Mathilde: mémoires d'une jeune femme
CHAPITRE IX.
BONHEUR ET ESPOIR.
J'étais dans une extrême perplexité; je ne savais si le calme de Gontran était réel ou simulé. Je fus encore sur le point, malgré les recommandations de M. de Mortagne, de tout dire à mon mari au sujet de cette nuit fatale.
Mais je pensai que c'était peut-être en grande partie le désir de ne pas éveiller mes soupçons au sujet de ce malheureux faux qui avait rendu Gontran en apparence si indifférent aux attaques de mademoiselle de Maran. Connaissant l'infernale méchanceté de ma tante, je ne pouvais me dissimuler que nous avions beaucoup à redouter de la malveillance du monde.
La froideur glaciale avec laquelle on avait accueilli Gontran quelques mois auparavant semblait presque justifier les prévisions de mademoiselle de Maran. J'étais inquiète de savoir si Gontran viendrait chez moi avant de rentrer chez lui; je voulais lui dire combien j'étais contente de voir Ursule partir. J'attribuais cette résolution de ma cousine moins au sentiment généreux qu'à la crainte de me voir prévenir son mari de mes soupçons, ainsi que je l'en avais menacée, et d'éveiller ainsi sa défiance pour l'avenir. En cela je reconnus la justesse des conseils de madame de Richeville.
Sur les onze heures, Gontran frappa et entra chez moi.
J'interrogeai ses traits presque avec anxiété, tant je craignais de leur voir une expression menaçante.
Il n'en fut rien; il avait peut-être au contraire l'air plus tendre, plus affectueux encore.
—Ah! mon ami,—m'écriai-je,—que mademoiselle de Maran est donc méchante!... Venir ici dans le but si odieux d'exciter entre nous peut-être une rupture violente en nous rapportant les plus affreuses calomnies!
—Sans croire positivement comme vous que tel ait été le but du voyage de votre tante, je pense qu'elle s'ennuyait un peu de n'avoir personne à tourmenter, et que, sachant à peu près d'avance le contenu des lettres de mon oncle et de M. de Blancourt, elle était venue pour jeter entre nous ce brandon de discorde. Vous aviez raison, Mathilde, mademoiselle de Maran est plus méchante que je ne le pensais: désormais nous n'aurons aucun motif pour la voir.
—Ah! mon ami que vous êtes bon!... si vous saviez quel plaisir me fait cette promesse, j'ai toujours eu le pressentiment que nos chagrins viendraient de mademoiselle de Maran.
—Heureusement, dans cette circonstance, en voulant nous nuire elle nous a servis presque à son insu.
—Comment cela?
—J'ai lu les lettres de mon oncle et de M. de Blancourt; il est évident que les bruits les plus mensongers et les plus odieux circulent sur nous, la malignité a exploité des faits très-simples, et les a odieusement dénaturés; ainsi, parce que j'étais allé chercher en Angleterre des papiers qui pouvaient compromettre une tierce personne, on a dit que Lugarto avait en son pouvoir de quoi me déshonorer. Je ne veux pas non plus rechercher davantage ce qui a pu donner lieu à la fable absurde de cette nuit que vous auriez été passer dans la maison de Lugarto; je sais l'horreur qu'il vous inspirait; mais, tenez, je suis fou... c'est vous outrager que de s'appesantir un moment sur de pareilles infamies. Cette méchanceté de mademoiselle de Maran nous peut servir, en cela qu'elle nous apprend du moins ce que disent nos ennemis. Cette révélation doit surtout apporter quelques changements à nos projets; ainsi je serais d'avis, si toutefois vous y consentez, d'éloigner de beaucoup notre retour à Paris, de n'y revenir, je suppose, que dans un an ou quinze mois, et de rester ici jusque-là; les événements politiques seront un excellent prétexte à notre absence... Je connais Paris et le monde, dans six mois on ne s'occupera plus de nous; dans un an toutes ces misérables calomnies seront complétement oubliées... si, au contraire, nous arrivions à Paris dans quelques semaines, comme nous en avions le dessein, nous tomberions au milieu de ce déchaînement universel qui vous étonnerait moins, si vous connaissiez mieux le monde... Vous êtes belle, vertueuse... vous m'aimez, vous m'avez choisi; en voilà plus qu'il n'en faut pour exciter toutes les haines et toutes les jalousies qui ne manqueront pas d'exploiter ce qu'il peut y avoir de mystérieux dans mes relations passées avec Lugarto... Si j'étais seul, je mépriserais ces vains bruits, mais j'ai à répondre de votre bonheur, et je serais le plus coupable des hommes, si je n'agissais pas de façon à vous épargner de nouveaux chagrins, à vous qui avez déjà tant souffert pour moi... Ce qu'il y a de plus sage, de plus prudent, est donc de suspendre indéfiniment notre retour à Paris... Dites, Mathilde.. êtes-vous de mon avis? je vous en prie, répondez-moi.
—Eh! mon Dieu! le puis-je,—m'écriai-je dans un élan de joie impossible à décrire,—puis-je répondre lorsque mon cœur bat à se rompre de surprise et de bonheur! mon Dieu, mon Dieu! vous voulez donc me rendre folle aujourd'hui, Gontran? Dites? Oh! non, c'est trop de félicité en un jour. Retrouver votre tendresse, avoir la certitude de rester ici seule avec vous longtemps, longtemps, au lieu d'aller à Paris; encore une fois, Gontran, c'est trop... Je ne demandais pas tant... mon Dieu!
Et je ne pus m'empêcher de pleurer de bien douces larmes, cette fois.
Pauvre petite!—me dit Gontran.—Hélas! votre étonnement est un reproche cruel, et je ne le mérite que trop, cela est vrai pourtant; je vous ai assez déshabituée du bonheur pour que vous pleuriez des larmes de ravissement inespéré, en m'entendant vous dire que je vous aime et que nous resterons ici longtemps... Oh! tenez, cela est affreux... Quand je pense qu'un moment je t'ai méconnue; pauvre ange bien-aimé... D'où vient donc, qu'au lieu de jouir de la délicatesse exquise de ton esprit, de l'adorable bonté de ton âme, j'ai laissé mon cœur s'engourdir pendant que je me livrais à je ne sais quelle existence grossière, stupide et brutale? Est-ce un rêve? Est-ce une réalité? dites dites, mon bon ange gardien? Oh! oui, dites-moi bien que nous nous sommes endormis a Chantilly, que nous nous sommes réveillés à Maran...
—Oh! parlez ainsi, parlez encore de votre voix si douce et si charmante,—dis-je à mon mari en joignant mes deux mains avec une sorte d'extase.—Oh! parlez encore ainsi, vous ne savez pas combien ces bonnes et tendres paroles me font de bien; quel baume salutaire elles répandent en moi... Oh! Gontran... il me semble que notre enfant en a doucement tressailli; oui, oui, joie et douleur, ce pauvre petit être partagera tout, ressentira tout désormais... Aussi, merci à genoux pour lui et pour moi, mon tendre ami, merci à genoux du bonheur que vous nous causez....
. . . . . . . . . .
Je passai les jours qui suivirent cette conversation avec Gontran dans un enchantement continuel; il était impossible d'être plus tendre, plus attentif, plus prévenant que ne l'était mon mari.
Mademoiselle de Maran, voyant ses méchants projets presque complétement avortés, ne dissimulait pas son mécontentement et parlait de son prochain départ, feignant d'être plus rassurée par les dernières nouvelles de Paris.
Ursule attendait son mari d'un moment à l'autre.
Ainsi qu'elle me l'avait promis, elle lui avait écrit pour lui demander d'aller à Paris avec lui au lieu de rester à Maran, comme cela avait été d'abord convenu entre eux.
Depuis le jour où elle avait entendu mademoiselle de Maran parler des calomnies que nous avions à redouter, je remarquai un singulier changement dans les manières de ma cousine envers moi et Gontran. Avec mon mari, elle était de plus en plus moqueuse, ironique, altière; avec moi, dans les rares occasions où nous nous trouvions seules, elle était gênée, confuse, elle me regardait parfois avec une expression d'intérêt que je ne pouvais comprendre; souvent je vis qu'elle était sur le point de me parler avec abandon comme si elle eût eu un secret à me confier, et puis elle s'arrêtait tout à coup. D'ailleurs j'évitais autant que possible de me trouver seule avec elle.
Je passais mes matinées avec Gontran.
Après déjeuner, nous faisions de longues promenades en voiture, pendant lesquelles on échangeait quelques rares paroles; nous dînions, et le wisth de mademoiselle de Maran occupait la soirée. Maintenant que le passé m'a éclairée, je me souviens de bien des choses que je remarquais alors à peine parce que je ne pouvais m'en expliquer la portée.
Ainsi, quoique mon mari me témoignât toujours la plus parfaite tendresse depuis ce jour où il était revenu si brusquement à moi, il semblait profondément rêveur, préoccupé.
Quelquefois il avait des distractions inouïes, d'autres fois il me semblait sous l'impression d'un étonnement extraordinaire, presque douloureux, comme s'il eût en vain cherché le mot d'un cruel et étrange mystère.
Ses élans de joie folle, qui m'avaient d'abord tant étonnée, ne reparurent plus. Souvent même je vis ses traits obscurcis par une expression de tristesse amère.
Je lui en témoignai ma surprise, il me répondit avec douceur:
—C'est que je pense aux chagrins que je vous ai causés.
Quoique ces symptômes eussent dû me paraître singuliers, je ne m'en inquiétais pas; Gontran était rempli de soins et de bonté pour moi, il me parlait de plus en plus de la nécessité de rester à Maran pendant au moins une année, autant pour donner aux propos le temps de s'oublier que par une économie que notre nouvel avenir rendait nécessaire.
Je le répète, je ne pouvais donc pas m'effrayer des singulières préoccupations de Gontran, j'aurais craint de l'impatienter par mes questions à ce sujet.
Sans doute avertie par son instinct qui la portait à aimer mes ennemis, mademoiselle de Maran semblait avoir pris Ursule en une tendre affection; elles faisaient quelquefois ensemble de longues promenades à pied.
Ma tante avait d'abord évidemment cru que Gontran s'occupait d'Ursule; ses plaisanteries perfides à M. Sécherin me l'avaient prouvé, mais les marques d'intérêt que me témoignait Gontran et la froideur que lui marquait Ursule semblaient dérouter ses soupçons.
Ursule se promenait presque tous les matins dans le parc, Gontran avait choisi cette heure pour faire de la musique avec moi comme autrefois.
Enfin, sauf l'ennui d'avoir auprès de nous deux personnes que je me savais hostiles, jamais, depuis mes beaux jours de Chantilly, je n'avais été plus complétement heureuse.
Cet état de contrainte allait cependant cesser, j'allais me retrouver seule avec Gontran et notre amour.
La dernière lettre qu'Ursule avait reçue de M. Sécherin, à qui elle écrivait régulièrement tous les deux jours, lui annonçait son arrivée pour le 13 décembre.
Je n'oublierai jamais cette date.
Ce jour est venu.
Quoique M. Sécherin fût ordinairement très-exact à répondre à sa femme, celle-ci n'avait pas reçu de lettre de lui depuis trois jours.
Elle n'était nullement inquiète de ce silence, elle y voyait, au contraire, une nouvelle preuve de l'arrivée de son mari, qui l'aurait nécessairement avertie dans le cas où ses projets eussent été changés.
J'allai me mettre à mon piano avec Gontran.
Blondeau vint me demander si je pouvais recevoir Ursule.
Mon mari prévint un refus que j'allais faire en me disant:
—Elle part aujourd'hui, c'est une formalité de simple politesse; recevez-la, je reviendrai tout à l'heure.
Quoique cette entrevue dût m'être extrêmement désagréable, je n'hésitai pas à suivre le conseil de mon mari.
Ursule entra.
Nous restâmes seules.
CHAPITRE X.
REPENTIR.
Ursule était triste et grave.
—Après ce qui s'est passé entre nous,—me dit-elle,—je n'ai pas cru devoir partir sans vous revoir et sans vous entretenir un moment... Mon mari arrive ce matin, dans une heure peut-être une dernière explication serait impossible.
—Une explication... à quoi bon? Elle est inutile.
—Peut-être pour vous,—me dit Ursule,—vous n'avez rien à vous reprocher à mon égard... tandis que moi, je vous l'avoue sans honte, j'ai eu de grands torts envers vous...
Je regardai Ursule avec défiance, je m'attendais de sa part à quelque retour, non de sentiment, mais d'hypocrisie.
Mais j'avais été tant de fois sa dupe, que je ne craignais plus d'être faible et confiante comme par le passé.
Pourtant une chose m'étonnait: ma cousine n'affectait plus le ton mélancolique et plaintif qu'elle employait ordinairement comme l'une de ses séductions les plus irrésistibles. Son abord était froid et calme.
—Vous avez en effet eu des torts envers moi,—lui dis-je;—au moment de nous quitter, je ne vous les aurais pas rappelés: toute liaison, toute amitié est rompue entre nous; nous resterons désormais étrangères l'une à l'autre. Peut-être un jour oublierai-je le mal que vous m'avez fait.
—Ne vous méprenez pas sur les motifs de cette dernière entrevue,—me dit Ursule,—je ne viens pas vous demander d'oublier mes aveux sur l'envie que vous m'aviez de tout temps inspirée, ni sur les instincts d'aversion qui en avaient été la suite.
—Alors, pourquoi cet entretien?
—Écoutez-moi, Mathilde, déjà vous m'avez vue sous des faces bien différentes: un jour, femme éplorée, gémissante, incomprise, comme vous dites... l'autre jour, femme altière, ironique, insolemment coquette, et affichant les théories les plus cyniques; aujourd'hui, descendant à flatter les goûte vulgaires de mon mari, et le rendant, après tout, heureux comme il peut et comme il veut l'être... demain, le trompant sans remords et usant de l'hypocrisie la plus perfide pour le détacher de sa mère qui me détestait... Eh bien! ces aspects déjà si divers de mon caractère ne sont encore rien auprès des mystères de mon âme, car je réunis en moi bien des contrastes, Mathilde... ainsi j'ai un besoin immodéré de luxe, d'éclat et d'élégance; cette passion de briller est poussée chez moi à un tel point, que, je l'avoue à ma honte, j'aurais épousé le vieillard le plus repoussant pour la satisfaire... Eh bien, j'ai pourtant la courageuse patience d'aller m'enterrer en province dans une vie misérable et bourgeoise pour donner à mon mari le temps d'augmenter sa fortune et de me mettre à même de mener à Paris l'existence somptueuse que j'ai toujours rêvée, et pour laquelle j'aurais été capable de tout sacrifier. J'aime à dominer impérieusement, et il y a des dominations despotiques presque brutales que j'adorerais. Je suis fausse, dissimulée par nature et par calcul, et quelquefois j'ai des accès de franchise insensée. En un mot, je suis à la fois capable de beaucoup de mal et quelquefois de beaucoup de bien. Oh! ne souriez pas d'un air incrédule et méprisant, Mathilde... oui, de beaucoup de bien... dans ce moment même, je puis vous en donner une preuve; sans doute, ce bien est mélangé de mal comme tout ce qui ressort de l'humanité... Mais je crois pourtant que le bien domine, vous allez en juger... Il y a huit jours, nous eûmes ensemble un long entretien où je vous avouai la jalousie que vous m'aviez toujours inspirée; oui, je vous enviais profondément; jeune, belle, riche, spirituelle, donnant une grâce irrésistible à la vertu et à la dignité, séduisant enfin par des qualités qui ordinairement imposent... mais n'attirent pas... Je ne voyais rien de plus parfait que vous.
—Ces flatteries...
—Oh! ce ne sont pas des flatteries, Mathilde... j'ai été témoin de votre puissance de séduction... pour plaire à une pauvre vieille bourgeoise provinciale, je vous ni vue faire plus de frais et de frais charmants qu'il n'en faudrait pour tourner la tête de vingt élégants; car vous avez, chose inestimable, la coquetterie de la vertu comme tant d'autres femmes ont la coquetterie du vice... Enfin, vous réunissiez alors, comme vous réunissez encore tous les avantages qui me manquent; seulement, il y a huit jours, Mathilde, je vous enviais ces avantages, parce que je croyais que vous leur deviez un insolent bonheur... mais, aujourd'hui...
—Eh bien... aujourd'hui,—dis-je à Ursule en voyant son hésitation.
—Aujourd'hui, je vous sais malheureuse... Oui, je vous sais la plus malheureuse des femmes, et je n'ai plus le courage de vous envier ces rares et brillantes qualités... c'est encore un contraste que vous expliquerez comme vous le pourrez.
—Votre pénétration habituelle est en défaut,—dis-je à Ursule,—car justement depuis huit jours, depuis que je vous semble si digne de pitié, je n'ai jamais été plus heureuse,—et j'ajoutai avec orgueil:—Jamais mon mari ne s'est montré pour moi plus prévenant et plus tendre...
—Nous parlerons plus tard de ces prévenances et de ces tendresses,—me dit Ursule avec un singulier regard.—Parlons d'abord de la cause qui a changé ma haine et ma jalousie en pitié... Si vous me le permettiez, je dirais en intérêt.. Mademoiselle de Maran, je ne sais dans quel but, dans celui sans doute d'exciter davantage mon envie, s'est plu à exagérer encore votre bonheur à mes yeux jusqu'au jour où elle vous a appris devant moi les calomnies dont vous êtes victime; tout en faisant la part de sa méchanceté, je suis restée convaincue d'une chose, c'est que vous êtes la plus honnête, la plus noble femme qu'il y ait eu au monde, et que pourtant votre réputation est sinon perdue, du moins à tout jamais compromise!
—Vous vous trompez... la vérité finit par se faire jour...
—Hélas! Mathilde, ne vous abusez pas, le faux et le vrai sont malheureusement si mélangés dans les événements qui ont motivé les injustes jugements du monde, qu'il sera bien difficile de les combattre. Dans le doute, la société ne s'abstient pas, elle condamne; aussi, je vous le répète, maintenant je me vois trop cruellement vengée des avantages que je vous enviais.
J'étais indignée de l'espèce de commisération qu'affectait Ursule; ses louanges me révoltaient; quoique ce qu'elle me disait sur ma réputation n'eût, hélas! que trop de vraisemblance, je ne voulais pas en convenir devant elle.
—Je conçois,—dis-je à ma cousine,—que vous ayez grand besoin de croire à cette singulière répartition de la justice humaine, qui flétrirait les honnêtes femmes! Mais ne vous hâtez pas de triompher; quoique vous espériez le contraire, tôt ou tard chacun est jugé selon son mérite.. Dispensez-vous donc de me plaindre; quant à mes qualité, vous leur supposez une telle fin et une telle récompense que vos louanges sont autant de sarcasmes.
