pouvais comprendre comment M. Lugarto n'avait pas exécuté sa menace de perdre Gontran; peut-être l'avait-il fait: peut-être mon mari, parti précipitamment pour échapper aux suites de cette révélation, n'avait pas voulu m'effrayer.
Je ne savais qui interroger pour être éclairée à ce sujet.
Je me décidai à aller, quoi qu'il m'en coûtât, chez mademoiselle de Maran. Elle, plus que personne, devait m'instruire de ce que je voulais savoir, car elle recueillait avec empressement les bruits odieux qui nous concernaient.
Je me disposais à me rendre chez ma tante, lorsqu'on l'annonça.
En toute autre circonstance, cette visite m'eût été odieuse. Je remerciai presque le ciel de m'envoyer mademoiselle de Maran.
Pourtant, lorsque je vis l'air ironique et satisfait de ma tante, je regrettai le vœu que j'avais formé.
—Eh bien!... eh!...—me dit-elle—qu'est-ce qu'il y a donc? Du trouble dans votre ménage, chère petite? dans ce modèle des jolis ménages commodes et faciles? On parle de tragédies... qui, j'en suis sûre... ne sont que des comédies... heureusement.
—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, madame; à cette heure, je suis horriblement inquiète de M. de Lancry, je ne l'ai pas revu depuis la scène cruelle qui au moins aura fait tomber les calomnies dont M. de Lancry et moi nous étions l'objet.
—Qu'est-ce que vous dites donc là, ma chère petite? vous croyez qu'elle a été d'un bon effet, cette scène à Tortoni! Ah çà! est-ce que vous êtes folle?
—Je crois, madame, que les honnêtes gens qui auront entendu M. de Lancry prouver si nettement l'infamie de M. Lugarto, ne se feront plus l'écho de bruits encore plus ridicules qu'ils ne sont odieux; si personne à l'avenir ne nous défend, personne du moins ne nous attaquera.
—Laissez-moi donc tranquille avec vos preuves: il n'a rien prouvé du tout, votre mari! est-ce qu'on a été dupe de cette comédie-là?
—Une comédie! madame, une comédie!
—Mais certainement; est-ce que M. Lugarto pouvait répondre autrement qu'il a fait à l'apostrophe sauvage de Gontran?... Est-ce que devant tout le monde il pouvait avouer que vous aviez eu des préférences pour lui?... Ainsi, chère petite, vous avez la bonhomie de vous croire blanche comme neige et votre mari aussi, parce que M. Lugarto aura proclamé votre innocence à la face du lustre de Tortoni? Mais le simple savoir-vivre l'obligeait à agir ainsi. Il faudrait être un vilain, un croquant, pour se conduire autrement. Je ne suis pas suspecte, moi: je trouve ce Lugarto bête comme une oie à l'endroit de sa titulature et de ses étoiles d'or en champ d'argent; mais je dois avouer avec tout le monde que, dans cette occasion-là, il s'est conduit avec toute sorte de réserve, de mesure et une dignité non pareille... Est-ce que pour vos beaux yeux il ne s'est pas laissé menacer, injurier, presque assommer par votre mari, sans proférer une plainte, et au contraire en défendant votre réputation? Allons donc!... Galaor et Orondate sont des monstres de cynisme et de fatuité... auprès de ce pauvre Lugarto.
Je ne trouvais pas une parole à répondre à mademoiselle de Maran. J'avais déjà une si triste expérience de la méchanceté du monde que je ne doutai pas que la conduite de M. de Lancry et de M. Lugarto ne pût être interprétée ainsi que le disait ma tante.
Je laissai retomber avec accablement ma tête sur ma poitrine.
Mademoiselle de Maran, fière de son triomphe, continua avec une joie cruelle.
—Ce qu'il y a de pis pour Gontran, c'est que, par là-dessus, le Lugarto s'est très-bien conduit dans le duel; il a été blessé, l'honneur est satisfait, comme l'on dit; sans compter qu'à la rigueur ce bel archimillionnaire aurait pu parfaitement refuser à Gontran de se battre avec lui... vu que votre mari a, dit-on, l'inconvénient de lui devoir énormément d'argent. Or, entre nous, c'est une drôle de manière de payer ses dettes que de vous rembourser d'un bon coup d'épée... Mais, puisque le Lugarto s'arrange de cette monnaie-là, tout est dit. Seulement cela prouve qu'il vous aime d'une furieuse force... et même, depuis sa blessure, il ne parle de vous qu'avec des roucoulements de fidèle berger les plus touchante du monde; je vous en avertis.
—Ainsi, madame... depuis cette scène, moi et M. de Lancry... nous sommes tombés encore un peu plus bas dans l'opinion du monde?—dis-je avec un calme qui étonna mademoiselle de Maran;—et M. Lugarto inspire, au contraire, le plus touchant intérêt?
—Vous parlez d'or, chère petite! Cela est ainsi, ni plus ni moins; aussi vous m'en voyez tout émue, toute bouleversée. Je venais dare-dare... vous avertir et vous dire, un peu tardivement peut-être (mais mieux vaut se repentir tard que jamais), que j'étais désolée d'avoir consenti à votre mariage avec Gontran. Qui est-ce qui se serait jamais attendu à cela de lui? Savez-vous qu'après tout ce Mortagne, avec son cerveau fêlé, ne manquait pas d'une certaine judiciaire au moins? Mais on a eu beau faire et beau dire, il n'y a pas eu moyen de vous ôter ce beau mari-là de la tête, pauvre petite! Eh! penser qu'après quatre mois à peine de mariage, vous voilà déjà avec un mari méprisé, ruiné, infidèle! Tenez... c'est à fendre le cœur! Je sais bien que vous me répondrez à ça que la conduite de votre infidèle vous a donné le droit d'user de représailles, et que ce Lugarto ne manque pas d'agréments, malgré sa figure de cire jaune, ses épilepsies et sa manie de tilulature; c'est égal, quand on me parle de votre goût pour lui, je me révolte... je m'indigne...
—Vraiment, madame...
—Vraiment... mais comme vous prenez bien ce que je vous dis! ça n'a pas l'air de vous émouvoir du tout!
—Non, madame... vous le voyez... je suis très-calme... je suis touchée même du sentiment qui vous dicte les consolations que vous venez me donner...
—Et vous avez bien raison d'en être touchée, mais je vous disais que, lorsqu'on me parlait de votre goût pour ce Lugarto, je me révoltais, je disais aux méchantes langues: Vous seriez furieusement interloqués, tous tant que vous êtes, si vous saviez le pourquoi et le comment du goût du cette petite vicomtesse de Lancry pour M. Lugarto... il y a dans cette jeune femme-là, voyez-vous, une manière d'abnégation courageuse, dans le goût des femmes héroïques de l'antiquité, quelque chose comme une mixture de Portia et de la mère des Gracques... Mais c'est vrai ce que je vous dis là... A vous voir à cette heure si calme, est-ce qu'on pourrait seulement penser que votre mari vous rend la plus malheureuse des femmes, et qu'à tort ou à raison votre réputation et la sienne sont à jamais perdues? Ah çà, mais dites-moi donc, maintenant j'y pense... si c'est à tort qu'on vous accuse, comme ça doit être affreux pour vous!
—Écoutez, madame,—dis-je à mademoiselle de Maran avec un sang-froid qui la confondit,—vous êtes venue ici pour jouir de votre triomphe, pour voir si vos prévisions s'étaient bien accomplies, si la jeune femme était aussi malheureuse que la jeune fille, que l'enfant l'avait été... n'est-ce pas, madame?
—Allez toujours, je vous répondrai plus tard... C'est étonnant comme vous êtes perspicace.
—Eh bien! madame, je vais vous porter un bien terrible coup... Je vais d'un seul coup me venger, me cruellement venger de tout le mal que vous m'avez fait, de celui que vous avez voulu me faire.
—C'est étonnant... vous ne m'effrayez pas du tout, chère petite.
—Regardez-moi bien en face, madame; écoutez bien l'accent de ma voix, remarquez bien l'expression de mes traits... vous si pénétrante, vous verrez si je mens.
—Au fait... au fait,—dit mademoiselle de Maran avec aigreur.
—Eh bien! madame, j'aime Gontran autant que je l'ai jamais aimé... entendez-vous?... Je l'aime avec passion, je l'aime plus encore qu'autrefois, car il est malheureux... Cet amour-là, c'est ma force, c'est mon courage, c'est ma consolation; grâce à cet amour, je suis déjà sortie, meurtrie peut-être, mais souriante, des luttes les plus cruelles... Grâce à cet amour, enfin, je défie l'avenir d'un front calme et serein.
Il y avait un tel accent de vérité dans mes paroles; mon visage, ranimé par la puissance de mes convictions, était sans doute si radieux que mademoiselle de Maran, ne pouvant cacher sa rage, s'écria:
—C'est qu'elle est capable de dire vrai! C'est qu'il y a pourtant des femmes assez imbéciles pour s'ensorceler ainsi d'un homme! Les vilaines stupides, on les assommerait à coups de bûche, qu'elles s'écrieraient encore avec toutes sortes de voluptés langoureuses, comme les convulsionnaires du diacre Pâris:—O douceur charmante!... ô ravissement ineffable!
Puis, revenant involontairement à ses habitudes d'autrefois, mademoiselle de Maran me serra violemment le bras, en s'écriant:
—Mais vous êtes donc aveugle, sotte ou folle?
La colère de ma tante me fit du bien; mon amour pour Gontran était compris; il pouvait, il devait me consoler de tout, puisque mademoiselle de Maran était si furieuse de me le voir ressentir.
—C'est à vous faire enfermer,—répéta ma tante.
—Je l'aime, madame, je ne puis vous dire autre chose.
—Elle me fera perdre la tête avec ses devises de mirliton sur tous les tons: Je l'aime!!! je l'aime!!! je l'aime!!! Belle réponse! Vous l'aimez, mais il vous a ruinée, mais il doit des sommes énormes à ce Lugarto; mais, du moment où celui-ci en exigera le payement, vous serez réduite à la misère.
—Je partagerai cette misère avec Gontran, madame...
—Mais il est déshonoré aux yeux du monde.
—Il ne l'est pas aux miens.
—Mais il vous méprise, mais il vous a laissé compromettre par ce Lugarto.
—Gontran est sûr de mon amour.
—Il en est si sûr qu'il ne vous aime pas.
—Mais je l'aime, moi, madame.
Je ne sais avec quel accent je prononçai ces derniers mots, mais mademoiselle de Maran frappa du pied et s'écria avec emportement:
—Il faut que l'enfer s'en mêle: cet amour a tourné en folie; elle est maintenant incurable.
—Oui... oh! oui... vous l'avez dit, mademoiselle, c'est une folie, une sainte, une noble folie du moins que celle-là! Elle concentre toutes les forces de mon esprit, toute la puissance de mon âme sur Gontran. Ce qui n'est pas lui n'existe pas pour moi... vivre de sa vie, si dure, si pénible, si humiliante qu'elle soit... c'est mon seul vœu: vous avez raison, je suis folle. Qu'est-ce que la folie, sinon un sentiment exagéré aux dépens de tous les autres? Eh bien! oui... je suis folle... comme les folles j'ai de ces souvenirs chéris, adorés, enivrants, qui viennent à chaque instant luire à mon esprit, me transporter dans un monde idéal; ces souvenirs sont ceux des jours ineffables que j'ai passés près de lui, alors que j'étais si fière d'être belle et jeune, parce qu'il aimait ma jeunesse et ma beauté.
—Mais à cette heure il en est las et rassasié, de votre-beauté; quant à votre jeunesse, bel avantage!... Vous n'en aurez que plus longtemps à souffrir.
—Vous ne pouvez comprendre ces questions de jeunesse et de beauté, madame; ou plutôt vous ne les comprenez que trop, c'est ce qui cause votre rage; mais le ciel est juste... il veut que vous connaissiez les tourments de l'envie... Il vous a réservé un terrible supplice, celui de me voir, malgré tout et à tout jamais heureuse, et par celui qui, selon vous, devait causer mes plus cruels chagrins! Voyez-vous, madame, demain il me dirait: Va-t'en... je te hais... qu'il ne pourrait pas arracher de mon cœur ce trésor de souvenirs adorés dont je vivrais un siècle... Quelque méprisant, quelque impitoyable que soit Gontran, il ne pourra pas faire que le passé n'ait pas été le passé, un passé éblouissant comme un rêve de fée... un passé dans lequel je me réfugierai dès que le présent deviendra sombre et obscur.
—Ah!... ah! qu'elle est donc surprenante et réjouissante avec son cher petit passé!... Laissez-moi donc tranquille! Est-ce que ce n'est pas pour votre argent qu'il vous a épousée? Vous auriez été laide et méchante comme les sept péchés capitaux, qu'il vous aurait épousée tout de même.
—Aussi, madame, jugez donc combien je me suis trouvée heureuse d'être à la fois riche, belle et dévouée!—Mais c'est intolérable, mais c'est l'acharnement dans la frénésie qu'un tel amour!—s'écria mademoiselle de Maran hors d'elle-même.—Mais, enfin, un jour il mourra; il faudra bien qu'il meure, ce cher et bel adoré! Comment vous consolerez-vous alors? Ah!... ah!... ah!... je vous prends sans vert! répondez à cela!
—Dans ce monde, je prierai Dieu pour lui; dans l'autre, je le reverrai. Madame, ma vie se passerait ainsi entre la prière et l'espérance...
Mademoiselle de Maran se leva brusquement et s'écria:
—Allons, c'est une gageure, un parti pris, un défi... dont je ne suis pas dupe. Vous faites contre fortune bon cœur... vous êtes si orgueilleuse!!... Vous crèveriez de désespoir et de rage... plutôt que de pleurer devant moi!! C'est bien, ma mie, à votre aise. Vous êtes heureuse, très-heureuse, superlativement heureuse, n'est-ce pas? Grand bien vous fasse... Je me sentais disposée à être pitoyable pour vos chagrins, mais je vous trouve d'un tempérament si robuste à l'endroit des peines de cœur que je ne m'en occuperai plus... J'ai dû charitablement vous prévenir de ce qu'on disait sur vous et sur votre bel Alcindor; vous trouvez tout cela parfaitement simple et naturel: rien de mieux. Seulement, maintenant n'attendez pas de moi que je vous défende ou que je vous plaigne le moins du monde... Nous verrons où cette belle obstination vous conduira...
Mademoiselle de Maran partit furieuse...
J'étais radieuse de ma fermeté et de l'espèce de révélation que je devais à la visite de mademoiselle de Maran.
Peut-être sans la violence de ses attaques n'aurais-je pas vu aussi clair dans mon cœur. Jamais je n'aurais osé me proposer les questions qu'elle m'avait faites.
Il est des suppositions si douloureuses ou si horribles que par instinct l'esprit ne s'y arrête pas; mais une fois qu'elles sont admises, une fois qu'on les a résolues, on est presque heureux de les avoir soulevées.
La visite de mademoiselle de Maran eut donc un effet contraire à celui qu'elle attendait.
Cette discussion m'éclaira davantage encore sur la profondeur de mon dévouement pour M. de Lancry.
Avant j'aurais pu douter de moi, alors je n'en doutais plus: j'avais envisagé sans pâlir les plus terribles chances que cette affection pût subir...
Hélas! je n'avais que trop besoin de cette puissante conviction pour résister aux nouveaux coups qui me menaçaient.
CHAPITRE II.
LA ROUTE
Un nouveau chagrin vint m'accabler.
Ma pauvre Blondeau tomba malade. Mon médecin parut étonné de cette indisposition presque subite; sans être grave, elle tenait cette excellente femme dans un état de torpeur et de somnolence étranges.
Mon inquiétude au sujet de Gontran augmentait de plus en plus.
Je ne savais à qui me confier; j'envoyai chez madame de Richeville. Elle était encore en Anjou; l'on ne savait pas l'époque de son retour.
M. de Mortagne n'avait pas reparu à Paris depuis le jour où il avait adressé chez moi une lettre à M. de Rochegune.
Avec quelle amertume je regrettai Ursule, ma seule amie! J'aurais pu sinon lui demander ses conseils, du moins lui dire mes angoisses.
Elle m'écrivait souvent des lettres remplies de mélancolie et de tristesse. Elle n'était pas heureuse: non que son mari manquât de soins, de prévenances pour elle; mais il ne la comprenait pas. Elle se plaignait de la vie monotone qu'elle menait et regrettait notre enfance.
Depuis mon entrée dans le monde, je n'avais pas contracté une amitié de femme; tout en reconnaissant les généreuses qualités de madame de Richeville, malgré moi, j'éprouvais toujours un sentiment vague de jalousie... Elle aussi avait aimé Gontran!
Je me trouvais donc complétement isolée; j'étais entourée de gens récemment entrés à mon service; presque toute ma maison s'était renouvelée; la plus ancienne de mes deux femmes y était à peine entrée depuis six semaines. L'indisposition de Blondeau me privait de la seule personne amie que j'eusse alors auprès de moi.
Depuis près de trois jours j'ignorais le sort de Gontran.
Vers les cinq heures du soir, Fritz, le valet de chambre qu'il avait emmené, arriva dans un de ces cabriolets qu'on trouve aux postes, et m'apporta une lettre de mon mari.
Je fus stupéfaite des nouvelles qu'il m'apprit.
Gontran était souffrant; il m'attendait près de Chantilly, dans une maison où devait me conduire l'homme qu'il me dépêchait.
M. de Lancry désirait qu'aussitôt sa lettre reçue je partisse en poste avec Blondeau et Fritz pour venir le rejoindre.
«Il est très-important pour moi,—ajoutait M. de Lancry,—qu'on ignore encore à Paris que vous êtes venue me retrouver. Vous direz donc à vos gens de répondre aux personnes qui viendraient vous demander, que vous êtes partie pour aller passer quelques jours chez madame Sécherin. Vous écrirez aussi dans ce sens à mademoiselle de Maran, à mon oncle de Versac, et aussi à la princesse Ksernika. Je vous en prie, Mathilde, quelque répugnance que vous ayez à écrire à cette dernière personne, l'important est qu'il soit bien constaté dans le monde que vous vous rendez auprès d'Ursule, et non pas auprès de moi. Je vous expliquerai tout ce mystère, qui heureusement ne doit pas durer. Vous pouvez avoir une confiance absolue dans Fritz, que je vous envoie; il vous conduira près de Chantilly: c'est là que je vous attends, bonne et chère Mathilde. Courage! j'espère que de beaux jours nous sont encore réservés.»
Je l'avoue, ma joie de revoir Gontran l'emporta peut-être sur l'inquiétude que me causait sa santé.
Je donnai les ordres nécessaires pour partir à l'instant. Quoiqu'il me répugnât d'interroger un de mes gens, je demandai à Fritz si M. de Lancry était tombé malade pendant son voyage ou à son retour.
—Je ne puis répondre à madame la vicomtesse à ce sujet,—me dit-il.—En arrivant de Paris, M. le vicomte m'a laissé près de Chantilly, dans la maison où il attend madame; il en est parti seul, il y a trois jours; il y est revenu seul ce matin. M. le vicomte semblait fatigué, souffrant; il m'a ordonné de prendre un cabriolet à la poste et de venir chercher madame.
Une folle espérance me passa par le cœur. Je pensai un moment que Gontran m'avait trompée en annonçant la ruine de notre maisonnette, qu'il me ménageait une surprise, et que c'était dans cette retraite que nous devions nous réfugier pour échapper aux méchants bruits du monde.
J'avais tant de religion pour cette adorable phase de ma vie passée, que, par un scrupule exagéré, je ne voulus pas, pour ainsi dire, profaner mon espoir et mes souvenirs chéris en faisant à Fritz la moindre question à ce sujet.
Ainsi que Gontran me l'avait recommandé, j'écrivis à mademoiselle de Maran, à M. de Versac et à madame de Ksernika que j'allais passer quelques jours à la campagne chez Ursule; je donnai chez moi l'ordre de répondre dans le même sens aux personnes qui pourraient venir me voir.
J'étais fâchée de ne pouvoir emmener Blondeau, mais je ne songeai pas même à lui parler de mon départ; malgré son état maladif, elle eût voulu m'accompagner.
J'allai la voir dans sa chambre. Elle me reconnut à peine. Ses traits ne semblaient pas altérés. Elle ne paraissait pas souffrir; elle était seulement absorbée dans un engourdissement profond.
A six heures, je partis de Paris.
Celle de mes femmes qui me suivait avec le valet de chambre de M. de Lancry était une fille assez triste et dont la physionomie me déplaisait sans que je susse pourquoi.
On était à la fin de juin, le ciel était sombre, l'air lourd, la chaleur étouffante, un orage menaçait.
Malgré la longueur du jour, vers les sept heures et demie, au moment où je changeais de chevaux à Écouen, la nuit était presque complétement venue. Le tonnerre commença de gronder dans le lointain, quelques éclairs sillonnèrent l'horizon. L'atmosphère devint encore plus pesante.
A ce relais, il s'éleva un débat puéril entre mon domestique et les postillons qui m'avaient conduite. Je ne signale ce fait, en apparence si peu important, que parce qu'il eut plus tard une grave conséquence.
On avait jusqu'alors payé les guides à quatre francs, je crois, car j'avais recommandé la plus grande vitesse; je ne sais pourquoi, à ce relais, Fritz voulut payer à trois francs seulement. Le postillon vint réclamer à la portière; j'ordonnai de lui donner ce qu'il demandait, en ajoutant qu'avant toute chose je voulais aller très-vite, car j'étais très-pressée d'arriver.
Le maître de poste, qui assistait à cette légère discussion, recommanda aux postillons la plus grande attention lorsqu'ils arriveraient à la descente de Luzarches, car la route était presque entièrement dépavée en cet endroit par suite des réparations qu'on y faisait. Des lanternes, d'ailleurs, signalaient ce danger.
Nous partîmes d'Écouen.
L'obscurité redoubla; quelques larges gouttes de pluie commencèrent à tomber. Je craignais que le bruit de la foudre n'effarouchât les chevaux, qu'un accident imprévu ne retardât mon arrivée près de Gontran.
Du reste, je contemplais avec un calme mélancolique ces signes précurseurs de l'orage.
Hélas! ces grands phénomènes de la nature, si imposants, si terribles qu'ils soient, sont bien moins effrayants que ces sourdes et lâches méchancetés qui bourdonnent autour de nous. Il y a tant de majesté dans cette commotion des éléments, que l'âme s'élève au-dessus de la peur et ne songe qu'à religieusement admirer la magnificence de cette lutte.
Ces pensées me donnèrent de nouvelles forces, d'ailleurs j'allais retrouver M. de Lancry; il n'était que souffrant, me disait-il; je comptais sur mes soins, sur le repos, pour le guérir.
J'avais fini par me persuader qu'il m'attendait, soit dans notre ancienne demeure, soit dans une nouvelle maison, et que nous devions vivre ainsi quelque temps dans l'isolement.
Je regardais cet événement si désiré comme la récompense de mon dévouement pour Gontran; je remerciai Dieu de m'avoir si bien inspirée. J'avais une telle confiance dans la force de mes sentiments, que je ne doutais plus du bonheur de mon mari, désormais livré à la seule influence de mon amour.
Peu de temps avant que d'arriver à la descente de Luzarches, qu'on avait signalée comme dangereux, ma voiture s'arrêta un moment au haut d'une côte que nous venions de gravir, il fallait enrayer.
J'entendis d'abord dans le lointain le bruit du galop d'un cheval qui se rapprochait de plus en plus. Je me penchai machinalement à la portière; peu d'instants après, un cavalier, accourant à toute bride, s'écria d'une voix haletante en s'adressant à Fritz:
—Vous êtes poursuivis; ils sont si pressés qu'ils ont doublé la poste d'Écouen... Je n'ai pas un quart d'heure d'avance sur eux; ils montent la côte; je vais là-bas prévenir que...
Je ne pus entendre le reste de sa phrase; il poursuivit sa route à bride abattue...
