Mathilde: mémoires d'une jeune femme
CHAPITRE V.
PREMIÈRE COMMUNION.
Malgré sa finesse, malgré son esprit, mademoiselle de Maran ne pénétra pas le motif de ma vengeance contre Félix.
Elle crut que j'avais agi par haine et par ressentiment contre son chien.
Je n'eus qu'à m'applaudir de ma résolution; Ursule parut extrêmement touchée de cette preuve bizarre de mon amitié: les liens de notre tendre affection continuèrent à se resserrer de plus en plus.
Je trouvais Ursule d'un caractère bien supérieur au mien; souvent j'étais emportée, volontaire, opiniâtre: ma cousine, au contraire, se montrait toujours d'une patience, d'une sérénité parfaite; son regard, doux et limpide, se voilait quelquefois de larmes, mais ne s'animait jamais du feu d'une émotion vive. Elle semblait destinée à souffrir ou à se dévouer.
Mademoiselle de Maran parut oublier peu à peu la faute dont je m'étais rendue coupable, et continua en toute occasion de m'exalter aux dépens de ma cousine.
Celle-ci, rassurée sans doute par les preuves d'attachement que je m'efforçais de lui donner, sembla désormais insensible aux perfidies de ma tante.
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Un des événements les plus graves de la vie d'une jeune fille qui n'est plus un enfant, ma première communion, éveilla plus tard en moi de nouvelles, de sérieuses pensées.
Mademoiselle de Maran ne suivait aucune des pratiques extérieures de la religion. Rien dans son langage, rien dans ses habitudes, ne révélait des sentiments de piété. Elle nous fit donc seulement accomplir cet acte solennel comme une sorte de nécessité sociale.
Malheureusement, le prêtre chargé de notre instruction religieuse accomplit aussi cette céleste tâche comme un des devoirs de sa profession. Se conformant à la lettre de cette cérémonie sainte, il n'en mit pas l'esprit divin à la portée de notre jeune intelligence. Ainsi, il ne nous montra pas la confession comme un acte de confiance pieuse et bienfaisante, à laquelle le prêtre répond par des consolations et par le pardon.
La confession fut pour nous un aveu pénible et redouté.
Ce prêtre, qui venait chaque jour nous préparer à la communion, s'appelait l'abbé Dubourg. D'un caractère morose et dur, il semblait toujours pressé de terminer nos conférences. Son enseignement était sec, froid, presque dédaigneux. Éloquent prédicateur, il avait prêché deux carêmes avec le plus grand succès, et désirait, je crois, vivement d'arriver à l'épiscopat. Connaissant le puissant crédit de ma tante, il avait par calcul accepté les fonctions qu'il remplissait auprès de nous, fonctions qu'il regardait sans doute comme au-dessous de son savoir et de son éloquence.
Maintenant que je puis comparer et apprécier les faits, il me semble que les instructions de l'abbé Dubourg ne différaient en rien de celles de nos autres professeurs; il nous donnait des leçons de religion, rien de plus.
Hélas!... heureuses les jeunes filles dont l'éducation religieuse a été développée, fécondée par la tendresse d'une mère, intermédiaire sacré entre son enfant et Dieu!
Ne faut-il pas, pour ainsi dire, que les éclatants rayons de la lumière divine ne pénètrent les natures enfantines, encore si tendres, si délicates, qu'au travers de l'amour maternel? Sans cela on est, à cet âge, ébloui, mais non pas éclairé.
Pourtant, l'instinct religieux qui existait, qui a toujours existé en moi, me révélait confusément la sainteté de l'acte auquel j'allais prendre part. Seulement, dans mon ignorance, je restreignis à mes sentiments personnels ce majestueux symbole, immense comme l'humanité.
Communier avec Ursule, ce fut pour moi prendre devant Dieu l'engagement sacré d'être pour elle la sœur la plus chrétienne. Ainsi je concentrai sur elle le dévouement sans bornes que la religion réclame pour tous.
Notre consécration au pied des autels fut pour moi la consécration sainte, éternelle, de notre amitié.
Je le sais, mon Dieu, la loi sacrée s'étend à tous et non pas à un seul; mais le Seigneur, dans sa miséricorde, a dû prendre en pitié deux pauvres enfants orphelins, qui, dans leur exaltation ingénue, rattachaient leur fraternité touchante à l'un des plus imposants mystères de la religion.
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De ce jour, nos liens me parurent indissolubles; nous faisions les projets les plus extravagants: nous ne devions jamais nous quitter, jamais nous marier, vivre comme vivait ma tante. Charmée par l'amitié, cette future existence de vieilles filles nous semblait la plus enviable du monde.
Les trois ou quatre années qui suivirent ma première communion se passèrent sans événements importants.
Mon seul chagrin était de me voir, malgré mes prières, toujours plus élégamment vêtue que ma cousine, et d'entendre mademoiselle de Maran dire devant moi et devant ma cousine aux personnes qui venaient la voir:
«C'est incroyable comme les années changent les traits..... Tenez, par exempl... Mathilde était seulement jolie, étant enfant; eh bien! à mesure qu'elle grandit, elle devient d'une beauté si accomplie, si remarquable, qu'on se retourne pour la voir: Ursule, au contraire, qui avait un petit minois assez gentil, devient, en grandissant, un vrai laideron; avec cela l'air si commun, si commun!!... tandis que sa cousine a une physionomie si distinguée! Mais, hélas! que veux-tu, ma petite,—ajouta mademoiselle de Maran en s'adressant à Ursule avec une résignation hypocrite et en prenant son air de bonne femme,—il faut nous résigner et en passer par là... Notre côté, à nous, dans la famille, n'a eu ni la grâce ni la beauté en partage! Je puis bien en parler, moi qui suis laide comme les sept péchés capitaux, et bossue comme un sac de noix. Mais, à propos,—ajoutait ma tante en s'adressant à ses complaisants,—est-ce que vous ne trouvez pas qu'Ursule a la taille un peu voûtée, un peu tournée? Ce n'est presque rien... mais certainement il y a quelque chose, n'est-ce pas? C'est comme un ressouvenir de famille du coté paternel.»
Les complaisants de mademoiselle de Maran ne manquaient pas de nier faiblement, et ma tante de s'écrier:
«Quelle différence avec Mathilde!... Voilà une vraie taille de fée, droite comme un jonc, flexible comme l'osier; il n'y a pas une jeune personne de son âge qui réunisse comme elle la grâce à la majesté, l'esprit à la beauté. Que faire à cela? Toi qui n'as pas ces belles qualités, ma pauvre Ursule! crois-moi, pour te consoler d'être en tout si au-dessous de ta cousine, il faut l'admirer... vois-tu, car l'admiration est la consolation des vilaines figures généreuses; ce sera d'autant mieux de ta part, que c'est surtout quand on te compare à Mathilde qu'on te trouve laide... C'est comme moi, je ne paraissais jamais si affreuse qu'en compagnie d'une femme jeune et belle; mais, ainsi que je te le dis, je me consolais en l'admirant... Et puis enfin tu as mille raisons pour aimer Mathilde: votre amitié me charme, elle me prouve que tu n'es pas ingrate. Ta cousine ne t'a-t-elle pas fait donner la plus magnifique charité du monde? celle d'une éducation splendide. Sans elle, tu ne l'aurais jamais eue, cette éducation-là. Est-ce que ton père aurait pu te donner des professeurs à un louis le cachet? Encore une fois, tu fais bien d'aimer, de bénir ta cousine; grâce à elle, tu peux, par ton instruction, par tes talents, faire oublier que ta figure est aussi peu agréable que la sienne est ravissante.»
Il n'y avait rien de plus perfide, de plus odieux, de plus dangereux, que ces blâmes et que ces louanges sur nos avantages ou sur nos désavantages physiques.
Je n'ai jamais compris cette fausse modestie qui consiste à nier sa beauté; c'est un fait indépendant de soi. Si l'on est belle, l'avouer n'est pas s'enorgueillir, c'est dire vrai.
Je conçois, au contraire, la plus scrupuleuse, la plus défiante réserve dans l'appréciation qu'on peut faire des talents ou des avantages acquis.
Je crois donc qu'à seize ou dix-sept ans j'étais belle, non pas sans doute aussi belle que le prétendait mademoiselle de Maran; mais enfin je l'étais assez pour justifier quelque peu ses louanges, si elles n'eussent pas été si cruellement exagérées.
Il en était ainsi des blâmes qu'elle prodiguait à ma cousine; sa taille était grande, mince, parfaitement droite; mais ce qui donnait une apparence de réalité aux méchancetés de ma tante, c'est qu'Ursule, comme toutes les jeunes personnes qui ont grandi très-vite, se tenait un peu voûtée. On voit quel art, quelle suite mademoiselle de Maran mettait dans ses perfidies.
C'était le même système qu'elle avait employé depuis mon enfance. Sous un certain point de vue, elle disait vrai, et, de plus, l'arme était à deux tranchants.
Ma tante voulait blesser douloureusement Ursule dans sa vanité, et exciter mon amour-propre jusqu'au ridicule.
Si les idées les plus fausses, las mensonges les plus avérés, lorsqu'ils sont incessamment répétés, finissent par jeter et laisser des traces profondes dans notre esprit, que sera-ce lorsqu'il s'agira d'apparentes vérités?
Ma cousine avait fini par se croire dénuée de tout charme, de tout agrément; si je l'assurais du contraire, elle considérait mes paroles comme dictées par un sentiment d'affectueuse pitié, et me répondait:
«Mon Dieu, que tu es bonne de chercher à me consoler ainsi! Je ne m'abuse pas, mademoiselle de Maran a raison... tu es aussi belle que je suis laide; j'en ai pris mon parti.»
Sans doute le langage de ma cousine était sincère. Rien alors ne pouvait me faire supposer que ma tante eût atteint son but, qu'elle eût fait germer d'amères jalousies dans ce cœur candide et pur...
Mais, hélas! l'avenir prouvera si ce ne fut pas un crime... un grand crime à mademoiselle de Maran, qui avait sondé les replis les plus secrets, les plus sombres du cœur humain, d'avoir risqué seulement d'éveiller dans l'âme d'Ursule la plus effrayante, la plus atroce, la plus implacable des passions... l'envie.
L'autre danger... celui d'exalter mon amour-propre outre mesure, était moins grave. En agissant ainsi, ma tante me rendait même un service à son insu.
Elle me mit pour jamais en garde contre les flatteries exagérées.
Ce qui rend les flatteries dangereuses, c'est l'habitude, c'est la conscience d'avoir été loué avec tendresse, avec tact, avec vérité.
On se laisse alors aveuglément aller au charme de ces paroles bienveillantes; elles vous rappellent un passé rempli de confiance, d'amour et de sincérité.
Quelle puissance irrésistible, enchanteresse, n'aurait pas une flatterie qui semblerait continuer les louanges d'une mère?
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Quand je parlais à Ursule de nos projets de petites filles, de ne jamais nous marier, projets auxquels je voulais demeurer fidèle, elle me disait en souriant tristement:
—Cela est bon pour moi de rester vieille fille, je suis pauvre, sans agréments; mais toi, riche, belle, charmante, tu te marieras, tu seras heureuse. Seulement, tu me garderas une petite place dans ton cœur et dans ta maison, pour que je puisse à chaque instant assister à ton bonheur.
Hélas! la fatalité se rit quelquefois bien amèrement de nos vœux et de nos prévisions!
J'avais atteint ma dix-septième année. Nous n'étions, ma cousine et moi, presque jamais sorties de l'hôtel de Maran.
Quelquefois nous allions aux Bouffes ou à l'Opéra avec M. d'Orbeval, mon tuteur; mais nous n'avions pas encore été présentées dans le monde.
Très-rarement nous restions le soir dans le salon de ma tante. Elle voyait beaucoup plus d'hommes que de femmes, et la présence de deux jeunes filles est presque toujours une gêne pour la conversation.
Mademoiselle de Maran, songeant sans doute à me marier, se résolut, à son grand regret, de me mener dans le monde au commencement de 1830.
Elle nous fit part de cette résolution, à ma cousine et à moi, en ajoutant, selon son habitude, quelques choses désobligeantes pour Ursule.—«Ce n'est plus chez moi seulement que tu vas avoir à souffrir de la comparaison qu'on fera de toi et de Mathilde,—«lui dit-elle;—mais au grand jour... devant tout le monde.... Arme-toi donc de courage, ma chère enfant... Ta première épreuve se fera bientôt. Demain matin je vous présenterai à madame l'ambassadrice d'Autriche, et mercredi je vous conduirai au grand bal qu'elle donne. Il est temps que vous entriez dans le monde. Je suis vieille, d'une mauvaise santé: je ne voudrais pas mourir sans voir ma chère nièce mariée... et surtout mariée comme je le désire...»
CHAPITRE VI.
L'ENTRÉE DANS LE MONDE.
Lorsque mademoiselle de Maran nous eut annoncé qu'elle nous conduirait au bal de l'ambassade d'Autriche, Ursule et moi nous fûmes très-inquiètes; cela était fort simple, car nous vivions presque dans la retraite.
Rien de plus monotone, de plus régulier que nos habitudes.
Le matin nous prenions nos leçons. Dans l'après-midi, selon la saison, nous allions nous promener soit à pied avec madame Blondeau, soit en voiture avec mademoiselle de Maran; puis nous rentrions, et, après nous être habillées, nous restions quelquefois dans le salon de ma tante à travailler jusqu'au dîner.
Plusieurs de ses amis venaient la voir à cette heure. Ils étaient peu nombreux, et tous d'anciens compagnons d'émigration de mon père.
Parmi eux, nous aimions beaucoup M. de Versac, l'un des grands officiers de la maison du roi.
Malgré ses soixante-dix ans, on ne pouvait voir un vieillard d'un esprit plus gai, plus jeune, plus aimable. Il était d'une tournure encore très-élégante, montait à cheval à merveille, et ne manquait aucune des chasses du roi ou de monsieur le dauphin. Il avait toujours été pour moi d'une bonté parfaite, et, à ma grande joie, il avait souvent défendu Ursule en prenant très-gaiement son parti contre ma tante.
M. de Versac était d'un caractère charmant, mais sans consistance; il avait passé sa vie à plaire, et il lui eût été impossible de ne pas dire une chose aimable, gracieuse ou flatteuse. Jamais il n'avait, je crois, prononcé un mot qui approchât de la critique.
Je suis maintenant quelquefois tentée de croire que cette impitoyable bienveillance cachait, sinon un profond dédain, du moins une parfaite indifférence de tout et de tous. Mais si ce sentiment existait chez M. de Versac, il devenait difficile de le pénétrer à travers l'enveloppe d'urbanité et d'affabilité exquise dont il s'entourait. D'ailleurs je n'ai jamais pu me représenter M. de Versac ne souriant pas ou ne flattant pas: il avait les plus belles dents du monde, un sourire très-séduisant; peut-être ces avantages décidèrent-ils de son optimisme.
Je vois encore sa figure remplie de noblesse et de cette grâce affectueuse particulière aux vieillards heureux. Il portait ses cheveux blancs avec beaucoup de coquetterie. Lorsque, le soir, sa toilette, d'une recherche peut-être extrême pour son âge, était rehaussée du cordon bleu et de la plaque du Saint-Esprit, on ne pouvait imaginer un type plus agréable du grand seigneur d'autrefois.
Il voyait rarement madame la duchesse de Versac, sa femme, qui depuis la restauration était retirée à l'Abbaye-aux-Bois, où elle s'occupait de pieuses et bonnes œuvres.
Ce qui nous faisait encore aimer M. de Versac, c'étaient toutes ses narrations enchanteresses des bals de madame la duchesse de Berry, et surtout des quadrilles costumés. M. de Versac était un homme de plaisir par excellence; il parlait de ces fêtes, de ces distractions de la vie oisive et opulente, avec le plus vif intérêt.
Parmi les autres personnes qui composaient, le matin, le petit cercle de mademoiselle de Maran, il y avait encore un des ministres du roi. C'était le meilleur homme du monde; il nous amusait fort par ses distractions et par ses insurmontables envies de dormir, auxquelles il cédait quelquefois en plein jour avec une bonhomie charmante.
Ce qui mettait le comble à notre joie, c'était l'arrivée de M. Bisson, homme d'une science prodigieuse et d'une réputation européenne; il passait pour l'un des membres les plus éminents de l'Académie des sciences. C'était un grand homme maigre, haut de six pieds, avec une toute petite tête, et la figure la plus débonnaire qu'on pût voir; son long cou sortait d'une cravate blanche roulée en corde, dont le nœud se trouvait ordinairement derrière sa tête. En toute saison, il portait un spencer vert, fourré d'astracan, par-dessus son habit noir à larges basques. Pour rien au monde on ne l'aurait fait monter en voiture, tant il avait peur de verser; aussi, lors des temps pluvieux ou boueux, arrivait-il quelquefois chez mademoiselle de Maran dans un état à faire pitié.
Rempli d'esprit, de connaissances, de bonté, il n'avait qu'une manie incurable, celle de toucher à tout, de tout déranger de place, et souvent de tout casser.
Ma tante se mettait dans des colères furieuses; mais comme elle aimait beaucoup causer sciences avec un homme de la réputation de M. Bisson, elle finissait par s'apaiser.
Je me souviendrai toujours d'une charmante tabatière ornée d'émaux de Petitot que ma tante lui avait imprudemment confiée, au milieu d'une dissertation sur un des derniers mémoires lus, je crois, par M. le duc de Luynes à l'Académie des sciences, sur les vases étrusques.
M. Bisson commença par rouler innocemment la précieuse boîte dans sa main, puis peu à peu la conversation s'anima. Mademoiselle de Maran ne mettait aucune mesure dans ses attaques; plutôt que de céder, elle niait l'évidence.
Le savant, exaspéré par je ne sais plus quelle fausse affirmation de ma tante, s'écria en frappant impétueusement sur la cheminée:
—Eh! non, non, non, mille fois non, et encore non, madame.
Chaque négation était accompagnée d'un grand coup de tabatière, donné à tour de bras sur la tablette de marbre.
Ma tante ne s'aperçut de la destruction de sa fragile botte qu'au nuage de tabac et aux éclats d'émaux qui s'en échappèrent.
—Ah! l'affreux brise-tout!—s'écria-t-elle en colère:—qu'est-ce qu'il m'a encore cassé là?....... mais, c'est ma tabatière de Petitot! Ah! le vilain homme; mais, monsieur, pour l'amour de Dieu, tenez-vous donc tranquille! vous me jetez du tabac dans les jeux, vous m'aveuglez! Pour cette fois, je vous défends de remettre les pieds chez moi, entendez-vous... Ma tabatière de Petitot!... L'autre jour c'était une bonbonnière de cristal de roche irisé, une bonbonnière de cinquante louis, s'il vous plaît, qu'il m'a mise en morceaux en faisant gesticuler ses grands bras! Allez-vous-en... de chez moi, je vous en supplie... allez-vous-en... vos conversations me coûtent trop cher, sans compter que vous avez l'inconvénient d'arriver toujours fait comme un voleur et de m'apporter ici toutes les boues des rues de Paris.
—Vous avez beau dire! madame,—s'écria M. Bisson courroucé,—je ne monterai jamais dans une voiture; j'y suis résolu, j'aime bien mieux salir votre tapis que de me casser le cou!—Et le savant ne parla pas autrement du désastre de la tabatière.
—Tenez, monsieur Bisson,—dit ma tante,—laissez-moi tranquille, vous allez me mettre hors de moi; faites-moi l'amitié de sortir tout de suite, et surtout ne revenez plus.
—Et où voulez-vous donc que j'aille? il n'est que deux heures et demie, je n'ai pas besoin d'être à l'Institut avant trois heures et demie,—dit M. Bisson; et il se plongea dans un fauteuil, en s'emparant d'un écran qu'il commença de démonter.
—Comment où je veux que vous alliez!—s'écria mademoiselle de Maran outrée.—Est-ce que ma maison est faite pour servir de salle d'asile aux membres de l'Institut désœuvrés? Ah! mon Dieu! qu'est-ce qu'il fait encore là? Allons... bon... maintenant le voilà qui travaille à me casser un écran. Mais c'est intolérable... mais c'est une peste, mais c'est un fléau qu'un être aussi malfaisant; et mademoiselle de Maran fut obligée d'arracher des mains de M. Bisson l'écran déjà presque brisé.
—C'est étonnant comme on travaille peu solidement de nos jours! cela vient de ce qu'on exagère la production outre mesure,—dit M. Bisson d'un air méditatif en s'armant d'un petit balai de cheminée dont il se servit pour tisonner en guise de pincettes, à la grande impatience de ma tante, qui se mit dans un nouvel accès de colère.
De pareilles scènes, souvent renouvelées, nous divertissaient beaucoup; car M. Bisson revenait au bout de deux ou trois jours, complétement oublieux de ce qui s'était passé, et mademoiselle de Maran ne pouvait lui garder rancune.
Ensuite de cette réception du matin, nous dînions avec mademoiselle de Maran; elle n'aimait à se contraindre en rien, n'invitait personne. On faisait chez elle une chère excellente; elle était gourmande et avait une manie qui nous causait d'insurmontables répugnances.
Son maître d'hôtel, Servien, lui apportait tout ce qu'on présentait sur la table, car elle goûtait à tout, et souvent,—pardonnez-moi ce détail, mon ami,—elle se servait avec ses doigts, ensuite c'était son chien Félix, alors valétudinaire, qu'elle faisait manger dans son assiette.
La durée du dîner nous était presque un supplice. Nous rentrions un moment dans le salon, où nous restions jusqu'à ce que mademoiselle de Maran fût complétement endormie dans son fauteuil, coutume à laquelle elle ne manquait pas. Ses gens avaient ordre de ne jamais la réveiller, et de prier les personnes qui auraient pu, par hasard, venir en prima-sera, d'attendre dans un autre salon.
Nous remontions, avec Ursule, dans notre appartement sur les huit heures, et là, nous causions, nous lisions, nous faisions de la musique jusqu'à l'heure du thé.
Jamais nous n'assistions aux soirées de mademoiselle de Maran; elle y recevait peu de femmes: celles qu'elle voyait étaient généralement de son âge.
Vous concevez, mon ami, qu'habituées comme nous l'étions à cette vie monotone, nous devions être un peu éblouies de la perspective de bals et de fêtes que ma tante venait de nous ouvrir.
En apprenant cette nouvelle, notre premier mouvement fut joyeux; peu à peu la réflexion amena des pensées mélancoliques.
Je passai dans une agitation singulière la nuit qui précéda le bal. A mesure que le jour de cette fête approchait, je me sentais de plus en plus triste et accablée. Je n'avais pas eu le bonheur de jouir de la tendresse de ma mère... je ne la regrettai peut-être jamais davantage qu'à cet instant.
L'expérience m'a prouvé que mon instinct ne m'avait pas trompée: c'est surtout lorsque nous entrons dans le monde que la sollicitude protectrice, imposante d'une mère nous est indispensable.