Ursule reprit avec un sang-froid imperturbable:
—C'est-justement parce que ces qualités sont si mal récompensées que je les loue sans restriction, croyez-le bien. Quant à vous les envier, je n'ai garde... j'en serais trop embarrassée,—ajouta-t-elle avec ce sourire qui lui était particulier.—Je n'ai pas vu le monde plus que vous,—reprit-elle;—mais, par réflexion, je le connais mieux que vous ne le connaîtrez jamais, quoi que vous disiez; je suis donc convaincue que votre réputation a subi une mortelle atteinte malgré votre éclatante vertu.
—Madame...
—Ne prenez pas cette redite pour un outrage, Mathilde... non... non... Et tenez,—reprit Ursule après un moment de silence,—vous me croyez la plus fausse, la plus menteuse des femmes; ainsi au lieu d'être touchée de ce que je vais vous dire, vous allez sans doute en être irritée, vous allez encore me traiter d'hypocrite: il n'importe; en ce moment, je parle pour moi et non pour vous... Eh bien! maintenant que je sais les affreux chagrins que vous avez ressentis, maintenant que je connais ceux qui vous attendent... eh bien! vrai... oh! bien vrai, Mathilde... je me suis repentie... profondément repentie du mal que je vous ai voulu... je n'ose dire... du mal que je vous ai fait.
En prononçant ces dernières paroles, la voix de ma cousine était émue, tremblante; sans ma défiance, j'aurais cru à ses remords; mais je savais Ursule si fausse, si comédienne, que je souris avec amertume, et je repoussai sa main qui cherchait la mienne.
—Mathilde... vous ne me croyez pas?
—Non, et vos larmes vont sans doute bientôt venir à votre aide pour me convaincre?
—Mes larmes?... non, Mathilde... non... cette fois je ne pleurerai pas... car ma douleur est si profonde, si sincère, que, pour vous y faire croire, je n'aurai pas besoin de larmes feintes.
Confondue du cynisme de cet aveu, je regardai ma cousine avec surprise.
Eh bien! oui... oui, je l'avoue... dussé-je passer pour stupide, pour folle; après tant de désillusions, après tant de déceptions, je fus émue, touchée malgré moi de l'expression de la physionomie d'Ursule et de l'indéfinissable douceur de son regard attendri.
Cette expression me frappa d'autant plus qu'elle ne ressemblait en rien aux affectations habituelles de ma cousine. Je crus, je crois encore qu'elle était alors sous l'influence d'un sentiment vrai.
Pourtant je voulus résister de toutes mes forces à cette sorte de fascination.
—Oh! vous êtes la plus dangereuse des femmes,—m'écriai-je;—laissez-moi! laissez-moi!... S'ils sont réels, vos regrets sont vains: ils n'atténuent en rien vos torts affreux envers moi; vous avez voulu détruire mon bonheur... Je n'ai pas été dupe de votre manége envers mon mari, et s'il n'avait pas pour vous le mép...
Le mot me paraissant trop dur, je voulus le retenir. Ursule l'acheva.
—Le mépris, voulez-vous dire, Mathilde?... dites, dites!... je puis... je dois tout entendre de vous maintenant...
—Eh bien! il n'a pas dépendu de vous que vous n'ayez séduit mon mari, que vous n'ayez porté le dernier coup à une femme qui ne vous a jamais voulu que du bien... et que vous trouvez déjà si malheureuse... si injustement malheureuse!... en admettant que votre intérêt soit sincère.
—Eh bien! oui... cela est vrai,—reprit Ursule,—oui, dans cet entretien où vous assistiez à mon insu, je savais parfaitement qu'au lieu d'éteindre la passion de votre mari je l'irritais encore, autant par mon indifférence affectée que par mes railleries et par mes dédains.
—La passion!—dis-je en haussant les épaules avec mépris...—lui, Gontran... une passion pour vous? dites donc le goût, le caprice passager.
—Je dis passion, Mathilde, parce qu'il s'agissait d'une passion... entendez-vous, parce qu'il s'agit d'une passion.
—Il s'agit d'une passion... maintenant vous osez le dire? maintenant.
—Ne croyez pas que je veuille en rien blesser votre amour-propre, je veux vous rendre un service, Mathilde, réparer en partie le mal que je vous ai fait, et, Dieu merci, il en est temps encore.
L'accent d'Ursule avait une telle autorité que, malgré moi, je l'écoutai en silence.
—Oui,—reprit-elle,—je savais irriter la passion de votre mari. Ce calcul de ma part doit vous rassurer sur ce que je ressentais pour lui, mais non sur ce qu'il ressentait.. sur ce qu'il ressent encore aujourd'hui pour moi.
—Oh! c'est indigne!—m'écriai-je,—quelle odieuse calomnie! ce sont donc là vos adieux? en partant, vous voulez me laisser au cœur un affreux soupçon!
—Mathilde, par pitié pour vous, permettez-moi d'achever, mon mari peut arriver d'un moment à l'autre et rendre cet entretien impossible...
—Par pitié pour moi?...
—Oui... oui... par pitié pour vous, malheureuse femme... Écoutez-moi, croyez-moi, je cède à un mouvement de générosité qui me consolera peut-être un jour de bien des mauvaises actions... écoutez-moi donc: si ce n'est pour vous, que ce soit au moins pour l'avenir de votre enfant.
—Quoi! vous savez!...—m'écriai-je stupéfaite, car je n'avais confié ce secret qu'à Gontran.
—Oui, oui, je le sais,—reprit Ursule,—et cette raison surtout, en augmentant mes remords, m'a déterminée à agir comme je fais...
Après un moment d'hésitation, Ursule continua en baissant les yeux et d'une voix altérée:
—Vous vous souvenez bien, n'est-ce pas, de cet entretien si vif que nous eûmes ensemble?
—Oui, oui... Eh bien!...—m'écriai-je avec angoisse, car mon cœur se serrait par je ne sais quel odieux pressentiment en songeant que mon mari avait dit à cette femme un secret que lui et moi seuls nous savions.
—Je ne veux pas récriminer,—reprit-elle avec une émotion croissante;—mais enfin, si dans cet entretien je vous avais crûment avoué l'envie que vous m'aviez toujours inspirée, Mathilde, vous avez été pour moi sans pitié, vous m'avez reproché la honte d'une liaison que je n'avouerai jamais... vous m'avez reproché mes perfidies, et puis enfin, alors je vous croyais la plus heureuse des femmes... alors, je vous le jure... j'ignorais encore ce que vous avez souffert: car, rappelez-vous-le bien, Mathilde, c'est le soir... seulement le soir de ce jour-là que, par mademoiselle de Maran, j'ai appris une partie de vos chagrins...
—Mais, au nom du ciel, parlez... parlez... Eh bien! après notre entretien, que s'est-il passé? Mais... oui... je me souviens, vous êtes allée vous promener dans la forêt..
—Mathilde... grâce... grâce... j'allais y retrouver votre mari; il m'attendait dans une maison de garde inhabitée, où il m'avait donné rendez-vous.
Cet aveu était si inattendu, si horrible, que d'abord je ne pus y croire.
Il s'agissait de ma dernière espérance.
Il s'agissait de croire que depuis huit jours la conduite de Gontran envers moi était un tissu de mensonges et de faussetés.
Il s'agissait de croire que la tendresse qu'il me témoignait n'était qu'une apparence pour cacher son intelligence avec Ursule.
Je ne pouvais, je ne voulais pas me rendre à cette odieuse vérité... hors de moi, je m'écriai:
—Vous calomniez Gontran; il a passé ce jour-là à la chasse, un de ses gens est venu me le dire de sa part.
—Eh! cet homme a dit ce que son maître lui avait ordonné de dire:
—Cela n'était pas vrai? cet homme mentait?
—Oui... oui... grâce... Mathilde... Égarée par l'aversion que je vous portais, voulant me venger de vous en vous enlevant votre mari... j'ai été coupable.
—Je vous dis que je ne vous crois pas... je vous dis que vous vous calomniez pour me porter un coup affreux.
—J'ai le courage de vous apprendre la vérité, Mathilde, si honteuse qu'elle soit pour moi, si pénible qu'elle soit pour vous.
—Mon Dieu... mon Dieu, vous l'entendez!—m'écriai-je en levant les mains au ciel.
—Grâce, Mathilde... car lorsque j'appris plus tard combien vous aviez été malheureuse, lorsque plus tard je sus par Gontran que vous étiez mère; pauvre malheureuse femme... que vous étiez mère! oh! cela, surtout cela m'a désarmée... j'ai eu horreur de ma faute, en songeant que j'avais cédé, non pas même à l'amour, mais à une basse haine, à un exécrable sentiment de vengeance...
—Mon Dieu... mon Dieu!—m'écriai-je dans un accès de désespoir inouï,—rendez-moi folle... folle! ou retirez-moi la vie... Je ne puis plus... je ne veux plus... souffrir davantage.
—Mathilde... Mathilde... pardon... je vous jure que je ne soupçonnais pas alors tous les droits que vous aviez à l'intérêt, à la plus tendre pitié... et puis il faut avoir le courage de tout vous dire... Eh bien! je ne soupçonnais pas alors l'odieuse indifférence de votre mari pour vous; non... je ne croyais pas que l'amour qu'il ressentait pour moi pût le rendre aussi faux, aussi injuste, aussi cruel qu'il devait l'être à votre égard, hélas! car vous ne savez pas ses projets...
—Mais, c'est épouvantable,—m'écriai-je,—elle a été au-devant du déshonneur, et elle vient accuser mon mari! Mais qu'est-ce donc que cette femme?... Qu'est-il donc lui-même?... Que suis-je moi-même?... Quelle est cette vie? Est-ce un rêve? Est-ce une horrible réalité? Et vous... vous qui êtes là devant moi, qui me regardez... qui que vous soyez... répondez... où suis-je? Quelle est la vérité? Quel est le mensonge? Comment! depuis huit jours la tendresse que me prodiguait Gontran, c'était un piége, une fausseté insultante! Mais à quoi bon cette feinte?... Puisque vous partiez... puisque vous allez partir! Oh! c'est un chaos dans lequel ma tête s'égare et se perd... je délire, mon Dieu! je délire!!... ayez pitié de moi... éclairez-moi... Ursule, voyez, suis-je assez humiliée?... Suis-je assez malheureuse? Tenez, me voilà à vos pieds, Ursule... à vos pieds.
—Au nom du ciel! relevez-vous, Mathilde... Maintenant, c'est moi... c'est moi qui vous demande grâce.
—Je vous pardonne, je vous pardonne... mais au moins dites-moi la vérité, toute la vérité, si affreuse qu'elle soit... Je suis mère, je ne m'appartiens plus; à force de douleur, je tuerais mon enfant; je vous dis que je ne veux plus souffrir, je ne le veux plus! si Gontran m'a aussi indignement trompée... tout espoir de le ramener à moi est à jamais perdu... Eh! bien! j'en prendrai mon parti... je ne le reverrai plus... je resterai seule ici; et quand j'aurai mon enfant, je pourrai être heureuse encore... Ainsi, Ursule, n'ayez aucune crainte... dites-moi tout... entendez-vous, absolument tout: votre franchise peut me sauver la vie... Parlez... Ursule.... parlez... une certitude... pour l'amour de Dieu... une certitude si affreuse qu'elle soit: mieux vaut la mort que l'agonie...
—Pauvre femme... pauvre malheureuse femme!...—dit Ursule, en cachant dans ses mains sa figure baignée de larmes.
—Oui, malheureuse, bien malheureuse... n'est-ce pas? Eh bien! vous ne pouvez plus m'envier maintenant... n'est-ce pas? me poursuivre encore ce serait de la barbarie... Vous le voyez, il est impossible d'être plus malheureuse... c'est ce que vous vouliez. Votre aversion est-elle assez assouvie?...
—Mathilde... ah! je suis trop vengée.... C'est horrible... horrible... malheureusement je ne puis rien sur le passé... mais je puis pour l'avenir... Écoutez-moi bien... Voici une lettre que Gontran m'a écrite, voici ce que je lui répondais: chaque jour je voulais lui remettre cette lettre, elle n'atténue pas mes torts, mais elle prouve au moins que j'espérais les réparer; dans cette réponse, je me montrais sous de si odieuses couleurs que, malgré mon regret de vous avoir outragée, jusqu'à présent j'avais hésité à remettre à Gontran ces lettres si honteuses pour moi... les voici...
Et Ursule me donna une enveloppe cachetée que je pris machinalement.
—Maintenant un dernier mot, Mathilde: j'aurais pu vous taire ce cruel aveu, partir pour Paris... et vous laisser dans un complet aveuglement; mais, en lisant la lettre de votre mari, vous verrez quels étaient ses projets pour l'avenir, vous verrez qu'il ressent pour moi une passion désordonnée dont les conséquences m'ont fait frémir... Je vous ai jusqu'ici parlé du mal que je vous ai fait; maintenant, voici comment j'espère le réparer en partie... Avec la lettre qu'il m'a écrite, vous confondrez votre mari, il n'aura qu'à se jeter à vos pieds pour implorer son pardon... Avec celle que je lui réponds, vous lui prouverez qu'il ne lui reste aucun espoir de me revoir jamais... de plus, vous pouvez vous venger du passé et garantir l'avenir... Si je vous donnais l'ombre de jalousie... envoyez à M. Sécherin la lettre que j'ai écrite à Gontran; si vous voulez vous venger du passé, Mathilde... remettez tout à l'heure cet écrit à mon mari, il ne lui laissera aucun doute sur l'étendue de ma faute; je le connais: autant sa bonté, sa confiance, sont aveugles, autant il sera impitoyable envers moi s'il est certain d'être trompé; il me chassera, mon père ne voudra jamais me revoir, je serai sans ressources, et de ce rêve d'opulence que je vais réaliser je tomberai dans la misère... Et vous ne savez pas, Mathilde... ce que pourrait me conseiller la misère! Et puis, voyez vous,—ajouta Ursule d'un ton presque solennel,—il faut qu'il y ait quelque chose de fatal, de providentiel dans ce qui arrive... Je n'écris jamais... je suis trop rusée pour rien faire qui puisse me compromettre, la faute que j'ai commise pouvait rester sinon dans le secret, du moins sans preuves, et pourtant j'ai écrit cette lettre qui peut me perdre, et pourtant je viens volontairement vous la confier: rien ne me force, vous le voyez, à me mettre ainsi à votre discrétion... rien, si ce ne sont mes remords du passé, ma bonne résolution pour l'avenir et ma confiance aveugle dans votre justice; rien ne me force enfin à agir ainsi, rien, si ce n'est l'un de ces contrastes bizarres, inexplicables de ma nature, dont je vous parlais, et dont vous vous railliez, Mathilde.
Je restais anéantie, tenant cette enveloppe entre mes mains.
Cette corruption, ce cynisme auxquels se mêlait peut-être une sorte de générosité, de grandeur, me semblait incompréhensible.
Je me demandais et je me demande encore si l'aveu que venait de me faire Ursule était calculé par la plus infernale perfidie, ou s'il était dicté par un tardif intérêt pour moi...
Affectait-elle de se mettre à ma discrétion pour pouvoir porter mon désespoir à son comble en m'apprenant l'infidélité de mon mari, ou bien voulait-elle sincèrement me donner pour l'avenir des garanties contre elle et contre Gontran?...
Je regardais ma cousine avec autant d'effroi que de surprise et de défiance.
Tout à coup un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour.
Ma chambre à coucher était au rez-de-chaussée, Ursule courut à la fenêtre, écarta l'un des rideaux, regarda dans la cour, puis me dit avec une simplicité touchante dont je fus frappée malgré moi:
—Mathilde... la voiture de mon mari entre dans la cour... vous pouvez tout lui dire et vous venger du mal que je vous ai fait...
Nous gardâmes quelques moments le silence...
Ma porte s'ouvrit.
Ursule, pétrifiée, recula d'un pas...
Ce n'était pas son mari, c'était sa mère, madame Sécherin, qui entra...
CHAPITRE XI.
LE CHATIMENT.
Madame Sécherin puisait sans doute dans les circonstances qui l'amenaient une force surhumaine.
Je l'avais jusqu'alors vue marcher péniblement courbée par la vieillesse, par les infirmités... Elle s'avança jusqu'au milieu de la chambre d'un pas ferme, délibéré, presque agile.
Les rides semblaient avoir disparu de son front pour y laisser rayonner une sorte de satisfaction menaçante, de triomphe foudroyant qui donnait à sa physionomie un caractère majestueux et terrible.
On eût dit que, chargée d'exercer un arrêt de la vengeance divine, elle s'était un moment élevée jusqu'à la hauteur de cette formidable mission.
A son attitude haute et fière, à son sourire farouche, à son regard acéré, on devinait que la mère outragée dans son idolâtrie pour son fils, que la mère sacrifiée à une épouse coupable venait dans sa joie cruelle exercer d'effrayantes représailles.
A la vue de cette femme pâle, aux longs vêtements noirs, j'eus une telle épouvante, que j'oubliai tout ce qui venait de se passer entre moi et Ursule.
Comme ma cousine je restai muette, fascinée devant sa belle-mère.
Celle-ci s'écria d'une voix étouffée, en levant les yeux au ciel:
—Mon Dieu! mon Dieu! ne m'abandonnez pas... donnez-moi, s'il vous plaît, la force d'accomplir votre volonté jusqu'au bout! Trop de joie est trop de joie... comme trop de douleur est trop de douleur...
Et, comme si elle eût succombé à une violente émotion, un moment madame Sécherin appuya sa main ridée sur le dossier d'un fauteuil, puis elle s'écria en transperçant pour ainsi dire Ursule de son regard:
—Je vous le disais bien! malheureuse! que le bon Dieu démasquait les méchants, et qu'il les écrasait tôt ou tard...
Puis, se retournant de mon côté, elle ajouta:
—Je vous le disais bien! qu'un jour vous seriez punie par cette femme de la pitié coupable que vous aviez eue pour cette femme... je vous le disais bien, moi! que mon fils me reviendrait, et qu'il m'aurait alors pour seule consolation!
Et elle croisa ses bras en secouant la tête avec une expression d'orgueil farouche.
Gontran parut, suivi de mademoiselle de Maran et d'un homme que je ne connaissais pas.
—Puis-je savoir, madame, ce qui nous procure l'honneur de votre visite, et quel est monsieur qui s'est fait conduire chez moi par l'un de mes gens et est venu me chercher de votre part?—dit M. de Lancry.
—Monsieur est le premier commis de mon fils; je ne pouvais voyager seule, mon fils lui a dit de m'accompagner.—Puis s'adressant à cet homme:—Firmin, nous repartirons dans une heure; allez-vous-en et fermez la porte.
