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Mathilde: mémoires d'une jeune femme

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The Project Gutenberg eBook of Mathilde: mémoires d'une jeune femme

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Title: Mathilde: mémoires d'une jeune femme

Author: Eugène Sue

Release date: August 17, 2010 [eBook #33454]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MATHILDE: MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME ***
Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
Quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont cependant été corrigées.

MATHILDE.

TYPOGRAPHIE LACRAMPE ET COMP.,
RUE DAMIETTE, 2


MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TABLE
Tome premier
Tome deuxième
Tome troisième
Tome quatrième
Tome cinquième

Table des chapitres.

MATHILDE.


TOME PREMIER.

INTRODUCTION.


CHAPITRE PREMIER.

LE CAFÉ LEBŒUF.

Vers la fin du mois de décembre 1838, on voyait (et l'on voit probablement encore) un modeste café appelé le café Lebœuf, situé rue Saint-Louis au Marais, en face du vieil hôtel d'Orbesson, vaste et triste demeure, mise en location, après avoir été habitée pendant plusieurs générations par une ancienne famille de robe.

Son dernier propriétaire, le président d'Orbesson, était mort peu de mois après la restauration.

Au mois d'octobre 1838, les écriteaux disparurent, et un locataire vint prendre possession de ce sombre édifice, bâtiment à deux étages entre cour et jardin. Une grande porte vermoulue flanquée de deux pavillons servant de commun s'ouvrait sur la rue.

L'hôtel d'Orbesson, quoique habité, paraissait toujours désert et abandonné.

Une herbe épaisse continuait de pousser sur le seuil de la grande porte, qui ne s'était jamais ouverte depuis l'arrivée du dernier locataire, le colonel Ulrik.

Dans les quartiers populeux ou élégants de Paris, on est à peu près à l'abri de la médisance ou de la curiosité de ses voisins. Chacun est trop occupé de ses travaux et de ses plaisirs, pour perdre un temps précieux à ces commentaires fabuleux, à cet espionnage hargneux et incessant qui fait les délices de la province.

Il n'en est pas ainsi dans certains quartiers retirés, généralement peuplés de petits rentiers ou d'anciens employés, gens éminemment oisifs et passionnés du merveilleux, toujours préoccupés de l'impérieux besoin de savoir ce qui se passe dans la rue ou chez les autres.

On doit le dire, à la louange de ces honnêtes bourgeois, si jaloux d'exercer leur imagination, ils ne sont pas très-exigeants sur l'importance des faits qu'ils aiment à poétiser à leur manière. La moindre particularité leur suffit pour étayer les plus formidables histoires, dont ils vivent heureux et satisfaits pendant plusieurs mois.

Mais si la personne qu'ils épient s'opiniâtre à ne pas même leur donner le prétexte d'une fable, si elle s'environne d'un mystère impénétrable, la curiosité des oisifs, refoulée, comprimée, ne trouvant pas d'issue, s'exalte jusqu'à la frénésie. Pour assouvir leur passion favorite, ils ne reculent alors devant aucune extrémité.

Depuis trois mois qu'il habitait le Marais, le colonel Ulrik avait réussi à exciter cette espèce de curiosité furibonde chez ses voisins, presque tous habitués du café Lebœuf, situé, ainsi que nous l'avons dit, en face de l'hôtel d'Orbesson.

Rien ne semblait plus extraordinaire que la vie du colonel: ses fenêtres étaient toujours fermées; jamais il ne sortait de chez lui, à moins que ce ne fût mystérieusement, sans doute par une petite porte du jardin qui s'ouvrait sur une ruelle déserte. Son domestique paraissait un grand homme à l'air rébarbatif.

Chaque matin, une petite porte de service recevait un panier de provisions qu'un restaurateur des environs avait été chargé de fournir, et se refermait aussitôt.

Réduits à exploiter cette seule circonstance, les curieux gagnèrent le pourvoyeur, et tâchèrent de présumer des mœurs et du caractère du colonel par l'examen des provisions qu'on lui apportait.

Malgré leur esprit inventif, les habitués du café Lebœuf ne purent asseoir aucune sérieuse hypothèse sur ces renseignements.

Le colonel semblait se nourrir d'une manière très-simple et très-sobre. Pourtant, quelques gens d'imagination laissèrent entendre qu'il pouvait bien manger crue la volaille qu'on lui apportait. On ne donna, pour le moment du moins, aucune suite à ces insinuations, qui ne parurent pas manquer de profondeur.

Dernière et importante remarque: Jamais le facteur de la poste n'avait apporté une seule lettre à l'hôtel d'Orbesson. Personne, depuis trois mois, n'avait franchi le seuil de cette demeure.

On pense que bien des ruses avaient été ourdies pour arracher quelques mots au domestique du colonel, ou pour jeter un coup d'il dans l'intérieur de l'hôtel.

Toutes ces entreprises furent vaines. Les voisins, réduits à une sorte d'observation armée, de surveillance continue, établirent le centre de leurs opérations au café Lebœuf.

A la tête des curieux étaient les deux frères Godet, célibataires, ex-employés à la loterie. Depuis l'arrivée du colonel à l'hôtel d'Orbesson, ces deux vieux garçons avaient trouvé un but ou un prétexte à leur vie, jusqu'alors assez décolorée. Acharnés à découvrir quel était le mystérieux inconnu, chaque jour ils formaient de nouveaux projets, ils tentaient de nouveaux efforts pour pénétrer l'énigme vivante qui les affolait.

Madame veuve Lebœuf, hôtesse du café, servait d'auxiliaire aux deux frères. Retranchée derrière les bocaux de cerises et les bols d'argent qui ornaient son comptoir, sans cesse elle avait ses gros yeux braqués sur les portes de l'hôtel.

Si l'on s'étonne de cette persévérance à épier dans le désert, on oublie que la vanité même de l'espionnage de nos oisifs devait servir de puissant aiguillon à leur curiosité. Chaque jour ils s'attendaient à dévoiler quelques faits importants.

Nous l'avons dit, on était à la fin du mois de décembre.

Midi venait de sonner à la pendule du café; madame Lebœuf, le nez appliqué aux vitres, partageait son attention entre la neige qui tombait à gros flocons et la porte de l'hôtel d'Orbesson.

La veuve s'étonnait de n'avoir pas encore vu les deux frères Godet, ses fidèles habitués, qui chaque matin venaient régulièrement déjeuner chez elle.

Enfin elle les vit passer devant ses fenêtres; ils entrèrent, et se débarrassèrent de leurs manteaux couverts de neige.

—Bon Dieu! monsieur Godet l'aîné, qu'avez-vous donc au front? s'écria la veuve en voyant le bandeau qui enveloppait la tête de son habitué.

M. Godet l'aîné était un gros homme chauve, au teint coloré, au ventre proéminent, à la physionomie importante et dogmatique. Il souleva un peu la bande de soie noire qui cachait son œil gauche, et répondit d'un air indigné, avec une voix de basse-taille qui eût fait honneur à un chantre de cathédrale:

—C'est de la façon de ce monstre de Robin des Bois

(Les curieux du café Lebœuf avaient ainsi ingénieusement baptisé l'habitant de l'hôtel d'Orbesson.)

—C'est de la façon de ce monstre de Robin des Bois! répéta monsieur Godet le cadet, véritable écho de son frère.

—Bon Dieu du ciel! racontez-moi donc vite comment cela vous est arrivé!—s'écria madame Lebœuf frémissant d'impatience.

—C'est bien simple, ma chère madame Lebœuf, dit l'ex-employé.—Il fallait en finir avec cet aventurier, ce vagabond, ce coureur, qui se tapit dans sa tanière comme une véritable bête farouche. (Et si je l'appelle bête farouche, je n'attaque en rien ni son honneur ni sa moralité; seulement je pose cette simple question: «S'il ne faisait pas du mal ou s'il n'en avait jamais fait, pourquoi se cacherait-il comme une véritable bête farouche?»)

Après cette triomphale parenthèse, M. Godet l'aîné écarta de nouveau le bandeau de son œil gauche.

—Au fait, pourquoi se cacherait-il?—répétèrent les habitués attentifs.

—Mais voilà bien le gouvernement,—reprit M. Godet avec amertume;—il sait traquer, trouver, arrêter des conspirateurs; mais quand il s'agit du salut, de la tranquillité de paisibles bourgeois, serviteur de tout mon cœur! il n'y a pas plus de sergents de ville ou de commissaires de police que chez les sauvages!

—Que chez les sauvages,—répéta M. Godet puîné.

—Dans les dangereuses conjonctures où nous nous trouvions, abandonné à mes propres forces, ma pauvre madame Lebœuf,—reprit M. Godet l'aîné,—qu'ai-je fait, qu'ai-je dû faire? Le voici. Je me suis dit:—Godet, tu es un honnête homme, tu as à accomplir un devoir, un grand devoir; fais ce que dois, advienne que pourra, Godet... Il y a dans ton voisinage un vagabond, un aventurier, un coureur qui, à la face de toute une rue, de tout un quartier, ose se celer effrontément, depuis des semaines, depuis des mois, sans que le gouvernement fasse rien pour mettre un terme à ce scandale public!!!

—Le fait est que c'est un scandale!—dit madame Lebœuf;—il est impossible de savoir ce que font des voisins qui ne se montrent jamais. Alors on est bien forcé d'en dire du mal!

—C'est un affreux scandale!—reprit M. Godet l'aîné:—je ne le dis pas seulement, je le prouve: il est évident, il est palpable que cet aventurier fait litière de la manière de penser de ses concitoyens, en s'obstinant a échapper à leur appréciation sévère, mais équitable. L'homme propose... Mais Dieu dispose...

Madame Lebœuf, ne saisissant pas l'à-propos de cette citation philosophique, et impatiente d'arriver à l'action, s'écria:

—C'est bien vrai... monsieur Godet; mais par quel motif avez-vous donc ce bandeau sur l'œil?

—M'y voici, ma chère dame Lebœuf. Hier j'appelai mon frère, mon digne frère; je lui dis:—Dieudonné, il faut que cet abus intolérable ait une fin; il faut, dussions-nous y laisser notre vie, il faut que nous sachions quel est cet aventurier. Je ne te le cache pas, mon frère, dis-je à Dieudonné, c'est pour moi une question de santé. Depuis trois mois que ce coureur habite ce quartier, depuis que je cherche en vain à savoir ce qu'il est, ce qu'il fait, je ne vis pas, je suis dévoré d'inquiétudes; j'ai des rêves atroces, des cauchemars abominables. Je ne pense qu'à ce mystérieux inconnu. C'est à ce point que mes fonctions physiques s'en altèrent. Oui, ma pauvre madame Lebœuf, c'est comme j'ai l'honneur de vous le confier, mes fonctions s'en altèrent. Aussi me suis-je dit: Godet, tu ne seras pas assez bourreau de toi-même pour creuser ta tombe pour le bon plaisir de cet aventurier! Ce mystère t'agite outre mesure, Godet! eh bien! dévoile ce mystère, et tu seras digne de reconquérir ton repos, que ce vagabond a méchamment troublé. Ce qui fut dit fut tait, ma chère madame Lebœuf. Hier, à la nuit tombante, j'emprunte une échelle à notre voisin le menuisier; je traverse la rue avec Dieudonné; nous entrons dans la ruelle où s'ouvre la petite porte du jardin de Robin de Bois; j'applique l'échelle à la muraille, je monte; il faisait encore assez de jour pour voir dans le jardin et dans l'intérieur de la maison.

—Eh bien?—s'écria madame Lebœuf.

—Eh bien, madame, au moment où j'avançais la tête afin de regarder par-dessus la crête du mur, un coup de fusil part...

—Dieu du ciel! un coup de fusil!—s'écria la veuve.

—Un véritable coup de fusil, madame, un véritable attentat à mon existence particulière. Mon chapeau tombe, je me sens frappé au front et à l'œil comme si j'avais reçu un millier de pointes d'épingles à bout portant, et j'entends la voix (je te reconnaîtrai entre mille), j'entends la voix du janissaire, du séide de cet aventurier, qui s'écrie avec un accent féroce et railleur: «Une autre fois, au lieu de cendrée, ce sera du gros plomb; une autre fois, au lieu de tirer au chapeau, on tirera au visage...» Voilà, ma pauvre madame Lebœuf, où nous en sommes réduits avec le gouvernement. Vous le voyez, on vient massacrer des bourgeois paisibles jusque sur la crête des murs... les plus élevés!

—Mais c'est un assassinat!—s'écrièrent les habitués.

—Ah!—le monstre d'homme!—dit madame Lebœuf.—Il faut aller chez le commissaire, monsieur Godet, il faut avoir des témoins.

—C'est justement ce que je me disais à part moi, en descendant précipitamment de mon échelle, ma chère madame Lebœuf; oui... je me disais:—Godet, il faut que tu ailles à l'instant déposer ta plainte chez le magistrat. Mais vous allez voir comment nous sommes gouvernés. Un quart d'heure après, j'entrais chez M. le commissaire au moment où on allumait sa lanterne... sa lanterne! emblème dérisoire, s'il voulait signifier la clairvoyance de ce fonctionnaire. J'apportais avec moi les pièces de conviction, mon chapeau troué et mon front tout bleu...

—Eh bien?

—Eh bien! madame Lebœuf, le commissaire m'a dit, il a eu l'impudeur de me dire que je n'avais eu que ce que je méritais, et que, sans la considération dont je jouissais dans le quartier depuis vingt-deux ans et quelques mois, il aurait été forcé de me poursuivre comme coupable d'escalade nocturne dans une maison habitée.

—Quelle horreur!—s'écria madame Lebœuf.

—Ainsi,—reprit M. Godet l'aîné avec une ironie amère et une emphase cicéronienne,—ainsi un aventurier pourra venir insolemment exciter la curiosité publique en dissimulant sa personne, et un bourgeois honnête, bien famé, sera fusillé, impunément fusillé, parce qu'il aura tenté de sortir de l'état d'angoisse, d'inquiétude, de perplexité où le plonge l'ignorance d'un mystère qui importe peut-être au salut public! Écoutez, madame Lebœuf,—ajouta M. Godet d'un ton d'oracle en se dressant de toute sa hauteur,—un grand homme l'a dit, je ne sais plus lequel, mais c'est égal, un grand homme l'a dit: La maison de tout citoyen doit être de verre. Je donne l'exemple, qu'on m'imite; ma maison est de verre, un véritable bocal: qu'on y plonge la vue, et l'on m'y verra dévoué au repos de mes concitoyens... on...

M. Godet ne put terminer sa philippique.

Un fait foudroyant lui coupa la parole.

Une très-belle voiture, largement armoriée, attelée de deux beaux chevaux, s'arrêta devant la grande porte de l'hôtel d'Orbesson.

Cette voiture était venue au pas; ses persiennes levées annonçaient qu'elle était vide; un chasseur richement galonné descendit du siége où il était assis, à côté du cocher, vêtu d'une pelisse amarante fourrée.

A peine le chasseur eut-il touché le marteau de la porte, que, pour la première fois depuis trois mois, elle s'ouvrit pour recevoir la voiture, et se referma aussitôt.

Les oisifs du café Lebœuf se regardèrent d'un air ébahi.

Ils allaient sans doute se livrer à des commentaires exorbitants, lorsque la porte se rouvrit de nouveau.

La voiture sortit rapidement; l'on put y voir, nonchalamment assis, un homme jeune encore, d'une figure très-basanée. Il portait un uniforme de hussard, blanc, à collet bleu, couvert de broderie d'or. A son cou et sur sa poitrine brillaient des croix et des plaques d'ordres étrangers.

—Ah çà, Robin des Bois est donc un grand seigneur d'un pays lointain? s'écria M. Godet l'aîné.

—Il a une assez belle figure, mais l'air bien insolent,—dit madame Lebœuf.

—Avez-vous vu ses deux crachats, l'un en or, l'autre en argent?—dit M. Godet le cadet.

—Tiens... tiens... tiens!... moi qui croyais au fond de ma pensée que, malgré son titre de colonel, l'aventurier, le coureur, le vagabond était quelque chose comme un banqueroutier retiré, ajoute M. Godet l'aîné en sifflant entre ses dents.

—Une idée, messieurs!—s'écria madame Lebœuf.—C'est peut-être un acteur! J'ai vu au Cirque-Olympique des écuyers habillés dans ce genre-là.

—Mais cette magnifique voiture,—dit M. Godet,—elle appartiendrait donc à la troupe? Et d'ailleurs on ne joue pas la comédie en plein jour.

—Mais j'y pense,—dit madame Lebœuf;—peut-être ce vilain homme qui habite avec Robin des Bois vous laissera-t-il entrer, maintenant que son maître est sorti.

—Vous avez raison, ma chère madame Lebœuf,—dit M. Godet;—vous avez raison; mais sous quel prétexte m'introduirai-je dans ce domicile?

—Vous n'avez qu'à dire que vous venez lui faire des excuses de ce qui s'est passé hier,—dit timidement Godet le puîné.

—Comment! des excuses... de ce qu'il a manqué de m'éborgner? Vous êtes fou, Dieudonné. Je vais au contraire lui déposer ma plainte de son incivilité d'hier; ce sera un moyen d'engager la conversation. Vous allez voir.

Ce disant, M. Godet sortit et frappa à la petite porte.

La sombre figure du domestique du colonel Ulrik parut au guichet.

—Que voulez-vous?—dit-il.

—C'est moi qui, hier, ai reçu...

—Vous en recevrez bien d'autres, si vous y revenez,—répondit le domestique en fermant brusquement le guichet.

M. Godet, désappointé, revint trouver ses complices. On continuait de faire, au café Lebœuf, les suppositions les plus inouïes sur le colonel Ulrik, lorsque cet intéressant sujet de conversation fut interrompu par le roulement d'une voiture qui s'arrêta devant l'hôtel d'Orbesson.

Le colonel rentrait.—Un moment après, la voiture qui l'avait amené ressortit au pas.

M. Godet la suivit; il tenta d'engager la conversation avec le cocher et le chasseur; il n'en put tirer un seul mot, soit que ces gens n'entendissent pas le français, soit qu'ils ne voulussent pas répondre au questionneur.

M. Godet et ses amis conclurent de ce silence obstiné, que le colonel était servi par des muets, ce qui augmenta infiniment la terreur qu'il inspirait.

Cette voiture lui appartenait-elle? Il fut impossible de résoudre cette question.

Le lendemain, le surlendemain, les jours suivants, les habitués du café attendirent en vain le carrosse; il ne reparut plus.

Rien ne semblait changé dans les habitudes solitaires de Robin des Bois. La curiosité des frères Godet était encore plus violemment excitée depuis qu'ils savaient que le colonel était jeune, beau, et sans doute dans une position sociale élevée.

Ou ne lui prodigua plus les épithètes de vagabond et d'aventurier, on se contenta de l'appeler Robin des Bois, ce surnom paraissant décidément très en rapport avec sa mystérieuse existence.

Une nouvelle fantaisie vint tourmenter les deux frères Godet: il s'agissait de découvrir si le colonel, qu'on n'avait jamais vu passer dans la rue, sortait de chez lui par la porte de la ruelle.

Deux polissons, placés en vedette à chaque bout du passage sous le prétexte apparent de jouer aux billes, furent secrètement chargés de remarquer si quelqu'un paraissait à la petite porte.

Durant trois jours les enfants restèrent fidèlement à leur poste, ils n'aperçurent personne.

Les frères Godet, entraînés par le démon de la curiosité, qui devait les pousser à bien d'autres entreprises téméraires, eurent la patience de s'embusquer à leur tour pendant deux journées entières à l'entrée du la ruelle pour contrôler le rapport des enfants; Ils ne virent non plus ni sortir, ni entrer personne.

La neige avait été remplacée par une forte gelée, on ne pouvait donc reconnaître aucune trace de pas dans la ruelle.

Les habitués du café Lebœuf conclurent victorieusement que si Robin des Bois ne sortait pas le jour, il devait sortir la nuit.

Afin de s'en assurer, M. Godet l'aîné eut recours à un stratagème que le dernier des Mohicans eût certainement employé pour surprendre l'empreinte des mocassins d'un guerrier tewton.

Un soir, par une nuit obscure, les deux frères étendirent devant la petite porte du jardin, et dans la largeur de la ruelle, une épaisse couche de cendre également battue, et se retirèrent enchantés de leur invention.

On ne saurait dire avec quelle inquiétude, avec quelle angoisse, le lendemain matin, au point du jour, ils coururent à la ruelle... Plus de doute... Robin des Bois sortait la nuit! Ses pas imprimés sur la cendre l'avaient trahi!

Certains de ce fait, les deux frères n'eurent plus qu'à renouveler leur expérimentation pour savoir si les promenades du colonel étaient quotidiennes, fréquentes ou rares.

Ils acquirent bientôt ainsi la conviction que le colonel sortait chaque soir, que les nuits fussent belles ou pluvieuses.

Où allait-il ainsi?

Les gens les moins curieux le seraient devenus sur ces indices.

Les habitués du café Lebœuf se réunirent en conseil extraordinaire; il fut résolu que les frères Godet, toujours intrépides, attendraient la première nuit obscure pour s'embusquer aux deux bouts de la ruelle.

Ainsi traqué, le colonel devait nécessairement passer devant l'un ou l'autre des deux curieux, qui se mettraient alors à sa piste avec les plus grandes précautions, de peur d'être surpris; Robin des Bois, à en juger par la manière dont il accueillait les escalades, ne devant pas être très jaloux d'initier les étrangers aux habitudes de sa vie mystérieuse.


CHAPITRE II.

LA LETTRE.

Le lendemain de l'expédition projetée par les deux frères, madame Lebœuf, dans son impatience, s'était levée plus tôt que de coutume; elle se promenait de son comptoir à la porte et de la porte à son comptoir avec une inquiétude inexprimable.

Les frères Godet avaient-ils réussi dans leur entreprise? avaient-ils couru quelques dangers?

A mesure que les habitués arrivaient, la curiosité générale augmentait.

L'un des oisifs, après avoir réfléchi toute la nuit et résumé les antécédents connus du colonel, avait d'abord déclaré qu'il ne pouvait être qu'un espion du haut parage.

Cette idée lumineuse fut victorieusement réfutée par un auditeur, qui fit observer que, selon toutes les apparences, Robin des Bois ne sortant jamais que la nuit, il lui devenait difficile de faire cet honnête métier.

L'opiniâtre bourgeois répondit à cette objection que le colonel n'agissait ainsi que pour écarter tout soupçon, ce qui rendait son espionnage plus dangereux encore.

Malgré l'intérêt de cette discussion, loin d'oublier les deux frères, on s'étonnait de leur longue absence; il était midi, ni l'un ni l'autre n'avaient encore paru.

Madame Lebœuf se rappela l'histoire du coup de fusil; redoutant quelque dénoûment tragique, elle allait envoyer son garçon de café savoir des nouvelles de MM. Godet, lorsqu'ils parurent.

Ils furent accueillis par un cri général de curiosité:—Hé bien? hé bien?

—Hé bien! nous en avons appris de belles,—répondit M. Godet aîné d'un air sinistre. Alors seulement on s'aperçut que les deux frères étaient pâles comme des spectres. Fallait-il attribuer cette pâleur aux fatigues de la nuit précédente ou aux ressentiments de quelque grand danger? La narration de Godet l'aîné va nous l'apprendre.

Les habitués du café se formèrent en cercle autour de lui; il commença:

—Je n'ai pas besoin de vous dire, messieurs, qu'ayant courageusement voué ma vie à la découverte du ténébreux mystère qui, j'ose l'affirmer, importe à tous les honnêtes gens, il...

Alors, ne dites pas,—fit observer sagement un auditeur.

—Comment?—répondit M. Godet.