Chacun sait que l'apparition officielle d'une jeune fille au milieu des fêtes, dont les convenances de son éducation l'avaient jusqu'alors tenue éloignée, encourage, autorise, pour ainsi dire, les prétentions de ceux qui peuvent demander sa main.
Qu'elle soit ou non justifiée, on a généralement une telle créance dans la sagacité du cœur d'une mère, que certaines vues, certaines espérances peu dignes ou peu susceptibles de réussir, craignent d'affronter cette pénétration maternelle, si attentive et si défiante.
Lorsque au contraire une jeune fille est orpheline, de quelque affection qu'on la suppose entourée, on la croit, on la sait plus isolée, moins défendue; elle devient alors, pour peu qu'elle soit riche, une sorte de proie, de conquête, si vous voulez, à laquelle tous veulent prétendre.
Sans voir aussi clairement dans la douloureuse inquiétude qui me tint éveillée une partie de la nuit, j'avais un vague pressentiment de ces pensées; j'étais choquée, presque irritée, en songeant que des indifférents allaient m'examiner, me commenter, supputer ma fortune, peser ma naissance, me classer dans la catégorie des partis d'une manière plus ou moins avantageuse. Il me semblait que je n'aurais pas éprouvé le moindre de ces scrupules si j'avais accompagné ma mère.
J'avais un autre motif de contrariété, presque de chagrin sans doute: j'étais loin de partager les préventions de ma tante à l'égard de ma cousine; mais à force d'entendre mademoiselle de Maran répéter qu'Ursule était laide et sans aucun agrément, j'avais fini par craindre que le monde ne confirmât le jugement de ma tante, et que mon amie ne s'aperçût du peu de succès qu'elle aurait.
Je tremblais qu'une fois au grand jour des salons, Ursule, malgré sa douceur, malgré sa résignation habituelle, ne m'enviât les frivoles avantages qui lui manquaient, et que sa jalousie ne se changeât peut-être en un sentiment plus amer.
Son amour-propre n'avait jamais souffert qu'en présence de quelques amis de mademoiselle de Maran. Que serait-ce s'il allait être cruellement et publiquement atteint par une dédaigneuse indifférence?
Cette préoccupation fut peut-être celle de toutes qui me tourmenta le plus, tant l'amitié d'Ursule était précieuse pour moi. D'ailleurs, sans lui dire un mot de ce projet, je pensais sérieusement aux moyens de partager ma fortune avec elle. Ce n'était pas une de ces exagérations enfantines aussi vite oubliées que conçues, c'était une résolution fermement arrêtée; pour la réaliser plus certainement, je ne voulais pas en parler à ma tante, étant bien décidée à poser ce don comme la première clause de mon contrat de mariage.
On rira sans doute de ma naïveté à propos d'affaires d'intérêt, comme on dit; je remercie le ciel de n'avoir pas été mieux ni plus tôt instruite; j'ai dû d'heureux moments à cette ignorance.
Enfin, le jour du bal arriva. Malgré sa laideur et sa mise négligée, mademoiselle de Maran avait un goût exquis; sa constante habitude de critique, sa haine de ce qui était jeune et beau, l'avaient rendue si difficile, que ce qu'elle approuvait devait être au moins irréprochable.
Elle nous avait fait faire deux toilettes charmantes et absolument pareilles. Plus tard, je me suis demandé comment mademoiselle de Maran avait été assez généreuse pour ne pas m'affubler de quelque robe ou de quelque coiffure de mauvais goût; cela lui eût été très-facile et m'eût pour longtemps donné un ridicule, car la première impression que reçoit le monde est souvent ineffaçable... Mais une mesquine vengeance était indigne de ma tante; elle voulait, elle fit mieux.
Si je ne craignais de désordonner les événements, en rapportant ici des choses que je n'ai pu apprendre que plus tard, on verrait qu'à cette époque de ma vie j'étais déjà presque enveloppée dans la trame que la haine de mademoiselle de Maran avait ourdie contre moi avec une sûreté de prévision qui prouvait une bien profonde et bien fatale connaissance du cœur humain.
CHAPITRE VII.
LE BAL.
Dès le matin, Ursule et moi nous causâmes des grands événements de la soirée; je trouvai ma cousine très-abattue, défiante d'elle-même et résolue à ne pas aller à ce bal. Elle me dit qu'elle avait pleuré toute la nuit, pourtant sa figure n'était ni pâle ni fatiguée; seulement, elle avait une expression de mélancolie charmante.
Je la vois encore la tête baissée, le front caché par les boucles de ses cheveux bruns, presque affaissée sur elle-même, les mains croisées sur ses genoux, et soupirant de temps à autre en levant vers le ciel un regard voilé.
—Ursule, Ursule, ma sœur,—lui dis-je en l'embrassant avec tendresse,—je t'en supplie, reprends courage, n'aie pas de ces frayeurs; ne suis-je pas avec toi? comme toi ignorante de ce monde où nous allons? et dont, comme deux enfants, nous nous épouvantons, j'en suis sûre. On ne fera pas attention à nous, peu à peu nous nous y habituerons. Toujours à côté l'une de l'autre, ce sera pour nous un bonheur que de nous confier nos observations. Eh bien! si pour la première fois nous sommes gauches, embarrassées, nous trouverons bien, à notre tour, quelque confidence maligne à nous faire.
Ursule sourit, et me répondit en serrant tendrement mes mains dans les siennes:
—Pardonne-moi, Mathilde, mais je ne puis te dire mon effroi du monde... Jamais... je le sens, je ne pourrai m'y habituer; cela n'est pas enfantillage, c'est conscience, c'est devoir. Quand on est, comme moi, pauvre et sans agrément, on ne se met pas en évidence, on reste à l'ombre, on ne va pas au-devant des dédains... Toi, à la bonne heure, tu as tout ce qu'il faut pour paraître, pour briller dans le monde... Vas-y seule. Je t'attendrai, je serai si heureuse de t'entendre raconter tes succès! Ces fêtes splendides, je les verrai par tes yeux; cela me suffira.—Puis souriant avec grâce, elle ajouta:—Tiens, je serai, non pas la Cendrillon du conte de fée, malheureuse et oubliée; mais une Cendrillon volontaire, heureuse de te voir belle et admirée. Oui, quand tu arriveras du bal, bien lasse de plaisir, bien rassasiée de flatteries, tu seras accueillie par mon regard tendrement inquiet, et tu te reposeras de tes succès dans le calme de mon amitié pour toi.
Il fallait voir et entendre Ursule pour la trouver, non pas belle, mais enchanteresse, malgré l'irrégularité de ses traits.
Sa voix émue avait un timbre si pur, si suave, ses yeux bleus avaient une expression si douce, si implorante, qu'on se trouvait irrésistiblement subjugué...
—Ursule!—m'écriai-je,—comment peux-tu concevoir une telle défiance de toi, lorsque tu parles, lorsque tu regardes ainsi! Moi, ta sœur, moi qui ne t'ai jamais quittée, moi qui devrais être habituée à ta voix, à ton regard, en ce moment je te trouve belle, mais belle à être jalouse, si je pouvais l'être. Tu ne te connais pas... tu ne t'es jamais vue, pour ainsi dire... Crois-moi donc, malgré les méchancetés de mademoiselle de Maran, malgré tes défiances, tu es charmante. Penses-tu que ta sœur soit capable de te tromper? Allons, Ursule, mon amie, du courage; appuyons-nous l'une sur l'autre; soyons braves, affrontons ce grand jour, et demain, peut-être, nous rirons de nos terreurs... Enfin, je te déclare que si tu ne m'accompagnes pas à ce bal, je n'irai certainement pas seule.
—Mathilde, je t'en supplie, n'insiste pas.
—Ursule... à mon tour, je te supplie.
—Je ne puis.
—Ursule, cela est mal... Tu le sais, ma tante te reprochera d'avoir refusé de venir à ce bal pour m'empêcher d'y aller... Tu la connais; tu sais si je suis malheureuse quand je te vois injustement grondée... Eh bien! veux-tu me causer ce chagrin? Ursule; ma sœur, me refuser serait dire que tu me crois indifférente à tes peines... et je ne mérite pas ce reproche.
—Mathilde... ah! que dis-tu?—s'écria ma cousine;—maintenant je n'hésite plus, j'irai.
Plus le moment approchait, plus j'étais inquiète, moins encore de moi que d'Ursule. Malgré mon apparente sécurité, je ne savais si elle serait ou non à son avantage en toilette de bal. Pour ne pas émousser ma première impression, au lieu d'aller la voir s'habiller, lorsque je fus prête, je descendis dans le salon.
Je trouvai mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac, qui devait nous accompagner à l'ambassade.
Je n'ai plus de prétentions; ma première beauté, ma première jeunesse, sont si loin de moi! je ressemble si peu maintenant à ce que j'étais alors, que je puis parler de moi à dix-sept ans comme d'une étrangère; il y a d'ailleurs du courage, de la modestie, de l'humilité, à savoir dire J'étais belle.
Il y a maintenant dix ans de cela environ; j'étais dans toute la fleur de mes jeunes années, coiffée en bandeau, mes cheveux blonds ornés d'une branche de bruyères roses; j'avais une robe de crêpe blanc très-simple, garnie seulement de trois gros bouquets de bruyères naturelles, pareilles à celles de ma coiffure; madame la dauphine avait eu l'extrême bonté de choisir dans les serres de Meudon ces fleurs du Cap, d'une grande rareté, et de les envoyer à mademoiselle de Maran.
J'avais la taille très-mince. M. de Versac me fit, je crois, un compliment sur la rondeur de mon bras, pendant que je mettais mes gants. Quant à mon pied et à ma main, ce sont les seules choses dont je ne puisse pas parler, car ils n'ont pas changé.
Il fallut que mademoiselle de Maran me trouvât bien ainsi, peut-être même trop bien; car, en me voyant, elle ne put s'empêcher de froncer les sourcils, malgré son habitude de me donner des louanges outrées. Pourtant elle réprima ce premier mouvement et dit à M. de Versac:
—N'est-elle pas toute charmante et belle comme un astre, cette chère enfant?
—Elle a heureusement assez d'esprit pour qu'on ne craigne pas de lui parler de sa beauté,—répondit M. de Versac en souriant.
Mademoiselle de Maran portait, comme toujours, une robe de soie carmélite, et, pour la première fois, je lui vis un bonnet fort simple, orné d'une branche de souci.
J'attendais l'entrée d'Ursule avec inquiétude; elle parut enfin.
Je n'exagère pas en disant que je la reconnus à peine, tant je la trouvais embellie.
Elle était surtout coiffée à ravir. Ses beaux cheveux bruns, séparés au milieu de son front, tombaient en longues boucles de chaque côté de ses joues, et descendaient presque jusque sur ses épaules; sa pâleur rosée, son regard à demi voilé, son doux et triste sourire, et jusqu'à son maintien un peu languissant, semblaient personnifier en elle l'idéal de la mélancolie rêveuse, expression que ne peuvent jamais rendre les figures régulièrement belles.
On dirait qu'il faut qu'une physionomie mélancolique semble regretter quelque perfection, afin que cette sorte de défiance modeste lui devienne une grâce de plus.
Lorsque j'ai lu Shakspere, j'ai toujours évoqué le souvenir d'Ursule lors de ce bal pour me représenter Ophélie.
Au lieu de se tenir un peu voûtée selon son habitude, ma cousine prouvait, par sa démarche pleine de souplesse, que sa taille était irréprochable; seulement, comme elle inclinait toujours un peu son front ainsi qu'une fleur penchée sur sa tige, ce mouvement donnant à son cou une légère courbure d'une élégance extrême, ajoutait encore au charme de son maintien. On lisait sur son visage une tristesse doucement contenue, qui se mêlait aux joies du monde, sans y prendre part. Le regard d'Ursule, presque suppliant, semblait enfin demander pardon de ce qu'elle restait étrangère aux plaisirs qu'une préoccupation douloureuse lui rendait indifférents.
J'étais habituée à voir Ursule souffrante et résignée. Mais le jour de ce bal, c'était, pour ainsi dire, la souffrance intime et la résignation poétisées, je dirai maintenant habillées pour le bal.
Mais, hélas! des épigrammes ne me vengeront pas du mal affreux que cette amie m'a causés... Pouvais-je croire à tant de dissimulation? Et encore non, non... ce n'est pas elle qu'il faut accuser, c'est mademoiselle de Maran, dont les railleries perfides...
Ces tristes découvertes n'arriveront que trop tôt... revenons à mon récit.
Je m'étais approchée d'Ursule avec empressement pour lui prendre la main et la féliciter d'être aussi charmante.
M. de Versac s'écria:—De grâce, restez ainsi un moment toutes deux vous donnant la main! Quel adorable contraste! vous, Mathilde, belle, ravissante, le front rayonnant de bonheur et de grâce, vous qui serez la reine de nos fêtes... et vous, Ursule, touchante image de la mélancolie qui sourit une larme dans les yeux.
Mademoiselle de Maran se mit à rire de toutes ses forces, et dit à M. de Versac:
—Pourquoi donc vous arrêter en si beau chemin, et ne pas pousser jusqu'à la comparaison de la rose glorieuse et de l'humble violette, s'il vous plaît? Est-ce que vous venez des bords du Tendre et du Lignon, bel Alcundre?—Laissez-moi donc tranquille avec vos contrastes. La rose a près de cent mille livres de rente, et la violette n'a pas le sou; voilà pourquoi l'une lève le front, et pourquoi l'autre le baisse modestement.
La comparaison de M. de Versac, la méchante remarque de mademoiselle de Maran, et peut-être la vue d'Ursule, que je n'avais jamais vue si jolie, m'inspirèrent, pour la première fois de ma vie, une pensée de jalousie, qui se changea bientôt en dépit contre moi-même.
Ne doutant pas de ce que disait ma tante, je me crus l'air orgueilleusement satisfait que donne la richesse, et j'enviai l'intéressante modestie d'Ursule, qui jetait sur ses traits un charme si touchant.
Sans doute, cette pensée mauvaise dura peu; sans doute, j'eus honte de moi-même, en songeant que j'avais assez peu de générosité pour jalouser à ma cousine, à mon amie la plus tendre, jusqu'à l'intérêt qu'inspirait sa pauvreté; sans doute, enfin, sans la maligne observation de ma tante, je n'eusse jamais ressenti ce mouvement d'envie, peut-être excusable, puisque riche j'enviais d'être pauvre. Néanmoins, cette impression me laissa un ressentiment amer.
Au moment de partir, M. de Versac dit à mademoiselle de Maran:
—Voyez un peu quel oubli! Gontran est arrivé d'Angleterre ce matin, et je ne vous en ai rien dit.
—Votre neveu!... eh bien! ce sera un danseur tout trouvé pour ces jeunes filles.
Je regardai Ursule avec étonnement; jamais M. de Versac ni mademoiselle de Maran n'avaient prononcé devant nous le nom de ce neveu. Nous allions monter en voiture, lorsqu'un des amis les plus intimes de ma tante vint lui demander quelques moments d'entretien au sujet d'une affaire très-importante. Mademoiselle de Maran passa dans sa bibliothèque; M. de Versac prit le journal du soir.
Sous le prétexte d'arranger une épingle de coiffure, j'emmenai Ursule dans la chambre de mademoiselle de Maran; là, lui sautant au cou, je lui avouai franchement mon mouvement de jalousie, et les larmes aux yeux je lui en demandai pardon.
Ursule fut aussi touchée jusqu'aux larmes de ma franchise; elle me rassura par les plus tendres protestations.
Je rentrai dans le salon le cœur calme et content, me promettant bien, ainsi que je l'avais dit à Ursule, de tâcher de ne pas avoir l'air d'une héritière.
Nous partîmes pour l'ambassade.
CHAPITRE VIII.
LA PRÉSENTATION.
En entrant dans le premier salon de l'ambassade, accompagnée de M. de Versac, je sentis ma résolution m'abandonner. Il fallut l'accueil plein de grâce et de bonté de madame l'ambassadrice d'Autriche pour m'encourager un peu.
Mademoiselle de Maran donnait le bras à Ursule.
Plus que jamais je pus apprécier quelle était l'influence de ma tante, et combien on la redoutait. La femme la plus agréable, la plus à la mode, n'aurait pas été plus entourée, plus courtisée à son entrée dans le bal, que ne le fut mademoiselle de Maran; elle recevait ces respectueuses prévenances, ces hommages empressés, avec un très-grand air et une affabilité protectrice presque dédaigneuse.
Nous allâmes du côté de la galerie où l'on dansait. M. de Versac, à qui je donnais le bras, me nomma différentes personnes qui méritaient d'être distinguées.
Nous nous arrêtâmes un moment auprès d'une des portes de la galerie. J'entendis là les paroles suivantes, échangées entre deux personnes que je ne pouvais voir.
—Eh bien! vous savez... Lancry est arrivé d'Angleterre... Je viens de le voir... Il est plus brillant que jamais...
—Vraiment! il est de retour?...—reprit l'autre personne.—La duchesse de Richeville doit être bien joyeuse, car elle avait été plus que triste de son départ... Pauvre femme!...
A un mouvement assez brusque de M. de Versac pour nous frayer un passage dans la foule, je compris qu'il voulait distraire mon attention de cet entretien, qu'il n'était pas convenable que j'entendisse, et dont M. Gontran de Lancry, son neveu, était le héros.
Je n'attachai alors aucune importance à cet incident, et je suivis M. de Versac. Avant d'arriver au bal, il me semblait que tout devait m'embarrasser: mon maintien, ma démarche, mon regard; mais ma première émotion passée, une fois au milieu de cette société à laquelle j'appartenais, je me sentis non pas rassurée, mais, pour ainsi dire, placée au milieu des miens.
L'on n'est presque jamais gêné ou intimidé que lorsqu'on aborde une sphère au-dessus de celle à laquelle on appartient. Je recouvrai bientôt toute ma liberté d'observation.
En entrant dans la galerie où l'on dansait, je fus presque éblouie de l'éclat, de la magnificence des toilettes. Madame de Mirecourt, amie de ma tante, et qui chaperonnait une jeune femme récemment mariée, offrit de nous ménager une place auprès d'elle. Mademoiselle de Maran accepta; Ursule et moi nous nous assîmes entre madame de Mirecourt et ma tante.
M. de Versac nous quitta pour aller chercher son neveu, qu'il voulait nous présenter.
—Eh bien!—dis-je tout bas à ma cousine,—ce n'est pas si effrayant, après tout; es-tu un peu rassurée?
—Non,—me dit Ursule,—je ne puis vaincre mon émotion; je tremble; c'est à peine si je vois ce qui se passe autour de moi.
—Moi, je vois fort bien,—lui dis-je gaiement; et, pour lui donner un peu de courage, j'ajoutai:—J'avoue que je trouve ce coup d'œil charmant. Quel dommage que tu ne puisses pas en jouir! Décidément, c'est une bien jolie chose qu'un bal.
Comme je disais ces mots avec une joie naïve, ma tante, à côté de qui j'étais aussi, se prit à rire aux éclats.
Plusieurs personnes qui étaient debout devant nous, pendant le repos d'une valse, se retournèrent. Madame de Mirecourt, qui se trouvait de l'autre côté d'Ursule, se pencha et dit à ma tante:
—Qu'avez-vous donc à rire ainsi?
—Est-ce qu'on peut y tenir, avec une petite moqueuse comme elle?—dit mademoiselle de Maran en me montrant à son amie.—Si vous entendiez combien ses remarques sont drôles, malignes... c'est à en mourir... Prenez bien garde à vous, car elle emporte la pièce d'abord!—Puis, se retournant vers moi, ma tante ajouta à demi-voix, d'un ton affectueusement grondeur:—Voulez-vous bien ne pas avoir autant d'esprit que ça, mademoiselle! on dira que c'est moi qui vous ai rendue si méchante.
Tout ceci fut dit à voix basse, mais de façon à être entendu des personnes qui nous entouraient.
Je regardai ma tante avec un profond étonnement. Ursule, se penchant à mon oreille, me demanda ce que j'avais dit de si plaisant à mademoiselle de Maran, et de quel ridicule je m'étais choquée.
—Mais d'aucun,—lui répondis-je.—Je ne comprends pas un mot à ce qu'elle vient de me dire.
Voici le mot de cette énigme. Ma tante voulait commencer à me faire cette réputation de méchanceté. Grâce à ses perfides paroles, plusieurs personnes placées devant nous (l'une d'elles, la bonne et charmante lady Fitz-Allan, me l'a répété plus tard) crurent être l'objet de mes moqueries.
J'entrais pour la première fois dans le monde; pour plusieurs raisons je devais être assez remarquée. L'exclamation de ma tante sur mes observations malicieuses devait donc se répandre, et se répandit à l'instant.
Il n'est pas, pour une femme, de plus funeste réputation que celle d'être même spirituellement moqueuse... Les sots la redoutent et la calomnient; les gens d'esprit la jalousent; les caractères bienveillants et généreux s'en éloignent. Aussi une demi-heure ne s'était pas écoulée depuis mon arrivée au bal, que j'avais déjà des ennemis.
Lady Fitz-Allan m'a dit depuis que ma méchanceté fut un moment la nouvelle du bal. On s'entretint de l'ironie mordante de mademoiselle Mathilde de Maran. (On m'appela ainsi pour me distinguer de ma tante.)
Personne n'avait entendu mes sarcasmes, il est vrai; mais, ainsi que cela arrive toujours, tout le monde en parlait.
Ma tante voulut compléter son œuvre; quelques minutes après, au milieu d'un nouveau repos de valse, elle dit tout haut à Ursule:
—Mon Dieu! ma pauvre enfant! n'ayez donc pas l'air si sérieux, si mélancolique; soyez donc un peu de votre âge si vous pouvez: qu'est-ce que c'est que cette sauvagerie-là?
Ces mots de ma tante aussi entendus, répétés, commentés, établirent positivement que j'étais aussi moqueuse, aussi étourdie, que ma cousine était timide, sensée, réfléchie.
Le monde revient bien rarement de ses premières impressions; ces quelques mots de ma tante eurent donc une grande influence sur ma destinée.
Hélas! il faut tout dire, mon inexpérience, ma vanité, augmentèrent encore la portée du mal qu'on me faisait... Plus tard, je déplorai amèrement cette réputation de méchanceté moqueuse. J'eus d'abord assez de faiblesse pour en être presque flattée, presque fière. Je me croyais belle, je pensais que l'ironie était un brevet d'esprit.
La valse finie, M. de Versac s'approcha de ma tante avec son neveu, M. le vicomte Gontran de Lancry.
Je l'avoue... je ne pus m'empêcher de rester presque immobile de surprise à la vue de M. de Lancry; il avait alors environ trente ans. Il était difficile de voir un homme plus parfaitement agréable, d'un extérieur plus séduisant.