Gontran me regarda d'un air surpris.
Le commis sortit.
Nous restâmes, mon mari, mademoiselle de Maran, madame Sécherin, Ursule et moi.
Gontran et ma tante ignoraient le commencement de cette entrevue et pressentaient néanmoins qu'il s'agissait de quelque grave événement.
Madame Sécherin dit à ma tante:
—Vous êtes de la famille, madame?
Mademoiselle de Maran toisa la belle-mère d'Ursule sans lui répondre, et me la montra du regard comme pour me demander quelle était cette femme.
—Madame Sécherin,—lui dis-je,—et j'ajoutai en montrant ma tante à la belle-mère d'Ursule:—Mademoiselle de Maran.
Madame Sécherin, se rappelant les éloges que son fils, complétement abusé sur le caractère de ma tante, lui donnait toujours, s'avança vers elle et lui dit:
—Vous êtes aussi des nôtres, madame... vous êtes du parti des bonnes gens contre les méchants. Mon fils me l'a bien souvent répété... vous êtes comme moi, simple, loyale et ennemie de toute hypocrisie... votre présence est utile ici; il ne saurait y avoir trop de juges, car les coupables ne manquent pas.
—Quoique je ne comprenne pas du tout ce que vous voulez dire, ma chère madame, avec vos juges et vos coupables,—dit ma tante,—je ne perdrai certainement pas une si belle occasion de vous déclarer que vous avez le plus joli garçon de la terre, sans compter que tout ce qu'il vous a dit de moi, et de ma simplicité naïve, prouve joliment en faveur de sa pénétration et de sa judiciaire. J'ose espérer, en retour, que ce qu'il nous a dit de vous est tout aussi bien fondé; il ne nous resterait plus alors qu'à nous singulièrement congratuler sur la réciproque de notre rencontre.
Madame Sécherin regarda attentivement mademoiselle de Maran: soit habitude d'observation, soit sagacité, instinct de son cœur maternel, soit enfin que le sourire moqueur de ma tante eût trahi son ironie, la belle-mère d'Ursule, après un moment de silence, répondit à ma tante en agitant l'index de sa main droite et en secouant la tête:
—Non... non... je le vois... vous n'êtes pas, vous ne serez jamais des nôtres; votre regard est méchant, mon fils s'est trompé sur vous comme il s'est trompé sur d'autres.
Mademoiselle de Maran partit d'un grand éclat de rire et s'écria:
—Ah çà! mais, dites donc, chère madame, vous me faites furieusement l'effet d'être une manière de sibylle, de pythonisse avec vos prophéties pharamineuses et peu flatteuses... seulement, permettez-moi de vous le faire observer ni plus ni moins que si j'avais l'honneur de parler à M. votre fils, ces prophéties-là sont un peu malhonnêtes, vu qu'à votre compte je ne ferai jamais partie de la catégorie des braves gens.
—Je ne sais pas ce que c'est qu'une sibylle, madame, mais je sais quand on se raille de moi,—dit madame Sécherin avec hauteur.
—Je me ferai un vrai plaisir de vous remémorer, ma chère madame, que la sibylle de Cumes était une manière de devineresse qui prophétisait l'avenir avec des grimaces du diable et en gigottant toutes sortes de postiqueries étonnantes.
Mon mari, effrayé de la pâleur d'Ursule, qu'il ne quittait pas des yeux, s'écria en s'adressant à madame Sécherin:
—Madame, puis-je savoir encore une fois ce qui me procure l'honneur de vous voir? Madame de Lancry paraît fort troublée, madame votre belle-fille semble aussi très-émue; vous m'avez fait prier de me rendre à l'instant auprès de vous... Que se passe-t-il? qu'y a-t-il? de grâce expliquez-vous.
—Oh! vous allez le savoir, monsieur, vous allez le savoir,—dit madame Sécherin.
J'étais au supplice; je pressentais que cette femme avait quelque preuve accablante de la mauvaise conduite d'Ursule, mais elle ne se hâtait pas de la produire. Elle semblait savourer la vengeance et jouir de l'horrible angoisse où elle tenait ma cousine.
Celle-ci, malgré son sang-froid et son audace habituels, semblait atterrée.
Elle sentait que toutes ses séductions seraient impuissantes pour convaincre sa belle-mère.
Je l'avoue, malgré les motifs d'aversion que je devais avoir contre Ursule, je ne pus réprimer une velléité de compassion pour elle, en songeant qu'elle allait être perdue au moment où le remords de sa faute venait peut-être de lui inspirer un sentiment généreux.
Madame Sécherin tira lentement de sa poche une enveloppe toute pareille à celle que ma cousine venait de me confier.
Cette remarque me fut d'autant plus facile, que l'une et l'autre de ces enveloppes avaient dû faire partie de la provision de papier à lettre qu'on avait mise dans l'appartement d'Ursule et que ce papier était d'une couleur bleuâtre.
On va voir pourquoi j'insiste sur cette particularité.
—Connaissez-vous cette lettre?—dit madame Sécherin d'une voix éclatante en montrant l'enveloppe à Ursule.—Puis elle ajouta avec une dignité austère en levant au ciel l'index de sa main droite:—Voyez, si le doigt de Dieu n'est pas là!... La preuve de votre premier crime était une lettre que vous m'avez audacieusement dérobée... La preuve de votre second crime est encore une lettre, mais cette fois vous l'avez vous-même envoyée à mon fils... le Seigneur vous ayant frappée d'une distraction vengeresse.
Ursule ne répondit pas un mot, devint pâle comme une morte, s'élança vers moi, saisit l'enveloppe qu'elle m'avait remise et que je tenais encore à la main, la décacheta, l'ouvrit, y jeta un coup d'œil rapide, puis la laissa tomber par terre en baissant sa tête sur sa poitrine avec un morne accablement.
Victime d'une fatale erreur, la malheureuse femme s'était trompée d'adresse...
Elle avait ainsi envoyé à son mari la lettre de Gontran et la réponse qu'elle lui faisait... elle m'avait remis, à moi, la lettre qu'elle écrivait à M. Sécherin.
—Quand je vous dis que le doigt de Dieu est là,—reprit madame Sécherin.—Quand je vous dis que le Seigneur a voulu que vous, si fourbe, si adroite, vous soyez démasquée, perdue par une maladresse: vous avez mis sur une enveloppe un nom au lieu d'un autre... Voilà tout pourtant!!! Et cette simple erreur a fait que mon pauvre fils a enfin reconnu ce que vous étiez... il a vu qu'à Rouvray j'étais bien inspirée du Seigneur lorsque je disais:—«Je jure que cette femme est coupable... Chassez-la... quoique les preuves de son infamie vous manquent!» Alors, n'est-ce pas? je passais pour une folle en exigeant de mon fils, sans raison suffisante, ce qu'il appelait un sacrifice insensé; mais Dieu a pris soin de me justifier et de prouver que les instincts maternels sont infaillibles.
Il y avait, en effet, une si étrange fatalité dans cette révélation, qu'un moment nous restâmes tous frappés de stupeur.
Mademoiselle de Maran rompit la première le silence, et dit d'une voix aigre à la belle-mère d'Ursule:
—Pour l'amour du bon Dieu, dont vous connaissez si bien tous les petits secrets, ma chère madame, expliquez-nous donc ce bel embrouillamini d'enveloppes; faites-nous grâce de vos moralités, et dites-nous qu'est-ce que ça prouve.
—La vieillesse impie, méchante et sans mœurs, donne toujours de mauvais exemples,—reprit madame Sécherin en regardant fixement mademoiselle de Maran, et elle ajouta durement:—Maintenant, que je sais que vous avez élevé ces deux jeunes femmes, je ne m'étonne plus de la perversité de cette malheureuse (elle montra Ursule), mais je m'étonne des vertus de sa cousine (et elle me montra).
—Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? s'écria mademoiselle de Maran,—ah çà, ma bonne dame, parce que vous êtes la femme de ménage de la Providence probablement, ce n'est pas une raison pour être si impitoyable au pauvre monde. Qu'est-ce que vous diriez donc, s'il vous plaît, si je vous reprochais, moi, d'avoir éduqué monsieur votre fils d'une si plaisante façon qu'il mérite ce qui lui arrive? Dites donc: mais, c'est vrai, est-ce que je vous rends responsable, moi, de son inconvénient hyménéen?
—Madame, de grâce, finissons ce débat,—dit Gontran à madame Sécherin.—Il est incroyable que je ne puisse savoir ce que vous désirez.
—Je veux, monsieur, faire lire à votre femme cette lettre que vous avez écrite à la femme de mon fils...
Et elle me remit une lettre.
—Je veux, monsieur, vous faire lire la lettre que cette femme vous répondait, car... Dieu est juste!... il faut que cette créature soit aussi détestée par celui qui a partagé son crime que par l'homme qu'elle a indignement outragé!
Et elle remit une lettre à Gontran.
—Je veux, monsieur, lire à cette adultère la lettre que lui écrit mon fils.
Puis madame Sécherin, toujours impassible, croisa ses bras et nous regarda en silence.
Mon mari était atterré; il comprenait enfin l'horreur de la position d'Ursule, et surtout combien je devais être accablée de cette découverte inattendue.
Ursule, anéantie, semblait ne rien voir, ne rien entendre.
Cette scène avait pris un caractère si grave, que mademoiselle de Maran oublia un moment sa méchante ironie, et sembla sérieusement attentive.
J'étais, moi, dans une sorte d'excitation fébrile qui me donnait pour quelques moments encore une force factice, mais je sentais que je ne pourrais résister longtemps et que je perdrais peut-être tout sentiment avant que le fatal mystère fût éclairci...
Pendant qu'Ursule était abîmée dans ses réflexions, pendant que Gontran lisait la lettre qu'Ursule lui avait répondue et que la malheureuse femme croyait m'avoir remise, je lisais, moi, cette lettre de mon mari qui avait motivé celle de ma cousine.
CHAPITRE XII.
MONSIEUR DE LANCRY A URSULE.
«Non, non, Ursule!... je ne puis obéir à vos ordres... Votre conduite est tellement inexplicable... ce que je ressens est si étrange, après le bonheur inespéré dont vous m'avez comblé, qu'il faut que je vous écrive, puisque je ne puis vous parler, puisque par prudence, sans doute, vous semblez fuir toutes les rares occasions où je pourrais vous voir seule avant votre départ. Je ne sais si je veille, si je rêve... Peut-être m'aiderez-vous à m'expliquer ce mystère.
«La possession d'une femme ardemment aimée rend toujours heureux et fier!... et pourtant, le lendemain de ce jour... qui aurait dû être le plus beau de mes jours!... je suis tombé dans une tristesse morne, que votre conduite incompréhensible augmente encore... Ce qui se passe en moi est étrange, je vous le répète, Ursule; j'en suis épouvanté!... à l'agitation sourde, profonde, qui tourmente mon âme, je pressens que le plus grand événement de ma vie va... va s'accomplir!...
«Ma passion pour vous est immuable... fatale!... parce qu'elle est sans borne et sans issue... elle est immuable, fatale, parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m'aimez!... Vous êtes la première femme qui m'ayez dominé! près de vous, je l'avoue, je me sens d'une infériorité absolue... Vous vouliez, disiez-vous, un tyran ou un esclave... Eh bien! vous avez un esclave... un esclave aveugle, résigné, soumis.
«J'ai honte de vous dire cela... et pourtant je vous le dis, parce que j'espère que cette humble abnégation désarmera cette ironie impitoyable qui m'a poursuivi, je crois, même au sein de ce bonheur enivrant qui, jusqu'à présent, n'a pas eu de lendemain!... Oui, il m'a semblé qu'alors j'étais à vous, et que vous n'étiez pas à moi... Dans vos regards il n'y avait ni amour, ni volupté, ni remords... il y avait je ne sais quelle expression de triomphe haineux, de domination insolente, de cruel sarcasme!... Tenez, Ursule, si je croyais au démon, si je croyais à ces marchés d'âmes qu'il fait, dit-on, je lui donnerais votre regard dédaigneux et superbe, lorsqu'il voit un malheureux tomber à tout jamais en sa puissance, par la force de son charme infernal.
«Cette comparaison vous semble folle, absurde; vous vous en moquez peut-être... railleuse impitoyable, vous croyez que je plaisante... pourtant cette comparaison est sérieuse, elle est vraie. Elle explique, autant qu'on peut l'expliquer, une sensation réelle et pourtant indéfinissable... Oui, de ce jour, Ursule, mon âme ne m'a plus appartenu... elle ne m'appartient plus!... Ange ou démon, elle est à vous!... Qu'en ferez-vous?...
«Cela est insensé, stupide, mais il me semble que mon cœur ne bat plus dans ma poitrine, mais qu'il bat dans votre cœur, à vous... Tenez, je vois avec effroi que jusqu'ici je n'avais jamais aimé... Ne prenez pas ceci pour une banalité, Ursule; si je voulais vous dire des fadeurs, je ne prendrais pas cet amer et triste langage: il ne peut en rien m'être favorable auprès de vous; il est ennuyeux, bizarre, et il ne vous apprend que ce que vous savez, car vous avez la conviction de votre toute-puissance sur moi.
«Non... non... je vous dis que jusqu'ici je n'ai jamais aimé; j'ai toujours cru et je crois encore que l'homme qui éprouve la seule véritable passion de sa vie doit presque ressentir des impressions analogues à celles des femmes en ce qu'elles ont de plus délicat, de plus craintif, de plus soumis, de plus défiant... Eh bien! voilà ce que j'éprouve auprès de vous, Ursule... voilà ce que je n'avais jamais éprouvé... Un écolier n'avouerait pas cela! c'est vous donner sur moi un avantage immense... mais pourquoi lutterais-je? à quoi cela m'a-t-il servi de lutter contre mon amour depuis que vous m'êtes apparue sous une physionomie si nouvelle, lors de ce long entretien que ma femme entendait! Pourquoi de ce jour, où vous m'avez pourtant si impitoyablement raillé... pourquoi mon goût pour vous a-t-il pris soudainement tous les caractères de la passion la plus effrénée?
«Pourquoi n'ai-je pas été séduit par vos qualités, mais par l'audace et la témérité de vos principes, par l'étincelante ironie de votre esprit, par cette brûlante éloquence avec laquelle vous peignez si voluptueusement le bouleversement des sens à l'approche de l'homme aimé?...
«Tenez, Ursule, cette pensée est horrible, il faut que je vous dise tout; savez-vous pourquoi la possession me laisse si malheureux, si inquiet, si chagrin? pourquoi elle ne me donne pas sur vous cet ascendant, cet empire qu'elle donne toujours? pourquoi, enfin, je vous le répète, je suis à vous sans que vous soyez à moi? C'est... je frémis de le croire... de l'écrire... c'est... c'est qu'il me semble que, vous... vous n'avez cédé ni à l'enivrement de l'amour, ni même à l'entraînement des sens... On dirait que vous avez cédé, non pas à moi, mais à quelque mystérieuse influence qui m'est étrangère.
«Oh! vous ne saurez jamais ce que vous m'avez laissé de regrets affreux, de désirs brûlants, de radieuses et folles espérances, vous ne savez pas ce que c'est que de se dire: Cette femme qui inspire tout ce que le désir a de plus exalté, je l'ai possédée sans la posséder... j'ai tous les droits sur elle, et je n'en ai aucun; un jour... elle s'est livrée à moi avec tant d'insouciance et de dédain, que je ne ressens qu'humiliation et amertume... Qu'étais-je donc? que suis-je donc à vos yeux? ai-je été votre jouet? Si vous ne m'aimez pas... pourquoi ces faveurs? avez-vous donc voulu me prouver que j'étais si peu à vos yeux que vous pouviez impunément me tout accorder un jour, et l'oublier le lendemain sans vous croire même obligée de rougir?... Non, non, voyez-vous, il n'y a pas d'impératrice romaine qui, dans ses mépris écrasants, ait plus audacieusement prouvé qu'un esclave n'était pas un homme!
«Depuis ce jour, en vain je tâche de lire sur votre physionomie impénétrable quelque tendre ressouvenir... Est-ce dissimulation, calcul, insensibilité, prudence? Vos traits ne disent rien... rien que raillerie humaine ou indifférence... Pourquoi me traiter ainsi? Ne suis-je pas votre amant? Ne le suis-je plus? Avez-vous donc voulu, par une coquetterie infernale, inouïe, ne me laisser rien ignorer... pour me faire tout regretter avec plus de rage encore?
«Par le ciel, cela ne peut pas être ainsi! Je n'ai pas foi en moi, mais en mon amour désespéré... Ces émotions enivrantes dont vous parlez avec de si ardentes paroles, vous les ressentirez pour moi, entendez-vous, Ursule!... Je vous inspirerai toute la fougue de la passion... Oh! que vous serez belle... ainsi... Tenez, à cette seule espérance, mon sang bouillonne, ma tête se perd... Ursule, Ursule! pour être aimé de vous, rien ne me coûtera, dévouement, sacrifice, honte... tenez, si je l'osais, je dirais crime...
«Et quand je pense que si votre charme voluptueux et irritant exalte l'amour jusqu'à cette frénésie, votre esprit étincelant, hardi, ravit, domine et captive à jamais...
«Si vous aimiez... oh! si vous aimiez, y aurait-il au monde une maîtresse plus enchanteresse? Tenez, c'est à devenir fou que de songer que, grâce à l'amour, vous si intraitable, si moqueuse, si indépendante, vous deviendriez soumise, tendre et dévouée... mais soumise, tendre et dévouée avec ce charme adorable qui n'appartient qu'à vous, et non pas à la manière des autres femmes qui vous font prendre la tendresse, le dévouement et la soumission sinon en haine, du moins en dédain ou en indifférence, parce qu'il est dans leur nature faible et chétive d'avoir ces qualités négatives...
«Après tout, que me fait, à moi, que la brebis soit douce et craintive? quel mérite a-t-elle? Mais que la panthère vienne, timide et caressante, ramper à mes pieds; alors, oh! alors je ressens un bonheur, un orgueil, un triomphe sans égal...
«Ursule... Ursule... je vous le répète, je le sens là... aux battements précipités de mon cœur, vous m'aimerez comme je veux être aimé de vous... Oh! je saurai bien vous y forcer... Oui... l'amour désespéré s'impose à force de dévouement; il s'imposera même à vous. Ne prenez pas cela pour une présomption aveugle et ridicule... Je puise cette assurance dans la profondeur même de ma passion.