—Sans doute,—répondit l'habitué,—vous vous écriez: Je n'ai pas besoin de vous dire!... et puis vous dites tout de même... Alors...

—C'est bon, mais c'est bon,—cria-t-on tout d'une voix.—Vous ne dites que des sottises, monsieur Dumont; continuez donc, monsieur Godet, continuez, nous vous écoutons de toutes nos forces.

—Hier, donc,—reprit M. Godet,—à la nuit tombante, moi et Dieudonné, nous nous embusquâmes aux deux issues de la ruelle, bien décidés à pénétrer ce susdit ténébreux mystère. L'horloge de la paroisse sonna sept heures..., rien; huit heures... rien; neuf heures... rien; dix heures... rien; onze heures... rien.

—Quel dévouement! attendre si longtemps par le froid!—s'écria l'auditoire.

—Comme vous auriez eu besoin d'un bon bol de vin chaud!—soupira madame Lebœuf.

—Je ne m'étonnai pas!—reprit M. Godet d'un ton doctoral.—Non, eh bien, moi, messieurs, je ne m'étonnai pas de ce retard; je m'y attendais. Je m'étais dit: Godet, si quelque chose doit se passer, je dois te prévenir que cela se passera à minuit; c'est ordinairement l'heure criminelle de certaines entreprises... que... Mais n'anticipons pas. Minuit venait donc à peine de sonner, lorsque j'entends distinctement cric, crac, et on ouvre la serrure de la petite porte.

—Ah! enfin!...—dit l'auditoire.

—Comme le cœur a dû vous battre, monsieur Godet!...—reprit la limonadière.—Je me serais trouvée mal, moi.

—La nature m'ayant donné la faculté du courage, que tout Français porte en soi, ma chère madame Lebœuf, je croisai bien ma redingote, et je me préparai à suivre notre homme; seulement je sentis une légère sueur froide qui me monta au front, ce que j'attribuai à l'effet de la température extérieure. J'entendis Robin des Bois... ou plutôt non. Il n'est plus même digne de ce surnom; il doit en porter un, cette fois bien mérité et cent fois plus terrible. Mais n'anticipons pas... J'entendis donc Robin des Bois venir de mon côté; il avait un pas singulier, effrayant, un pas que j'oserais presque appeler bourrelé de remords. Je suspends ma respiration; je m'efface le long de la muraille: il faisait si noir qu'il ne me voit pas. Il passe, et je commence à m'attacher à ses pas avec la ténacité du chien qui poursuit sa proie, si j'ose m'exprimer ainsi. Dieudonné, qui l'avait entendu se diriger de mon côté, accourt, et nous suivons notre homme ou plutôt notre... Mais n'anticipons pas... Nous marchons, nous marchons, nous marchons... Dieu! fallait-il qu'il fût bourrelé, ce malheureux-là! pour ne pas s'apercevoir que nous étions sur ses talons!

—C'est à faire dresser les cheveux sur la tête,—dit la veuve,—quand je pense qu'il pouvait vous apercevoir!

—Dans ce cas-là, madame, j'avais une réponse toute prête, une réponse que j'avais soigneusement élaborée dans la prévision d'un conflit.

—Cette réponse?

—Cette réponse était bien simple: la rue est à tout le monde,—répondit M. Godet d'un air héroïque.

—Comment était-il vêtu?—demanda madame Lebœuf.

—Il me parut vêtu d'un manteau noir et d'un grand chapeau. Enfin, après des détours sans nombre, nous arrivons... devinez où? Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, je vous le donne en dix mille...

—Nous jetons notre langue aux chiens,—s'écrièrent comme un seul homme les habitués du café.

—Monsieur Godet, ayez pitié de nous!—dit madame Lebœuf.

Le rentier, après avoir joui un moment de l'impatience générale, dit enfin d'un ton sépulcral:—Nous arrivons... Ah! messieurs...

—Mais dites donc!

—Nous arrivons au cimetière du Père-Lachaise.

—Au cimetière du Père-Lachaise!!!—répéta l'assemblée avec un accent d'horreur et d'effroi.

Madame Lebœuf fut si troublée, qu'elle se versa un verre de rhum pour se remettre de son émotion.

—Eh! que pouvait-il aller faire au cimetière à cette heure? Dieu du ciel!—s'écria la veuve après avoir bu.

—Vous allez le voir, messieurs, vous n'allez que trop le voir. Nous arrivons à la porte du cimetière. Elle était fermée, bien entendu, ainsi que cela se doit dans le champ du repos, pour que rien n'y trouble la paix de la tombe de chacun. Alors notre homme, c'est-à-dire l'homme, car je repousse toute complicité, toute communauté avec un pareil monstre, l'homme, sans doute armé d'une fausse clef, d'un rossignol, d'un monseigneur ou autre hideux instrument analogue à ses pareils, l'homme, dis-je, ouvre la porte et la referme après lui.

—Alors qu'avez-vous fait?—demanda madame Lebœuf.

—Moi et Dieudonné, nous avons eu le courage d'attendre cet abominable sacrilége jusqu'à quatre heures du matin... pendant ce temps-là nul doute qu'il n'ait employé son temps à des profanations abominables, à l'imitation de ce fameux mélodrame appelé le Vampire.

—Un Vampire!—s'écria madame Lebœuf.

—Est-ce que vous croyez qu'il y a encore des vampires? Comment! le voisin d'en face serait un vampire? un vampire! ah!... quelles horribles délices!

—Dieu merci, ma chère madame Lebœuf, je ne suis pas assez superstitieux pour croire aux vampires exagérés que le mélodrame nous montre; mais je crois qu'on ne s'introduit pas la nuit dans des cimetières sans des motifs qui n'ont rien d'humain ni de naturel; ce qui m'engage, en attendant mieux, à nommer Robin des Bois le Vampire. Et à ce propos j'éprouve le besoin de déclarer hautement que celui qui ne respecte pas l'abri des tombeaux finit tôt ou tard par y descendre, car la Providence atteint toujours le coupable,—ajouta philosophiquement M. Godet.

—Mais c'est tout simple, puisqu'on meurt tôt ou tard,—dit à demi-voix, l'impitoyable critique de M. Godet.

Ce dernier lui lança un regard courroucé, et termina en ces termes:

—Lorsque l'homme que je ne crains pas d'appeler un vampire quitta le cimetière du Père-Lachaise, nous nous remîmes à le suivre, d'abord parce que c'était notre route, et ensuite parce que, dans le cas d'une mauvaise rencontre, il vaut mieux être trois que deux. Enfin, le Vampire revint d'où il était parti et rentra par la ruelle dans ce que j'ose appeler à peine son domicile... et d'où il repartira sans doute cette nuit pour continuer son tissu d'horreurs ténébreuses.

La narration de M. Godet ne satisfit pas complétement ses auditeurs.

Cette visite au cimetière, jointe à la brillante apparition du colonel dans une magnifique voiture, servit de nouveau texte aux inépuisables commentaires des habitués du café Lebœuf, et irrita davantage encore la curiosité générale.

A l'exception de la veuve, personne, il est vrai, ne croyait positivement aux vampires; mais la conduite étrange du colonel n'en prêtait pas moins aux plus bizarres interprétations.

Au moment où la discussion était dans toute sa force, un facteur entra et remit une lettre à madame Lebœuf; celle-ci, vu le froid rigoureux, daigna lui verser un verre d'eau-de-vie en matière de gratification.

Cette bonne action eut immédiatement sa récompense.

Le facteur, tirant de sa botte une assez grande enveloppe scellée d'un large cachet noir, dit à la veuve:

—Le voisin d'en face n'est pas une bonne pratique, car depuis trois mois je ne lui ai jamais porté une lettre; mais en voici une qui en vaut bien plusieurs! Eh! eh! il paraît qu'il aime mieux les gros morceaux que les petites bouchées, le colonel Ulrik,—ajouta le facteur d'un air capable.

—Messieurs! messieurs! une lettre pour le Vampire!—s'écria madame Lebœuf en saisissant l'enveloppe et en l'élevant au-dessus de sa tête d'un air triomphant.

Les habitués accoururent et entourèrent le comptoir.

—Madame! madame!—s'écria le facteur; et craignant un abus de confiance, il étendait la main pour reprendre sa lettre.

—Soyez tranquille, mon garçon; nous ne lui ferons pas de mal, à cette enveloppe! Laissez-nous seulement jeter un coup d'œil sur l'adresse.

—Un simple coup d'œil,—ajouta M. Godet. Et, saisissant la lettre dans ses mains tremblantes d'émotion, il la déposa précieusement sur le marbre du comptoir.

—Encore un verre d'eau-de-vie, mon garçon,—dit la veuve au facteur.—Qu'importe que vous remettiez cette lettre cinq minutes plus tard à son adresse!

Le facteur but son second verre d'eau-de-vie sans quitter sa lettre des yeux.

—Voyons, voyons,—dit la veuve,—quelle est l'adresse...—Elle lut:—M. le colonel Ulrik, 38, rue Saint-Louis, Paris.

—Et le cachet, des armes?

—Non, une losange pointillée.

—Et le timbre?—demanda un autre curieux.

—De Paris, levée de midi, et un franc de port, vu son poids,—répondit le facteur.—Allons, maintenant, madame Lebœuf, vous l'avez assez vue, cette lettre, j'espère.

—Un moment, mon garçon, vous avez le nez bien rouge; buvez donc encore un verre d'eau-de-vie. Il fait un froid terrible aujourd'hui.

—Merci! merci! madame Lebœuf,—dit le facteur.—Vite! vite! ma lettre!

H. Godet et les habitués considéraient cette enveloppe avec une avidité presque farouche; ils examinaient attentivement son papier épais, bleuâtre, glacé, son écriture fine et déliée.

Tout à coup la veuve appuya son nez camard sur la lettre, et s'écria:—Oh! ça sent le musc, quelle horreur d'odeur!

Nous devons à la vérité de déclarer que cette enveloppe sentait extrêmement le vétiver; mais pour certaines gens tout parfum est musc, et le musc est, par tradition, une abominable odeur.

Tous les nez des habitués du café Lebœuf se posèrent alternativement sur le paquet.

Il n'y eut qu'un cri:—Ça sent le musc!

—C'est une lettre de femme!—s'écria M. Godet d'un air inspiré,—et d'une femme qui porte des odeurs.

—Pouah!—fit la veuve Lebœuf avec une moue suprêmement dédaigneuse.

—Et qui, par là-dessus, n'affranchit pas une lettre de cette conséquence! une lettre d'un franc de port!—dit un autre habitué.

—C'est-à-dire que ça ne peut être qu'une pas grand'chose, qu'un rien du tout,—reprit madame Lebœuf en haussant les épaules.—Une créature qui porte des odeurs, et qui n'a pas seulement de quoi affranchir ses lettres!

—Attendez donc, attendez donc,—dit M. Godet en réfléchissant;—cette petite écriture fine et couchée... le numéro avant la rue.. oui! oui!... plus de doute, cette lettre est d'une Anglaise!

Que pouvait avoir de commun une femme qui portait des odeurs, une Anglaise, avec un beau colonel étranger, qui ne sortait jamais le jour, et qui allait dans les cimetières pendant la nuit?

Tel fut le résumé des questions que se posèrent les habitués.

Penchés autour de l'enveloppe, leurs yeux flamboyaient de convoitise.

Certes, on peut affirmer, sans trop méjuger de l'espèce humaine, que, s'il avait dépendu des curieux du café Lebœuf de pouvoir immédiatement noyer d'un seul vœu le malheureux facteur pour posséder cette précieuse lettre, le messager à collet rouge eût couru de grands dangers.

La veuve n'y tint pas, elle eut l'audace de soulever un coin de l'enveloppe afin de tâcher d'apercevoir quelque chose de son contenu.

Le facteur s'élança sur sa lettre en s'écriant qu'il y allait de sa place et de la prison pour un tel abus de confiance.

La veuve, emportée hors de toute limite par le démon de la curiosité, tint bon; l'enveloppe allait se déchirer dans cette lutte, lorsqu'un des habitués s'écria:—Messieurs! messieurs! en voici bien d'une autre! une femme! une femme qui a l'air de chercher le numéro de la tanière du Vampire!...

Ces mots eurent un effet magique.

La veuve abandonna la lettre déjà froissée, et colla son gros visage à ses carreaux marbrés par la gelée. Le facteur sortit en toute hâte, très-satisfait d'avoir échappé à ce guet-apens.

Madame Lebœuf gratta légèrement avec son ongle la vapeur glacée qui s'était formée à l'une des vitres, se ménagea une percée de vue et regarda attentivement dans la rue.

—Messieurs, ne nous montrons pas,—dit M. Godet,—nous effaroucherions cette femme; imitons cette chère madame Lebœuf, mettons-nous chacun à notre trou, et motus.

Une fois aux aguets, les curieux furent amplement dédommagés de leur longue attente de trois mois; les événements semblaient ce jour-là s'accumuler.

Le facteur frappa, remit sa lettre au domestique du colonel, qui examina l'enveloppe d'un air soupçonneux, et parut irrité.

A peine le facteur avait-il disparu, que la femme déjà signalée par les oisifs s'approcha de la grande porte de l'hôtel; n'y trouvant pas de marteau, elle se dirigea vers la petite porte du pavillon de gauche.

Cette femme, assez âgée, semblait émue, agitée; elle portait un chapeau noir et un manteau brun, sous lequel elle semblait cacher quelque chose.

Après avoir sonné à la petite porte, au lieu d'attendre qu'on vînt lui ouvrir, elle marcha de long en large, sans doute afin d'être moins remarquée.

Le domestique du colonel parut, la femme âgée lui dit quelques mots à la hâte, lui donna un petit coffret d'écaille, incrusté d'or, et disparut après avoir fait un signe d'intelligence à une personne que les oisifs du café Lebœuf ne pouvaient encore apercevoir.

Le domestique regarda un moment le coffret d'un air surpris, et referma sa porte.

M. Godet, la veuve et leurs complices en espionnage ne respiraient pas derrière leurs carreaux; ils attendaient avec une indicible impatience la femme invisible.

Elle leur apparut enfin.

C'était une jeune femme âgée de vingt-cinq ans environ. Sa mise était fort simple: un petit chapeau de velours noir, une redingote de gros de Naples carmélite très-foncé, et un grand châle de cachemire noir qui tombait jusqu'aux volants de sa robe; elle cachait ses mains dans un manchon de martre qui laissait apercevoir le coin d'un mouchoir richement garni de valenciennes. Enfin, les plus jolis petits pieds du monde semblaient frissonner de froid dans leurs bottines de satin noir.

Ce qui frappait d'abord dans la figure de cette jeune femme, d'une beauté remarquable, c'était le contraste de ses cheveux, du plus beau blond cendré, avec ses grands yeux noirs et ses sourcils de même couleur, hardiment accusés.

De longues et épaisses boucles de cheveux, pressés par la passe de son chapeau, cachaient à demi ses joues; malgré le froid qui aurait dû aviver son teint, cette jeune femme était très-pâle: ses traits paraissaient bouleversés par la frayeur.

Deux fois elle leva au ciel ses yeux humides de larmes; et lorsqu'elle rejoignit la personne qui l'attendait, ses lèvres, contractées par un douloureux sourire, laissèrent voir des dents du plus bel émail.

En passant devant madame Lebœuf elle hâta le pas.

M. Godet n'y tint plus, il entr'ouvrit la porte, et vit les deux femmes regagner un petit fiacre bleu à stores rouges qu'elles avaient laissé au coin de la rue Saint-Louis.

Elles montèrent en voiture et partirent en gardant les stores baissés.

—J'espère... j'espère que voilà du nouveau!—dit M. Godet en se croisant les bras et en secouant la tête d'un air triomphant.

Et les habitués de récapituler les événements qui s'accumulaient depuis le matin...

—Une lettre qui sent le musc.

—Une vieille femme qui apporte un coffret d'écaille incrusté d'or, d'un air effaré.

—Et enfin une jeune femme qui pleurniche en passant devant la porte du Robin des Bois, du Vampire,—ajouta la veuve Lebœuf.

—Saperlotte! la jolie créature!—dit M. Godet.

—Ça... une belle femme... ça n'a pas plus de prestance que rien du tout,—dit madame Lebœuf en se rengorgeant.

—Je parie que c'est la femme qui porte des odeurs et qui n'affranchit pas ses lettres! s'écria M. Godet après quelques minutes de réflexion.

—L'Anglaise? Mais vous n'avez donc pas vu comme elle était habillée, monsieur Godet?—reprit la veuve en haussant les épaules avec un air de supériorité écrasante.—Ça une Anglaise! mais il n'y a rien de plus facile à reconnaître qu'une Anglaise. Il n'y a qu'à voir la manière dont elle s'habille. C'est bien simple: en toute saison un bibi en paille, un spencer rose, une jupe écossaise, des brodequins vert clair ou jaune citron; avec cela presque toujours les cheveux rouges: témoin les Anglaises pour rire, aux Variétés. C'est une pièce qui ne date pas d'hier, et qui a de l'autorité, puisque ça se joue en public. Encore une fois, depuis que le monde est monde, les Anglaises, les vraies Anglaises n'ont jamais été autrement habillées.

Malheureusement; l'arrivée de deux individus qui entrèrent brusquement dans le café interrompit les observations et les enseignements de madame Lebœuf sur la monographie des Anglaises.

Les habitués contemplèrent avec un redoublement de curiosité ces deux nouveaux personnages, évidemment aussi étrangers au quartier du Marais, que l'était la jeune et charmante femme dont nous avons tout à l'heure esquissé le portrait.


CHAPITRE III.

LES RECHERCHES.

Les deux inconnus étaient jeunes et vêtus avec élégance.

Quoiqu'il fît très-froid, ni l'un ni l'autre n'étaient défigurés par ces abominables sacs, si mal imités du north-west des marins anglais, et appelés paletots par les tailleurs français.

Le plus jeune de ces deux hommes, blond, mince, d'une charmante tournure, portait par-dessus ses vêtements une redingote de drap blanchâtre, ouatée, à longue et large taille. Le gros nœud de sa cravate de satin noir était fixé par une petite épingle de turquoise; son pantalon, presque juste et d'un bleu très-clair, s'échancrait avec grâce sur ses bottes glacées d'un brillant vernis.

L'autre inconnu, brun, un peu plus âgé, avait aussi les dehors d'un homme du monde; il portait un surtout couleur de bronze, doublé au collet et au revers de velours de même nuance mais écrasé. Son pantalon, gris clair, laissait voir un fort joli pied chaussé d'un soulier à bottine de casimir noir; une cravate de fantaisie, d'un rouge brique, à larges raies blanches, assortissait à merveille son teint et ses cheveux bruns.

Nous insistons sur ces puérils détails, parce qu'ils expliquent la curiosité avide et pour ainsi dire sauvage avec laquelle ces deux hommes furent examinés par les habitués du café Lebœuf.

Le plus jeune des deux inconnus, blond et d'une figure remplie de distinction, semblait en proie à une vive émotion.

En entrant il ôta son chapeau, s'assit presque avec accablement devant une table, et appuya sa tête dans ses deux mains, parfaitement bien gantées de peau de Suède.

—Que diable!—lui dit son ami (que nous appellerons Alfred)—que diable! Gaston, calmez-vous; vous vous serez trompé, vous dis-je... ce n'était sûrement pas elle.

—Ce n'était pas elle?—reprit Gaston en relevant vivement la tête et en souriant avec amertume.—Ce n'était pas elle? Comment! quand, au bal masqué, je la reconnaîtrais entre mille femmes rien qu'à sa démarche, rien qu'à ce je ne sais quoi qui n'appartient qu'à elle, vous voulez que je me sois trompé? Allons donc, Alfred, vous me prenez pour un enfant; je l'ai vue quitter sa voiture et monter en fiacre, vous dis-je, un petit fiacre bleu à stores rouges; elle était avec sa maudite madame Blondeau, qui portait le coffret.

A ces mots, prononcés assez haut par le jeune homme, les habitués du café Lebœuf ne purent retenir un mouvement de joie.

M. Godet dit à vois basse à ses complices...

—Entendez-vous? entendez-vous?... le coffret!... C'est sans doute celui que la vieille femme a apporté tout à l'heure au domestique du Vampire. Bravo! Cela se complique, cela devient fort intéressant. Écoutons. Donnez-moi un journal; je vais me glisser adroitement près de ces deux messieurs, qui m'ont l'air de gaillards de la plus haute volée.

En disant ces mots, il s'approcha de la table où causaient ces deux jeunes gens.

Ceux-ci s'apercevant qu'on les regardait avec attention, contrariés du voisinage de M. Godet, reprirent leur conversation en anglais, au grand désappointement des curieux.

—Mais quel était ce coffret?—dit Alfred.

—Un coffret qu'elle m'avait donné, et que mon valet de chambre a été assez sot pour remettre à cette madame Blondeau, croyant qu'elle venait de ma part... Ce matin, en rentrant chez moi, Pierre m'apprend cette belle équipée; dans mon étonnement je cours chez elle, elle était sortie... Je vous rencontre au pont Royal, devant le pavillon de Flore: pendant que nous causions, je la vois aussi clairement que je vous vois, de l'autre côté du pont, monter en fiacre bleu, avec madame Blondeau.

—Le fiacre part, reprit Alfred;—nous n'avons que le temps de traverser le pont, pendant que vous observez la direction de la citadine: je cours rue du Bac chercher un cabriolet de régie; je l'amène, nous y montons et nous suivons le petit fiacre jusqu'à l'entrée de la rue du Temple. Depuis une heure, nous battons toutes les rues pour le retrouver; impossible... Mais, encore une fois, que voulez-vous qu'elle vienne faire au Marais, dans cette solitude? Elle n'y connaît pas une âme, m'avez-vous dit... Allons, vous vous serez trompé, vous dis-je...—Eh bien! non, non, soit,—reprit Alfred à un nouveau mouvement d'impatience de son ami;—soit, c'est bien elle que vous avez vue; mais alors, entre nous, je ne conçois plus rien à votre dépit, à votre inquiétude. Vous me disiez encore hier que vous vouliez rompre cette liaison, que votre mariage...

—Eh! sans doute oui, je voulais rompre: depuis deux mois je travaille sourdement à cette rupture; mais j'avais mille raisons pour la ménager, et il m'est odieux d'être prévenu. Ce coffret renfermait ses lettres, je suis au désespoir d'en être dessaisi. Jamais je ne rends les lettres, c'est un système: on ne sait pas ce qui peut arriver.

—Mais comment alors Pierre a-t-il remis ce coffre?

—Eh! cette infernale Blondeau est venue, mon Dieu! le lui demander de ma part, disant que j'étais chez sa maîtresse. Pierre a cent fois vu Blondeau venir m'apporter des lettres ou faire des commissions de confiance, il ne s'est méfié de rien, il l'a crue.

Elle savait donc que ses lettres étaient dans ce coffret?

—Sans doute, elle me l'avait donné pour les y enfermer; j'en avais la clef et le secret: il était dans un meuble de ma chambre à coucher, que je ne ferme pas... car j'ai toute confiance en Pierre.

—Mais, mon cher Gaston, j'y songe, il y a là dedans quelque chose d'inexplicable; au lieu d'emporter ce coffret je ne sais où, pourquoi ne l'a-t-elle pas tout bonnement gardé chez elle?

Elle ne l'aurait pas osé.

Elle ne l'aurait pas osé!... Ce n'est pas, j'espère, la jalousie de son mari qui pouvait l'effrayer,—dit Alfred en souriant malgré lui.

—Je ne puis vous en dire davantage.—reprit Gaston d'un air très-embarrassé et en rougissant beaucoup; mais elle a des raisons pour croire ce coffret beaucoup plus en sûreté partout ailleurs que chez elle.