J'étais bien jeune, et chez mademoiselle de Maran je n'avais vu personne qui pût en rien être comparé à M. de Lancry.
Ancien page du roi, il avait servi et fait très-vaillamment la guerre en Espagne. Attaché plus tard à une grande ambassade, il avait, au bout de quelques années, abandonné l'état militaire; et, grâce aux bontés du roi et à la protection de M. de Versac, il avait été nommé gentilhomme de la chambre du roi.
Ma première entrevue au bal de l'ambassade d'Autriche me revient très-présente à l'esprit. Il y avait eu grande réception au château; beaucoup d'hommes de la cour étaient venus au bal en uniforme. M. de Lancry sortait aussi des Tuileries; il portait l'éclatant habit de sa charge, et avait au cou le ruban rouge et la croix d'or de commandeur de la Légion d'honneur; à son coté, la large plaque d'un ordre étranger. M. de Lancry était d'une taille moyenne, mais de la plus extrême élégance; ses traits, d'une régularité parfaite, étaient (selon ma tante, et elle disait vrai), étaient ceux «d'un jeune Grec d'Athènes, animés de toute la finesse et de toute la grâce parisienne» C'était, disait-elle, l'idéal du joli. Il avait des cheveux châtains, les yeux bruns, les dents charmantes, une main, un pied, à rendre une femme jalouse; je vous l'ai dit, ayant trente ans à peine, il n'en paraissait pas vingt-cinq.
Ces avantages naturels, relevés d'insignes honorables qu'on n'accorde généralement qu'à un âge plus mûr et qui semblent toujours annoncer le mérite, devaient donc rendre M. de Lancry infiniment remarquable.
Lorsqu'il s'approcha de ma tante elle lui tendit la main et lui dit:
—Bonsoir, mon cher Gontran!... Votre oncle m'a seulement appris tantôt votre retour de Londres. Eh bien! qu'est-ce que vous avez fait dans ce cher pays?
M. de Lancry sourit, s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui dit tout bas quelques mots que je ne pus entendre.
—Voulez-vous bien vous taire!—s'écria ma tante en riant.—Puis elle ajouta:—Heureusement, on peut tout dire à une mère bobie comme moi; seulement, pour faire pénitence, vous allez faire danser ces petites filles.
Se tournant alors vers moi, ma tante dit à M. de Lancry d'un air rempli de dignité qu'elle prenait mieux que personne quand elle le voulait:—Mademoiselle Mathilde de Maran, ma nièce.
M. de Lancry s'inclina respectueusement.
—Mademoiselle Ursule d'Orbeval, notre cousine...—ajouta ma tante avec une nuance presque imperceptible, pourtant assez marquée pour qu'on sentît qu'elle voulait établir à mon avantage une sorte de distinction entre mon amie et moi.
M. de Lancry s'inclina de nouveau.
Je baissai les yeux, je me sentis rougir beaucoup. Ma main était près de celle d'Ursule; je la serrai presque avec crainte.
—Mademoiselle voudra-t-elle me faire la grâce de danser avec moi la première contredanse?—me dit M. de Lancry.
—Oui, monsieur,—répondis-je en jetant un regard inquiet sur mademoiselle de Maran.
M. de Lancry me salua, et, s'adressant à Ursule, il lui dit:—Puis-je espérer, mademoiselle, que vous daignerez m'accorder la même faveur que mademoiselle de Maran, pour la seconde contredanse?
—Sans doute, monsieur,—répondit Ursule avec un soupir; et, baissant la tête, elle jeta, à travers ses longs cils, un mélancolique regard sur M. de Lancry.
A ce moment, une fort jolie femme, éblouissante de pierreries, très-brune, très-mince, d'une tournure très-élégante, d'une physionomie fière, hardie, ayant de grands yeux noirs très-perçants, et un peu rapprochés de son nez, fait en bec d'aigle, s'arrêta devant nous; elle donnait le bras à un jeune colonel anglais.
—Vous êtes bien oublieux de vos amis, monsieur de Lancry,—dit-elle d'une voix sonore et douce.
M. de Lancry se retourna vivement, réprima un embarras assez visible, et dit en s'inclinant:
—Je ne mérite pas ce trop aimable reproche, madame la duchesse; je suis seulement arrivé ce matin de Londres; et j'espérais avoir demain l'honneur de vous faire ma cour.
Combien certains pressentiments trompent peu, mon ami! Du moment où j'entendis M. de Lancry dire à cette femme... madame la duchesse... je ne doutai pas un moment qu'elle ne fût madame de Richeville, dont j'avais entendu le nom si indiscrètement rapproché de celui de M. de Lancry.
On préluda pour la contredanse.
—Voyez combien je suis bonne,—dit la duchesse à M. de Lancry:—je vous pardonne votre oubli et je vous dis même en confidence que je ne suis pas engagée pour cette contredanse; suis-je assez généreuse?
M. de Lancry la regarda de nouveau d'un air étonné, presque stupéfait, et répondit avec une gêne assez évidente:
—Et moi, n'ai-je pas trop de bonheur?... j'aurais pu danser cette contredanse avec vous, madame, et je vais avoir le plaisir de la danser avec mademoiselle de Maran, que j'ai eu l'honneur d'inviter à l'instant.
Madame de Richeville, croyant qu'il s'agissait de ma tante et que M. de Lancry plaisantait, partit d'un éclat de rire, et s'écria:
—Vous arrivez d'Angleterre pour faire danser mademoiselle de Maran... il y a donc à Londres un Excentric-Club? vous voulez donc vous signaler parmi les plus intrépides?
M. de Lancry se hâta d'interrompre madame de Richeville. Elle avait la vue très-basse, elle ne s'était pas aperçue de la présence de ma tante.
—Je dois avoir l'honneur de danser tout à l'heure avec mademoiselle Mathilde de Maran,—dit M. de Lancry en appuyant sur ce nom Mathilde, et en s'inclinant légèrement de mon côté.
—Ah! je comprends. On la mène donc déjà dans le monde?—dit la duchesse.
Elle prit son petit lorgnon d'écaille, et m'examina avec une curiosité qui me sembla malveillante.
J'étais au supplice.
Ma tante n'avait pas perdu un mot de cette conversation. Voyant le lorgnon de la duchesse de Richeville encore tourné sur moi, elle parut choquée, et lui dit de sa place, d'une voix aigre et impérieuse:
—Madame la duchesse, n'est-ce pas que ma nièce est charmante?...
—Charmante, madame,—répondit la duchesse d'un ton sec en rabaissant son lorgnon. Elle s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui fit une demi-révérence pleine de grâce et de noblesse.
J'ai su depuis que ma tante et la duchesse se détestaient, ce qui m'expliqua l'attention avec laquelle on avait examiné ces deux adversaires également redoutables.
—Eh bien! madame,—reprit ma tante,—je suis ravie pour cette chère petite que vous la trouviez charmante; l'approbation d'une femme comme vous, madame, ne peut que porter bonheur à une jeune personne qui entre dans le monde; c'est comme un présage... Malgré ça, j'ai peine à croire que ma nièce puisse jamais approcher de votre mérite, madame...
Il n'y avait en apparence rien que de très-simple, que de très-poli dans ces paroles; pourtant je connaissais assez l'accent de ma tante pour pressentir que ces mots avaient renfermé quelque perfidie. En effet, levant les yeux sur madame de Richeville et sur les personnes qui nous environnaient, je vis la première affecter un grand calme, et tout le monde fort embarrassé.
Plus tard, j'ai rencontré dans le monde madame de Richeville; j'ai su qu'on exagérait jusqu'à la plus odieuse calomnie la légèreté de sa conduite. On disait que sans l'illustre nom qu'elle portait, que sans la grandeur et les alliances de sa maison, que sans son immense fortune, on eût difficilement fermé les yeux sur ses fautes, et que son mari avait été forcé de se séparer d'elle. Elle était néanmoins parfaitement bien accueillie dans la meilleure compagnie, à laquelle elle appartenait; seulement, les jours de réception au château, madame la dauphine semblait lui témoigner son blâme par un abord glacial.
On comprend maintenant tout ce qu'il y avait d'amer dans l'apostrophe de mademoiselle de Maran. Celle-ci, profitant de son premier avantage, porta un dernier coup à madame de Richeville en s'écriant:
—Ah! mon Dieu! les beaux rubis que vous avez la, madame! Est-ce que ce ne sont pas ceux qui appartenaient à cette excellente duchesse douairière de Richeville? Quel malheur qu'elle n'ait pas pu vous les voir porter! et comme ça doit faire plaisir à M. de Richeville de vous voir parée des pierreries de madame sa mère!
Pour sentir la cruauté de la remarque de mademoiselle de Maran, il faut savoir que, selon un bruit accrédité (ce dont plus tard j'ai reconnu la fausseté), on disait que M. le duc de Richeville avait donné à sa femme cette parure de famille lors de son mariage, et qu'en se séparant de la duchesse, il avait eu la délicatesse de ne pas la lui redemander, délicatesse que celle-ci n'aurait pas imitée en continuant de porter ces bijoux.
Tout le monde semblait atterré de la méchanceté de mademoiselle de Maran. Madame de Richeville eut assez d'empire sur elle-même pour cacher son ressentiment; elle jeta sur ma tante un regard rempli de douceur et de dignité, et lui dit très-affectueusement:
—Vous me comblez, madame; je voudrais pouvoir reconnaître les marques d'intérêt que vous me donnez... Mais j'y songe... je puis vous apprendre au moins une nouvelle qui vous fera, je l'espère, un grand plaisir. Un de vos amis arrive d'Italie, où il était resté pendant des années sans qu'on sût ce qu'il était devenu. Mais je le vois... vous êtes inquiète, je ne veux pas abuser plus longtemps de votre curiosité... Eh bien! ajouta madame de Richeville d'un air gracieusement confidentiel,—eh bien! sachez donc que M. de Mortagne sera ici dans quelques jours. Oui, j'ai reçu de Venise des nouvelles de lui. On dit que c'est un roman terrible que sa disparition... Avouez que vous êtes bien surprise et bien heureuse de ce retour, madame!
Madame de Richeville lança ces derniers mots à mademoiselle de Maran comme un coup de poignard; puis, entendant les préludes de la contredanse, elle dit gaiement à M. de Lancry:
—Je vous offre une valse en dédommagement de la contredanse que vous m'avez refusée.—Et se tournant vers le colonel anglais qui lui donnait le bras: Montons dans la petite galerie,—lui dit-elle. Je voudrais voir cette contredanse...
Je n'avais jamais vu mademoiselle de Maran troublée. Elle le fut beaucoup dès les premiers mots de madame de Richeville; mais quand celle-ci eut prononcé ces paroles: M. de Mortagne sera ici dans quelques jours... ma tante pâlit et parut accablée, au grand étonnement de ceux qui connaissaient son audace et ne comprenaient pas le sens caché de la réponse de madame de Richeville.
La contredanse commença. M. de Lancry eut le bon goût de m'épargner des compliments toujours embarrassants pour une jeune personne. Il fut très-simple, très-gai, sans méchanceté, me parla de mademoiselle de Maran avec une affectueuse vénération, de M. de Versac avec tendresse; il trouva la physionomie d'Ursule des plus intéressantes, et il me demanda quel était le grand chagrin qui la rendait si mélancolique. Il était musicien, nous causâmes musique. Je préférais les maîtres allemands, il préférait les maîtres italiens. Il mit une si aimable bonhomie dans la discussion, qu'à la fin de la contredanse il ne m'intimida presque plus.
Après m'avoir ramenée à ma place et avoir rappelé à Ursule la promesse qu'elle lui avait faite, il alla saluer plusieurs femmes de sa connaissance.
—Mon Dieu!—me dit Ursule,—comment as-tu donc fait pour oser parler autant? Je t'admirais.
—Oh!—lui dis-je,—d'abord j'ai eu bien peur, peu à peu j'ai repris courage, et puis M. de Lancry paraît si bon, si simple! tu verras toi-même.
—Oh! c'est à peine si j'oserai lui répondre,—dit timidement Ursule.
—Tu as bien tort, il te trouve charmante, il me l'a dit tout à l'heure, et c'est peut-être cela qui me l'a fait trouver si aimable...
Je ne pus continuer ma conversation avec Ursule. Tous les hommes qui connaissaient ma tante vinrent la saluer. Parmi eux, elle nous présentait ceux qui étaient d'un âge à danser, et nous eûmes bientôt, Ursule et moi, un grand nombre d'engagements.
J'étais si occupée à regarder danser, que bien que je le voulusse, j'avais à peine le temps de songer aux dernières paroles de madame de Richeville, au sujet de M. de Mortagne.
J'avais toujours conservé de lui un souvenir plein de gratitude; il avait été, dans mon enfance, mon premier défenseur.
Depuis huit ou neuf ans, on n'avait presque jamais prononcé son nom chez ma tante. Je me rappelai seulement alors avoir plusieurs fois entendu dire qu'on n'avait pas de ses nouvelles. Sa vie était si étrange, on lui savait une telle habitude de voyager, que je ne trouvai là rien d'étonnant. Seulement, ce qui me paraissait extraordinaire, c'était l'effet presque écrasant que l'annonce de son retour produisait sur mademoiselle de Maran.
Je fus tirée de ces réflexions par le son d'une valse.
Parmi les couples qui furent bientôt emportés dans son tourbillon, je vis M. de Lancry et la duchesse de Richeville. Elle avait une taille accomplie, et, ainsi que lui, elle valsait à ravir. Les boucles de ses cheveux, noirs comme du jais, qu'elle portait très-longs, flottaient avec grâce autour de sa tête expressive, un peu renversée en arrière.
Il fallait que cette femme fût bien forte de son innocence, ou qu'elle eût un bien profond dédain des jugements du monde, pour le braver si ouvertement après les mots cruels de mademoiselle de Maran, qui venaient de réveiller, pour ainsi dire, tous les scandales réels ou supposés de la conduite de madame de Richeville.
Ce qui me surprit beaucoup, ce fut l'expression des traits de M. de Lancry pendant cette valse; il semblait tour à tour dédaigneux, sardonique et irrité; lorsqu'il reconduisit madame de Richeville à sa place, il me parut qu'elle souriait avec amertume de quelques paroles que M. de Lancry lui disait à voix basse.
J'éprouvai d'abord, je ne sais pourquoi, comme un serrement de cœur en voyant M. de Lancry valser avec madame de Richeville. Je me souvins involontairement des paroles que j'avais entendu prononcer. Je ne doutai plus qu'il l'aimât. Elle avait un air de résolution et de fierté qui m'effrayait; pourtant, quand je pensais qu'elle était l'amie de M. de Mortagne, qui m'avait protégée, qui avait été, m'avait dit plus tard madame Blondeau, si profondément dévoué à ma mère, je tâchais de surmonter l'impression désagréable qu'elle me causait.
Ces pensées furent interrompues de nouveau par les contredanses auxquelles j'étais engagée.
Ma réputation de méchanceté était déjà, sans doute, parvenue à plusieurs de mes danseurs, car beaucoup d'entre eux, pensant plaire à mon esprit moqueur, se mirent en grands frais d'épigrammes; d'autres me firent des louanges outrées; d'autres, des plaisanteries que je ne comprenais pas.
Somme toute, quoiqu'il y eût parmi eux beaucoup d'hommes agréables, la plupart me semblèrent manquer absolument du tact parfait dont était doué M. de Lancry. C'est qu'en effet il faut qu'un homme ait beaucoup de mesure et de délicatesse dans l'esprit pour mettre de jeunes filles en confiance, pour jouir de tout ce qu'il y a de charmant dans leur entretien. Il faut un langage dont les nuances soient affaiblies, modifiées; ainsi c'est peut-être manquer de goût que de louer leur beauté, tandis qu'il y a toujours de la grâce à louer leur esprit. Leur gaieté a bien plus de charme quand on ne l'excite pas au delà du sourire, et c'est effaroucher la finesse exquise et ingénue de leurs observations que d'y répondre par la médisance.
Ce n'est pas de la vanité que de parler ainsi du plus bel âge de notre vie, à nous autres femmes. Nos instincts sont alors si nobles, si généreux, nos illusions sont si radieuses, que notre caractère, que nos pensées participent de l'élévation habituelle de notre âme.
Je reviens à ce bal. Je vis Ursule danser avec la même grâce touchante et triste. Elle ne semblait pas s'amuser beaucoup; cependant elle ne refusa aucune contredanse, mais elle soupirait et semblait faire un grand sacrifice en les acceptant.
Après avoir été voir le coup d'œil du souper et prendre une tasse de thé, nous quittâmes le bal. M. de Lancry, qui sortait aussi, nous retrouva dans le salon d'attente; il demanda les gens de ma tante et nous apporta nos pelisses.
M. de Versac donna son bras à Ursule, M. de Lancry offrit le sien à mademoiselle de Maran, qui lui dit en riant:
—Voulez-vous bien ne pas me faire de ces offensantes propositions-là, Gontran? Est-ce que je suis de taille à les accepter? Donnez votre bras à ma nièce, j'irai bien toute seule.
Lorsque nous fûmes montés en voiture, ma tante dit à M. de Lancry:
—Ah çà! Gontran, puisque vous voilà de retour, je compte bien vous voir souvent avec votre oncle vous savez que je ne souffre pas qu'on me néglige. A propos, savez-vous qu'elle a un masque d'airain couleur de rose, cette belle duchesse, et qu'il faudrait le feu de l'enfer pour la faire rougir? Mais qu'est-ce que je dis donc là devant ces jeunes filles!... Allons, bonsoir, Gontran, et prenez bien garde à vous si vous ne me soignez pas.
M. de Lancry assura ma tante de son empressement à lui obéir, et nous rentrâmes à l'hôtel de Maran.
CHAPITRE IX.
LE LENDEMAIN DU BAL.
Il en est de certaines impressions comme de certains paysages qui ont besoin d'être vus à quelque distance pour avoir toute leur valeur.
Le lendemain du bal, en rassemblant mes souvenirs, en me rappelant les moindres détails de cette soirée, j'en ressentis, pour ainsi dire, le contre-coup.
Pourtant, pourquoi le cacher? parmi ces souvenirs, un seul dominait tous les autres: c'était celui de M. de Lancry valsant avec madame de Richeville une valse de Weber.
Cet air, assez mélancolique, me revenait sans cesse à la pensée, tandis que je ne me rappelais pas celui de la contredanse que j'avais dansée avec M. de Lancry.
Le résultat de mes impressions fut presque triste. Le monde, malgré son urbanité parfaite, malgré ses dehors exquis et charmants, me semblait déjà une arène où l'on se portait les plus terribles coups, le sourire aux lèvres et des fleurs au front.
Ce qui s'était passé entre mademoiselle de Maran et la duchesse de Richeville ne me le prouvait que trop. Je n'avais entendu que des paroles polies, et leur sens détourné cachait quelque cruel mystère.
J'avais cependant été très-entourée. Il me semblait, sans fausse modestie, qu'on me trouvait belle. J'avais remarqué que mesdemoiselles de B*** et de P*** avaient à peine dansé trois ou quatre contredanses, tandis que moi et Ursule nous avions dû souvent en refuser. Je n'avais pu m'empêcher d'entendre sur mon passage cette espèce de murmure toujours flatteur aux oreilles d'une femme. M. de Lancry, sans comparaison l'homme le plus agréable de cette réunion, avait été très-assidu près de nous, et pourtant le ressentiment de mes impressions était triste et amer!
Néanmoins, je dus à cette nuit de fête une pensée douce, comme une vague espérance: M. de Mortagne allait arriver...
Je me faisais une joie de son retour. Je ressentis confusément le besoin de conseils graves et sûrs; non-seulement j'éprouvais une profonde aversion pour ma tante, mais ses louanges, mais ses avis, mais ses remarques me laissaient dans une inquiétude continuelle.
J'étais comme ces malheureux qui craignent de trouver du poison dans tout ce qu'ils portent à leurs lèvres.
J'aimais Ursule de toutes les forces de mon âme, mais elle était aussi jeune, aussi inexpérimentée que moi; je comptais absolument sur le dévouement de Blondeau, mais cette excellente femme ne pouvait, ne savait que m'aimer aveuglément.
Mon tuteur, M. d'Orbeval, le père d'Ursule, s'était retiré en Touraine, dans une propriété qu'il possédait, je ne le voyais jamais; d'ailleurs, il était complétement dominé par ma tante, ainsi que mes autres parents. Je devais donc regarder l'arrivée de M. de Mortagne comme un événement très-heureux pour moi; il m'avait, d'ailleurs, promis de revenir lorsqu'il pourrait m'être d'une utilité réelle.
Ce qui rendait encore plus vif mon désir de le voir, c'était l'espèce d'effroi que ma tante avait manifesté lorsque madame de Richeville lui avait annoncé son retour.
Au milieu de ces préoccupations de mon esprit, Ursule entra dans ma chambre; nous causâmes du bal; je revins d'autant plus gaiement à parler du léger sentiment de jalousie qu'elle m'avait inspiré avant notre départ pour l'ambassade, que pendant toute la durée du bal j'avais joui du succès de ma cousine.
—Sais-tu bien, ma chère Ursule,—lui dis-je en souriant,—qu'à me voir si rayonnante on a peut-être cru que c'était de moi que je paraissais si contente, tandis qu'au contraire j'étais orgueilleuse de toi? Mais que nous importe, à nous qui connaissons les secrets de notre cœur?
—Comment trouves-tu M. de Lancry?—me demanda tout à coup ma cousine.
—Mais je le trouve charmant,—lui dis-je, un peu surprise de cette question subite.—Oui... charmant, surtout quand il ne danse pas avec cette duchesse de Richeville qui a l'air si impérieux.
Ursule me regarda attentivement, baissa les yeux, garda un moment le silence et reprit:
—Veux-tu, Mathilde, que je te dise ce que je crois...
—Dis donc vite...
—Eh bien! je crois que mademoiselle de Maran et M. de Versac seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.
D'abord, je fis un geste d'étonnement; puis, je me mis à rire aux éclats.
—Que trouves-tu donc de si déraisonnable à cette supposition, Mathilde? M. de Versac n'a-t-il pas présenté M. de Lancry à mademoiselle de Maran? celle-ci n'a-t-elle pas très-instamment engagé M. de Lancry à venir souvent la voir le matin? Or, qui reçoit-elle le matin? cinq ou six personnes très-intimes. Dans quel but aurait-elle fait une exception en faveur du neveu de M. le duc de Versac?
—Veux-tu, Ursule, que je te dise ce que je crois?—repris-je en me servant des termes de ma cousine;—c'est que M. de Versac et mademoiselle de Maran seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.
Ce fut au tour d'Ursule à sourire.