Saisie d'effroi, ma première pensée fut qu'il s'agissait de M. Lugarto.
—Qui nous poursuit? Quel est cet homme?—m'écriai-je.
Fritz hésita un moment et me répondit:
—C'est un homme à qui M. le vicomte m'avait fait porter une lettre en même temps que je venais chercher madame... Sans doute il agit d'après les ordres qu'il a reçus de M. le vicomte, en accourant prévenir madame qu'on nous poursuit.
—Mais qui nous poursuit? mon Dieu!
—Je ne saurais le dire à madame,—répondit Fritz d'un air inquiet, en se baissant pour écouter.
En effet, pendant un de ces moments de profond silence qui coupent parfois le fracas de l'orage, nous entendîmes le bruit encore éloigné d'une voiture; malgré l'escarpement de la côte, elle s'approchait assez vite...
—Les voilà... les voilà...—dit Fritz presque avec frayeur.
Tout me fut expliqué. Sans doute Gontran, dans la crainte que M. Lugarto ne découvrît sa retraite ou ne fût instruit de mon départ, avait ordonné à un homme sûr d'observer ses démarches. Cet homme avait vu partir M. Lugarto, il allait prévenir M. de Lancry que sa retraite était découverte, et m'avertissait en passant.
—Mon Dieu! que faire?... que faire?...—m'écriai-je.
Le bruit de la voiture se rapprochait de plus en plus.
Elle arriva au haut de la côte; n'ayant plus qu'à descendre, elle allait nous rejoindre.
—Que madame la vicomtesse n'ait pas peur,—me dit tout à coup Fritz.—J'ai un moyen... Postillon, attention à tes chevaux, et ventre à terre sans enrayer, tu t'arrêteras après avoir passé l'endroit dépavé où on a mis ces lanternes qu'on voit là-bas....
A peine Fritz avait-il parlé que la voiture partit avec une vitesse effrayante.
Elle ne roulait pas, elle bondissait sur cette descente rapide.
Il fallut aux postillons une adresse merveilleuse pour traverser la saine partie de la route, sorte d'étroit passage pratiqué à travers d'énormes monceaux de pavés, et seulement éclairé par trois lanternes posées sur des pieux.
Cet obstacle franchi, nous nous arrêtâmes.
Je regardai par le carreau du fond de la voiture. Fritz sauta de son siége, courut aux lanternes et les éteignit.
Les postillons, tournant le dos à la partie de la route qu'ils venaient de dépasser et que la voiture leur cachait, ne purent s'apercevoir de l'action de Fritz.
Je compris son dessein.
La nuit était si noire que les personnes qui nous poursuivaient, ignorant le danger, puisqu'elles n'avaient pas relayé à Écouen, devaient arriver aveuglément sur cette masse de grès et s'y briser.
Nous avions descendu cette côte avec tant de rapidité, que l'autre voiture apparaissait à peine à son sommet lorsque Fritz s'écria:
—Marche! postillon... Dix francs de guides si vous montez la route au galop!
Malgré cette recommandation, les chevaux, essoufflés par cette course désordonnée, gravirent lentement le rude versant qui succédait à la descente.
Dans un état d'angoisse inexprimable, je regardais toujours à travers le carreau du fond de la voiture.
Fritz resta sur le marchepied de son siége pour juger du résultat de sa ruse.
La nuit continuait d'être si profonde qu'on ne distinguait pas la voiture qui nous poursuivait; on ne voyait que deux points lumineux (ses lanternes) qui approchaient, qui descendaient avec une effrayante vitesse sur cette pente presque à pic.
A la lueur d'un éclair, je vis parfaitement une voiture attelée de deux chevaux blancs... lancés avec impétuosité...
Puis tout retomba dans l'ombre...
Une idée terrible me vint: si les malheureux qui couraient à une perte certaine n'étaient pas ceux qui nous poursuivaient!...
Machinalement je jetai mes deux mains en avant et je m'écriai:—Arrêtez!!
Un nouvel éclair me montra la voiture, entraînée par son irrésistible élan...
Elle était à peine à vingt pas de la masse de grès, sur laquelle elle devait inévitablement se briser...
Que devins-je, mon Dieu! lorsque je crus reconnaître la forme particulière d'une sorte de briskha appartenant à M. de Mortagne, et dans lequel il était arrivé d'Italie chez ma tante le jour de la signature de mon contrat de mariage! Gontran m'avait parlé souvent de la construction commode quoique bizarre de cette voiture.
En voyant les deux points lumineux qui la signalaient disparaître tout à coup... je poussai un cri déchirant, je mis ma main sur mes yeux... comme si j'avais assisté à l'effroyable catastrophe que je redoutais.
A ce moment, nos chevaux, arrivant au haut de la côte que nous avions gravie, trouvèrent un terrain plat et repartirent avec une nouvelle impétuosité.
En vain j'appelai les postillons, le bruit étourdissant des roues couvrait ma voix, ils ne m'entendirent pas; je me rejetai dans le fond de la voiture avec désespoir...
Peu à peu, craignant de m'appesantir sur cette idée que M. de Mortagne était peut-être victime d'un épouvantable accident, je voulus me persuader, je me persuadai que je m'étais trompée.
D'ailleurs, il n'existait peut-être pas que cette seule voiture d'une forme particulière; M. de Mortagne pouvait l'avoir vendue et M. Lugarto l'avoir achetée; ainsi je calmai ou plutôt j'étourdis ma terreur... Je m'efforçai de croire que ce dernier nous poursuivait et qu'une punition toute providentielle frappait l'homme qui nous avait tant fait de mal. Enfin j'allais voir Gontran. Cet espoir seul me rassurait; M. de Lancry, prévenu par le messager qui nous avait dépassés, éclaircirait mes doutes à ce sujet.
Après avoir couru une demi-heure environ sur la grande route, je m'aperçus bientôt que nous quittions le pavé et que nous nous engagions dans un chemin de traverse.
La nuit était si obscure que je ne pus voir si nous entrions ou non dans la forêt.
Après avoir ainsi marché quelque temps, nous nous arrêtâmes tout à coup. L'orage durait toujours.
Je vis une maison de triste apparence dont tous les volets étaient fermés.
Fritz descendit du siége, frappa, la porte s'ouvrit...
Mon cœur battait à se rompre en songeant que j'allais revoir Gontran.
J'entrai vivement dans cette maison pendant que mes gens s'occupaient de décharger la voiture.
Une femme âgée, que je ne connaissais pas, me pria d'entrer dans un petit salon au rez-de-chaussée.
—Où est M. de Lancry?—m'écriai-je.
—M. le vicomte a laissé cette lettre pour madame...
—M. de Lancry n'est donc pas ici? mon Dieu!
—M. le vicomte ne doit revenir que demain soir, ainsi qu'il a dû sans doute l'écrire à madame dans cette lettre.
Très-inquiète de l'absence de M. de Lancry, je pris la lettre que m'offrait cette femme; j'y lus ces mots:
«Ne vous tourmentez pas, ma chère Mathilde, je pars à l'instant pour profiter d'une très-heureuse circonstance qui me met à même de tout terminer, et de pouvoir désormais ne penser qu'à votre bonheur. Courage! ma tendre et généreuse amie, nos mauvais jours sont finis... Attendez-moi, demain soir au plus tard je reviendrai; si la maison vous plaît, nous y resterons jusqu'à ce que nous puissions aller nous établir à votre château de Maran. Adieu! consolation, espoir de ma vie, pardonnez-moi les chagrins que je vous ai causés, et aimez-moi un peu.»
Quoique ce nouveau départ me contrariât beaucoup, je m'y résignai sans trop de chagrin, en songeant que le lendemain je reverrais M. de Lancry. D'ailleurs quelle joie pour moi! Gontran réalisait mes secrètes espérances, il me promenait de vivre seul avec moi dans cette retraite.
J'étais depuis quelque temps témoin d'événements si mystérieux que je ne pouvais m'étonner de cette nouvelle et soudaine absence.
—N'est-il pas venu dans la soirée un homme à cheval apporter à M. de Lancry des nouvelles très-pressées?—demandai-je à cette femme.
—Non, madame, je n'ai vu personne.
—Appelez Fritz à l'instant,—lui dis-je au comble de l'étonnement.
—M. le vicomte a donné ordre à Fritz de reconduire la voiture à Chantilly avec les chevaux, madame, car il n'y a pas de place ici pour la remiser; il est déjà parti, il n'est pas seulement entré dans la maison.
—Comment! ce soir, un homme à cheval n'est pas arrivé de Paris?
—Non, madame.
Qu'était devenu ce messager? que voulait-il apprendre à M. de Lancry?
Je commençais à être inquiète de me trouver dans cette maison isolée, avec des gens que je ne connaissais pas.
Je regrettais surtout de n'avoir pas Blondeau avec moi. Était-ce M. Lugarto qui me poursuivait? En admettant cette hypothèse, j'étais à peu près rassurée; sa voiture devait s'être brisée au milieu de la route, et il ne pouvait continuer son chemin; mais si je m'étais trompée? mais si à sa place M. de Mortagne...
Cette pensée était affreuse, je ne voulus pas m'y appesantir.
La femme qui m'avait reçue me demanda si je voulais qu'elle me servît à souper. J'étais partie de Paris sans dîner... La fatigue m'accablait, je me décidai à manger pour reprendre mes forces.
Cette femme sortit.
Le salon où je me trouvais était meublé avec élégance, tendu de rouge et éclairé par de nombreuses bougies placées dans des candélabres dorés.
Je reconnus le goût de Gontran à certains détails; je n'osais croire encore que pendant longtemps peut-être j'habiterais cette demeure avec M. de Lancry.
Bientôt la femme qui m'avait ouvert m'apporta une petite table servie avec recherche, en me disant que M. de Lancry avait lui-même commandé le souper.
Je fus sensible à cette attention de Gontran, je renvoyai cette femme pour être seule et songer librement aux événements de la journée.
Après avoir pris quelques cuillerées de potage, mangé un blanc de poulet et bu deux ou trois verres d'eau rougie d'un peu de vin de Bordeaux, car j'avais une soif ardente (on verra pourquoi j'insiste sur ces puérils détails), je repoussai la table et je rapprochai mon fauteuil de la cheminée, quoiqu'il n'y eût pas de feu dans l'âtre.
L'orage grondait toujours sourdement, un vent violent s'était élevé, l'on entendait ses longs et tristes gémissements. Au bout de quelque temps, je cédai à une violente fatigue morale et physique, mes paupières s'appesantirent malgré moi; ne voulant pas encore céder au sommeil, je me levai brusquement, je fis quelques pas, et je m'approchai par hasard d'une porte qui devait communiquer dans une pièce voisine.
Fut-ce le vent ou un effet de mon imagination, il me sembla entendre un profond et douloureux soupir derrière cette porte.
Je me reculai vivement, j'eus peur.
Il me vint un vague pressentiment de quelque malheur.
Je vis un cordon de sonnette à l'un des côtés de la cheminée; j'y courus, je l'agitai violemment...
Personne ne vint.
Je sonnai de nouveau et plus fort... personne ne vint.
Une troisième épreuve fut aussi vaine.
Épouvantée du silence de mort qui régnait dans cette maison, je me jetai dans un fauteuil, en cachant ma figure dans mes mains.
Alors il me parut qu'un engourdissement invincible me clouait à ma place, je sentais mes jambes alourdies, je crus qu'un sommeil irrésistible me gagnait.
Craignant de m'endormir, voulant absolument trouver ma femme de chambre, ou la personne qui m'avait servie, je surmontai ma frayeur, je pris une bougie sur la table et je m'avançai résolument vers la porte qui donnait sur l'antichambre.
Je mettais la main au bouton de la serrure lorsque je le sentis remuer avec un bruit sec et redoublé.
On fermait du dehors la porte à deux tours.
Dans ma subite épouvante, je secouai cette porte: impossible de l'ouvrir...
Frappée de stupeur, commençant alors à entrevoir vaguement les plus horribles machinations, j'allai à la fenêtre; je l'ouvris, les volets étaient aussi barrés en dehors...
Éperdue, je courus à la porte derrière laquelle j'avais cru entendre un gémissement.
A cette porte apparut M. Lugarto.
CHAPITRE III.
RÉVÉLATIONS.
M. Lugarto était très-pâle; sa figure avait une expression d'infernale méchanceté que je ne lui avais pas encore vue.
—Ceux qui habitent cette maison me sont dévoués. Toutes ses issues sont fermées; il n'y a pas de puissance humaine qui puisse avant demain vous enlever d'ici.
Tels furent les premiers mots de cet homme.
Frappée de stupeur, je le regardais d'un air égaré sans pouvoir lui répondre.
Tout à coup, me réfugiant auprès d'une des fenêtres, je m'écriai:
—Ne m'approchez pas!... ne m'approchez pas!...
Il haussa les épaules, s'assit dans un fauteuil, et me dit:
—Causons... J'ai beaucoup de choses à vous apprendre.—Il tira de sa poche un portefeuille, qu'il posa sur une table.—Asseyez-vous donc,—ajouta-t-il,—car ce sera long, et vous devez être fatiguée.
—Seigneur, mon Dieu! ayez pitié de moi!—m'écriai-je en tombant à genoux sur un fauteuil, et j'adressai au ciel une prière fervente.
M. Lugarto feuilleta son portefeuille, y prit quelques papiers, et me dit en me les montrant:
—Voici qui va bien vous étonner... Mais procédons par ordre.
Encouragée par la pieuse invocation que je venais d'adresser à Dieu, je me relevai, je restai debout, je jetai un regard assuré sur M. Lugarto, et je lui dis:
—Il y a un Dieu au ciel et j'ai des amis sur cette terre.
—Sans doute; moi d'abord... Mais... si vous comptez aussi sur M. de Mortagne, vous avez tort; sa voiture s'est brisée à la descente de Luzarches. Il est resté sur la place, à demi mort.
—Il était donc vrai!... cette voiture qui nous poursuivait...
—C'était la sienne... Oh! Fritz est un homme précieux... Je savais bien ce que je faisais en ordonnant à votre mari de le prendre...
Un moment atterrée par cette fatale nouvelle, je repris bientôt espoir en pensant que M. Lugarto ne pouvait être instruit du sort de M. de Mortagne.
—Vous mentez, monsieur,—m'écriai-je.—En admettant ce funeste événement, vous n'avez pu avoir aucun détail sur l'état de M. de Mortagne; Fritz ne m'a pas quittée.
—Aussi n'est-ce pas Fritz, mais un des deux hommes à qui j'avais donné l'ordre de suivre votre voiture à une assez grande distance depuis votre départ de Paris, qui m'a appris cette bonne nouvelle... Sans être militaire comme ce cher Lancry, je sais l'utilité des arrière-gardes. Voyez si cela m'a servi!... S'apercevant que M. de Mortagne tâchait de vous atteindre, un de ces deux hommes est venu à fond de train prévenir Fritz, et moi ensuite; l'autre suivant est resté à quelque distance de la voiture de M. de Mortagne pour l'observer; témoin de la culbute de votre sauveur à la descente de Luzarches, il l'a vu retirer à moitié mort de son brishka; et mon fidèle serviteur est arrivé ici un quart d'heure après vous, laissant son cheval à quelque distance, pour ne pas éveiller vos soupçons... En un mot, la preuve que vous n'avez pas plus à espérer la présence de M. de Mortagne que je n'ai, moi, à la redouter, c'est que vous me voyez ici fort paisible, et prenant, comme on dit, mes coudées franches.
Ce que me disait M. Lugarto était malheureusement si probable, que je ne pus conserver aucune espérance; je gémis en songeant à la fatalité qui me privait du secours que la Providence m'envoyait.
—Oh! c'est un rusé jouteur que M. de Mortagne,—reprit M. Lugarto,—lui et ce Rochegune, que l'enfer confonde, se sont attachés à mes pas depuis deux mois; cachés dans l'ombre, ils ont déjà fait échouer deux ou trois projets qui vous concernaient, ma toute belle ennemie! ils ont corrompu des gens à moi que je croyais incorruptibles. Heureusement Fritz, il y a quelque temps, a déjà presque assommé ce Rochegune, lorsque celui-ci venait faire le pied de grue à la grille de votre jardin pour avoir des nouvelles de votre chère santé, pendant votre maladie.
—C'était!... lui!... mon Dieu! M. de Rochegune, c'était lui!... Un assassinat!...
—Allons donc! pour qui me prenez-vous? Une simple rixe... un bon coup de bâton sur la tête, rien de plus... Rochegune s'est bien donné garde d'ébruiter cette affaire. Ce vertueux et philanthrope jeune homme savait, et moi aussi, qu'en portant sa plainte, il lui aurait fallu expliquer comment et pourquoi il venait chaque soir se mettre en faction à la grille de votre jardin... Cela pouvait vous compromettre; il devait se taire. J'y avais bien compté.
—Aussi lâche que traître et cruel!—dis-je en joignant les mains avec horreur.
—Lâche, non; nerveux, oui. Que voulez-vous? j'ai la faiblesse de tenir essentiellement à la vie.—C'est tout simple... je vous aime... et vous me faites chérir l'existence... A propos de cela... je dois vous paraître un adorateur joliment novice ou joliment froid... J'ai en mon pouvoir une femme charmante, la plus adorable femme de Paris, sans contredit, et je lui raconte tranquillement mes bons tours, au lieu de lui parler de ma flamme. Mais ne vous impatientez pas, je vais vous expliquer cette conduite qui vous semble peut-être un peu trop respectueuse... Vous voyez cette pendule, n'est-ce pas? Elle marque onze heures et demie... Eh bien!... avant minuit, vous serez endormie d'un sommeil profond, invincible... à minuit donc, vous serez en ma puissance... Tout à l'heure, en soupant, vous avez pris un narcotique infaillible, déjà même vous avez dû ressentir quelques symptômes d'accablement... maintenant, en attendant l'heure du berger... causons.
Je poussai un cri terrible... je me rappelai en effet l'espèce d'engourdissement passager qu'un moment auparavant j'avais attribué au sommeil et à la fatigue.
—Ayez pitié de moi...—m'écriai-je en tombant à genoux.—Cela est horrible... Que vous ai-je fait? mon Dieu! grâce... grâce...
M. Lugarto se mit à rire aux éclats et me dit:
—Mais, madame, qu'avez-vous? que voulez-vous? que me reprochez-vous? En vérité... c'est incroyable... Je suis là, bien tranquille dans mon fauteuil, très-loin de vous, vous contemplant avec le plus profond respect, et, à vous voir ainsi suppliante, effarouchée, on dirait que je me conduis en Tarquin... Allons donc! belle Lucrèce, vous n'êtes pas juste... Savez-vous au moins que, si j'étais fat, je croirais que vous me reprochez ma réserve... pour provoquer mon audace...
J'interrogeai pour ainsi dire mes sensations avec une terrible anxiété; je portai mes mains à mon front: il était brûlant; ma tête me sembla pesante, mes paupières étaient alourdies.
A chacune de ces fatales découvertes je frissonnais d'épouvante; j'étais à genoux, je voulus me relever: je sentis mes genoux fléchir sous moi.
—Mais cela n'est pas du sommeil!—m'écriai-je désespérée. Non, c'est une agonie... une vivante agonie... Mais c'est affreux! Oh! mon Dieu! mon Dieu! Est-ce une illusion?... Mais, encore une fois... non... non... Je sens mes forces faiblir... un nuage s'étend devant mes yeux... Dieu du ciel! Dieu vengeur! ne viendrez-vous donc pas à mon secours?...
Hélas! soit que mon imagination, frappée par le révélation de M. Lugarto, hâtât les effets du narcotique que j'avais pris, soit qu'il agît naturellement, j'éprouvais une sorte de langueur, d'accablement invincibles... Malgré moi je tombai assise dans un fauteuil, auprès de la table où avait été servi ce funeste souper.
J'étais agitée d'un tremblement convulsif, je pouvais à peine parler; dans ma terreur, je faisais en vain à ce monstre des gestes suppliants.
—J'étais bien sûr de l'effet de mon breuvage...—reprit-il,—je l'ai déjà essayé plusieurs fois. Bon, vous voilà assise, bientôt vous serez incapable de faire aucun mouvement... mais vous pouvez encore entendre pendant quelque temps... écoutez-moi donc, cela vous distraira.
J'entendais en effet, mais déjà vaguement.
Il me semblait être le jouet de quelque rêve horrible: j'avais les yeux fixes. Cet homme me paraissait alors presque doué d'une puissance surnaturelle.
Pendant un moment il garda le silence, il cherchait quelques papiers.
Le vent redoublait de violence en s'engouffrant par la cheminée. Je sentais une torpeur croissante envahir peu à peu toutes mes facultés; par deux fois je voulus me lever, appeler du secours: les forces, la voix me manquaient.
—Je vous dis que c'est inutile,—dit Lugarto, en haussant les épaules;—mais écoutez-moi... vous allez connaître votre bien-aimé Gontran et savoir le sujet de mon aversion pour lui... Il y a deux ans... à Paris, j'avais découvert, dans la position la plus humble, une perle de grâce, un trésor de beauté, un cœur noble, un esprit enchanteur, une jeune fille adorable en un mot; je ne m'étais pas fait connaître à elle pour ce que j'étais. Cette jeune fille m'aima, mais elle ne voulut en rien faillir à ses devoirs... Irrité par la contradiction, j'en devins si éperdûment épris, je la trouvai si belle, si bonne, si ingénue, que j'aurais fait la folie de l'épouser, car c'était une de ces vertus qui malgré leurs rigueurs attirent au lieu de repousser. L'enfer me fit rencontrer de Lancry; je me liai avec lui, je lui confiai mon amour, mes projets: je le présentai à cette jeune fille comme un ami le plus intime. Un mois après cette présentation, j'étais évincé, supplanté auprès d'elle; il avait révélé mon nom, calomnié mes intentions, séduit cette enfant jusque-là si pure... La malheureuse s'est suicidée en se voyant plus tard abandonnée par Lancry... Voilà ce qu'il m'a fait... votre mari... il a flétri, souillé, tué le seul véritable amour que j'eusse peut-être éprouvé de ma vie! Il a du même coup et à jamais ulcéré mon cœur et mon orgueil en m'enlevant si dédaigneusement une conquête que j'aurais achetée au prix de ma main... c'est là ce que je ne lui pardonnerai jamais. Tenez, vous ne savez pas ce qu'il m'a fait souffrir, cet homme.
M. Lugarto me parut sortir de son ironie glaciale, en prononçant ces derniers mots avec un accent profondément ému.
—Vous avez au moins connu un sentiment généreux et pur,—m'écriai-je.—Au nom de ce sentiment, de ce souvenir cruel mais sacré, ayez pitié de moi... je le sens, mes forces m'abandonnent...
M. Lugarto répondit par un éclat de rire...
—Que vous êtes enfant... C'est tout simple... je vous fais prendre un narcotique, c'est pour qu'il agisse. Votre somnolence va augmenter ainsi jusqu'à ce que vous soyez tout à fait endormie. Pour en revenir à Lancry, si j'ai oublié la jeune fille, il m'est resté au cœur la rage d'avoir été sacrifié à Gontran, la soif de la vengeance. Si j'avais eu le courage de me battre avec Lancry, il me semble que je l'aurais tué, tant je le haïssais: mais je vous l'ai dit... je suis nerveux, j'ai attendu... Et puis la vengeance se mange très-bien froide, comme on dit vulgairement... D'ailleurs, je ne sais quelle voix mystérieuse m'avertissait que tôt ou tard Gontran ne pourrait m'échapper. L'an passé, j'étais à Londres, il y vint; il apportait les derniers débris de sa fortune; il voulait jeter un certain éclat factice pour amorcer et épouser quelque riche héritière... J'allai franchement à lui; je commençai par rire du bon tour qu'il m'avait joué en m'enlevant cette jeune fille; il en rit aussi, fut ravi de voir que je prenais si bien les choses: nous redevînmes intimes... Son mariage n'avançait pas; j'avais répandu le bruit de sa ruine, de ses desseins intéressés, ajoutant qu'il se moquait par avance des héritières qu'il s'attendait à prendre dans ses filets conjugaux. L'orgueil aristocratique des jeunes miss des trois royaumes se révolta contre les secrètes prétentions de cet insolent Français que j'avais dévoilées.