Alfred regarda Gaston avec étonnement. C'est différent,—dit-il;—alors je vous crois. Mais, au pis-aller, ce ne sont que des lettres rendues involontairement, et je ne vois pas...

—Non, ce n'est pas tout! Sachez donc que sur ses lettres il y avait des notes de moi et d'une autre femme sur cet amour... Eh! mon Dieu, oui! un défi, une exagération de rouerie, je ne sais quelle fanfaronnade de régence du plus mauvais goût où je me suis laissé malheureusement entraîner, et que je maudis maintenant. Car si elle le veut, et j'avoue que j'ai assez mal agi avec elle pour qu'elle le veuille, elle peut me faire un mal horrible. Je connais son esprit, sa volonté, vous savez son influence dans le monde... Ah! tenez... tenez, Alfred, avec mes prétentions de finesse, j'ai agi comme un écolier, comme un sot; je suis maintenant à sa merci!

—Allons, allons, mon cher Gaston. C'est bien assez d'attendre les remords sans aller au-devant d'eux, pas d'exagérations. Vous avez eu des torts... envers elle, dites-vous. Mais la question n'est pas là; il s'agit de savoir si ces torts peuvent vous nuire: eh bien! je ne le crois pas. On la dit généreuse et fière; autrefois, vous-même ne tarissiez pas sur les qualités de son cœur; vous la souteniez incapable d'une perfidie, d'une noirceur.

—Eh, vous savez comme moi que ce sont justement ces caractères-là qui quelquefois souffrent, s'irritent, se vengent le plus cruellement des perfidies... jamais je n'ai eu à me plaindre d'elle, et pourtant je lui ai donné bien des motifs de jalousie; mais c'est un de ces caractères entiers qui dévorent leurs larmes et qui vous accueillent toujours avec un front serein. Ça en est souvent blessant pour l'amour-propre! A part cela, encore une fois, je n'ai rien à lui reprocher. Si vous n'étiez pas venu me proposer ce mariage qui fera monter ma fortune à plus de cinquante mille écus de rente, sans les espérances, j'aurais pardieu conservé cette liaison, si ce n'est comme un bien vif plaisir, du moins comme une habitude agréable; et puis, il n'y avait rien de gênant dans nos relations, ça m'était commode... et après tout, on sait ce qu'on quitte et l'on ne sait pas ce qu'on prend.

—Tout cela, mon cher Gaston, est raisonné à merveille, c'est du triple bouquet d'égoïsme; toute votre conduite s'est jusqu'ici ressentie de cet adorable parfum de personnalité. Ne vous laissez donc pas égarer par de vaines terreurs. Vous vouliez rompre? eh bien, l'enlèvement de cette cassette est un flagrant motif de rupture. Quant aux notes, comme vous appelez ça, quant aux notes qu'elle y trouvera, une femme dans sa position, une femme qui se respecte autant qu'elle, ne risque pas une vengeance qui peut la perdre ou la faire passer pour avoir été sacrifiée à... ma foi, je ne vous demande pas à qui... peu m'importe... Encore une fois, mon cher Gaston, croyez-moi donc... tout ceci est pour le mieux. Eh! mon Dieu!—s'écria-t-il après un moment de silence et frappé d'une idée subite,—elle s'est peut-être tout bonnement fait conduire au bord de la rivière pour y jeter ce coffret.

—Mais vous êtes fou, Alfred! Elle aurait brûlé les lettres chez elle et tout eût été dit... Encore une fois, elle les garde, c'est pour en faire un méchant usage.

—Un méchant usage!—dit Alfred en haussant les épaules avec impatience.—Que prouvent ces lettres, après tout?... que vous avez mal agi avec elle, que vous l'avez sacrifiée? Eh! qui diable prend jamais le parti d'une femme sacrifiée? Accablez une femme du monde des plus odieux procédés, traitez-la publiquement avec la plus atroce cruauté, ses amis intimes crieront partout que la malheureuse n'a que ce qu'elle méritait, et les hommes envieront votre brutale insolence sans oser vous imiter, comme les petits voleurs envient les assassins!

—Je vous dis que vous ne la connaissez pas,—reprit Gaston.

Voyant la pâleur et l'agitation de son ami, Alfred lui dit cette fois en français:—Allons, Gaston, remettez-vous; nous étions entrés dans cet abominable cabaret pour nous reposer un moment et pour boire un verre d'eau.

—Vous avez raison,—reprit Alfred en regardant autour de lui:—mais tout ici a l'air si malpropre, que nous ne pourrons peut-être pas seulement avoir un verre d'eau supportable.

Ces inconvenantes paroles augmentèrent la colère de madame Lebœuf et celle de ses habitués, furieux de n'avoir pas pu prendre part à la conversation des deux jeunes gens, depuis que ceux-ci avaient parlé anglais.

—Madame, un verre d'eau sucrée, je vous prie, dit Gaston à la veuve.

Celle-ci, sans répondre, agita majestueusement une sonnette cassée, en criant d'une voix glapissante:

—Boitard! Boitard! un verre d'eau sucrée!

—Quelle affreuse odeur de poêle!—dit Gaston en appuyant son front;—j'ai la tête en feu.

—Il se joint à cela,—reprit Alfred avec dégoût,—je ne sais quelle senteur de moisi et de vieux rentier qui fait que décidément ça empeste...

—Mais, madame, j'avais demandé un verre d'eau!—dit Gaston avec impatience.

—Mais, monsieur, il me semble que j'ai sonné Boitard assez fort,—répondit aigrement la veuve en agitant de nouveau sa sonnette.

—Au fait, c'est vrai, Gaston, madame a sonné Boitard,—dit Alfred avec beaucoup de sérieux; ayez un peu de patience. Mais comme je me défie de la présence de Boitard, par précaution je vais allumer un cigare.

Alfred tira un cigare d'un cigarero de paille de Lima, prit une allumette chimique dans une petite boîte d'argent damasquinée, et commença à fumer.

Les habitués du café se regardèrent avec stupéfaction, ne sachant comment qualifier cette audacieuse innovation.

Quelques-uns toussèrent, d'autres poussèrent quelques hum! hum! énergiques. Nul doute que, sans l'intérêt de curiosité qu'inspiraient ces jeunes gens, par le rôle qu'ils semblaient jouer dans l'aventure du coffret remis au domestique du Vampire, nul doute que la veuve et ses partisans n'eussent vivement protesté contre ces manières de tabagie.

A ce moment parut Boitard, garçon joufflu, aux bras nus, et pour qui toute saison était canicule.

Il portait sur un plateau écaillé une carafe, un verre de deux pouces d'épaisseur, et cinq morceaux de sucre dans une soucoupe fêlée.

Pendant que Gaston semblait livré à de profondes réflexions, Alfred, les deux mains dans ses poches, regardait le verre d'eau avec une défiance mêlée de dégoût; tout à coup il s'écria:

—Mais, Boitard, mon cher, il y a une araignée dans votre carafe. C'est plus que nous n'avons demandé. Nous sommes pressés. Nous voudrions un simple verre d'eau sans araignée, si c'est possible.

Boitard passa une grosse main rouge dans ses cheveux, se gratta la tête, regarda attentivement dans la carafe, et reconnut en effet la présence réelle d'une araignée.

Au lieu d'être accablé par cette abominable découverte, il haussa les épaules en se tournant à demi du côté de la veuve et des habitués.

Ce mouvement semblait dire: «En vérité, ce monsieur fait bien le dégoûté avec son araignée!»

A quoi la veuve et les habitués répondirent par une autre pantomime signifiant à peu près: «Ah! mon Dieu! ne nous en parlez pas, Boitard; cela fait pitié!»

Alors Boitard, haussant de nouveau les épaules, prit la carafe d'une main, enfonça à plusieurs reprises son gros vilain doigt dans le goulot, et commença une pêche d'un nouveau genre.

Cette pêche fut couronnée d'un plein succès. Boitard retira l'araignée, la prit délicatement entre le pouce et l'index, l'écrasa sous son pied, remit, avec un imperturbable sang-froid, la carafe sur la table, et dit à Alfred, comme s'il lui eût reproché un caprice d'enfant gâté:—Eh bien, monsieur, j'espère que vous ne me direz plus qu'il y a des araignées dans l'eau, maintenant!

Alfred avait contemplé la manœuvre de Boitard avec une admiration profonde. Ces derniers mots lui parurent sublimes.

Il lui mit cent sous dans la main et lui dit:—Ceci est pour vous, Boitard; toute perfection a son prix, et, dans votre spécialité, vous êtes, mon cher, magnifiquement malpropre.

Boitard regardait tour à tour Alfred, l'argent, la veuve et les habitués, d'un air stupide.

Gaston, toujours resté rêveur, dit à demi-voix, en se parlant à lui-même;—Que faire?... que faire?... Où est à cette heure ce coffret?—Et il avança machinalement la main vers la carafe.

—Du diable! si vous touchez à cela, Gaston,—dit Alfred.

Et il raconta à son ami la pêche à l'araignée.

Gaston repoussa le plateau avec horreur, et s'écria avec impatience:

—Allons, il est impossible de boire un verre d'eau: j'ai la tête brûlante, j'ai la gorge en feu... Venez, Alfred; tâchons de trouver quelque endroit un peu moins répugnant.

Ces mots mirent le comble à la colère de la veuve.

Elle s'écria d'un air indigné en s'adressant à Alfred:

—D'abord, monsieur, on ne fume pas ici comme dans un estaminet, entendez-vous? Et puis, je suis bien aise de vous dire, malgré votre air ricaneur, que, si vous ne buvez pas ce qu'on vous sert ici, vous ne devez pas chercher à en dégoûter les autres.

Alfred répondit avec un sérieux imperturbable:

—Croyez, ma chère madame, que je n'ai pas abusé de mon influence sur monsieur. Je vous déclare que, lorsqu'il est abandonné à ses propres penchants, il ne mange jamais d'araignée.

—Venez, cette femme est folle,—dit Gaston en jetant un louis sur le comptoir.

La veuve repoussa fièrement la pièce d'or, en s'écriant que, dans son établissement, on ne payait que ce que l'on avait consumé.

—J'ai donné à ce drôle pour son araignée,—dit Alfred à Gaston.

Celui-ci reprit son louis, et les deux jeunes gens sortirent.

A peine avaient-ils fermé la porte du café, que M. Godet les suivit nu-tête, malgré le froid.

—Votre chapeau, M. Godet!—s'écria la veuve, qui devina les intentions de son habitué.

—Mon chapeau!—dit M. Godet,—il n'en est pas besoin; je vais à l'instant vous les ramener ici pieds et poings liés, et doux comme des moutons, ces beaux godelureaux.

En deux enjambées il rejoignit les jeunes gens, et toucha légèrement la manche d'Alfred, qui lui inspirait plus de confiance.

—Que voulez-vous, monsieur?—dit ce dernier, étonné de la grotesque figure de l'habitué.

—Je veux, monsieur, vous rendre un immense service si j'en étais capable, ainsi que cela se doit faire entre bons citoyens; je vous propose de nous liguer contre l'ennemi commun. Or, dans ce moment, notre ennemi commun c'est le Robin des Bois, en d'autres termes le Vampire.

Alfred et Gaston regardèrent M. Godet sans comprendre un mot à son étrange langage.

Gaston finit par dire à Alfred:—Venez, mon ami; ne voyez-vous pas que ces gens-là sont fous?

—C'est que celui-ci a l'air bien bête pour un fou,—dit Alfred.

M. Godet, craignant de voir sa proie lui échapper, ne releva pas le propos, et ajouta très-vite, d'un air mystérieux:

—Je sais tout, vous cherchez une jeune dame qui était dans un petit fiacre bleu à stores rouges avec une femme plus âgée. Chapeau noir, manteau puce, cheveux gris, voilà le signalement de la vieille; cheveux blonds, sourcils et yeux noirs, voilà le signalement de la jeune.

—Ce sont elles!—s'écria Gaston; puis, reprenant son sang-froid, il dit à M. Godet, qui triomphait d'une joie maligne:

—En effet, monsieur, j'aurais intérêt à savoir quelle direction ont prise les personnes dont vous parlez.

—Et surtout à savoir où elles ont porté la petite cassette d'écaille incrustée d'or, n'est-ce pas, monsieur?—reprit M. Godet.

—Comment êtes-vous instruit de cela?—reprit Gaston de plus en plus étonné.

—Tout ce que je puis vous affirmer sur l'honneur, c'est que la vieille femme en question a remis, il y a une heure, devant moi, le coffret au domestique du Vampire, dit M. Godet.

Cette nouvelle était tellement inattendue, si surprenante, que les deux jeunes gens ne la pouvaient croire.

Mille sentiments contraires, l'inquiétude, la colère, la jalousie, la vengeance, la curiosité, se heurtèrent dans l'esprit de Gaston.

—Monsieur,—s'écria-t-il en pâlissant,—il faut que vous me disiez à l'instant quelle est la personne que vous avez surnommée le Vampire, et quelle est sa demeure.

—Peste! vous n'êtes pas dégoûté, mon cher ami,—pensa M. Godet, qui n'était pas disposé à abandonner sitôt ses victimes. Il reprit, en montrant son crâne chauve:—Je vous ferai observer, messieurs, qu'à mon âge je ne suis plus dans mon printemps. Si vous vouliez rentrer au café Lebœuf, nous y causerions sans y geler.

—Soit, monsieur,—dit Gaston en reprenant avec impatience le chemin du café de la veuve.

Jamais triomphateur romain, traînant à sa suite des populations esclaves, ne fut plus fier que M. Godet en rentrant dans le café de la veuve, suivi des deux jeunes gens.

Il fit un signe aux habitués, afin de modérer leur curiosité, et s'enfonça dans un coin du café.

M. Godet se garda bien d'apprendre tout de suite aux deux jeunes gens le nom du colonel; malgré leur impatience, il leur fallut subir toutes les absurdes histoires forgées par le doyen des habitués du café Lebœuf.

Sans les faits précis, évidents, que cet impitoyable curieux avait déjà révélés, Gaston n'aurait pas ajouté la moindre foi à ses paroles; il fut pourtant obligé d'entendre l'histoire du coup de fusil, de la voiture magnifiquement harnachée, de l'uniforme du colonel, et, enfin, de ses sacriléges stations au cimetière du Père-Lachaise.

A travers toutes ces sottises, les jeunes gens furent du moins frappés de l'existence étrange du colonel.

—Enfin, monsieur,—dit Gaston,—j'ai l'honneur de vous le demander pour la vingtième fois, faites-moi la grâce de me dire où demeure cet homme. Tous ces détails sont fort curieux sans doute, mais encore une fois, l'adresse du colonel, son adresse?...

—Suivez-moi, messieurs,—dit Godet en se levant subitement d'un air imposant.

Il ouvrit la porte du café, allongea le doigt, montra à Gaston la petite porte de l'hôtel d'Orbesson, et lui dit:—Voilà, monsieur... la demeure du Vampire, en face... la porte à guichet.

Gaston courut vers la porte sans prononcer une parole.

M. Godet referma la porte, et s'écria en se frottant les mains avec une joie diabolique:

—Ça chauffe, messieurs, ça chauffe; maintenant à nos trous, à nos trous.

Les habitués du café Lebœuf se remirent en observation.

Gaston sonnait avec violence.

La figure du vieux domestique du colonel parut, non pas à la porte, mais au guichet.

Les deux jeunes gens semblèrent faire les plus vives instances pour entrer: prier, menacer même, tout fut inutile; il fallut que Gaston se résignât à passer par le guichet sa carte, sur laquelle il écrivit à la hâte quelques mots au crayon.

S'apercevant que les deux inconnus parlaient avec chaleur, M. Godet entr'ouvrit la porte du café, et entendit distinctement Gaston dire d'une voix courroucée:

—A demain matin neuf heures. Il n'y aura pas d'excuses, j'espère.

Les deux jeunes gens disparurent en marchant à grands pas.


CHAPITRE IV.

LE RENDEZ-VOUS.

Le lendemain matin à neuf heures, la voiture de Gaston s'arrêta devant l'hôtel d'Orbesson.

Le valet de pied sonna, la petite porte s'ouvrit, le vieux domestique parut.

Gaston et Alfred descendirent.

—M. le colonel Ulrik?—dit Gaston.

Le domestique s'inclina sans répondre, et précéda les deux jeunes gens.

Rien de plus triste, de plus désolé que l'intérieur de cette vaste maison.

Plusieurs grandes dalles provenant sans doute de quelques démolitions étaient couchées çà et là sous l'herbe qui envahissait la cour. On eût dit les pierres sépulcrales d'un cimetière abandonné.

Toutes les fenêtres étaient extérieurement fermées; la porte vitrée du vestibule cria sur ses gonds rouillés, et fit retentir d'un bruit lugubre la voûte sonore du grand escalier.

Le colonel habitait le rez-de-chaussée. Le domestique conduisit les deux jeunes gens dans un immense salon à peine meublé; ses hautes fenêtres sans rideaux et à petits carreaux s'ouvraient sur un jardin entouré de grandes murailles, triste comme un jardin de cloître.

—Monsieur le colonel va venir à l'instant,—dit le domestique;—et il disparut.

Le jour était sombre, bas; le vent gémissait tristement à travers les portes mal closes. Tout dans cette demeure révélait, non pas la misère, non pas l'incurie, mais la plus profonde insouciance du bien-être matériel.

Alfred et Gaston se regardèrent quelques moments en silence.

—Depuis que nous sommes entrés,—dit Alfred en frissonnant de froid,—on dirait que je me sens sur les épaules une chape de plomb glacé. Il n'y a de feu nulle part... C'est un vrai Spartiate que cet homme-là.

—Cet homme! quel est-il? quel est-il?—dit Gaston en se parlant à lui-même.

Elle seule aurait pu vous éclairer; mais elle est partie cette nuit, je crois?

—Cette nuit,—répondit Gaston.

—Ulrik!—dit Alfred,—Ulrik! ça doit être un nom russe, prussien ou allemand. Je suis allé hier au club de l'Union, espérant y trouver quelques membres du corps diplomatique; en effet, j'y ai vu trois ou quatre secrétaires de légation ou d'ambassade. Mais aucun ne connaît le colonel Ulrik. Il n'y a plus de ressource pour nous éclairer que dans M. l'ambassadeur de Russie, mais je n'ai pu le rencontrer.

—Après tout, que m'importe?—dit Gaston. Cet homme a mon secret; elle m'a sans doute sacrifié à lui, c'est une indigne trahison. Je le tuerai ou il me tuera.

—N'allez pas si vite, mon ami; peut-être cet imbécile d'hier nous a-t-il mal renseignés. Sans doute, toutes les apparences tendent à faire croire qu'elle-même a apporté ce coffret ici; mais remarquez-le bien, elle n'est pas entrée; c'est madame Blondeau qui l'a remis au domestique; enfin, Gaston, je m'en rapporte à vous; vous avez trop l'habitude du monde et de ces sortes d'affaires pour vous conduire en enfant: ceci est grave; ce que nous pouvons faire de mieux est de nous mesurer sur les circonstances qui vont suivre.

—Ce qui m'exaspère, s'écria Gaston,—c'est la fausseté de cette femme! Je la croyais incapable, non pas d'un mensonge, mais de la plus légère dissimulation. Eh bien! jamais elle n'a même prononcé devant moi le nom de cet homme, et c'est à lui qu'elle confie... Tenez, il y a là un odieux mystère que j'ai hâte de pénétrer.

—Tout ce que ce bavard nous a raconté hier de la vie du colonel est assez étrange,—dit Alfred;—il en ressort du moins que c'est un être infiniment bizarre. Cet intérieur délabré n'annonce pas non plus un caractère des plus réjouissants; sans vos tristes préoccupations, je serais ravi de me trouver face à face avec Robin des Bois, avec le Vampire, comme disent ces bonnes gens. Mais quel froid!...... quel froid! Si c'est le diable, il devrait au moins, par égard pour ceux qui viennent le voir, jeter ici comme un reflet de sa rôtissoire infernale.

A ce moment, le domestique ouvrit une porte; le colonel entra.

C'était un homme de haute taille, très-simplement vêtu. Il paraissait âgé de trente-six ans, quoique ses cheveux bruns commençassent à grisonner légèrement sur les tempes.

Son teint était très-basané; le pli profond qui séparait ses sourcils noirs, droits et prononcés, lui donnait une physionomie dure, hautaine, quoique ses traits, d'ailleurs très-réguliers, eussent pu dans d'autres temps exprimer des sentiments plus doux. Il tenait à la main la carte de Gaston; il y jeta les yeux, et dit d'une voix ferme, brève, et sans aucun accent étranger, en interrogeant à la fois les deux jeunes gens:

—Monsieur le comte Gaston de Senneville?

—C'est moi, monsieur,—dit Gaston.—Puis, montrant son ami, il ajouta:—M. le marquis de Baudricourt.

Le colonel fit de nouveau un léger mouvement de tête en manière de salut.

Regardant Gaston bien en face, croisant ses mains derrière son dos, il attendit que ce dernier lui expliquât le sujet de cette visite.

Malgré son assurance, malgré son habitude du monde, Gaston resta un moment interdit.

Les traits durs et bronzés du colonel étaient impassibles; on eût dit un masque d'airain. Ses grands yeux gris avaient un regard clair, fixe, pénétrant, qui, à la longue, devenait insupportable.

Rien de plus difficile que de rompre certains silences. Soit qu'Alfred attendît que Gaston prît la parole, soit que celui-ci attendît que le colonel parlât, tous trois restèrent muets quelques minutes.

Alors seulement Gaston sentit qu'il lui serait assez difficile d'expliquer le sujet de sa visite sans compromettre la femme dont il croyait avoir à se plaindre.

Ainsi que cela arrive souvent, au moment de l'explication qu'il venait demander, Gaston fut assailli de mille réflexions qu'il aurait dû faire avant que de se présenter chez le colonel.

L'embarras, le dépit, la colère, lui firent monter la rougeur au front. Alfred, voulant mettre un terme à cette scène embarrassante, dit au colonel:

—Monsieur, vous savez sans doute le sujet qui nous amène auprès de vous?

—Non, monsieur,—dit Ulrik.

—Il s'agit, monsieur, d'un coffret qui m'appartient,—s'écria Gaston, et qui vous a été remis hier par une femme que vous devez connaître... car elle est l'émissaire d'une autre femme qui ne peut sans doute vous être inconnue...

—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur,—répondit le colonel.

—Monsieur!...—dit vivement Gaston.

—Monsieur!...—dit le colonel sans élever davantage la voix.

Il y eut un nouveau silence; Gaston se mordit les lèvres de dépit.

Alfred reprit avec sang-froid:

—M. de Senneville a le plus grand intérêt, monsieur, à savoir si un coffret qui lui appartient, et qui renferme des papiers fort importants, vous a été remis hier dans l'après-midi. Si vous voulez bien, monsieur, lui donner votre parole d'honneur que ce coffret n'a pas été ou n'est pas en votre possession, M. de Senneville se déclarera satisfait.

—Je ne me déclarerai satisfait que si...

—Mon ami, vous avez bien voulu me prendre pour conseil, dit Alfred,—permettez-moi donc de m'expliquer avec monsieur.

—L'explication sera fort simple, messieurs,—dit le colonel en faisant quelques pas vers la porte pour montrer que toute autre question serait vaine:—je n'ai aucune réponse à faire.

—Ainsi, monsieur,—s'écria Gaston,—vous refusez de donner votre parole que...

—Je refuse, monsieur, de répondre aux questions dont je n'admets pas la convenance,—dit le colonel; et il s'avança toujours vers la porte.

Gaston et Alfred restèrent près de la fenêtre.

—Monsieur,—dit Alfred en se contenant à peine,—votre mouvement vers la porte signifierait-il que cette conversation a trop duré?