—Quelle folie!—me dit-elle;—un si beau parti pour moi, pauvre fille, humble et sans fortune! est-ce que cela est possible? non, non; tu sais mon désir, ma résolution de ne jamais me marier; je me rends trop de justice pour prétendre à ce que je ne puis espérer, et puis demain il dépendrait de moi d'épouser M. de Lancry, que je ne l'épouserais pas. Cela te surprend?... Il en est pourtant ainsi; il est trop beau, trop élégant, trop à la mode... Ce n'est pas là le bonheur que je rechercherais; je ne suis pas faite pour une position si brillante; ma vie doit s'écouler dans l'obscurité; je ne dois pas avoir d'autre félicité que la tienne.
—Nous ne serons jamais d'accord sur le rôle que tu prétends devoir jouer... Ma bonne Ursule, tu verras... si j'en crois mon cœur, tu seras heureuse pour ton propre compte... Mais pour parler de M. de Lancry, pourquoi veux-tu donc que les dangereux avantages qu'il possède me plaisent plus qu'à toi?
—Pourquoi? parce qu'en m'épousant, M. de Lancry ferait une sorte de mésalliance; tandis que toi, qui possèdes, comme tu dis, les mêmes dangereux avantages, tu ne peux, tu ne dois être, il me semble, que très-charmée des suites d'un pareil mariage.
—Ursule, tu es folle; M. de Lancry ne pense pas plus à moi que je ne pense à lui; et d'ailleurs, comme toi, j'aimerais un bonheur moins brillant, par cela même beaucoup plus assuré.
—Enfin, tu trouves M. de Lancry charmant!
—Mon Dieu! que tu es méchante... Eh bien! oui... autant que l'on peut trouver quelqu'un charmant quand on l'a vu deux heures...
—Soit, et tu le trouves surtout charmant quand il ne valse pas avec la duchesse de Richeville.
Je ne pus m'empêcher de rougir.—Oui,—dis-je à ma cousine; je ne sais pourquoi cela est ainsi; je ne sais pas davantage pourquoi je rougis en t'entendant répéter ces paroles que je t'ai dites.
—Pourquoi... pourquoi?... Veux-tu que je te le dise, moi?—reprit tristement ma cousine. C'est que tu l'aimeras.
—Ursule, encore une fois, tu es folle!
—Non, non, Mathilde... je ne suis pas folle... mon amitié pour toi, ma crainte de me voir oubliée par toi, ma jalousie d'affection, si tu le veux, me tiennent lieu d'une expérience que je ne puis avoir, et m'éclairent plus que toi peut-être sur tes propres sentiments... Mathilde... je devais m'attendre à ce changement dans ta vie, un jour ou l'autre cela doit arriver... Pardonne... Pardonne-moi donc mes larmes.
Et elle se jeta en pleurant dans mes bras.
Je ne saurais vous dire, mon ami, avec quelle profonde émotion je répondis à cette preuve de l'affection d'Ursule; je tâchai de la rassurer par les plus tendres protestations.
—Tiens,—lui dis-je en essuyant mes yeux,—il n'en faut pas davantage pour me faire prendre M. de Lancry en aversion... je te jure...
—Mathilde... tais-toi...—dit Ursule en me mettant doucement sa main sur ma bouche...—tais-toi... j'ai été sotte, folle, de céder à mon premier mouvement, mais il a été plus fort que moi; mon pauvre cœur était plein, il a débordé, et d'ailleurs, je ne puis rien te cacher de ce que je ressens pour toi et à propos de toi.
Blondeau interrompit notre entretien; elle entra en disant:
—Ah! mon Dieu, mademoiselle, la jolie voiture! il n'en est jamais venu de pareilles dans la cour de l'hôtel, bien sûr... et quel charmant jeune homme vient d'en descendre! Il a demandé mademoiselle de Maran, et il s'est croisé sur le perron avec M. Bisson, qui a sans doute encore cassé quelque chose, car il marchait très-vite, et il s'en est allé sans son chapeau, tant il avait l'air affairé.
Ursule me regarda; je la compris. Ce jeune homme dont me parlait ma gouvernante ne pouvait être que M. de Lancry.
Je fus choquée de cette visite si prompte, il me sembla y voir un manque de tact; je résolus de refuser de descendre, dans le cas où mademoiselle de Maran m'en ferait prier sous un prétexte quelconque.
Nous entendîmes un roulement de voiture; Blondeau courut à la fenêtre et dit:—Ah! voilà déjà ce jeune homme qui repart, sa visite n'aura pas été longue.
Je fus soulagée d'un grand poids; je regrettai presque de n'avoir pas eu à refuser de descendre auprès de mademoiselle de Maran.
Un peu avant dîner, nous allâmes rejoindre ma tante dans le salon; elle s'y trouvait seule et semblait très en colère.
—Eh bien!—nous dit-elle, vous ne savez pas un nouveau trait de cet abominable brise-tout de M. Bisson? Mais, Dieu merci, il ne remettra plus les pieds ici.
—M. Bisson a encore cassé quelque chose, ma tante?
—Comment? s'il a encore cassé quelque chose... eh! mais sans doute, et cela, c'est la faute de cet imbécile de Servien!—s'écria ma tante avec un redoublement de fureur.—Je lui avais, une fois pour toutes, défendu de laisser jamais seul ce vilain homme dans mon salon. J'étais dans mon cabinet occupée à écrire une lettre, ma porte entr'ouverte, lorsque tout à coup j'entends un bruit sec et roulant comme celui d'une crécelle; ne sachant pas ce que ce pouvait être, je me lève, j'entre dans le salon, et qu'est-ce que je vois? cet indigne M. Bisson assis dans mon fauteuil, tenant ma pendule entre ses genoux, et tracassant dans l'intérieur du mouvement avec mes ciseaux; il avait déjà cassé le grand ressort: c'était là le bruit de crécelle que j'avais entendu.
Mademoiselle de Maran était si fort en colère, qu'elle ne s'aperçut pas de nos rires étouffés; elle reprit:—Mais, en vérité, c'est que je l'aurais battu si j'en avais eu la force.
—Vous avez donc juré de tout détruire ici? vous ne pouvez donc vous tenir tranquille, abominable homme que vous êtes! lui dis-je.
—Qu'est-ce que vous voulez donc que je fasse en vous attendant? moi je m'ennuie quand je ne fais rien,—me répondit-il si bêtement, si froidement, en posant la pendule par terre, que, par ma foi! je n'ai pas pu y tenir. Je me suis révoltée, je l'ai poussé, je l'ai chassé, et il s'est encouru tout effaré.
—Sans emporter son chapeau, que voilà sur cette chaise?—dis-je à ma tante.
—Tant mieux! s'écria-t-elle;—je voudrais qu'il attrapât quelque bonne fièvre cérébrale, pour qu'on l'enfermât comme un affreux fou qu'il est, malgré toute sa science.
Il fallait que mademoiselle de Maran fût bien en colère, car elle repoussa brusquement les caresses du vénérable Félix, qui rentra dans sa niche en grondant.
La vue de Félix me rappela la valeur de M. de Mortagne, que j'avais tant admiré dans mon enfance, lorsqu'il avait osé battre ce vilain animal; je me hasardai à demander à mademoiselle de Maran où était M. de Mortagne et s'il devait bientôt arriver.
Je crois que ma tante aurait voulu me foudroyer d'un regard.
—Est-ce que ça vous regarde? Pourquoi me faites-vous cette question-là? Est-ce que je m'inquiète de ce que fait cet homme? Dieu merci! quoi qu'en dise cette belle duchesse, dont l'âme est aussi noire que l'enfer, qu'il vous suffise de savoir qu'il est bien où il est, et qu'il y restera longtemps, entendez-vous? cet affreux jacobin!
Je souligne ces mots, mon ami, parce que je frissonnai malgré moi de l'expression sinistre, presque féroce, avec laquelle ma tante prononça ces paroles. Je me rappelai involontairement qu'il y avait dix ans, presqu'à la même place, elle avait jeté un regard implacable sur M. de Mortagne, en cassant, dans sa rage muette, l'aiguille qu'elle tenait dans sa main.
Je ne trouvai pas un mot à dire ou à répondre à mademoiselle de Maran, tant j'étais effrayée.
Après quelques moments de silence elle reprit:
—Gontran est venu me proposer pour demain, à l'Opéra, la loge des gentilshommes de la chambre; j'ai accepté et nous irons.
Je crus être très-héroïque et prouver mon amitié à Ursule en refusant cette occasion de revoir M. de Lancry.
—Je suis fatiguée du bal, ma tante,—répondis-je; je préférerais ne pas aller à l'Opéra.
—Vous préférerez ce que je vous ordonnerai de préférer,—répondit aigrement mademoiselle de Maran.
Ursule me jeta un regard suppliant.
—J'irai à l'Opéra si vous le désirez absolument.
CHAPITRE X.
L'OPÉRA.
Ce que m'avait dit Ursule de la possibilité de mon mariage avec M. de Lancry me fit profondément réfléchir lorsque je me trouvai seule.
Peut-être, sans les remarques de ma cousine, serais-je restée longtemps sans me rendre compte de l'impression que le neveu de M. de Versac avait faite sur moi. Je m'interrogeai franchement, en mettant de côté la prévention favorable qu'inspirent toujours chez un homme l'extrême distinction des manières, un beau nom et une très-jolie figure.
Je me demandai si le souvenir de M. de Lancry me troublait, si je ressentais pour lui quelque intérêt. Il me sembla qu'il m'était absolument indifférent; je m'étonnais seulement d'avoir été désagréablement affectée en le voyant danser avec madame de Richeville.
Par cela même que la cause de cette dernière impression me paraissait inexplicable, je m'obstinais à la découvrir, j'y parvins... La remarque d'Ursule m'avait mise sur la voie.
J'ai toujours cru que les femmes n'avaient souvent de caractère arrêté qu'après avoir aimé.
Les premières impressions, ou, si cela se peut dire, les premiers intérêts de l'amour une fois en jeu, une fois sollicités, éveillent, développent, exaltent certaines facultés de l'âme, nobles ou dangereuses, qui peu à peu envahissent toutes les autres.
Ainsi, à dix-sept ans, je n'avais aucune bonne ou mauvaise qualité dominante; il eût été, je crois, difficile de particulariser, de préciser mon caractère.
J'étais tour à tour humble et orgueilleuse à l'excès, parce que, dans ma jeunesse, on m'avait tour à tour flattée jusqu'au ridicule, ou déprisée jusqu'à l'insulte; j'étais pieuse par conviction et par nature; j'éprouvais le besoin impérieux de remercier Dieu de tout ce qui m'arrivait d'heureux. D'abord je poussai ce sentiment, louable pourtant, jusqu'à une puérilité blâmable, plus tard jusqu'à une gratitude impie. J'étais généreuse autant que je pouvais l'être; mais j'avoue à ma honte que je ne me sentais jamais plus impitoyable envers les malheureux que lorsque je souffrais moi-même; j'allais alors avec empressement au-devant des douleurs d'autrui, pour tâcher de les consoler. Le bonheur, sans me rendre égoïste, m'absorbait entièrement; il fallait provoquer ma pitié pour me faire compatir à l'affection. Tendres ou cruels, mes ressentiments étaient plus durables que violents: je pardonnais un tort, une offense, mais je ne l'oubliais pas; non que je cherchasse jamais à nuire à qui m'avait blessée, mais je me vengeais pour moi par un mépris contenu. Vous le voyez, mon ami, il n'y avait rien de marqué, rien de bien tranché dans mon caractère.
Eh bien! du jour où je vis M. de Lancry pour la première fois, une passion que j'avais jusqu'alors complétement ignorée commença de poindre en moi: d'abord imperceptible, presque insaisissable, puisqu'elle se manifestait par une vague contrariété de voir un homme que je connaissais à peine valser avec une femme que je ne connaissais pas.
Hélas! je n'ai pas besoin de le dire, cette passion, qui devait un jour déchaîner toutes les autres, devenir presque le mobile de mon caractère, cette passion était la jalousie, la jalousie tantôt contrainte, cachée, niée par orgueil, tantôt avouée, éplorée, humble et suppliante jusqu'à la bassesse........
....Habituée dès mon enfance à beaucoup réfléchir et à me plier sur moi-même, ayant une imagination assez vive, un esprit assez pénétrant, je ne fus pas longtemps à résoudre cette question que ma cousine m'avait posée:
Pourquoi m'a-t-il été plus désagréable de voir M. de Lancry danser avec madame de Richeville qu'avec toute autre?
Pourtant, je le répète, en trouvant M. de Lancry très-agréable, je ne ressentais rien qui me parût ressembler à l'amour, à ces premières émotions qu'on rêve toujours si sereines et si douces.
Et puis d'ailleurs, je pensais qu'il me fallait peut-être lutter de toutes mes forces contre ce sentiment, s'il naissait en moi; il pouvait me rendre la plus malheureuse des femmes; car M. de Lancry ne le partagerait peut-être pas, ou, s'il le partageait, ses vues devaient peut-être déplaire à sa famille ou à la mienne.
Au milieu de ces préoccupations si graves pour une pauvre tête de dix-sept ans, je regrettais surtout la présence de mon seul ami, de M. de Mortagne, en qui j'avais une confiance instinctive. Malheureusement, les dernières paroles de mademoiselle de Maran firent évanouir les espérances que madame de Richeville avait éveillées en moi en m'annonçant le prochain retour de mon ancien protecteur.
Abandonnée au cours de ces réflexions, bien résolue à épier les moindres mouvements de mon cœur, j'attendis avec une sorte d'anxiété cette soirée, pendant laquelle je reverrais sans doute M. de Lancry pour la seconde fois.
Nous arrivâmes assez tard à l'Opéra; la salle était complétement et brillamment remplie. Madame la duchesse de Berry assistait à cette représentation.
On donnait le Siége de Corinthe.
En entrant dans notre loge, la première personne que je vis, presque en face de nous, fut madame la duchesse de Richeville; madame de Mirecourt, une des amies de ma tante, et M. de Mirecourt, l'accompagnaient. Un autre homme que je ne connaissais pas était aussi dans la loge de madame de Richeville. Sa figure basanée et assez austère, quoique très-jeune, me frappa.
On ne pouvait rien voir de plus élégant, de plus joli que madame de Richeville. Son turban de gaze blanche lamée d'argent allait merveilleusement à son teint un peu brun et à ses cheveux noirs comme du jais; elle portait une robe de velours cerise à manches courtes, et malgré ses gants longs on pouvait juger de la perfection de ses bras... Elle tenait à sa main un énorme bouquet de roses blanches, l'une des plus grandes raretés qu'on puisse, dit-on, se procurer en hiver.
Je fis tout au monde pour être au moins indifférente à sa beauté; je ne pus m'empêcher d'être attristée: l'air mélancolique de la valse de Weber, qu'elle avait valsée avec M. de Lancry, vint, pour ainsi dire, accompagner ces tristes pensées.
Madame de Mirecourt se pencha vers madame de Richeville, qui avait la vue très-basse, pour lui faire, sans doute, remarquer notre arrivée.
La duchesse prit vivement sa lorgnette, et me regarda avec beaucoup d'attention, mais non plus avec l'affectation hautaine et malveillante qui m'avait frappée la veille.
On leva la toile. J'aimais tant la musique, l'Opéra me semblait si beau, que j'écoutai, que je regardai tout avec une avidité de pensionnaire.
Pendant l'entr'acte, je vis M. de Lancry se présenter dans la loge de madame la duchesse de Berry, loge que la princesse n'avait pas quittée pour entrer dans son salon.
Madame parut accueillir M. de Lancry avec beaucoup de bienveillance, causa assez longtemps avec lui, et au moment où il allait, sans doute, se retirer par discrétion, madame daigna le retenir quelques moments encore.
Lorsqu'il quitta la loge royale, j'étais curieuse de savoir s'il viendrait nous faire visite, avant que d'aller saluer la duchesse de Richeville.
Pendant quelques minutes, cette curiosité fut pour moi presque de l'angoisse; mon cœur battit bien fort lorsque j'entendis ouvrir la porte de notre loge; je ne doutai pas que ce ne fût M. de Lancry.
C'était lui.
Je me sentais troublée, je n'osais pas retourner la tête. Il souhaita le bonsoir à mademoiselle de Maran et à Ursule.
Ma tante me toucha légèrement le bras, et me dit:—Mathilde! M. de Lancry.
Je me retournai et je m'inclinai en rougissant.
Peu à peu je sentis mon embarras diminuer, et je pris part à la conversation.
M. de Lancry fut très-aimable, très-spirituel. Il connaissait tout Paris, et tout Paris assistait à cette représentation. Je me souviens parfaitement de cet entretien, car M. de Lancry m'y apparut sous un jour tout nouveau, et tout à fait à son avantage.
—Voyons, Gontran,—lui dit mademoiselle de Maran,—vous qui allez partout, mettez-moi donc un peu au fait de tout ce beau monde-là, que je ne connais pas; j'y suis aussi étrangère que ces jeunes filles. Voilà plus de quinze ans que je n'ai mis le pied à l'Opéra. Il doit y avoir ici toute la fleur des pois de la banque? Vous devez connaître ça de nom ou de vue. C'est riche à faire peur aux honnêtes gens; ça a toujours une loge à l'Opéra, tandis que nous autres, nous profitons modestement des loges de la cour, qui sont les meilleures, Dieu merci.
—Je serais très-embarrassé, madame,—dit M. de Lancry;—car, pendant quatre mois que je suis resté en Angleterre, bien des loges de la Banque, comme vous dites, ont changé de maître. Je ne reconnais presque plus personne; la Bourse a tant de caprices, elle fait et défait tant de brusques fortunes!
—Il ne nous manquerait plus que de voir ces gens-là riches à perpétuité! ça serait d'un joli exemple pour les autres malfaiteurs,—dit mademoiselle de Maran.—Mais quelle est donc cette petite femme, aux secondes, en béret rose? Elle est jolie, n'est-ce pas?
—Très-jolie,—dit M. de Lancry.—Elle et son mari sont les héros d'une histoire bien simple et bien touchante,—ajouta-t-il avec un accent de mélancolie qui m'étonna et qui donnait beaucoup de charme à sa physionomie.
—Ah! mon Dieu! racontez-nous donc cela, Gontran! Comment s'appelle-t-elle, cette belle héroïne?
—Le nom de mes héros est très-insignifiant... ils s'appellent M. et madame Duval,—dit M. de Lancry en souriant.
—Duval! mais c'est un très-beau nom! Est-ce qu'il ne vaut pas bien les Duparc, les Dupont, les Dumont ou les Dubois? Voyons, Gontran, le roman de M. et de madame Duval.
—Figurez-vous donc, madame, qu'il y a deux ans...—Puis s'interrompant, M. de Lancry dit à ma tante:—Tenez, madame, votre sourire moqueur m'épouvante! Permettez-moi de m'adresser à mademoiselle Mathilde et à mademoiselle Ursule; elles ne me décourageront pas, elles s'intéresseront, j'en suis sûr, à cette naïve histoire.
Je levai les yeux, et je rencontrai le regard de M. de Lancry; je ne pus m'empêcher de rougir.
—Allons! allons! contez votre conte à ces jeunes filles.—Je ne vous regarderai pas,—dit mademoiselle de Maran;—et si je ris, ce sera à part moi.
—Eh bien! donc, mademoiselle,—me dit M. de Lancry,—M. et madame Duval avaient fait un très-heureux mariage.
—Mais c'est très-bien!—s'écria mademoiselle de Maran;—ça commence tout juste comme une historiette de l'Ami des enfants ou de Berquin. Je vous demande un peu si on dirait que c'est un ancien capitaine des hussards de la garde qui raconte de ces choses-là! Continuez, continuez, voici la belle princesse Ksernika qui entre dans sa loge avec sa suite. Vous aurez fini votre historiette avant que le porte-flacon, le porte-lorgnon, le porte-éventail, le porte-bouquet, le porte-programme, aient rempli leurs fonctions. Voilà une belle princesse qui n'aime guère les contes de Berquin.
—Je sais, madame,—dit M. de Lancry en souriant malignement,—toute la différence qu'il y a entre un conte de Berquin et madame la princesse Ksernika; mais je m'adresse à ces demoiselles; je n'ai pas besoin de leur demander grâce pour la naïve simplicité de cette histoire, et je continue:
—M. et madame Duval étaient complétement heureux et jouissaient d'une honnête fortune. Je ne sais quelle banqueroute ou quel abus de confiance les ruina entièrement. M. Duval avait une vieille mère qu'il idolâtrait et qui était aveugle; elle lui avait abandonné tout ce qu'elle possédait, à condition de vivre avec lui et sa belle-fille, qu'elle aimait tendrement. En apprenant leur ruine, le premier, le plus grand chagrin de M. et madame Duval fut d'avoir à craindre la pauvreté pour leur mère, qui, depuis si longtemps, était habituée à un bien-être presque indispensable à son âge. Ils résolurent donc de lui cacher ce désastre. Son infirmité les aida merveilleusement à réaliser ce projet. Quelques débris de fortune leur permirent de faire face aux dépenses des premiers temps. M. Duval savait parfaitement l'anglais et l'allemand, il fit des traductions; sa femme peignait à ravir, elle fit des dessins d'album et jusqu'à des éventails. A force de travail, de privations et surtout de présence d'esprit et d'adresse, ils parvinrent pendant près de deux ans à tromper ainsi leur mère, qui, ne trouvant aucun changement matériel dans ses habitudes, ne douta pas un instant du malheur qui avait frappé ses enfants, malheur qui lui aurait été doublement funeste, et par le chagrin qu'elle en eût ressenti, et par les privations qu'elle eût voulu s'imposer. Enfin, il y a quelques jours, M. Duval reçut cent mille francs avec une lettre qui lui annonçait que cette somme était une restitution de la part du banqueroutier qui l'avait ruiné.—D'autres personnes attribuent ce don à un bienfaiteur mystérieux.
—Ce qui paraît bien plus probable que le remords d'un maltôtier,—dit ma tante.
—Toujours est-il, mademoiselle, que, grâce à cette somme, ces bons et braves jeunes gens, maintenant habitués au travail, ont presque retrouvé l'aisance qu'ils avaient perdue, et leur vieille mère ne s'est pas aperçue qu'elle avait côtoyé de si près la misère.
—Ça finit comme ça avait commencé,—dit mademoiselle de Maran,—et ça prouve que la bonne conduite est toujours récompensée. C'est pour cela que lorsque la belle princesse Ksernika ira devant le bon Dieu, elle n'y restera pas longtemps.
—Vous riez, madame,—reprit M. de Lancry;—eh bien! j'aurai le courage de maintenir cette anecdote comme un des faits qui honorent le plus notre temps.—Puis, s'adressant à moi:—Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, qu'il y a une bien rare délicatesse dans cette conduite? Avoir assez d'empire sur soi pour étouffer toute plainte, toute allusion involontaire au malheur dont on souffre et que l'on cache avec une si pieuse sollicitude? Avoir, au milieu des inquiétudes navrantes de la pauvreté, assez de présence d'esprit, assez de force d'âme pour conserver toujours le caractère égal et gai que donne l'habitude de la richesse? N'est-ce pas enfin un noble et touchant tableau, que de voir ces deux jeunes gens tromper si religieusement leur vieille mère, en lui créant, à force de travail, un petit coin d'opulence au milieu de leur froide misère?