Enfin, malgré son beau nom, son esprit, sa charmante figure, avantages que j'abhorrais, ce cher Lancry ne put seulement parvenir à épouser quelque obscure héritière de la Cité... Mais, je le vois, le sommeil vous gagne de plus en plus,—ajouta M. Lugarto,—il n'atteint pas encore votre intelligence; c'est jusqu'à présent un engourdissement tout physique. Je continue, car je vois à l'expression de votre figure que vous m'entendez très-bien. Lancry avait donc épuisé ses dernières ressources en faisant cette chasse aux héritières... Son oncle, le duc de Versac, ne voulant plus lui donner un liard, votre cher Gontran allait être réduit aux expédients, lorsque le démon l'inspira. Il m'emprunta de l'argent pour la première fois; de ce jour il était à moi. Je lui prêtai mille louis si facilement, il savait ma fortune si énorme, qu'il accepta sans scrupule, et qu'il revint à la charge. J'allai au-devant de ses désirs par un nouveau prêt plus considérable. La tête lui tourna, il me prit pour une vache à lait.
Dans son intérêt, je lui conseillai charitablement d'étaler de nouveau un grand luxe. On l'avait cru ruiné, on le verrait splendide; il annoncerait un héritage tout frais, et ne pourrait cette fois manquer d'accrocher quelque riche mariage. Quant à la dépense, j'étais là, j'avais trois ou quatre millions de revenus; une fois richement marié, il me rembourserait. C'était une sorte d'entreprise pour laquelle je lui prêtais des fonds; je ne les lui réclamerais qu'après la réalisation des bénéfices. J'ai l'air d'un sot, n'est-ce pas? car après tout, Lancry pouvait ne pas trouver à se marier, et je pouvais en être, moi, pour mon argent, quoiqu'il m'eût fait plus tard des obligations que j'ai là... Mais, pour la réussite de certain projet assez adroitement combiné, il me fallait lui inspirer une confiance aveugle dans ma générosité et dans mon amitié... Vous allez voir que je plaçai bien mon argent. Toutes les fois que je lui avais prêté quelque somme considérable, je lui avais donné un simple bon signé de moi sur mon banquier: remarquez bien ceci.—Un jour, je quittai brusquement Londres sans en prévenir Lancry et sans lui faire dire où j'allais. Je le savais alors sans argent. Je lui détachai un certain juif fort madré qui, sur sa signature, lui proposa une trentaine de mille livres. Lancry, comptant sur moi pour rembourser, signa. J'étais à Brighton, d'où je le surveillais... Mon projet était mûr... L'or est une baguette magique. Quelque temps après son emprunt, je fis sérieusement proposer à Lancry une héritière de plus de cinquante mille écus de rente. Je connaissais les parents de cette jeune fille; ils avaient en moi toute confiance. J avais garanti sur ma propre fortune que Lancry apportait en dot plus de deux millions; seulement, j'engageai les parents à ne traiter la question d'argent qu'à mon retour. Par habitude, Lancry se donnait toujours effrontément pour millionnaire; il vit la jeune fille, on l'accueillit, et l'on convint d'un jour pour régler les affaires d'intérêt. Lorsqu'on en fut là, j'écrivis à Lancry de Brighton: sa réponse fut une demande de deux mille louis pour payer le juif, car l'échéance approchait; il y avait prise de corps; le créancier était impitoyable. Or, au moment de faire un mariage de cinquante mille écus de rentes, il eût été atroce pour Lancry d'être incarcéré, de voir ainsi avorter une si belle espérance.
La veille du jour du payement arrive, j'avais tout calculé, l'anxiété de Lancry était horrible; mais, ô miracle du ciel! manne bienfaisante! j'adressai à Gontran par la poste, mais sans lettre d'envoi, remarquez bien encore ceci, un bon de deux mille louis de moi, payable à vue sur mon banquier, et ne renfermant que ces mots comme d'habitude: Bon pour deux mille livres sterling.—Brighton,—Comte de Lugarto.—J'écrivais seulement un mot à Lancry pour lui dire que je quittais Brighton, et que je lui ferais plus tard savoir où je serais. Je m'étais arrangé de manière à ce que le bon arrivât le soir par la poste. J'avais donné à Lancry un valet de chambre de ma main. Lancry met le bon dans un tiroir et sort sans ôter la clef, car il ne brille pas par l'ordre, votre tendre époux; le domestique prend le bon, selon mes ordres, et me le renvoie. Le lendemain Lancry cherche son bon... rien... il questionne son valet de chambre... rien. Celui-ci joue son rôle à merveille; il ne sait pas ce que son maître lui demande... Le juif arrive, veut son argent à toutes forces, menace de s'adresser à la famille de la fiancée et de faire ainsi manquer le mariage.
Lancry, aux abois, se voit au moment de perdre son héritière, faute de ce maudit bon; il éclate, il tempête; dans sa colère, il instruit son valet, dans lequel d'ailleurs il avait toute confiance, de l'atroce embarras où il se trouve. Mon drôle alors, suivant de point en point mes instructions, fait à son maître le raisonnement suivant, après mainte hésitation. «M. le comte de Lugarto a envoyé à M. le vicomte un bon de deux mille louis; il veut donc lui prêter deux mille louis; maintenant M. le vicomte a égaré le bon. Où serait le mal si M. le vicomte fabriquait un autre bon?—Misérable!... un faux?—Mais puisque M. de Lugarto a envoyé un bon à M. le vicomte, et que ce bon s'est perdu... c'est toujours la même chose. A qui cela fait-il du tort qu'on en fasse un autre?»
Votre cher Gontran, après quelques scrupules de conscience, se rendit à cette belle rhétorique de faussaire; une heure après, il présentait à mon banquier un faux bon de moi... Mais ceci vous réveille...—ajouta M. Lugarto en voyant que je me relevais par un effort presque désespéré.
—Vous mentez... vous mentez,—m'écriai-je d'une voix affaiblie,—Gontran est incapable d'une telle infamie...
Presque épuisée par ce mouvement, je retombai dans mon fauteuil.
De ce moment j'éprouvai une sorte d'hallucination étrange à mesure que M. Lugarto parlait; il me sembla voir son récit en action, les personnages qu'il évoquait apparaissaient et disparaissaient à ma vue, comme dans un rêve, avec la rapidité de la pensée.
—Je mens si peu en accusant Lancry d'être un faussaire,—reprit M. Lugarto, en me montrant un papier,—que le faux, le voilà. Je reprends mon récit... J'en ai au plus pour les dix minutes de connaissance qui vous restent. Depuis quelques jours mon banquier était confidentiellement prévenu par moi, et sous le sceau du plus profond secret, que Lancry, abusant de mon amitié, pourrait lui présenter de faux bons de moi, mais par égard pour le nom que portait ce misérable,—disais-je,—je priai mon dit banquier de payer sans faire d'éclat, seulement de garder le bon et de bien constater le crime de M. de Lancry, me réservant de faire des poursuites si cet indigne ami ne s'amendait pas plus tard.
Ce qui fut dit fut fait; des témoins dont l'autorité était irrécusable, mais dont la discrétion était sûre, virent Lancry apporter le billet et en empocher l'argent. Les témoins signèrent avec mon banquier un procès-verbal que voici, et dans lequel j'ai fait toutes réserves pour l'avenir. Vous le voyez, je n'ai qu'à dire un mot pour faire condamner votre mari comme faussaire, car on obtiendra facilement son extradition.
Je cachai ma tête dans mes mains avec horreur.
—Ceci vous explique le secret de ma domination sur Lancry et sur beaucoup de personnes. J'ai une espèce de police à moi; je la mets à la piste de toutes les personnes sur lesquelles je veux agir, et c'est bien le diable si je ne découvre quelque tendre erreur ou quelque sordide action qui me les livre pieds et poings liés. Vous avez vu une preuve de ce savoir-faire dans ma domination sur la princesse de Ksernika et la duchesse de Richeville... Pour en revenir à Gontran, quoique le juif aux 30,000 fr. eût été payé, son mariage avec la riche héritière ne se fit pas. Je retirai ma garantie sans m'expliquer. Lancry, mis en demeure de justifier de la fortune qu'il prétendait avoir, ne put rien prouver; bien entendu on lui tourna le dos, et il retomba pauvre comme Job, ayant pour tout bien plus de deux cent mille francs qu'il me devait. C'était cher; mais son âme m'appartenait, comme aurait dit Satan... Lorsque Lancry s'est vu ainsi en mon pouvoir, il a jeté feu et flamme; mais que faire? se résigner, sous peine de la marque...
Ce fut alors qu'il reçut une lettre de son oncle qui vous proposait en mariage. Cela me ravit; ma vengeance allait se doubler, j'allais disposer de deux existences au lieu d'une... Pour faire réussir ce beau projet conçu par mademoiselle de Maran et M. de Versac, je prêtai une centaine de mille francs à Lancry en avance d'hoirie sur votre dot, pour faire face aux dépenses imprévues et lui permettre de ne pas manquer cette belle affaire.
Le mariage se conclut. J'étais malade à Londres, sans cela je serais venu assister à la noce comme premier garçon d'honneur. Une fois rétabli, j'écrivis à Lancry qui savourait sa lune de miel à Chantilly... Je lui ordonnai de revenir à Paris sur l'heure. Il vous ramena; je vous vis, je vous aimai, et je me mis dans la tête de vous posséder... Or, ce que je veux... je le veux bien. Je déclarai à votre mari que je vous ferais la cour, il s'y résigna en enrageant... Pourtant il comptait sur votre vertu et il avait raison... aussi m'avez-vous mis dans la nécessité de recourir, comme on dit, aux grands moyens. Vous savez le reste... jusqu'à la scène de l'autre jour à Tortoni... Sa mauvaise tête l'a emporté; exaspéré par le méprisant accueil de Madame, il a fait cette sortie, cette bravade ridicule à Tortoni... A deux heures du matin, il était chez moi, à genoux, pleurant, sanglotant, suppliant, demandant grâce pour vous et pour lui... Il rabâchait des galères... je me suis encore laissé attendrir, à ces conditions: 1º Il fallait un duel, et j'étais trop nerveux pour en accepter un sérieux. Il serait donc convenu que nous ferions censés nous être battus seulement avec des soldats pour témoins; je serais encore censé avoir reçu un coup d'épée peu dangereux; je me chargeais d'accréditer ce bruit; ce qui s'est fait, et je passe pour un crâne... 2º Lancry devait immédiatement partir pour Londres, où il est à cette heure. Avant son départ, sans que j'aie voulu lui dire dans quel but, je l'obligeai à vous écrire sous ma dictée la première lettre que vous avez reçue à Paris et qui vous a décidée à venir ici. Les autres lettres sont de moi, bien entendu, car votre mari n'est pas le seul qui sache contrefaire les écritures et faire des faux.
Je n'ai rien oublié, je crois... non... Maintenant qu'il vous reste encore un peu de connaissance, envisagez bien les conséquences de votre position; depuis deux mois, le monde est persuadé que nous sommes ensemble du dernier mieux... Si l'on en pouvait douter, qu'on juge sur les faits... Vous êtes venue ici volontairement; vous avez voulu cacher ce voyage à votre tante, à M. de Versac, à madame de Ksernika, puisque vous leur avez écrit que vous alliez chez madame Sécherin à la campagne; on croit que votre mari m'a blessé en duel, on pensera que vous êtes accourue ici aussitôt après son départ pour me consoler dans mes souffrances: comment le nierez-vous? où seront vos preuves? Mes fausses lettres, direz-vous; mais tout à l'heure, quand vous allez être endormie, je vous prendrai ces lettres et je les brûlerai.
Invoquerez-vous le témoignage de vos gens? D'abord ils me sont dévoués; et puis ils diront, ce qui est vrai, qu'ils ont agi d'après vos ordres, car vous seule avez ordonné le départ. Ce n'est pas tout; pour comble d'horreur... un de vos parents, un homme respectable, apprenant sans doute votre infâme conduite, se met à votre poursuite pour vous empêcher de vous perdre... Votre passion vous aveugle tellement, que de complicité avec un laquais vous faites tomber ce vertueux poursuivant dans un piége abominable où il aura peut-être perdu la vie... Eh bien! que dites-vous? Je défie l'avocat le plus habile de contredire tout ceci... de vous empêcher d'être écrasée sous les apparences... sous le dernier et éclatant scandale: car je me suis arrangé de façon à ce que l'on sache bien que vous n'avez pas été du tout chez madame Sécherin, et que vous êtes venue ici me faire vos tendres et tristes adieux. Demain matin... (votre sommeil va durer au moins huit ou dix heures) je pars pour l'Italie, je vous laisse vous réveiller tout à votre aise et écrire à Gontran, poste restante, à Londres, de revenir vous consoler si ça l'amuse... J'emporterai toujours avec moi... ce précieux faux... ce fil infernal au bout duquel je tiendrai constamment l'âme de Gontran et la vôtre. Quant aux cent mille écus que votre mari me doit environ... et dont voici les titres, demain matin, après mon départ, vous les trouverez à vos pieds, déchirés en morceaux, car je suis galant homme et généreux.
Cette dernière infamie ranima le peu de force et de volonté qui existât encore en moi...
M. Lugarto se leva, regarda la pendule et me dit:—Dans dix minutes vous serez à moi.
En faisant un mouvement désespéré pour me soulever du fauteuil où j'étais engourdie, mes yeux tombèrent sur un couteau.
Maintenant je me rappelle à peine les violentes pensées qui m'agitèrent en ce moment; soit que je voulusse échapper par la mort au déshonneur, soit que je crusse qu'une douleur, que la perte de mon sang peut-être, m'arracheraient de l'état affreux où j'étais plongée, je saisis ce couteau, je rassemblai toute mon énergie pour m'en porter un coup dans la poitrine; la lame glissa et m'atteignit légèrement à l'épaule.
Ce mouvement fut si rapide que M. Lugarto ne l'aperçut pas.
Une voix bien connue s'écria avec effroi:
—Arrêtez, Mathilde!
Je me relevai toute droite par un mouvement presque convulsif, et je fis deux pas en étendant mes bras vers M. de Mortagne, car c'était lui...
Sortant d'une pièce voisine, il se précipita vers moi.
M. de Rochegune, qui l'accompagnait, saisit d'une main Lugarto au collet et ferma à double tour la porte par laquelle venaient d'entrer mes deux sauveurs.
CHAPITRE IV.
PUNITION.
J'éprouvai une telle commotion à la vue de M. de Mortagne et de M. du Rochegune, que je revins tout à fait à moi.
Peut-être aussi la légère blessure que je m'étais faite eut-elle une action salutaire, en cela qu'elle remplaça une saignée, car je me sentis presque dans mon état naturel.
Pendant que M. de Mortagne pansait cette blessure, M. de Rochegune s'emparait des papiers de M. Lugarto, qui était devenu livide de terreur.
Alors seulement je m'aperçus que la figure de M. de Mortagne était meurtrie en plusieurs endroits. Ses habits, ainsi que ceux de M. de Rochegune, étaient souillés de boue.
Dans mon premier saisissement, je n'avais pas réfléchi à tout ce que ce secours avait de providentiel.
Plus calme, je remerciai Dieu de m'avoir sauvée.
Je ne pris qu'une part muette à la scène suivante, mais elle est restée gravée dans ma mémoire en caractères ineffaçables.
Tant qu'elle dura, quoique M. de Rochegune fût plus témoin qu'acteur, ses traits basanés et contractés eurent une expression peut-être plus menaçante, plus effrayante encore, que l'emportement de M. de Mortagne.
Toutes les fois que le regard de M. de Rochegune s'arrêta sur M. Lugarto, il sembla flamboyer; plusieurs fois je remarquai à la crispation nerveuse de ses mains qu'il faisait de grands efforts pour conserver un calme apparent. Toutes les fois aussi que ses yeux gris et perçants s'arrêtèrent sur M. Lugarto, celui-ci sembla presque en proie à une fascination douloureuse.
Après m'avoir donné les premiers soins, M. de Mortagne m'établit dans un fauteuil et me dit:
—Vous allez maintenant, pauvre enfant, assister au jugement et à l'exécution de ce monstre...—Et il se retournait vers M. Lugarto.
—Mais, monsieur, que prétendez-vous donc me faire? Vous n'abuserez pas de votre force,—s'écria celui-ci en étendant les mains d'un air suppliant.
—A genoux d'abord... à genoux...—lui dit M. de Mortagne d'une voix terrible; et de sa main puissante, il prit M. Lugarto par le collet et le força de s'agenouiller rudement sur le plancher.
—Mais c'est un guet-apens... un abus de...
—Tais-toi,—s'écria M. de Mortagne.
—Mais...
—Un mot de plus, je te bâillonne.
M. Lugarto, accablé, laissa retomber sa tête sur sa poitrine...
—Écoute bien,—dit M. de Mortagne...—tu vas écrire à M. de Lancry que tu lui renvoies le faux qui peut le perdre: il m'est nécessaire qu'il croie que tu agis volontairement en lui rendant cette pièce, et que personne n'a été dans ton horrible confidence... Tu m'entends...
Un moment altérés, les traits de M. Lugarto reprirent peu à peu leur expression d'audace. Toujours agenouillé, il jeta un regard oblique sur M. de Mortagne et lui répondit:
—Vous me prenez pour un enfant, monsieur; vous pouvez me prendre ces papiers de force, mais je vous défie de m'obliger à écrire ce que vous voulez que j'écrive...
—Tu n'écriras pas?
—Non...
—Non?...
—Encore une fois non... non.
M. de Mortagne garda le silence pendant un moment, jeta les yeux autour de lui, puis il dit tout à coup:
—Rochegune, donnez-moi l'embrasse du rideau; est-elle solide?...
—Très-solide,—dit M. de Rochegune, en ôtant un assez long cordon de soie de l'une des patères.
—Que voulez-vous faire?—s'écria M. Lugarto en se levant à demi.
M. de Mortagne le rejeta à genoux.
—Te mettre ce cordon autour du front et le serrer au moyen d'un tourniquet... (ce manche de couteau sera parfait pour cela), et le serrer jusqu'à ce que tu cèdes... C'est un moyen de torture excellent que j'ai vu pratiquer dans l'Inde... Grâce à lui, les plus têtus obéissent.
—Vous ne ferez pas cela! s'écria M. Lugarto en tremblant,—vous ne ferez pas cela... la justice... la loi...
—Je me charge de répondre à la justice, l'important est que tu écrives,—dit M. de Mortagne avec un sang-froid effrayant, en faisant un nœud coulant au cordon de soie.
—Mais je ne me laisserai pas faire... mais...
—Regarde-moi bien... regarde... M. de Rochegune, regarde ensuite ta chétive personne, et tu verras si tu peux nous résister.
—Mais...
—Oh! finissons. Rochegune, prenez-lui les mains.
—La figure de M. Lugarto devint hideuse de rage et de terreur.
Je mis mon mouchoir sur mes yeux; une courte lutte s'engagea, au bout de laquelle j'entendis un cri perçant, puis ces mots d'une voix tremblante:
—Grâce... grâce... j'écrirai...
—Alors écris,—dit M. de Mortagne.
—Vous abusez de votre force... vous êtes deux contre un...—murmura Lugarto.
—Écriras-tu? écriras-tu?...
M. Lugarto se résigna et écrivit ces quelques lignes que lui dicta M. de Mortagne:
—«J'ai fait trop longtemps durer la mauvaise plaisanterie que vous savez, mon cher Lancry, je vous envoie le papier en question; que ce secret soit désormais entre vous et moi, car j'ai grande honte de tout ceci; je pars pour l'Italie! Adieu. Tout à vous.»
M. Lugarto, après avoir écrit, signa.
—J'espère que c'est tout,—ajouta-t-il,—je cède à la force... Mais patience... patience...
—Tais-toi... dit M. de Rochegune.—Combien M. de Lancry te doit-il d'argent?
—Voici les obligations de M. de Lancry dans ce portefeuille,—dit M. de Rochegune,—trois cent vingt mille francs.
M. de Mortagne écrivit quelques lignes sur un papier, les remit à M. Lugarto, et lui dit:—Voici un bon de cette somme sur mon banquier, payable à vue. Tu les feras toucher par ton correspondant.
Puis il déchira les billets de Gontran.
—Mais c'est indigne... mais il y a soustraction de pièces... mais...
—Et ce malheureux faux de Gontran?—dit M. de Mortagne sans lui répondre.
—Le voici,—dit M. de Rochegune.
M. de Mortagne le joignit à la lettre que M. Lugarto venait d'écrire à M. de Lancry, et mit le tout dans son portefeuille.
En se voyant ainsi arracher le moyen de continuer les tortures de sa victime, M. Lugarto poussa un cri de fureur presque sauvage.
—C'est infâme! il y a contrainte... guet-apens... violence!
—Mais tu veux donc que je te bâillonne?—s'écria M. de Mortagne.—Je te défends de parler lorsque je ne t'interroge pas... Écris encore.
—Mais...
—Rochegune, donnez-moi le cordon...
M. Lugarto leva les yeux au ciel et obéit. M. de Mortagne dicta ce qui suit à M. Lugarto: «Je déclare avoir écrit de fausses lettres à madame la vicomtesse de Lancry, en contrefaisant l'écriture de son mari. Par ces lettres, M. de Lancry invitait sa femme à se rendre à l'instant auprès de lui, dans une maison située près de Chantilly. Madame de Lancry, ayant tombé dans ce piège infâme, est partie aussitôt de Paris; à son arrivée ici, elle a trouvé une autre lettre de M. de Lancry, également contrefaite par moi, dans laquelle il priait sa femme de ne pas s'inquiéter, de l'attendre, lui annonçant qu'il serait de retour le lendemain. Madame de Lancry, épuisée de fatigue, a accepté le souper que je lui avais fait préparer; j'avais mélangé un narcotique dans tout ce qu'on lui a servi: lorsque l'effet de ce poison a commencé de se manifester, je me suis présenté devant madame de Lancry, j'ai eu la barbarie de lui annoncer qu'elle avait pris un narcotique et de lui faire constater de minute en minute l'influence croissante de ce breuvage, affirmant à madame de Lancry qu'à minuit elle serait complétement endormie et alors en mon pouvoir... A cette horrible menace, madame de Lancry, préférant la mort au déshonneur, a rassemblé ce qui lui restait de force et de connaissance, a saisi un couteau et s'en est frappée. M. de Mortagne et M. de Rochegune, qui étaient parvenus à s'introduire dans la maison, et qui, cachés, avaient été témoins de toute cette scène, sont, en ce moment, entrés dans la chambre. Comme je suis aussi lâche que cruel...»
—Je n'écrirai pas cela...—s'écria M. Lugarto en rejetant la plume.
Du revers de sa main, M. de Mortagne donna un vigoureux soufflet à M. Lugarto.
Celui-ci voulut se lever.
M. de Mortagne le maintint sur sa chaise et lui dit:
—Je veux te prouver à toi-même, ce que tu sais d'ailleurs de reste, que tu es un misérable lâche; je t'ai souffleté; je te dois une réparation. Voici des pistolets chargés, il fait un clair de lune superbe, Rochegune sera notre témoin... Viens...
Et il saisit M. Lugarto par le collet en faisant un pas vers la porte, pendant que M. de Rochegune prenait des pistolets qu'en entrant il avait déposés sur la table.
M. Lugarto écumait de rage, et paraissait en proie à une lutte violente.
—Allons... viens...—dit M. de Mortagne en voulant l'entraîner;—viens... j'ai idée que je te tuerai... car Dieu est juste... viens donc...
M. Lugarto se leva, fit un pas; mais la peur l'emporta sur le désir de venger son outrage; il retomba affaissé sur sa chaise en disant à M. de Mortagne d'une voix altérée:
—Vous êtes un duelliste consommé; vous voulez m'assassiner... Je...