Trop..... peut-être, monsieur,—dit le colonel en mettant la main sur la serrure,—mais certainement assez.... Je n'ai rien à dire ni à écouter.

—Et moi, je vous déclare, monsieur, que je ne sortirai pas d'ici que vous ne m'ayez répondu—s'écria Gaston.—Ce coffret est-il ici, oui ou non?

—Un mot, monsieur, je vous prie,—dit Alfred, qui semblait vouloir épuiser toutes les voies de conciliation.—Vous êtes homme du monde, monsieur, et nous nous sommes adressés à vous en gens du monde, nous nous y sommes résolus après de sûrs renseignements: ces renseignements nous donnent la certitude que le coffret dont il s'agit a été remis, sinon à vous, monsieur, du moins à un de vos gens. Si vous ignorez cette circonstance, veuillez interroger votre domestique.

—Cela est inutile, monsieur.

—Mais alors,—s'écria Gaston en frappant du pied avec violence,—il faut...

—Gaston... un mot encore,—dit Alfred;—et il ajouta:

—Puisque vous nous refusez cet éclaircissement, monsieur, vous restez seul responsable du fait en question. Nous nous adressons une dernière fois à votre honneur, pour obtenir de vous une réponse positive. M. de Senneville serait aux regrets de sortir des bornes de la modération, et vous êtes, monsieur, de trop bonne compagnie pour ne pas accueillir avec politesse une demande faite avec politesse.

—J'ai déjà eu l'honneur de vous dire deux fois, messieurs, que je n'avais aucune réponse à faire à ce sujet,—répéta le colonel, toujours calme et froid.

Alfred et Gaston se regardèrent avec indignation.

—Il est évident, monsieur,—dit Alfred, que nous ne pouvons vous forcer à parler et à vous expliquer; mais...

—Il est inutile de prolonger davantage cet entretien, monsieur,—dit fermement Gaston;—refuser de répondre, c'est avouer que vous possédez ce coffret; j'ai des raisons de regarder cette possession comme un outrage pour moi, je vous en demande donc satisfaction.

—Soit, monsieur,—dit le colonel en ouvrant la porte du salon.

—Monsieur voudra bien venir dans la journée s'entendre avec vos témoins,—dit Gaston en montrant Alfred.

—C'est inutile, monsieur; nous pouvons à l'instant choisir l'heure, le lieu, les armes,—dit le colonel.

—Eh bien! monsieur... l'heure... demain matin, dix heures,—dit Gaston.

—A dix heures,—dit le colonel.

—Au bois de Vincennes, près la faisanderie.

—Au bois de Vincennes,—dit le colonel.

—Quant aux armes,—dit Gaston,—choisissez, monsieur.

—Cela m'est indifférent, monsieur.

—L'épée donc, monsieur.

—L'épée donc!—dit le colonel en refermant la porte sur les deux jeunes gens, sans que sa figure, sans que sa voix, eussent trahi la moindre émotion.

Le vieux domestique reconduisit les deux jeunes gens, et l'hôtel d'Orbesson redevint silencieux et solitaire.

Les habitués du café Lebœuf, aux aguets depuis le matin, avaient vu entrer les deux jeunes gens.

Lorsque ceux-ci sortirent pour remonter dans leur voiture, M. Godet, poussé par son invincible curiosité, ouvrit la porte du café, s'avança tête nue vers Gaston, et lui dit d'un air mystérieux et familier:

—Eh bien, jeune homme! où en sommes-nous? Vous qui avez pénétré dans le capharnaüm du Vampire, vous pouvez nous dire comment est l'intérieur de son antre. Vous a-t-il rendu le coffret de la jolie dame? Vous l'avez, j'espère, joliment tancé, joliment rabroué?

Alfred et Gaston montèrent en voiture sans répondre un mot aux questions de M. Godet.

Le valet de pied referma la portière, dit au cocher: A l'hôtel... et l'habitué resta désappointé.

—Impertinent! joli cœur!—dit Godet.—Tu étais bien plus poli hier, lorsqu'il s'agissait de me soutirer mon secret! C'est égal, ils étaient pâles... ils avaient l'air vexé; c'est toujours cela.

En rentrant dans le café, M. Godet fut assailli d'interrogations.

Il prit un air important, et répondit:—Ces messieurs n'ont eu que le temps de me donner quelques détails et de me remercier de mon obligeance. C'est demain matin que tout s'éclaircira.

Cette défaite, qui se trouva par hasard être la vérité, fut parfaitement accueillie par les habitués; ils attendirent le lendemain avec impatience.

Ce jour devait être, en effet, un grand jour pour les curieux du café Lebœuf.

A huit heures, le domestique du colonel sortit seul; il revint environ une heure après en fiacre, amenant avec lui deux soldats d'infanterie.

—Tiens,—s'écria M. Godet, déjà placé à son poste d'observateur,—il est allé chercher la garde! C'est peut-être pour défendre son maître contre les deux jeunes gens. Il paraît que le Vampire n'est pas crâne.

—Si c'était la garde,—fit observer quelqu'un, les soldats auraient leurs fusils et leurs gibernes, tandis qu'ils n'ont que leurs sabres.

—C'est juste; mais alors à quoi bon des soldats, si ce n'est pour prêter main forte au Vampire?

La discussion en était là lorsque la porte de l'hôtel d'Orbesson s'ouvrit: le colonel en sortit enveloppé d'un grand manteau; il monta dans le fiacre avec les deux soldats.

La voiture partie, le vieux domestique, au lieu de rentrer aussitôt dans l'intérieur de la maison, selon son habitude, resta quelques moments sur le seuil de la porte en jetant un regard inquiet dans la direction de la voiture... puis il se retira et referma brusquement la porte...

Ces mouvements n'échappèrent pas aux espies du café Lebœuf; ils ne comprenaient rien à la conduite du colonel: où pouvait-il aller en compagnie de ces deux soldats?

La veuve fit observer qu'elle avait cru voir comme un fourreau d'épée sortir de dessous le manteau du colonel; mais elle n'osa l'affirmer.

—Comment, une épée? mais attendez donc, attendez donc...—dit M. Godet en se frottant joyeusement les mains,—mais vous pourriez avoir raison; il s'agit peut-être d'un duel avec ces deux godelureaux d'hier... Mais ça devient très-amusant... Nous en aurons pour notre argent! bravo!

—S'il y avait un duel,—s'écria la rancunière veuve,—je donnerais bien quelque chose de ma poche pour que ce grand ricaneur qui a fait tant ses embarras pour une malheureuse araignée, attrapât un bon coup de... n'importe quoi.

—N'ayant pas autrement à me louer de la politesse et de la reconnaissance de ces godelureaux, je me joins à vous pour leur souhaiter quelque chose de très-désagréable, ma chère madame Lebœuf. Pourtant s'il s'agissait d'un duel, il faudrait des témoins.

—Eh... ces soldats?...

—Allons donc, ma chère madame Lebœuf, le Vampire est colonel, il n'irait pas prendre pour témoins deux simples voltigeurs. Ce serait contre toutes les règles de la discipline. Ah çà! que diable vient encore faire ce domestique sur le seuil de la porte?—ajouta M. Godet en regardant à travers les carreaux.—Depuis que son maître est parti, voilà trois fois qu'il vient se planter là, droit comme un therme. Ceci n'est pas naturel, il se passe quelque chose, il a l'air inquiet... Si j'allais l'interroger?

—Le moment serait mal choisi, monsieur Godet,—dit la veuve;—ne vous exposez pas aux brutalités de ce vieux misérable...

—Silence!... silence!... j'entends le roulement d'une voiture,—dit M. Godet en collant de nouveau sa figure aux carreaux.

En effet, le fiacre revenait avec les deux soldats et le colonel.

Celui-ci sauta lestement de voiture, dit quelques mots aux soldats, leur serra la main et les congédia.

Madame Lebœuf affirma plus tard avoir vu une larme couler des yeux du vieux domestique lorsqu'il referma sur son maître la petite porte de l'hôtel.

Malheureusement pour les habitués du café Lebœuf, à ces deux journées si fécondes en événements, succédèrent des jours d'une monotonie désespérante.

Ils ne virent plus arriver ni lettres, ni coffret, ni voiture; chaque matin le pourvoyeur apporta sa provision accoutumée, mais ce fut tout.

L'épreuve de la cendre, souvent renouvelée dans la ruelle, prouva que le Vampire continuait ses promenades nocturnes.

Quoique M. Godet ne se sentît plus le goût de les partager, il ne douta pas qu'elles ne fussent toujours dirigées vers le cimetière du Père-Lachaise.

Le seul fait qui réveilla passagèrement la curiosité des habitués fut l'apparition de la femme âgée qui avait apporté le coffret.

Deux mois environ après le duel du colonel, cette femme revint à l'hôtel d'Orbesson, et remit un paquet assez volumineux au domestique du colonel.

Depuis, elle ne reparut plus.

Nous raconterons donc cette dernière visite de madame Blondeau au colonel Ulrik.


CHAPITRE V.

LE COLONEL ULRIK.

Le vieux domestique fit entrer madame Blondeau dans le grand salon où, deux mois auparavant, le colonel avait reçu Gaston et Alfred.

La physionomie de Stok, ainsi se nommait cet ancien serviteur, avait perdu son expression rébarbative.

—Comment se porte M. le marquis?... non, M. le colonel, veux-je dire, puisque votre maître préfère qu'on l'appelle ainsi.

—Toujours de même, madame Blondeau; le corps est de fer, mais la tête est faible; quelquefois monsieur passe des journées à pleurer comme un enfant... Lui pleurer!... lui..., on m'eût dit cela, il y a un au, voyez-vous, que je ne l'aurais jamais cru!... et puis presque toutes les nuits... et Stok soupira.

—Toujours au cimetière? juste ciel!

—Toujours, madame Blondeau... c'est à fendre l'âme...

—Et le reste du temps, monsieur Stok?

—Il rêve, il se désole, il se promène dans la petite chambre carrelée qu'il habite. Elle est cent fois plus froide, plus humide que les autres, car elle servait de salle de bains. Eh bien! on dirait que monsieur l'a choisie exprès, parce qu'elle est la plus mauvaise de l'hôtel. Tenez, madame Blondeau, il y a quelque chose qui a l'air d'un enfantillage, et pourtant les larmes me viennent aux yeux quand je vois cela.

—Quoi donc, monsieur Stok?

—Depuis six mois que nous habitons cette maison, à force de marcher dans cette petite chambre, de la porte à la fenêtre, et de la fenêtre à la porte, toujours dans le même endroit, mon maître a tellement usé le carreau, qu'on y voit creusée la trace de ses pas.

—Ah! en effet, c'est horrible! quelle vie, mon Dieu!

—Hélas! madame Blondeau, on dirait que son esprit est si fort concentré sur une seule chose, qu'il est indifférent à tout le reste, au froid, à la faim. Si je ne l'avertissais des heures de ses repas, il ne penserait pas à manger... Pendant les grandes gelées de cet hiver, par un caprice que je ne comprends pas, il n'a pas voulu de feu. Du reste, je puis vous dire une chose qui vous étonnera, madame Blondeau: depuis trente ans, chaque jour, selon une vieille coutume de notre province, mon maître me permet, lorsque je me retire, de lui baiser la main. Dans nos usages, c'est une marque d'attachement et de respect. Eh bien! malgré ces grands froids, sa pauvre main était toujours sèche, brûlante, comme si une fièvre ardente l'eût dévoré... Malgré cela... il n'est pas changé; cela se conçoit, il est d'une constitution si énergique... Dans nos campagnes contre les Turcs, je l'ai vu rester à cheval vingt, trente heures sans manger, prenant seulement de temps à autre un peu de la neige qui couvrait la crinière de son cheval pour étancher sa soif, ne se plaignant jamais. S'il était blessé... quand je m'approchais de lui, il souriait, mais d'un sourire si bon, si doux, que, malgré mes craintes, je me sentais tout rassuré. Hélas!... depuis un an... ce sourire-là n'a plus jamais reparu sur ses lèvres... Il ne voit personne... ne va chez personne... Une seule fois, il est sorti pour ce duel...

—Ah! ce duel, ce duel... monsieur Stok, quand je pense que ce malheureux coffret l'a causé!

—Pour ce qui est du duel, je n'étais pas absolument inquiet, madame Blondeau, je savais l'adresse et la force de mon maître. Autrefois, il battait les plus fameux maîtres d'armes; pourtant, malgré moi, j'allais, je venais à la porte. Enfin, quand je l'ai vu rentrer avec les deux soldats qu'il m'avait envoyé chercher pour témoins ici près, à la caserne, mon pauvre vieux cœur a bondi de joie... Ce jeune homme en a été quitte pour un coup d'épée qui l'a tenu un mois couché... Le soir du duel, mon maître a dit un mot qui m'a bien étonné de sa part; il se parlait à lui-même, comme cela lui arrive souvent; il a murmuré à voix basse:—«Je ne hais pas cet homme; excepté à la guerre, la vue du sang m'a toujours révolté, et j'ai vu couler le sien avec une joie féroce... J'ai été sur le point de ne plus le ménager, et puis la voix m'a dit de lui laisser la vie; je l'ai écoutée.»

—Quelle voix, monsieur Stok?

—Je ne sais, madame Blondeau... Quelquefois il interrompt brusquement sa promenade, s'arrête... paraît écouter, met les deux mains sur son front et recommence à marcher.

—Pauvre colonel!

—Mais voyez comme je suis égoïste, je ne vous parle que de mon maître,—dit Stok.—Et madame la vicomtesse?

—Madame est toujours en Touraine, toujours bien souffrante.

—Ah! madame Blondeau, depuis que nous nous connaissons, que de changements, que de malheurs!

—Fasse le Seigneur qu'ils soient à leur terme pour ma maîtresse, monsieur Stok! Je n'ose faire le même vœu pour votre maître, quoiqu'on dise que tout chagrin a sa fin.

—Pas ceux-là, madame Blondeau, pas ceux-là,—dit tristement Stok en secouant la tête.

—Ne puis-je encore voir M. le colonel? Je désirerais lui remettre ce paquet et reprendre ce soir la voiture de Tours. J'ai hâte de retourner près de madame.

—Monsieur ne m'a pas encore sonné. Quelques moments de plus ou de moins ne seront rien pour vous,—dit Stok d'un ton presque suppliant.—Et si vous saviez ce que c'est pour monsieur quelques moments de bon sommeil? Ça lui fait tant de bien! Il dort si peu! Il est encore rentré ce matin bien tard...

—Quelle vie!—dit madame Blondeau en soupirant.

—Je ne me plaindrais pas,—reprit Stok,—si je n'avais qu'à songer à mon maître; mais vous ne croiriez pas les ennuis que me donnent une demi-douzaine de vieux imbéciles qui nous espionnent toute la journée. Il n'y a pas de ruses qu'ils n'aient essayées pour s'introduire ici; ils sont continuellement perchés comme des corbeaux sur les chaises du café d'en face, pour espionner ce qui se fait ici.

—Ce sont eux sans doute qui semblaient être aux aguets tout à l'heure lorsque j'ai frappé à la porte,—dit madame Blondeau.

—Eux-mêmes... Pourtant j'ai donné une bonne leçon à l'un d'eux... Rien n'y fait...

En ce moment, une sonnette tinta.

—Monsieur me sonne... Attendez-moi, je vous prie, madame Blondeau... Je vais prévenir mon maître de votre arrivée.

Un quart d'heure après, madame Blondeau entra dans la chambre du colonel... Il était debout, vêtu d'une longue pelisse turque, de couleur foncée. La fenêtre basse, au travers de laquelle on voyait une allée de marronniers aux troncs noirs et dépouillés, jetait un jour douteux dans l'appartement.

L'espèce de contraction douloureuse qui donnait à la figure du colonel une expression dure, et pour ainsi dire pétrifiée, sembla diminuer un peu lorsqu'il vit madame Blondeau; ses traits se détendirent.

—Comment se porte Mathilde?—dit-il avec un accent rempli de douceur et de bonté.

—Hélas! monsieur... Madame est toujours bien accablée.

Et la voix de la pauvre vieille femme s'altéra; ses yeux se remplirent de larmes.

—Pardonnez-moi, monsieur,—dit-elle;—c'est que je ne puis entendre prononcer ce nom sans me sentir tout émue.

—Je l'appelle ainsi devant vous de son nom de jeune fille, parce que vous l'avez élevée, parce que vous lui avez été dévouée comme une mère...

—Ah! monsieur... je ne mérite pas... je ne suis qu'une domestique.

—Ce n'est rendre justice ni à vous, ni à elle, que de parler ainsi... Je sais votre conduite; je sais aussi que Mathilde l'apprécie comme elle le doit. Bonne et excellente femme que vous êtes... Mais que voulez-vous?

—Madame m'a priée de vous apporter ces papiers, ne voulant pas les confier au hasard de la poste. Elle m'a bien recommandé de vous dire encore, monsieur, qu'elle ne vous demande pas de lui répondre. Vous lirez cela... quand vous voudrez, m'a dit madame; elle sait...

—Bien... bien,—dit doucement le colonel, comme s'il eût voulu chasser un souvenir pénible; et il posa l'enveloppe sur la table.

—Et le coffret?—demanda-t-il à madame Blondeau.

—Madame m'a dit de vous prier de continuer à le garder.

Malgré l'accueil plein de bonté qu'il avait fait à madame Blondeau, on voyait que le colonel était sous le poids d'une distraction profonde; à peine eut-il prononcé ces dernières paroles, qu'il retomba dans sa rêverie.

Croisant ses deux bras sur sa poitrine, il baissa la tête et commença de marcher à pas lents, oubliant la présence de madame Blondeau. Celle-ci, n'osant dire un mot, se retira bientôt........

La lettre suivante était jointe à un assez volumineux manuscrit que madame Blondeau venait d'apporter au colonel de la part de Mathilde.

«Château de Maran, 13 avril 1838.

«Je ne sais pas, mon ami, si d'ici à bien longtemps vous aurez le courage d'ouvrir cette lettre.

«J'ai connu... j'ai aimé, oh! j'ai bien aimé celle que vous pleurez; je connais votre cœur, votre caractère; je sais ce que vous étiez pour elle, je sais ce qu'elle était pour vous: comment ne sentirais-je pas que votre désespoir est à tout jamais incurable?

«Mon ami, mon frère, vous n'avez plus ici-bas de cœur plus dévoué que le mien... Je n'ai jamais eu d'autre ami que vous... Vous le savez... si j'avais plus souvent écouté la voix sévère, inflexible, de votre sainte amitié, que de regrets amers j'aurais évités! Mais, dans cette lettre, ne parlons pas de moi... mais de vous, de vous... noble et grand cœur; de vous, l'idéal de la bonté humaine.

«Vous souffrez, mon ami! vous souffrez d'un chagrin désespéré! Plus vous creusez cet abîme, plus il devient profond, plus ses ténèbres augmentent!

«Il y a un an, lorsque j'ai su l'épouvantable catastrophe, je suis tombée à genoux; j'ai prié pour elle, j'ai surtout prié pour vous... vous lui surviviez!

«Je n'ai pas un instant alors songé à vous écrire, à vous voir... Il est de ces malheurs que la vanité des consolations irrite et exaspère encore.

«Vous avez tout quitté pour venir près des restes chéris d'Emma, mener une vie froide et muette comme sa tombe.

«C'est une chose à la fois étrange et magnifique, mon ami, que de voir combien les grands caractères, grands par le courage, grands par le cœur, prévoient sûrement ce qu'ils doivent ressentir.

«Il y a trois ans, Emma vous disait: «Si vous me perdiez, que deviendriez-vous?» Je vous entends encore, mon ami, lui répondre avec ce sourire qui n'appartient qu'à vous et sans cacher les larmes qui vous vinrent aux yeux:—«J'irais où vous seriez, je vivrais dans l'isolement... je ne me consolerais jamais... Peut-être n'aurais-je pas le courage de revoir Mathilde... notre amie.... notre sœur...»

«Ces simples paroles, dites par tout autre, n'auraient semblé que tristes ou exagérées... dites par vous elles avaient un caractère de vérité désolante.

«Emma et moi nous fondîmes en larmes, aussi effrayées que si la main de Dieu nous eût en ce moment dévoilé l'avenir.

«A cette terrible promesse, non plus qu'à toutes celles que vous aviez faites, mon ami, vous n'avez pas manqué.

«Je vous envoie ces papiers en toute confiance, sans crainte d'être importune; quand vous lirez cette lettre, c'est que vous vous sentirez le courage de penser à moi, qui étais si souvent avec elle.

«Ce ne sera pas une preuve que votre désespoir s'affaiblit... Hélas! non... ce sera au contraire avec une sorte de joie cruelle que vous croirez aviver encore vos blessures déjà si douloureuses, en cherchant parmi ces pages celles qui parlent d'Emma.

«Peut-être... d'ici à bien longtemps... ne lirez-vous pas cela... Peut-être ne le lirez-vous jamais... Alors... mon ami... vous recommanderez ces papiers à la fidélité de Stok, ainsi que le coffret que vous avez reçu... il y a deux mois... Je désire que tout soit anéanti.

«Si vous lisez l'écrit que je vous envoie, vous saurez pourquoi je vous ai envoyé ce coffret.

«Un remords éternel me poursuivra. Ce dépôt aurait pu vous être fatal... J'ai tout appris... Ce duel! Ah! Dieu m'est témoin que je croyais que personne au monde ne saurait que ces papiers étaient entre vos mains.

«Par quelle fatalité ce secret a-t-il été découvert? Par quelle fatalité votre vie... celle d'une personne que je ne puis plus accuser... ont-elles été compromises? C'est ce que je ne saurai sans doute jamais.

«Maintenant, un mot de moi, mon ami.

«Depuis longtemps, depuis une année surtout, j'ai été bien malheureuse. Comparer mes chagrins aux vôtres serait blasphémer; pourtant la vie m'a été lourde et pénible.... Lorsqu'il y a deux mois je suis venue dans cette retraite, où je finirai probablement mes jours, le souvenir du passé me causait un étourdissement douloureux.

«J'avais un tel besoin de calme, ou plutôt d'oubli de tout et de tous, que ce bruissement lointain du temps qui n'était plus m'était odieux.

«Alors j'ai fait cette réflexion bizarre:—On calme, on use des chagrins en les confiant. Peut-être en écrivant cette histoire de ma vie, me débarrasserai-je des souvenirs qui m'obsèdent, peut-être cette muette confession me rendra-t-elle le repos.

«J'ai pensé aussi que je trouverais une sorte de joie amère à revenir une dernière fois sur le passé, à y choisir quelques fleurs précieuses encore, quoique desséchées, à jeter le reste au vent de l'oubli... à pouvoir enfin épancher les indignations que ma fierté avait jusqu'ici toujours contenues...

«Je ne me suis pas trompée dans cette espérance, mon ami; ce loyal aveu de toute ma vie, nobles actions ou lâches erreurs, m'a soulagée; les fantômes dont s'effrayait mon imagination se sont évanouis.

«En jetant un coup d'œil désabusé sur les temps qui n'étaient plus, en faisant le compte de mes larmes, en calculant froidement ce qui les avait causées, le dédain a remplacé la douleur; à de cruelles agitations a succédé un calme morne et triste. J'ai dit le bien sans orgueil, le mal sans fausse humilité; je n'ai pas dénigré mes ennemis, je n'ai pas loué mes amis; j'ai dit leur conduite envers moi. J'ai jeté sur ma vie un regard juste, sévère comme celui d'un juge.

«Dans ma pensée, c'était à notre amie, à notre sœur, que je m'adressais; c'était à vous.

«Je me souvenais que bien des fois vous et elle m'aviez dit, dans ce temps si heureux: Racontez-nous donc quelques pages de votre cœur. Je me souvenais que ma franchise vous charmait, vous effrayait tour à tour.