«Quelquefois pourtant j'espère; je me figure que votre insouciance affectée est un jeu destiné à compléter l'illusion de ma femme et à lui faire croire plus aveuglément encore au retour que je feins d'éprouver pour elle... Mais non, vous m'auriez dit quelques paroles, nous nous serions entendus par quelque signe d'intelligence; tandis que depuis ce jour à la fois si cruel et si doux, vous avez pris à tâche d'éviter les rares occasions que j'aurais eues de vous entretenir seule... Qui sait même si je parviendrai à vous remettre cette lettre!
«Femme bizarre, incompréhensible! Si par quelque allusion détournée, je vous parle de notre amour, vous me répondez par un sarcasme! Chose plus étrange encore: ma femme vous redoute, vous hait, vous le savez, et depuis le jour où vous l'avez outragée, vous semblez la regarder avec un touchant intérêt? Est-ce le remords? non; vous n'aurez jamais de remords, vous; et puis, hélas! le remords de quoi? Une faute pareille... est-ce une faute?... Et d'ailleurs ne dirait-on pas que votre seul but maintenant est de me faire regretter et adorer Mathilde?
«Voyant votre inexplicable indifférence... autant pour détourner les soupçons de ma femme que pour essayer d'éveiller en vous quelque jalousie, j'ai feint d'entourer Mathilde des plus tendres soins... Au lieu de vous en alarmer, de vous en piquer... vous en avez paru satisfaite et nullement envieuse... Ursule... c'est à en perdre la raison. Qui êtes-vous donc? que me voulez-vous? Êtes-vous mon bon ou mon mauvais génie? Quelquefois vous m'épouvantez; il me semble que vous devez avoir sur ma vie la plus fatale influence... Non, non, pardon, je délire... Ursule! ne vous offensez pas de cette lettre; vous êtes de ces femmes supérieures auxquelles on peut tout dire...
«Cette incohérence de pensées vous prouve toute l'exaltation de ma pauvre tête. Mes idées se heurtent, se combattent; mille fantômes s'offrent à mon imagination, parce que mon esprit et mon cœur sont incertains, parce que je ne sais pas ce que vous êtes pour moi. Cet état de doute est horrible; s'il continue, si vous ne me rassurez pas, c'est à peine s'il me restera la force et la volonté de feindre une tendresse que je dois feindre pour détourner les soupçons de Mathilde et empêcher un éclat qui pourrait vous perdre. Heureusement les distractions où me plongent tant de pensées diverses passent aux yeux de ma femme pour des rêveries amoureuses dont elle est l'objet. Quelques jours encore, et tout sera éclairci.
«Vous ne me connaissez pas, Ursule; vous ne savez pas l'invincible opiniâtreté de mon caractère. Je l'ignorais moi-même avant que d'avoir ressenti la force de volonté que vous m'avez inspirée. Je ne renoncerai à l'espoir d'être aimé de vous qu'après avoir tenté tout ce qu'il est humainement possible de tenter... Et encore non, je ne puis même admettre la pensée que je renoncerai à cet espoir... non, une voix secrète me dit que je réussirai.
«Voici mes projets. N'essayez pas de les combattre; vous n'y changeriez rien. Vous partez dans quelques jours pour Paris. Prétextant des calomnies que nous a rapportées mademoiselle de Maran, j'ai persuadé ma femme de rester à Maran tout l'hiver. Quinze jours après votre départ, je vous rejoins à Paris. Des affaires d'intérêt motiveront suffisamment mon départ aux yeux de Mathilde. Une fois à Paris, les raisons ne me manqueront pas pour y prolonger mon séjour. L'état dans lequel se trouve ma femme l'empêchera de venir me rejoindre; d'ailleurs elle le voudrait que son désir serait vain: jamais je ne me suis senti plus intraitable, sans pitié; je serais cruel pour tout ce qui n'est pas mon amour pour vous. Il faut ma crainte de voir Mathilde se laisser égarer par sa jalousie et vous perdre auprès de votre mari pour me forcer de simuler ce que je n'éprouve plus pour elle.
«Tenez, Ursule, encore une remarque qui vient à l'appui de ce que je vous disais, c'est que l'amour sincère et profond inspire des délicatesses inouïes... Jusqu'ici j'avais toujours menti en galanterie sans l'ombre de peine ou de regret; eh bien! je vous le jure, maintenant il m'est odieux de dire à ma femme des tendresses que je ne ressens plus: il me semble que ce sont autant de blasphèmes contre la sincérité de ma passion pour vous.
«Il faut tout l'aveuglement de Mathilde pour ne pas découvrir combien le rôle que je joue auprès d'elle me coûte et me révolte... Mais il aura bientôt sa fin; je vais vous rejoindre à Paris, notre parenté me permettra de vous voir chaque jour sans éveiller les soupçons de votre mari. Alors, Ursule, une fois qu'aucune contrainte ne me gênera plus, je pourrai me faire aimer, et il faudra bien que vous m'aimiez... Exigez de moi tous les sacrifices possibles et impossibles, je m'y soumettrai avec bonheur, rien ne me coûtera, je ne regretterai rien, parce que maintenant tout ce qui n'est pas vous n'existe plus pour moi... Cela est affreux à dire, mais cela est... ma raison, ma volonté n'y peuvent rien... Toi... toi... Ursule, rien que toi... toujours toi... Oh! dis... le veux-tu? brisons les faibles liens qui nous retiennent tous deux, allons cacher notre amour dans quelque pays lointain; Ursule, ne soyez pas retenue par la pitié! que ma passion soit heureuse ou malheureuse, le sort de ma femme ne peut changer; elle réunirait plus de qualités et plus de perfections encore que, je le sens, tout sentiment pour elle est à jamais éteint dans mon cœur.
«Vous êtes maintenant l'idéal, le rêve de mon cœur, de mon esprit, de mes sens, de ma vie... Jugez si Mathilde peut balancer votre influence si vous m'aimez, ou me consoler si vous ne m'aimez pas...
«Encore une fois, Ursule... vous... vous sans condition, je n'admets pas de doute à ce sujet, je ne veux pas en admettre, parce que je ne veux pas entrevoir l'abîme sans fond qui s'ouvrirait devant moi si... mais, non, non, vous m'aimez, il faudra que vous m'aimiez; le hasard ne vous a pas donné en vain mon âme, je n'existe plus que par vous, que pour vous; vous avez été à moi! quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, il faut que nous soyons désormais et pour toujours l'un à l'autre. Je ne reculerai devant aucun moyen, vous entendez, devant aucun moyen pour y parvenir... Cela sera, parce que la fatalité le veut ainsi. Adieu! ange ou démon, je partagerai votre ciel ou votre enfer... «G.»
. . . . . . . . . .
Je dirai plus tard la réaction brusque, profonde, que la lecture de cette lettre me causa.
Pendant que je la lisais, Gontran, lui, lisait cette réponse qu'Ursule lui avait faite, et qu'elle avait cru me donner à la fin de mon entretien avec elle.
CHAPITRE XIII.
URSULE A GONTRAN.
«Je suis très-généreuse au moins... je vous renvoie votre lettre; elle m'a beaucoup divertie: il y règne un mélange de défiance et du fatuité, d'aveuglement et de clairvoyance, de dévouement et d'égoïsme, de tendresse et de cruauté, très-amusant à observer; tout cela manque de grandeur, de charme et même d'esprit (quoique vous en ayez certainement); mais, comme tout cela est naturel, je dirai même d'une horrible naïveté, vous m'avez persuadée.
«Je crois donc à votre passion, oui... je crois que vous aimez pour la première fois; je crois que vous ferez tout au monde pour vous faire aimer de moi. Je vous crois capable des tentatives les plus insensées, des actions les plus noires, pour arriver à ce beau résultat; je vous crois enfin susceptible de véritable dévouement pour moi: c'est à ne pas vous reconnaître, mon pauvre cousin.
«Sans avoir la prétention de mériter les qualifications diaboliques dont vous me gratifiez dans votre orgueilleux étonnement, comme s'il fallait, en vérité, avoir recours aux sciences occultes pour être digne ou capable de vous séduire, je crois avoir sur vous beaucoup d'influence: cette influence sera fatale si vous le voulez, cela dépendra de vous.
«Je crois encore, comme vous, que ce sont mes vilains défauts qui vous ont irrésistiblement tourné la tête.
«D'abord vous ne m'avez pas du tout inspiré l'envie d'avoir des vertus si je n'en possède pas... ou le désir d'en faire montre si j'en possède: ces perles virginales sont enfouies au fond de l'âme comme les perles au fond de la mer; ces trésors n'appartiennent jamais à ceux qui s'arrêtent à la surface des flots... dont ils sont les jouets... Il est des profondeurs solitaires et mystérieuses que les vues courtes ou débiles ne pénétreront jamais.
«Nous sommes donc parfaitement d'accord sur beaucoup de points, mon cher cousin, seulement nous différerons toujours sur le plus important de tous: vous croyez fermement qu'à force d'amour vous m'obligerez à vous aimer, je vous déclare non moins fermement que jamais je ne vous aimerai et qu'à force d'amour vous finirez par vous faire détester, l'amour qu'on inspire étant généralement en raison inverse de l'amour qu'on ressent; vous devriez savoir au moins votre A B C, seigneur don Juan.
«Si la passion ne vous rendait pas aussi inintelligent qu'un écolier, vous verriez une profonde vérité dans ce passage de votre lettre qui n'a été qu'une boutade de votre vanité froissée:
«Jamais impératrice romaine n'a plus audacieusement prouvé qu'un esclave n'était pas un homme.
«J'ai souligné ces mots, ils le méritent; vous avez deviné juste cette fois: en d'autres termes, cela signifie que la vengeance n'est pas de l'amour. Eh bien! comprenez-vous l'énigme? Devinez-vous-maintenant les motifs de ma conduite bizarre? Non? Pas encore? Allons, vous n'êtes décidément pas en veine de sagacité. Je reprends donc les faits d'un peu haut; tout mon espoir est que cette confession vous donnera de moi une horrible aversion. Il est malheureusement trop tard maintenant pour que je puisse vous paraître respectable; avec ce paraître j'aurais sûrement éteint votre folle passion.
«Or donc, en venant à Maran, en pensant même à profiter de l'offre que m'avait faite autrefois Mathilde, d'occuper à Paris un appartement de votre maison, mon projet bien arrêté était de vous rendre amoureux fou de moi; entendez-vous, amoureux fou... et de me servir de votre fol amour... je vous dirai tout à l'heure dans quel but.
«Je réunissais tontes les conditions nécessaires pour vous séduire: d'abord je ne vous aimais pas, je me sentais sur vous beaucoup de supériorité; et de plus je m'étais imaginé que le moyen le plus sûr d'enamourer un nomme blasé par de nombreux succès était de se moquer de lui, d'irriter ainsi vivement son orgueil, et, pour l'achever, de le convaincre que tout en restant parfaitement indifférente à son mérite, on devait ne pas l'être à celui d'un autre.
«Tout ce beau système, développé avec assez de malice, a obtenu près de vous le succès que j'attendais.
«A Rouvray, vous m'avez fait, le matin même de votre arrivée chez moi, une déclaration assez brusque et assez impertinente; j'y ai répondu comme il fallait pour mes desseins.
«Ici, vous avez renouvelé vos tendres protestations, je vous ai répondu et prouvé que je ne me souciais pas de vous le moins du monde; par esprit de contradiction, vous vous êtes passionné: c'était tout simple. Pendant quelques jours j'ai augmenté votre amour, non pas en le partageant, mais en le raillant, mais en me montrant à vous sous des aspects bizarres, mais en affectant un cynisme de principes, une hardiesse de pensées, qui auraient révolté tout homme d'une âme élevée.
«Je ne pouvais croire moi-même aux progrès que je faisais dans votre cœur par de si misérables moyens. Si j'avais eu de vous une haute opinion, la facilite de mon succès l'eût détruite.
«Rappelez-vous encore ceci, seigneur don Juan, ordinairement les femmes de mon caractère aiment d'autant plus qu'elles ont eu plus de peine à se faire aimer. Elles dédaignent les succès faciles, la lutte leur agrée, les obstacles les charment, elles se passionnent pour l'impossible...
«En un mot, profitez de l'avis... si jamais vous retrouvez une de mes pareilles: le seul moyen de la séduire sera de lui montrer de l'éloignement.
«Pour que vous me plaisiez, mon cher cousin, sous bien des rapports nous nous ressemblons beaucoup trop (j'espère que je suis humble); notre nature est de subir la loi de l'attraction des contraires. Quand vous restez dans cette voie normale, comme nous disait le savant M. Bisson, vous réussissez... Voyez... peut-être Mathilde vous adore-t-elle, parce qu'elle est aussi pure que vous êtes perverti... Quand, au contraire, vous vous adressez à moi, qui suis peut-être théoriquement aussi avancée que vous, vous faussez votre destinée, vous perdez vos avantages, et je me moque de vous.
«Les augures ne pouvaient se regarder sans rire, c'est pour cela que votre sérieux amour me cause une incroyable hilarité. Prenez garde, un fripon qui devient dupe est mille fois plus sottement dupe qu'un honnête homme.
«Ceci dit, mon cher cousin, revenons au sujet de votre étonnement.
«Un jour, brusquement, sans motif (à vos yeux du moins), vous avez été à moi sans que j'aie été à vous, selon votre expression... De ce moment vous m'avez toujours trouvée froide, dédaigneuse, et aussi insouciante du passé que s'il n'existait pas... Vous vous étonnez de cette soudaine indifférence, vous criez au démon, à la fatalité, que sais-je? Vous me demandez si je vous aimais, si j'avais au moins pour vous un vif caprice? Nullement; vous êtes charmant, mais j'ai le malheur d'avoir très-mauvais goût. Comment donc, direz-vous, vous ne ressentiez pour moi ni passion, ni amour, ni même le plus léger penchant, et... vous... Non, non, c'est impossible, répétez-vous.
«Vous oubliez, mon cher cousin, qu'il est des passions de toutes sortes, et que l'amour n'est pas la plus violente de toutes... Vous ignorez donc que pour satisfaire sa haine et sa vengeance, une femme comme moi ose ce qu'elle n'oserait jamais si elle éprouvait un amour passionné, ou si elle ne ressentait même qu'un tendre penchant. Dans ce dernier cas, elle obéirait à un instinct de coquetterie qui lui dirait qu'un triomphe trop facile éteint un goût passager.
«Si elle aimait au contraire passionnément, oh! elle ne raisonnerait pas... L'amour, le véritable et profond amour lui inspirerait les plus exquises délicatesses... Si elle succombait, elle succomberait avec une sorte d'enivrement chaste et pudique. Dans son aveugle entraînement, elle n'aurait la conscience de sa faute qu'après l'avoir commise; elle en aurait les remords, la honte, la volupté ardente et amère. Enfin ses ressentiments seraient ceux de la plus noble des femmes, car un amour sincère élève souvent les cœurs les plus perdus à la hauteur des cœurs les plus purs...
«Quel est donc ce mystère? Qu'êtes-vous donc pour moi? demandez-vous encore.
«Écoutez... depuis que j'ai pu analyser mes impressions et me rendre compte du bien et du mal, j'ai haï votre femme.
«Je l'ai haïe, parce que depuis que je vis il n'y avait pas eu de jour, d'heure où je ne lui eusse été sacrifiée, où elle ne m'eût écrasée de ses avantages.
«Jamais l'envie, la jalousie, ne furent exaltées à ce point... Pour la frapper plus sûrement je voulus la frapper dans ce qu'elle avait de plus précieux au monde... Je résolus de vous enlever à elle, non parce que vous me plaisiez, il n'en était rien, mais parce qu'elle vous adorait.
«Quelques jours après cet entretien que Mathilde entendait à mon insu, j'ai eu avec elle une longue conversation; elle m'a accablée de reproches. Elle m'a menacée par ses mépris, et maintenant je dois dire par ses justes mépris; elle a exaspéré mes plus mauvais sentiments. Vous m'aviez donné un rendez-vous, j'ai hâté le moment d'assurer à la fois et ma vengeance et mon empire sur vous; car alors... Mais, non, non, vous ne saurez jamais quels odieux desseins je méditais... vous m'aimeriez trop, et je veux vous détacher de moi.
«Maintenant, souvenez-vous que le soir de ce jour de bonheur, sans lendemain, comme vous dites, mademoiselle de Maran a reçu des lettres de Paris, et que devant moi elle vous a appris toutes les abominables calomnies dont Mathilde était victime.
«Malgré les méchantes exagérations de mademoiselle de Maran, j'ai bien vite compris que la réputation de Mathilde était aux yeux du monde horriblement compromise. Le hasard m'apprit ainsi que cette femme, dont le bonheur m'exaspérait depuis mon enfance, était la plus malheureuse des créatures.
«Jusqu'alors elle avait vécu pour vous et pour la vertu; elle avait toujours été digne de tous les amours et de tous les respects... et sa bonne renommée était presque perdue... et vous la délaissiez pour moi, pour moi...
«C'était trop.
«Maintenant, qui m'a inspiré l'intérêt, la pitié qui a succédé tout à coup à la haine que je portais à Mathilde? Est-ce un noble et bon sentiment? Ne serait-ce pas plutôt la conviction que votre femme, étant à tout jamais malheureuse, ne peut plus être pour moi un sujet d'envie?... ou bien encore, ne serait-ce pas la connaissance parfaite que j'ai de votre caractère et de ce qu'il présage à Mathilde?... Oui, c'est plutôt cela qui m'a désarmée... Ma vengeance étant plus que satisfaite par l'avenir que vous ménagez à votre femme, votre amour me devient parfaitement inutile. Excusez-moi, mon cousin, de vous avoir séduit pour rien.
«En ce qui touche cette pauvre Mathilde, je ne puis malheureusement rien sur le passé; mais je puis pour l'avenir...
«Je suis une femme si singulière, que du moment où je me suis sentie apitoyée sur elle, j'aurais regardé comme un crime de lui donner le moindre motif de jalousie à votre égard.
«Voilà le pourquoi de ma froideur subite, voilà pourquoi vous devez absolument renoncer à l'espoir assez coquet de me changer de panthère en brebis, de partager mon ciel ou mon enfer. Mon Dieu! mon cher cousin, je ne suis ni une panthère, ni un ange, ni un démon; je ne pratique ni le ciel ni l'enfer... je suis tout simplement une pauvre femme qui ne vous aime pas, et je fais d'autant plus aisément le vœu de vous rendre à mon amie d'enfance, que ce sacrifice m'est fort agréable, de sorte que mon dévouement peut passer pour de l'égoïsme.