—Alors écris donc que tu es un lâche, ou je te brise les os!—s'écria M. de Mortagne d'une voix terrible.
M. Lugarto courba la tête, reprit la plume, et continua d'écrire:
«Comme je suis aussi lâche que cruel...»
—Ouvre une parenthèse,—ajouta M. de Mortagne.
«(Et si lâche qu'après avoir été tout à l'heure souffleté par M. de Mortagne...»
—Écriras-tu!
M. Lugarto hésita encore. Il se décida.
«Qu'après avoir été tout à l'heure souffleté par M. de Mortagne, je n'ai pas eu le cœur d'accepter le duel qu'il daignait m'offrir...)»
—Ferme la parenthèse.
«J'ai déclaré et avoué les infamies que je viens d'écrire en tremblant de peur.—Je déclare aussi avoir fait tomber M. de Rochegune dans un guet-apens dont Fritz Muller, homme à mes gages, a été l'instrument, ainsi que le démontrera l'instruction qui va être provoquée par M. de Rochegune...»
—Mais,—dit M. Lugarto en s'interrompant encore,—puisque je consens à tout... épargnez...
—Te tairas-tu!... Écris: «Fait, signé et déclaré vrai, sous l'empire de la terreur que les lâches de mon espèce ressentent toujours en présence des honnêtes gens courageux.»
«Lugarto.»
Après avoir signé son nom, M. Lugarto jeta sa plume et cacha sa tête dans ses mains.
—Maintenant, écoute,—continua M. de Mortagne.—Demain matin tu partiras pour l'Italie, et je te défends, tu m'entends bien... je te défends de remettre les pieds en France, à moins que je ne t'y autorise... je t'exile.
—C'est de la folie!—s'écria M. Lugarto.—Après tout, je brave vos menaces; la loi me protégera, je resterai en France si cela me convient...
—Écoute-moi,—s'écria M. de Mortagne en se redressant de toute la hauteur de sa grande et robuste taille, et il appuya sa large main sur l'épaule de M. Lugarto, qui fut presque obligé de se courber sous cette puissante étreinte...—Écoute-moi bien. Depuis quatre mois tu as été le mauvais génie de la plus adorable femme qui existe sur la terre; tu as fait tout au monde pour flétrir sa réputation, pour avilir son mari; tu as usé de la plus exécrable perfidie pour accréditer des bruits infamants; tu as voulu faire assassiner M. de Rochegune; tu as été faussaire pour attirer ici madame de Lancry. Toi et tes complices vous avez été encore meurtriers en me faisant tomber dans un piége horrible; tu as été empoisonneur en faisant prendre à cette malheureuse femme un breuvage qui devait te permettre d'ajouter un nouveau crime à tant de crimes... Voilà ce que tu as fait... entends tu... entends-tu?...
L'air, la voix, l'accent de M. de Mortagne étaient si menaçants, que malgré son audace M. Lugarto n'osa répondre un seul mot.
M. de Mortagne ajouta avec une exaltation croissante, et me désignant à M. Lugarto:
—Tu ne sais donc pas que j'ai promis à sa mère mourante de veiller sur elle comme sur mon enfant? Tu ne sais donc pas quels dangers on court en attaquant ceux que j'aime?... Tu ne sais donc pas que, sans l'intérêt que j'avais à pénétrer quel était le mobile de la fatale domination que tu exerçais sur M. de Lancry, je t'aurais déjà chassé de France en te crossant de coups de pied? car tu sens bien qu'un homme comme moi qui veut s'acharner à la poursuite d'un misérable comme toi... vient à bout d'en délivrer la société... et qu'il n'y a pas de tribunaux qui fassent!... Et d'ailleurs,—s'écria M. de Mortagne, ne se possédant plus,—est-ce que tu n'es pas hors la loi! En vérité, je suis bien bon de ne pas te tuer là comme un chien!... Est-ce que je n'en ai pas le droit?
—Le droit!...—s'écria M. Lugarto, effrayé de la violence de M. de Mortagne.
—Oui, le droit... oui... j'ai le droit de te tuer... là... à l'instant. Mathilde est ma parente; tu l'attires ici à l'aide de fausses lettres; j'en ai la preuve... tu l'empoisonnes, j'en ai la preuve... tu vas commettre un crime exécrable, lorsque moi son ami, son parent, j'arrive, je te surprends... je prends ce pistolet, je te l'appuie sur le crâne,—et M. de Mortagne appuya en effet un pistolet sur le front de M. Lugarto,—et je te fais sauter la cervelle. Eh bien! après? qui donc me blâmera?... quel tribunal osera me condamner? N'es-tu pas pris en flagrant délit? ta vie ne m'appartient-elle pas, hein! misérable?...
Épouvanté de la fureur de M. de Mortagne, qui, s'exaltant peu à peu, ne se connaissait plus, et qui lui tenait toujours le pistolet armé sur le front, M. Lugarto joignit les mains avec terreur; sa figure se décomposa, il n'eut que la force de dire:
—Grâce... grâce... Prenez garde, mon Dieu! le pistolet est chargé...
Et il laissa retomber ses deux bras le long de son corps, comme s'il eût perdu tout sentiment.
M. de Rochegune lui-même, effrayé de l'exaspération de M. de Mortagne, lui dit:
—Ayez pitié de ce misérable.
—Eh! a-t-il eu pitié de cette malheureuse enfant, lui, lui?... s'écria M. de Mortagne.
—Grâce... mon Dieu... je partirai quand vous voudrez... je vous le jure,—murmura M. Lugarto à voix basse.
—Oses-tu bien faire ici un serment?... Ce n'est pas sur ta parole que je compte, mais sur la mienne, et je te la donne, entends-tu?... ma parole d'honnête homme, que tu ne remettras pas les pieds en France, et par une bonne raison que tu vas comprendre... Comme après tout il faut que tu sois puni de tes infamies, et que la voie légale ne peut me convenir; comme après tout tu es un faussaire, un meurtrier, un empoisonneur, et qu'on marque tes pareils d'un fer chaud, je veux aussi te marquer, moi... entends-tu? te marquer non pas sur l'épaule, mais sur le front... te marquer d'un T et d'un F, pour que cela se voie bien et toujours!... De la sorte, tu ne seras pas tenté de revenir en France, j'espère.
—Mais c'est le démon que cet homme!—s'écria M. Lugarto en joignant les mains avec terreur et en se levant à demi.—Mon Dieu! mon Dieu! que voulez-vous donc me faire encore? Ne m'avez-vous pas assez insulté, humilié?
—Je veux te marquer sur le front. La lame de ce couteau, rougie à la flamme de cette bougie, suffira pour rendre l'empreinte ineffaçable.
En disant ces mots, M. de Mortagne prit le couteau avec lequel je m'étais blessée et l'approcha de l'un des flambeaux.
M. Lugarto le regardait avec terreur; il courut à la porte.
Elle était fermée.
Il revint, se jeta à mes pieds et me dit d'une voix déchirante:
—Oh! pas cela... pas cela... madame... ayez pitié de moi. Je vous ai offensée... J'ai été lâche, infâme, je partirai... Je partirai... Jamais je ne reviendrai... Mais pas cela... Oh! par pitié! pas cela!!!
Les traits de cet homme étaient bouleversés par la terreur; il pleurait, il tendait les mains vers M. de Mortagne.
Celui-ci, impassible, continuait d'exposer la lame du couteau à la flamme de la bougie.
—Mais vous, monsieur, vous serez moins impitoyable!—s'écria M. Lugarto en s'adressant à M. de Rochegune.—Je vous ai fait traîtreusement attaquer, je l'avoue. Je m'en repens, ayez pitié de moi, priez pour moi... Mais, au nom du ciel, pas cela... Pour la vie!... Jugez donc, marqué pour la vie... sur la figure... Ah! c'est horrible!... c'est une idée infernale!
M. de Rochegune haussa les épaules et ne répondit pas.
—Madame, mais... vous... vous, ô mon Dieu! par le souvenir de votre mère que vous aimiez tant... madame, priez pour moi.
Malgré moi... malgré le mal horrible que m'avait fait cet homme, je reculai devant la barbarie du châtiment.
—Mon ami, mon sauveur,—dis-je à M. de Mortagne,—laissez cet homme à ses remords; qu'il parte seulement, qu'il parte...
—Ses remords!—dit M. de Mortagne,—est-ce que ses pareils ont des remords? La rage d'avoir au front l'empreinte d'un fer chaud, voilà le seul remords qu'il puisse connaître. Allons, Rochegune, le couteau est chauffé à blanc... attachons-lui les mains.
—Par pitié, laissez-le,—m'écriai-je,—je n'assisterai pas à cette torture horrible. Mon ami, je vous en supplie, une telle vengeance est indigne de vous et de moi.
Après avoir un moment regardé M. Lugarto, qui à travers ses sanglots murmurait encore des prières et des supplications, M. de Mortagne lui dit:
—Grâce à cet ange de bonté, cette fois encore j'ai pitié de toi.
—Oh! votre main... votre main, laissez-moi baiser votre main!—s'écria M. Lugarto dans un élan de reconnaissance indicible, en se traînant à genoux jusqu'auprès de M. de Mortagne.
Celui-ci se retira vivement, le repoussa du pied et lui dit:
—Mais je te jure que si tu oses revenir en France, ce que je ne fais pas maintenant je le ferai alors; tu dois me connaître assez pour croire que je ne reculerai devant rien: moi et deux hommes déterminés, nous suffirons à cette exécution, et je saurai bien m'emparer de toi.
—Je vous promets de ne jamais revenir en France, tout est prêt pour mon départ, ma voiture viendra ici demain; au point du jour je partirai pour l'Italie; je voyagerai jour et nuit, jusqu'à ce que je sois sorti de France, je vous le jure,—dit M. Lugarto dont les dents se choquaient de terreur.
—Mathilde, mon enfant, vous avez besoin de repos,—me dit M. de Mortagne,—votre femme de chambre est là, vous n'avez plus rien à craindre. Venez, Rochegune va rester avec ce misérable. Demain, lorsque vous serez plus reposée, je vous dirai comment nous avons découvert le mauvais dessein de cet homme.
Je suivis le conseil de M. de Mortagne, je me retirai dans la chambre qu'on m'avait préparée.
Bientôt je m'endormis d'un profond sommeil.
CHAPITRE V.
LES ADIEUX.
Le lendemain à mon réveil, je crus avoir fait un songe; mais la vive douleur que me causait ma blessure me rappela la terrible scène de la nuit précédente.
Mon premier mouvement fut de remercier encore Dieu qui m'avait sauvée, qui m'avait rendu Gontran.
Les mystères odieux qui m'avaient si longtemps affligée étaient éclaircis; je ne doutai plus que mon mari, désormais tranquille et rassuré, ne redevînt pour moi ce qu'il avait été dans les premiers jours de notre union.
J'attribuai à la funeste influence de M. Lugarto toutes les peines que Gontran m'avait involontairement causées. N'était-ce pas pour obéir à son mauvais génie qu'il s'était occupé de madame de Ksernika?
D'abord, je l'avoue, je redoutais d'appesantir ma pensée sur l'acte fatal qui avait mis M. de Lancry dans la dépendance de M. de Lugarto.
Pourtant, voulant en finir avec ces pénibles réflexions, j'envisageai courageusement la conduite de Gontran. Je cherchai à la pallier par tous les raisonnements possibles.
Hélas! j'avais naturellement des principes trop arrêtés pour pouvoir trouver un milieu entre un blâme sévère et une approbation coupable...
Je condamnai Gontran.
Du moment je fus atterrée en m'apercevant que cette funeste découverte ne portait pas la moindre atteinte à mon amour pour M. de Lancry.
Je fus presque effrayée d'aimer toujours passionnément un homme capable d'une action si mauvaise.
Je pleurai amèrement sur sa faute; il m'était affreux de me sentir supérieure à lui, d'avoir non pas à lui reprocher, mais à lui pardonner... une bassesse...
Ce ressentiment devint si vif, si douloureux, que, par une étrange inconséquence que je puis à peine m'expliquer aujourd'hui, moi qui n'avais pu trouver une excuse honorable à son action honteuse, je fis tout au monde pour me persuader, par plusieurs analogies, que dans une situation pareille j'aurais agi comme Gontran.
Je ne saurais dire ma joie lorsque, après de longues, après de mûres réflexions plus paradoxales les unes que les autres, je me fus convaincue de cette sorte de complicité morale... Avec quel bonheur triomphant je reconnus que je n'avais plus le droit de blâmer Gontran!
Sans doute il y avait dans cet abaissement singulier de ma part une arrière-pensée de sacrifice, d'abnégation, dont alors je ne me rendais pas bien compte, et qui me guidait à mon insu....
. . . . . . . . . .
Lorsque je descendis dans le salon, j'y trouvai M. de Rochegune; il rougit et me dit que M. de Mortagne donnait quelques ordres pour mon départ.
—J'étais hier si troublée, si souffrante,—lui dis-je,—que j'ai à peine pu vous exprimer toute ma reconnaissance. Vous et M. de Mortagne avez été mes sauveurs. Je n'oublie pas non plus que lors de ma maladie...
—Je vous en conjure, madame, ne parlons pas de ceci... Vous m'avez permis de me dire votre ami, j'ai agi comme votre ami.
—Ah! monsieur!... comment jamais reconnaître?...
—En me conservant toujours ce précieux titre... madame, en me permettant de continuer à le mériter.
Je ne sais pourquoi il me vint tout à coup à l'esprit cette idée pénible que M. de Rochegune, connaissant le secret de Gontran, se croirait peut-être le droit de juger sévèrement la conduite de mon mari.
Par une de ces bizarres correspondances de la pensée dont il y a tant d'exemples, M. de Rochegune ajouta à ce moment même:
—Et lorsque je vous prie, madame, de me permettre de me dire de vos amis, j'ose croire que vous n'oubliez pas que je serai heureux aussi d'être toujours compté parmi les amis de M. de Lancry.
Je remarquai que M. de Rochegune appuya avec intention sur ces derniers mots. Je trouvai cette assurance si généreuse, elle répondait si noblement à mes craintes, que je ne pus m'empêcher de m'écrier vivement:
—Oh! merci, monsieur, merci pour lui et pour moi!
M. de Rochegune, étonné de ce mouvement, me regarda... Nous nous entendions...
Il comprenait ma gratitude comme j'avais compris sa bienveillance pour Gontran.
Un doux et triste sourire effleura les lèvres de M. de Rochegune; il me dit d'une voix émue:
—Il y a dans la vie de nobles jouissances, madame, le bien est trop facile à faire à ce prix...
Un silence de quelques minutes suivit ces paroles de M. de Rochegune.
J'en fus embarrassée; par hasard, je levai les yeux sur lui: son regard était vague et distrait, il semblait rêveur. Sa physionomie, ordinairement sévère et hautaine, avait une expression d'ineffable bonté. Ses cheveux noirs recouvraient à peine une cicatrice récente et profonde qu'il avait au front, et que j'avais déjà remarquée lorsqu'il était venu me voir pour la première fois après ma maladie.
Malgré moi, mes yeux se remplirent de larmes, en songeant que j'avais été la cause involontaire du guet-apens où était tombé M. de Rochegune en venant s'informer de mes nouvelles auprès de Blondeau. Voulant rompre le silence, je lui dis:
—Vous ne souffrez... plus de cette blessure que vous avez reçue?...
En entendant ma voix, M. de Rochegune tressaillit et se hâta de me répondre:
—Je ne souffre plus, madame.—Puis, comme si ce sujet de conversation lui eût été gênant, il me dit d'un ton pénétré:
—Toute ma crainte maintenant est que ce misérable Lugarto, quoique hors de France, ne se venge de M. de Mortagne.
—Comment cela?
—Ce matin cet homme est parti; M. de Mortagne a voulu le voir monter en voiture et lui faire une dernière recommandation...—Souvenez-vous...—lui a-t-il dit avec un geste menaçant.
—Pour votre repos, je ne me souviendrai que trop!!!—a répondu M. Lugarto; à quelque distance que je sois... je saurai vous atteindre.—Et après avoir montré le poing à M. de Mortagne, il a ordonné aux postillons de partir à toute bride... Oh! madame, il est impossible de voir quelque chose de plus hideux que la figure de cet homme au moment où il prononçait cette dernière menace: la haine, la vengeance, la rage s'y confondaient dans une horrible agitation.
—Grand Dieu!—m'écriai-je,—il est capable, même en pays étranger, de comploter quelque perfide machination contre M. de Mortagne; cet homme trouve dans sa richesse tant de ressources pour assouvir son infernale méchanceté!
—Je partage vos craintes,—me dit M. de Rochegune,—et malheureusement je suis obligé d'abandonner M. de Mortagne... Sans cela... j'aurais veillé sur ses jours comme sur ceux de mon père...
—Et où allez-vous donc, monsieur?
—En Grèce, madame, faire la guerre contre les Turcs. C'est une noble et sainte cause à défendre... Et puis j'ai besoin de mouvement, d'agitation...
—C'est, dit-on, une guerre souvent terrible, sans merci ni pitié...—dis-je à M. de Rochegune avec intérêt.
—C'est une guerre comme toutes les guerres, madame,—reprit-il avec un sourire mélancolique,—l'on tue ou l'on est tué... Seulement, dans celle-ci, l'on meurt pour une généreuse et héroïque nation... et cette mort est belle et grande.
—Ce sont là de tristes pressentiments,—lui dis-je,—ne vous y appesantissez pas. Moi, j'ai l'espérance, la conviction même que vos amis vous reverront.
—Et je partage cette conviction, madame. L'on n'a pas le droit d'être indifférent à la vie lorsqu'on a la moindre chance de pouvoir être utile à ceux qu'on aime et qu'on respecte.
M. de Mortagne entra.
Il paraissait très-irrité.
—Je viens encore d'apprendre une autre infamie de ce Lugarto. Votre femme de chambre, que je viens de presser de questions et de menaces, m'a avoué qu'elle avait été placée chez vous par cet homme, et qu'afin d'empêcher votre excellente madame Blondeau de vous accompagner, cette créature avait, d'après l'ordre de Lugarto, mêlé une certaine poudre à son breuvage, ce qui avait rendu Blondeau assez malade pour qu'elle ne pût vous suivre.
—Mon ami, M. de Rochegune me dit qu'en partant M. Lugarto...
—Oui, oui... il m'a menacé... je m'attends bien à quelque tour diabolique, mais je serai sur mes gardes... Tout ce que je voulais, c'était de vous débarrasser de lui, et j'y ai réussi, je pense... Je regrette néanmoins de ne l'avoir pas marqué... Ç'aurait été une garantie de plus.
—Et aussi un motif de haine et de vengeance de plus pour cet homme,—lui dis-je.
—Si l'on était arrêté par de pareilles craintes, on ne ferait jamais rien,—dit M. de Mortagne.—Je sais bien contre qui j'ai à lutter... Mais il faut que je vous apprenne comment j'ai suivi la trace de cette abominable machination... Quelque temps après votre retour de Chantilly, j'ai appris par Rochegune les bruits infâmes que Lugarto faisait courir sur vous; j'étais malade, hors d'état de sortir... Le premier mouvement de Rochegune fut d'aller trouver Lugarto, de lui ordonner de se taire; il le connaissait de longue main, il le savait très-lâche, il ne doutait pas qu'une vigoureuse menace ne l'intimidât; je l'engageai à n'en rien faire, j'avais écrit à Londres pour avoir des renseignements sur la vie que M. de Lancry y avait menée avant son mariage.
Voyant que la conversation allait s'engager sur M. de Lancry, par un sentiment de convenance exquise dont j'appréciai toute la délicatesse, M. de Rochegune dit à M. de Mortagne:
—J'aurais quelques ordres à donner pour notre départ, je vous laisse.
Il me salua et sortit.
M. de Mortagne continua:
—On me dit qu'à Londres M. de Lancry avait dépensé beaucoup d'argent, et que, selon le bruit public, cet argent lui avait été prêté par Lugarto. En rapprochant ceci de quelques autres circonstances, je devinai facilement que votre mari se trouvait dans la dépendance de cet homme, sans toutefois croire que cette dépendance fût rendue plus absolue, plus dangereuse encore par l'acte que vous savez; j'engageai donc Rochegune à patienter et à attendre mon rétablissement. Un homme très-sûr qui me sert depuis vingt ans fit jaser quelques-uns des domestiques de Lugarto. J'appris par eux qu'ils avaient souvent entendu M. de Lancry, enfermé avec leur maître, supplier celui-ci de ne pas le perdre. Ce rapport me prouva qu'il s'agissait d'autre chose que d'une obligation d'argent; je voulus pénétrer à tout prix ce secret et vous garantir des mauvais desseins de Lugarto. Il savait mon affection pour vous. Je m'aperçus bientôt que j'étais suivi, car cet homme, à force d'argent, s'est créé une sorte de police au moyen de laquelle il découvre une foule de secrets dont il use et abuse dans l'occasion, ainsi que vous l'avez vu à l'égard de madame de Ksernika et de madame de Richeville. Pour détourner ses soupçons, je quittai Paris; ses espions perdirent mes traces: c'était à peu près à l'époque de votre maladie... Au bout de quelques jours je revins m'établir à Paris dans un quartier éloigné: je n'en surveillais pas moins les démarches de M. Lugarto. Je savais aussi bien que lui que les gueux sont corruptibles. Or, comme presque tous ses gens sont complices de quelques-unes de ses méchantes ou honteuses actions, il me fut possible d'acheter quelques-uns de ses domestiques: j'appris ainsi que depuis quelque temps il avait loué et fait meubler une maison isolée du côté de Chantilly... C'était celle où nous sommes... Je vins m'assurer du fait par moi-même, et reconnaître la position de cette demeure. Je savais que Lugarto contrefaisait les écritures avec une détestable habileté. Craignant quelque ruse, je vous fis dire par Rochegune de ne jamais quitter votre mari, supposant bien que Lugarto choisirait le moment de son absence pour vous jouer quelque tour infernal. La scène de Tortoni arriva, je n'en fus instruit que le lendemain par Rochegune; j'envoyai chez vous, on me dit que vous veniez de partir pour aller chez Ursule, et que M. de Lancry était aussi en voyage: j'envoyai chez Lugarto; il était, dirent ses gens, retenu au lit, blessé d'un coup d'épée... reçu le matin même... Je connaissais l'homme, je ne crus pas à ce coup d'épée, je fus avant toute chose frappé de votre isolement de Gontran; une heure de retard ou d'hésitation pouvait tout perdre... si vous étiez véritablement allée chez madame Sécherin, vous ne couriez aucun danger, nous n'avions donc pas à nous occuper de cette hypothèse; à tout hasard nous nous décidâmes à nous rendre ici. Nous allions vous atteindre à la descente de Luzarches, lorsque ce diable d'homme nous fit culbuter dans un tas de pavés: la chute fut terrible; je restai quelques minutes sans connaissance...
—Mon ami... mon Dieu... et pour moi... toujours pour moi... tant de périls déjà courus!
—Ces périls-là ne comptent, ma pauvre enfant, que lorsqu'ils me font arriver trop tard... Cette fois, grâce au ciel, il n'en fut pas ainsi. Après quelques moments d'étourdissement, je revins à moi... J'en étais quitte, ainsi que Rochegune, pour quelques rudes contusions... Mais nos chevaux étaient incapables de marcher, notre postillon avait la jambe cassée, ma voiture était brisée... Nous comptions les secondes; à pied, il nous fallait plus d'une heure pour nous rendre ici; nous nous mîmes en marche... Heureusement, au bout d'un quart d'heure, nous rencontrâmes les chevaux de retour qui vous avaient amenée ici. Aux détails que nous donnèrent les postillons, il n'y avait plus de doute, c'était bien vous. Nous prîmes, moi et Rochegune, les deux porteurs, et nous partîmes bride abattue; en une demi-heure, nous étions à quelques pas de cette maison. Pour ne pas éveiller les soupçons nous laissâmes nos montures assez loin. Toutes les fenêtres étaient fermées, mais on voyait de la lumière à travers les volets. Nous allions nous décider à frapper violemment à la porte, lorsqu'une croisée du rez-de-chaussée s'ouvrit; c'était votre femme de chambre qui sans doute voulait prendre l'air. Nous vîmes dans une salle basse une vieille femme et Fritz; d'un saut nous entrâmes dans cette salle, le pistolet à la main. Rochegune se mit à la porte, moi à la fenêtre. Ces misérables tombèrent à genoux, saisis de frayeur.