—Ah! sans doute, cela est beau, cela est admirable!—dit Ursule d'une voix émue en portant sa main à ses yeux.—En entendant raconter on pareil trait,—ajouta-t-elle,—on ne regrette pas d'être pauvre, puisque la pauvreté inspire de pareils dévouements.
J'étais si troublée que je ne pus trouver une parole, et je trouvai Ursule bien heureuse d'avoir pu dire quelque chose.
M. de Lancry avait raconté avec une grâce parfaite cette histoire, puérile sans doute, mais par cela même pleine de charme dans la bouche d'un homme comme lui.
Plusieurs fois, pendant ce récit, j'avais regardé M. de Lancry; la touchante expression de sa physionomie donnait un nouvel attrait à ses paroles; on ne pouvait, selon moi, apprécier si généreusement une telle action sans être capable de l'imiter.
Je restais muette d'étonnement; je ne m'attendais pas à trouver cette douce sensibilité sous les brillants dehors d'un homme à la mode. Aussi mon cœur se serra bien douloureusement quand j'entendis ma tante dire à M. de Lancry:
—Ma nièce Mathilde est si malicieuse avec son air de sœur... Angélique, qu'elle est bien capable de se moquer de votre conte, au moins, mon pauvre Gontran.
Je levai vivement les yeux sur M. de Lancry, comme pour le rassurer. Je rencontrai son regard, mais si triste, mais si découragé, que je fus sur le point de pleurer de chagrin et de dépit.
Je ne sais comment cette scène se serait terminée sans l'arrivée de M. de Versac, qui ne précéda que de quelques moments le lever du rideau.
J'éprouvais un trouble profond, une sorte de vertige que la puissance de la musique augmentait encore; chacune des pensées qui m'agitaient était, pour ainsi dire, accompagnée d'une harmonie tour à tour rêveuse, tendre ou passionnée, qui n'était que trop d'accord avec l'état de mon cœur.
Dans certaines circonstances, la musique a des séductions immenses. Elle semble traduire nos pensées les plus secrètes, les plus confuses, quelquefois même les plus coupables, dans un langage si enivrant, que nous nous abandonnons à ses dangereux entraînements.
Ainsi, sans songer un instant aux obstacles que pouvait rencontrer le sentiment qui s'éveillait si délicieusement en moi, bercée par ces adorables mélodies, je me plaisais à rappeler à ma mémoire les touchantes paroles de M. de Lancry; je me laissais aller à toute l'admiration que m'inspirait le caractère que je lui supposais. Des idées de jalousie venaient aussi m'assaillir lorsque, à travers ce songe éveillé, je voyais vaguement devant moi la brune figure de la duchesse de Richeville.
L'acte fini, j'écoutais encore; j'étais si absorbée que ma tante dut m'appeler à plusieurs reprises pour me tirer de ma rêverie.
On sortait de la salle; je donnai le bras à M. de Versac; M. de Lancry donna le bras à Ursule.
Je descendis presque machinalement, entendant, voyant à peine ce qui se passait autour de moi.
Au moment où l'on vint nous annoncer notre voiture, je sentis un parfum très-agréable, mais très-fort; le frôlement d'une étoffe toucha ma robe, et une voix émue, affectueuse, me dit ces mots presque à l'oreille:
Prenez garde, pauvre enfant... on veut vous marier... Attendez M. de Mortagne...
Je retournai vivement la tête pour voir qui venait de me parler; je n'aperçus que le manteau de satin cerise et le turban lamé d'argent de la duchesse de Richeville, qui descendait légèrement l'escalier devant moi avec M. et madame de Mirecourt.
CHAPITRE XI.
L'AVEU.
Un mois s'était passé depuis le jour où j'étais allée à l'Opéra avec ma tante et M. de Lancry.
Celui-ci était venu très-régulièrement voir mademoiselle de Maran, d'abord tous les deux jours, puis tous les jours.
A mesure que notre intimité augmentait, je découvrais en lui mille nouvelles qualités charmantes; on ne pouvait rencontrer un caractère plus égal, plus prévenant, plus délicatement attentif. Son esprit fin, ingénieux, savait si adroitement déguiser la flatterie, qu'il me la laissait accepter, à moi qui me défiais toujours des louanges, en me souvenant des perfides exagérations de ma tante sur les avantages dont j'étais douée.
Ardent et généreux, il n'y avait pas une noble cause que M. de Lancry ne défendît avec chaleur. Rempli de modestie, il souffrait visiblement lorsqu'on lui parlait des mérites qui lui avaient valu des distinctions toujours rares à son âge. Quant à ses succès dans le monde, quoique, par convenance, un tel sujet fût rarement traité devant moi et devant Ursule, il était facile de voir que M. de Lancry n'avait pas la moindre fatuité. Sa conversation était, quand il le voulait, sinon sérieuse, du moins instructive. Il avait beaucoup voyagé, et voyagé avec fruit. Il parlait des arts avec infiniment de goût, et il n'était pas étranger aux littératures contemporaines.
Peindre si longuement ses avantages, c'est presque dire que je l'aimais... oui... je l'aimais.
Comment ne l'aurais-je pas aimé? Vivant chez ma tante presque dans la solitude, ne voyant que lui, et le voyant chaque jour, pouvais-je résister longtemps au charme qui le rendait si séduisant? Je vous ai dit combien était triste et monotone la vie que je menais chez mademoiselle de Maran. Dès que M. de Lancry vécut dans notre intimité, tout changea: l'espoir, le plaisir de le voir, le désir de lui plaire, la crainte de n'y pas réussir, les ressouvenirs qui succédaient à son absence, les longues rêveries, enfin les mille anxiétés mystérieuses de la passion me jetaient dans un trouble continu, et le temps s'écoulait avec une incroyable rapidité.
Je l'aimais... et j'étais tour à tour bien heureuse et bien malheureuse de cet amour...
J'étais heureuse lorsque dans mes rares accès de croyance en moi, dans mes jours d'orgueil de jeunesse, d'orgueil de beauté, d'orgueil de cœur, je me demandais si Gontran trouverait dans une autre les garanties de bonheur que je croyais posséder et que je pouvais lui offrir, s'il demandait ma main...
J'étais malheureuse, oh! bien malheureuse, lorsque doutant de moi, de ma beauté, doutant presque de mon cœur, je n'osais croire que Gontran pût m'aimer; je me persuadais même qu'il était plus que jamais attaché à madame de Richeville.
Alors ces mots qu'elle m'avait dits à l'Opéra avec un accent si affectueux:—Prenez garde, pauvre enfant!—ces mots me revenaient à la pensée. Dans mon découragement, je n'avais plus la force de haïr cette femme. J'interprétais ces paroles comme si elle m'eût dit: «Prenez garde, pauvre enfant, on veut vous marier à Gontran, vous n'avez rien de ce qu'il faut pour lui plaire, et vous souffrirez d'un amour que vous ressentirez seule.»
Lorsqu'au contraire ma confiance renaissait, je voyais dans ces mots de la duchesse une sorte de menace déguisée, une sorte de défense de prétendre à un cœur qu'elle possédait.
J'étais d'autant plus accablée par ces différentes pensées, que je ne pouvais les confier à personne. Mon tuteur, M. d'Orbeval, avait rappelé Ursule près de lui pendant quelque temps. Notre séparation, quoiqu'elle dût être de très-courte durée, n'en avait pas été moins pénible. Dans ce moment, surtout, l'absence de ma cousine m'était doublement cruelle.
Lors de mes doutes les plus accablants, je me rassurais pourtant quelquefois en pensant que mademoiselle de Maran n'aurait pas si ouvertement, si particulièrement reçu M. de Lancry, s'il ne lui avait pas fait part de ses vues. Cependant, jamais ma tante ou M. de Versac n'avaient fait la moindre allusion à la possibilité d'un mariage entre moi et M. de Lancry.
Enfin, ces angoisses cessèrent.
Le 15 février, je me rappelle ce jour, cette date, ces circonstances, comme si tout s'était passé hier; le 15 février, j'étais seule dans le salon de ma tante, où j'avais cru la trouver, mais elle était sortie en donnant ordre de dire aux personnes qui pouvaient la demander, qu'elle allait rentrer.
Je lisais les Méditations de Lamartine, lorsque j'entendis la porte du salon s'ouvrir; Servien annonça M. le vicomte de Lancry.
Jamais je ne m'étais trouvée seule avec Gontran, je me sentis dans un embarras mortel.
—On m'a dit, mademoiselle, que madame votre tante allait bientôt rentrer, et qu'elle priait les personnes qui viendraient de vouloir bien l'attendre... Et puis, après avoir hésité un moment, il ajouta d'une voix émue:—Et je ne croyais pas avoir le bonheur de vous trouver ici, mademoiselle; aussi permettez-moi de profiter de cette rare et précieuse occasion pour vous supplier de m'entendre.
—Monsieur... je ne sais... Que pouvez-vous avoir à me dire?—répondis-je en balbutiant, avec un battement de cœur presque douloureux.
Alors, d'une voix tremblante dont je ne pourrai jamais oublier l'accent enchanteur, il me dit:
—Tenez, mademoiselle, laissez-moi vous parler avec la plus entière franchise... et soyez assez bonne pour me promettre de me répondre de même.
—Je vous le promets, monsieur.
—Eh bien! mademoiselle, mon oncle, M. le duc de Versac, abusant d'un secret qu'il a pu pénétrer, mais que je ne lui ai jamais confié, était décidé à demander pour moi votre main à madame votre tante...
Je l'ai conjuré de n'en rien faire.
Le courage me manqua... Je ressentis au cœur un coup violent; je crus que M. de Lancry avait de l'éloignement pour moi, et je répondis d'une voix faible:
—Il était inutile de m'apprendre... monsieur...—Je ne pus achever.
—Non, mademoiselle... cela n'était pas inutile, permettez-moi de vous le dire; je ne pouvais autoriser M. de Versac à faire cette demande à mademoiselle de Maran avant d'avoir eu votre consentement.
—Et c'est mon consentement que vous venez me demander?—m'écriai-je, sans pouvoir cacher ma joie, sans penser à la cacher.
A un mouvement de surprise de M. de Lancry, je regrettai presque ma franchise; je craignis qu'il ne l'interprétât défavorablement; je rougis, je me troublai, et je ne pus ajouter un mot.
Après quelques moments de silence, Gontran reprit:
—Oui, mademoiselle, c'est votre consentement que je viens solliciter sans oser l'espérer. Vous êtes libre de votre choix, et j'aurais toujours regretté d'avoir été le sujet de quelque demande, de quelque insistance qui auraient pu vous être désagréables.
—Monsieur, je...
Gontran m'interrompit et me dit avec un accent de sérieuse tendresse:—Mademoiselle, un mot encore avant de vous voir par un refus peut-être renverser non de présomptueuses espérances, mais des vœux que j'ose à peine former; permettez-moi de vous exposer toute ma pensée. Vous êtes orpheline, vous êtes presque seule au monde. Je dois, en honnête homme, vous tenir le langage sérieux que je tiendrais à votre mère... Vous savez pourquoi... dans cette circonstance, je m'adresse à vous... et non pas à mademoiselle de Maran,—ajouta Gontran d'un air significatif qui me prouva qu'il avait pénétré quels étaient mes rapports avec ma tante, mais que, par délicatesse, il ne pouvait m'en parler.
Je fus vivement touchée de la manière à la fois grave et affectueuse dont s'exprimait Gontran.
—Je vous comprends,—lui dis-je...—et je vous remercie.
—Quand vous m'aurez entendu,—reprit-il,—vous pourrez, mademoiselle, préjuger de l'avenir avec autant de certitude que s'il était accompli. J'ai peu de qualités peut-être, mais j'ai toujours été loyal et sincère dans l'exécution de ma parole... J'ai toujours résolu de ne me marier qu'à une femme que j'aimerais de l'amour le plus respectueux et le plus vif... de cet amour fervent et saint qui ne ressemble pas plus aux goûts passagers de la première jeunesse, que la durée des liaisons éphémères qui en sont la suite ne ressemble à la durée du mariage; au contraire de tout le monde, rien ne m'a toujours semblé plus romanesque qu'une union tendrement assortie... telle que je la rêvais... Pour accomplir ces vœux, il s'agit seulement de savoir ménager le trésor de félicités qui peuvent durer autant que nous... Alors on traverse avec enchantement, dans une confiance mutuelle, une vie de tendresse et d'amour, que le génie du cœur peut délicieusement varier... car, encore une fois, il n'y a rien de plus romanesque que le mariage... quand on sait s'aimer.
Je ne sais pourquoi à ce moment le souvenir de madame de Richeville traversa ma pensée. Je ne pus m'empêcher de dire à M. de Lancry:
—Pourtant, monsieur, ces liaisons éphémères dont vous parlez semblent quelquefois...
—Ah! mademoiselle,—s'écria-t-il en m'interrompant,—peut-on jamais les comparer à un bonheur légitime et vrai? Ah! croyez-moi... quand on aime pour la vie, on reconnaît bien vite le néant de ces coupables affections. Quel est donc leur charme pour qu'on puisse les préférer à un amour béni par Dieu? Parce qu'une femme vous appartient devant le ciel et devant les hommes, appréciera-t-on moins tout ce qu'il y a de charme dans une longue soirée passée près d'elle? Jouira-t-on moins de ses préférences, parce que chaque jour on les aura méritées aux yeux de tous à force de soins et de tendresse? Son esprit, sa grâce, ses succès, vous seront-ils moins chers, parce que son regard pourra sans crainte chercher le vôtre, et vous dire: «Jouissez de ce que vous inspirez!» Si au milieu du monde elle accueille un signe de vous par un mystérieux et doux sourire, ce sourire sera-t-il moins doux, parce qu'il n'annoncera pas une coupable intelligence? Parce que ces fleurs dont elle est parée ont été choisies par une main amie et respectée, ont-elles moins d'éclat et de parfum! Si l'on veut voyager et se reposer du tumulte de Paris dans la contemplation des beautés de la nature, faudra-t-il enlever absolument une fille à son père, une femme à son mari, pour jouir de mille ravissements d'un voyage amoureux fait dans un pays enchanteur et poétique? Le beau ciel d'Espagne ou d'Italie sera-t-il donc voilé pour tous ceux qui peuvent s'aimer sans rougir? Oh! croyez-moi, je vous le répète, il y a des trésors inépuisables de bonheur pur, de plaisirs romanesques dans une union basée sur l'amour, telle que je la rêve... Car, je vous l'avoue, il me serait impossible de voir dans le mariage un isolement à deux, une vie indifférente, ou seulement convenable et polie!... Oh! non... non... je voudrais concentrer dans cette vie toutes les joies, toutes les adorations, toute la puissance de mon cœur! Maintenant, voyez-vous... que je connais les faux plaisirs de la jeunesse, ils me semblent aussi loin du vrai bonheur que la superstition est loin de la religion... Je ne sais, mademoiselle, si vous m'avez bien compris, je ne sais si j'ai pu vous donner une faible idée de mes sentiments, de mes pensées. Si j'étais assez heureux pour cela, si, contre tout mon espoir, vous me permettiez d'autoriser la demande que M. de Versac désire faire pour moi à mademoiselle de Maran, croyez-en ma foi d'honnête homme... mademoiselle... aimé de vous... je serais en tout digne de vous...
En disant ces trois derniers mots, M. de Lancry, qui était assis dans un fauteuil près du mien, se leva par un mouvement d'une gravité touchante, presque solennelle.
Je ne puis dire toutes les émotions que ce langage si nouveau pour moi éveilla dans mon cœur; il me sembla qu'un nouvel et radieux horizon s'offrait à ma vue; je fus frappée d'un saisissement délicieux, car les paroles de Gontran sur le romanesque d'un bonheur légitime, traduisaient, résumaient complétement mille pensées jusque-là vagues et confuses dans mon esprit.
Ce tableau ravissant de l'amour dans le mariage, avec les délicatesses, les mystères et les entraînements de la passion, me transporta d'une espérance ineffable.
J'étais trop profondément heureuse pour cacher ma joie, pour mettre la moindre dissimulation dans ma réponse. Je sentis mes joues brûlantes, mon cœur battre, non de timidité, mais de résolution généreuse. Je voulus être à la hauteur de l'homme qui venait de me parler avec tant de sincérité, et dont les paroles m'inspiraient une invincible confiance.
—Je ne serai ni moins franche ni moins loyale que vous,—lui dis-je.—Je suis orpheline; je ne dois compte qu'à Dieu et à moi du choix que je puis, que je veux faire... J'ai foi dans l'amour que vous me peignez si doux et si beau, parce que moi-même bien souvent j'ai rêvé cet avenir.
—Mademoiselle, il serait vrai... je pourrais espérer?
—Je vous ai promis d'être franche... je le serai. Avant que de vous donner, non pas une espérance, mais une certitude... permettez-moi, à mon tour, quelques mots sur mes sentiments: ne prenez pas ce que je vais vous dire pour l'expression d'un doute, bien loin de ma pensée... J'aime ma cousine comme la plus tendre des sœurs. Elle est sans fortune, elle veut faire un mariage selon son cœur; pour la mettre à même de choisir sans se préoccuper des questions d'intérêt, je désire lui assurer la moitié de mes biens. Si elle ne se marie pas, je désire la garder toujours près de moi... Consentez-vous à ce qu'elle soit aussi votre sœur?
D'abord Gontran me contempla avec étonnement; puis, joignant les mains, il s'écria:
—Quel noble cœur! quelle âme! Comment ne pas approuver, que dis-je? ne pas admirer une affection si généreuse? Ne serait-elle pas une garantie de l'élévation de vos sentiments, s'il était possible d'en douter? Et puis ne connais-je pas mademoiselle Ursule? ne sais-je pas qu'elle mérite tant de dévouement?
—Oh! bien... bien,—dis-je avec entraînement,—je le vois, mon cœur trouve un écho dans le vôtre. Maintenant, une dernière question...—ajoutai-je en baissant les yeux et en balbutiant;—madame la duchesse de Richeville...
Je ne pus dire que ces mots.
Gontran me répondit aussitôt:—Je vous comprends, mademoiselle... les bruits du monde ont pu parvenir jusqu'à vous... Depuis mon retour d'Angleterre, ou plutôt depuis le bal de l'ambassade d'Autriche, je vous le jure sur l'honneur, je n'ai été occupé que d'une seule pensée... je n'ose dire... que d'une seule personne...
Je tendis la main à Gontran sans pouvoir retenir deux larmes; oh! deux bien douces larmes.—Si vous voulez la main de l'orpheline... elle est à vous... devant Dieu, je vous la donne,—lui dis-je.
—Devant Dieu aussi, je fais le serment de la mériter,—dit Gontran,—et il tomba à genoux d'une manière si charmante, si naturelle, je dirais presque si pieuse, en portant ma main à ses lèvres, que rien ne me parut exagéré dans ce mouvement.
De ma vie... je n'éprouvai une impression à la fois plus douce, plus sereine, plus triomphante.
Je joignis les mains avec force, et je dis d'une voix profondément émue:
—Mon Dieu! mon Dieu! que je vous remercie de me faire maintenant la vie si riante et si belle!...
Un roulement de voiture qui retentit dans la cour annonça le retour de mademoiselle de Maran.
—Mathilde,—me dit Gontran,—voulez-vous me permettre de faire tout à l'heure, là, devant vous, ma demande à votre tante?... Alors je pourrais peut-être revenir passer cette soirée près de vous.
—Oh! oui, oui,—m'écriai-je avec joie,—vous avez raison... Ainsi vous reviendrez ce soir?
Mademoiselle de Maran entra dans le salon.
—Je gage,—me dit-elle dès la porte du salon,—que vous ne savez pas ce qu'Ursule est allée faire en Touraine?
—Non, madame.
—Et vous, Gontran?
—J'ignore complétement...
—Eh bien! moi, je le sais; je viens de chez le notaire de M. d'Orbeval, qui est aussi le mien; il paperassait, devinez quoi... Je vous le donne en cent... je vous le donne en mille.
—Mais, ma tante..
—Il paperassait des titres, des donations pour Ursule,—dit mademoiselle de Maran en riant aux éclats,—pour Ursule, qui se marie.
—Ursule se marie... sans me l'écrire!... Dans sa dernière lettre elle ne m'en disait pas un mot!—m'écriai-je avec une douloureuse surprise.
—Attendez donc... attendez donc; tout à l'heure Pierron, après avoir ouvert la porte cochère, m'a remis quelques lettres que j'ai mises dans mon sac sans les regarder; il y en a peut-être une d'Ursule pour vous.
Mademoiselle de Maran fouilla dans son sac, en tira trois lettres, lut leurs adresses, et dit:—En effet... en voici une timbrée de Tours pour vous.
—Madame,—dit M. de Lancry à ma tante,—ce que je vais avoir l'honneur de vous dire est bien grave. Je choque sans doute les usages reçus en abordant un tel sujet sans préparation; mais je suis si heureux, et surtout si jaloux de jouir le plus tôt possible du privilége qui me sera peut-être accordé... que je viens, sûr de l'agrément de mademoiselle Mathilde, vous demander sa main.
—Ah! mon Dieu!—s'écria ma tante;—qu'est-ce que vous me dites donc là, Gontran? C'est comme un coup de tonnerre... je n'en reviens pas. Ça ne s'est jamais vu, un mariage arrangé de cette façon-là!
—Vous dites vrai, madame; si vous accordiez votre consentement, et si j'en crois mon cœur, ce mariage serait unique entre tous les mariages,—dit Gontran en me regardant.
—Mais c'est qu'en vérité j'en suis tout ébaubie. Ça ne se fait jamais comme ça, mon pauvre Gontran! Ce sont les grands parents qui se chargent de ces ouvertures-là, avec toutes sortes de préliminaires et de préambules. On en cause quelquefois huit jours, et, après d'autres préambules encore, on fait venir la petite fille, et on lui dit qu'il se pourrait bien qu'on songeât un jour à la marier; que dans ce cas là, un jeune homme qui réunirait tels, tels et tels avantages, semblerait un parti sortable.
—Eh bien! ma tante,—dis-je gaiement à mademoiselle de Maran;—figurez-vous que ces huit jours, que ces longs préambules ont duré, et que vous avez dit à la petite fille qu'un parti sortable se présentait...
—Eh bien?—dit ma tante.
—Eh bien! la petite fille accepte avec une profonde reconnaissance,—dis-je à mademoiselle de Maran en lui prenant tendrement la main pour la première fois de ma vie.
Je trouvai cette main glacée. Elle serra longtemps la mienne dans ses longs doigts décharnés, en attachant sur moi un regard perçant, puis elle sourit comme elle pouvait sourire.
Je ne pus vaincre un sentiment de vague frayeur qui se dissipa aussitôt.