«Vous me permettrez donc de ne pas briser les liens qui m'unissent au meilleur homme du monde, afin d'aller cacher notre amour dans un pays lointain: il n'est pas besoin d'aller si loin pour cacher quelque chose qui n'existe pas... J'abdique aussi très-volontairement toute souveraineté sur votre âme; mille grâces de ce beau royaume que vous mettez si gracieusement à mes pieds. J'aime mieux vivre esclave à l'ombre protectrice d'une fraîche oasis que de régner sur un désert aride et desséché. N'oubliez pas surtout, je vous en conjure, de m'épargner ces preuves de dévouement, ces sacrifices inouïs dont vous me menacez et dont je suis très-indigne... Vous me gêneriez infiniment dans la secrète recherche que je veux faire de mon tyran futur, car je me sens destinée à éprouver pour je ne sais quel mystérieux idéal une passion aussi immuable, aussi fatale que celle que vous éprouvez pour moi.
«Où s'est jusqu'ici caché ce mystérieux et futur despote de tout mon être?... c'est ce que j'ignore... Mais ce qui est certain, c'est que votre sombre aspect l'effaroucherait.
«Ne comptez pas, je vous en conjure, sur votre intimité avec mon mari pour venir me voir à Paris, dans le cas où vous feriez la folie de m'y suivre.
«Pour expliquer à M. Sécherin mon brusque départ, je serai forcée de lui avouer que vous vous occupiez un peu trop de moi, et que pour la tranquillité de Mathilde et pour m'épargner votre obsession, j'ai jugé à propos de quitter Maran.
«Vous le voyez donc bien, vous seriez très-mal venu à vouloir faire le cousin auprès de nous.
«Restez avec Mathilde. Vous parlez de bon et de mauvais génie; si vous avez, je ne dirai pas quelque générosité, mais seulement l'instinct de votre conservation, vous reviendrez à elle. C'est elle qui sera votre bon ange.
«Si, malgré ma profonde indifférence pour vous, vous vous opiniâtrez à vous faire aimer de moi, je serai, sans le vouloir, votre mauvais démon.
«Vous m'aimez passionnément, je le crois; mais on a toujours raison d'une passion sans espoir... aussi, dans l'intérêt de Mathilde et dans l'intérêt de ma tranquillité (prenez, je vous prie, ce mot dans cette acception prosaïque: n'être pas importunée par un fâcheux), je m'efforce de vous convaincre de la vanité absolue de vos tentatives à venir.
«Toute ma crainte est que vous conserviez quelque espérance. Malgré votre apparente humilité, vous avez un fond d'amour-propre intraitable, d'autant plus dangereux que vous avez de quoi le justifier auprès de tous... excepté auprès de moi. C'est ce que vous ne croyez peut-être pas... On n'admet jamais les exceptions blessantes...
«Plutôt que de vous avouer que vous ne me plaisez pas, vous êtes capable de vous persuader que je romps avec vous d'une manière brusque et cynique pour échapper à un sentiment dont je redoute et dont je prévois l'empire... Homme trop dangereux!!! ah! mon cousin... mon cousin... si vous vous laissiez prendre à l'une de ces amorces, que votre orgueil révolté vous tendra certainement, vous seriez à jamais perdu.
«Plus je vous témoignerais de dédain et d'aversion, plus vous vous croiriez redoutable et redouté; selon cet axiome: Que l'on n'éloigne que les gens dangereux... comme si les ennuyeux n'étaient pas de ce nombre.
«Prenez garde... prenez garde... tous vos avantages alors ne vous sauveraient pas d'un ridicule ineffaçable; je serais impitoyable, car je prendrais en main la cause de Mathilde; je la vengerais en vous tourmentant, et pour la venger, je serais capable de feindre la pitié, de feindre d'être enfin touchée d'un si profond et si constant amour, de vous faire quelques fausses promesses, et de me jouer de vous de la manière la plus sanglante...
«Une fois pour toutes, défiez-vous de moi, dès que je vous paraîtrai éprouver à votre égard autre chose que la plus complète indifférence.
«Ainsi donc, mon cousin, oubliez-moi pour qui vaut mille fois mieux que moi. Revenez à Mathilde: c'est un cœur d'or, c'est une âme qui n'est ni de ce temps ni de ce monde.
«Maintenant que, par une bizarre contradiction, elle m'intéresse autant par son malheur qu'elle me révoltait par son bonheur, je puis le dire, c'est une de ces natures tellement excellentes, tellement riches, tellement portées à croire au bien et à nier le mal, parce qu'elles sont pétries de noblesse et de générosité, qu'il suffit de quelques semblants pour les rendre complétement heureuses.
«Incapables de croire au mensonge, ces pauvres âmes ont la confiance ingénue des enfants. Il faut si peu, si peu, pour exciter leur joie naïve et candide, qu'on serait un monstre de les affliger.
«Vous l'avez vu... depuis huit jours, par prudence, vous avez feint un retour à elle; comme sa charmante figure rayonnait de bonheur!... et puis elle est mère!... elle est mère!... monsieur... et vous avez eu le honteux courage de m'écrire: «L'état dans lequel se trouve ma femme l'empêchera de venir à Paris...»
«Tenez, monsieur de Lancry, je suis capable et coupable de bien des mauvaises actions, je ne sais pas ce que l'avenir me réserve de commettre encore; mais jamais, je le jure, je n'aurai à me reprocher l'équivalent de ces odieuses paroles.
«Décidément, vous êtes le plus ingrat, le plus égoïste, le plus insensible des hommes, car la passion vous déprave... au lieu de vous ennoblir! C'est d'ailleurs naturel, une passion dépravée ne peut élever le cœur...
«Gardez-vous encore de votre vanité, qui vous dira peut-être que Lovelace et don Juan ne valaient pas mieux que vous, et que mon reproche signifie adorable scélérat...
«Vous vous tromperiez singulièrement: moi qui suis un don Juan femelle, je sais ce que vaut le don-juanisme; j'ai même honte de voir les passions que j'inspire se traduire par de si mauvais instincts: comme le sorcier du conte allemand, je recule épouvantée du monstre que j'ai produit, et qui vient à grands cris me demander d'être sa compagne.
«Oubliez-moi donc, mon cousin; encore une fois, si vous vous opiniâtrez dans votre fol amour, je vous prédis la plus malheureuse fin du monde, et vous me ferez croire à ces rémunérations et à ces punitions divines dont parlait toujours mon insupportable belle-mère.
«A un coupable tel que vous il fallait une punition telle que moi: seulement, comme ce rôle de vengeance divine est un peu sérieux pour mon âge, je vous saurais un gré infini de me l'éviter en vous amendant et en devenant le plus honnête et le plus fidèle des maris, ce qui veut dire le plus heureux et le plus adoré des hommes, puisque Mathilde est votre femme.
«Adieu, adieu, et pour toujours adieu... Souvenez-vous surtout qu'il ne s'est jamais agi d'amour entre nous, mais d'une infâme trahison envers la plus noble des femmes. Vous avez été mon complice, jamais mon amant.»
CHAPITRE XIV.
MONSIEUR SÉCHERIN A URSULE.
Lorsque madame Sécherin vit à notre abattement que moi et Gontran nous avions lu les deux lettres qu'elle nous avait remises, elle lut cette lettre de son fils à Ursule d'une voix lente, et comme pour faire durer le supplice de ma cousine plus longtemps.
«Je ne vous reverrai de ma vie, Ursule... Je vous méprise encore plus que je ne vous hais. Dieu m'a puni de n'avoir pas écouté les conseils de ma pauvre mère; elle me reste, elle, elle me reste, et avec elle je ne regrette rien; je remercie au contraire le ciel de m'avoir délivré d'un monstre de perfidie et de corruption tel que vous; je me maudis quand je pense que, pour vous, pour vous, mon Dieu! j'ai pu affliger, presque abandonner la meilleure des mères... Allez... ma tendresse la dédommagera des chagrins que je lui ai causés; elle me pardonnera, elle m'a pardonné: lorsqu'une femme aussi dangereuse et aussi abominable que vous entre dans une famille, il faut bien s'attendre à tout... Je vais vous apprendre une chose qui vous fera de la peine, j'en suis sûr, celle-là: le jour même où, par la volonté divine, le ciel a voulu que je reçusse cette lettre qui montre la noirceur de votre âme... je venais de faire rédiger l'acte qui vous assurait toute ma fortune après moi... Vous qui aimez tant le luxe, vous allez être pauvre... tant mieux, tant mieux, c'est le seul chagrin qui puisse vous atteindre... Les soixante mille francs de votre dot sont dès aujourd'hui déposés à Paris chez un notaire. Votre père vous chassera aussi de sa présence, lui; car je lui ai envoyé une copie de votre abominable lettre. Enfin, pour vous porter un dernier coup qui vous sera plus sensible encore que les autres, je vous préviens que je ne souffre aucunement de vos infamies; entendez-vous, je n'en souffre pas... Non, non, cela est si odieux que je ne ressens que de l'horreur pour vous, et je me trouve heureux... oh! bien heureux d'être à jamais séparé de vous; ma bonne et excellente mère vous le dira... ce sera votre dernier châtiment.
«Sécherin.»
Après avoir lu cette lettre, madame Sécherin attacha sur Ursule un regard implacable.
Celle-ci sortit enfin de l'état de stupeur dans lequel elle était plongée depuis le commencement de cette scène.
Elle se leva impérieuse, altière, le regard assuré, le sourire amer et dédaigneux; elle dit à madame Sécherin:
—Vous triomphez, n'est-ce pas? femme aveugle et insensée! vous vous réjouissez, tandis que le cœur de votre fils est mortellement blessé!
—A cette heure il ne pense même plus à vous,—dit madame Sécherin;—il vous l'écrit, et cela est vrai, Dieu merci!
—Mais moi je ne crois pas aux termes de cette lettre,—reprit Ursule;—un homme comme lui ne peut pas oublier une femme comme moi. Sachez que si je le voulais, entendez-vous à votre tour, que si je le voulais, demain il serait encore à mes pieds, me demandant à mains jointes de revenir à lui... mais je ne le veux pas. La destinée m'accable au moment même où je cédais à un sentiment si généreux qu'il en était fou, au moment où j'avais pitié de la femme que j'avais haïe, outragée, au moment où je tâchais de réparer le mal que j'avais fait... Eh bien! seule je lutterai contre la destinée; un jour viendra, et il n'est pas loin, où, dans son désespoir de m'avoir perdue, votre fils vous maudira de ne l'avoir pas engagé à me pardonner.
—L'entendez-vous, la malheureuse?—s'écria madame Sécherin en joignant les mains avec horreur.—Vous regretter, vous! Voyez... voyez... l'infernal orgueil!
Ursule haussa les épaules avec une expression de pitié.
—Vous ne savez donc pas ce que j'étais, ce que j'aurais été pour lui, car il était simple, bon, dévoué, et je m'amusais à le rendre heureux comme on s'amuse de la joie d'un enfant... Vous l'avez entendu vous-même vous dire si son bonheur était grand, si je n'étais pas tout pour lui! Vous vous réjouissez sans songer qu'il pleurera... qu'il pleure peut-être avec des larmes de sang un passé qui sera toujours pour lui un rêve, l'idéal de la félicité humaine... Aveuglé sur mes défauts par son amour, sur ma conduite par sa confiance, sa vie se fût écoulée paisible et heureuse... elle se passera dans la désolation!... Allons, vous devez être satisfaite: me voici pauvre, abandonnée de tous, même de mon père; vous voici vengée, Mathilde, et vous aussi, monsieur,—dit Ursule en s'adressant à Gontran.—Vous, Mathilde, dont j'ai trahi l'amitié; Vous, monsieur, dont j'ai raillé l'amour... A votre triomphe il manque pourtant une chose... c'est de me voir anéantie, écrasée, sous les coups d'une fatalité inouïe; mais je ne vous donnerai pas cette joie. J'ai de la volonté, j'ai de l'énergie: je me trouvais dans un de ces moments qui peuvent décider de l'avenir de toute la vie... un premier bon sentiment en eût peut-être amené un second... Le sort ne l'a pas voulu... Eh bien! j'ai dix-huit ans, j'ai un caractère de fer, un esprit souple, je suis belle et hardie, que Dieu ait pitié de moi!—dit Ursule en terminant par ce sarcasme impie.
Madame Sécherin restait muette, effrayée, devant cette femme audacieuse.
Gontran la regardait avec une angoisse mêlée d'admiration...
Tout à coup mademoiselle de Maran se leva, feignit de s'essuyer les yeux et s'écria:
—Eh bien! non, non, il ne sera pas dit que je resterai insensible, moi, aux tourments de cette pauvre chère enfant; je suis tout émue de son angélique résignation: il est impossible d'avouer ses torts avec plus de candeur et d'être mieux disposée à la contrition et au repentir... Tenez... votre dureté à tous me révolte... Je l'emmènerai à Paris avec moi, et chez moi, cette chère petite, et cela aujourd'hui même, car elle ne peut pas rester ici un jour de plus... Elle vous gâterait, honnêtes gens que voue êtes!
—Vous osez la soutenir...—s'écria madame Sécherin avec indignation;—vous osez lui offrir un asile...
—Et pourquoi non, s'il vous plaît? Est-ce que je donne, moi, dans vos lamentations de Jérémie sur la désolation de l'abomination! Dirait-on pas qu'il s'agit du sort de la chrétienté ou que le monde est menacé d'une fin prochaine, parce que monsieur votre fils a eu un inconvénient dans son ménage! Est-ce que c'est une raison pour venir crier comme une orfraie après cette pauvre Ursule, et l'accabler sans pitié?... Pour vous qui vous piquez de religion... ça n'est guère charitable, ma bonne dame...
Madame Sécherin leva les yeux au ciel, et dit d'une voix grave et solennelle:
—Seigneur mon Dieu! ayez pitié de cette femme; sa tombe est ouverte, sa fin est proche, et elle blasphème.—Puis elle ajouta d'une voix imposante et avec tant d'autorité que mademoiselle de Maran resta un moment atterrée:—Vous soutenez le vice, vous insultez aux larmes des honnêtes gens, vous reniez Dieu. Mais patience, au lit de mort vous aurez une affreuse agonie en pensant au mal que vous avez fait et aux peines qui vous attendent... Vous êtes si méchante et si impie, que vous ne trouverez pas un prêtre qui veuille prier pour votre âme...
Après un moment de silence, mademoiselle de Maran s'écria en riant de son rire aigu:
—Ah! ah! ah!... est-elle donc drôle avec ses excommunications? Ah çà! apparemment que vous êtes aussi du dernier mieux avec les foudres du Vatican, ma chère dame? Tout à l'heure c'était avec le ciel et la Providence que vous maniganciez... Dites donc: sans reproche, vous me paraissez joliment banale, pour ne pas dire un peu coureuse, à l'endroit des choses de là-haut... Mais rassurez-vous, j'aurai toujours un bon petit quart d'heure pour me repentir et un petit écu pour me faire dire une messe quand viendra le moment de songer à mon salut....
. . . . . . . . . .
Le soir même, mademoiselle de Maran partit pour Paris avec Ursule.
Madame Sécherin alla rejoindre son fils.
Gontran et moi, nous restâmes seuls à Maran.
CHAPITRE XV.
LES DEUX ÉPOUX.
Je restai deux jours sans revoir M. de Lancry.
L'arrivée et le départ de madame Sécherin ayant fait supposer à nos gens que quelque grave discussion intérieure avait eu lieu entre moi et mon mari, ils avaient cru de leur devoir d'augmenter encore de silence et de réserve dans leur service; ils ne parlaient entre eux qu'à voix basse... On eût dit que quelqu'un se mourait dans la maison... Il est impossible de peindre l'aspect sinistre de ce grand château muet, sombre et désert, dont j'habitais une aile et Gontran une autre.
J'avais voulu être seule pour me préparer à l'entretien que je devais avoir avec mon mari.
Pendant ces deux jours, par un phénomène moral que je suis encore à m'expliquer, une révolution profonde, complète, se fit subitement en moi.
Il était de mon devoir de parler à mon mari avec la plus entière franchise.
Cet événement fut le plus important de ma vie; son retentissement durera jusqu'à mon dernier jour.
Les moindres détails de cette entrevue sont encore gravés dans ma mémoire.
C'était un dimanche. Après avoir entendu une messe basse à l'église du village et être restée longtemps à prier, je revins chez moi.
Le temps était gris et lugubre; au moment où je rentrais au château, la neige commençait à tomber.
Dix heures sonnèrent à la pendule de mon parloir.
C'était un petit salon très-simple, où je me tenais d'habitude; ses deux croisées s'ouvraient sur le parc. A droite et à gauche du la cheminée étaient les portraits de mon père et de ma mère; sur ma table à écrire, un médaillon de Gontran peint en miniature.
A propos de cette miniature, je dois dire ici ce que je sus plus tard: c'est qu'elle avait été rendue à mon mari par madame de Richeville.
Donner à sa femme un portrait fait autrefois pour une maîtresse, c'est une de ces indignités naïves qu'un homme se permet, sans même se douter de ce qu'il y a d'odieux et d'insultant dans un pareil procédé.
A coté de ma table de travail, une petite bibliothèque de bois de rose renfermait mes livres de prédilection; enfin entre les deux fenêtres était mon piano.
En passant devant une glace, je me regardai: j'étais horriblement pâle et maigre; mes pommettes, déjà un peu saillantes et légèrement pourprées, témoignaient de la fièvre dont j'étais brûlée depuis deux jours; mon regard était très-brillant, très-animé; mais j'avais les lèvres violettes et les mains glacées.
J'étais habillée de noir, mes cheveux lissés en bandeaux, car je n'avais pas songé à les faire boucler.
Je contemplais avec une sorte de joie sombre le ravage que les chagrins avaient imprimé à mes traits, et je me comparais à Ursule, toujours si fraîche et si rose.
Dix heures et demie sonnèrent à l'antique horloge du château; mon mari entra chez moi.
Lui aussi, depuis deux jours, avait cruellement changé; il était d'une pâleur extrême. Les veilles, les pleurs... peut-être, avaient rougi ses yeux; il semblait accablé; sa physionomie était presque farouche.
—Je ne chercherai pas à le nier,—me dit-il brusquement,—les torts que j'ai envers vous sont très-grands; vous devez me détester...; soit, détestez-moi.
—Je vous prie de m'entendre, Gontran. Notre position fera fixée aujourd'hui. Je dois vous dire avec la plus entière franchise le résultat de mes réflexions et ma résolution inébranlable...
—Je vous écoute...
—Pendant ces deux jours que je viens de passer seule, je ne sais par quel étrange mirage de ma pensée, tous les événements qui ont eu lieu depuis que je vous connais me sont apparus pour ainsi dire en un seul moment; j'ai pu en saisir à la fois et l'ensemble et les détails: je les ai jugés avec une sûreté, avec une hauteur de vue dont j'ai été moi-même étonnée. En contemplant ainsi les jours d'autrefois, j'ai reconnu, sans fol orgueil, que mon dévouement envers vous n'avait jamais failli, que j'avais fait des prodiges de tendresse pour conserver mon amour intact et pur malgré vos dédains. Excepté quelques plaintes rares que m'arrachait une douleur intolérable, j'ai toujours souffert avec résignation: à votre moindre velléité de tendresse, vite j'essuyais mes larmes, je venais à vous le sourire aux lèvres, et je renaissais encore à des espérances de bonheur tant de fois trompées.