—Il doit y avoir un bûcher, une cave,—leur dis-je;—conduisez-nous-y, ou nous vous brûlons la cervelle.
—A droite, sous le vestibule, il y a la porte de la cave,—me dit la vieille.
Cinq minutes après, Fritz et les deux femmes étaient renfermées. Nous entrâmes dans la chambre qui précède le salon où vous étiez; nous entendîmes parler; c'était Lugarto: il vous dévoilait toutes ses horribles machinations. Ces révélations pouvaient nous servir; nous attendîmes jusqu'au moment, pauvre femme, où vous vous êtes si courageusement blessée...
—Noble et généreux ami,—dis-je à M. de Mortagne en serrant ses mains dans les miennes...—toujours là... lorsqu'il s'agit de me secourir ou de me sauver!
—Oui, sans doute, toujours là... Sans vous quel intérêt aurais-je dans la vie? Mais dites-moi, mon enfant, il faut aujourd'hui même mettre à la poste cette lettre pour votre mari; il la trouvera à son arrivée à Londres; elle lui apportera ce malheureux faux et lui rendra sa liberté. Pour déjouer les méchants propos de Lugarto et expliquer votre départ de Paris, afin que votre mari n'ait aucun soupçon de ce qui s'est passé cette nuit, vous allez partir pour la terre de madame Sécherin. Une fois là, vous écrirez à votre mari que, ne voulant pas rester à Paris sans lui, vous êtes allée passer chez Ursule le temps de son absence. Vous adresserez votre lettre chez vous, à Paris; à son arrivée il la trouvera.
—Mais, mon ami, pourquoi ne pas tout dire à Gontran?
—Pourquoi! pauvre enfant! parce que, du moment où votre mari vous saura instruite de la bassesse qu'il a commise, il vous haïra... il aura à rougir devant vous... et jamais il ne vous pardonnera sa faute.
—Ah! pouvez-vous croire?
—Écoutez, Mathilde... je ne veux pas récriminer, je ne veux voir dans M. de Lancry que l'homme que vous aimez, votre noble et sainte affection le sauvegarde à mes yeux; mais enfin... soyez juste, lorsqu'il vous savait si malheureuse de cette hideuse intimité avec un homme qu'il méprisait, qu'il haïssait autant que vous, a-t-il eu le courage de vous faire ce fatal aveu? Non, il a préféré laisser s'accréditer sur vous les bruits les plus infamants.
—Mais rompre ouvertement avec M. Lugarto, c'était se perdre.
—Mais c'était sauver votre réputation à vous, malheureuse femme, innocente de toutes ces vilenies... Si votre mari n'avait pas été un abominable égoïste, il aurait courageusement bravé les conséquences de sa faute, au lieu de vous laisser avilir aux yeux du monde... Après cette scène de Tortoni, qui révélait au moins de sa part une lueur de généreuse indignation, n'a-t-il pas de nouveau souscrit à toutes les exigences de Lugarto? Ne vous a-t-il pas, pour ainsi dire, lâchement abandonnée à ses infâmes tentatives? Tenez, Mathilde, pauvre et chère enfant! il faut tout le respect, toute l'admiration que m'inspire votre dévouement pour m'empêcher de dire ce que je pense... je ne veux pas vous attrister encore... Seulement, croyez-en mon expérience, ne dites jamais à Gontran que vous avez son secret... Cet aveu vous serait fatal... Je vous le répète, l'homme qui dans les terribles circonstances où vous vous êtes trouvée, n'a pas eu assez de confiance dans votre cœur pour tout vous avouer, serait impitoyable s'il vous savait instruite d'un mystère qu'il a caché avec tant d'opiniâtreté.
—Mais enfin, si par hasard Gontran découvre mon séjour dans cette maison?
—J'y ai songé.... J'ai aussi songé que, par une nouvelle méchanceté dont je ne puis concevoir le but, Lugarto pourrait tout écrire à votre mari; alors cette déclaration signée de lui, mon témoignage, celui de Rochegune, suffiraient pour vous mettre à l'abri de toute calomnie, car il faut tout prévoir...
—Je suivrai vos conseils,—dis-je à M. de Mortagne en soupirant. Pourtant je vous l'avoue, il m'en coûte de cacher quelque chose à Gontran...
M. de Mortagne, sans me répondre, me prit les deux mains et me regarda quelque moment en silence.
Sa figure si caractérisée avait une expression d'attendrissement inexprimable. Malgré lui, il pleura. Je ne saurais dire combien je fus profondément touchée en voyant couler les larmes de cet homme si énergique et si résolu.
—Mon Dieu! qu'avez-vous, mon ami?—m'écriai-je, sans pouvoir non plus retenir mes larmes.
—Je ne vous vois pas encore heureuse pour l'avenir... Pauvre enfant... votre mari est délivré d'une épouvantable domination, votre fortune est rétablie... M. de Lancry a des torts cruels à se faire pardonner, et le repentir doit rendre meilleures encore les âmes naturellement bonnes... Pourtant je crains, je ne suis pas rassuré...
—Ce sont de vaines terreurs, mon ami... votre affection pour moi s'alarme à tort... croyez-moi.
—Hélas! je voudrais me tromper,—me dit M. de Mortagne en secouant tristement la tête.
—A propos,—lui dis-je,—cette somme considérable que vous avez remboursée pour nous... il est entendu, n'est-ce pas, que nous vous la rendrons?
—Écoutez, Mathilde, j'ai environ soixante mille livres de rente; pendant les années que mademoiselle de Maran m'a fait passer sous les Plombs de Venise, j'ai fait des économies forcées; j'ai peu de besoins, j'emploie presque tout mon revenu à soulager de nobles et obscures infortune; je n'aurai pas d'autres héritiers que vous, cette somme est donc une avance d'hoirie.
—Mon ami! pourtant...
—Écoutez-moi encore, votre contrat de mariage a été si déloyalement fait, que vous, qui apportez toute la fortune dans la communauté, vous n'avez droit à aucune réserve: votre mari peut vous dépouiller ou vous ruiner complétement. Heureusement je suis là... ma fortune garantit votre avenir.
—Mon ami... n'ayez pas ces craintes; je vous assure que Gontran est revenu de ses goûts de faste... il ne joue plus...
—L'état de maison que vous tenez à Paris était déjà beaucoup trop considérable pour votre fortune; je suis sûr que, lorsqu'il se verra débarrassé de Lugarto, M. de Lancry se jettera de nouveau dans de folles dépenses... Vous avez encore maintenant net cent mille livres de rentes, votre hôtel payé; eh bien! en cinq ou six ans d'ici, votre mari peut avoir tout dissipé. Je connais les prodigues.
—Mais, mon ami...
—Mais, mon enfant, il n'a pas été arrêté, retenu par la honte de commettre un faux, pour se procurer de l'argent... Quel frein l'arrêtera lorsqu'il n'aura qu'à puiser à pleines mains dans votre fortune?... Pardon... Mathilde... je vous afflige; mais il est de ces vérités sévères qu'il faut oser dire... Jamais je n'ai failli à ce devoir, jamais je n'y manquerai... Je vous en conjure, résistez autant que vous le pourrez aux prodigalités de votre mari; pour vous, pour lui-même, ayez cette résolution... Moi, je ne veux lui rien dire; je réserverai mon influence pour les cas extrêmes. Il est violent, emporté; il est impatient des remontrances: peu m'importe, lorsque votre intérêt voudra que je parle... je parlerai, et de façon à être entendu et écouté, je vous en réponds. Allons, adieu, mon enfant... Au moindre événement, écrivez-moi à Paris; à tout jamais comptez sur moi... et sur Rochegune... Quant à celui-ci, que Dieu me le conserve... car il s'en va faire une terrible guerre, et il n'est pas homme à s'y ménager... Adieu, encore adieu! Je vous enverrai Blondeau chez madame Sécherin; un de mes gens qui m'accompagnait hier, et qui vient d'arriver avec ma voiture, vous suivra. Il m'appartient depuis longtemps, c'est vous garantir sa sûreté. Vous pouvez prendre avec lui cette femme que vous avez emmenée; mais, à l'arrivée de Blondeau, chassez-la; et à votre retour à Paris, faites maison nette, de peur qu'il ne reste parmi vos gens quelque dangereuse créature de Lugarto; puis ne remontez votre maison qu'avec des gens parfaitement bien recommandés. Allons, encore adieu.
Une dernière fois, j'embrassai cet excellent ami en versant de douces larmes.
Je serrai affectueusement les mains de M. de Rochegune, et je partis pour la Touraine, me faisant une fête de surprendre Ursule par ma visite inattendue.
CHAPITRE VI.
LA FAMILLE SÉCHERIN.
La propriété de M. Sécherin, qu'il habitait alors avec Ursule, était située à Rouvray en Touraine, sur le bord de la Loire.
Je fus obligée de repasser par Paris; je m'y arrêtai afin de mettre moi-même à la poste la lettre de M. Lugarto pour Gontran, lettre qui allait combler mon mari de joie et le délivrer de l'odieuse influence dont il avait si longtemps souffert.
Nous étions à la fin du mois de juin.
Je voyageai très-rapidement; à mesure que je m'éloignais de Paris, il me semblait que je respirais plus librement: la vue des riantes campagnes que je traversais me calmait, me faisait du bien; mon cœur se dilatait, j'allais revoir l'amie de mon enfance...
Après tant de cruelles secousses, j'allais goûter le repos des champs, je me faisais une joie de partager pendant quelque temps la vie simple, paisible, d'Ursule et de son mari.
Depuis assez longtemps, je n'avais reçu aucune lettre de ma cousine.
Dans ses dernières lettres, elle continuait de se plaindre de son sort, mais elle le supportait avec une résignation mélancolique.
Je connaissais l'exaltation du caractère d'Ursule, la bonté de son mari; aussi n'étais-je pas très-inquiète.
Je ne lui avais pas écrit un mot de ce qui avait bouleversé ma vie depuis quelque temps; j'étais décidée à ne lui faire à ce sujet aucune confidence: ce n'était pas mon secret à moi seule, c'était aussi le secret de Gontran.
J'arrivai à Rouvray par un beau soleil couchant, par une ravissante soirée d'été.
Je laissai à gauche de grands bâtiments où était établie la manufacture de M. Sécherin. J'entrai dans une belle avenue de tilleuls qui conduisait à la maison d'habitation.
A peine ma voiture était-elle à moitié de cette allée, que j'aperçus Ursule.
Les chevaux s'arrêtèrent, on ouvrit la portière, je me précipitai dans les bras de ma cousine.
Il est impossible de peindre sa joie, son étonnement surtout; elle m'embrassait, me regardait comme si elle ne pouvait en croire ses yeux, puis elle m'embrassait encore.
—Comment c'est toi? c'est toi?—me disait-elle.—Quelle douce surprise!
—Ursule! oui, c'est moi, moi ta sœur, je viens passer ici quelques jours dont je puis disposer pendant que mon mari est en Angleterre.
—Quelle ravissante idée tu as eue là, Mathilde! combien j'en suis reconnaissante! Quel dommage seulement que notre pauvre maison soit si peu digne de te recevoir!
Je haussai mes épaules en souriant.
—Et ton mari, où est-il? comment va-t-il?
—Très-bien,—me dit Ursule.
Après cette effusion de reconnaissance, j'examinai ma cousine; elle me parut encore plus jolie que par le passé.
—Tu es heureuse, car tu es charmante,—lui dis-je.
—Heureuse,—reprit-elle, avec un accent qui devint presque subitement plaintif...—Heureuse? Oui, je suis heureuse;—et elle étouffa un soupir. Mais c'est à toi... qu'il faut parler de bonheur.
—Oh! oui,—m'écriai-je,—en ce moment surtout; tu ne sais pas combien je jouis du plaisir de te revoir, tu ne sais pas tout ce que j'attends de ces jours que je viens passer auprès de toi.
J'avais mis mon bras sous le bras d'Ursule, et nous cheminions vers la maison.
Cette habitation était assez grande; le jardin qui l'entourait, symétriquement disposé en carrés, en quinconces, et bordé de grandes allées de charmilles régulièrement taillées à l'ancienne mode française, avait un aspect calme et grave; au bout d'une de ces longues voûtes de verdure qui aboutissait à une terrasse, on apercevait la Loire.
—Tu trouves cette demeure bien provinciale, bien vulgaire, n'est-ce pas?—me dit Ursule.—Mais M. Sécherin, ou plutôt sa mère, ne veut y rien changer, sous le prétexte qu'elle était ainsi du temps de feu M. Sécherin père; ce qui n'empêche pas cette habitation d'être très-laide, comme tu peux le voir. Et cet affreux jardin français, ne dirait-on pas un jardin de couvent? comme il est triste et sombre!
—Mais non, tu calomnies cette maison, ma chère Ursule; je trouve ce jardin très-beau et très-noble, et puis vous avez, ce me semble, une terrasse sur les bords de la Loire; comptes-tu cela pour rien?
—Toujours indulgente et bonne, pauvre chère Mathilde.
—Non, vraiment, je t'assure que tout ici me plaît beaucoup. C'est si calme, si tranquille!
—Oh! pour du calme il y en a beaucoup; heureusement on n'entend pas le bruit étourdissant des machines de la fabrique de M. Sécherin.
—Ce sont ces grands bâtiments qu'on voit en entrant, n'est-ce pas? Mais c'est un établissement magnifique.
—Magnifique... comme une fabrique. Il n'y a rien de plus triste au monde... si ce n'est d'entendre sans cesse parler des résultats merveilleux de cette même fabrique, du nombre d'ouvriers qu'elle emploie, de son importance dans le pays, etc. Il faudra, ma pauvre Mathilde, te résigner à supporter souvent ces conversations-là. Quel changement pour toi, habituée à cette brillante vie du monde que, hélas! je n'ai fait qu'entrevoir avant de venir m'enterrer ici.
Je regardai Ursule avec un air de reproche.
—Ma sœur, ma sœur,—lui dis-je,—je crains d'avoir encore à te gronder; je suis sûre que tu médis de ton bonheur... Ah! crois-moi, ce monde... ce monde dont nous nous faisions de si brillantes imaginations, ce monde est bien triste et bien méchant. Combien je préférerais à ses faux plaisirs l'existence paisible que tu mènes ici!
Ursule me regarda avec surprise.
—Toi... toi,—me dit-elle,—tu envierais mon sort... Tu es donc bien malheureuse, Mathilde!... Que t'est-il donc arrivé? Tu m'as donc caché quelque chose?
—Non, ma chère Ursule,—me hâtai-je de répondre,—mais je l'assure que les plaisirs du monde étourdissent, mais ne remplissent pas le cœur. Tu le sais, j'ai toujours été un peu sauvage, même chez mademoiselle de Maran; j'aimais mieux passer avec toi nos soirées dans notre chambre que de rester dans le salon.
—Combien je reconnais ta bonté, ta délicatesse habituelle!—me dit Ursule;—tu feins d'envier mon sort pour me le faire trouver désirable... Mais viens que je te conduise dans ton appartement, tu excuseras cette modeste hospitalité.
Nous entrâmes dans la maison.
Tout était simple, mais tenu avec une extrême propreté. Nous montâmes un grand escalier carrelé, à rampe de bois massif; il aboutissait à un long corridor, où s'ouvraient plusieurs portes.
Ursule en ouvrit une; je traversai une petite antichambre, et je me trouvai dans une très-grande chambre à antiques boiseries grises. Au fond était un lit à baldaquin avec des rideaux de toile de Perse à sujets chinois rouges sur fond blanc. Au-dessus des portes et de la cheminée on voyait des panneaux peints et représentant des pastorales dans le goût de Watteau. C'étaient des arbres d'un vert tendre, un beau ciel d'azur, des bergères en jupes roses, des bergers en habit bleu céleste, ayant à leurs pieds des moutons d'un blanc de neige qui portaient à leur cou de larges rosettes de rubans.
Je ne puis dire combien je me sentis réjouie à l'aspect de ces bergerades, un peu maniérées sans doute, mais dont le calme souriant et champêtre reposait délicieusement ma pensée. De grandes fenêtres à petits carreaux s'ouvraient sur le jardin et dominaient la Loire. Une commode et un secrétaire en bois des îles, semés de marquetterie verte et rose; des meubles peints en gris, et aussi recouverts de toile de Perse rouge et blanche, complétaient l'ameublement de cette chambre.
Ursule paraissait honteuse de cette simplicité, qui me ravissait. Je ne trouvai rien de plus gai, de plus riant. Deux autres pièces meublées dans le même goût, dont l'une pouvait servir de petit salon, dépendaient de cet appartement.
—Vraiment,—me dit Ursule,—tu ne te trouveras pas trop mal établie?
—Je m'y trouve si bien que, si M. de Lancry veut rester ici quelque temps lorsqu'il viendra me chercher, je te préviens que tu auras beaucoup de peine à nous renvoyer de chez toi.
—Allons, je te crois, ma bonne Mathilde; toute ma peur est que tu ne t'ennuies bientôt de cette vie que tu pares, j'en suis sûre, de tout le prestige de ton imagination; je crains aussi que la compagnie de ma belle-mère, madame Sécherin, ne te paraisse bientôt insupportable.
—Mais ton mari la disait la meilleure des femmes.
—Les fils sont toujours indulgents; tu la verras; elle est sans esprit, sans usage, d'une dévotion outrée, d'un entêtement qui serait une incroyable fermeté de caractère si elle avait autant d'intelligence que de volonté; jamais ni moi ni son fils nous n'avons pu obtenir d'elle de faire le moindre changement à cette maison, d'augmenter le nombre de ses domestiques, d'améliorer leur service. Son éternel refrain est: Feu mon pauvre Sécherin trouvait que c'était bien comme ça. Aussi, Mathilde, toi qui as, dit-on, une des meilleures et des plus élégantes maisons de Paris,—me dit Ursule en rougissant de confusion,—ne te moque pas trop de nous en nous voyant à table servies par deux grosses paysannes tourangelles: c'est une manie de ma belle-mère à laquelle rien au monde n'a pu la faire renoncer.
Je regardai ma cousine sans pouvoir lui cacher ma tristesse.
—Comment, Ursule, tu me connais assez peu pour me croire capable de remarquer seulement de telles misères? Est-ce qu'avant toute chose je ne songe pas au plaisir d'être près de toi?
Sept heures sonnèrent.
—Je vais vite t'envoyer ta femme de chambre,—me dit Ursule;—madame Sécherin soupe exactement à huit heures. Oui, elle soupe, car rien n'a pu lui faire changer ses habitudes gothiques; et elle aurait assez peu d'usage pour se mettre à table sans toi, si tu n'étais pas prête.
—Et j'en serais désolée, ma bonne Ursule, car ta belle-mère verrait peut-être un manque d'égards de ma part dans mon inexactitude; et, tu le sais, je ne trouve rien de plus respectable que les habitudes de famille.
Ursule sortit; ses craintes, ses remarques me chagrinèrent pour elle.
Elle semblait presque humiliée, pour ne pas dire dépitée, de la simplicité de sa réception, et l'on eût dit qu'elle songeait plus encore à sa vanité qu'à moi-même.
Maintenant je me souviens que ma cousine, tout en me protestant de sa joie, du bonheur qu'elle avait à me revoir, me parut contrariée de ma venue; d'abord j'attribuai sa contrainte aux puérils motifs que j'ai dits. Je devais bientôt savoir la véritable et misérable cause de son embarras.
Je m'habillai très-vite et le plus simplement possible.
Ursule frappa à ma porte.
—Tu excuseras ma belle-mère de n'être pas venue te voir, mais elle marche difficilement, et il lui aurait été très-pénible de monter l'escalier. Mon mari arrive à l'instant de la fabrique, il va nous rejoindre au salon.
—Descendons vite, car je suis décidée à faire la conquête de ta belle-mère,—dis-je en riant à Ursule.
—Oh! tu auras bien de la peine. J'ai eu beau lui rappeler ton rang, la position de ton mari, lui parler de votre élégance, de votre richesse; elle ne m'a pas parue disposée à faire plus de frais pour toi qu'elle n'en fait pour une bourgeoise de notre sous-préfecture. Tu excuseras ce manque d'éducation, n'est-ce pas?
—Cette simplicité me donne au contraire encore meilleure opinion de ta belle-mère, ma chère Ursule, et il faut absolument que je réussisse à lui plaire...
Nous descendîmes, nous entrâmes dans une salle à manger où le couvert était mis, puis dans un salon où se tenait madame Sécherin.
Je me souviens des moindres détails de cette scène, car elle me frappa beaucoup par l'harmonie qui existait pour ainsi dire entre madame Sécherin et les objets qui l'entouraient.
J'avais eu de telles agitations que je devais surtout trouver un charme infini dans tout ce qui rappelait des idées de calme, de tranquillité.
Les fenêtres et les portes vitrées de ce salon s'ouvraient sur un parterre émaillé de fleurs. Un lustre de cristal de roche, soigneusement entouré d'une gaze blanche, descendait d'une énorme poutre qui traversait le plafond; çà et là pour tout ornement étaient accrochés à la boiserie grise plusieurs cadres dorés renfermant des têtes d'étude dessinées au crayon par le mari d'Ursule lorsqu'il apprenait le dessin au collége de Tours, et offertes à son père ou à sa mère pour le jour de leur fête, ainsi que le témoignaient des dédicaces écrites d'une magnifique écriture.
Sur le marbre de la cheminée, on voyait une pendule et des candélabres en bronze doré, recouverts de gaze comme le lustre; deux consoles en bois d'acajou placées entre les fenêtres, des fauteuils et deux canapés garnis de housses de bazin blanc, composaient l'ameublement de cette pièce carrelée en rouge et cirée avec une minutieuse propreté.
Madame Sécherin était assise dans une bergère placée dans l'embrasure d'une des fenêtres ouvertes et au-dessous de laquelle s'étendait un beau massif de rosiers en fleurs. Un vieux et gros perroquet gris à collier rouge se promenait gravement sur le rebord de cette croisée.
La belle-mère d'Ursule filait sa quenouille au bruit mesuré de son rouet.
C'était une femme de soixante-dix ans environ, vêtue d'une robe noire et coiffée d'une sorte de bavolet de batiste sans aucune garniture, qui encadrait étroitement son front pâle et ses joues creuses et ridées.
Au premier abord, cette physionomie paraissait seulement simple, douce et grave; mais en l'observant plus attentivement, on y découvrait une grande expression de fermeté, tandis que son regard calme, mais profond et scrutateur, révélait une longue habitude d'observation.
Je fus à l'instant persuadée qu'Ursule était prévenue contre sa belle-mère, ou qu'elle la jugeait mal.
Ce qui me prouva surtout que madame Sécherin n'était pas une femme vulgaire, c'est qu'elle m'accueillit avec une dignité affable et sans aucun embarras.
Lorsque j'entrai elle se leva péniblement en s'appuyant sur les bras de sa bergère, me fit un salut affectueux et me dit:
—Vous êtes bien bonne, madame, d'être venue voir ma bru: nous ferons ce que nous pourrons, mon fils et moi, pour que vous vous plaisiez ici.
—Comment ne m'y plairais-je pas, madame? je suis avec une sœur que j'aime et dont j'estime beaucoup le mari, et vous m'accueillez avec une cordialité qui me fait espérer davantage encore.
—Je me sens très-disposée à vous aimer; mon fils m'a dit que vous étiez une brave et honnête dame: les braves gens aiment les braves gens; j'espère que vous serez contente avec nous.
—Je n'en doute pas, madame.