—Vous voulez donc bien de cet abominable mauvais sujet-là pour mari, mon enfant?... Allons, soit, je ne veux pas vous contrarier... J'y consens... sauf l'approbation de M. d'Orbeval, votre tuteur, et celle de votre oncle, Gontran.
—Il devait vous faire lui-même cette demande, madame,—dit M. de Lancry transporté de joie.
—Ah! ma tante! vous êtes pour moi une seconde mère!...—m'écriai-je dans ma joie, en embrassant mademoiselle de Maran avec effusion.
—Ah! ah! entendez-vous cette folle?—dit ma tante en riant aux éclats, de son rire strident et moqueur; une seconde mère!...
—Hélas! j'avais blasphémé en donnant à mademoiselle de Maran le nom d'une mère... Dieu devait m'en punir cruellement...
Le soir, à neuf heures, Gontran revint avec son oncle, M. de Versac. Il annonça officiellement à ma tante que le roi avait eu la bonté de permettre de substituer son titre de duc et sa pairie à M. de Lancry lorsque ce dernier se marierait.
—Ce qui fait qu'un jour vous serez duchesse, ce qui est certes fort agréable, quand on joint à cela plus de cent mille livres de rentes,—dit mademoiselle de Maran.—Puis elle ajouta:
—A propos de rentes, j'ai fait fermer ma porte ce soir. Nous avons à causer contrat avec M. de Versac. Les amoureux n'ont rien à y entendre. Laissez-nous donc tranquilles, et allez-vous-en dans ma bibliothèque.
Que dirai-je de cette soirée si délicieusement employée à parler d'un avenir qui s'offrait si splendide? Était-il possible de réunir plus de chances certaines de bonheur? Esprit, beauté, charme, délicatesse, mérite, naissance, fortune, celui que je devais épouser ne possédait-il pas tous ces avantages?
CHAPITRE XII.
LA LETTRE.
En remontant chez moi, quelle fut ma surprise? je trouvai dans mon cabinet d'études une énorme corbeille de jasmins et d'héliotropes, mes deux fleurs de prédilection.
Nous étions au mois de février. C'était depuis le matin seulement que Gontran avait pour ainsi dire le droit de m'offrir des fleurs; je ne pus concevoir comment en si peu de temps il avait pu réunir cette masse de fleurs, plus rares encore que précieuses dans cette saison.
Je fus profondément touchée de cette prévenance. Blondeau m'attendait. Je lui dis tout mon bonheur, toutes mes espérances. Après m'avoir écoutée attentivement, cette excellente femme me répondit:
—Sans doute, mademoiselle, je crois que M. le vicomte de Lancry est bien aussi charmant que vous le dites; un jour il sera duc et pair... c'est possible; mais permettez-moi de vous faire observer qu'avant de se marier, il est toujours prudent de prendre des informations.
—Comment! des informations? tu es folle! Est-ce que M. le duc de Versac, son oncle, n'en a pas donné à ma tante...
Blondeau secoua la tête.
—Les informations des parents, mademoiselle, sont toujours bonnes; ce n'est pas à celles-là qu'il faut croire, ni même souvent à celles du monde.
—Où veux-tu en venir?
—Tenez, mademoiselle, si vous vouliez me le permettre, je trouverais moyen, en faisant causer les gens de M. le vicomte à l'office, de savoir bien des choses.
—Ah! c'est indigne!... Et c'est vous qui osez me parler d'un vil espionnage!... Rappelez-vous bien une chose,—m'écriai-je,—c'est que si vous faites le moindre cas de mon attachement pour vous, vous me promettrez à l'instant même de ne pas faire la moindre question aux gens de M. de Lancry.
—Mais, mademoiselle, c'est votre tante qui, à bien dire, a arrangé ce mariage! Oubliez-vous donc toutes ses méchancetés? la haine qu'elle portait à cette pauvre madame la marquise votre mère, qu'elle a fait mourir de chagrin!... Au moment de vous lier pour jamais, réfléchissez bien, mademoiselle... Pardonnez-moi si je vous parle ainsi. Je ne suis qu'une pauvre femme, mais je vous aime comme mon enfant; ce sentiment-là me donne des idées au-dessus de ma position et le courage de vous les dire. Pauvre mademoiselle, vous êtes si confiante, si bonne, si généreuse, que vous ne vous défiez de personne. C'est comme pour mademoiselle Ursule, je ne la crois pas franche, malgré ses soupirs et ses airs de victime...
—Écoutez-moi, Blondeau: je comprends qu'une sorte de jalousie d'affection vous porte à parler injustement de mademoiselle d'Orbeval, aussi j'excuse ce sentiment; mais je vous prie de ne pas vous permettre la moindre allusion à une union que je veux contracter, parce qu'elle est honorable et belle. Je sais ce que je fais; je ne suis plus une enfant. Ce n'est pas mademoiselle de Maran qui m'a parlé de ce mariage; c'est moi qui lui en ai parlé... D'ailleurs, je le sens là... ma mère vivrait encore qu'elle approuverait le choix de mon cœur...
—Mademoiselle, une dernière observation. Si, comme vous n'en doutez pas, les renseignements qu'on peut avoir sur M. le vicomte sont bons, qu'est-ce que cela vous fait que?...
—Écoutez,—dis-je à Blondeau d'un ton très-ferme,—je ne puis vous empêcher d'agir à votre tête; mais quoi qu'il doive m'en coûter, oui, m'en coûter beaucoup, de me priver de vos services... je vous déclare que si vous me dites encore un mot à ce sujet, j'assure votre sort et je vous éloigne pour toujours de moi...
—Ah! mademoiselle, ne me regardez pas ainsi. Mon Dieu! c'est comme lorsque étant toute petite et égarée par les méchants conseils de votre tante, vous m'avez dit que j'aimais mieux l'argent que tout.
Et la pauvre femme se mit à fondre en larmes.
—Ah!—lui dis-je avec une impatience chagrine et presque durement,—j'étais si heureuse! faut-il qu'avec vos ridicules visions vous veniez me distraire de ce bonheur?
Puis, ne voulant laisser à personne le soin de toucher à la précieuse corbeille de fleurs que Gontran m'avait envoyée, je la pris et je l'emportai dans ma chambre. De ce jour, je m'habituai à avoir des fleurs près de moi sans rien en ressentir qu'une sorte de légère torpeur qui n'est pas sans charme.
Peu à peu l'impatience que m'avait causée Blondeau se dissipa sous le charme de mes souvenirs de la journée. Mes préoccupations avaient été si puissantes que je n'avais pas encore ouvert la lettre d'Ursule, qui m'annonçait son mariage.
J'ai gardé cette lettre ainsi que plusieurs autres... la voici.
On remarquera en la lisant que le style en est un peu prétentieux et romanesque. Je querellais quelquefois ma cousine sur cette manière d'écrire sans pouvoir l'en corriger.
En me rappellant maintenant toutes les phases de mon amitié pour Ursule et les suites de son mariage, je ne puis retenir un sourire d'amertume en lisant ces lignes éplorées, gémissantes, où elle se pose si lugubrement en victime.
Mais alors les temps n'étaient pas changés, j'avais toutes mes illusions, et je fus cruellement navrée du malheur d'Ursule.
Pour tout dire, cette lettre, d'une écriture parfaitement correcte et posée, était cachetée de noir avec une pierre gravée, représentant une tête de mort; cachet bizarre qu'Ursule affectionnait beaucoup.
«Saint-Norbert, février 1840.
«C'en est fait, Mathilde, ta pauvre Ursule est sacrifiée; elle n'a plus qu'à vouer sa vie tout entière aux larmes et au deuil. C'est à peine si au milieu du sombre avenir qui l'attend, elle entrevoit quelques lueurs de consolation, qu'elle devra, sans doute, à ton amitié chérie... Mais, mon Dieu! pourquoi m'étonner du nouveau coup qui me frappe? depuis longtemps ne suis-je pas habituée à souffrir! Victime résignée au malheur, je ne puis que courber le front et pleurer!...
«Pardon, mon amie, ma sœur, de venir attrister tes joies par ces plaintes qui s'exhalent de mon âme désolée: car, j'en ai le pressentiment, tu seras heureuse, tu es heureuse selon ton cœur; tu épouseras celui que tu aimes... Si belle, si riche, si charmante, pour plaire tu n'as qu'à paraître!...
«La pauvre Ursule, au contraire, sans charmes, sans attraits, sans fortune, a été en naissant presque vouée au malheur... Que veux-tu? c'est sa destinée... Mais, que dis-je?... non, non, je suis injuste; ne t'ai-je pas rencontrée sur ma route? n'as-tu pas tendu la main à la petite abandonnée? n'a-t-elle pas dû à ta générosité, à ta touchante amitié, le plus précieux des biens, une éducation brillante, comme me le répète toujours avec raison mademoiselle de Maran?
«Ne t'ai-je pas dû... ne te dois-je pas le sentiment le plus doux, le plus cher à mon cœur? Hélas! sans cela... sans l'espoir involontaire qu'il me donne... je serais déjà morte de désespoir... tu n'aurais qu'à pleurer ton amie.
«Écoute, Mathilde; c'est une folie, diras-tu... soit... mais c'est une douloureuse et triste folie, je t'assure... J'ai de funèbres pressentiments, je ne sais quel est le sort qui m'attend... en tous cas... je voudrais te donner mes livres et cette petite parure de corail que tu sais.
«Hélas! je suis sans fortune, je n'ai rien... Pardonne la pauvreté de ce présent; mais au moins il te rappellera nos journées de travail et notre innocente coquetterie de jeunes filles, n'est-ce pas, Mathilde? Tu pleureras ton amie! n'est-ce pas qu'un vague souvenir d'elle viendra quelquefois traverser ta pensée au milieu des fêtes brillantes dont tu seras la reine?...
«Je voudrais avoir ici mon dernier asile. Je suis allée souvent dans le modeste cimetière du village; il n'a rien de repoussant; c'est une pelouse verdoyante, entourée d'une haie de sureau et d'aubépine qui au printemps doivent être couverts de fleurs. On y voit çà et là de simples croix de bois... Oh! qu'il me serait doux d'être là confondue avec les humbles créatures qui reposent dans ces tombes ignorées, car j'aurai passé, comme elles, inaperçue dans ce monde...
«Pardon, Mathilde, de ce triste commencement de lettre; mais j'ai l'âme si profondément navrée que je me suis laissée aller à l'amertume de mes impressions.
«Il faut pourtant t'apprendre le sujet de mes larmes...
«Je me marie!
«Quel mariage! mon Dieu!... Adieu mes rêves de jeune fille! adieu mes vagues espérances! adieu surtout cette vie de dévouement de tous les instants que je voulais passer près de toi!
«Un moment j'ai pensé à lutter contre l'inébranlable et terrible volonté de mon père; mais j'ai senti que j'aurais vite usé mes forces dans ce combat inégal, que je serais brisée, dans la lutte; et puis une bien plus puissante raison me faisait un devoir de la résignation. J'ai obéi; tu sauras bientôt pourquoi.
«Il y a huit jours, le jour même où je t'avais écrit, sans savoir ce qui m'attendait, mon père me fit venir dans son appartement. Tu n'as jamais vu mon père que dans le monde, ou devant mademoiselle de Maran qui lui impose beaucoup; il n'a dû te paraître que grave et compassé. Ici il est habitué à dominer, à parler en maître inflexible; sa figure a une expression toute différente; elle est dure, presque menaçante.
—«Vous n'avez pas de fortune,»—me dit-il,—«il faut songer à vous marier. J'ai trouvé pour vous un parti inespéré, un jeune homme qui a plus de soixante mille livres de rentes, sans les espérances, et ce qu'il peut gagner encore; car il gère sa fortune à merveille et entend parfaitement les affaires. Il viendra ici, demain, avec sa mère. Arrangez-vous pour lui plaire; car, si vous lui plaisez, le mariage est conclu. Surtout soyez simple et gaie, car M. Sécherin est un garçon de bonne humeur, tout rond et sans façons. Réfléchissez à cela; je vous laisse. Il faut que j'aille à ma ferme des Sanlaies. En vérité, cette malheureuse propriété me coûte plus qu'elle ne me rapporte, et vous avez besoin de faire un bon mariage pour ne pas être, après ma mort, dans une position pire que médiocre.»
«Sans me donner le temps de lui répondre un mot, mon père me laissa seule.
«Oh! mon amie, je ne saurais te dire dans quel abîme je crus tomber en entendant ces fatales paroles, moi qui, tu le sais, avais toujours rêvé comme toi cette ravissante union des âmes qui tôt ou tard se rencontrent, parce qu'elles se cherchent involontairement!!
«Je passai la nuit dans les larmes.... Tu me demanderas peut-être, bonne et tendre sœur, si j'avais oublié la généreuse promesse que tu m'avais faite de partager ta fortune avec moi pour me faciliter un mariage selon mon cœur, ou bien de me garder près de toi si je ne trouvais pas un parti qui me convînt. Non, Mathilde, non, je ne l'avais pas oubliée, cette promesse! Je savais que ton cœur était assez grand, assez noble pour la tenir... C'est pour cela que j'ai voulu rendre impossible le sacrifice que tu voulais faire à notre amitié.
«Dans ton dévouement, aussi admirable qu'irréfléchi, tu n'avais pas songé à l'avenir; quoique considérables, tes biens ne sont pas assez grands pour pouvoir ainsi se diviser; avec ta fortune entière, tu es une très-riche héritière, et tu peux prétendre aux plus brillants partis. En la partageant, tu diminues tes chances de moitié.
«Sans doute, rester éternellement près de toi a été un de mes plus doux rêves de jeune fille. Mais qui sait si cet arrangement conviendrait à celui que tu choisiras pour mari? Grand Dieu! plutôt mourir mille fois que d'être la cause du plus léger dissentiment entre vous! Je me suis donc résignée, Mathilde. J'ai trouvé la force de cette résignation dans mon amitié, dans mon dévouement pour toi. Je bénirai toujours le sacrifice que je me suis imposé, en songeant qu'il a peut-être pu contribuer à assurer ton bonheur à venir.
«Hélas! il m'en a bien coûté, j'ai pleuré, amèrement pleuré pendant la nuit qui précéda ma première entrevue avec M. Sécherin.
«Oserai-je tout te dire, tout t'avouer? Un moment une pensée impie suspendit mes larmes... La maison de mon père est entourée de fossés profonds et remplis d'eau... je me levai... j'ouvris ma fenêtre... je mesurai la hauteur; la lune était voilée, il faisait une triste nuit d'hiver, le vent gémissait, je m'avançai hors du balcon... je me dis: Mieux vaut une mort criminelle, sans doute, que la vie qui m'attend. Un vertige me saisit; j'allais peut-être céder à une funeste inspiration, lorsqu'en donnant un dernier adieu à tout ce qui m'était cher, c'est à dire à toi, ton souvenir m'arrêta... Grâce encore te soit rendue, Mathilde! car ce souvenir m'a retenue au bord du précipice, il m'a empêchée de commettre un crime, je me suis résignée à vivre...
«Hélas! cette vie que je dispute si faiblement aux chagrins qui m'accablent, cette vie ne s'usera-t-elle pas bientôt? Oh! si cela était... si cela était! Je bénirais Dieu de me retirer de cette terre, j'accepterais la mort comme la douce récompense de tant de sacrifices que j'ai eu le courage de m'imposer.
«Le jour fatal arriva; le matin mon père me renouvela les plus sévères recommandations. J'attendis avec autant d'accablement que de morne indifférence le moment où l'on me présenterait M. Sécherin.
«Malgré les ordres, malgré la colère de mon père, je n'avais mis aucun soin à ma toilette. Comment en aurais-je eu le courage, mon Dieu! j'avais une robe noire, véritable emblème des pensées qui navraient mon cœur. Mes cheveux tombaient en longues boucles autour de mon visage pâli par la douleur; je me tenais si courbée sous le poids du malheur qui m'accablait, que mademoiselle de Maran m'aurait bien certainement cette fois et avec raison reproché d'être contrefaite.
«Mon père eut beau me gronder durement, m'ordonner de me tenir mieux, de prendre un air souriant, je ne pus vaincre les pénibles émotions qui m'agitaient; c'est à peine si je tournai la tête lorsqu'on annonça M. Sécherin et sa mère.
«M. Éloi Sécherin est, m'a dit mon père, intéressé dans de très-grandes entreprises, et il augmente chaque jour la fortune que lui a laissée son père. Je ne puis rien te dire de sa figure, de ses manières... car je vois tout à travers un nuage de larmes.
«Il faut que M. Éloi Sécherin ne soit pas difficile à séduire; car après son départ, mon père est venu me complimenter en m'assurant que j'avais été parfaitement bien, simple, sans prétention, et que M. Sécherin et sa mère étaient partis enchantés de moi.
«Je suis comme une pauvre prisonnière dont les yeux n'ont pas encore pu percer les ténèbres glacées qui l'environnent. J'ai bien vu vaguement M. Sécherin et sa mère; mais il ne m'en reste qu'une idée indécise. J'ai entendu plutôt qu'écouté quelques paroles. J'ai répondu machinalement. Aujourd'hui même on signe le contact, et mon mariage doit avoir lieu demain ou après demain, je crois.
«Quand tu me reverras à Paris, dans quelques jours, tu ouvriras tes bras à la pauvre victime obéissante et résignée....
«Pardon, pardon, Mathilde, d'être venue ainsi attrister ton bonheur; car un secret pressentiment me dit que tu es heureuse, qu'il t'aime. Tu le sais depuis le jour de l'ambassade. Je te l'ai dit.—Tu l'aimeras,—et je suis sûre qu'il s'est rendu digne de cet amour en le partageant.
«Heureuse, heureuse Mathilde, il me faut la certitude de ta félicité pour m'aider à supporter la vie que je vais misérablement traîner, jusqu'à ce que le fardeau de mes souffrances soit trop lourd; alors je quitterai cette terre de douleur, en jetant un dernier regard de regret sur les années passées près de toi...
«Adieu, adieu, bien tristement adieu! Un moment j'avais songé à te supplier à genoux de venir assister à mon mariage pour me donner du courage; mais j'ai bientôt réfléchi que ta vue, en me rappelant tout ce que je perds en me séparant de toi, m'ôterait le peu d'énergie qui me reste... Adieu encore! Quand tu reverras ta pauvre Ursule, tu auras, j'en suis sûre, bien de la peine à la reconnaître.
«Adieu... oh! adieu! la force me manque; j'ai tant pleuré! A toi de cœur, du plus profond de mon cœur.
«Ursule d'Orbeval.»
Après la lecture de cette lettre, je fus atterrée.
La pensée qui domina toutes les autres fut qu'Ursule, ainsi qu'elle me le disait, s'était littéralement sacrifiée pour moi, dans la crainte de nuire à mon mariage avec M. de Lancry.
Je fis ensuite presque un reproche à ma cousine d'avoir si peu compté sur mon affection et sur celle de Gontran. Il régnait dans sa lettre une tristesse si profonde, un abattement si désespéré, que je fus sérieusement inquiète, redoutant pour elle une maladie de langueur.
Il me restait un espoir. Le mariage d'Ursule pouvait être retardé. Je me décidai le lendemain à prier Gontran de partir aussitôt pour la Touraine; il devait supplier ma cousine de rompre cette union, et l'assurer lui-même que l'exécution de mes promesses ne pouvait apporter la moindre difficulté à notre mariage.
Je passai une nuit très-agitée. Le lendemain j'attendis avec la plus grande anxiété l'arrivée de Gontran. Il n'hésita pas un moment à aller trouver Ursule; il comprit, il partagea mes craintes, mes espérances avec une adorable bonté. Il ne devait pas parler de ce voyage à mademoiselle de Maran, et partir à l'instant même. Nous causions de ce sujet si intéressant pour moi, lorsqu'on m'apporta une lettre de Tours...
Le mariage d'Ursule était accompli. Sa lettre de la veille avait eu plusieurs jours de retard.
Cette nouvelle m'accabla. J'étais si heureuse de mon amour pour Gontran que je comprenais mieux encore combien le sort d'Ursule devait être cruel.
Ma cousine m'annonçait qu'elle arriverait sous peu de jours avec son père et son mari, et qu'elle passerait la fin de l'hiver à Paris.
Je remontai chez moi pour écrire à ma cousine, pour me plaindre de son manque de confiance, pour la consoler, pour l'encourager, pour faire enfin ressortir à ses yeux les avantages que sa douleur l'empêchait peut-être d'apercevoir dans cette union qui la désespérait.
Je trouvai Blondeau dans mon cabinet d'étude; elle me dit qu'une femme, qui venait me solliciter pour une bonne œuvre, demandait à me parler.
Je lui dis de la faire entrer.
Je vis une femme enveloppée d'un manteau, et dont les traits étaient absolument cachés par un voile noir très-épais.
Blondeau sortit.
Cette femme laissa tomber son manteau, releva son voile.
C'était madame la duchesse de Richeville.
CHAPITRE XIII.
L'ENTRETIEN.
Je fus si surprise, presque si effrayée, à l'aspect de madame de Richeville, que je m'appuyai sur le dossier d'un fauteuil placé près de moi.
Pourtant l'expression des traits de la duchesse n'avait rien de menaçant. Elle me parut très-changée, très-maigrie; elle était fort émue, et me regardait avec intérêt.
Elle se hâta de me dire, comme pour m'engager à l'entendre, et pour me mettre en confiance avec elle:
—Quelque étrange que puisse vous paraître ma visite, mademoiselle, rassurez-vous. Je viens au nom de nos amis communs, M. de Mortagne.
—Est-il donc ici, madame?
—Hélas! non; et, quoiqu'il soit attendu d'un moment à l'autre, je ne puis rien encore vous dire de son mystérieux voyage... mais je sais tout l'intérêt qu'il vous porte... Il y a huit ans... en sortant de sa dernière entrevue avec mademoiselle de Maran, il m'a tout raconté... le conseil de famille, la scène avec votre tante, lorsqu'il vous prenait dans ses bras et vous apporta dans la chambre de mademoiselle de Maran, malgré les aboiements de Félix. J'entre dans ces détails pour vous prouver que cet homme, le plus généreux des hommes, avait en moi une confiance absolue... C'est au nom de cette confiance... que je viens vous demander la vôtre, mademoiselle...
—La mienne... madame?... vous?
J'accentuai tellement ce mot—vous,—que madame de Richeville sourit amèrement et reprit:
—Pauvre enfant, si jeune encore! croiriez-vous déjà aux calomnies du monde? auraient-elles altéré cette bonté charmante que M. de Mortagne prévoyait en vous, et qui se révèle dans tous vos traits?... Pourquoi accueillir si froidement... cette démarche dictée par votre seul intérêt, cette démarche faite pour ainsi dire sous l'autorité d'un homme qui fut l'un des meilleurs amis de votre mère... dites... pourquoi m'accueillir ainsi?