«Si vous lisez ces pages, mon ami, vous ne m'aimerez pas plus, mais vous m'estimerez peut-être davantage.

«Maintenant mon but est rempli: mon cœur est vide, mais tranquille. Le passé me répond de l'avenir. C'est à vous que je dois le repos que je goûte... Jamais je n'eusse fait à d'autres ces confidences. Et ces confidences ont calmé de bien vives douleurs.

«Adieu, mon ami! adieu, mon frère! Souvenez-vous de Mathilde en lisant dans ces pages deux noms qui vivront toujours saintement unis dans mon cœur, comme ils l'ont été dans ce monde.

«Mathilde

FIN DE L'INTRODUCTION.


MATHILDE.


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME.


CHAPITRE PREMIER.

MADEMOISELLE DE MARAN.

Orpheline, j'ai passé mon enfance chez ma tante, mademoiselle de Maran, sœur de mon père.

J'ai été élevée par madame Blondeau, excellente femme, qui lors de ma naissance était au service de ma mère depuis fort longtemps.

Ma tante n'avait jamais voulu se marier; elle était contrefaite, infiniment spirituelle, et moqueuse à l'excès.

Malgré sa difformité, malgré sa laideur, malgré l'extrême petitesse de sa taille, il était difficile d'avoir une physionomie plus imposante ou plutôt plus altière que mademoiselle de Maran. Elle n'inspirait pas sans doute la respectueuse déférence que commandent toujours la noblesse des traits, le grand air ou l'affable dignité des manières; mais à son aspect on ressentait de la crainte et de la défiance de soi.

Mademoiselle de Maran n'avait jamais quitté mon père; vers le milieu de la révolution, elle avait émigré en Angleterre avec lui, après avoir partagé ses chagrins et ses dangers.

Malgré le mal que m'a fait ma tante, je ne puis m'empêcher de reconnaître qu'elle aimait tendrement son frère; mais l'amour des méchants porte aussi leur cruelle empreinte: on dirait qu'ils chérissent une personne pour avoir le prétexte d'en haïr cent; ils vous aiment, mais ils détestent ceux qui ont droit à votre affection ou qui vous témoignent de leur attachement.

Tel fut l'amour de ma tante pour mon père.

Elle le dominait d'ailleurs complétement par la hauteur et par la fermeté de son caractère. Il ne faisait rien sans la consulter. Elle lui donnait toujours des avis remplis de prévoyance, de finesse et d'habileté. Haïssant Napoléon autant que la révolution, connaissant intimement plusieurs membres du cabinet anglais, pressentant la chute de l'empire, vers 1812, elle avait engagé mon père à aller habiter près d'Hartwell et faire assidûment sa cour à Louis XVIII.

Elle-même vit souvent le roi, et lui plut par la vivacité caustique de son esprit, par la sûreté de son jugement et par la liberté de ses discours. Sachant le latin à merveille, elle faisait à ce prince des citations pleines d'à-propos et d'une flatterie d'autant plus délicate, qu'elle se cachait sous les dehors d'une brusquerie presque cynique.

Déliée, adroite, pénétrante, redoutée par sa méchanceté sarcastique, qui, ne craignant rien, s'attaquait à tout, mademoiselle de Maran se faisait une arme ou une défense de sa laideur, de sa difformité, de sa faiblesse, pour braver les hommes et les femmes. Elle s'immolait elle-même au ridicule, pour avoir le droit d'y sacrifier les autres sans pitié. Elle usait avec un art infiniment dangereux des secrets qu'elle savait toujours surprendre aux étourdis ou aux gens sans défiance pour dominer plus tard les dupes de son astuce; connaissant le point vulnérable de chacun, elle ne reculait devant aucune raillerie, si amère qu'elle fût, suppliant à son tour qu'on ne l'épargnât pas.

Elle affectait ordinairement une certaine familiarité de langage qui approchait fort de la vulgarité. Je lui ai entendu dire qu'ayant passé une partie de sa jeunesse à Ponchartrain, chez la vieille madame de Maurepas (lors de l'exil de M. de Maurepas dans cette terre), elle avait contracté là cette habitude de se servir d'expressions communes, habitude très à la mode sous la régence, et qui s'était perpétuée chez quelques personnes à la cour jusqu'à la fin du règne de Louis XV.

L'on ne doit pas s'étonner de rencontrer çà et là dans mon récit les traces d'un langage qui, de nos jours, semblerait très-choquant. Je n'ai voulu rien altérer de ce qui pouvait rendre plus vraie la physionomie de mademoiselle de Maran.

Louis XVIII, qui aimait la cruauté dans l'épigramme et la crudité dans la plaisanterie, se plaisait assez à l'entretien de ma tante et disait: «On est avec elle plus à son aise qu'avec un homme et moins gêné qu'avec une femme.»

En 1812, le marquis de Maran, mon père, avait environ quarante ans. Plusieurs fois il avait voulu se marier; mais sa sœur, qui craignait de perdre l'empire qu'elle possédait sur lui, avait rompu ses différents projets de mariage, soit par des calomnies adroitement répandues sur les jeunes filles qu'on proposait à M. de Maran, soit en lui prêtant à lui-même un caractère à la fois si violent et si dissimulé, que bien des pères ne voulaient plus entendre parler d'une union avec un pareil gendre.

M. de Maran vit ma mère; elle était si belle, d'un naturel si charmant, d'un esprit si enchanteur, qu'il en devint passionnément épris, épris à ce point, qu'il annonça en même temps à sa sœur et son amour et sa résolution de se marier.

Fille d'un émigré, le baron d'Arbois, ancien lieutenant général des armées du roi, ma mère était pauvre et merveilleusement belle.

Avare et difforme, mademoiselle de Maran méprisait la pauvreté et abhorrait la beauté. Elle mit tout en œuvre, prières, menaces, larmes, railleries, perfidies, pour détourner mon père de sa détermination. Il fut inflexible; il épousa ma mère.

On comprend la rage, la haine de ma tante contre elle. Pour la première fois de sa vie, mon père secouait le joug de son impérieuse sœur. En femme habile, celle-ci dissimula ses ressentiments. Devant mon père, elle fut d'abord froidement polie pour sa belle sœur; peu à peu elle sembla s'humaniser, fit quelques concessions apparentes; mais comme elle n'avait pas cessé d'habiter avec M. de Maran, elle reprit bientôt son premier empire.

L'âge, l'esprit sarcastique et hautain de mademoiselle de Maran, imposaient beaucoup à ma mère, femme d'une bonté d'ange et d'une douceur que sa timidité pouvait seule égaler.

Mon père la traitait en enfant gâtée, et réservait toutes les questions sérieuses pour mademoiselle de Maran.

Celle-ci ne se contraignit plus; elle fit bientôt expier à ma mère par des chagrins de chaque jour la fatale union qu'elle avait contractée.

Mon père, le meilleur des hommes, était malheureusement d'un caractère faible, quoique rempli de droiture, de générosité. Il aimait sa femme, sans doute, mais il ressentait pour sa sœur autant d'attachement que de vénération, et il la considérait comme le guide le plus sûr, le plus précieux qu'il pût avoir.

Après la première année du mariage de mon père, l'influence de mademoiselle de Maran, un moment balancée, redevint plus absolue que jamais. Ma mère commença de s'apercevoir avec douleur qu'elle n'avait jamais eu la confiance de mon père.

Rien ne se faisait sans l'initiative ou sans l'approbation de ma tante. Deux ou trois fois, ma mère essaya d'être maîtresse chez elle, et se plaignit à son mari des empiétements de mademoiselle de Maran; il s'ensuivit des scènes cruelles.

Mon père déclara nettement à ma mère qu'il n'entendait jamais sacrifier l'affection fraternelle à un sentiment très-vif sans doute, mais qui ne datait que d'un an ou deux, tandis que le premier avait commencé et devait finir avec sa vie.

De ce jour, profondément blessée, trop fière pour se plaindre, trop timide pour oser lutter avec sa belle-sœur, ma mère se résigna et fut complétement sacrifiée à mademoiselle de Maran.

Les événements qui suivirent les désastres de 1813, en mettant mon père à même de satisfaire ses vues ambitieuses, augmentèrent encore l'influence de mademoiselle de Maran. Grâce aux relations qu'il avait dès longtemps nouées avec Louis XVIII, d'après le conseil de sa sœur, M. de Maran fut chargé de plusieurs missions très-délicates auprès des cours de Vienne et de Berlin.

Il tint sa sœur au courant de ses négociations. Elle était véritablement capable de prendre part aux affaires politiques les plus importantes. Ses avis furent très-utiles à mon père, et les missions qui lui avaient été confiées eurent les plus heureux résultats. En 1814, il fut largement et glorieusement récompensé de ses services par une très-haute position dans les conseils de Louis XVIII, qu'il suivit plus tard à Gand, et avec lequel il revint en France.

J'étais née en 1813, pendant le voyage de mon père en Allemagne. Cet événement, qui aurait peut-être pu redonner à ma mère quelque empire sur son mari, s'il eût été près d'elle, n'apporta qu'un bien léger changement dans leurs relations déjà si refroidies.

Plus la fortune de mon père s'élevait, plus la domination de mademoiselle de Maran grandissait, plus le sort de ma mère devenait pénible.

Le salon de mon père était devenu un salon politique dont mademoiselle de Maran faisait seule les honneurs.

Ma mère, jeune femme de dix-huit ans, avait une antipathie profonde pour les affaires d'État, qui ne l'intéressaient pas. Elle préférait la musique et la poésie à l'aridité des discussions diplomatiques, auxquelles elle ne voulait ni ne pouvait prendre part.

Mademoiselle de Maran, au contraire, semblait là dans son centre. En rencontrant plus tard dans le monde d'autres femmes politiques, je me suis convaincue qu'elles se ressemblent toutes. C'est une race bâtarde qui a les passions ambitieuses, égoïstes des hommes, et qui ne possède aucune des qualités, des grâces de la femme; stérilité d'esprit, sécheresse et impuissance de cœur, dureté de caractère, prétentions au savoir ridiculement exagérées, voilà ce qui les distingue. En un mot, les femmes politiques tiennent du maître d'école et de la marâtre, et quoique mariées, elles ressemblent toujours à de vieilles filles......

. . . . . . . . . .

Peu à peu, ma mère prétexta de sa santé pour se retirer du monde, où se plaisait tant sa belle-sœur. Elle concentra sur moi toute sa tendresse; elle m'aima comme le seul refuge de ses chagrins, comme son unique consolation, comme son unique espérance.

Son cœur était si généreux, si bon, que jamais elle ne se permit une plainte, un reproche envers mademoiselle de Maran.

Mon père fut élevé à la pairie.

Un dernier, un mortel chagrin était réservé à ma mère; elle s'aperçut que la tendresse de mon père pour moi s'affaiblissait de plus en plus; il m'accordait quelques caresses rares et distraites, en disant avec regret, dans son orgueil de patricien héréditaire: «Quel dommage que ce ne soit pas un garçon!»

Bientôt, à la froideur que mon père me témoignait succéda une complète indifférence.

Ma mère ne put supporter ce nouveau coup; elle languit quelques mois encore, et mourut.

J'ai bien souvent et bien amèrement pleuré, en entendant ma gouvernante me raconter les derniers moments de la meilleure des mères, les terreurs que lui inspirait mon avenir, ses craintes, hélas! trop justifiées, de me voir tomber entre les mains de mademoiselle de Maran.

Ma mère connaissait la faiblesse de mon père. Elle fit jurer à ma gouvernante de ne jamais me quitter. Elle fit aussi promettre à mon père de la conserver près de moi.—«Hélas! je ne le prévois que trop, ma pauvre Mathilde n'aura que vous au monde,—dit ma mère à Blondeau.—Ne l'abandonnez pas.»

Ses dernières paroles à mon père furent sévères, touchantes, solennelles. «Je meurs bien jeune, j'ai beaucoup souffert, je ne me suis jamais plainte, je pardonne tout; mais vous répondrez à Dieu du sort de mon enfant...»

Un an environ après la mort de ma mère, mon père, ayant accompagné monsieur le dauphin à la chasse, fit une chute de cheval. Les suites de cet accident furent mortelles. Je le perdis.

A l'âge de quatre ans je restai orpheline, confiée aux soins de ma tante, ma plus proche parente.

Il faut être juste envers mademoiselle de Maran, elle aimait son frère autant qu'elle pouvait aimer. Sa conduite envers ma mère lui avait été dictée par une jalousie d'affection poussée jusqu'à la haine.

Mademoiselle de Maran regretta profondément mon père, ses larmes furent amères, son désespoir concentré, mais violent. Son caractère devint encore plus atrabilaire, son esprit plus incisif, sa méchanceté plus impitoyable.

Je ressemblais trait pour trait à ma mère. Oubliant que j'étais l'enfant de son frère bien-aimé, ma tante ne voyait en moi que la fille d'une femme qu'elle avait abhorrée; je devais aussi hériter de son aversion pour ma mère.

. . . . . . . . . .

Pendant mon enfance, mademoiselle de Maran fut presque continuellement pour moi un sujet d'effroi; son visage long, maigre, bistre, ses traits fortement caractérisés, paraissaient encore plus durs à cause d'un tour de faux cheveux noirs qui cachaient à demi son front aplati comme celui d'une couleuvre. Elle avait des sourcils gris très-épais, les yeux bruns, petits et perçants.

Elle portait en toute saison une robe de soie carmélite et un chapeau de même couleur et de même étoffe, dont elle se coiffait toujours, même le matin dans son lit, où elle avait coutume de déjeuner, d'écrire ou de lire, enveloppée d'un manteau de lit, aussi de soie carmélite, ainsi qu'on en portait avant la révolution.

Lorsque chaque jour il s'agissait d'entrer chez ma tante, j'étais saisie d'un tremblement involontaire; les pleurs me suffoquaient.

Pour me décider à me rendre auprès de mademoiselle de Maran, il fallait toute la tendresse de ma pauvre Blondeau. Elle m'avait avertie que si je continuais à montrer cette frayeur, elle serait forcée de me quitter. A cette menace, je surmontais mes craintes, j'étouffais mes pleurs, je serrais la main de Blondeau dans mes petites mains, et nous partions pour ces redoutables entrevues.

Il fallait traverser un premier salon où se tenait habituellement le maître d'hôtel de ma tante, appelé Servien.

Cet homme partageait avec le chien-loup de mademoiselle de Maran, appelé Félix, mon insurmontable aversion. Servien avait presque la moitié du visage envahie par une abominable tache de vin, une bouche énorme, de grandes mains velues. Il me faisait l'effet d'un ogre véritable.

Enfin, la porte de la chambre à coucher de mademoiselle de Maran s'ouvrait, je me cramponnais à la robe de Blondeau, et je m'approchais en tremblant du lit de ma tante.

Ma terreur n'était pas sans cause, car Félix, petit chien-loup blanc, à oreilles pointues, sortait aussitôt de dessous la courte-pointe, et me montrait en grondant deux rangées de dents aiguës.

Plusieurs fois il m'avait mordue jusqu'au sang. Pour toute réprimande, ma tante lui avait dit d'une voix doucement grondeuse, et en me jetant un coup d'œil irrité:—Eh bien! eh bien! petit fou; voulez-vous bien laisser cette enfant! Vous voyez bien qu'elle ne veut pas jouer avec vous.

Mademoiselle de Maran était fort instruite, et se tenait très au courant des affaires politiques. Je la trouvais, selon son habitude, dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, lisant ses journaux ou quelque grand in-folio soutenu par un pupitre. Elle m'accueillait toujours avec une réprimande ou un sarcasme.

Ces scènes se sont tellement renouvelées, elles m'ont laissé une impression si profonde, qu'elles me sont encore présentes dans leurs moindres détails. J'y insiste, parce que la crainte incessante dont j'étais dominée pendant mon enfonce a eu sur le reste de ma vie une puissante influence.

Je vois encore la chambre de mademoiselle de Maran.

Au fond de son alcôve, drapée de damas rouge sombre, était un grand christ d'ivoire, surmonté d'une tête de mort aussi en ivoire, le tout se détachant sur un encadrement de velours noir.

Cette pieta n'était qu'une apparence, qu'une sorte de manifestation toute de convenance, je crois, car je ne me souviens pas d'avoir vu ma tante aller à la messe.

Presque tous les carreaux des fenêtres étaient couverts de fragments de vitraux coloriés. Il y avait surtout une Décollation de saint Jean-Baptiste qui m'a bien longtemps poursuivie dans mes rêves enfantins.

Sur le marbre du secrétaire de laque rouge, on voyait dans deux cages de verre le père et l'arrière-grand-père de Félix supérieurement empaillés.

L'air méchant et prêts à mordre, ces espèces de fantômes immobiles, avec leurs yeux d'émail brillant, me causaient peut-être encore plus d'effroi que leur rejeton.

Il y avait pour moi quelque chose de surnaturel dans la vue de ces animaux sous verre, qui ne bougeaient pas, qui ne mangeaient pas, et qui me montraient toujours leurs dents.

Plusieurs vieux portraits se détachaient sur la boiserie grise: l'un représentait ma grand'tante, anciennement abbesse des Ursulines de Blois, figure froide, sévère, et pâle comme le bandeau de toile blanche qui ceignait son front et ses joues.

Les autres portraits me frappaient moins. C'étaient plusieurs de nos parents en costume de cour ou de guerre, appartenant aux siècles passés.

Enfin la cheminée était ornée de deux hideuses chimères vertes en porcelaine de Chine. Ces monstres étaient toujours en mouvement au moyen d'un balancier caché, qui faisait en outre remuer leurs yeux rouges d'une manière effrayante.

Que l'on se figure une pauvre enfant de cinq ou six ans au milieu de ces mystérieux prodiges, et l'on concevra mon épouvante.

Mais, hélas! ce n'était que le prélude de bien d'autres tourments. Il s'agissait, malgré les abois et les dents de Félix, de m'asseoir sur le lit de ma tante et de me laisser embrasser par elle.

Mademoiselle de Maran prenait du tabac en profusion, et l'odeur du tabac m'était insupportable. Pourtant, malgré la peur et la répugnance que m'inspirait ma tante, je me sentais touchée des marques d'affection qu'elle voulait me donner. Je faisais des efforts inouïs pour surmonter mon effroi, et souvent je ne pouvais y parvenir.

J'ai su plus tard (et la conduite de mademoiselle de Maran ne m'a que trop prouvé son aversion) que ce n'était pas par tendresse, mais pour s'amuser de ma frayeur qu'elle me faisait subir son baiser de chaque matin.

Une scène entre autres m'a laissé un souvenir ineffaçable. Elle fera juger du caractère de ma tante.

Un jour on m'amena auprès d'elle.

Était-ce pressentiment, hasard? Jamais elle ne m'avait paru plus méchante... Je n'osais en approcher. Je baissais tellement la tête, que les longues boucles de mes cheveux me tombaient sur le visage.

Enfin Blondeau me mit sur le lit de mademoiselle de Maran.

Celle-ci me prit rudement par le bras, en s'écriant avec aigreur:

—Mon Dieu! que cette petite a l'air stupide avec ses grands yeux hébétés et ses cheveux qui lui tombent sur le front! Allons, allons, il faut lui couper ces cheveux-là, tout en rond, comme ceux d'un garçon.

Madame Blondeau, qui depuis m'a raconté tous ces détails, joignit les mains et s'écria:

—Sainte Vierge! mademoiselle! ce serait un meurtre de couper les beaux cheveux blonds de Mathilde! ils lui descendent jusqu'aux pieds.

—Eh bien! justement, c'est pour qu'elle ne marche pas dessus.. Finissons... des ciseaux.

—Ah! mademoiselle!—s'écria Blondeau les larmes aux yeux,—je vous en supplie, ne faites pas cela... Que mademoiselle me permette de lui dire... ce serait presque une impiété... un sacrilége.

—Qu'est-ce que c'est?... qu'est-ce que c'est?—demanda ma tante de sa voix impérieuse et perçante, qui faisait tout trembler autour d'elle.

—Oui, mademoiselle,—répondit ma gouvernante d'une voix émue,—madame la marquise... m'a recommandé de ne jamais couper les cheveux de sa fille. On ne les lui avait jamais coupés à elle-même... Pauvre madame... Elle les avait si beaux!... C'est pour cela qu'elle m'a fait cette recommandation avant... avant de mourir,...—dit l'excellente femme, et elle se mit à fondre en larmes.

—Vous êtes une impertinente et une vilaine menteuse! Ma belle-sœur n'a jamais dit une telle sottise... Des ciseaux, et finissons.

Ma tante dit ces mots: Ma belle-sœur, avec un accent d'ironie si amère, que plus tard j'avais toujours le cœur serré quand je lui entendais prononcer ces paroles.

Mademoiselle de Maran semblait tellement irritée, qu'il se serait agi de ma vie que je n'aurais pas été plus épouvantée.

D'une main elle me tirait à elle, en me serrant le bras dans ses longs doigts maigres et durs comme du fer; de l'autre, elle ôtait mon peigne, afin de dérouler mes cheveux, qui couvrirent bientôt mes épaules.

La terreur me rendit muette, je n'eus pas la force de crier.

—Mademoiselle! mademoiselle! dit Blondeau en tombant à genoux,—au nom du ciel! ne faites pas cela; il en arrivera malheur à Mathilde! C'est désobéir aux volontés de sa mère mourante, mademoiselle!

—Me donnerez-vous ou non des ciseaux, sotte bête que vous êtes?

—Mais, mon Dieu!... mon Dieu!... Mademoiselle!

Sans lui répondre, ma tante sonna.

Servien parut.

—Servien, apportez ici vos grands ciseaux d'office.

—Oui, mademoiselle,—dit Servien.

Il sortit.

—Mademoiselle,—s'écria ma gouvernante avec énergie,—je ne suis qu'une pauvre domestique, vous êtes la maîtresse ici, mais je me ferais tuer plutôt que de laisser toucher aux cheveux de mon enfant.

Et ma gouvernante s'avança sur le lit pour m'arracher des mains de ma tante.

Félix, excité par ce mouvement, se jeta sur Blondeau et la mordit à la joue.

—Ah! la méchante bête!—s'écria-t-elle dans sa colère. Elle prit Félix par le cou et le jeta rudement au milieu du parquet.

Le chien poussa des cris lamentables; je sentis les ongles de ma tante s'enfoncer dans mon épaule nue.

—Sortez d'ici! sortez d'ici, malheureuse!—dit-elle à Blondeau. Puis, voyant Servien entrer:

—Mettez cette insolente à la porte,—ajouta-t-elle,—et venez tenir cette petite, que je lui coupe les cheveux.

—Mademoiselle, pardon! pardon!... j'ai eu tort, je me suis oubliée; mais ayez pitié de Mathilde!... Grâce pour ses beaux cheveux, grâce! Et puis enfin, mademoiselle, la main de sa mère mourante les a touchés... c'est sacré cela!

—Un mot de plus, et je vous chasse... entendez-vous?—lui dit ma tante.

Cette menace frappa Blondeau de stupeur. Elle savait mademoiselle de Maran capable de tenir sa parole. Avant tout, elle craignait de me quitter; elle se résigna au sacrifice.

Toute ma vie je me souviendrai de cette scène. Elle semble puérile; mais pour moi elle était horrible.

Servien, avec sa figure moitié lie de vin, tenait ses grands ciseaux ouverts. Je crus qu'il voulait me tuer... Je poussai des cris perçants.

—Prenez-la donc dans vos bras!—dit ma tante à cet homme,—et tenez-la bien; en se débattant elle se ferait blesser.

Hélas! je ne songeais plus à me débattre, j'avais presque perdu tout sentiment.