—Nous sommes sans façon,—dit madame Sécherin en se remettant à son rouet;—nous vivons à l'ancienne mode... comme du temps de mon mari. Je n'aurais pas pu changer des habitudes qui ont été les siennes pendant tant d'années.
—Je comprends cette religion des souvenirs, madame, et je l'admire; ainsi l'absence d'un être aimé se sent encore davantage... il n'y a rien d'amer dans ces regrets; ils sont adoucis par l'espérance d'être un jour réunis à ceux que nous pleurons.
Madame Sécherin me regarda pendant un instant avec intérêt et me dit:—Les bons cœurs entendent les bons cœurs;—puis elle soupira, garda quelques moments le silence, et reprit, comme si elle eût voulu changer le cours de ses pensées:
—Voici nos habitudes de Touraine, madame: nous déjeunons à neuf heures, nous dînons à deux, nous soupons à huit, à dix heures nous sommes tous couchés; car, voyez-vous, qui se lève tôt doit se coucher tôt. Mon fils est sur pied au chant du coq, il ne peut pas veiller tard.
Ursule me regarda d'un air presque suppliant, et haussa les épaules en me montrant sa belle-mère.
Ma cousine craignait que je ne fusse choquée de la familiarité naïve avec laquelle madame Sécherin me recevait. J'étais au contraire charmée de son accueil; je le trouvais très-digne.
Il n'y a rien de plus bourgeoisement, de plus platement vulgaire qu'un empressement faux et bruyant, que ces humbles protestations, que ces regrets exagérés de n'être que de pauvres provinciaux indignes de recevoir des personnes de la capitale (style de sous-préfecture, comme disait mademoiselle de Maran).
M. Sécherin entra vivement, il parut ravi de me voir, et vint à moi les bras ouverts pour m'embrasser.
Son mouvement fut si naturel, si cordial, que je lui tendis mes deux joues, non sans sourire et sans rougir un peu.
M. Sécherin fit retentir le salon de deux gros baisers, à la grande confusion d'Ursule, qui ne put s'empêcher de lui dire à demi-voix:
—En vérité, monsieur, vous êtes fou! Quelles manières! Mathilde, pardonnez-lui.
—Comment, quelles manières!—s'écria-t-il.—Parce que j'embrasse notre cousine de tout mon cœur sur les deux joues? Ma foi, moi, ça me réjouit de la voir, et je le lui prouve à ma façon.
—Ne voyez-vous pas qu'Ursule est jalouse, mon cher cousin?—dis-je en riant à M. Sécherin.
Celui-ci avait paru néanmoins réfléchir aux paroles d'Ursule; aussi me dit-il d'un air confus, presque triste:
—Après tout, ma femme a peut-être raison... Sans doute j'ai eu tort, ma cousine... Excusez-moi, mais j'étais si heureux de vous revoir que je n'ai pas réfléchi si c'était l'usage ou non de vous embrasser...
—J'ai bien envie, mon cher cousin, de vous prier de recommencer pour apprendre à Ursule à ne plus vous gronder injustement.
—Vrai?... Vous n'êtes pas fâchée?—s'écria M. Sécherin, dont la figure s'épanouit aussitôt.
—En ai-je l'air?—lui dis-je.
—Êtes-vous bonne, mon Dieu! êtes-vous bonne! Tenez, juste comme votre excellente tante, madedemoiselle de Maran.... Et à propos, comment se porte-t-elle, cette excellente dame?
—Mais fort bien,—dis-je assez embarrassée en échangeant un regard avec Ursule.
—Ah! maman,—reprit M. Sécherin avec exaltation,—vous n'avez pas d'idée quelle bonne femme ça est que mademoiselle Maran, la tante de madame de Lancry! Elle est unie comme bonjour... Enfin, pour tout dire, elle vous ressemble comme deux gouttes d'eau pour le caractère; maman, en cela, c'est tout votre portrait.
—Tu me l'as toujours dit, mon fils... et je te crois.
—Et je le dirai toujours. Tenez, madame de Lancry peut vous l'affirmer. La première fois qu'elle m'a vu, mademoiselle de Maran m'a tout de suite parlé comme vous m'auriez parlé vous-même, maman; elle m'a fait des remontrances, elle m'a même un peu sermonné, parce que je disais des choses que je ne devais pas dire... Et c'est si rare, cette franchise-là... N'est-ce pas, maman?
—Les vieilles gens doivent des leçons aux jeunes, le bon Dieu les laisse sur la terre pour cela,—dit simplement madame Sécherin en continuant de tourner son rouet. Puis, levant par hasard les yeux sur son fils, elle lui dit:—Est-ce que tu vas à la ville ce soir?
—Non, maman. Pourquoi voulez-vous que j'aille à la ville?
—Tu as ton habit noir, une cravate blanche, et tu es rasé tout frais.
—Ceci, maman, c'est une idée de ma femme; elle m'a dit d'aller me faire beau à cause de madame de Lancry; j'avais ma blouse en revenant de la fabrique.
—Comment, Ursule, c'est pour moi... Ah! mon cousin, nous nous fâcherons si vous changez la moindre chose à vos habitudes pendant mon séjour ici...
—Eh bien! vois-tu, Belotte,—dit M. Sécherin se retournant vers Ursule,—quand je te le disais que ça lui serait bien égal, à madame de Lancry, que je dîne en blouse avec une barbe d'avant-hier...
—Encore une fois, mon cher cousin, je serais au désespoir d'être venue ici si je devais vous gêner en rien.
—Eh bien! c'est convenu, ma cousine, j'accepte, et quoi qu'en dise ma femme, je resterai dorénavant en blouse. Vous me pardonnerez, n'est-ce pas? C'est qu'ainsi, quand on s'est occupé toute la journée, on trouve joliment bon de se mettre à son aise le soir.
—Le fait est que tu te fatigues comme si tu avais encore ta fortune à faire, mon fils, dit madame Sécherin avec un soupir,—et pourtant le bon Dieu a béni le travail de ton père.
—Soyez tranquille, maman; quand mon inventaire se montera à cent mille livres de rentes bien claires et bien nettes, j'arrêterai la mécanique. Je me suis dit: Ma femme trouve que je n'ai pas assez de fortune comme ça; elle veut avoir cent mille livres de rentes, pour aller briller à Paris. Eh bien donc elle les aura, ses cent mille livres de rentes! C'est si bon, si doux de penser que toute la peine que je me donne fait plaisir à ma femme, de penser enfin qu'il est en mon pouvoir de réaliser tous ses vœux, et que pour le faire il ne s'agit que de travailler... Tenez, cousine, rien qu'à cette idée-là je suis heureux comme un roi de pouvoir travailler comme un nègre... Aussi c'est pour cela que j'ai les mains si noires, car je n'ai pas le temps de faire le petit-maître, moi!—dit M. Sécherin riant aux éclats. Et il me montra ses grosses mains, qui justifiaient assez de sa plaisanterie.
Ursule rougit de honte, de dépit, et lança un coup d'œil furieux à son mari.
Celui-ci me regarda timidement, en contemplant ses mains d'un air décontenancé.
—Et quand cette digne main s'offre comme gage d'une promesse ou d'une amitié sincère, l'amitié qu'elle jure ou la promesse qu'elle fait sont sacrées!...
—Je le sais,—dis-je à M. Sécherin en lui tendant la main.
Ce mouvement, ces simples paroles que m'inspirait ma sympathie pour cet excellent homme, aussi loyal, aussi dévoué qu'il était inculte, lui firent venir les larmes aux yeux; il porta le bout de mes doigts à ses lèvres presqu'avec vénération.
Sa mère interrompit son ouvrage, me regarda fixement, et me dit d'une voix attendrie:
—Madame, voulez-vous me permettre de vous embrasser? vous rendez bien justice à mon pauvre fils... vous!!!
Et jetant sur Ursule qui haussait les épaules un coup d'œil sévère, madame Sécherin fit un mouvement pour se lever...
—Ne vous dérangez pas, madame,—lui dis-je en me courbant vers elle.
Par deux fois elle me baisa au front.
Quand je la regardai, deux larmes coulaient sur ses joues vénérables.
Elle les essuya lentement sans mot dire et se remit à son rouet.
—Ma pauvre mère... vous la gâtez... en lui parlant ainsi de moi...—me dit tout bas M. Sécherin d'un air attendri.
Ceci s'était passé très-rapidement.
Je cherchai Ursule des yeux, je fus surprise de l'expression ironique avec laquelle elle avait contemplé cette scène.
L'horloge de la fabrique de M. Sécherin sonna huit heures.
—Maman... votre bras... allons souper... J'ai une faim enragée,—dit M. Sécherin à sa mère en s'avançant vers elle.
—Non, non, mon fils, donne la main à ta cousine... ma bru m'aidera.
—Encore un dérangement que je ne souffrirai pas, madame; ne sommes-nous pas en famille?—dis-je en prenant le bras d'Ursule.
—Madame Lancry a raison; allons, maman, venez,—dit M. Sécherin en s'approchant de sa mère qui s'appuya sur lui et passa devant nous.
—En vérité, Mathilde,—me dit Ursule à demi-voix, d'un air presque piqué,—tu as fait, comme tu le voulais, la conquête de ma belle-mère. C'est la première fois que je l'ai entendue dire à son fils d'offrir son bras à une autre personne qu'à elle. Vingt fois des femmes de nos parentes ont dîné ici, et jamais pareille chose n'est arrivée.
—Tant mieux! je suis très-fière de ma conquête,—dis-je en souriant à Ursule,—car je trouve ta belle-mère très-respectable et très-digne.
—Digne?... ma belle-mère? tu la trouves digne? Ah çà! tu te moques d'elle et de nous.
—Je la trouve si digne qu'elle me représente à merveille une de ces vénérables femmes de la vieille noblesse de province dont nous parlait toujours mademoiselle de Maran, tu sais?... qui vivaient dans leurs terres sans jamais venir à Paris ou à la cour.
Ursule me regardait avec étonnement; elle croyait que je raillais, et je disais vrai: rien n'est plus imposant que la vieillesse, lorsqu'elle est simple, réfléchie, vénérable, et qu'elle a la conscience de son autorité.
Nous nous mîmes à table.
—Maman... les clefs pour avoir le vin,—dit M. Sécherin à sa mère.
Ursule rougit de nouveau de confusion et de dépit, pendant que sa belle-mère tirait lentement de sa poche un énorme trousseau de clefs et qu'elle le donnait à une des deux paysannes.
M. Sécherin dit le bénédicité, nous commençâmes à souper.
La chère était excellente, presque délicate, servie sans aucune recherche, mais avec une excessive propreté.
—Cousine, vous allez goûter de la pâtisserie de maman,—me dit M. Sécherin en m'offrant d'un gâteau placé devant lui; vous verrez comme c'est bon, il n'y a que maman pour faire ces tourtes-là. Tout mon malheur est que Belotte ne veuille pas apprendre à les faire, mais ma petite femme ne mord pas à la pâte.
—Elle a très-grand tort, mon cousin, car elle déroge à une des illustrations de notre famille,—dis-je d'un air très-sérieux.
—Ah bah! et comment donc cela, cousine?
—Comment, Ursule,—dis-je à ma cousine,—tu ne te rappelles pas que mademoiselle de Maran nous disait toujours que notre grand'tante de Surgy et la comtesse de Brionne (une princesse de la maison de Lorraine, monsieur Sécherin, notez bien cela, s'il vous plaît...) avaient la passion de confectionner des caillebottes au jasmin et des tartelettes à la gelée d'orange pralinée, et que le roi Louis XV se trouvait très-heureux quand ces dames consentaient à lui faire part de leur œuvres culinaires, ajoutait mademoiselle de Maran... Encore une fois, est-ce que tu ne te souviens pas de cela?
—Si, si,—dit Ursule,—je l'avais oublié.
—Des tartelettes à la gelée d'orange pralinée.... Mais ça doit être très-bon!—dit madame Sécherin, il faudra que j'essaie.
—Eh bien! Belotte, ça ne te décide pas? Vois donc... Pourtant, puisqu'une princesse de Lorraine faisait des tartelettes... tu peux bien, toi...
—Excusez-moi... Je n'ai aucun goût pour ces distractions-là...—dit Ursule,—je n'ai pas d'ailleurs l'honneur d'appartenir à la maison de Lorraine.
—Mais maman n'appartient pas non plus à la maison de Lorraine, et ça ne l'empêche pas de faire des galettes; ainsi tu peux bien...
J'eus pitié de l'impatience d'Ursule, j'interrompis son mari pour lui demander s'il était content de sa manufacture.
Il fut ravi de cette question et entra dans toutes sortes de détails qui véritablement m'intéressèrent beaucoup.
Il y a toujours un côté sérieux et instructif à chercher et à trouver chez les hommes spéciaux.
Une fois dans un milieu d'idées relatives à des faits qu'il connaissait à merveille, M. Sécherin s'exprima avec facilité, avec justesse, et sinon avec éloquence, du moins avec âme et énergie.
Je me souviens que je lui demandai s'il occupait beaucoup d'enfants dans sa manufacture...
—J'emploie tous ceux que je puis attraper,—me répondit-il en souriant,—et une fois que je les tiens... je ne les lâche plus. Je fais signer un beau et bon dédit aux parents, et il faut bien qu'ils me les laissent le plus longtemps possible.
—Quel avantage trouvez-vous donc à employer ces enfants?
—Quel avantage, cousine? celui d'empêcher leurs parents, qui sont souvent égoïstes et durs, de surcharger de travail ces pauvres petits malheureux... Dans ma fabrique ils ne font que ce qu'ils peuvent faire, apprennent un bon métier, et deviennent honnêtes, laborieux, ayant toujours de bons exemples sous les yeux, car je ne garde jamais de mauvais sujets chez moi; ça me dépense de l'argent, vu que les pauvres enfants me coûtent plus qu'ils ne me rapportent; mais ça m'est égal, c'est mon luxe... et quand je les vois heureux, robustes, travailler gaiement, ma foi, cousine, je m'aperçois qu'après tout j'ai fait un fameux placement.
—J'admire d'autant plus votre tendresse à ce sujet, mon bon cousin, que j'avais entendu dire que plusieurs de vos confrères...
—Écrasaient les enfants de travail, n'est-ce pas?—s'écria M. Sécherin avec indignation;—les misérables... Tenez, cousine, ça me rappelle une chose que je n'ai jamais dite ni à ma femme ni à maman, parce que ça n'en valait guère la peine et que ça m'aurait fait passer pour un tapageur; mais, puisque nous sommes sur ce chapitre, je vais tout vous dire.—Un jour, c'était à mon mariage, j'entre à Paris pour visiter une manufacture; qu'est-ce que je vois? des enfants exténués, maladifs, travaillant plus que des hommes, et pour quel salaire... mon Dieu!... à peine de quoi acheter du pain. Ma foi, ça me révolte, je n'en fais ni une ni deux, et je dis au maître de l'établissement qui me le montrait:—Comment avez-vous le courage de faire périr ces petits malheureux à petit feu? car vous les tuez, monsieur!—Mon confrère me répond que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et qu'il n'a pas besoin de mes observations. Je lui réponds, moi, que ça me regarde, que je suis aussi fabricant, et que la cruelle avidité de lui et de ses pareils suffirait pour déconsidérer une profession honorable. Il m'envoie promener; je l'y envoie à son tour: je suis naturellement doux comme un agneau, cousine; mais quand on m'échauffe les oreilles, je ne réponds pas de moi; enfin je ne sais pas comment ça s'arrange, mais nous en venons aux gros mots; j'ai la main trop leste: mon confrère avait servi, le lendemain nous nous battons. Je n'avais jamais touché un pistolet, mais à la chasse je ne suis pas mauvais tireur. Finalement je lui campe une balle dans le mollet droit, car il se tenait les pieds en dehors comme un maître de danse.
—Mon fils, tu t'es battu!—s'écria madame Sécherin, qui avait écouté cette naïve narration avec toutes les marques d'une anxiété profonde, et elle joignit les mains avec un ressentiment de terreur.
—Allons, j'en étais sûr, voilà maman qui va me bougonner,—me dit tout bas M. Sécherin.
Puis se levant et allant à elle, il lui dit d'un ton rempli de respectueuse tendresse:
—Voyons, maman, j'ai eu tort, c'est une bêtise de jeune homme; je ne vous en ai pas parlé, parce que cela vous aurait inquiétée.
—Mon enfant! mon pauvre enfant!—dit madame Sécherin en embrassant son fils avec effusion,—que de mal tu me fais...
—Mais, mon Dieu! maman, c'est passé... ainsi! c'est passé.
—Ta naissance aussi est passée, et tous les jours je remercie le Seigneur de m'avoir donné un bon fils,—dit madame Sécherin avec une simplicité touchante, en essuyant ses larmes...
Cette scène, qui me prouvait que le mari d'Ursule était, dans l'occasion, aussi courageux, aussi énergique que loyal et dévoué, fut interrompue par une des deux servantes, qui remit une lettre à M. Sécherin.
—Tiens, ma femme, c'est de Chopinelle,—dit-il à Ursule.—Probablement il ne pourra pas venir faire sa partie ce soir.
M. Sécherin décacheta et lut la lettre.
—Il s'agit d'un de vos voisins?—dis-je à Ursule.
—C'est notre sous-préfet,—répondit-elle en rougissant.
Surprise de la voir rougir, je la regardai fixement, non pour l'embarrasser, mais par un mouvement machinal; à mon grand étonnement, Ursule devint pourpre.
—C'est bien cela,—reprit M. Sécherin,—il ne peut pas venir ce soir, il a des circulaires à écrire, car on parle de réélections. C'est un bien charmant garçon que Chopinelle, et un bien bel homme. En voilà un qui est toujours bien mis, et qui fait sa barbe tous les jours, et qui met des gants. Est-ce que vous ne l'avez pas rencontré dans le monde, Chopinelle... ma cousine?
—Je ne le crois pas...—lui dis-je en souriant... je ne connais pas ce nom...
—Il va pourtant dans ce qu'il y a de plus huppé comme société quand il est à Paris. N'est-ce pas, ma femme? Il dîne chez les ministres et il est la coqueluche du noble faubourg, comme il dit toujours, n'est-ce pas, Belotte?
—Je crois que M. Chopinelle se vante,—dit Ursule d'un ton sec.
—Tiens! comme tu dis cela d'un drôle d'air, toi qui te fâches quand on le contredit et qui l'écoutes toujours comme un oracle!
—Je crois que M. Chopinelle est un menteur,—dit madame Sécherin d'un ton bref.
—Ah! bon! maman, bon!... vous allez vous faire une fameuse querelle avec Ursule, si vous dites du mal de son pays, car Chopinelle est parisien comme elle, et par-dessus son valseur privilégié et son accompagnateur de romances; car il a une voix superbe, Chopinelle, n'est-ce pas, Belotte? une voix ronflante comme un tuyau d'orgue. Il faudra que vous chantiez ensemble, pour notre cousine, ce joli duo, tu sais... mais tu sais bien, ce duo que vous avez répété si longtemps, ce duo d'un opéra italien qui finit en... i.
Ursule, voulant sans doute interrompre une conversation qui lui était désagréable, dit à sa belle-mère:
—Ma cousine est très-fatiguée de la route... Elle a besoin de repos.
—C'est juste, ma bru... Pardon, madame,—ajouta madame Sécherin en se retournant vers moi;—mon fils, dis tes grâces.
Les grâces dites, nous rentrâmes au salon.
Je souhaitai le bonsoir à mes hôtes, et je montai chez moi avec Ursule.
—Demain matin, je viendrai t'éveiller, et nous causerons,—me dit-elle d'un air embarrassé.—Ce soir, tu dois être fatiguée... Repose-toi.
CHAPITRE VII.
LA LETTRE.
Le lendemain matin, à mon réveil, j'adressai une longue lettre à Gontran pour le supplier de venir me rejoindre à Rouvray le plus tôt possible.
Mon mari devait trouver cette lettre à Paris à son retour de Londres, je pourrais donc le voir avant huit jours.
Pour la première fois que j'écrivais à Gontran, j'éprouvais un charme infini à cette douce occupation; j'avais tant a lui dire! à chaque instant j'étais sur le point de lui tout raconter; mais je me souvenais des avis de M. de Mortagne, et je me résignais au silence.
Ma lettre écrite, j'attendis Ursule avec assez d'impatience.
Tous mes souvenirs d'enfance et de jeunesse s'étaient réveillés; les chagrins que je venais d'éprouver avaient développé, mûri mon jugement.
Je voyais avec un véritable chagrin ma cousine méconnaître les qualités essentielles, excellentes, de son mari. Si outrée que fût la mélancolie qu'Ursule affectait autrefois, je préférais encore cette exagération au ton sec, décidé, presque méprisant, qu'elle me semblait avoir adopté à l'égard de sa belle-mère et de M. Sécherin.
En réfléchissant davantage, j'excusai Ursule; elle était seule, sans conseils, et, une fois engagée dans une fausse voie, elle devait s'y égarer chaque jour davantage, faute d'un avertissement salutaire et ami.
Plusieurs fois je pensai à la rougeur, à l'embarras de ma cousine, lorsque son mari avait parlé de ce M. Chopinelle.
Dans son isolement Ursule s'était peut-être montrée quelque peu coquette à l'égard de cet homme. Je résolus de lui parler très-franchement à ce sujet, de la supplier de ne pas s'exposer à de pénibles contrariétés domestiques pour un si misérable sujet.
Madame Sécherin me parut une femme très-sensée, très-ferme, très-observatrice. Elle avait évidemment sur son fils peut-être encore plus d'influence qu'Ursule; il me sembla qu'elle nourrissait contre celle-ci quelque grief secret et qu'elle se contenait jusqu'à ce qu'un moment opportun lui permît d'éclater.
Les personnes de ce caractère, ordinairement prudentes, calmes, opiniâtres, d'un esprit clairvoyant, d'un cœur simple et droit, d'une piété austère, ne connaissent ni ménagements ni tempéraments; une religieuse impartialité leur fait un devoir d'attendre des preuves avec une patience invincible; puis, lorsqu'elles se croient dans le juste et dans le vrai, elles deviennent impitoyables.
Ursule entra chez moi.
Après quelques phrases insignifiantes, je lui dis:
—Il faut que je te gronde, ma sœur. Tu n'es pas raisonnable: tu m'avais promis de faire pour ainsi dire l'éducation de ton mari, de le façonner un peu; avec quelques mots gracieux et tendres, tu en obtiendrais tout. Car j'en suis sûre, moi qui n'ai aucune influence sur lui, en quelques jours je le changerai beaucoup à son avantage.
—Tu es habituée aux miracles. N'as-tu pas ensorcelé ma belle-mère? Mon mari m'a dit ce matin qu'elle raffolait de toi.
—En admettant ce triomphe, tu le vois, est-ce donc si difficile de se faire aimer?
—Ce n'est pas difficile, ma chère Mathilde... C'est ennuyeux; je n'éprouve pas le besoin d'être aimée de madame Sécherin.
—Écoute, Ursule, crois-moi, tu te méprends sur le caractère, sur l'esprit de ta belle-mère.
—Tu lui trouves l'air grande dame.. Tu vas maintenant lui découvrir du génie,—dit Ursule en souriant avec ironie.
—Du génie? non, mais beaucoup de pénétration. Continuellement elle observe.
—Que peut-elle observer? Je ne la crains pas.
—Je le crois... Néanmoins pourquoi ne pas la ménager?
—A quoi bon? Je voudrais bien te voir à ma place, ma pauvre Mathilde.
—A ta place?... Je m'amuserais beaucoup.
—Ici?...
—Ici...
—Mais à quoi?
—Je te le dis, à me faire aimer, à essayer mon pouvoir, à opérer des merveilles, à changer ton mari presqu'en élégant, et à amener ta belle-mère à aller au-devant de toutes les améliorations désirables dans cette maison qui te déplaît tant.
—C'est impossible; tu ne connais pas l'entêtement de madame Sécherin, et l'horreur de mon mari pour tout ce qui est gêne ou contrainte.