—Cela est vrai... mais il n'est pas généreux à vous de mettre à cette heure en présence et mes torts et vos vertus,—dit Gontran avec amertume.
—Si je vous parle ainsi, Gontran, ce n'est pas pour me louer d'avoir toujours agi de la sorte, mais pour m'en blâmer.
—Comment, vous regrettez?...
—Je regrette d'avoir fait justement ce qu'il fallait pour être malheureuse sans vous rendre heureux. Peut-être même eussiez-vous été moins cruel pour moi... si je m'étais conduite autrement.
—Que voulez-vous dire?
—Cela vous semble étrange... mais le résultat de mes réflexions a été presque de m'accuser et de vous absoudre.
—M'absoudre... moi!
—Vous absoudre, vous... Je ne m'abuse plus, Gontran: je n'ai jamais été pour vous une noble compagne, ayant la conscience de sa dignité et un caractère assez ferme pour se faire respecter; j'ai été votre lâche esclave, et je n'ai eu que les qualités négatives de l'esclave, la soumission aveugle, la résignation stupide, la patience inerte. En me voyant ainsi, vous avez dû me traiter comme vous m'avez traitée et n'avoir pour moi ni merci ni pitié.
—Je ne sais dans quel but vous voulez m'innocenter ainsi?—dit Gontran en me regardant avec défiance.
—Je pourrais vous dire que c'est pour vous rendre moins cruel l'aveu qui me reste à vous faire; mais je mentirais. Si je ne désire pas vous blesser sans raison, je m'inquiète assez peu maintenant que vous souffriez ou non de ce que je dois vous dire.
Mon mari parut frappé de mon expression de froideur insouciante.
—Votre langage est nouveau pour moi, Mathilde.
—Il doit être aussi nouveau que le sentiment qui le dicte... aussi nouveau que l'aveu que je vais vous faire.
—Mais, de grâce, expliquez-vous.
—Après ce long coup d'œil jeté sur le passé, j'ai fait encore une découverte... une découverte affreuse, je vous le jure: c'est que mes chagrins, pourtant si vrais, si douloureux, étaient à peine dignes d'intérêt... c'est que mes lamentations continuelles étaient plus fastidieuses que touchantes; c'est que mes larmes éternelles avaient dû avec raison vous impatienter, vous exaspérer, mais rarement vous apitoyer.
—Raillez-vous, Mathilde? La raillerie serait cruelle.
Je pris mon mari par la main, je le menai devant la glace, et là, lui montrant mon visage flétri, je lui dis:
—Pour que je sois ainsi changée, il m'a fallu bien souffrir, n'est-ce pas, Gontran? Eh bien! jugez donc ce que j'ai ressenti lorsque la raison m'a forcée d'avouer que mes chagrins étaient à peine dignes de pitié, lorsque je me suis dit... «Demain je les raconterais à un juge impartial, qu'il aurait le droit de me dire:—C'est votre faute...» Hé bien! croyez-vous qu'en face d'une telle conviction, j'aie le courage de railler, Gontran?...
—Vous avez cette conviction, Mathilde?
—Oui, je l'ai... Oui, demain le monde saurait une à une les tortures que j'ai endurées, qu'il dirait en haussant les épaules avec mépris: «La stupide... l'ennuyeuse créature! avec ses plaintes et ses gémissements continuels! Elle n'a que ce qu'elle mérite. On ne peut donc pas être honnête femme et malheureuse sans être insupportable! Après tout, son caractère à la fois si faible, si lamentable et si susceptible, ferait presque excuser la dureté de son mari. Certes, Ursule est bien perfide, bien effrontée, bien corrompue; eh bien! l'on comprend que M. de Lancry la préfère mille fois à Mathilde: car, au moins, Ursule a du charme, du piquant; on trouve en elle de ces alternatives de bien et de mal qui tiennent, pour ainsi dire, toujours l'esprit et le cœur en éveil. Mathilde, au contraire, est une perpétuelle résignation larmoyante et monotone. Elle a toutes les vertus, soit; personne ne songe à les lui nier... mais elle ne sait guère rendre la vertu aimable. En un mot, c'est une femme qui a le plus grand tort de tous: celui d'aimer et de ne pas savoir se faire aimer.» Voilà ce que le monde dirait, Gontran... voilà ce qu'il aurait le droit de dire, à son point de vue, à lui... Quelques âmes compatissantes me plaindraient peut-être, en songeant que ma vie auprès de vous a pu se résumer ainsi: «Aimer noblement... souffrir et se résigner...» Oui, ceux-là me plaindraient peut-être; mais ils ne feraient que me plaindre... et entre la pitié et la sympathie il y a un abîme!
—Quel langage, Mathilde!...
—Hé bien, encore une fois, croyez-vous que je raille, Gontran, lorsque je vous dis qu'après tant de larmes versées il ne me reste pas même la consolation de me croire digne d'intérêt?
—Et qui a pu, mon Dieu! vous donner une si fatale conviction?—s'écria Gontran.
—La raison... la froide et inflexible raison; mais il faut que le cœur soit bien vide, bien désert, pour que cette voix sévère puisse y retentir!...
—Que dites-vous?... votre cœur!...
—Mon cœur est vide et désert depuis que je ne vous aime plus, Gontran... et seulement depuis que je ne vous aime plus, j'ai pu juger ma conduite et la vôtre avec impartialité.
—Vous ne m'aimez plus!—s'écria-t-il.
—Non... c'est ce qui fait que je vois tout avec désintéressement; c'est ce qui fait que je ne crains pas de vous affliger en vous parlant ainsi... On m'eût dit que l'amour immense que je ressentais pour vous... que cet amour, qui avait résisté à de si rudes épreuves, diminuerait un jour, que j'aurais crié au blasphème!... et pourtant... il s'est éteint.
—Mathilde... Mathilde!...
—Il s'est complétement éteint pendant le peu d'instants que j'ai mis à lire la lettre que vous écriviez à Ursule... Je ne vous fais pas de reproches, Gontran; je n'ai plus le droit de vous en faire... vous perdez un cœur tel que le mien... je le dis sans vanité, vous êtes assez puni... je n'ai ni à espérer ni à craindre que maintenant mes sentiments pour vous changent de nature. Je me connais assez pour voir que, malheureusement, je ne dois rien éprouver à demi: la sagesse eut été peut-être de vous aimer moins violemment et de ne pas vous désaimer si vite, je le sais; mais je suis ainsi. On ne peut rien contre la désaffection: je ne l'explique pas, je la ressens. Sans doute, mon amour pour vous était depuis longtemps et à mon insu miné par mes larmes, il a suffi d'une violente secousse pour le déraciner tout à fait: votre lettre à Ursule m'a invinciblement prouvé que tout espoir était à jamais perdu pour moi; mon amour a dû se briser, se perdre contre une impossibilité. Tout ce que je sais, c'est qu'à mesure que je lisais cette lettre, un refroidissement lent mais profond, mais presque physique, paralysait mon cœur. Une comparaison vous rendra ce que j'éprouvais: ce n'était pas une tourmente impétueuse qui confondait, qui heurtait en moi les passions les plus contraires, comme l'orage courbe, ébranle tout dans son tourbillon; non, non... au moins, l'orage passé, si tout a cruellement souffert, tout n'est pas détruit; ce que j'éprouvais, c'était un envahissement sourd, croissant; peu à peu il glaçait et anéantissait mon amour... comme ces muettes inondations qui montent, montent, jusqu'à ce qu'elles aient tout englouti sous leur effrayant niveau et qu'elles n'offrent plus à l'œil épouvanté qu'une immensité déserte, silencieuse, où rien... rien n'a surnagé.
D'abord stupéfait, mon mari me répondit avec un dépit concentré:
—La soudaineté même de votre désenchantement à mon égard vous prouve qu'il n'est pas sincère; sans doute, j'ai des torts... j'ai de grands torts envers vous, mais je ne mérite pas un traitement pareil.
—Il arrive ce qui devait arriver, Gontran; je m'y attendais, votre amour-propre se révolte à cette pensée: que je ne puis plus vous aimer... que je ne vous aime plus... Je conçois même que la soudaineté de mon désenchantement, comme vous dites, puisse entretenir votre illusion à cet égard... mais vous vous trompez, jamais je ne me suis égarée sur mes impressions.
Mon mari haussa les épaules.
—Vous croyiez aussi toujours m'aimer, vous l'avez dit vous-même, et vous voyez bien qu'en ce moment vous croyez votre amour éteint; il en sera de même de votre ressentiment, il aura son terme...—ajouta-t-il avec une confiance imperturbable.
—Votre comparaison n'est pas juste, Gontran; je vous aurais toujours aimé, j'en suis sûre, si vous n'aviez pas tout fait pour tuer cet amour. Je vous dirai avec la même franchise que maintenant vous feriez tout au monde pour vaincre ma profonde indifférence, que vous n'y réussiriez pas.
—Mais enfin ce ne sont que des étourderies, ce n'est qu'une infidélité, et il n'y a pas une femme qui, après son premier mouvement de vanité blessée, ne pardonne une telle faute.
—Je ne dis pas non, je ne prétends pas que toutes les femmes pensent ou doivent penser comme moi... J'ai tort sans doute, c'est un malheur de ma destinée d'être toujours accusée, ou c'est plutôt un vice de mon caractère d'être toujours exagéré.
—Mais, encore une fois, si c'est seulement la lettre que j'ai écrite à votre cousine qui cause votre éloignement pour moi, il n'est pas fondé.
—Je ne veux pas récriminer sur le passé, Gontran; seulement, puisque vous parlez de cette lettre, rappelez-vous-en les termes, et vous reconnaîtrez qu'il n'y avait pas une de ses expressions qui ne dût porter un coup mortel aux espérances les plus opiniâtres. Vous m'avez incurablement blessée comme femme, comme épouse et comme mère. Ce n'est pas tout: cette passion, au nom de laquelle vous m'avez sacrifiée sans hésitation, sans pitié, a été, est et sera la seule véritable passion de votre vie... Vous verrez que mes prévisions se réaliseront. Je l'avoue sans fausse humilité ou plutôt avec orgueil, je n'ai rien de ce qu'il faut pour lutter avec avantage contre Ursule, si, malgré ses promesses, elle veut continuer de vous séduire; je n'ai non plus maintenant aucune compensation de cœur à vous offrir, si elle continue à vous dédaigner. Ce n'est pas tout encore, vous me pardonnerez ma franchise, il m'en coûte de vous parler ainsi: tant que je vous ai aimé, je me suis tellement aveuglée sur certaines circonstances de votre vie, que, ne pouvant les excuser, j'avais fini par me persuader que j'avais été aussi coupable que vous; maintenant mes illusions sont dissipées, votre conduite m'apparaît dans son véritable jour, et, en admettant que j'oublie jamais vos torts, vos infidélités, comme vous dites, il me serait impossible d'aimer un homme... que je ne pourrais plus estimer.
—Mathilde! que signifie?...
—Avant mon mariage, avant que j'eusse subi la fascination de la passion la plus folle, j'aurais su ce que j'ai su depuis... que je ne vous aurais pas épousé.
—Mais, encore une fois, madame, que savez-vous donc qui puisse vous empêcher de m'estimer? car je ne suppose pas qu'on soit un malhonnête homme par cela même qu'on éprouve un amour insurmontable pour une femme qui en est indigne... en admettant que ce que vous dites soit vrai.
Après une dernière hésitation, je racontai à Gontran toute la scène de la maison isolée de M. Lugarto, et de quelle manière M. de Mortagne et M. de Rochegune avaient forcé cet homme à restituer le faux que Gontran avait commis.
Mon mari fut atterré.
Pendant ce court récit, il ne me dit pas un mot.
Aux termes où j'en étais avec lui, je n'avais plus de scrupules à conserver; il ne pouvait plus y avoir de tels secrets, de tels ménagements entre nous, je tenais à établir franchement ma position envers mon mari.
Si je voulais être généreuse plus tard, je ne voulais pas être dupe.
Aux sombres regards qu'il me jeta de temps à autre en marchant avec agitation dans la chambre, je vis que, selon les prévisions de M. de Mortagne, mon mari ne me pardonnerait jamais d'être instruite de cette fatale action.
Après avoir marché quelques moments avec agitation, Gontran s'assit dans un fauteuil et cacha sa tête dans ses mains.
Il me fit pitié.
—Je ne vous aime plus d'amour,—lui dis-je;—vous avez commis une action coupable, mais je n'en porte pas moins votre nom. Vous êtes le père de mon enfant, c'est assez vous dire que si vous avez à jamais perdu un cœur brûlant du plus saint amour, il vous reste aux yeux du monde une femme; et cette femme ne manquera jamais aux devoirs que sa position lui impose envers vous. En apparence, rien ne sera donc changé dans nos relations; sans les calomnies dont nous sommes victimes, je vous aurais demandé une séparation amiable; mais, quoi qu'en dise mademoiselle de Maran, nous ne pourrions, je le crois, que perdre tous deux à cet éclat. Il sera donc convenable que nous vivions encore quelque temps ainsi que nous vivons; plus tard, nous agirons selon les circonstances.
—Soit,—dit brusquement Gontran.—Je ne chercherai pas à vous faire revenir de vos préventions; désormais nous vivrons sépares, et je vous débarrasserai au plus lot de mon odieuse présence... Vous n'oubliez pas le mal que l'on vous fait... vous avez raison.
—Je vous assure que maintenant je l'ai complétement oublié; je pourrais me venger que je ne me vengerais pas. L'effet subsiste, les causes me sont maintenant indifférentes.
Après un moment de silence, Gontran s'écria:
—Mais non, non, c'est impossible, tant de froideur ne peut avoir succédé à tant de dévouement, vous ne pouvez me traiter avec tant de cruauté!... surtout dans un moment...
—Où vous avez besoin de consolation, peut-être?...—dis-je à Gontran;—aussi je vous assure que ce n'est pas la jalousie qui m'empêcherait de vous plaindre, mais le respect humain; je vois trop que l'amour que vous ressentez vous sera fatal pour ne pas en être épouvantée: tout ce qui vous arrivera de malheureux ne me trouvera jamais insensible...
—Après tout,—s'écria Gontran en se levant brusquement,—je suis bien fou de m'affecter! Comme vous le dites, madame, notre position est parfaitement tranchée; vous ne m'aimez plus d'amour, soit: on vit parfaitement bien en ménage sans amour. Ma présence vous est importune, je vous l'épargnerai: vous vivrez de votre côté, moi du mien; je ne m'oppose pas le moins du monde à vos projets.
—Gontran, seulement il est un point très-délicat qui me reste à aborder; je désire que les deux tiers de ma fortune soient placés de manière à ce que l'avenir de notre enfant soit assuré.
—Ce soin me regarde, madame, j'y veillerai.
—Je crois devoir vous prévenir qu'ignorant complétement les affaires, et désirant que celle-là soit faite le plus régulièrement possible, je prendrai les conseils de M. de Mortagne.
—Je n'aurai jamais aucune relation avec cet homme, madame.
—Je ne vous le demande pas non plus. Vous aurez la bonté de me fournir la preuve que mes intentions seront exécutées. Si M. de Mortagne trouve cette pièce en règle et suffisante, je ne vous demande rien de plus.
—Tout ceci, madame, ne peut se faire comme vous le désirez. Le sort de notre enfant m'intéresse autant que vous: c'est à moi, à moi seul d'y pourvoir; et je ferai pour cela ce qui sera nécessaire sans que vous exerciez votre contrôle sur des affaires qui me regardent exclusivement.
—Vous ne voulez pas me donner de garantie certaine pour ce que je vous demande, Gontran?
—Non, madame.
—Je dois alors vous prévenir que j'emploierai tous les moyens possibles pour y parvenir.
—Faites, madame, vous êtes libre.
Telle fut l'issue de cet entretien avec mon mari.
CHAPITRE XVI.
DÉSESPOIR D'AMOUR.
Quelques jours après cet entretien, M. de Lancry envoya à Paris son valet de chambre, en qui il avait toute confiance.
Depuis le départ de cet homme, mon mari reçut presque chaque jour une lettre de lui.
J'attendais avec autant d'impatience que d'inquiétude la réponse de M. de Mortagne.
C'était la seconde fois que je lui écrivais. Je ne comprenais pas son silence.
Ma vie continuait de se passer triste et morne. Quelquefois je m'étonnais de ce que l'indifférence avait si subitement remplacé l'amour; cela était pourtant naturel.
Les sentiments violents et profonds ne peuvent passer par les pâles transitions d'un refroidissement successif.
Ils vivent toujours, ou ils s'éteignent comme ils sont venus... subitement, après avoir résisté longtemps, vaillamment, aux atteintes les plus cruelles.
Oui, ces sentiments tombent et meurent tout à coup, comme le guerrier qui s'aperçoit seulement en expirant qu'il est criblé de blessures et qu'il a perdu tout son sang dans le combat.
Une chose encore me surprenait et je ne savais si je devais en être fière ou honteuse... Cette désaffection me glaçait le cœur; mais bien des circonstances de ma vie m'avaient été plus douloureuses.
Était-ce du courage? était-ce de la résignation? était-ce de l'indifférence?
Je surpris bientôt le secret de ma conduite.
Je me consolais de ne plus aimer M. de Lancry, en songeant que toutes les puissances de mon âme seraient désormais concentrées sur un seul être. Mon cœur me trompait-il encore? n'était-ce pas continuer d'aimer Gontran que d'idolâtrer son enfant?
Je ne pouvais donc pas m'abuser: l'amour maternel remplissait mon cœur tout entier, seul il causait ma fermeté. Car lorsque, par malheur, je songeais que la divine espérance dont le ciel m'avait douée n'était qu'une espérance, lorsque je me demandais quel serait le vide de mon cœur si elle m'était ravie... oh! alors j'étais saisie de vertige et je détournais ma vue de ce ténébreux abîme pour la reporter vers le radieux avenir qui seul m'attachait à la vie....
. . . . . . . . . .
L'hiver était arrivé avec ses sombres froids, ses tristes brouillards, ses longues soirées, que la douce intimité du foyer domestique n'abrégeait pas.
A déjeuner, à dîner, j'échangeais quelques rares paroles avec Gontran; puis il rentrait chez lui, moi chez moi.
Ses habitudes étaient complétement changées.