Blondeau se cachait la figure en sanglotant; Servien me prit dans ses grosses mains.

Je fermai les yeux, je frissonnai au froid de l'acier sur mon cou; j'entendis le grincement des ciseaux... et je sentis mes cheveux tomber tout autour de moi.

L'exécution finie, ma tante dit à Servien en riant de toutes ses forces:

—Maintenant, elle a l'air d'un affreux petit enfant de chœur... Allons... allons... Servien, appelez une de mes femmes, qu'elle vienne les balayer, ces beaux cheveux!

Blondeau demanda en tremblant la permission de les ramasser et de les garder.

Ma tante le permit, et lui ordonna de m'emmener.

Au moment où je quittai sa chambre, mademoiselle de Maran me fit venir auprès d'elle, me regarda un moment encore, et s'écria en éclatant de rire de nouveau:

—Mon Dieu! que cette petite est donc laide ainsi!

Une fois rentrée dans l'appartement que j'occupais avec Blondeau, celle-ci me prit dans ses bras et me couvrit de larmes et de baisers.

J'avais ressenti une telle frayeur à la vue des grands ciseaux de Servien, que le dénoûment de cette scène me parut presque heureux. Je ne partageais pas le culte et l'admiration de ma gouvernante pour ma chevelure; j'avoue même que je fus assez contente de pouvoir courir dans le jardin sans être obligée d'écarter à chaque instant mes cheveux de mon front.

J'avais seulement été frappée de ces dernières paroles de ma tante:

—Que cette petite est laide ainsi!

Je priai ma gouvernante de me porter devant une glace. Je me trouvai une figure si singulière, qu'au grand chagrin de Blondeau je me mis aussi à rire aux éclats.

Plus tard, j'ai pu m'expliquer la singulière conduite de mademoiselle de Maran. Elle avait toujours ressenti une antipathie, une aversion profonde pour tout ce qui était beau; et sans vanité, mon ami, ou plutôt selon l'attachement aveugle de ma gouvernante, étant enfant j'étais charmante. Puis, ma tante avait toujours détesté ma mère. Plus tard, hélas! je fis à ce sujet de bien cruelles découvertes.


CHAPITRE II.

LE PROTECTEUR.

J'atteignis l'âge de sept ans. L'aversion de mademoiselle de Maran pour moi semblait augmenter chaque jour. Il n'est pas de petites tortures qu'elle ne se plût à m'infliger.

Ainsi l'on m'avait toujours servi à dîner chez ma gouvernante, ma tante voulut me faire dîner à table à côté d'elle; sa tabatière me causait un horrible dégoût; elle la mettait ouverte auprès de mon assiette; si quelques mets me répugnaient, on m'en servait tous les jours; si je ne pouvais surmonter mon dégoût, pour me punir, mademoiselle de Maran faisait placer mon assiette dans la niche de Félix, et, malgré mon effroi, j'étais condamnée à aller chercher cette nourriture à genoux et à la manger à genoux.

Ma tante avait remarqué que la présence de ma bonne Blondeau me donnait le courage de tout souffrir sans pleurer; elle lui défendit de rester auprès de moi pour me servir. Le maître d'hôtel, Servien, fut chargé de ce soin, et cet homme m'inspirait autant de dégoût que de frayeur.

Ce que j'ai maintenant peine à concevoir, c'est comment ma tante, malgré ses occupations, malgré la réelle supériorité de son esprit, pouvait mettre autant de calcul, autant de persévérance à tourmenter une enfant.

Rien n'était donné au hasard. Sa conduite envers moi était réfléchie, étudiée.

Peu à peu je m'endurcis à la douleur. La souffrance éveilla en moi le besoin de la vengeance. J'observai que plus je pleurais, plus ma tante riait ou semblait satisfaite.

Après des efforts inouïs pour me contraindre et pour cacher mes larmes, j'y réussis. J'éprouvai une grande joie en voyant l'étonnement, le dépit de ma tante.

Elle redoubla ses duretés, je redoublai de courage et de dissimulation.

Je frémis quelquefois encore en songeant à cette lutte ouverte entre une enfant abandonnée et une femme telle que mademoiselle de Maran, lutte dans laquelle je finis par avoir l'avantage, car la méchanceté de ma tante ne pouvait dépasser certaines limites.

Toute la maison tremblait devant elle, aussi ma gouvernante était-elle en butte à mille petites vexations de chaque jour. Il a véritablement fallu à cette excellente femme un dévouement plus qu'héroïque pour surmonter tant de dégoûts. Deux fois ma tante voulut m'en séparer; mais je tombai si gravement malade, qu'elle dut renoncer à toute nouvelle tentative à ce sujet.

Je ne sais si c'était de la part de ma tante résolution arrêtée ou insouciance, mais à sept ans je n'avais encore eu aucun professeur.

Ma gouvernante m'avait appris à lire et à écrire; elle me faisait dire mes prières, mon catéchisme; je recevais enfin, grâce à l'attachement presque maternel de cette bonne créature, l'éducation qu'une personne de sa classe aurait donnée à sa fille.

Les enfants ne se trompent jamais sur les sentiments et sur les caractères de ceux qui les entourent.

Leur pénétration confond; quand ils se voient aimés, ils savent avec une incroyable habileté assurer leur empire.

Autant j'étais craintive et taciturne avec mademoiselle de Maran, autant j'étais gaie, turbulente, despotique avec ma gouvernante.

Jamais elle ne résistait à mes volontés les plus extravagantes, à moins que ma santé ne fût en question. Elle m'idolâtrait, m'accablait de louanges sur ma beauté, sur mon esprit, sur ma gentillesse.

Je passais ainsi mon enfance, entre les sarcasmes ou les duretés de ma tante, et les flatteries aveugles de Blondeau.

Mon caractère devait participer de ces influences diverses.

J'étais tour à tour orgueilleuse ou humble à l'excès, rayonnante de bonheur ou navrée d'amertume, je ressentais enfin la haine et l'amour à un point inconcevable pour mon âge. J'étais presque heureuse des cruautés de ma tante, parce qu'elles m'offraient le moyen de la braver, de la dépiter par mon sang-froid.

Elle se vengeait en me persuadant avec un art infini que j'étais laide et sotte.

Je retenais mes larmes, je courais auprès de ma gouvernante, et j'éclatais en sanglots. Alors, pour me consoler, la pauvre femme me faisait les louanges les plus outrées, auxquelles je finissais par croire.

De là sans doute mes ressentiments toujours extrêmes, de là mon impuissance à accepter plus tard ces mezzo termine, si fréquents dans la vie.

L'âge n'a d'ailleurs jamais modifié chez moi cette étrange façon de me juger. Au lieu de choisir un milieu raisonnable entre deux exagérations, au lieu de ne me croire ni tout à fait inférieure, ni tout à fait supérieure aux autres, j'ai vécu dans de continuelles alternatives de confiance insolente ou de défiance accablante.

Les triomphes passés ne m'empêchaient pas plus d'être parfois d'une humilité ridicule, que les humiliations souffertes ne m'empêchaient d'être glorieuse jusqu'au dédain.

Du premier mot, du premier regard j'étais dominée ou je dominais, et cela, dans les relations les plus ordinaires de la vie. Il y a des personnes vraiment redoutées et redoutables, devant qui les plus hardis tremblaient, auxquelles j'ai toujours complétement imposé, tandis que des gens de la plus grande insignifiance prenaient sur moi un empire absolu.

Je devais encore conserver de mon éducation première l'habitude, la volonté de dissimuler mes chagrins ou mes souffrances, et de me venger du mal qu'on me faisait par une apparence de dédaigneuse insensibilité.

. . . . . . . . . .

Je n'avais pas encore sept ans, je crois, lorsque mon éducation fut tout à fait changée. Les événements qui amenèrent cette révolution sont restés très-présents à mon souvenir.

On m'avait abandonnée aux soins de ma tante, d'après l'avis de mon tuteur, le baron d'Orbeval, parent assez éloigné de mon père, que je voyais fort rarement.

Lorsqu'il venait chez mademoiselle de Maran, on m'envoyait chercher, on me faisait quitter le sarrau plus que modeste dont ma tante voulait toujours que je fusse vêtue. On m'habillait avec un peu plus de soin que de coutume, et on m'amenait devant mon tuteur.

C'était un grand vieillard blême, à figure de fouine, à perruque blonde très-frisée; il portait un abat-jour de soie verte et une douillette de soie puce tout usée: il était conseiller à la cour de cassation, et d'une sordide avarice.

Quand j'arrivais auprès de lui, il me regardait d'un air sévère et me demandait si j'étais bien sage.

Ma tante se chargeait ordinairement de répondre que j'étais volontaire, stupide et paresseuse.

Mon tuteur me donnait alors une chiquenaude très-sèche sur la joue, en me disant:

—Mademoiselle Mathilde, mais c'est très-mal!... très-mal!... Si cela continue, on vous enverra avec les petites filles des pauvres.

Je fondais en larmes, et Blondeau m'emportait.

J'étais restée trois ou quatre mois sans être présentée à mon tuteur, lorsqu'un jour je vis entrer dans ma chambre un homme jeune encore que je ne connaissais pas.

Dès qu'il parut, Blondeau s'écria en joignant les mains avec une expression de surprise et de bonheur:

—Mon Dieu!... c'est vous, c'est vous! monsieur de Mortagne!!...

Celui-ci, sans répondre à ma gouvernante, me prit dans ses bras, me regarda en silence, avec une sorte d'avide curiosité; puis, après m'avoir tendrement embrassée, il me remit à terre, et dit en essuyant une larme: Comme elle lui ressemble!... comme elle lui ressemble!!

Et il tomba dans une sorte de rêverie.

La figure de cet étranger me semblait si bienveillante, malgré la sévérité de ses traits; il m'avait paru si ému en me contemplant; sa présence paraissait faire tant de plaisir à Blondeau, que je me rapprochai de lui sans crainte.

C'était un cousin germain de ma mère. Depuis plusieurs années il voyageait, et arrivait seulement en France.

M. le comte de Mortagne passait pour un homme, très-étrange. Il avait servi, et vaillamment servi sous l'empire. Depuis, l'on ne pouvait s'expliquer sa vie continuellement nomade. Il avait parcouru les deux mondes. On le disait doué d'une instruction prodigieuse, d'un caractère de fer, d'un courage à toute épreuve; mais sa franchise, presque brutale, lui avait concilié peu d'amis.

Il avait aimé ma mère comme le plus tendre des frères.

Plusieurs fois il avait tâché de faire comprendre à mon père tout le prix du trésor qu'il négligeait pour suivre les conseils ambitieux de mademoiselle de Maran; aussi ma tante avait-elle pris M. de Mortagne dans une aversion profonde; mais, comme membre de mon conseil de famille, et chargé comme tel de veiller à mes intérêts, il, se trouvait quelquefois forcément rapproché de mademoiselle de Maran.

Depuis quatre ans il voyageait dans l'Inde. Sa première visite, en arrivant à Paris, avait été pour moi. Il ne pouvait se lasser de me regarder, de m'admirer, de me louer! Il accablait Blondeau de questions.

Étais-je heureuse?

Recevais-je l'éducation que je devais recevoir?

Quels étaient mes maîtres?

A sept ans, je devais savoir bien des choses, j'avais l'air si intelligente! je devais avoir bien profité de l'instruction qu'on m'avait donnée!

Ma pauvre gouvernante osait à peine répondre. Enfin elle avoua en pleurant la vérité... Le peu que je savais, c'était elle qui me l'avait appris. Mademoiselle de Maran devenait de plus en plus dure et injuste envers moi. Je n'avais aucun des plaisirs de mon âge; et ce qui surtout exaspérait Blondeau, je n'étais jamais vêtue comme devait l'être la fille de madame la marquise de Maran.

A chaque parole de ma gouvernante, l'indignation de M. de Mortagne augmentait.

C'était un homme de haute taille, toujours vêtu avec négligence. Quoiqu'il eût quarante ans à peine, son front était chauve; par une mode qui semblait à cette époque des plus bizarres, il portait sa barbe longue comme quelques personnes la portent aujourd'hui.

La brusquerie de ses manières, la hardiesse militaire de ses paroles, sa physionomie singulière et presque sauvage, l'avaient fait surnommer dans le monde le paysan du Danube.

Il appartenait à l'opinion libérale la plus avancée de cette époque, et il ne cachait en rien sa manière de voir, quoique des personnes bienveillantes pour lui l'eussent engagé à plus de modération.

Quand il le voulait, il dissimulait la plus mordante ironie sous une apparence de bonhomie naïve; mais ordinairement son langage était âpre, rude et presque brutal.

Lorsque ma gouvernante eut exposé à M. de Mortagne la manière dont j'étais élevée par ma tante, la figure de mon cousin, hâlée par le soleil de l'Inde, devint pourpre de colère; il marcha quelques moments avec agitation; puis, me prenant brusquement dans ses bras, il se dirigea vers l'appartement de mademoiselle de Maran en s'écriant:

—Ah! c'est ainsi qu'elle traite l'enfant de ma pauvre cousine... Je vais lui dire deux mots, moi! et de ma grosse voix, encore!

—Mais, monsieur le comte, prenez garde... dit ma gouvernante en le suivant d'un air effrayé.

—Soyez tranquille, madame Blondeau, je ne m'intimide pas pour si peu! J'ai écrasé du pied des bêtes encore plus malfaisantes que mademoiselle de Maran.—Et il m'embrassa deux fois en me disant:—Pauvre petite, ton sort va changer.

Jamais je n'oublierai la joie que je ressentis en devinant que mon protecteur allait me venger des méchancetés de ma tante.

Dans mon ravissement, dans ma reconnaissance, j'entourai de mes bras le cou de M. de Mortagne, et, croyant lui rendre un important service, je lui dis tout bas:

—Il n'y a pas que ma tante qui soit méchante, monsieur, il y a aussi son chien Félix; il faudra bien prendre garde à vous, car il mord jusqu'au sang.

—S'il me mord, ma petite Mathilde, je le jetterai par la fenêtre,—dit M. de Mortagne en m'embrassant encore.

M. de Mortagne me parut un héros; je ressentis pour la première fois l'ardeur de la vengeance.

Servien était, selon son habitude, dans le salon d'attente qui précédait la chambre à coucher de sa maîtresse.

M. de Mortagne, suivi de Blondeau, allait ouvrir la porte; le maître d'hôtel se leva et dit:

—Je ne sais pas, monsieur, si mademoiselle est visible.

M. de Mortagne, sans lui répondre, le repoussa du coude, et entra chez ma tante.

Assise dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, selon son habitude, elle lisait ses journaux.

L'entrée de M. de Mortagne fut si brusque, si bruyante, que Félix, alarmé, sortit vivement de sa niche, et se jeta résolument aux jambes de mon protecteur.

—Prenez garde, prenez garde, voilà le méchant chien,—lui dis-je tout bas.

—Voilà pour lui!—et d'un coup de pied mon vengeur envoya Félix rouler sous le lit.

Aux hurlements de son favori, ma tante, déjà très-irritée de l'entrée de M. de Mortagne, qu'elle détestait, s'écria aigrement:

—Mais, monsieur, cela n'a pas de nom!... Qu'est-ce que cela veut dire? Entrer chez moi comme d'assaut!... écraser mon chien!... Vous croyez-vous encore dans votre caserne?...

M. de Mortagne m'a bien des fois, depuis, raconté cette scène.

Il s'assit sans façon à côté du lit de mademoiselle de Maran, me tenant toujours sur ses genoux; il lui répondit:

—Il ne s'agit, madame, ni de chien, ni d'assaut; il s'agit de cette malheureuse enfant, que vous élevez en marâtre...

—Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est?...—répondit ma tante d'un air hautain.—Êtes-vous donc revenu des antipodes, monsieur, pour me dire de ces insolences-là? Parce que vous êtes fait comme un vilain sauvage, et que vous avez une réputation de grossièreté parfaitement bien établie, et méritée d'ailleurs, il ne s'ensuit pas que je me laisserai insulter ni intimider chez moi, entendez-vous bien, monsieur?

—Et parce que vous avez, madame, le bonheur de joindre la laideur et la méchanceté du feu duc de Gesvres à la difformité et à l'esprit d'Ésope, il ne s'ensuit pas non plus que je doive souffrir vos insolences, entendez-vous bien, madame?—reprit M. de Mortagne, qui avait toujours rendu à mademoiselle de Maran, grossièreté pour grossièreté.

Ma tante pâlit de rage et s'écria:—Monsieur, prenez garde, quand je hais, je hais bien... et quand je hais, je le prouve...

—Je sais que vous avez des amis puissants et des créatures dangereuses, mais je n'ai besoin de personne... je ne crains personne... Je vous dirai donc la vérité... Tant pis, si elle vous blesse; je l'ai dite à bien d'autres qui n'en sont pas morts... malheureusement! En un mot, cette enfant est indignement élevée, son éducation est si négligée que j'en rougis pour vous. N'avez-vous pas honte de traiter ainsi la fille de votre frère?

Ces mots réveillèrent à la fois l'amour de ma tante pour mon père et sa haine contre ma mère.

Elle s'écria:

—Et c'est parce que la mémoire de mon frère est sacrée pour moi que je traite cette petite comme il me convient de la traiter. Elle m'est confiée, je n'ai à en rendre compte qu'à son tuteur; ainsi, monsieur, allez porter ailleurs vos outrages: ce qui se fait ici ne vous regarde pas.

—Cela me regarde si fort, que, comme membre du conseil de famille, je vais aujourd'hui même en demander la convocation; et l'on examinera si votre nièce a reçu jusqu'à présent l'éducation à laquelle elle doit prétendre...

Cette menace parut faire un assez grand effet sur mademoiselle de Maran.

—Venez ici, petite, et répondez,—dit ma tante en me faisant signe d'approcher.

Au lieu d'obéir, je me pressai contre M. de Mortagne en le regardant d'un air suppliant.

—Vous voyez bien que vous lui faites une peur horrible avec vos tendresses!—dit M. de Mortagne.—Ce n'est pas cette enfant qui doit répondre, c'est vous. Elle n'a pas un maître! elle sait à peine ce que les enfants du peuple savent à son âge! Vous lui refusez jusqu'aux vêtements convenables à sa position. Pourtant on vous paye assez cher pour en prendre soin.

—Qu'est-ce que ça veut dire? On me paye!—s'écria ma tante avec indignation.

—Cela veut dire qu'on vous donne 1,000 f. par mois, sur la fortune de cette pauvre enfant, pour subvenir à ses dépenses, et, à voir la façon dont elle est vêtue et instruite, il est clair que vous ne dépensez pas 100 louis par an pour elle... Que faites-vous du reste? Si vous l'avez empoché, il faudra bien en rendre compte... Du reste, soyez tranquille... j'y veillerai... Parce que vous êtes très-méchante, ce n'est pas une raison pour que vous ne soyez pas aussi très-avare!

—Mais cela passe toutes les bornes! Mais si l'on ne savait pas que vous êtes plus qu'à moitié fou, monsieur, ce serait à vous faire jeter par les fenêtres! Est-ce que j'ai des comptes à vous rendre? Qu'est-ce que signifie cette impertinente inquisition-là—s'écria mademoiselle de Maran en s'agitant sur son lit.

—Je vous dis que je suis son parent, son conseil; m'entendez-vous?—répondit M. de Mortagne d'une voix tonnante,—et, comme tel, je vous citerai devant l'assemblée de famille pour répondre de votre conduite! Si l'on ne me fait pas justice de vous... je me la ferai moi-même! et nous nous verrons entre les deux yeux... ce qui ne sera guère agréable pour moi... car vous êtes un monstre.

—Oh! l'abominable homme, il va me rendre malade, avec ses brutalités... Traiter ainsi une malheureuse femme!—dit ma tante d'une voix dolente.

—Eh! madame, il y a longtemps que, par la hardiesse de vos attaques, par la méchanceté de vos propos, vous avez fait oublier la pitié qu'on doit avoir pour la vieillesse, pour la laideur et pour les infirmités... Allons donc! vous n'êtes plus une femme.

—Comment! je ne suis plus une femme! Je suis une licorne, peut-être?... Mais, c'est à vous faire enfermer, monsieur! Allez-vous-en d'ici! allez-vous-en! je ne veux pas faire d'éclat devant mes gens... Sans cela...

—Sans cela! madame, il en serait tout de même, vous n'y gagneriez que des témoins. Voici mon dernier mot: je vais me rendre chez tous les membres du conseil de famille, afin de les engager (et j'y parviendrai) à vous retirer cette malheureuse enfant d'entre les mains et à la placer dans une pension ou dans un couvent.

—Et pour compléter cette belle œuvre-la,—reprit mademoiselle de Maran d'un air ironique,—on vous chargera sans doute, monsieur, de désigner le couvent? C'est grand dommage qu'il n'y ait pas de Jacobines, vous y feriez mettre tout de suite cette petite, n'est-ce pas? En souvenir des frères et amis de 93 dont vous aimez tant l'histoire, vous l'appelleriez mamzelle Scipionne ou mamzelle Égalité; qu'est-ce que je dis donc, mamzelle! citoyenne, s'il vous plaît. Malheureusement ces bons temps-là sont passés... et de nos jours, en tout et pour tout, on tient compte, monsieur, on tient sévèrement compte, entendez-vous, de la manière de voir des gens qui veulent faire prévaloir leur avis contre celui... de personnes bien pensantes.

Mademoiselle de Maran accentua tellement ces derniers mots, que M. de Mortagne en comprit la portée.

—Ah! nous y voilà,—s'écria-t-il,—j'étais bien étonné aussi que vous ne m'eussiez pas encore traité de Jacobin ou de bonapartiste, ce qui, pourtant, ne va guère ensemble. Je sais que vous êtes assez perfide pour me susciter dans le conseil une question de parti, à propos de ma réclamation. Je sais que vos parents ultras y sont en grand nombre. Je sais qu'ils suivent aveuglément vos avis, et il est probable qu'ils feront dans cette circonstance, comme dans toute autre, un usage criminel de leur majorité.

En m'embrassant avec tendresse et émotion, M. de Mortagne ajouta tristement:

—Pauvre enfant!... Pauvre France!

—Ah! mon Dieu! voyez donc comme c'est à la fois superbe et touchant! s'écria ma tante en riant aux éclats de son rire aigre et insolent.—Ah! mon Dieu! voyez-vous ce pharamineux rapprochement... pauvre enfant! pauvre France!. Le tendre Saint-Just disait de ces jolies bergerades-là au club des Cordeliers, je crois; ce qui ne l'empêchait pas du tout de vous faire couper le cou le lendemain. Oui, oui, je vois bien à votre colère, monsieur, que si cela dépendait de vous, vous me traiteriez à la façon de ses pauvres frères et amis. Car, en vérité, malgré votre naissance, vous étiez digne d'être des leurs, vous avez fait partie de ces messieurs de la Loire.

M. de Mortagne m'a dit qu'en effet les froids et cruels sarcasmes de ma tante l'avaient mis hors de lui, et qu'il se reprocha de lui avoir brutalement répondu:

—C'est vrai! quand je songe que vous avez fait mourir de chagrin ma cousine de Maran, quand je songe que vous torturez une malheureuse enfant avec une méchanceté diabolique, je me demande si l'on ne devrait pas mettre hors la loi... ce qui est moralement et physiquement hors de la nature.

—Assez d'insultes comme ça! sortez! sortez! monsieur!—s'écria mademoiselle de Maran avec une telle expression de colère, que, lorsque M. de Mortagne, en se levant, voulut me déposer à terre, je me cramponnai à lui de toutes mes forces en le suppliant de ne pas me laisser avec ma tante.

Il me mit dans les bras de ma gouvernante, qui était restée muette et inaperçue pendant cette scène.