—Essaie toujours... Depuis hier, comment ai-je fait, moi, pour être au mieux avec elle?
—Oh! toi, tu es très-séduisante, tu sais plaire, tu sais cacher tes impressions désagréables. Moi je ne sais rien dissimuler, je suis trop franche. Pendant quelques mois, j'ai été d'une mélancolie profonde, d'une tristesse morne, mon désespoir s'est usé dans mes larmes. Maintenant je me suis endurcie, j'ai tant souffert! Mon cœur est insensible, même à la douleur; je raille, je méprise, j'aime mieux cela.
Depuis le commencement de notre conversation l'accent d'Ursule avait été nerveux, saccadé, brusque.
—Ma sœur,—lui dis-je,—tu n'es pas dans ton état naturel, tu me caches quelques chagrins.
—Aucun,—je te jure,—j'ai pris mon parti; lorsque nous aurons assez de fortune pour aller vivre à Paris, j'irai; jusque-là je vis machinalement, fuyant mes rêves de jeune fille, lorsqu'ils viennent quelquefois m'apparaître... malgré moi... car ces souvenirs chéris ne me rappellent que trop, et toi... et nos beaux jours... Ah! Mathilde!... Mathilde! tu m'as gâté la vie,—ajouta Ursule...
Après un assez long silence, elle fondit en larmes, comme si elle avait cédé tout à coup à une émotion jusqu'alors contenue.
—Oh! j'étais bien sûre,—m'écriai-je,—que mon amie, que ma sœur me dissimulait quelque chose; que ses paroles brèves et âcres partaient de ses lèvres et non pas de son cœur.
—Eh bien! oui... oui, pardonne-moi... Hier, après le premier mouvement de joie que m'a causé ton arrivée, j'ai été saisie d'un mauvais sentiment; j'ai eu honte de ce qui m'entourait, j'ai eu honte de ma mélancolie habituelle; j'ai craint de te sembler ridicule avec mes larmes éternelles; j'ai voulu être résolue, insouciante, ironique: mais ce rôle, faux, dissimulé, je ne peux le supporter. A toi, devant toi, je ne puis mentir... Ta pauvre Ursule ressent aujourd'hui aussi vivement, plus vivement peut-être qu'autrefois, les douleurs de la mésalliance morale qu'elle a contractée. Hier, ce matin, quand je me plaignais de la tristesse de cette habitation, je mentais; de son manque d'élégance, je mentais. Que m'importe le cadre de la vie... lorsque cette vie est à jamais flétrie... Ah! Mathilde... avec un cœur qui m'eût comprise, l'existence la plus dure, la plus malheureuse m'aurait ravie.
—Pauvre Ursule, je t'aime mieux ainsi; j'aime mieux tes larmes que ton ironique et froid sourire. Pourtant, dis-moi: ton mari semble aller au-devant de tes moindres désirs.... Quoique riche déjà, il travaille encore sans relâche pour satisfaire un jour à tes goûts d'opulence.
—Tu veux parler, n'est-ce pas, Mathilde, de cette fortune que je lui ai ordonné d'acquérir... afin d'aller briller à Paris?—dit Ursule en souriant avec amertume.—Je te parais bien égoïste, bien cupide, bien vaine, n'est-ce pas?
—Ursule, tu es folle. Je ne dis pas cela.
—Non, non, c'est vrai; pardon Mathilde. Mais aussi je serais si chagrine si tu me soupçonnais capable de cette honteuse avidité d'argent.... Écoute-moi donc. A mon arrivée ici, mon mari parla d'abandonner sa manufacture, de vivre dans le loisir, de me consacrer tous ses instants. Mathilde, te l'avouerai-je? je m'effrayai, plus peut-être encore pour lui que pour moi, de cette vie inoccupée qu'il m'offrait de partager. Nos goûts sont si différents! il y a si peu de sympathie entre nous! Et puis, je savais qu'il lui en coûtait beaucoup d'abandonner des occupations très-attachantes, des habitudes d'activité qui étaient pour lui une seconde nature, qui étaient presque sa santé... J'aurais si mal récompensé ce grand sacrifice, que je ne voulus pas l'accepter. Aussi, afin de rendre mon refus moins pénible pour son amour-propre, afin de ne pas lui dire: «Ces loisirs que vous voulez me consacrer me seraient indifférents ou pesants,» il m'a fallu trouver un prétexte... Alors j'ai été forcée de feindre je ne sais quelle cupidité, quelle vanité démesurée; alors je lui ai dit, qu'au lieu d'abandonner les affaires, il me ferait au contraire plaisir de les continuer jusqu'à ce qu'il eût acquis une fortune assez considérable pour nous permettre de briller à Paris... Une fortune... briller! Mathilde, Mathilde... tu me connais, tu sais le cas que je fais du luxe et de la splendeur; et lors même que mon mari réaliserait la fortune qu'il rêve, hélas! je le sens, je n'en jouirais pas... ma vie s'use lentement et sourdement, ma sœur.
Ursule, en disant ces derniers mots, baissa tristement la tête sur sa poitrine; elle semblait accablée par une douleur immense.
L'expression mélancolique de sa physionomie, la langueur de son regard voilé, étaient tellement d'accord avec ces tristes paroles, que, je l'avoue, je crus aveuglément à ce qu'elle me disait.
Elle trouvait le moyen de paraître se sacrifier encore à son mari en l'obligeant à travailler sans relâche pour augmenter une fortune déjà considérable.
Je poussai l'aveuglement si loin, que je m'inquiétai des pressentiments sinistres d'Ursule.
Je les combattis vivement.
—Mais enfin,—lui dis-je,—pourquoi rêver un avenir si sombre?... pourquoi renoncer à toute espérance?
Ursule me prit les deux mains, attacha sur moi ses yeux bleus noyés de larmes, et murmura d'une voix douloureusement émue:
—Tu parles d'espérances, ma sœur... hélas! je te l'ai écrit le lendemain de cette fatale union, mon espérance, c'est une pauvre place obscure dans le cimetière du village; mon avenir, c'est l'éternité...
Et Ursule appuya sa tête sur mon épaule en pleurant.
. . . . . . . . . .
Peu à peu elle se calma.
Notre entretien avait pris un tel caractère, que je ne voyais pas de transition possible pour lui demander si elle avait été quelque peu en coquetterie avec M. Chopinelle.
Sachant l'exaltation de ma cousine, l'inoccupation de son cœur, je redoutais pour elle les dangers de la solitude; je croyais utile, urgent, de lui faire part de mes craintes: je n'hésitai pas.
—Dis-moi, Ursule, voyez-vous beaucoup de monde?—lui demandai-je.
—Quelques parents de mon mari et quelques négociants de Rouvray, avec lesquels il est en relation d'affaires.
—Mais vous n'avez pas d'intimité habituelle?
—Si, un ou deux vieux amis de ma belle-mère, quelquefois le substitut du procureur du roi, et aussi notre sous-préfet.
—Ce monsieur Chopinelle?
—Justement, qui a écrit hier à mon mari, tu sais?
Ursule prononça ces mots si naturellement, avec si peu d'embarras, que je crus mes soupçons sans fondement.
—Et tu as fait de la musique avec lui? Est-il bon musicien?
—Détestable; il chante horriblement faux. Malheureusement, M. Sécherin est fort lié avec lui, et j'ai été obligée de subir par politesse je ne sais combien de duos et de répétitions de duos. Ah! Mathilde—ajouta Ursule en secouant tristement la tête,—te souviens-tu de ce que nous disions? «—Parlée à deux, la musique est une langue divine, sacrée, qu'il ne faut pas profaner!...» Aussi combien j'ai souffert d'être obligée de chanter avec cet homme, moi qui pensais comme toi, que c'est seulement «avec une personne tendrement aimée qu'on peut partager ces élans de l'âme, ces accents passionnés que le chant seul peut rendre!»
Je me rappelai qu'en effet, au fort de notre admiration pour la musique, nous ne comprenions pas comment on osait ou comment on pouvait chanter un duo passionné avec une autre personne que celle qu'on aimait.
Les dernières paroles d'Ursule détruisirent tous mes doutes sur sa coquetterie, je ne craignis pas de lui dire en souriant:
—Tu vas bien te moquer de moi... Est-ce que je ne m'étais pas imaginé que ton sous-préfet te faisait la cour?
Ursule, malgré les larmes qui tremblaient encore au bout de ses longs cils, partit d'un éclat de rire si franc, si naïf, si bruyant, que j'en restai tout décontenancée.
—M. Chopinelle!—s'écriait-elle à travers ses éclats de rire,—mon Dieu! quelle singulière idée! tu ne sais pas ce que c'est que M. Chopinelle, tu le verras. Ah! mon Dieu... mon Dieu... M. Chopinelle... me faire la cour!!!
Le rire est contagieux; malgré moi, je partageai l'hilarité de ma cousine.
Lorsque cette gaieté fut tout à fait calmée, Ursule, par un de ces brusques revirements d'impressions qui étaient un de ses plus grands charmes, me dit tristement:
—Hélas! Mathilde... une des causes de mon chagrin désespéré, c'est que, vois-tu, je le sens... mon cœur est mort... mort à tout jamais... il a été si douloureusement broyé par une souffrance longtemps contenue, que c'est à peine si ce pauvre cœur bat encore; et ces faibles battements, ton amitié, ton amitié seule les cause... Et puis enfin, ma sœur,—ajouta Ursule avec une dignité touchante,—mon mari manque sans doute de tous les avantages qui inspirent, qui commandent la passion, ce rêve de notre vie, à nous autres femmes; mais il est bon, il est loyal, il est dévoué, et, crois-moi, Mathilde, il me serait aussi impossible de l'outrager... que de l'aimer d'amour.
—Bien, bien, Ursule, je reconnais ton cœur,—m'écriai-je en lui serrant la main.
—Et puis,—dit-elle,—en souriant d'un sourire si navrant, que les larmes me vinrent aux yeux,—je suis comme les pauvres enfants souffrants... Je trouve une sorte de douce consolation à être plainte... et oserais-je jamais me plaindre si j'étais coupable...
Sans doute j'étais complétement prévenue en faveur d'Ursule, mais l'esprit le plus déliant, le plus soupçonneux, n'aurait-il pas été désarmé comme je le fus par les apparences d'une sincérité si ingénue?
La gaieté moqueuse, la sensibilité, la délicatesse, la dignité... Ursule avait tout employé pour me convaincre, je fus convaincue.
A cette heure, mieux instruite, je reste toujours confondue, j'oserais presque dire d'admiration (il y a de belles horreurs), en pensant avec quel art infini cette femme savait alternativement faire vibrer toutes les cordes de l'âme, avec quelle dextérité, avec quelle souplesse elle passait des larmes au sourire, de la candeur à la dignité, de l'orgueil à la tendresse pour vous persuader un mensonge.
S'attaquant à tout, à votre esprit, à votre cœur, à vos vices, à vos vertus, à vos sympathies, à vos haines, elle ne laissait pas enfin une seule des fibres de votre intelligence, de votre cœur, sans l'avoir interrogée....
. . . . . . . . . .
Vers les trois heures, M. Sécherin était occupé à sa fabrique, madame Sécherin faisait sa sieste accoutumée; j'étais dans le salon avec Ursule, lorsque M. Chopinelle y entra.
M. Chopinelle était un jeune homme brun, d'une figure pleine, colorée, encadrée de favoris noirs; sa taille épaisse, robuste, était sans grâce: il avait des pieds et des mains énormes; ses traits assez réguliers, mais d'une expression commune, devaient lui valoir en province le titre de beau.
En conséquence de la saison, probablement, il portait un chapeau de paille et une cravate à la Colin; une redingote de bouracan vert à boutons de métal, un pantalon rayé de bleu et des souliers de daim gris complétaient ce costume pastoral.
A peine eus-je entrevu cet ensemble vulgaire, que je me sentis absolument rassurée sur la tranquillité du cœur d'Ursule.
J'ajouterai,—en m'inspirant un peu de l'esprit et du langage de mademoiselle de Maran,—que M. Chopinelle joignait à ces dehors du beau Léandre des rengorgements de satisfaction jubilante, doucement contenue par une sorte de réserve officielle, de morgue administrative qui faisait de M. le sous-préfet l'idéal de la sottise dans la suffisance et de la vulgarité dans l'insuffisance.
J'échangeai un malin sourire avec ma cousine.
Elle répondit par un salut très-froid aux bruyantes et familières démonstrations de M. Chopinelle.
Il me sembla qu'il était entré dans le salon en véritable vainqueur, en ami intime impatiemment attendu.
Il restait comme ébahi de l'accueil glacial d'Ursule.
Tout à coup M. Chopinelle réfléchit, et s'aperçut sans doute que ces airs conquérants devaient être souverainement déplacés devant une étrangère. Il sourit d'un air capable, et son regard semblait dire à Ursule:—«Soyez tranquille, ne craignez rien; je ne vais pas vous compromettre; je dissimulerai parfaitement notre intelligence.»
Ce manége de fatuité insolente et ridicule me révolta; alors je ne supposais pas un moment que la conduite de ma cousine eût en rien autorisé les impertinentes affectations de M. Chopinelle.
—Qu'y a-t-il de nouveau à Rouvray, monsieur Chopinelle?—lui dit Ursule en continuant de travailler à sa tapisserie.
—Rien de très-important, madame, si ce n'est administrativement;—et il ajouta, d'un ton important et mystérieux:—On parle d'une dissolution. Ma correspondance m'a absorbé et m'a empêché de venir faire hier la partie de notre gros Tourangeau... Que voulez-vous?... avant d'être aimable il faut être fonctionnaire...
Je regardai Ursule. Elle haussa les épaules.
Ces mots, notre gros Tourangeau, s'appliquaient sans doute à son mari. Je fus choquée de cette plaisanterie.
M. Chopinelle continua:
—Vous pensez bien, madame, que mes regrets ne se sont pas bornés là,—ajouta-t-il en s'inclinant gracieusement devant Ursule,—mais les affaires d'état avant tout.
—Ma chère amie... M. Chopinelle, sous-préfet de notre arrondissement,—me dit Ursule en m'indiquant M. Chopinelle d'un signe de tête.
Je m'inclinai légèrement.
—Madame arrive de la capitale?
—Oui, monsieur.
—Madame va trouver la province bien maussade, bien ennuyeuse, bien stupide! Pour nous autres Parisiens, c'est une véritable Sibérie... un exil; autant aller tout de suite aux antipodes... Vous n'avez pas d'idée, madame, des figures qu'on trouve dans mon arrondissement et de la vie qu'on y mène; ma parole d'honneur on se croirait chez les Hurons, pour ne pas dire davantage. Heureusement que madame Sécherin a été jetée comme moi sur cette terre étrangère; si madame reste ici quelque temps, nous improviserons une petite colonie parisienne au milieu des sauvages de la Touraine. Madame est sans doute musicienne?—me demanda M. Chopinelle.
Heureusement il se chargea de ma réponse et ajouta:
—Il n'y a pas à en douter, je parie que madame a une voix charmante; nous transporterons ici la patrie des arts. Madame Sécherin a un délicieux talent: madame Sécherin la jeune, bien entendu, car sa belle-mère n'a jamais su que chanter la messe, ah! ah! ah!...—M. Chopinelle me regarda tout fier de cette impertinence.
Il s'aperçut qu'elle n'était pas de mon goût, et se retourna vers Ursule.
—Monsieur,—lui répondit-elle sèchement,—ce que vous dites de la mère de mon mari me semble parfaitement déplacé.
L'étonnement de M. Chopinelle redoubla.
—Ah çà! vous avez donc quelque chose contre moi, que vous m'accueillez de la sorte? On dirait que je suis un étranger pour vous,—dit-il avec un certain dépit.
—En vérité, monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Parlons, si vous le voulez bien, de la route vicinale que vous nous promettez sans cesse,—reprit Ursule avec le plus grand sang-froid.
M. Chopinelle sembla piqué au vif; voulant sans doute justifier le langage familier qu'il affectait à l'égard de ma cousine, il s'oublia jusqu'à dire:
—Je ne sais si c'est la présence de madame qui vous intimide ainsi; mais, ordinairement, avouez-le vous me traitez moins cérémonieusement, madame. Je ne suis donc plus l'ami de la maison?... Bien... bien... je me plaindrai à ce cher Sécherin, je vous en avertis.
Si je n'avais pas eu en Ursule une confiance aveugle, insensée, la mauvaise humeur de cet homme, d'ailleurs infiniment mal élevé, m'eût donné beaucoup à penser.
Mais je ne vis dans M. Chopinelle qu'un fat ridicule qui voulait à mes yeux abuser d'une apparence d'intimité que la vie de la campagne autorise, pour me faire croire qu'Ursule le voyait avec un certain intérêt.
C'est pour donner une idée de la sottise de ce personnage que j'ai cité quelques mots de sa conversation, qui ne fut qu'un fastidieux mélange de lieux communs et de prétentions insupportables.
Je n'ai jamais compris qu'on pût trouver un grand plaisir à s'amuser des sots; leur vulgarité, leur niaiserie me répugnent, m'attristent au moins autant que la vue d'une infirmité physique.
La froideur et la répugnance que je ne pus m'empêcher de témoigner à M. Chopinelle abrégèrent donc singulièrement sa visite.
Après son départ, Ursule me demanda, en riant aux éclats, si je croyais toujours qu'elle s'occupât de ce sous-préfet, s'il était possible de rencontrer un homme plus complétement absurde, et si je n'avais pas honte de mes soupçons à ce sujet.
Je partageai la gaieté d'Ursule, je ne conservai pas le moindre doute sur sa sincérité.
M. Chopinelle ne revint pas de quelques jours, à la grande surprise de M. Sécherin qui ne cessait pas d'accabler sa femme de questions auxquelles celle-ci répondait avec impatience.
Complétement rassurée au sujet de la coquetterie d'Ursule, au bout de quelques jours je fis une autre découverte qui me charma bien davantage.
En ma présence, le ton de ma cousine envers son mari était froid, indiffèrent, quelquefois dédaigneux; pourtant M. Sécherin ne paraissait pas s'en apercevoir; il semblait l'homme le plus heureux du monde, et, au grand déplaisir d'Ursule, il faisait allusion à mille circonstances qui prouvaient que les meilleurs rapports existaient entre eux, et que sa femme le comblait de prévenances.
Plusieurs fois M. Sécherin dit à Ursule en riant et en haussant les épaules:—C'est pourtant parce que notre cousine est là que tu ne veux pas avoir l'air d'être amoureuse de moi.
En effet, après m'être longtemps demandé pourquoi ma cousine dissimulait une conduite si conforme aux conseils que je lui donnais, je fus convaincue que c'était pour conserver toujours le droit de se dire la plus incomprise, la plus infortunée des femmes, et pour pouvoir se plaindre à moi de la mésalliance morale à laquelle elle avait été sacrifiée.
Cette conviction me tranquillisa beaucoup sur la destinée d'Ursule.
Pour la première fois je reconnus une sorte de monomanie mélancolique dans les tristesses exagérées qu'elle avait affectées dans notre premier entretien à mon arrivée à Rouvray. Je n'accusai pas ma cousine de fausseté, je la trouvais presque malheureuse d'avoir honte de son bonheur et de ne pas oser avouer qu'ayant reconnu les nobles et généreuses qualités de son mari, elle avait sagement pris son parti sur quelques-unes de ses vulgarités. Une fois bien sûre que ses chagrins n'étaient qu'une prétention, qu'une sorte de coquetterie de souffrance, je n'eus pas le courage de contrarier Ursule à ce sujet: je la croyais, je la voyais parfaitement heureuse; le reste m'était indifférent.
Je fus bien loin de regretter les larmes que j'avais données à ses douleurs supposées. Seulement je ne pus m'empêcher de sourire en pensant que le complément du bonheur d'Ursule était pour elle de se dire la plus misérable des créatures. Plus j'observais, plus je reconnaissais que l'empire qu'elle avait sur son mari était immense; quelquefois même je doutais que celui de madame Sécherin pût l'égaler.
Celle-ci persévérait toujours à l'égard d'Ursule dans une froideur contrainte qui souvent semblait blesser son fils.
Environ huit ou dix jours après la scène que j'ai racontée, M. Chopinelle revint à Rouvray pour y dîner. Il prétexta de nombreuses occupations pour excuser son absence.
M. Sécherin l'accueillit avec une parfaite et joyeuse cordialité.
Après souper, la nuit venue, au lieu de jouer selon son habitude au piquet, avec son fils, madame Sécherin se mit à son rouet.
Mon cousin sortit pour aller donner quelques ordres à sa fabrique.
Les fenêtres étaient ouvertes, il faisait un temps magnifique.
Ursule et M. Chopinelle causaient assis sur un canapé placé derrière la chaise de madame Sécherin, qui était complétement absorbée par son rouet.
Grâce à l'abat-jour d'une lampe, le salon était plongé dans une demi-obscurité.
J'allai m'asseoir près d'une des fenêtres. Le ciel était pur, les étoiles brillantes: je tombai dans une rêverie profonde.
Je ne sais depuis combien de temps j'étais absorbée dans ces réflexions, lorsque, retournant machinalement la tête, je vis M. Chopinelle, assis près d'Ursule, lui donner une lettre qu'elle serra vivement dans la poche du petit tablier qu'elle portait.
J'étais presque complétement cachée dans l'embrasure de la fenêtre; ma cousine, ne pouvant pas me voir, pensait sans doute qu'il m'était impossible de l'apercevoir.
Je me croyais dupe d'une illusion.
A ce moment madame Sécherin interrompit le mouvement mesuré de son rouet, et du ton le plus naturel, elle dit à Ursule, en tournant à demi la tête:
—Ma bru, venez, je vous prie, me tenir cet écheveau à dévider.
Ursule se leva, s'approcha de sa belle-mère.
Je vois encore cette scène.
Ursule portait une robe de mousseline blanche rayée de rose et un tablier de soie bleu-clair garni de dentelle noire; debout devant madame Sécherin, elle tenait l'écheveau de lin sur ses deux mains élevées. Sans doute ennuyée de l'occupation que lui avait imposée sa belle-mère, elle frappait légèrement le plancher du bout de son joli pied.
Tout à coup, par un mouvement plus rapide que la pensée, madame Sécherin plongea sa main dans la poche du tablier d'Ursule, et saisit la lettre de M. Chopinelle.
—Avec les traîtres il faut user de traîtrise!—s'écria-t-elle d'une voix menaçante.—J'ai tout vu dans cette glace!
Et elle montra une glace placée en face d'elle qui avait dû, en effet, réfléchir ce qui venait de se passer derrière sa chaise.
—Madame!—dit Ursule en pâlissant.
—Il y a longtemps que je vous surveille,—répondit madame Sécherin.—Mon fils va tout savoir.
CHAPITRE VIII.
LA NUIT PORTE CONSEIL.
Cette scène s'était passée si rapidement, que j'eus à peine le temps de m'approcher de madame Sécherin et de lui dire:
—Au nom du ciel, madame, parlez plus bas; on peut vous entendre, votre fils va rentrer d'un moment à l'autre.
—Il me tarde qu'il soit ici,—répondit cette femme inflexible.
M. Chopinelle restait anéanti, stupéfait; debout auprès d'Ursule, il ne put prononcer une parole.
—Madame,—m'écriai-je à mon tour,—ma cousine est plus imprudente que coupable.
—Mon pauvre fils... mon pauvre fils,—dit madame Sécherin sans me répondre, en regardant avec douleur la lettre qu'elle venait de surprendre.—Et pour cette femme, il se tue de travail! et pour cette femme, il oublie quelquefois sa mère... Mais le bon Dieu est juste; oui, oui, il est juste... il ne permet pas que les coupables soient impunis.
Elle sonna.
Une servante vint.
—Allez dire à mon fils de venir me parler à l'instant même; il doit être à la fabrique,—dit madame Sécherin.
La servante obéit.
Je regardais Ursule; son calme imperturbable me confondait.
—Vous allez être enfin traitée comme vous le méritez,—lui dit madame Sécherin avec indignation, en montrant la lettre;—mon fils va tout savoir...