Il ne chassait plus; mais, malgré la rigueur de la saison, presque chaque jour il sortait à pied dans la forêt: il y passait de longues heures, revenait avec une scrupuleuse exactitude pour l'heure de la poste, puis il repartait et ne rentrait quelquefois qu'à la nuit noire.
D'autres fois il restait deux ou trois jours renfermé chez lui; il s'y faisait servir et n'en sortait pas.
Ses traits commençaient à s'altérer d'une manière effrayante; ses joues creuses, ses yeux caves, le sourire nerveux qui contractait ses lèvres, donnaient à sa physionomie une expression de douleur, de chagrin, d'abattement, que je ne lui avais jamais vue.
A l'heure de la poste il ne pouvait vaincre son anxiété; il allait lui-même au-devant du messager. Un jour, de l'une de mes fenêtres, je le vis recevoir une lettre, la regarder quelque temps avec crainte, comme s'il eût redouté de l'ouvrir, puis la lire avidement, et ensuite la déchirer et la fouler aux pieds avec rage.
Par deux fois il fit faire tous les préparatifs de son départ, et il le suspendit.
Un soir j'étais dans mon parloir avec Blondeau à ouvrir une caisse de robes d'enfant que j'avais fait venir d'Angleterre; tout à coup Gontran, pâle, défait, presque égaré, entra en s'écriant avec un accent déchirant:—Mathilde... je ne puis plus longtemps...—Mais, voyant Blondeau, il s'interrompit et disparut.
Je le cherchai; il était renfermé chez lui; je restai longtemps à sa porte sans qu'il voulût m'ouvrir.
Un autre jour, il quitta les vêtements négligés qu'il portait, s'habilla avec la plus grande élégance, entra chez moi, et me dit d'un air égaré:
—Franchement, comment me trouvez-vous? suis-je très-changé? En un mot, ne suis-je plus capable de plaire? ou suis-je encore aussi bien que j'étais autrefois?
Je le regardai avec surprise... Il s'écria violemment en frappant du pied:—Je vous demande si je suis très-changé; m'entendez-vous?
A mon étonnement avait succédé la frayeur, tant cette question et l'air dont il la faisait me semblaient insensés. Je ne savais que lui répondre. Il sortit en fureur, après avoir brisé une coupe de porcelaine de Chine qui se trouvait sur une table.
Enfin, l'avouerai-je! Blondeau sut par notre maître d'hôtel que M. de Lancry s'enivrait quelquefois le soir avec des liqueurs fortes qu'il se faisait porter chez lui.
Je ne pouvais plus en douter, ces excès, ces emportements, les bizarreries de Gontran, me prouvaient qu'il ressentait les violentes agitations d'une passion désespérée, et qu'il voulait quelquefois chercher dans l'ivresse l'oubli de ses peines.
La pitié qu'il m'inspira me fit croire que tout amour était à jamais éteint dans mon cœur. J'étais navrée de le voir si malheureux; j'accusais amèrement Ursule, mais je ne ressentais plus de jalousie contre elle.
A mon grand regret, je sentais que je ne pouvais rien pour Gontran et que mes consolations devaient être stériles. Je ne voulais ni n'osais d'ailleurs aborder un pareil sujet avec lui, j'attendis donc une occasion favorable.
Un jour, le courrier étant arrivé un peu plus tôt que de coutume, on apporta les lettres de mon mari dans la bibliothèque, où je le trouvai en allant chercher un livre.
Il rompit le cachet avec émotion, lut, pâlit, laissa tomber la lettre, et se cacha le front dans ses deux mains.
Je m'approchai de lui tout émue.
—Gontran,—lui dis-je,—vous souffrez...
Il tressaillit, releva vivement sa tête...
Il pleurait!...
Sa figure flétrie exprimait un désespoir profond.
—Eh bien! oui... je souffre,—me dit-il avec amertume;—que vous importe?
—Écoutez-moi, mon ami,—lui dis-je en prenant sa main brûlante et amaigrie; il est des chagrins dont je puis maintenant vous plaindre...
—Vous? vous?
—Oui, par cela même que je n'ai plus pour vous d'amour, je puis... je dois vous apporter les consolations d'une amie... Vous souffrez... je n'ai pas besoin de vous demander la cause du changement que j'ai remarqué en vous depuis quelque temps.
—Eh bien! oui...—s'écria-t-il hors de lui;—pourquoi me contraindrais-je avec vous maintenant? Oui, je l'aime avec passion; oui, je l'aime comme un enfant, comme un insensé... oui, je l'aime comme personne n'a jamais aimé... et pourtant ses dédains sont impitoyables. C'est à cause de moi qu'elle est perdue... et elle ne veut pas même que je me fasse un droit du malheur que je lui ai causé... Car, enfin, il est maintenant de mon honneur de la protéger... et... mais, tenez: pardon... pardon... c'est à vous... à vous, mon Dieu... que je dis cela!
—Et vous pouvez me le dire, Gontran; vous ne m'apprenez rien là de nouveau, je ne puis plus avoir de doute sur la passion qui vous désole... fatale... fatale passion qui m'a déjà coûté mon bonheur, et qui ne vous cause que des chagrins!
—Oh! oui, fatale, bien fatale! Vous ne savez pas ce qu'elle m'a aussi coûté de larmes, de désespoirs cachés, d'accès de rage impuissante, de résolutions folles ou criminelles!... Vous ne savez pas les ignobles étourdissements que j'ai demandés à l'ivresse... Oh! cette femme infernale savait bien quel amour elle me jetait au cœur!... Infâme et horrible amour... auquel je vous ai déjà sacrifiée... vous!... Tenez, je suis un misérable, ou plutôt je suis un fou... et pourtant... malgré moi, chaque jour cet amour augmente... deux fois j'ai été sur le point d'aller la rejoindre... mais je n'ai pas osé: avec un caractère aussi intraitable que celui de cette femme, une fausse démarche peut tout perdre... et malgré moi encore, je conserve toujours une lueur d'espoir... mais, tenez: encore pardon, mon Dieu... je vous irrite, je vous blesse.
—Je puis maintenant tout entendre, je vous le jure, Gontran... pour vous et pour moi, c'est une triste compensation à ce que nous avons perdu tous deux.
—Oh! je le sais... je le sais!... Je ne puis plus compter sur votre amour, il faut y renoncer; mais ne soyez pas impitoyable, laissez-moi épancher mon cœur près de vous... Maintenant que vous ne m'aimez plus, cela ne peut pas vous froisser... Allez, Mathilde, je suis si malheureux, que c'est presque vous venger de moi-même que de vous avouer ce que j'endure. Oh! si vous saviez ce que c'est que de souffrir d'une douleur muette et concentrée!...
—Je le sais, Gontran... je le sais...
—Vingt fois j'ai été sur le point de me jeter à vos genoux, de vous tout avouer, de vous demander au moins votre pitié. Mais tous mes torts passés me revenaient à la pensée, j'ai eu honte de moi-même, je n'ai pas osé... En silence, j'ai dévoré mes larmes... oui, car je pleure, vous le voyez bien... je suis faible, je pleure comme un enfant.
Et il pleurait encore; puis, essuyant ses larmes, il s'écria:
—Mais elle est donc sans pitié, cette femme... mais elle ne réfléchit donc pas que je vous ai sacrifiée à elle... vous, noble... généreuse créature, aussi noble, aussi généreuse qu'elle est, elle, perverse et infâme... Mais elle ne songe donc pas... que mon aveuglement peut avoir un terme!... Quoi qu'elle en dise, son orgueil infernal est flatté de me voir à ses pieds... Elle ne sait donc pas que mon illusion dissipée, il ne me restera pour elle que mépris et que haine... Oh! sa vanité peut encore recevoir un coup cruel en me voyant revenir à vous, qu'elle envie toujours, quoi qu'elle dise.
—Tout retour vers le passé est impossible, Gontran; il faut renoncer à tout jamais à porter à Ursule ce coup que vous croyez si rude à son orgueil.
—Eh bien! tenez, méprisez-moi, Mathilde, mais je ne puis vous le taire; c'est depuis que vous m'avez dit ces mots, si cruels dans votre bouche: Je ne vous aime plus, que j'ai seulement senti tout ce que j'ai perdu en vous perdant... Oui, ce qui rend mon chagrin plus affreux encore... c'est de ne pouvoir plus me dire: J'ai toujours la, près de moi, un cœur noble, aimant, généreux, qui oublie, qui pardonne, et auquel je reviens toujours avec confiance, parce que sa bonté est inépuisable...
—Oui... ce cœur était ainsi... à vous, oh! bien à vous, Gontran.
—Mais ce cœur est encore à moi... Vous vous abusez, Mathilde... un amour comme le nôtre laisse dans le cœur des racines inaltérables; il peut languir pendant quelque temps, mais il reparaît bientôt plus vivace que jamais. Mathilde, ne me désespérez pas, aidez-moi à vaincre cette abominable passion: je vous le jure, je n'ai jamais mieux apprécié tout ce qu'il y a de grand, d'élevé dans votre cœur... Oh! quelle serait sa rage, à cette femme, si elle nous croyait heureux, unis, tendrement occupés l'un de l'autre!... Quel coup mortel recevrait son orgueil! Tenez, Mathilde... soyons sans pitié pour elle... venez, venez à Paris, et affectons de paraître devant elle plus passionnés que jamais; elle aussi, alors, connaîtra les angoisses qu'elle nous a fait souffrir...
Cette étrange proposition me prouva l'exaltation de Gontran, et combien la passion est toujours aveugle et personnelle.
Il ne pouvait pas avoir dans ce moment l'intention de me blesser, et il me proposait de jouer un rôle odieux pour exciter la jalousie d'Ursule!
—Autrefois,—dis-je à mon mari,—ces paroles m'auraient fait un mal horrible, aujourd'hui elles me font tristement sourire... Hélas! l'amour vous domine à ce point, que vous ne vous apercevez pas que cette velléité d'un retour à moi est une nouvelle preuve de l'irrésistible influence qu'Ursule exerce sur vous.
—Mais cela est affreux pourtant... Si cette femme ne doit jamais m'aimer!—s'écria-t-il,—si elle se rit de mes souffrances, si ses dédains ne sont pas un manége de coquetterie, pourquoi ne puis-je donc renoncer à l'espoir de me faire aimer un jour? Pourquoi trouvé-je une amère volupté dans les chagrins qu'elle me cause? Pourquoi est-ce que je l'adore enfin... quoique je la sache dissimulée, perfide et indifférente à mon amour?
—Mon Dieu... mon Dieu!—m'écriai-je en joignant les mains,—votre volonté est toute-puissante; pour punir Gontran, vous lui faites endurer tout ce qu'il m'a fait souffrir.
—Que voulez-vous dire, Mathilde?
—Savez-vous, Gontran, qu'il y a quelque chose de providentiel dans ce qui se passe ici?... Lorsque j'éprouvais pour vous une passion aveugle, opiniâtre, moi aussi je me disais: Si Gontran ne m'aime plus, pourquoi ai-je en moi l'espoir enraciné de m'en faire encore aimer? pourquoi son indifférence, ses duretés ne me lassent-elles pas? Comme vous je me demandais cela, Gontran; comme vous je trouvais une sorte d'amère volupté dans ces chagrins; comme vous, chaque jour, j'affrontais vos nouveaux mépris avec une confiance désespérée... comme vous, sans doute, je passais de longues nuits à interroger ce douloureux mystère de l'âme!
—Oh! n'est-ce pas qu'il n'y a rien de plus affreux que de se sentir entraîné par un sentiment irrésistible?—s'écria Gontran, tellement absorbé par sa personnalité, qu'il oubliait que c'était à moi qu'il parlait.—Oh! n'est-ce pas,—reprit-il,—n'est-ce pas qu'il est affreux de voir, de reconnaître que la raison, que la volonté, que le devoir, que l'honneur, sont impuissants pour conjurer ce fatal enivrement?
—Vous peignez avec de terribles couleurs les maux que vous m'avez causés, Gontran... Mais moi, en vous aimant malgré vos dédains, je cédais à la voix du devoir, c'était l'exagération d'un noble amour... En aimant cette femme malgré ses mépris, vous cédez à un penchant coupable... c'est l'exagération d'un criminel amour.
Un moment abattu, l'égoïsme indomptable de M. de Lancry se manifesta de nouveau. Il s'écria:
—Par le ciel! il y a un abîme entre votre caractère et le mien... Vous êtes une pauvre jeune femme, faible et sans énergie; vous ne saviez rien de la vie et des passions; mais je n'en suis pas là... Après tout, il ne sera pas dit qu'une provinciale de dix-huit ans, inconnue, sans consistance et maintenant perdue, abandonnée de tous, me jouera de la sorte... Elle me fuit... elle ne veut pas consentir à me recevoir, donc elle me craint... Oh! je le comprends; ce caractère insolent et hautain redoute de rencontrer un maître... La vanité ne m'aveugle pas, elle cherche à se tromper elle-même; elle est si rusée, elle me craint tellement, que dans sa lettre, pour m'ôter tout soupçon de l'influence que j'exerce sur elle, elle attribue d'avance à mon amour-propre la juste confiance que doit me donner toute sa conduite; car elle m'a dit ces mots: Que votre orgueil n'aille pas s'imaginer que je vous fuis parce que je vous crains... C'est cela... c'est cela... Plus de doute, je m'étais désespéré trop tôt... elle me craint... donc elle m'aime... L'amour me rendait aussi aveugle qu'un écolier... Oh! Mathilde, vous serez vengée.
J'interrompis mon mari.
—Écoutez-moi, Gontran... Tout à l'heure je vous ai vu malheureux; quoique la cause de ce malheur fût pour moi un outrage, j'ai pu un moment compatir à des peines que j'avais éprouvées, et oublier que c'était vous qui les aviez causées. Maintenant l'espoir renaît dans votre cœur; vous me l'exprimez si durement, qu'il serait indigne de moi de vous dire un mot de plus.
—Mathilde... pardon... Mon Dieu... je suis insensé.
—Moi qui ai ma raison... je vous donnerai un dernier avis. Ursule est plus habile que vous; vous tombez dans le piége le plus grossier qu'elle vous a tendu.
—Un piége? Quel piége?
—Si elle ne vous eût laissé aucun espoir, vous l'eussiez oubliée peut-être; mais, en vous faisant soupçonner qu'elle vous fuyait par crainte de vous aimer trop, elle gardait une sorte d'influence sur vous et me portait ainsi un dernier coup sans que je pusse me plaindre, puisqu'elle cessait de vous voir, selon sa promesse.
—C'est attribuer une odieuse arrière-pensée à une conduite remplie de générosité,—s'écria M. de Lancry.
Ce reproche me révolta.
—Eh! quelle a donc été sa générosité, à cette femme? Comment, après m'avoir frappée dans ce que j'avais de plus cher, elle m'a dit: Je n'ai jamais aimé votre mari, mais je l'ai rendu complice d'une infâme trahison; maintenant je me repens et je vous jure de ne plus le voir! Quel sacrifice! après m'avoir fait tout le mal possible, elle renonce à un homme qu'elle n'aimait pas.
—Mais, par l'aveu de sa faute, elle mettait son avenir entre vos mains, madame! et vous avez vu qu'elle ne s'exagérait pas l'inflexible sévérité de son mari!
—Eh! ne savait-elle pas, monsieur, que j'étais incapable de la perdre? Ne lui avais-je pas déjà donné mille preuves de ma bonté, de ma faiblesse? Cessez donc d'exalter si haut ce que vous appelez la générosité de cette femme... Elle me frappait dans le présent, et elle ne pouvait rien pour les maux passés.
Indignée de l'égoïsme de M. de Lancry, je me levai pour sortir... mais il s'approcha de moi avec confusion et me prit la main.
—Pardon,—me dit-il tristement,—pardon; j'ai honte maintenant de mes paroles; je sens, hélas! ce qu'elles ont de blessant. C'était déjà si bon à vous que de m'écouter... Pardon encore... mais je suis si malheureux, que je me trouve sans force dans cette lutte; mon énergie a pâli, je n'ai plus même la puissance de vouloir: chaque jour je renonce à mes résolutions de la veille... Cette malheureuse pensée est là, toujours là, présente et inflexible; je ne puis lui échapper. Oh! tenez, cette position est horrible!... Que faire, mon Dieu, que faire?
Et cet homme d'un caractère si dur et si entier versa de nouveau des larmes.
Cette honteuse faiblesse m'indigna plus qu'elle ne me toucha.
—Que faire!—lui dis-je,—que faire! vous me le demandez? A voir votre accablement, vos impuissants regrets, votre facile résignation à un penchant criminel, ne dirait-on pas que vous êtes invinciblement forcé à agir comme vous agissez!
—Je vous dis que cette influence est irrésistible, Mathilde...
—Je vous dis, moi, que ce sont de lâches excuses! Que faire, dites-vous? Il faut vous conduire enfin en honnête homme, en homme de cœur! Écoutez-moi, Gontran: je ne suis plus aveuglée sur vous; le moment est venu de vous parler avec une rude franchise: mon avenir et le vôtre, celui de notre enfant, dépendent de la résolution que vous allez prendre aujourd'hui! Vous m'avez épousée sans amour, vous avez commis une action qui touche au déshonneur, vous m'avez jusqu'ici rendue la plus malheureuse des femmes, vous nourrissez une passion misérable...
—Encore des reproches... ayez donc pitié de moi à votre tour, Mathilde!
—Si je vous rappelle ce triste passé, c'est pour bien établir votre position et la mienne, et répondre à votre question... Que faire? je vais vous le dire... moi... Aujourd'hui, au moment où nous parlons, il dépend encore de vous d'avoir une vie heureuse et honorée, demain peut-être il serait trop tard.
—Eh bien, oui! éclairez-moi, consolez-moi... venez à mon aide... Mathilde, vous ne pouvez avoir que de nobles inspirations, je les suivrai.
—Vous êtes jeune, courageux, vous avez de l'esprit, vous êtes riche; vous êtes assez heureux pour que la preuve d'une fatale action, qui pouvait vous déshonorer, soit anéantie; vous êtes assez heureux pour que le vrai et le faux soient tellement confondus dans les calomnies du monde, que les honnêtes gens hésiteront à se prononcer contre vous: changez de vie, devenez utile, faites compter avec vous, et l'opinion du monde vous reviendra.
—Mais, encore... comment... par quels moyens?
—Jusqu'ici, à part vos services militaires, votre vie a été oisive, dissipée, donnez-lui un but sérieux, servez votre pays, occupez-vous... N'est-il pas des carrières honorables que vous pouvez encore embrasser? n'avez-vous pas été militaire, diplomate?...
—Je n'accepterai ni ne demanderai jamais aucun emploi à ce gouvernement.