Nous sortîmes tous trois: mademoiselle de Maran était dans une colère difficile à peindre.


CHAPITRE III.

LE CONSEIL DE FAMILLE.

Je n'avais pas compris grand'chose à la conversation de monsieur de Mortagne et de ma tante. J'avais seulement été ravie d'entendre mon protecteur parler d'une manière si ferme à mademoiselle de Maran.

Je pressentais quelque heureux changement dans ma position. L'idée d'entrer dans un couvent ou dans une pension, qui effraye toujours si fort les enfants, me plaisait au contraire beaucoup. Tout ce que je désirais au monde, c'était de quitter la maison de ma tante.

Le conseil allait décider si je resterais ou non au pouvoir de mademoiselle de Maran. Je faisais les vœux les plus vifs pour que M. de Mortagne réussît dans son dessein. Le jour fatal arriva; ma tante me fit habiller avec soin, et je descendis dans le salon où les membres de notre famille s'étaient réunis.

Je cherchai des yeux M. de Mortagne; il n'était pas encore venu. Ma tante me plaça à côté d'elle et de M. d'Orbeval, mon tuteur.

Tous mes parents semblaient craindre mademoiselle de Maran, et l'entouraient d'une obséquieuse déférence. On lui savait un crédit puissant. Son salon était le rendez-vous des hommes les plus influents du gouvernement. Par égard pour Louis XVIII, les princes lui témoignaient une extrême bienveillance.

M. de Talleyrand partageait souvent ses soirées entre ma tante et la princesse de Vaudemont. Ce grand homme d'État, qui—disait ma tante avec beaucoup de raison d'ailleurs—«avait élevé le silence jusqu'à l'éloquence, l'esprit jusqu'au génie, et l'expérience jusqu'à la divination,» causait quelquefois une heure, tête-à-tête, avec mademoiselle de Maran; car elle était de ces femmes avec qui toutes les sommités sont presque obligées de compter.

Les enfants sont surtout frappés des apparences; ils ne peuvent se rendre raison de la puissance de l'esprit et de l'intrigue: aussi pendant bien longtemps il me fut impossible de comprendre comment mademoiselle de Maran, malgré son apparence chétive, presque grotesque, exerçait autant d'empire sur des personnes qui n'étaient pas forcément sous sa dépendance.

Lorsque ma tante était assise, sa tête, presque de niveau avec son épaule gauche, infiniment plus haute que la droite, ne dépassait pas le dossier d'un fauteuil ordinaire; ses longs pieds, toujours chaussés de souliers de castor noir, reposaient sur un carreau très-élevé qu'elle partageait avec Félix.

Pourtant, malgré sa laideur, malgré sa méchanceté, mademoiselle de Maran réunissait chaque soir autour d'elle l'élite de la meilleure compagnie de Paris, et gourmandait avec hauteur les personnes qui demeuraient quelques jours sans venir la voir. Ses reproches aigres et durs, témoignaient assez qu'elle ne tenait pas à ces hommages par affection, mais par orgueil.

On n'attendait plus que M. de Mortagne, il arriva. Mon cœur battait avec force. De lui allait dépendre mon avenir.

Je remarquai bien vite que M. de Mortagne était reçu avec froideur par mes parents. Sa barbe et ses dehors négligés firent chuchoter et sourire, quoique son originalité fût connue.

On savait la profonde aversion de ma tante contre lui; en le raillant on savait la flatter.

Après quelques moments de silence, mon tuteur, M. d'Orbeval, pria M. de Mortagne de reproduire les raisons qui lui semblaient motiver la réunion d'une assemblée de famille.

M. de Mortagne répéta ce qu'il avait dit à ma tante sans mesurer davantage ses termes; il finit par demander qu'on me mît au couvent des Anglaises, qui était alors en aussi grande vogue que l'a été par la suite le Sacré-Cœur.

Pendant cette violente accusation, mademoiselle de Maran resta impassible. Nos parents, complétement dominés par elle, en avaient une peur horrible. Ils manifestèrent à plusieurs reprises leur indignation contre M. de Mortagne par des murmures et par des interruptions; leurs regards, tournés vers ma tante, semblaient la prendre à témoin et protester contre la brutalité du langage de mon protecteur.

Celui-ci, parfaitement indifférent à ces rumeurs, haussa les épaules de temps en temps, attendit que le bruit eût cessé pour recommencer de parler, et ne modifia en rien son langage.

Il lui fallait véritablement du courage pour s'attaquer ainsi à mademoiselle de Maran; placée, entourée comme elle l'était, elle pouvait trouver mille moyens de lui nuire, de se venger... Hélas! elle ne prouva que trop à M. de Mortagne que la haine qu'elle lui portait était implacable.

J'étais alors bien enfant, je me souviens pourtant d'un fait qui me frappa malgré son insignifiance, et qui maintenant a toute sa valeur à mes yeux.

Pendant ce débat, la physionomie de ma tante n'avait trahi aucune émotion; elle tenait dans ses mains une longue aiguille à tricoter...

A mesure que M. de Mortagne parlait, mademoiselle de Maran semblait de plus en plus serrer cette aiguille entre ses doigts décharnés. Enfin, au moment où il s'écria—que si rien n'était plus respectable que la laideur, la vieillesse et les infirmités, rien n'était plus lâche que d'abuser de ces déplorables avantages pour répondre impunément des insolences aux hommes qui lui demandaient compte d'une conduite à la fois honteuse et cruelle, mademoiselle de Maran brisa en morceaux et comme par hasard l'aiguille qu'elle tenait entre ses doigts, et jamais je n'oublierai le regard fatal qu'en ce moment elle jeta sur M. de Mortagne.

Mon tuteur crut devoir, au nom de la majorité de l'assemblée, répondre à l'antagoniste de ma tante et blâmer vertement son langage. Mon protecteur sembla se soucier fort peu de cette attaque, ensuite de laquelle M. d'Orbeval demanda à mademoiselle de Maran, avec la plus respectueuse déférence et seulement pour la forme, si elle croyait nécessaire d'apporter quelques modifications à mon éducation, se hâtant d'ajouter que, d'avance, l'assemblée s'en rapportait absolument à sa décision sur ce sujet, qu'elle pouvait apprécier mieux que personne.

Mademoiselle de Maran, sans faire la moindre allusion aux attaques de M. de Mortagne, répondit avec une finesse, avec une adresse extrême, qu'en effet j'étais ce qu'on appelle fort peu avancée, que j'avais la tête faible, l'entendement peu développé; qu'elle avait cru ne pas devoir me fatiguer vainement l'intelligence en me faisant donner des leçons dont j'aurais été hors d'état de profiter; qu'ainsi je me serais nécessairement dégoûtée du travail; elle avait au contraire voulu d'abord s'occuper de ma santé, qui, grâce au ciel, était florissante: je me trouvais donc dans une condition parfaite pour regagner le temps perdu, sans craindre les fatigues d'une application forcée. Elle termina en disant qu'avant la convocation de l'assemblée de famille, elle était résolue de me faire commencer immédiatement mes études.

M. de Mortagne m'a dit bien souvent qu'il était impossible de se défendre plus habilement que l'avait fait ma tante et de colorer sa conduite de semblants plus spécieux; elle démontra clairement qu'en économisant beaucoup sur les premières années de mon éducation, elle avait voulu se réserver les moyens de me donner plus tard une instruction beaucoup plus large et beaucoup plus complète; elle ajouta qu'il était concevable que je m'ennuyasse dans la maison d'une tante vieille et infirme, mais qu'elle avait promis à mon père de ne jamais m'abandonner; qu'ainsi, elle ne pouvait croire que mes parents voulussent me faire entrer au couvent.

Pour tout concilier et pour que j'eusse une compagne de mon âge, ma tante annonça que mon tuteur, cédant à ses sollicitations, consentait à retirer dans quelques mois sa fille du couvent et à la lui confier.

M. d'Orbeval était veuf, sa fille partagerait ainsi mes études et viendrait habiter chez mademoiselle de Maran.

Avec sa rudesse et sa franchise ordinaires, M. de Mortagne répondit que de cette façon, ce serait moi qui ferais les frais de l'éducation de mademoiselle d'Orbeval, qui était pauvre, et que son père n'avait consenti à cet arrangement que par intérêt personnel et par frayeur de ma tante, qui pouvait lui nuire ou le servir.

M. de Mortagne reprit que dans toute autre circonstance il n'aurait élevé aucune objection contre l'éducation particulière qu'on voulait me donner et me faire partager avec ma jeune parente, mais qu'il avait de puissantes raisons de croire que l'influence de mademoiselle de Maran ne pouvait que m'être funeste; qu'elle avait torturé mon enfance, et qu'elle perdrait peut-être ma jeunesse.

Une rumeur d'indignation lui coupa la parole.

Mon tuteur s'écria que jamais sa fille ne mettrait le pied chez ma tante; qu'il n'avait adhéré aux propositions qu'on lui avait faites que dans mon intérêt, mais qu'il retirait sa promesse, puisqu'on interprétait si mal son dévouement. Pourtant, lorsque toute l'assemblée se fut jointe à mademoiselle de Maran pour apaiser M. le baron d'Orbeval et pour blâmer M. de Mortagne, mon tuteur promit de laisser venir sa fille.—M. de Mortagne, ne pouvant contenir sa colère, s'échappa jusqu'à dire qu'il n'y avait pas dans l'assemblée un homme de cœur, que tous tremblaient devant le crédit de mademoiselle de Maran.

Comme mon protecteur leur offrait de soutenir l'épée à la main ce qu'il avait avancé, il n'y eut qu'un cri d'indignation contre ce spadassin, qui voulait faire prévaloir la force brutale dans les délibérations de famille, et qui ne respectait ni le sexe ni la vieillesse.

M. de Mortagne, outré, vint à moi, m'embrassa tendrement et me dit: Ma pauvre enfant, dans peu de temps nous nous reverrons. Que Dieu vous garde de cette méchante femme et de ses complaisants! Je le vois, ils ont maintenant le nombre et la loi pour eux. Patience patience, je trouverai moyen de vous sauver malgré eux.... Il m'embrassa de nouveau et sortit.

Après son départ l'indignation redoubla, et fit bientôt place à un sentiment de pitié méprisante.

Ceux de mes parents qui étaient en état de répondre aux provocations de M. de Mortagne et qui ne l'avaient pas fait, non par manque de courage, mais par crainte de ma tante, affirmèrent que M. de Mortagne avait le cerveau fêlé, et qu'on ne pouvait traiter sérieusement ses folies.

Tout en regrettant beaucoup la défaite de mon protecteur, je ne pouvais m'empêcher de songer presque avec joie à cette compagne qu'on m'annonçait; je regardais son père, M. d'Orbeval, avec moins d'inquiétude: je m'enhardis même jusqu'à demander à ma tante quand arriverait ma cousine.

A mon grand étonnement, mademoiselle de Maran me répondit sans aigreur et presque d'un ton affectueux que mademoiselle Ursule d'Orbeval viendrait prochainement.

Cette assurance me combla de joie. Si j'avais été plus heureuse, peut-être aurais-je accueilli avec jalousie l'arrivée de ma cousine, tandis qu'au contraire je ne pouvais croire qu'à une diversion favorable dans ma position.

Dès ce jour la conduite de mademoiselle de Maran changea complétement envers moi. D'abord elle me donna, pour m'instruire, les meilleurs professeurs de Paris. Par un motif que j'ai pénétré plus tard, elle me laissa madame Blondeau pour gouvernante, quoique celle-ci fût bien loin d'avoir les connaissances nécessaires pour remplir ces fonctions, alors que mon éducation devait être beaucoup plus cultivée.

Seulement elle adjoignit une femme de chambre à son service; au lieu de me laisser vêtue presque d'une manière sordide, ma tante voulut que je fusse habillée avec un luxe, avec une recherche qui n'était pas même de mon âge.

Je me souviens de ma surprise, de ma joie, un jour où je trouvai dans ma chambre une psyché faite pour ma taille, et une toilette à la duchesse, entourée de flots de rubans et de dentelles.

Au lieu de me gronder sans cesse, de s'extasier sur ma laideur, sur mon ineptie, ma tante se mit tout à coup à m'accabler des louanges les plus outrées sur ma beauté, sur ma taille, sur l'élégance de ma tournure, sur mon esprit, sur mes dispositions.

Comme ce brusque changement de manières devait m'étonner beaucoup, mademoiselle de Maran me dit en confidence qu'il eût été très-dangereux de me faire part de ces charmantes vérités quand j'étais une paresseuse; car mon amour-propre en aurait été dangereusement exalté: maintenant, comme je travaillais avec assiduité, c'était une manière de me récompenser que de m'apprendre qu'il n'y avait rien au monde de plus ravissant que moi.

La femme de chambre que ma tante m'avait donnée me répétait les mêmes paroles. Enfin, dans la maison, tout le monde, jusqu'à Servien, se mit à me flatter à l'envi.

Ma pauvre Blondeau, avec cet instinct, cette profonde sagacité de cœur que donne le dévouement, fut effrayée de ce revirement subit dans les procédés de ma tante. Ce fut elle alors qui me gronda, qui me reprocha de penser trop à ma toilette, de négliger mes prières, de devenir hautaine, capricieuse.

Malgré mon attachement pour cette excellente femme, je fus choquée de ses remontrances. Elles me parurent d'autant plus pénibles, que jusqu'alors elle m'avait toujours traitée avec la tendresse la plus idolâtre.

Je sentis mon affection pour elle se refroidir; au contraire ma confiance s'augmentait envers mademoiselle Julie, ma femme de chambre, qui ne manquait aucune occasion de m'irriter contre ma gouvernante.

Malgré les prévenances de mademoiselle de Maran pour moi, je ne pouvais encore surmonter la frayeur et l'aversion qu'elle m'avait inspirées; j'y tâchais cependant de toutes mes forces, croyant de ma reconnaissance de lui témoigner quelque attachement.

Je faisais vraiment des progrès rapides; je m'appliquais avec ardeur au dessin, à la musique, à l'étude de l'anglais et de l'italien, afin de ne pas être trop au-dessous de ma cousine Ursule d'Orbeval, dont ma tante ajournait sans cesse l'arrivée.

Ma tante ne sortait que très-rarement; elle m'envoyait presque chaque jour me promener au bois de Boulogne, dans sa voiture, avec mademoiselle Julie, car je ne cachais pas ma préférence pour cette fille.

Pendant toute la promenade, elle ne cessait de me répéter que tout le monde me regardait avec admiration.

Enfin, depuis près d'une année que ma tante s'occupait particulièrement de mon éducation, je n'étais plus reconnaissable: mon instruction avait beaucoup gagné, mon esprit s'était développé; mais le germe des plus mauvaises passions commençait à fermenter en moi.

Malgré le christ d'ivoire qui ornait l'alcôve de ma tante, elle ne pratiquait en apparence aucun acte religieux.

Elle se bornait à m'envoyer à la messe, à Saint-Thomas-d'Aquin, avec une de ses femmes. Un valet de pied me suivait, portant un carreau armorié pour mes pieds, et un sac de velours qui renfermait mon livre de messe. C'était un appareil aussi ridicule qu'inconvenant pour un enfant de mon âge, et j'entendais dire sur mon passage: «La tendresse aveugle de mademoiselle de Maran pour sa nièce va jusqu'à la folie.»

Je finissais par croire à cet attachement. En effet, on disait partout que ma tante m'idolâtrait, et qu'il faudrait s'en prendre à sa faiblesse et à son aveuglement si un jour j'étais mal élevée.

A cette heure encore, bien des gens sont persuadés que mademoiselle de Maran m'a toujours tendrement... trop tendrement aimée.

Il n'y a rien de plus aimant, mais il n'y a aussi rien de plus cruellement égoïste que les enfants.

Je me faisais un jeu barbare de combler ma nouvelle femme de chambre de marques de confiance en présence de Blondeau pour faire enrager celle-ci, ainsi que disent les petites filles.

La malheureuse femme, éclairée par son bon sens, et non pas irritée par une basse envie, souffrait horriblement de se voir ainsi oubliée, méconnue par moi, elle qui m'aimait si sincèrement.

Bientôt mon ingratitude n'eut plus de bornes.

A mesure que mon intelligence se développait, mademoiselle de Maran m'inspirait, sinon plus d'attachement, du moins plus de curiosité. Mon esprit commençait à comprendre ses railleries, à s'en amuser; elle se moquait de Blondeau, de sa rigidité, de ses remontrances sur ma coquetterie naissante, et je riais beaucoup. Elle raillait son ignorance, l'expression de son langage, et je riais encore.

Peu à peu, à l'oubli de cette affection si sainte, si dévouée, se joignit presque le mépris; car ma tante me fit rougir de l'espèce de familiarité dans laquelle je vivais avec une femme de cette espèce.

Sans doute j'eus tort, bien tort; mais j'avais huit ans à peine, et une femme d'un esprit réellement très-supérieur en abusait pour me jeter dans une voie funeste.

Je ne suivis que trop ses conseils; je témoignai tant de froideur à ma gouvernante, que la malheureuse femme tomba malade de chagrin, après avoir fait tout pour réveiller en moi mon attachement d'autrefois.

Lorsque je la vis pâle, changée, je compris toute l'étendue de ma faute! je pleurai, je ne voulus plus la quitter; ma tante, s'apercevant de mon affliction, me persuada que la maladie de Blondeau était un jeu, une feinte. Cette odieuse interprétation donnait une excuse à mon ingratitude, j'y ajoutai foi.

Je n'oublierai jamais le douloureux étonnement qui se peignit sur les traits de ma gouvernante lorsqu'elle me vit revenir auprès d'elle, souriante, légère et moqueuse. Elle leva au ciel ses mains amaigries, et s'écria en pleurant:

—Mon Dieu! elle qui avait le cœur de sa mère!... ils l'ont perdue... perdue...

De ce jour, la malheureuse femme devint encore plus sombre, plus taciturne. Quoique sa faiblesse fût grande, elle voulut se lever... Distraite, absorbée, elle semblait préoccupée d'une idée fixe. Nos gens la prenaient presque pour leur jouet. Elle, autrefois si impatiente, semblait tout souffrir avec résignation ou plutôt avec indifférence. Elle me parlait à peine.

Je me souviens qu'une nuit, en m'éveillant, je la trouvai la tête penchée sur mon chevet, les yeux baignés de larmes, et me regardant avec une angoisse indéfinissable.

J'eus peur, je feignis de me rendormir. Le lendemain, je dis tout à ma tante. Elle me répondit que c'était une plaisanterie de Blondeau, qui voulait m'effrayer. Je crus mademoiselle de Maran, et je gardai rancune à ma gouvernante.

Le jour de l'an arriva; la veille, ma tante m'avait dit, en me parlant des étrennes de Blondeau: «Au lieu de lui donner quelque robe ou quelque bijou, il faudra lui donner de l'argent: Ces gens-là aiment mieux l'argent que tout;» et elle me remit cinq louis pour elle.

Les années précédentes, jamais ma tante ne m'avait rien donné pour ma gouvernante; comme j'aimais alors tendrement celle-ci, et que je tenais à lui offrir quelque chose, chaque année je faisais des prodiges de dissimulation et d'adresse pour parvenir à écrire à son insu quelques lignes d'une tendresse naïve, et pour lui broder de mon mieux quelque petit morceau de tapisserie.

Il est impossible de se figurer la joie, le ravissement de madame Blondeau, lorsque la veille du nouvel an, me jetant à son cou, après ma prière du soir, je lui apportais cette offrande.

Maintenant que j'y songe, il me semble qu'il y avait quelque chose de touchant, de religieux, dans cette marque de mon affection, pauvre orpheline, abandonnée, rebutée, qui, ne possédant rien, recourais à mon travail enfantin pour acquitter la dette de mon cœur.

Malgré l'infériorité de sa condition, ma gouvernante avait trop d'âme pour ne pas être touchée jusqu'aux larmes de cette preuve de mon attachement, que personne au monde ne m'avait conseillée.

Qu'on se figure donc sa douleur, lorsque le jour dont je parle, la veille du premier de l'an, je lui glissai, d'un air gai et riant, mes cinq louis dans la main.

Elle s'attendait à sa surprise ordinaire. Comme je commençais à dessiner passablement, elle avait même osé espérer quelque preuve de mon nouveau talent. Malgré mon ingratitude apparente, elle n'avait pas un instant cru possible que j'eusse oublié si complétement les traditions délicates de mon enfance. Aussi, me regardant avec autant de tristesse que d'inquiétude, elle me rendit l'or.

—Vous vous trompez, Mathilde, ceci est pour Julie. Pour moi... pour moi... n'est-ce pas, vous avez autre chose?

Et sa voix tremblait, et elle me regardait d'un air inquiet, alarmé.

—Mais... non, je n'ai rien autre chose à te donner,—lui dis-je.

—Pourtant... les autres années...—et elle tâchait de cacher ses larmes,—les autres années... vous savez bien... le soir... après votre prière... vous me donniez...

—Ah! oui, je sais ce que tu veux dire; mais maintenant, vois-tu, je n'ai plus le temps, il faut que j'étudie... Et puis d'ailleurs, vous autres, vous aimez mieux l'argent que tout.

Puis, sans l'embrasser, sans lui donner la moindre marque d'affection, je lui remis l'argent dans la main, et je sortis en sautant pour aller admirer une magnifique palatine d'hermine dont mademoiselle de Maran me faisait présent.

En quittant ma gouvernante, j'entendis un gémissement douloureux et le bruit des pièces d'or qui tombèrent de sa main sur le parquet.

Dans mon impitoyable indifférence, dans ma hâte d'aller contempler le cadeau de ma tante, je ne m'arrêtai pas un moment, je ne retournai pas la tête.

Hélas! quoique jeune encore, j'ai beaucoup souffert, j'ai versé des larmes bien amères! mais Dieu sait que, dans le plus violent paroxysme du désespoir, je me suis souvent écriée:—Je dois tout supporter sans me plaindre! car j'ai causé à la meilleure des créatures le plus affreux chagrin que le cœur humain puisse éprouver.

Le soir de ce jour-là, malgré mon indifférence, j'étais assez honteuse en songeant à Blondeau; je m'attendis à des reproches; je trouvai, au contraire, ma gouvernante plus tendre que d'habitude; seulement elle était très-pâle, très-affectée. Je lui trouvai dans le regard quelque chose d'extraordinaire.

Elle me coucha et m'embrassa à plusieurs reprises avec effusion; je sentis ses larmes couler sur mes joues. Mon naturel reprit le dessus; je me jetai à son cou en lui demandant pardon de l'avoir affligée.

—Vous accuser... vous... mon enfant... jamais,—disait-elle en pleurant, en baisant mes cheveux et mes mains.—Jamais, pauvre petite! Tant qu'on vous a laissée être bonne et délicate, vous avez été, en tout, le portrait de votre mère... Mais ne parlons plus de cela, ma chère enfant. Allons, faites votre prière du soir. Priez aussi pour votre vieille bonne. Elle vous aime bien; elle a besoin que vous priiez pour elle. Les prières des enfants sont comme celles des anges: le bon Dieu les aime et les exauce.

Lorsque j'eus prié, elle me baisa tendrement au front, et me dit:—Maintenant, mon enfant... bonsoir... bonsoir.

Je remarquai qu'elle tremblait, que ses mains étaient brûlantes, et qu'elle était pourtant d'une grande pâleur.

Je m'endormis. Je ne sais pas depuis combien de temps j'étais plongée dans un profond sommeil, lorsque je fus réveillée en sursaut. Un corps assez pesant s'appuyait sur moi.

Dans mon effroi, j'ouvris à demi les yeux. Je ne sais pas quelle heure il était.

Un restant de feu flambait dans la cheminée, et éclairait la chambre de sa lumière vacillante.