Ursule avait repris tout son sang-froid.
Elle regarda sa belle-mère de l'air du monde le plus naïvement étonné et lui dit:
—En vérité, madame, je ne comprends pas vos reproches; je ne sais pas à quoi vous faites allusion en me disant que je serai traitée comme je le mérite; il me semble qu'avant de m'accuser vous devriez ouvrir cette lettre si cette lettre cause votre courroux, et vous assurer de ce qu'elle contient...
Madame Sécherin leva vivement la tête et regarda ma cousine avec une profonde surprise.
—Comment! vous osez dire...—s'écria-t-elle.
-Mon Dieu, madame, rien de plus simple... Le jour de la fête de mon mari arrive bientôt. J'ai chargé monsieur (elle montra M. Chopinelle) d'une commission relative à une surprise que je ménage à M. Sécherin. Prévoyant le cas où M. Chopinelle ne pourrait m'entretenir seule de cette commission, et voulant que tout ceci demeurât secret, je l'avais prié de m'écrire un mot à ce sujet... Voilà ce grand mystère... et tout uniment ce dont il s'agit, madame...
Soulagée d'un poids énorme, je me jetai au cou d'Ursule. Elle s'était exprimée d'une manière si simple, si naturelle, si naïve, que je me reprochai amèrement de l'avoir soupçonnée.
Je dis à madame Sécherin:—Vous le voyez, madame, vous vous êtes trompée.
Madame Sécherin resta stupéfaite.
Elle regardait fixement la lettre qu'elle tenait entre les mains, et semblait ne pouvoir croire à ce qu'elle entendait.
—Comment,—disait-elle, en se parlant à elle-même,—je me serais trompée à ce point? Depuis tant de temps que je les observe!... Mais non, non,—reprit-elle vivement, en décachetant la lettre,—le cœur d'une mère ne se trompe pas... Pourquoi ressentirais-je tant d'aversion contre cette femme? Je ne suis ni injuste, ni haineuse, moi... non... non... il faut qu'elle soit coupable, elle est coupable!
Elle s'approcha de la lampe pour lire la lettre, et chercha ses lunettes.
La physionomie de ma cousine resta impassible.
Elle dit en souriant à M. Chopinelle:
—Allons, monsieur... adieu notre surprise.
Le sous-préfet regarda ma cousine d'un air stupide, effaré, puis il prit brusquement son chapeau et se précipita vers la porte.
Il y rencontra M. Sécherin.
Celui-ci le saisit par le bras, le retint et lui dit en riant:—Comment, vous vous en allez déjà, Chopinelle? Est-ce que vous êtes fou? Et ma revanche à l'écarté que vous devez me donner! allons donc, allons donc, on ne m'échappe pas comme ça.
—Enfin, voilà mon fils,—s'écria madame Sécherin, qui tenait toujours la lettre ouverte, sans y avoir encore jeté les yeux,—tout va s'éclaircir.
M. Sécherin avait ramené avec lui M. Chopinelle et le tenait toujours par le bras.—S'éclaircir, quoi donc, maman? dit-il.
—Oh! mon ami, une bien terrible aventure,—se hâta de dire Ursule avec gaieté.—Figurez-vous que M. Chopinelle m'a remis tout à l'heure une lettre en secret... Mon Dieu, oui... très-mystérieusement, tout comme s'il se fût agi d'une véritable déclaration d'amour. Maintenant savez-vous ce que c'est que cette lettre?... Hélas! il faut bien se décider à vous l'apprendre... Elle contient quelques renseignements relatifs à une surprise que je vous ménageais pour le jour de votre fête, et dont j'avais chargé M. Chopinelle; comme il était fort probable que je n'aurais pas l'occasion de m'entretenir seule avec monsieur, je l'avais prié de m'écrire ce qu'il ne pourrait pas me dire, afin que personne ne se doutât de rien. Malheureusement, maintenant, voilà tout ébruité, je ne pourrai pas jouir de ma surprise...
—Tiens... tiens, mais c'est juste, c'est après-demain la Saint-Benoît,—dit M. Sécherin.—Comment, ma femme, tu me gâtes comme ça? Et tu prends ce cher Chopinelle pour complice? Ah! ah! monsieur le sous-préfet, vous voulez me liguer avec ma femme!—ajouta-t-il en riant aux éclats.—Ah! vous complotez tous deux pour me faire des surprises!
—Une surprise,—dit madame Sécherin en jetant un regard perçant sur Ursule.—Nous allons bien voir.
Elle déplia la lettre.
M. Chopinelle devint livide.
Je frissonnai; un affreux pressentiment me dit qu'Ursule, par une présence d'esprit qui me confondait, et à l'aide d'un mensonge audacieux, n'avait fait que retarder un éclat terrible.
Voyant l'émotion du sous-préfet, je fus persuadée que cette lettre était une lettre d'amour. Je voulus à tout hasard tenter une dernière fois de sauver Ursule; je m'écriai, en tâchant de cacher l'altération de ma voix:
—Vous savez, mon cher cousin, que ces sortes de surprises sont sacrées, qu'il faut les respecter.
—Je le crois bien! ainsi, maman, je vous en prie, ne lisez pas cette lettre; rendez-la à Ursule, afin qu'elle et son complice puissent machiner ensemble leurs scélératesses; je ferai semblant de ne rien savoir.
—Donnez, donnez la lettre, madame!—s'écria Chopinelle en avançant la main.
Cette main tremblait comme la feuille.
Je crus que tout était perdu.
A ce moment Ursule, qui n'avait pas quitté sa belle-mère des yeux, et qui s'était approchée d'elle peu à peu et sournoisement, saisit la lettre en riant aux éclats et s'écria:
—Ma bonne maman, il n'y aura pas de préférence... ni vous non plus ne connaîtrez pas cette surprise.
—Bravo!... bravo!... sauve-toi, ma petite femme! sauve-toi!—s'écria M. Sécherin.
Ursule sortit rapidement.
Je la suivis machinalement, ainsi que M. Chopinelle; une fois hors du salon, il s'écria d'un air éperdu, en s'essuyant le front:
—Quel sang-froid!... elle nous a sauvés!... Ah! quelle femme!!! quelle femme!!!
Dès que nous fûmes seuls, ma cousine déchira la lettre et la mit en morceaux dans la poche de son tablier.
—Ah! Ursule,—lui dis-je d'un ton de reproche, j'en tremble encore, quelle terrible leçon! Dieu veuille qu'elle ne soit pas perdue.
—Vous pouvez vous vanter d'avoir une fameuse présence d'esprit... Sans vous, tout était découvert. Je n'ai pas une goutte de sang dans les veines,—dit M. Chopinelle, d'un air consterné.—Ah! Ursule... quelle femme vous êtes!
Si j'avais pu conserver le moindre soupçon, ces dernières paroles de M. Chopinelle, son émotion, eussent suffi pour m'éclairer.
Ma cousine nous regarda tous deux avec les marques du plus grand étonnement, se mit à rire et me dit:
—Ah çà! entre nous, ma bonne Mathilde, parles-tu sérieusement? à qui donc en as-tu avec ta terrible leçon? Pourquoi me dis-tu cela? quel rapport ont ces terribles paroles avec une innocente surprise qui a failli être découverte? ne dirait-on pas qu'il s'agit de quelque chose de grave? ne vas-tu pas croire, comme ma belle-mère, qu'il s'agit d'une déclaration d'amour?—ajouta-t-elle en riant aux éclats.
Cette assurance railleuse et effrontée m'effrayait et me rendait muette.
Le sous préfet, non moins stupéfait que moi, me regard, et s'écria sottement:
—C'est étonnant... c'est à ne pas croire ce qu'on entend. Ah! quelle femme!
Ursule redoubla d'éclats de rire et dit:
—Et vous aussi, M. Chopinelle? Vous vous troublez... vous pâlissez... vous vous extasiez sur ma présence d'esprit qui a empêché, dites-vous, que tout ne fût découvert? En vérité, je suis désolée des émotions que je vous ai causées en vous chargeant de cette pauvre commission. Mais savez-vous que vous êtes fort peu adroit?—ajouta-t-elle avec un sourire méprisant,—mais savez-vous que votre air empêtré, effaré, aurait suffi pour donner une apparence de vraisemblance aux soupçons de ma belle-mère... Pour un futur homme d'état, vous êtes bien peu maître de vous... et à propos d'une niaiserie encore... Que serait-il donc arrivé, je vous le demande, s'il s'était agi de quelque chose de sérieux? Je doute fort que vous fassiez votre chemin dans la politique, mon pauvre monsieur Chopinelle.
—Comment,—m'écriai-je malgré moi, indignée de tant d'audace,—si ton mari eût ouvert cette lettre!
—Il savait quel était le cadeau que je voulais lui donner pour sa fête; notre surprise était manquée, voilà tout...
Et Ursule me regarda fixement sans rougir.
Ses traits étaient aussi calmes, aussi riants que si elle eût dit la vérité.
Nous étions restés sous le vestibule.
M. Sécherin nous rejoignit, souriant toujours, gai toujours comme d'habitude.
Ursule s'écria, dès qu'elle le vit:
—Votre mère est bien fâchée de mon enfantillage, n'est-ce pas? Après tout, ce que j'ai fait était très-mal. Mon Dieu... mais maintenant j'y pense, savez-vous que j'avais l'air de craindre que vous ne lussiez cette lettre? Tenez, je suis sûre que votre mère vous aura parlé dans ce sens; et elle aurait eu raison, car les apparences semblent être contre moi.
—Ah! ah! ah! dit M. Sécherin en riant aux éclats.
—Est-ce que tu es folle... avec tes apparences? Au contraire... à mon grand étonnement, au lieu de se fâcher de ce que tu lui avais ôté la lettre des mains, quand tu as été partie, maman m'a regardé fixement sans me dire un mot; puis elle m'a demandé mon bras et elle est rentrée dans sa chambre; je n'ai pas pu en tirer une parole.
Ursule secoua tristement la tête et dit:—Voyez-vous, mon ami, j'en étais sûre; voilà votre mère fâchée contre moi. Que je m'en veux donc d'avoir agi ainsi comme une étourdie! Tenez... je ne me le pardonnerai jamais.
Et une larme brilla dans les yeux d'Ursule.
—Allons, allons, s'écria son mari d'un air attendri,—voilà que tu vas te bouleverser, te faire du mal pour une bêtise... quand je te dis que maman n'a pas prononcé un mot; voyons, sois donc tranquille.
—C'est justement pour cela; son silence m'accuse, elle est profondément blessée, elle aura au moins pris cette folie pour un manque d'égards de ma part.
M. Chopinelle s'esquiva pendant que M. Sécherin consolait Ursule.
Je prétextai une migraine pour monter chez moi.
Ursule et son mari m'accompagnèrent jusqu'à ma porte, et me souhaitèrent le bonsoir.
Je restai seule.
Ursule était coupable... je ne pouvais pas conserver le moindre doute à ce sujet.
Mon cœur se serra; j'éprouvai une des plus douloureuses angoisses que j'aie jamais ressenties... Ursule m'avait menti! toujours menti!
Elle était fausse; sa mélancolie éplorée, sa tristesse rêveuse, ses besoins d'idéalité, ses scrupules, qui s'effarouchaient de ce qui n'était pas d'une délicatesse exquise, tout cela n'était qu'un jeu, qu'une apparence.
Je m'étais apitoyée sur ses souffrances morales, et elle ne souffrait pas; elle avait commis une faute, et cela même sans l'excuse de la passion, de l'entraînement que peut inspirer un homme éminemment doué.
Elle avait sacrifié ses devoirs à un homme ridicule dont elle rougissait, car elle le raillait, car elle le reniait avec une imperturbable assurance.
Dans cette scène qui pouvait la perdre, son front était resté calme, intrépide; elle avait conjuré l'orage qui allait éclater avec une présence d'esprit, avec un sang-froid, avec une audace qui m'épouvantaient.
Ces découvertes me firent un mal horrible.
Hélas! je l'avoue à ma honte, peut-être l'amertume de mon désillusionnement s'augmenta-t-elle encore du dépit qu'on éprouve toujours d'être dupe de sa propre bonté.
Pourtant non... non... plus je rappelle mes souvenirs, plus il me semble que je fus surtout accablée de cette pensée: que je n'avais plus de sœur, que celle en qui je mettais tant d'espérances n'était plus digne de cette amitié.
Je passai une nuit triste et agitée.
Le lendemain matin, à mon réveil, ma femme de chambre me dit que M. Sécherin était déjà venu plusieurs fois savoir quand je pourrais le recevoir: il avait absolument à me parler.
Assez inquiète, je m'habillai à la hâte, j'envoyai chercher mon cousin.
Il vint bientôt, il me parut triste et soucieux.
—Qu'avez-vous à me dire, mon cher cousin?
—Quelque chose de très-grave... ma cousine. Comme vous êtes de la famille, et la meilleure amie de ma femme, nous ne devons pas avoir de secret pour vous... Devinez ce qui m'arrive? Une tuile qui me tombe sur la tête. Jamais je ne me serais douté de cela... Mais quand les gens âgés se mettent quelque chose dans la tête...
—Je ne comprends pas, mon cousin.
—Vous seriez-vous jamais doutée que maman fût dure et injuste pour ma pauvre femme?—s'écria—il.—Eh bien! cela est pourtant. Cette nuit, Ursule m'a tout conté en fondant en larmes, j'en avais le cœur navré; croiriez-vous que, quand je ne suis pas là, maman la traite avec injustice? qu'elle la bourre, qu'elle la gronde?... et Ursule... comme une pauvre brebis du bon Dieu qu'elle est, souffre tout cela sans se plaindre? Il a fallu la scène d'hier pour combler la mesure.
—La scène d'hier?
—Mais oui... certainement... Ursule m'a tout raconté... Les soupçons absurdes de maman à propos de cette lettre de Chopinelle, c'est ça surtout qui a profondément blessé ma femme, et il y avait bien de quoi. Car enfin, comme ma femme me le disait cette nuit; «Tu comprends bien, mon pauvre loup, que tant qu'il s'est agi de choses indifférentes, j'ai pu me taire; mais maintenant il s'agit d'un soupçon qui porte atteinte à ton honneur et au mien, je ne puis me résigner plus longtemps au silence envers toi. Ce serait presque avouer que ta mère a raison de m'accuser.» Mais voilà ce que c'est,—s'écria M. Sécherin,—les belles-mères et les brus, c'est le feu et l'eau, c'est le diable à confesser.
J'aurais du m'attendre à cela, et encore, non, car ma pauvre femme ne soufflait jamais un mot, elle cédait en tout à maman... Elle est si bonne! si excellemment bonne!
Et il se mit à marcher avec agitation.
Je vis qu'Ursule, dans la crainte d'être prévenue par sa belle-mère, avait tout avoué à son mari, et usé de son influence pour s'innocenter complétement.
Quoique je fusse indignée de la conduite d'Ursule et peinée de l'aveuglement de son mari, je ne voulus pas dire un mot qui pût éveiller ses soupçons, mais je tâchai de calmer l'irritation qu'il semblait avoir contre sa mère.
—Tout ceci s'apaisera, mon cher cousin,—lui dis-je;—vous le savez, le cœur d'une mère est toujours un peu ombrageux, un peu jaloux. C'est le défaut de la véritable tendresse.
—Aussi, je ne lui en veux pas, à la bonne femme. Je n'aurais, d'ailleurs, qu'à lui dire une chose bien simple: Vous prétendez, maman, que Chopinelle fait la cour à ma femme depuis trois mois! Eh bien! c'est justement depuis trois mois que ma femme est plus gentille pour moi qu'elle ne l'a jamais été... Mais c'est que c'est vrai, cousine; vous n'avez pas idée comme depuis trois mois surtout Ursule me câline, comme elle me gâte; c'est mon gros loup par-ci, mon bon chien par-là, car Ursule fait comme votre tante voulait que je fisse; c'est une justice à lui rendre, elle garde tous ces jolis petits noms-là pour quand nous sommes seuls. Enfin, c'est pour vous dire que, depuis trois mois, jamais, jamais je n'ai été plus heureux, plus gai, plus content. Ce ne sont pas des rêves, des propos, cela!... C'est la vérité, je l'ai éprouvé, je l'éprouve! Aussi tout ce que maman me dirait ou rien, ce serait la même chose... Ah! ah! ah!—ajouta-t-il en riant sincèrement,—ma femme amoureuse de Chopinelle... Peut-on avoir une idée pareille? mais c'est du délire... Et comme Ursule me le disait encore cette nuit, si ça n'avait pas été pour ne pas faire une malhonnêteté à Chopinelle, et le butter contre le chemin vicinal qui me serait si nécessaire à ma fabrique, il y a beau temps qu'elle l'aurait envoyé promener avec ses duos; il l'ennuyait à périr, il lui écorchait les oreilles; car, au lieu de chanter, il paraît qu'il crie comme un diable enrhumé, à ce que dit Ursule. Ça m'avait toujours bien fait un peu cet effet-là, mais, comme je ne m'y connais pas, je n'avais rien dit... ni Ursule non plus, de peur de me contrarier en se moquant de mon ami intime. Je vous demande un peu où il faut que maman ait la tête pour imaginer de pareilles choses? Un gros garçon si bêtement fat! Enfin, il faut qu'il soit bien ridicule, Chopinelle, puisque ma pauvre Ursule, malgré ses larmes, en a tant plaisanté cette nuit, que nous avons fini par en rire comme deux enfants. Elle est si drôle, si gaie, ma femme, quand elle s'y met... Vous n'avez pas d'idée de ça, cousine, parce que, devant vous, elle s'observe dans la crainte de vous paraître mauvais ton... Mais, entre nous, il n'y a pas de petite réjouie comme elle; c'est pour cela que ça m'affecte tant de la voir triste; c'est qu'aussi il faut avoir un cœur de pierre pour l'affliger, pauvre cher agneau... et maman, qui est si bonne d'ordinaire, va justement la prendre en grippe... Elle... elle...
—Je suis sûre, mon cousin, qu'Ursule n'a rien à se reprocher; mais, vous le savez, la vieillesse est soupçonneuse... et puis, enfin, il me semble que madame votre mère ne vous a rien dit contre votre femme jusqu'à présent?
—Non sans doute, mais, tenez, ça ne va pas manquer d'arriver; maintenant je comprends l'air que maman avait hier soir. C'est dans son caractère de ne rien faire à demi, voyez-vous... Ce silence-là présage une forte scène; je connais maman, elle ne dit que quand elle a à dire, mais alors... elle devient terrible.
—Les familles les plus unies ne sont pas à l'abri de ces discussions, vous le savez, mon cousin... mais ces légers orages passent et s'oublient bientôt.
—Sans doute, mais après ça, comme me disait Ursule, pour éviter ces orages dont vous parlez, peut-être, pour nous comme pour maman, serait-il mieux de vivre un peu plus séparés... Il y a, à deux portées de fusil d'ici, une très-jolie maison à vendre; nous nous y établirions avec ma femme en laissant ceci à maman; vous comprenez, elle serait bien plus à son aise... car après tout, comme disait Ursule, c'est pour maman... ce que nous en ferions.
—Quitter votre mère! mon cousin... prenez garde... depuis si longtemps elle est habituée à vivre près de vous.
—Oh! ce ne serait pas la quitter, nous la verrions tous les jours, plutôt deux ou trois fois qu'une... Et puis, vous concevez, Ursule a la poitrine très-délicate malgré son air de bonne santé; les heures de repas de maman sont si différentes de celles dont ma femme avait l'habitude, qu'elle a toutes les peines du monde à s'y faire. A la longue, elle en tomberait malade; elle a lutté tant qu'elle a pu sans me rien dire, la pauvre petite, mais à cette heure elle m'a avoué qu'elle ne pouvait plus tenir.
—Ainsi, mon cousin, vous voilà presque décidé à vous séparer de votre mère. Cette résolution est bien grave; il me semble qu'elle a été prise très-brusquement: hier vous n'y songiez pas.
—Non, sans doute... c'est-à-dire quelquefois, ma femme m'en avait parlé à bâtons rompus; mais cette nuit, elle m'a fait comprendre qu'après tout ce qui s'était passé, ça serait pour maman et pour nous le parti le plus convenable, et je suis tout à fait de son avis... Maintenant que je sais que maman est injuste envers ma femme, tôt ou tard ça jetterait du froid dans nos relations. Est-ce que vous ne trouvez pas que nous avons raison d'agir ainsi, ma cousine? Oh! d'abord, Ursule m'a dit: Avant tout, consulte Mathilde, et suivons son conseil.
—Puisque vous me demandez mon conseil, je vous engagerai à patienter encore. Votre pauvre mère ne s'attend pas à cette séparation soudaine; ce serait pour elle un coup terrible.
—Vous croyez, cousine?
—Mais vous, n'en éprouvez-vous donc aucun?
—Certes, j'éprouverais un affreux chagrin, s'il s'agissait de quitter maman tout à fait... je ne sais pas même si je pourrais m'y résoudre; mais il ne s'agit que de nous aller établir à deux petites portées de fusil de cette maison, pas davantage...
—Malgré tout, croyez-moi, cette détermination lui serait très-pénible; ne vous pressez pas... croyez-moi, attendez... réfléchissez...
Une des servantes de madame Sécherin entra et dit à mon cousin;
—Monsieur, madame Sécherin vous dit de venir la trouver; elle prie aussi madame de vouloir bien vous accompagner. Elle attend dans la chambre aux trois fenêtres...
—Dans la chambre de feu mon père!...—dit mon cousin en me regardant avec un étonnement mêlé de crainte;—qu'est-ce qu'il y a donc d'extraordinaire? Depuis la mort de papa, ma mère ne va jamais dans cette chambre que pour prier; c'est, pour elle, comme une chapelle... Tenez, cousine, vous n'avez pas d'idée de la tristesse, de la peur que ça me cause... je connais ma mère, il va se passer quelque chose de très-grave.
Très-étonnée d'être aussi convoquée par madame Sécherin, je suivis mon cousin avec un noir pressentiment.
J'ai conservé un long ressouvenir de cette scène de famille. Il me semble qu'elle a dû bien des fois se renouveler. Les sentiments qui s'y trouvaient en jeu étaient, sont et seront toujours profondément humains.
L'entretien que je venais d'avoir avec M. Sécherin me prouvait évidemment ce que j'avais à moitié deviné: qu'Ursule, loin de souffrir de la vulgarité de son mari, affectait de la partager, afin d'assurer davantage encore son influence sur lui.
La ruse, l'habileté de ma cousine m'effrayèrent.
J'eus hâte de quitter Rouvray; je me repentis d'y être venue; un secret pressentiment me disait que ce voyage me serait fatal.
En me rappelant mon enfance, les humiliations que mademoiselle de Maran avait fait souffrir à ma cousine à cause de moi, en comparant ma position à la sienne, je commençai à me persuader que, malgré ses continuelles assurances d'affection, Ursule était trop fausse, trop perfide, trop intéressée, pour n'être pas aussi profondément envieuse.
Je sentais vaguement qu'elle ne pouvait pas m'avoir pardonné les avantages apparents que j'avais toujours eus sur elle, et que tôt ou tard elle chercherait à s'en venger.
Le sang-froid, l'audace que je lui avais vu développer la veille m'épouvantaient.
Une femme aussi jeune, aussi belle, aussi hardie, aussi adroite, aussi perverse, me paraissait la plus dangereuse créature du monde.
Ne rougissant de rien, osant tout, mentant avec une imperturbable effronterie, joignant le don des larmes touchantes au plus séduisant sourire... spirituelle, charmante et sans âme... que ne pouvait-elle pas entreprendre? qui pouvait lui résister? à quoi ne réussirait-elle pas?
En suivant M. Sécherin pour aller rejoindre sa mère, je songeais à l'adresse infinie avec laquelle Ursule avait préparé son mari aux révélations que madame Sécherin allait sans doute lui faire.
J'entrai avec mon cousin dans la chambre où l'attendait sa mère.