Il est impossible de rendre le charme insinuant de la voix de madame de Richeville, et de peindre le regard à la fois triste et affectueux dont elle accompagna ces paroles. Malgré la sourde jalousie que je ressentais contre elle, je fus émue, et je lui répondis avec moins de sécheresse.
—Il m'est permis de m'étonner d'une visite que je n'avais aucun droit d'espérer, n'ayant pas l'honneur de vous connaître, madame.
—Il y a à peu près un mois... à la sortie de l'Opéra... ne vous ai-je pas dit ces mots... Pauvre enfant... prenez garde?
—J'ai entendu, en effet, ces mots, madame, mais j'ignorais dans quel but ils m'étaient dits.
—Vous l'ignoriez?—me dit madame de Richeville en attachant sur moi un regard perçant qui me fit rougir.
Ne voulant pas sans doute augmenter ma confusion, elle continua, en rendant, si cela est possible, sa voix et son regard plus affectueux encore.
—Écoutez-moi... Pour vous donner créance en mes paroles... pour que je puisse aborder le sujet qui m'amène ici, sans être soupçonnée par vous d'arrière-pensée, il faut que je vous donne quelques explications sur le passé. De tout temps M. de Mortagne a été mon ami; il m'a autrefois rendu un de ces services qu'une âme généreuse ne peut acquitter que par une amitié de toute une vie; et quand je dis amitié... je parle des devoirs sacrés qu'elle impose... Je ne sais de quelles noires couleurs votre tante m'a peinte à vos yeux... mais vous saurez un jour, je l'espère, que mes ennemis les plus mortels n'ont jamais osé contester mon courage et mon dévouement à mes amis... Plus tard... vous connaîtrez peut-être le motif de mon éternelle gratitude envers M. de Mortagne... Je savais, je sais tout l'intérêt que vous lui inspirez... Oh, ce qu'il aime, je l'aime...
Voilà déjà un motif pour que vous m'intéressiez vivement... n'est-ce pas? J'ai des haines bien acharnées soulevées contre moi... mais il n'en est pas de plus violente, de plus implacable que celle de mademoiselle de Maran... Je sais que votre tante a tout fait pour rendre votre enfance malheureuse... maintenant elle fait tout pour vous rendre la plus malheureuse des femmes... vous devez la haïr au moins autant que je la hais... Voilà encore un motif pour que vous m'intéressiez... Vous arracher à ses méchants desseins, vous dévoiler de nouvelles perfidies... prouver enfin mon amitié, ma gratitude à M. de Mortagne, en agissant pour vous comme il aurait agi lui-même... voilà des motifs assez puissants pour exprimer l'intérêt que je vous porte, il me semble...
—Madame, j'ai pu avoir à me plaindre de mademoiselle de Maran; mais depuis quelques jours elle a tant fait pour moi que je dois oublier quelques contrariétés de jeune fille.
J'appuyai à dessein sur ces mots, elle a tant fait pour moi, afin de bien donner à entendre à madame de Richeville que je voulais parler de mon mariage avec Gontran.
La duchesse secoua tristement la tête, et me dit:—Elle a tant fait pour vous!... Oui, vous dites vrai... elle n'a jamais tant fait pour votre malheur.
De ce moment, je crus deviner le sujet de la visite de madame de Richeville. Elle aimait Gontran, son mariage avec moi la rendait furieuse de jalousie, elle était aussi adroite que dissimulée, elle venait sans doute calomnier M. de Lancry, afin de rompre une union qu'elle abhorrait.
En partant de cette pensée, d'abord Gontran me devint encore plus cher, en voyant combien on me disputait son cœur. Je fus presque fière de voir une femme comme madame de Richeville, si belle, si hautaine, si dédaigneuse du monde, avoir recours à un déguisement, aux faussetés les plus habiles et les plus compliquées, pour venir jouer humblement auprès de moi un rôle odieux.
Bien décidée à envisager la conduite de la duchesse sous ce point de vue, je répondis très-sèchement à madame de Richeville:
—Je vous répète, madame, que maintenant je ne puis qu'être profondément reconnaissante et touchée de tout ce que mademoiselle de Maran fait pour moi.
—Cela doit être ainsi,—dit madame de Richeville, et c'est parce que cela est ainsi, et c'est parce que vous pouvez aveuglément tomber dans le piége qu'on vous tend... malheureuse enfant, que je viens à vous. Vous êtes abandonnée de tous, isolée de tous! Regardez autour de vous, depuis que votre ami... votre seul protecteur est parti... à qui demander conseil? à qui vous fier?
—A personne... vous avez raison madame.
—A personne? pas même à moi, voulez-vous dire?... Cela est cruel, Mathilde... Oh! ne vous offensez pas de cette familiarité. J'ai presque le double de votre âge, et puis je ne sais que faire, je ne sais que dire pour rompre cette froideur de glace qui vous éloigne de moi. Pardonnez si je me sers en vous parlant de termes trop affectueux peut-être... Mais, mon Dieu! dans ce moment est-ce que je puis faire attention à ce que dit mon cœur?...
Il fallait ma prévention, ma jalousie contre madame de Richeville, pour ne pas être désarmée par la grâce enchanteresse avec laquelle la duchesse dit ces derniers mots.
Ainsi que cela arrive toujours, dans la disposition d'esprit où je me trouvais, certaines paroles émeuvent profondément, ou bien elles révoltent d'autant plus qu'elles ressemblent davantage à un cri de l'âme. Je répondis donc à madame de Richeville:
—Je désirerais, madame, savoir le but de cet entretien; s'il n'en a pas d'autre que de réveiller mes anciens griefs contre mademoiselle de Maran, tout en vous remerciant de l'intérêt que vous me portez au nom de M. de Mortagne, je ne puis que vous répéter, madame, que maintenant je n'ai qu'à me louer de mademoiselle de Maran.
—Il faut que vous ayez déjà bien souffert, que vous ayez été bien contrainte, pour vous posséder ainsi à dix-sept ans,—me dit madame de Richeville, me regardant avec une expression de pitié douloureuse, ou il faut que vos préventions contre moi soient bien invincibles...
Alors elle dit en se parlant à elle-même:
—A quoi bon tenter... Qu'importe?... C'est un devoir;—et s'adressant à moi, elle me dit vivement...—Oui, c'est un devoir et je l'accomplirai... On veut vous marier à M. de Lancry!
—Mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac ont confirmé une résolution que M. de Lancry et moi nous avions prise, madame. Et ce mariage est assuré, répondis-je, tout orgueilleuse, triomphante de pouvoir écraser ma rivale par ces mots, peut-être messéants dans la bouche d'une jeune fille.
—Savez-vous ce que c'est que M. de Lancry?
—Madame...
—Eh bien! je vais vous le dire, moi. M. de Lancry est un homme charmant, rempli de grâces, d'esprit et de bravoure, de formes parfaites, d'une élégance achevée; vous savez cela, n'est-ce pas, malheureuse enfant? Ces brillants dehors vous ont séduite, je ne vous en fais pas un reproche; mais sous ces brillants dehors se cachent un cœur desséché, un égoïsme intraitable, une insatiable avidité qui cherche à se satisfaire par un jeu effréné. Depuis longtemps il a presque entièrement dissipé sa fortune; il a des dettes considérables. Croyez-moi, Mathilde, mademoiselle de Maran a facilité, a protégé ce mariage, parce qu'il doit vous précipiter dans un abîme de malheurs incalculables: aussi je vous en conjure, au nom de votre ami M. de Mortagne, attendez son retour, qui doit être prochain, pour conclure cette union; vous ne savez pas quel est l'homme que vous avez choisi! encore une fois, je vous en supplie, attendez M. de Mortagne; attendez-le au nom de votre mère.
—Assez, madame!—m'écriai-je indignée;—je ne souffrirai pas que le nom de ma mère soit invoqué à propos d'une calomnie à laquelle vous ne craignez pas de descendre, vous... vous, madame la duchesse... Ah! madame, quel mal vous ai-je donc fait pour tenter d'empoisonner ce que je regardais, ce que je regarde encore, Dieu m'entend... comme le seul bonheur, comme le seul espoir de ma vie. Ah! je frémis d'épouvante en songeant que ces odieuses paroles prononcées par toute autre que par vous, madame, auraient peut-être altéré la confiance, l'admiration, l'amour que j'ai pour M. de Lancry.
—Vous auriez peut-être cru à ces paroles si toute autre que moi vous les eût dites,—répéta madame de Richeville en me regardant attentivement et en semblant chercher le sens de ma pensée.—Pourquoi m'accordez-vous moins de confiance qu'à toute autre?
—Pourquoi? Vous me le demandez! Mais il s'agit de M. de Lancry, madame... Mais tout isolée que je sois, certains bruits.
—Ah! la malheureuse enfant! elle me croit jalouse de M. de Lancry!—s'écria madame de Richeville avec un accent de surprise, presque d'effroi.—Alors tout est perdu, Mathilde! vous croyez cela... Mon Dieu! mon Dieu! j'ai donc été bien calomniée auprès de vous, pour que vous me supposiez coupable d'une telle infamie. Éprise de M. de Lancry, je viens le calomnier auprès de vous pour rendre impossible un mariage qui me mettrait au désespoir! Dites, dites! n'est-ce pas cela que vous croyez?
—Dispensez-moi de vous répondre, madame!
—Eh bien! moi, je vais vous faire un aveu. Il est pénible, oh! il est bien cruel; mais que m'importe? il peut vous sauver.
Après avoir longtemps hésité, madame de Richeville dit enfin d'une voix altérée en rougissant beaucoup, et avec toutes les marques d'une profonde confusion:
—Apprenez donc que, comme vous... j'ai aimé M. de Lancry; oui, comme vous j'ai été séduite par ses brillants dehors... Mais j'ai bientôt découvert tout ce qu'il y avait en lui d'égoïsme, d'indifférence, de dureté, de cruauté même, lorsque sa vanité était satisfaite. Aussi maintenant, je ne sais pas qui l'emporte dans mon âme, de ma haine ou de mon mépris pour lui...
Ces derniers mots de madame de Richeville me semblaient si odieux, que, perdant toute mesure, je m'écriai:
—Pourtant lors de ce bal de l'ambassade... madame, vous ne pensiez pas ainsi!
Madame de Richeville haussa les épaules avec un mouvement d'impatience douloureuse:
—Écoutez-moi donc... vous saurez pourquoi j'ai agi ainsi à ce bal, et vous connaîtrez M. de Lancry. Il y a près d'une année, je venais d'éprouver un grand malheur; j'étais la plus désolée des femmes... Puissiez-vous, Mathilde, ne jamais sentir combien la souffrance nous rend faibles; puissiez-vous n'être jamais malheureuse pour ne pas connaître le charme dangereux d'une voix amie qui nous console et qui nous plaint. Je crus aux protestations de M. de Lancry, je l'aimai avec sincérité, avec dévouement; j'étais pour lui la meilleure, la plus tendre des amies, je vivais presque dans la retraite, cherchant à prévenir toutes ses pensées, tous ses désirs. Un jour je ne le vois pas venir chez moi, je m'inquiète, j'envoie chez lui... Il était parti le matin pour Londres sans m'écrire un mot, et laissant au monde le soin de m'apprendre qu'il allait rejoindre en Angleterre je ne sais quelle fille de théâtre qu'il m'avait donnée depuis quelques jours pour rivale. Cette conduite était si brutale, si lâche, que ma colère tomba sur moi-même. Je m'indignai d'avoir été la dupe de cet homme. A mon grand étonnement, l'indifférence la plus absolue, la plus dédaigneuse, succéda à un sentiment que la veille je croyais indestructible. Il est des outrages si méprisables, qu'ils n'inspirent pas la colère, mais la pitié. Lorsque je rencontrai M. de Lancry à l'ambassade, je le revoyais pour la première fois depuis qu'il m'avait si bassement sacrifiée. Malgré son assurance, il fut embarrassé... Je n'éprouvai rien... rien que le désir de lui prouver mon mépris en l'accueillant avec autant d'apparente affabilité que si je me trouvais avec lui dans les termes de familiarité autorisée par une ancienne amitié... ma vengeance n'allait pas au delà. Mais pour un homme du caractère de M. de Lancry, et en général pour tous les hommes... rien n'est plus blessant, plus cruel, que de voir sourire indifféremment la victime qu'ils ont voulu frapper à mort... Je vous ai dit avec quel intérêt M. de Mortagne m'avait parlé de vous, je vous regardais avec une affectueuse curiosité lorsque mademoiselle de Maran m'interpella pour me dire quelques paroles sanglantes dont vous n'avez pu comprendre le sens détourné. J'eus assez d'empire sur moi pour ne lui répondre que par un fait qui devait la frapper presque de frayeur... l'arrivée de M. de Mortagne, que je savais d'une manière certaine; il a été la victime d'une abominable machination. Avant peu vous le verrez.
—Mon Dieu, madame,—m'écriai-je,—qu'est-ce que cela signifie?
—Je ne puis encore vous le dire,—reprit madame de Richeville;—mais bientôt il sera ici. C'est pour cela que je vous supplie de l'attendre avant de contracter ce fatal mariage... Encore quelques mots, ajouta la duchesse en voyant mon impatience, et je vous laisse. Le soir même, à l'ambassade, les projets de votre tante et de M. de Versac n'étaient plus un mystère. On disait partout que le duc n'avait fait revenir son neveu d'Angleterre que pour ce riche mariage. Lorsque le surlendemain je vous vis à l'Opéra, dans la loge des gentilshommes de la chambre, je ne doutai plus de la réalité de ces bruits. Votre tante et M. de Versac les avaient, à dessein, confirmés, en vous faisant trouver, en grande loge à l'Opéra, avec M. de Lancry, afin d'empêcher tout autre parti de se présenter. Mademoiselle de Maran savait qu'un jeune homme, dont je vous parlerai bientôt, auquel M. de Mortagne s'intéressait vivement, et qui vous avait vue à l'ambassade, car vous aviez fait sur lui une vive impression, devait faire demander votre main... Je sentis le danger que vous couriez. A la sortie de l'Opéra, je vous dis: Pauvre enfant, prenez garde! Je ne voulais pas me borner à cet avertissement stérile... Ce que je vous dis aujourd'hui, je voulais vous le dire avant que M. de Lancry n'eût fait impression sur votre cœur; doué des avantages qu'il réunit, favorisé par votre tante, il devait vous plaire... Malheureusement, le lendemain de cette représentation de l'Opéra, j'ai été souffrante, puis je suis tombée assez gravement malade pour ne pouvoir donner de suite à mon projet... Dans cette extrémité, je m'ouvris avec toute confiance à madame de Mirecourt, une femme de mes amies, qui voit souvent votre tante; je la chargeai de tâcher de vous parler en secret, afin de vous éclairer sur le mariage qu'on voulait vous faire faire, et de vous supplier d'attendre le retour de M. de Mortagne. Votre tante se méfiait de madame de Mirecourt; elle savait notre liaison, elle l'empêcha de se trouver seule avec vous... Alors je maudis encore davantage les souffrances qui me retenaient chez moi. Chaque jour votre amour pour M. de Lancry devait augmenter; je voulus vous écrire, je craignis que votre tante n'interceptât ma lettre, j'étais au désespoir en songeant que peut-être, prévenue à temps, vous n'auriez pas engagé votre avenir... je vous porte tant d'intérêt!... Que cette pensée m'était cruelle!... Mais, hélas! je le vois à votre froideur, Mathilde, je ne vous convaincs pas; dans votre défiance vous vous demandez toujours la cause de cet intérêt si puissant que je vous porte. Mon Dieu, faut-il vous répéter encore qu'en tâchant de vous sauver je m'acquitte envers M. de Mortagne?
—Et vous vous vengez de M. de Lancry, madame!—dis-je avec amertume.
—Je me venge, Mathilde?—reprit doucement la duchesse.—Faut-il donc être absolument conduite par un tel motif pour vous prendre en affectueuse pitié? Le cœur ne se brisera-t-il pas de douleur en vous voyant, pauvre petite, si jeune, si intéressante, abandonnée, perdue au milieu de ces méchants égoïstes, devenir à la fin victime de la haine de votre tante et de la cupidité de M. de Lancry?
—C'est trop, madame!—m'écriai-je dans un accès d'orgueil révolté;—suis-je donc après tout si mal ou si peu douée, que M. de Lancry, en recherchant ma main, n'ait en vue que ma fortune? Parce qu'il vous a trompée, odieusement trompée, je le veux, est-ce une raison pour qu'il n'apprécie pas un cœur qui se donne à lui avec ivresse? Et qui vous dit, madame, que vous l'ayez aimé comme il méritait d'être aimé? Et qui vous dit que toutes les femmes qu'il a aussi indignement trompées l'aient aimé autant que moi? Et qui vous dit, madame, que ce n'est pas parce que son âme est généreuse et grande qu'il sait mesurer toute la distance qui existe entre une liaison coupable et un amour sacré aux yeux de Dieu et des hommes? Et de quel droit lui reprochez-vous une lâcheté... vous qui avez commis une grande faute? Et de quel droit venez-vous comparer votre amour au mien?
—O mon Dieu, mon Dieu! entendre cela,—dit madame de Richeville en cachant sa figure dans ses mains avec une expression de douleur et d'humilité qui m'eût frappée si je m'étais sentie moins indignée; mais, hélas! je ne pus modérer mon langage et je regrette aujourd'hui sa cruauté. Entraînée par le désir de venger Gontran des calomnies dont je le croyais l'objet, je continuai:
—Vous dites qu'il n'a plus de fortune! qu'il l'a dissipée... Tant mieux, madame, je suis doublement heureuse de pouvoir lui offrir la mienne. Il a, dites-vous, cherché des ressources dans le jeu!... Désormais riche, il n'aura pas à recourir à ce moyen... Vous croyez qu'il me trompe, madame; rassurez-vous... rassurez-vous; l'envie, la jalousie, prennent souvent leurs méchantes espérances pour de la prévision... Le véritable amour est plus heureux; fort de son dévouement, de sa générosité, il prévoit sûrement la récompense qu'il mérite et qu'il obtient.
Madame de Richeville redressa son beau visage, qu'à ma grande surprise je vis baigné de larmes et douloureusement contracté.
Je vous l'avoue, mon ami, malgré mon indignation, je ne pus m'empêcher d'être bien émue en voyant cette femme, ordinairement si fière et si hautaine, écouter mes reproches avec tant de résignation.
Elle prit ma main, que je n'eus pas le courage de retirer, et elle me dit avec un accent de tristesse profonde:
—C'en est fait, Mathilde, il n'y a plus d'espoir... vous êtes victime d'un sophisme qui m'a perdue... qui a perdu bien des femmes... Moi aussi, lorsque j'ai aimé M. de Lancry, je me suis dit: Ne suis-je pas plus belle, plus séduisante que mes rivales?... Elles n'ont pu fixer ce cœur inconstant, dompter ce cœur altier et dédaigneux qui se joue des sentiments les plus dévoués... moi j'y réussirai. Hélas! Mathilde, je vous ai dit ma honte et mon outrage. Maintenant, ne croyez pas que je veuille un instant me comparer à vous, que je pense l'emporter sur le charme de votre personne, sur ce rare assemblage de qualités aimables qui vous distinguent. C'est ce charme, ce sont ces qualités que j'avais presque devinées, qui m'ont encore rendue plus jalouse de servir la protégée de M. de Mortagne... Sans mesurer la portée de vos paroles, pauvre enfant, tout à l'heure vous m'avez fait bien cruellement ressentir la différence qui existait entre l'amour que j'avais pu offrir à M. de Lancry et celui que vous lui donnez... Vous avez raison, Mathilde... si M. de Lancry pouvait être touché de tout ce qu'il y a d'adorablement bon et de dévoué dans votre amour pour lui, vous pourriez espérer le bonheur que vous rêvez. Mais, croyez-moi,—ajouta la duchesse en baissant la voix et en arrêtant sur moi un regard baigné de larmes qui m'alla au cœur,—croyez-moi, quelque coupable que soit un amour... quelle que soit la femme qui aime et qui se dévoue sincèrement... jamais un homme d'un cœur élevé, d'un caractère généreux, ne répondra par l'insulte et par la cruauté à des preuves d'attachement profond... Une telle conduite annonce toujours un méchant naturel... Pourtant, Mathilde, peut-être avez-vous raison à votre insu et au mien... Peut-être êtes-vous destinée à changer complétement le caractère de M. de Lancry... Certes, si la beauté, la grâce, les perfections les plus aimables peuvent opérer ce prodige... vous y parviendrez... Mais, hélas! croyez-moi, si j'avais eu la moindre espérance de cette conversion, je me serais fait un crime de venir ébranler votre croyance, votre foi dans cet amour... Enfin... l'avenir décidera... Adieu, Mathilde... adieu... un jour peut-être vous me connaîtrez mieux... un jour peut-être, pauvre enfant, vous me direz avec amertume:—Que ne vous ai-je écoutée!...—Mais, grand Dieu! j'aimerais mieux rester à vos yeux ce que je vous parais sans doute, une femme méchante et perfide, que de voir mes prévisions justifiées par vos malheurs. Adieu... encore adieu une dernière fois... Vous ne voulez pas attendre l'arrivée de M. de Mortagne?
—Madame,—répondis-je, touchée des larmes de madame de Richeville,—je vous en supplie, cessons cet entretien. Quelques paroles que je regrette, oh! que je regrette profondément, me sont échappées. Que du moins elles vous prouvent que la chaleur avec laquelle j'ai défendu M. de Lancry part d'un cœur qui lui appartient à jamais.
—Un dernier mot, et je vous quitte,—me dit madame de Richeville;—ce que je vais vous dire n'altérera en rien votre résolution; mais je ne dois pas vous cacher ce qui tenait aux projets de M. de Mortagne à votre égard. Avant son départ pour l'Italie, songeant à votre avenir, il m'avait, ainsi que je vous l'ai dit, parlé d'un mariage entre vous et le fils d'un de ses meilleurs amis, M. Abel de Rochegune, qui avait alors vingt ans et dont la fortune devait être considérable. Ce jeune homme paraissait à M. de Mortagne un parti digne de vous. Aujourd'hui M. de Rochegune, par la mort de son père, un des plus nobles caractères de ce temps, se trouve maître de grands biens. Il arrive d'un voyage, chacun s'accorde à vanter son esprit et ses qualités: sans être belle, sa physionomie a infiniment de charme... Il vous a vue à l'Opéra, il était dans une loge le soir où vous êtes venue à ce théâtre pour la première fois; il a été frappé de votre beauté, et sans l'affectation avec laquelle mademoiselle de Maran a proclamé d'avance votre mariage avec M. de Lancry, M. de Rochegune eût demandé la grâce de vous être présenté. Si M. de Mortagne eût été ici, il vous eût amené son protégé. Encore une fois, je vous dis cela, Mathilde, pour vous prouver que votre résolution de ne pas attendre pour vous marier l'arrivée de votre seul ami, pourra lui être d'autant plus pénible, qu'il avait des vues auxquelles votre bonheur lui semblait attaché.