—Soit, vous avez raison... cette susceptibilité se comprend. Par votre position... par votre reconnaissance pour une famille qui a comblé vous et les vôtres, et à laquelle mes parents aussi ont toujours été dévoués, vous appartenez au parti qui représente les droits et les espérances de cette royale famille: eh bien! joignez-vous à ses courageux défenseurs.
—Me conseillez-vous donc d'aller en Vendée?
—Je ne vous conseille pas de prendre part à la guerre civile. Il est des entraînements que je comprends, que j'excuse, que j'admire peut-être, mais que je ne voudrais pas vous voir partager: n'est-il pas d'autre moyen de servir cette opinion?
—Mais, comment?
—Eh! que sais-je... A la Chambre, par exemple; n'y a-t-il pas une belle place à prendre parmi les royalistes?
—A la Chambre, vous n'y songez pas... quelles chances d'ailleurs?
—Si vous le vouliez, vous pourriez en avoir de grandes... Les propriétés que nous possédons ici, les souvenirs que ma famille y a laissés, favoriseraient, j'en suis sûre, votre élection; acceptez cette espérance; que désormais vos pensées tendent à ce but. Votre esprit est facile et brillant, donnez-lui la solidité, la profondeur qui lui manquent. Vous voulez représenter votre pays, étudiez ses lois, son gouvernement... Complétez, par une instruction sérieuse, les avantages que nous donnent la pratique et la connaissance du monde... Vous avez autour de nous nos fermiers, nos tenanciers, toutes personnes dont peut dépendre une élection. Exercez sur eux le charme que vous possédez quand vous le voulez, informez-vous de leurs intérêts, de leurs besoins, faites-vous aimer: jusqu'ici ils n'ont vu en vous que le gentilhomme oisif et indifférent aux grandes questions qui agitent le pays; montrez-leur que vous êtes capable d'autre chose que de conduire votre meute; prouvez-leur qu'on peut être d'ancienne race, qu'on peut défendre des principes que l'on croit salutaires, des droits que l'on croit divins, et qu'on peut aussi prendre en main la pieuse et noble cause des gens qui travaillent, qui souffrent, et les défendre à la face du pays... Employez à d'utiles études les longues soirées d'hiver, chaque jour parcourez nos campagnes; soyez bon, juste, affable, vous vous ferez des créatures; laissez-moi réaliser ce projet que vous avez si impitoyablement rejeté: à force de bienfaits, à force de services, vous vous rendrez nécessaire, et un jour sans doute vous serez récompensé de vos soins, de vos travaux, par le suffrage de ce pays... Donnez ce but à votre vie, Gontran... alors vous combattrez avec succès, alors vous surmonterez la honteuse passion qui vous abat et qui vous énerve... Pour vous encourager dans cette voie belle et glorieuse, vous n'aurez plus sans doute, auprès de vous, un cœur brûlant de l'amour le plus passionné... mais vous aurez du moins une amie sincère qui vous tiendra compte de chaque effort, de chaque louable résolution, qui vous bénira d'être courageux et bon; et puis vous vous direz que cette tâche que vous vous imposez, non-seulement peut vous délivrer d'une misérable faiblesse, mais qu'elle peut aussi relever et ennoblir le nom que portera votre enfant... Alors Gontran... peut-être en vous voyant si changé, en vous voyant si bon, parce que vous serez heureux et satisfait de vous... peut-être ce triste cœur, que je sens maintenant froid et mort pour vous, se ravivera-t-il par un de ces miracles dont le ciel récompense quelquefois les vaillantes résolutions... Si, au contraire, le coup qui l'a frappé a été mortel... eh bien! ma sérieuse amitié, l'éducation de notre enfant, la considération du monde, votre renommée, une louable ambition, peut-être, occuperont assez votre vie pour vous rendre moins regrettable cet amour dans le mariage dont vous parliez autrefois.
—Ce n'est pas moi... ce sont les circonstances qui ont renversé cet espoir! Nous avons aussi eu de beaux jours!
—De trop beaux jours, Gontran!... Un de vos torts a été de me rendre d'abord trop heureuse, sachant qu'une telle félicité ne pouvait pas durer... mon tort à moi a été de croire à la continuation d'un pareil bonheur!... Quand les mécomptes sont venus, je n'ai pas eu le courage de prendre résolument un parti; ma délicatesse est devenue une susceptibilité outrée, je n'ai su que souffrir. Il a fallu ce désillusionnement complet pour me rendre à moi-même, à la raison... Peut-être le langage ferme et sensé que je vous tiens aujourd'hui eût fait germer en vous de nobles désirs, eût étouffé de honteux projets: je vous aurais à la fois rehaussé à vos propres yeux et aux miens... mais, encore une fois, moi j'avais cru à vos paroles... la déception a été terrible! Pendant ce temps de lutte entre mon amour et vos dédains, ma raison s'était obscurcie, affaiblie; mais, je le sens, elle s'est affermie, agrandie, élevée, par la conscience des nouveaux devoirs que la nature m'impose... maintenant je vois, je juge et je parle autrement.
—Autrement... oui, autrement en effet,—me dit Gontran, qui m'avait écoutée avec une surprise croissante qui lui ôtait la faculté de m'interrompre.—Comment, Mathilde? comment! c'est vous... vous que j'entends? vous toujours si faible... si résignée!...
—Eh bien, répondez Gontran... Me direz-vous encore en pleurant ces mots indignes de vous... «Que faire?... contre la passion insensée qui m'obsède...»
—Non, non!—s'écria M. de Lancry,—non! vous serez comme toujours, mon bon ange! vos nobles et sévères paroles m'ont ouvert un horizon tout nouveau... Oui, oui, je lutterai, je vaincrai cette passion... J'aurai un double but à atteindre, une double récompense à espérer: me réhabiliter à vos yeux et à ceux du monde, et reconquérir ce noble cœur que j'ai perdu... Oh! noble femme parmi les plus nobles femmes, quand je compare ce langage digne, élevé, à toutes les cyniques forfanteries d'Ursule; quand je compare l'émotion pure, salutaire, qu'il me cause, les idées généreuses qu'il éveille en moi, aux ressentiments amers que me laissait toujours son esprit ironique et hautain, je ne puis comprendre combien j'ai pu à ce point vous méconnaître, vous sacrifier... Oh! Mathilde, pour me donner du courage, pour m'affermir dans ma résolution, laissez-moi croire que cet engourdissement passager de votre cœur cessera bientôt! Cette vie nouvelle me serait si douce, partagée avec vous, tendre et aimante comme autrefois...
—Cela est impossible, Gontran: je vous le répète, vous trouverez en moi tout l'appui, toute l'affection que le devoir m'impose; je ne puis vous promettre rien de plus. Notre mariage d'amour a passé, un mariage de convenance lui succède: ce seront des relations calmes et tristes, mais remplies de sollicitude et de sincérité... Je ne veux pas me faire valoir, Gontran; mais, enfin, réfléchissez à tout ce qui s'est passé entre nous, et voyez si je ne me conduis pas...
—Comme la plus généreuse des femmes, c'est vrai, mille fois vrai! L'habitude du bonheur rend si exigeant... que je ne puis me contenter de ce que je ne mérite même pas.
—Allons, courage, courage, Gontran; la vie peut être belle encore pour vous; de nobles ambitions, des occupations attachantes, de glorieux triomphes vous consoleront... Peut-être même un jour ne regretterez-vous rien... peut-être serai-je la seule à m'apercevoir de la différence qui régnera entre le présent et le passé, différence qui vous afflige aujourd'hui... Une existence nouvelle peut commencer pour vous... courage, courage... Si vous vous trouvez malheureux, songez à ceux qui sont plus malheureux que vous.
—Oui, oui, courage, Mathilde... vous le verrez, je serai digne de vous... De ce jour, comme vous le dites, une vie nouvelle va commencer pour moi... Vous avez éveillé dans mon cœur une louable ambition; je vais suivre vos conseils, en un mot... Malgré moi, d'ailleurs, je regrettais, je me reprochais de rester spectateur indifférent de cette révolution, et de ne pas au moins protester en faveur d'une famille à qui je dois tout... C'était presque une lâcheté. Oh! merci à vous de m'en avoir fait honte....
Je l'avoue, cet entretien me donna quelque espoir; je remerciai Dieu de m'avoir si bien inspirée.
Plus je réfléchissais aux conseils et aux espérances que j'avais donnés à Gontran, plus je m'en applaudissais.
Si l'ambition pouvait germer dans son âme, elle grandirait bien vite assez pour étouffer la passion qu'il ressentait pour Ursule.
Gontran, avec son esprit et sa connaissance des hommes, une fois mêlé aux affaires politiques, pouvait certainement bientôt arriver à une position considérable.
CHAPITRE XVII.
LE DÉPART.
Le lendemain de cette conversation qui m'avait donné tant d'espoir, et dans laquelle Gontran m'avait manifesté une si généreuse résolution, je ne vis pas mon mari.
Sur les deux heures, le temps était très-beau quoique froid. Je fis demander à M. de Lancry s'il voulait faire avec moi une promenade en voiture. Blondeau vint me dire qu'il était très-occupé et qu'il regrettait de ne pouvoir m'accompagner.
Je crus qu'avec l'ardeur naturelle de son caractère il songeait déjà aux travaux qui devaient lui être une distraction si utile.
Je partis seule.
Ce pâle soleil d'hiver me fit du bien; mon cœur brisé se dilata; malgré moi, une bien vague et bien lointaine espérance vint encore me luire.
Quoique je ne me sentisse plus d'amour pour mon mari, quoique sa présence me fût souvent pénible à cause des cruels souvenirs qu'elle me rappelait, je ne pouvais m'empêcher de songer à la possibilité d'un avenir meilleur.
Si M. de Lancry pouvait parvenir, à force de travail et de volonté, à vaincre sa passion pour Ursule, et à y substituer une noble ambition, alors il était sauvé, il me revenait.
Une fois éveillée chez les hommes de son caractère, l'ambition laisse peu de place aux sentiments tendres. Peut-être alors, me tenant compte de ma résignation, de mon dévouement, la possession de mon cœur suffirait-elle à Gontran...
Hélas! ces pensées me prouvèrent la faiblesse de nos résolutions et l'instabilité de nos impressions.
Sans doute, ainsi que je l'avais dit à mon mari, je ne l'aimais plus, et pourtant, au plus léger espoir de le voir redevenir ce qu'il était autrefois, il me semblait que, moi aussi, je retrouverais le même amour d'autrefois.
J'aimais mieux croire à la léthargie qu'à la mort de mon cœur....
Après une longue promenade, je rentrai; il était presque nuit.
En approchant du château, je fus très-étonnée de voir Blondeau venir à ma rencontre dans la longue allée qui conduisait à la grille du parc.
Elle fit signe au cocher; la voiture s'arrêta.
Je fus frappée de l'air triste et inquiet de cette excellente femme.
—Monte avec moi,—lui dis-je,—je te ramènerai.
—J'allais vous le demander, madame.
Blondeau entra.
—Mon Dieu! qu'as-tu?—lui dis-je;—tu es pâle... agitée... il se passe certainement quelque chose d'extraordinaire?
—D'abord, madame, ne vous alarmez pas.
—Mais qu'y a-t-il donc? tu m'effraies!
—Je suis venue au-devant de vous, madame, parce que j'ai craint qu'au château on ne vous apprît trop brusquement...
—Mais, encore une fois, parle donc, qu'est-il arrivé?
—Calmez-vous, madame... calmez-vous... c'est quelque chose qui va bien vous étonner: mais il n'y aurait pas de quoi vous affliger, si vous étiez raisonnable... ce serait peut-être pour le mieux, vous seriez plus tranquille.
—Plus tranquille? mais explique-toi donc.
—D'ailleurs, une lettre que monsieur le vicomte m'a remise pour vous, madame, vous apprendra sans doute.
—Une lettre! où est-elle?
—La voici, madame; mais la nuit est venue... vous ne pourrez pas la lire.
—Mais que t'a dit M. de Lancry?
—Madame, voici ce qui est arrivé. A peine vous veniez de sortir, que Germain, que monsieur le vicomte avait envoyé à Paris il y a quelque temps et qui lui écrivait tous les jours, est arrivé au château, venant de Paris. Il a demandé tout de suite à voir son maître. A peine a-t-il eu causé avec monsieur pendant cinq minutes...
—Eh bien?
—Je vous assure, madame,—reprit Blondeau en hésitant et en me regardant avec une douloureuse compassion,—que cela peut-être vaut mieux ainsi... ce départ...
—Un départ?... M. de Lancry est parti...—m'écriai-je en joignant les mains.
—Et fasse le ciel qu'il ne revienne pas!—dit impétueusement Blondeau, ne pouvant se contraindre davantage,—car vous mourriez à la peine, ma pauvre madame...
Sans répondre à Blondeau, je courus chez moi pour lire la lettre de M. de Lancry.
Cette lettre, la voici:
«Maran, trois heures.
«Vous devinerez sans peine la cause de mon départ subit... au point où nous en sommes, il est inutile de dissimuler. Vous le voyez bien, il y a des fatalités auxquelles on ne peut, sans folie, essayer de résister.
«Ma présence vous serait désormais insupportable, et la vôtre me rappellerait des torts que je ne puis ni ne veux nier. Vos qualités et mes défauts sont d'une telle nature que nous ne pouvons espérer de vivre dans cette sorte d'intimité négative qui suffit à tant d'époux.
«Vos regrets des premiers temps de notre mariage se traduiraient toujours en reproches, et votre patiente vertu me rappellerait toujours mes fautes; mon caractère s'aigrirait encore davantage, et nous ne pourrions que perdre tous deux à un rapprochement.
«Je vous laisse toute liberté, bien certain que vous saurez ménager les convenances: je vous demande la même grâce; d'ailleurs mon parti est irrévocablement pris, et vous espéreriez en vain m'en faire changer.
«Je pense que vingt-cinq mille francs par an vous suffiront. Soit que vous restiez à Maran, comme je vous le conseille, soit que vous veniez à Paris, cette pension vous sera exactement comptée.
«Donnez-moi des nouvelles de votre santé; et si vous avez quelques objections à me faire sur les dispositions financières que je vous propose, écrivez-moi, je tâcherai d'arranger tout selon votre désir.
«J'avais été dupe comme vous de ma bonne résolution d'hier. C'était une faiblesse; je n'avais plus la tête à moi: j'ai agi, parlé comme un homme sans énergie. Le courant m'emporte; je ferme les yeux et je m'y abandonne: quoi que vous disiez, il est des circonstances dans lesquelles la volonté est impuissante. « G. de L.»
Le brusque départ de mon mari, la lecture de cette lettre me causèrent un tel saisissement, une si violente commotion, que je sentis tout à coup je ne sais quel atroce déchirement intérieur!... mon sang se glaça dans mes veines... une horrible crainte traversa mon esprit comme un trait de feu... je m'évanouis d'épouvante et de douleur..........
. . . . . . . . . .
Aujourd'hui comme alors... comme toujours... je vous dirai: Soyez maudit, Gontran!... vous avez tué mon enfant dans mon sein!!!...........
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Combien de temps restai-je dans un état voisin de la folie et de la stupidité, je ne pus m'en rendre compte alors...
Blondeau ne me quitta pas un jour, pas une nuit. Depuis elle me dit que lorsque j'appris l'affreux résultat de mon saisissement, ma raison s'égara... je me mis à pousser des éclats de rire convulsifs.
Ce paroxysme nerveux dura jusqu'à ce que mes forces fussent complétement épuisées.
Alors je tombai dans une sorte de torpeur, d'engourdissement inerte. Pendant cette période, je ne dis pas un mot... je ne semblai pas entendre les paroles que l'on m'adressait.
Je restai environ deux mois avant que d'avoir tout à fait repris l'usage de ma raison.
Lorsque je revins à moi, il fallut que Blondeau me racontât tout ce qui s'était passé; tout, jusqu'au départ de mon mari...
Tout... jusqu'à la révolution que ce départ m'avait causée...
Tout enfin... jusqu'au moment terrible où...
Mais ma plume s'arrête... ma main tremble... tout mon être tressaille encore à ce déchirant souvenir!... Oh! mon enfant... mon enfant!
Oh! malheur à vous, Gontran!... malheur à vous!...
Encore à cette heure, mon désespoir éclate en sanglots... Oh! malheur, malheur à vous qui avez impitoyablement brisé le dernier... le seul lien qui dût m'attacher à la vie!...
Malheur à vous qui m'avez ôté le seul prétexte qui m'aurait permis un jour de vous pardonner le mal que vous m'avez fait... Soyez maudit!... à tout jamais maudit!......
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Bien des fois je me suis demandé si le brusque départ de Gontran avait seul causé le fatal événement qui devait décider de ma vie, ou bien si je devais attribuer ce funeste accident aux violents chagrins qui m'avaient frappée depuis quelques mois.
Longtemps encore, rougissant de ma faiblesse, je ne voulus pas m'avouer cette dernière, cette impardonnable lâcheté: cela était vrai pourtant... Malgré l'affreuse trahison de mon mari, malgré sa lettre à Ursule, malgré ses aveux, malgré mes ressentiments, quoique je lui eusse dit enfin que je ne l'aimais plus... honte! anathème sur moi!! je l'aimais encore, je l'aimais, puisque le bouleversement que me causa son départ causa la mort prématurée de mon enfant!
Maintenant que toute illusion est à jamais dissipée pour moi et que je vois vrai dans le passé... je m'aperçois que, même au milieu des chagrins que je croyais les plus désespérés, un secret et vague espoir me soutenait encore à mon insu. L'abandon de Gontran me fit sentir tout ce que sa présence était pour moi.
En vain je savais qu'il aimait Ursule, en vain il m'avouait cette folle et irrésistible passion... Au moins il était là... près de moi; je pouvais compter, grâce à mes soins, grâce à ma tendresse, sur un bon retour de son cœur... Et puis enfin, encore une fois, si cruel, si impitoyable qu'il fût... il était là, et mieux vaut souffrir par la présence que par l'absence.
Un remords terrible, implacable, me poursuivra désormais toute ma vie... Un indigne amour m'a coûté la vie de mon enfant...
Si, comme le disaient mes lèvres menteuses, oubliant, méprisant un homme sans foi, j'avais mis tout mon avenir dans l'amour maternel, j'aurais supporté le délaissement de cet homme avec calme et dignité...
Il n'en fut pas ainsi. En me causant un atroce déchirement, le départ de cet homme me prouva par combien de fibres palpitantes mon cœur lui était encore attaché...
Mais aussi son infâme abandon, en arrachant ces dernières racines vives et saignantes, anéantit, hélas! trop tard, mais à jamais, cet odieux amour.
. . . . . . . . . .
FIN DU TOME QUATRIÈME.