A la lueur d'une veilleuse, je vis ma gouvernante; elle était auprès de mon lit; elle m'avait éveillée en voulant m'embrasser.

N'osant faire un mouvement, je la suivis des yeux. Sa figure, ordinairement si douce, si calme, avait une expression sinistre qui me glaça d'épouvante.

Elle me regardait en se parlant à elle-même à demi-voix et d'un air égaré.

—Non, non,—disait-elle,—je ne puis supporter cela plus longtemps. Ce monstre perd mon enfant; elle l'a rendue indifférente... méprisante pour moi. Mathilde ne m'aime plus. Je ne lui suis plus bonne à rien, je n'ai pas besoin de rester plus longtemps... Aussi bien je ne le pourrais pas... Non, aujourd'hui j'ai trop souffert; on a comblé la mesure... De l'argent... à moi... Ah! j'en deviendrai folle... Je crois que je le suis déjà... Allons, finissons-en; un dernier baiser à ce pauvre petit ange endormi; il a prié pour moi, le bon Dieu me pardonnera.

En disant ces mots, Blondeau me baisa au front et ajouta en sanglotant:—Adieu! adieu! tu ne sauras jamais le mal que tu m'as fait, pauvre petite... Ce n'est pas toi que j'accuse... oh non! c'est ce monstre qui a fait mourir ta mère de chagrin, et qui veut perdre ton âme... Adieu! encore adieu... O mes beaux cheveux blonds! que je les baise encore une fois.—Et je sentis sur mon front ses lèvres glacées.

J'avais jusqu'alors fermé les yeux, quoique éveillée. Tout à coup je regardai; je vis ma gouvernante aller vers la fenêtre et l'ouvrir violemment; je devinai sa funeste pensée; je courus vers elle, et je l'arrêtai au moment où elle allait se jeter par la fenêtre.

La pauvre femme resta stupéfaite; mes cris la rappelèrent à elle-même; elle tomba agenouillée, et s'écria:—Qu'allais-je faire? Seigneur mon Dieu, pardonnez-moi, j'étais folle; j'oubliais que j'avais juré à ta mère mourante de ne pas t'abandonner; mais je souffrais tant... aujourd'hui surtout; c'est le bon Dieu qui m'a envoyé cet ange pour m'empêcher de commettre un crime. Non, non, je resterai près de toi, mon enfant; je souffrirai, j'endurerai tout, je mourrai, s'il le faut, de chagrin, mais je mourrai près de loi, en te regardant; je l'ai promis à cette pauvre madame qui est dans le ciel et qui m'entend.

Cette scène me laissa une impression si profonde, je fus si frappée du désespoir de Blondeau, que mes premiers germes d'ingratitude à son égard furent à jamais étouffés. Je redevins pour elle ce que j'avais été autrefois, au grand chagrin de mademoiselle de Maran, qui avait un instant espéré de me priver de cette affection si sincère et si dévouée.

Peu de temps après, ma tante m'apprit qu'Ursule d'Orbeval, ma cousine et la fille de mon tuteur, allait enfin venir habiter avec nous, ajoutant—que j'étais beaucoup plus jolie, beaucoup plus instruite, beaucoup mieux mise qu'elle, et que par conséquent j'aurais infiniment de plaisir à lui faire ressentir toutes mes supériorités.

Ainsi, mademoiselle de Maran ne me laissait pas un sentiment dans sa pureté, dans sa fleur! Déjà cette joie douce et candide de trouver une amie de mon âge était flétrie par l'arrière-pensée de lui inspirer de la jalousie, de l'envie, et nécessairement de la haine!

Ma tante, avec une singulière sagacité, avait pour ainsi dire fait deux parts de ma jeunesse: jusqu'à neuf ans, j'avais eu à souffrir de la terreur, des privations, de l'abandon; je n'étais pas encore mûre pour d'autres projets.


CHAPITRE IV.

UNE AMIE D'ENFANCE.

Une ère nouvelle allait commencer pour moi.

Jusqu'alors je n'avais eu que des sentiments incomplets; je craignais ma tante, mais son esprit m'amusait. Malgré quelques preuves de froideur et d'oubli, j'aimais tendrement ma gouvernante, mais il n'existait entre nous aucun rapport d'âge ou de caractère.

Lorsque Ursule d'Orbeval arriva, j'étais si seule, j'avais fait de si beaux rêves sur cette affection promise, que je me sentais déjà reconnaissante envers ma cousine, qui allait me mettre à même de réaliser ces douces espérances. J'oubliai complétement les perfides conseils de ma tante; au lieu de songer à humilier Ursule, je ne songeai qu'à l'aimer.

Elle avait une année de plus que moi. Par une bizarre singularité, ses cheveux étaient noirs, et ses yeux bleus, tandis que l'avais les yeux noirs et les cheveux blonds. Nous étions à peu près de la même taille; les traits d'Ursule étaient loin d'être réguliers, mais on ne pouvait imaginer une physionomie plus intéressante, un sourire plus doux et plus aimable.

La première fois que je la vis, elle portait le deuil de sa grand'mère. Ses vêtements noirs faisaient encore plus ressortir la blancheur rosée de sa peau; je lui trouvai une expression si charmante, que je me jetai à son cou en l'appelant ma sœur.

Malgré moi je pleurai; ces larmes furent les plus douces larmes que j'eusse encore répandues. Ma cousine accueillit mes caresses avec une grâce touchante, je l'emmenai dans ma chambre, et je mis à sa disposition tous mes trésors de toilette.

Ursule ne montra ni embarras gauche, ni assurance indiscrète. Elle me dit, tout émue, qu'elle me demandait mon amitié; car elle était presque orpheline, son père étant pour elle d'une extrême dureté.

Je sentis s'éveiller en moi un monde de sensations nouvelles; je compris le bonheur de se dévouer à une personne qu'on aime, de la protéger, de la défendre; je sus presque gré à Ursule d'être pauvre, puisque j'étais riche; d'être presque abandonnée, puisque mon cœur était tout prêt à aller au-devant du sien, et à lui offrir les affections qui lui manquaient.

Dès que j'eus une amie à aimer, je crus n'être plus un enfant, je me sentis grande, comme disent les petites filles, je devins très-sérieuse, très-réfléchie; j'eus honte de ma coquetterie passée; je dis à Ursule en lui montrant toutes mes belles robes avec un superbe dédain: C'était bon quand j'étais seule.

Ma cousine portait le deuil; je voulus être vêtue de noir.

Toute la nuit je roulai mon projet dans ma tête. Le matin venu, j'entrai résolument chez mademoiselle de Maran.

—Ma tante, je voudrais être habillée de noir comme Ursule, et autant de temps qu'elle le sera.

—Mais vous êtes folle, ma chère petite; Ursule est en deuil, et vous n'avez aucune raison pour porter le deuil,—me dit ma tante avec étonnement.

—Mais le deuil de ma mère?—répondis-je en baissant tristement les yeux.

Ma tante éclata de rire, et s'écria:

—Est-elle donc divertissante avec ses imaginations funèbres! Mais vous l'avez porté il y a sept ans, le deuil de votre mère; c'est bien assez comme ça.

—Je l'ai porté sans savoir que je le portais, ma tante, dis-je en sentant les larmes me venir aux yeux. L'éclat de rire de ma tante m'avait douloureusement blessée.

—Ah! mon Dieu! que cette petite a donc de drôles d'idées,—reprit mademoiselle de Maran en riant de nouveau et en me prenant le menton.—Allons... allons.. follette, on vous passera ce beau caprice-là; c'est-à-dire que vous serez vêtue en noir, mais non pas en noir de deuil, s'il vous plaît; ce serait par trop ridicule... Mais vous aurez de belles robes de moire et de soie, pendant que cette pauvre Ursule n'aura que des robes de laine... ce qui la fera bien enrager.

—Je voudrais n'être jamais mise autrement que ma cousine, ma tante.

—Comment! c'en est déjà à ce point-là? s'écria mademoiselle de Maran en attachant sur moi ses yeux perçants.—Mais c'est encore bien mieux que je ne le pensais. Allons... allons... rassurez-vous, une fois le deuil fini, vous serez toujours mises comme les deux sœurs; vous êtes assez riche pour faire de temps en temps cadeau d'une belle robe a votre cousine, qui n'a pas le sou.

—Ma tante, vous ne me comprenez pas—m'écriai-je avec impatience;—puisque Ursule est pauvre, je voudrais être mise comme elle et non pas qu'elle fût mise comme moi.

Mademoiselle de Maran me regarda encore attentivement, et dit de son air sardonique:

—Ah çà! mais à qui en a donc aujourd'hui cette petite avec ses superlatives délicatesses? Comme c'est touchant... ça tient de famille. Puis elle ajouta en se parlant à elle-même: Au fait, tant mieux.—Et s'adressant à moi: Bien... très-bien... petite, vous ne sauriez trop traiter Ursule en sœur. Je vois avec joie se manifester en vous les symptômes d'une grande délicatesse... d'une grande sensibilité. Tant mieux, je n'y complais pas, vous dépassez mes plus chères espérances.

Je sortis de chez mademoiselle de Maran, toute fière, tout heureuse.

J'allai vite trouver ma gouvernante pour lui apprendre le résultat de mon entretien avec ma tante.

Blondeau m'embrassa cette fois en pleurant de joie, et me dit:—Voilà votre bon cœur revenu. Il me semble entendre parler votre pauvre mère.

On pourrait croire qu'il y eut alors un temps d'arrêt dans les méchantes menées de mademoiselle de Maran contre moi; il n'en est rien.

Jamais, au contraire, elle ne se crut plus certaine de me nuire et dans le présent et dans l'avenir. Mais alors j'ignorais ce que j'ai su depuis, et je me livrais avec bonheur à mes sentiments d'amitié exaltée pour ma cousine. Elle y répondit avec l'expansion la plus affectueuse, la plus reconnaissante.

Quelques jours après l'arrivée d'Ursule à l'hôtel de Maran, je n'avais plus de secret pour elle. Je lui avais raconté toute mon enfance, excepté le sinistre dessein de ma gouvernante; et encore ce secret m'avait-il bien coûté et me coûtait encore beaucoup à garder.

Quoique Ursule fût d'un an plus âgée que moi, j'étais à peu près aussi avancée qu'elle dans mes études; nos professeurs ne manquaient jamais de préférer mes devoirs aux siens, soit qu'ils le méritassent réellement, soit qu'en agissant ainsi, nos maîtres crussent flatter ma tante. Sans le savoir, ils se rendaient ainsi complices de ses secrets desseins.

Craignant de blesser l'amour-propre d'Ursule par mes succès, je faisais tout au monde pour m'excuser de ma supériorité. Je trouvais mille raisons d'expliquer mes petits triomphes à mon désavantage: tantôt en me donnant la première place, nos professeurs voulaient plaire à mademoiselle de Maran; tantôt Ursule elle-même m'aimait assez pour faire exprès des fautes et me laisser ainsi l'avantage.

Je ne sais si notre affection naissante contraria les projets de mademoiselle de Maran; mais elle trouva le moyen de me tourmenter de nouveau, et plus cruellement que jamais.

Sous le prétexte de nous habituer peu à peu à voir le monde, elle nous fit venir quelquefois, le matin, dans son salon. Elle recevait tous les soirs, mais plusieurs personnes intimes venaient la voir entre quatre et six heures.

Qu'on juge de mon chagrin la première fois que j'entendis ma tante dire à des étrangers en nous montrant, moi et Ursule:

«Croiriez-vous que ma nièce, qui a une année de moins que mademoiselle d'Orbeval, et qui a commencé son éducation beaucoup plus tard, s'est tellement appliquée, a fait des progrès si étonnants, qu'en toute chose elle prime sa compagne? C'est étonnant, n'est-ce pas? Ordinairement, ce sont les pauvres filles sans fortune qui travaillent le plus assidûment. Ici, c'est tout le contraire. Mathilde ne se contente pas d'être au-dessus de sa cousine par la richesse et par la beauté, elle veut encore lui être supérieure par l'éducation. Pauvre chère petite, c'est un vrai trésor que cette enfant: c'est tout le portrait de sa mère.»

Et mademoiselle de Maran me comblait de caresses hypocrites.

Mon cœur se brisait. Je regardais Ursule d'un air suppliant; à peine étions-nous seules que je me jetais en pleurant dans ses bras, lui demandant pardon des louanges exagérées, ridicules, dont ma tante m'accablait.

Ma cousine, émue comme moi, calmait mes craintes, en plaisantait même, et me prouvait par sa tendresse toujours croissante qu'elle n'était nullement jalouse de mes avantages, ou blessée des reproches de mademoiselle de Maran.

Je fis alors tout mon possible pour laisser à Ursule la première place; mais en vain j'accumulais fautes sur fautes, je ne parvenais pas à voir les travaux d'Ursule préférés aux miens. Un jour j'imaginai de ne plus rien faire, de ne pas apprendre mes leçons; il fallut bien alors donner la première place à ma compagne.

Mademoiselle de Maran nous fit descendre toutes deux dans le salon, où se trouvaient encore plusieurs personnes.

Après quelques mots d'une conversation insignifiante, ma tante me fit venir près d'elle.

Puis s'adressant à une de ses amies:

—Vous allez me dire que je répète toujours la même chose; mais il faut pardonner aux vieilles femmes d'être radoteuses quand elles ont à parler de ce qu'elles chérissent! Je vous vois rire; vous devinez qu'il s'agit encore de ma petite Mathilde? C'est vrai, j'en suis affolée, assotée, si vous voulez. Eh bien! oui, c'est comme ça; je ne puis pas m'en empêcher,—dit ma tante en prenant son ton de bonne femme, ce qui arrivait toujours lorsqu'elle disait quelques méchancetés. Elle reprit: Enfin, tenez, comparez Mathilde et Ursule... par exemple... et il faut, à propos, que je lui donne une leçon, à mamzelle d'Orbeval.—Puis, se retournant vers ma cousine, ma tante continua d'un air sévère:—Mademoiselle, vous êtes pauvre; vous profitez de tous les maîtres de votre cousine, et vous êtes assez paresseuse pour souffrir que Mathilde, cet ange de bonté, manque, comme aujourd'hui, exprès à ses devoirs pour vous laisser la première place, que vous n'avez pas le courage de gagner par votre application.

—Mais, ma tante,—m'écriai-je,—Ursule n'en savait rien.

—Voyez-vous le bon cœur de cette chère petite! Quelle générosité! Elle la défend encore!—Et ma tante m'embrassa.

Puis, continuant de s'adresser d'un ton sévère à ma cousine, qui, rouge de honte, fondait en larmes, elle lui dit durement:

—Comment n'avez-vous pas honte de supporter, d'exiger peut-être de pareils sacrifices de la part de cette enfant?

—Mais, madame,—s'écria la pauvre Ursule,—je vous assure que j'ignorais...

—C'est bon!... c'est bon!—dit mademoiselle de Maran,—je sais que penser. Et elle nous renvoya, après m'avoir encore tendrement embrassée.

Ses caresses me révoltaient. Je recommençais à la haïr plus que jamais. Je pressentais que son infernale méchanceté voulait m'aliéner mon amie.

Après cette scène je me jetai aux genoux d'Ursule en sanglotant. La pauvre enfant me rendit mes caresses, me remercia de mes assurances de tendresse; mais, je le vis, elle resta longtemps sous le coup de ses blessures, d'autant plus douloureuses qu'elle était fière et naturellement peu expansive dans le chagrin.

Toute ma terreur était que ma cousine me crût capable de faire quelques rapports à ma tante, ou du moins d'être complice ou flattée des louanges qu'elle me donnait.

Je résolus de me mettre en état d'hostilité envers mademoiselle de Maran, de l'irriter à tout prix contre moi, afin de bien prouver à Ursule que je n'étais pas traître, et que je voulais partager avec elle les gronderies de ma tante.

Il s'agissait de frapper un grand coup; mon inapplication, mon refus de travail, loin d'indisposer ma tante contre moi, avaient attiré de cruels reproches à Ursule; il fallait donc me rendre autrement coupable.

Je méditai longtemps ce beau projet; j'avais, me dit plus tard Blondeau, l'air grave, pensif et préoccupé. Je redoublai de tendresse à l'égard d'Ursule; mais je prenais toutes les précautions possibles pour qu'elle ne pût pas être accusée d'avoir connu mes desseins.

Entre plusieurs fâcheux projets, j'avais songé d'abord à briser une magnifique coupe de porcelaine de Sèvres que le roi Louis XVIII avait donnée à ma tante et à laquelle elle tenait beaucoup.

Cela ne me satisfit pas: on pouvait attribuer cet acte à une maladresse, à une imprudence. Il me fallait quelque chose de prémédité, quelque bonne méchanceté, bien franche, bien inexcusable:

Alors je pensai bravement à mettre le feu aux rideaux du salon; mais les suites de cet incendie devenaient dangereuses pour Ursule et pour Blondeau, et d'ailleurs on pouvait encore attribuer tout au hasard.

En machinant ces mauvais desseins, je n'avais pas le moindre scrupule, je croyais faire quelque chose de très-généreux, de très-héroïque, je sentais mon sang bouillonner dans mes veines, je croyais atteindre la sublimité du dévouement.

Je roulais ces grandes pensées dans ma tête, lorsque la fatalité voulut que je jetasse les yeux sur Félix, le chien-loup de ma tante.

J'avais à me venger de ce méchant animal, il m'avait souvent mordue. La veille encore il avait donné un coup de dent à Ursule; mais, je l'avoue, eût-il été le plus débonnaire des chiens, son plus grand crime à mes yeux, ou plutôt la raison qui me le fit choisir pour victime, était l'attachement extrême que lui portait mademoiselle de Maran.

Je savais sa colère, lorsque seulement par hasard un de ses gens faisait pousser le moindre cri à Félix. Un moment j'eus la lâcheté de trembler en pensant au courroux de mademoiselle de Maran. Je la crus capable de me tuer si j'entreprenais quelque chose contre son chien. Mais mon amitié pour Ursule l'emporta. Je bravai toutes les conséquences de ma résolution.

Je me trouvais seule dans le parloir de ma tante, Félix était couché dans sa niche de velours; je ne voyais que sa tête; je voulais lui faire du mal, mais je ne savais comment m'y prendre: il était très-méchant, très-défiant, et d'ailleurs un coup de pied n'eût suffi ni à ma vengeance ni à mes projets.

Maintenant je ne puis m'empêcher de sourire en retraçant ces détails puérils; pourtant je ne me souviens pas d'avoir jamais ressenti une émotion aussi profonde, aussi saisissante que celle que je ressentais alors, lorsque je fus sur le point d'agir.

Chose étrange! depuis, j'ai pris dans ma vie des résolutions bien graves, bien coupables même; mais, encore une fois, jamais je n'ai éprouvé la crainte, l'hésitation, le remords anticipé, si cela se peut dire, que j'éprouvai au moment de commettre une méchante espiéglerie d'enfant.

J'avoue que ma vengeance contre Félix fut bien barbare; je n'étais pas cruelle par caractère; il fallait tout mon désir de réhabilitation auprès d'Ursule pour me décider à cette atrocité.

J'eus l'abominable idée du mettre une pincette au feu; quand je la vis bien rouge, je la pris et je m'avançai intrépidement contre mon ennemi.

Selon son habitude, il sortit de sa niche en aboyant pour se jeter sur moi; mais je le saisis si adroitement avec la pincette par une de ses oreilles pointues, qu'il poussa des hurlements affreux, et tomba sans avoir le courage ou la force de regagner sa niche. J'eus un moment de remords en voyant fumer l'oreille de ce malheureux animal et en entendant ses cris douloureux; mais, pensant au bonheur d'être maltraitée par ma tante aux yeux d'Ursule, j'étouffai ce mouvement de pitié.

J'étais héroïquement restée debout, ma pincette à la main: ma victime se roulait à mes pieds.

Mademoiselle de Maran accourut et entra tout effrayée.

Son maître d'hôtel la suivait non moins inquiet.

—Bon Dieu du ciel! qu'y a-t-il?—s'écria-t-elle en se précipitant sur Félix.—Qu'y a-t-il, mon pauvre loup?... Puis, apercevant son oreille complétement brûlée, elle releva la tête et me dit en furie:

—Petite stupide! vous ne pouviez pas veiller sur lui... et l'empêcher d'approcher du feu... Servien... Servien... vite, de l'eau fraiche... de la glace...

Puis, les yeux égarés par la colère, les lèvres écumantes, ma tante, oubliant ses procédés habituels, me prit par les bras, me pinça jusqu'au sang, et s'écria:—Tu ne pouvais pas veiller sur lui, vilaine sotte, indigne créature!...

Mademoiselle de Maran avait une si terrible figure elle avait l'air si méchant, que j'eus un moment d'indécision: je pouvais lui laisser croire que la brûlure de Félix était la suite d'une imprudence, mais je surmontai bien vite cette lâche faiblesse; m'échappant de ses mains, je lui montrai la pincette que je tenais encore, en lui disant avec un calme superbe et triomphant:

—J'ai fait rougir cette pincette au feu, et je m'en suis servie pour brûler l'oreille de Félix.

Je n'avais pas terminé ces mots, que je sentis sur ma joue les doigts osseux et secs de ma tante.

Le soufflet fut si violent, que je faillis tomber à la renverse.

Quoique ma douleur eût été violente, quoique la frayeur de ma tante fût grande, je ne songeai pour ainsi dire qu'à l'insulte; je devins pourpre de colère: sans trop savoir ce que je faisais, je lançai les pincettes de toutes mes forces contre mademoiselle de Maran.

La fatalité me servit à souhait; les pincettes atteignirent la magnifique coupe de porcelaine de Sèvres: le royal présent fut brisé en morceaux.

Ensuite de cette belle victoire de chien brûlé et de coupe cassée, insensible aux reproches, aux menaces de ma tante, je courus dans le parloir, enivrée d'orgueil, en criant de toutes mes forces:—Ursule!... Ursule!... viens donc voir!...

Puis, ne pouvant sans doute résister à la violence des sentiments qui m'agitaient depuis quelques minutes, je perdis complétement connaissance...

Que l'on juge de ma joie! En revenant à moi je me vis couchée dans mon lit, ma gouvernante était à mon chevet; ma cousine, à genoux, tenait mes mains dans les siennes.

Je ne puis exprimer avec quel ravissement, avec quel orgueil, je me souvins de ma courageuse action. Toute ma peur était d'apprendre l'apaisement de la colère de ma tante.

—Mon Dieu, ma pauvre enfant,—dit Blondeau,—vous qui êtes si bonne, comment avez-vous donc eu le cœur de faire tant de mal à ce chien? Il est méchant comme un démon... je le sais; mais, enfin, c'est toujours bien cruel à vous...

—Et ma tante!... ma tante!... est-elle bien fâchée?—dis-je avec impatience.

—Si elle est fâchée? Jésus, mon Dieu!—dit Blondeau;—elle est si fâchée qu'elle en a eu une attaque de nerfs... En revenant à elle, ses premiers mots ont été d'ordonner qu'on vous mît au pain et à l'eau pendant huit jours.

—Ah!... Ursule!—m'écriai-je en me jetant au cou de ma cousine.

—Ce n'est pas tout, mademoiselle,—ajouta tristement Blondeau;—madame votre tante vous fait faire un sarrau de grosse toile grise avec un écriteau, avec lequel vous serez forcée de descendre demain au salon, quand il y aura du monde.

—Ursule!... Ursule... tu le vois! elle me punit aussi!... elle m'humilie aussi... elle me déteste aussi!...—m'écriai-je, rayonnante de bonheur, en embrassant ma cousine.

—Ah! maintenant je devine tout.—dit ma gouvernante; et l'excellente femme joignit les mains en me regardant avec attendrissement.


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