—M. de Mortagne, dont je n'oublierai jamais les bontés, madame, serait ici, que je lui répondrais... que j'ai fait un choix honorable, qu'aucune considération ne m'empêchera de m'unir à M. de Lancry...—répondis-je avec cette inflexible opiniâtreté de volonté qui caractérise l'amour profond, aveugle, encore exalté par la contradiction.
—Adieu donc, Mathilde!—dit madame de Richeville d'un ton pénétré,—donnez-moi l'assurance que vous croyez au moins au désintéressement de ma démarche, cela me consolera du chagrin de n'avoir pu gagner votre confiance... Dites, dites que vous ne conserverez pas de moi un mauvais souvenir.
J'allais lui répondre, lorsque Blondeau entra brusquement.
Madame de Richeville baissa son voile.
—Mademoiselle,—me dit Blondeau,—mademoiselle de Maran vous prie de descendre chez elle.
Madame de Richeville me fit une modeste révérence et sortit.
Maintenant je sais, à n'en pas douter, que madame de Richeville n'était pas guidée par une odieuse arrière-pensée en me parlant ainsi. Elle ressentait véritablement pour moi une affectueuse compassion. Sa reconnaissance envers M. de Mortagne, l'intérêt qu'inspirait ma position, avaient été les seuls mobiles de sa démarche.
Maintenant je sais que cette femme réunit en elle les plus étranges contrastes. Elle passe la moitié de sa vie à pleurer amèrement les fautes qu'elle a commises, et cela du fond de l'âme, et cela sans hypocrisie. Sa position, son caractère altier, lui rendent toute dissimulation aussi inutile qu'impossible.
Non, c'est une de ces créatures à part, puissantes pour le mal comme pour le bien: elle est sortie des mains de Dieu pure, noble et grande; l'éducation, le monde, la vie qu'on lui a faite, bien plus encore que ses mauvais penchants, l'ont rendue coupable. Mais il y a en elle de si vaillantes qualités, son esprit est si juste, son jugement si supérieur, son cœur est resté si bon, son âme si généreuse, que, s'élevant parfois dans un milieu de ressouvenirs désolés et de repentir fervent, elle jette vers le ciel un regard suppliant et désespéré, et vers la terre un sourire d'amertume et de dédain.
Plus tard, je raconterai quelques traits admirables de cette femme, qui eut des torts sans doute, mais qui fut toujours si indignement calomniée; je vous dirai son épouvantable mariage, qui seul peut-être l'a jetée dans l'abîme, dont elle sort parfois épurée par une expiation douloureuse.
Qu'on juge maintenant des remords qui m'accablent au souvenir de la dureté méprisante avec laquelle j'accueillis sa démarche, dictée par le plus touchant intérêt: je n'ose dire encore par la plus funeste prévision...
A peine madame de Richeville fut-elle sortie, que j'allai chez ma tante. La première personne que j'aperçus auprès d'elle fut Gontran.
CHAPITRE XIV.
LA JUSTIFICATION.
En voyant M. de Lancry, je ne pus m'empêcher de rougir encore d'indignation en songeant aux calomnies dont je le croyais la victime.
—Je vous fais descendre, Mathilde,—me dit ma tante, parce que voilà Gontran qui m'obsède de questions à propos de la corbeille. Il me demande quel est votre goût, quelles sont les parures que vous désirez. Il vaut beaucoup mieux que vous lui disiez cela que moi... Arrangez-vous ensemble... faites ce beau travail. Voilà de quoi écrire.
Et elle me montra son bureau, car nous étions dans sa bibliothèque.
Servien entra au même instant, et dit à sa maîtresse:—Mademoiselle, M. Bisson est dans le salon.
—Et vous le laissez seul! il va tout briser!—s'écria mademoiselle de Maran en sortant précipitamment pour s'opposer aux nouveaux méfaits du savant, qui, après quelque temps d'exil, était rentré en grâce auprès d'elle.
Je me trouvai seule avec Gontran. Hésitant à lui raconter la visite de madame de Richeville, je gardais le silence.
Gontran me dit:—Je suis très-content du départ de mademoiselle de Maran, car j'ai à vous parler bien sérieusement.
—De la corbeille?—lui dis-je en souriant.
—Non,—reprit-il d'un air grave, presque triste, qui me serra le cœur.—Hier, je vous ai parlé de l'avenir, de mes projets, de mes sentiments... Vous m'avez cru, vous avez bien voulu me confier le soin de votre bonheur, vous m'avez généreusement donné votre parole. Hier, tout au ravissement que me causait ce succès inespéré, je n'avais pas songé à vous parler du passé... et toujours le passé... est une bonne ou mauvaise garantie pour l'avenir. Tout à l'heure un scrupule m'est venu. Vous êtes orpheline; votre tante est amie intime de mon oncle M. de Versac; elle est remplie des préventions les plus favorables à mon égard. Si j'avais quelques défauts, quelques vices, ce n'est pas elle, ce n'est pas M. de Versac qui vous en avertiraient, n'est-ce pas? Vous vous êtes montrée envers moi si loyale, si confiante... que la noblesse de votre conduite m'impose des devoirs... Vous êtes seule... vous êtes entourée de personnes qui m'aiment, qui m'ont sans doute présenté à vos yeux sous le jour le plus avantageux possible. C'est donc à moi de vous éclairer avec franchise sur mes défauts, sur ce qu'il peut y avoir eu de blâmable, de coupable même dans ma vie passée. Je le ferai sans exagérer le mal, mais avec une sévère sincérité... Après cela vous jugerez si je suis toujours digne de vous... Au moins, si le malheur veut que ces révélations me soient défavorables... si je perds le plus cher espoir de ma vie... j'aurai la consolation d'avoir agi en honnête homme.
A mesure que M. de Lancry parlait, je me sentais émue de surprise et d'attendrissement. Gontran, par un hasard presque prodigieux, venait au-devant des pensées que l'entretien de madame de Richeville avait soulevées en moi.
L'instinct de son cœur le poussait à se justifier, comme s'il avait pu prévoir qu'on l'avait attaqué.
Sa franchise me charmait; j'attendais ses aveux avec plus de curiosité que d'inquiétude.
Je me sentais si complétement rassurée, que je lui dis en souriant:
—Je vous écoute: mais si c'est une confession, prenez garde, je ne puis pas tout entendre.
—Je vous jure que rien n'est plus sérieux,—reprit Gontran.—Maintenant que je jette un regard sur le passé, maintenant que je vous ai vue, maintenant surtout que j'ai pu comparer mes impressions d'autrefois et mes impressions d'aujourd'hui, ma vie m'apparaît sous un tout autre jour; oui, certaines pensées jusqu'ici confuses s'expliquent très-clairement à cette heure. Je comprends l'espèce de malaise, d'impatience chagrine qui venait toujours flétrir ou briser ces liaisons passagères qui me paraissaient d'abord si séduisantes...
Plus j'avançais dans la vie, plus je reconnaissais le néant, l'amertume de ces affections. Je cherchais le bonheur, le calme, le repos du cœur, je ne trouvais qu'agitations douloureuses. Les femmes qui m'avaient sacrifié leurs devoirs, après une longue lutte, éprouvaient des remords qui me faisaient souvent maudire mon bonheur... tandis que je me révoltais bientôt de l'assurance de celles qui ne rougissaient plus... Et pourtant; me disais-je, il y a d'autres félicités que celles-ci. Dans mon désespoir d'atteindre le but impérieux vers lequel tendaient toutes les facultés de mon âme, je brisais bientôt l'idole que j'avais encensée; j'éprouvais une sorte de joie méchante à lui faire partager l'amertume dont mon âme était abreuvée; je poussais ce sentiment jusqu'à la cruauté peut-être; faut-il m'accuser? je ne sais... Il faudrait peut-être plutôt accuser l'idéal que je rêvais. Oui... car c'était lui qui me rendait si injuste, si sévère pour tout ce qui ne lui ressemblait pas. Si vous interrogiez le monde sur moi, Mathilde, il vous dirait que dans quelques ruptures, je me suis montré égoïste, dédaigneux et dur... Cela est encore vrai... J'étais mécontent de moi; j'étais impatient d'échapper aux liens d'un faux bonheur; je cherchais une félicité qui me fuyait toujours... Les idées les plus simples sont celles qui ne nous viennent jamais à la pensée: j'étais bien loin de songer que ce but inconnu que je poursuivais avec une si ardente inquiétude était l'amour dans le mariage. On m'eût alors expliqué ainsi ces aspirations qui m'entraînaient à mon insu, que j'aurais souri d'un air de doute... Lorsque je vous ai vue, Mathilde, un bandeau est tombé de mes yeux; oui, le présent m'a révélé le passé, lorsque je vous ai vue enfin... ce que j'avais vaguement désiré m'a distinctement apparu! en dédaignant tant de sentiments coupables, je rendais pour ainsi dire hommage au sentiment pur et sacré que mon cœur appelait de tous mes instincts et que vous seule deviez me faire connaître...
Je restai stupéfaite d'admiration en entendant Gontran m'expliquer ainsi le passé.
Par une coïncidence singulière, il se défendait à l'aide des mêmes sophismes que j'avais opposés aux dénonciations de madame de Richeville.
Les raisonnements de Gontran devaient m'impressionner profondément. Quelle femme aimant déjà avec passion ne croirait pas aveuglément l'homme qui lui dit: «Je vous aime, je vous aimerai d'autant plus que j'ai dédaigné, que j'ai outragé davantage tout ce qui n'était pas vous?» Dites, mon ami, est-il un paradoxe plus dangereux? N'est-ce pas avec une fatale adresse, ou plutôt avec une profonde connaissance du cœur humain, faire une sorte de piédestal de toutes les trahisons dont on s'est rendu coupable, pour y placer la nouvelle divinité qu'on adore?
Le paradoxe enfin n'est-il pas plus dangereux encore lorsque la femme qu'on exalte ainsi a la conscience de ne ressembler en rien aux femmes qu'on lui a sacrifiées? N'étais-je pas dans cette position à l'égard de Gontran?
Hélas! était-ce un si méchant orgueil que de croire mon dévouement, mon amour pour lui, supérieurs à tous les autres amours, à tous les dévouements qu'il avait rencontrés?
Gontran me paraissait si complétement disculpé des accusations de madame de Richeville, que je ne crus pas devoir parler de mon entrevue avec la duchesse. Je pensai qu'elle pouvait d'ailleurs être venue à moi guidée par un véritable intérêt; elle était l'amie de M. de Mortagne; cette dernière raison seule eût suffi pour m'engager à garder le silence.
Gontran me regardait d'un air inquiet, ne sachant pas l'effet que ses paroles avaient produit sur moi.
Je lui tendis la main en souriant:—Parlons maintenant de nos projets d'avenir.
Il secoua tristement la tête et me dit:—Que vous êtes généreuse et bonne!—Mais je ne puis encore dire nous, en parlant de vous et de moi; il me reste d'autres aveux à vous faire.
—Eh bien!... vite, avouez-moi tout... Voyons, de quoi s'agit-il? Vous avez été joueur, prodigue, votre fortune est obérée? Sont-ce bien là les terribles aveux que vous avez à me faire?—Puis j'ajoutai en souriant:—Voyez si je ne vous parle pas comme un grand parent indulgent?
—De grâce, ne plaisantez pas, Mathilde,—répondit Gontran.—Eh bien, oui! j'ai joué!... j'ai joué pendant quelque temps avec fureur; oui!... là j'ai cherché des émotions que je ne trouvais plus ailleurs... Indigné de l'effronterie de certains amours, effrayé des remords dont j'étais cause... n'ayant rien qui m'attachât à la vie... n'ayant d'autre avenir que le lendemain, sentant mon cœur engourdi, rougissant de moi et des autres, désespérant de jamais rencontrer le bonheur que je rêvais, n'aimant rien, ne regrettant rien, je me jetai dans le gouffre du hasard... Mais les agitations stériles du jeu, ses angoisses et ses espérances sordides me lassèrent bientôt... Jouant pour m'étourdir, et non pas pour gagner, je perdis beaucoup... et ma fortune s'en ressentit... elle était déjà obérée par d'assez grandes dépenses que j'avais été obligé de faire pour tenir dignement mon rang à l'ambassade où j'avais été attaché; néanmoins je possède encore à cette heure...
—Ah! pas un mot de plus!—m'écriai-je d'un ton de reproche.—Pouvez-vous parler ainsi? Croyez-vous que je me sois un instant préoccupée de ce que vous pouviez on non posséder? Vous-même, avez-vous un instant pensé que la donation que je voulais faire à ma cousine, et que son sacrifice rend maintenant inutile, réduisait ma fortune de moitié?
—Mais enfin, Mathilde...
—Parlons de la corbeille,—dis-je en souriant,—ou plutôt de choses plus graves; parlons de nos projets d'avenir. En sortant de chez ma tante, où irons-nous? Voyons, monsieur, avez-vous seulement songé à me demander le quartier que je voudrais habiter? à vous informer de mon goût pour l'arrangement de notre demeure?
—Mathilde, je voudrais vous voir plus sérieuse pour les affaires d'intérêt.
—Vous voulez me voir sérieuse! Eh bien!—lui dis-je avec l'expression de la touchante gratitude que je ressentais,—eh bien! laissez-moi vous dire combien j'ai été sérieusement heureuse, en voyant hier, chez moi, cette corbeille de jasmins et d'héliotropes... Oh! tenez, cela est plus sérieux, croyez-moi, que les affaires d'intérêt... il y a là plus que des chiffres... il y a là un sentiment, un présage, que dis-je, un présage? une certitude de bonheur pour l'avenir... Oui... le cœur se révèle dans les plus petites choses... et l'homme qui a montré tant de prévenances, tant de délicatesse dans une occasion, ne saurait jamais se démentir... Ces fleurs, qui ont été la première marque de vos sentiments, resteront toujours pour moi le symbole de mon bonheur. Oh! d'abord, je serai très-exigeante! Chaque matin je veux avoir une corbeille de ces fleurs; mais je vous préviens que mon cœur s'éveille de très-bonne heure, et qu'une pensée pour vous aura déjà prévenu l'arrivée de ce beau bouquet!
—C'est à genoux, à genoux qu'il faut vous adorer... Mathilde. Comment ne pas vouer sa vie entière à votre bonheur? Il faudrait être le plus misérable des hommes pour ne pas répondre devant Dieu de vous rendre la plus heureuse des femmes.
—Oh! je vous crois, Gontran! J'ai trop de confiance dans mon amour pour ne pas avoir une croyance aveugle dans le vôtre.
Pourquoi me tromperiez-vous? Doué comme vous l'êtes, ne trouveriez-vous pas mille autres jeunes filles qui ne vous aimeraient pas mieux que moi sans doute... je les en défierais... mais qui, plus que moi, auraient de quoi vous charmer? Je crois donc ce que vous me dites, Gontran, parce que je vous sais loyal et généreux. Tout ce que vous venez de m'apprendre de votre vie passée, au risque de me déplaire, de me perdre peut-être, m'est une preuve de plus de votre sincérité.
Le reste de notre conversation avec M. de Lancry fut employé à faire des projets charmants. Notre mariage devait être célébré aussitôt que les formalités nécessaires seraient remplies. Le roi devait y signer. Gontran devait prendre les ordres de Sa Majesté à ce sujet.
Nous causâmes avec un plaisir extrême de nos arrangements futurs, de notre maison, des saisons que nous passerions à Paris, en voyage ou dans nos terres. Gontran me parla pour notre établissement d'un charmant hôtel situé dans le faubourg Saint Honoré, et donnant sur les Champs-Élysées. Nous convînmes de l'aller voir avec mademoiselle de Maran.
Il me pria aussi d'apprendre à monter à cheval, afin que nous pussions plus tard faire de longues promenades à la campagne, et que je fusse en état de l'accompagner à la chasse, qu'il aimait passionnément. Nous réglâmes approximativement nos dépenses. Gontran, qui avait toujours été prodigue, me parla très-sérieusement d'une économie raisonnable. Tant qu'il avait été garçon, jamais ces idées d'ordre ne lui étaient venues; mais maintenant il en comprenait, disait-il, toute la nécessité. Il n'y avait rien de plus charmant que ces projets, que ces pensées d'avenir à la fois riantes et sérieuses. Ma première jeunesse s'était si tristement écoulée chez mademoiselle de Maran, j'avais vécu jusqu'alors tellement en petite fille, que je ne pouvais croire au bonheur qui m'attendait.
. . . . . . . . . .
Deux ou trois jours après cet entretien, Gontran vint un matin nous chercher, mademoiselle de Maran et moi, afin de nous faire voir l'hôtel du faubourg Saint-Honoré dont il nous avait parlé.
Après quelques moments de conversation, mademoiselle de Maran dit en parlant de la maison dont M. de Lancry avait envie:
—Mais attendez donc, est-ce que ce ne serait pas l'hôtel de Rochegune dont il serait question?
—Oui, madame,—dit Gontran, c'est une occasion magnifique. Le vieux marquis de Rochegune est mort l'an passé. Son fils, Abel de Rochegune, au retour de ses voyages, y avait fait faire de très-grands embellissements, comptant l'habiter; mais comme il est très-fantasque, il a tout à coup changé d'avis, et maintenant il désire s'en défaire.
—Il chasse de race,—dit mademoiselle de Maran,—car il n'y avait pas d'homme plus original et plus insupportable que monsieur son père.
—Mais on ne parlait de lui qu'avec vénération, madame!—dit Gontran d'un air étonné.
—Allons donc,—s'écria mademoiselle de Maran en riant d'un air sardonique,—c'était une espèce de vieil imbécile, une manière de philosophe, un rêvasseur, par-dessus cela philanthrope enragé, et toujours fourré dans les prisons et dans les bagnes, où il se faisait dévaliser par messieurs les voleurs et messieurs les assassins, qu'il embrassait de toutes ses forces, et les appelait ses frères, s'il vous plaît! ce qui était bien agréable pour sa famille. Joignez à cela que ce vilain homme, en sortant de ces baisers de Judas, avait l'inconvénient de vouloir toujours vous embrasser sous le moindre prétexte d'amitié ou de parenté, ni plus ni moins que si vous aviez été un de ses chers frères les galériens.
—Mais, madame, il a fondé, dit-on, dans l'une de ses terres, un hospice pour les pauvres!
—Eh! je le sais bien; c'était une abomination de plus!
—Comment cela, madame?—dit Gontran.
—Il avait fondé cela pour avoir le droit de tyranniser un tas de vieux vagabonds qui ainsi dépendaient complétement de lui. On n'a pas l'idée des imaginations de ce vilain homme pour torturer ces pauvres gens. Pour se divertir, il leur faisait manger des loups, des rats et des chauves-souris; il les battait comme plâtre et les faisait travailler dix-huit heures par jour à toutes sortes d'ouvrages, dont il tirait profit, bien entendu; de façon que ce soi-disant hospice était une manière de ferme qui lui rapportait beaucoup, sans compter la réputation de charité qui lui servait de manteau pour cacher toutes sortes d'actions véreuses.
Quoique je n'eusse aucune raison pour m'intéresser à la mémoire de M. de Rochegune, je fus indignée de la méchanceté de ma tante. D'un regard je le fis comprendre à Gontran, qui me semblait aussi choqué que moi.
—Je crois, madame,—dit-il à ma tante,—que vous avez été mal informée, et que...
—Pas du tout, je sais ce que je dis. C'était un homme désagréable, quand je ne devrais en juger que par ses amitiés; il avait pour disciple un de nos parents du côté de ma belle-sœur... Dieu merci... qui ne valait pas mieux que lui, un M. de Mortagne.
—M. de Mortagne! cet ancien soldat de l'empire! ce voyageur aussi original qu'infatigable!—dit Gontran!—mais je ne savais pas qu'il eût l'honneur de vous appartenir.
—Si vraiment, nous avons cet honneur-là... du moins nous l'avions...
—Comment! madame, est-ce que M. de Mortagne serait mort?—demanda Gontran.
—Mort! grand Dieu!—m'écriai-je en prenant avec anxiété la main de mademoiselle de Maran.
Celle-ci me regarda d'un air dur et ironique, et dit en riant de son rire aigu et strident:
—Ah!... ah!... ah!... voyez donc l'émotion de Mathilde. Eh bien! oui, il est mort... on en doutait il y a quelques jours, mais maintenant il paraît que c'est certain.
—Ah! madame, puissiez-vous vous tromper!—dis-je avec amertume.
—Me tromper! eh bien! où serait donc le grand mal qu'il fût mort, ce beau héros de caserne? un jacobin! un de ces brouillons dangereux qui, pour faire marcher l'humanité, comme ils disent, s'inquiètent peu qu'elle marche dans le sang jusqu'aux genoux!
—Madame,—m'écriai-je,—je ne suis qu'une femme, je tiens peu compte des opinions politiques; mais tant que je n'aurai pas la preuve du malheur dont vous parlez, ce sera toujours avec l'impatience d'un cœur reconnaissant que j'attendrai M. de Mortagne; il fut l'ami de ma mère, madame... Quand malheureusement je ne pourrai plus douter de sa mort, je conserverai de sa mémoire un pieux respect.
—Eh bien! ma chère, vous pouvez commencer cette belle conservation-là,—vous dis-je;—mais ne parlons plus de cet homme-là; mort ou vif, je l'exècre, dit mademoiselle de Maran d'un ton impérieux; et s'adressant à Gontran:
—Et le fils du vieux Rochegune, qu'est-ce que c'est?
—C'est un homme dont on ne sait trop que dire, madame; il est arrivé depuis peu; il a parlé une fois à la chambre des pairs d'une manière fort remarquable, dit-on, quoique dans un assez mauvais esprit. Je l'ai rencontré quelquefois dans le monde, où il va rarement. Il a eu en Espagne une très-grande aventure à la fois terrible et romanesque, qui a fait beaucoup de bruit, et dans laquelle il s'est, à la vérité, conduit avec la discrétion chevaleresque et l'héroïque dévouement des anciens Maures de Grenade; il a été laissé pour mort, percé de je ne sais combien de coups de poignard. Il s'agissait pour lui de sauver la réputation d'une femme; et... mais,—dit Gontran en souriant;—je ne puis vous conter cela devant mademoiselle Mathilde; je le conterai plus tard à madame de Lancry.
—Ah! mon Dieu! reprit mademoiselle de Maran;—c'est donc un héros de roman que nous allons voir?
—A peu près, mademoiselle; mais je doute que nous le voyions... il s'était d'abord offert avec beaucoup d'empressement à se mettre à nos ordres pour nous montrer sa maison; puis tout à coup il s'est ravisé, disant que peut-être il ne pourrait nous en faire lui-même les honneurs; il m'a donc prié de l'excuser auprès de vous.
FIN DU TOME PREMIER.