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Mathilde: mémoires d'une jeune femme

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MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TOME QUATRIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

LA CHASSE.

Il me fut impossible le soir de parler en secret à ma cousine, elle partageait l'appartement de son mari, et deux ou trois fois après dîner il me sembla qu'elle m'évitait. Je souffris cruellement pendant la nuit. Au malaise physique qui m'accablait depuis quelque temps se joignit une grande tristesse.

Je ressentis tout ce que la jalousie a de plus poignant, de plus amer. En vain je voulus me convaincre de l'injustice, de l'exagération de mes soupçons; en vain je me dis que peut-être il n'y avait au fond de la conduite d'Ursule qu'une innocente coquetterie, je ne pus parvenir à me rassurer.

Je me promis bien, pendant cette cruelle journée, d'observer attentivement ma cousine et mon mari, et d'avoir le lendemain un sérieux entretien avec elle.

Gontran ne s'était pas trompé dans son espérance: le jour était radieux, un resplendissant soleil d'octobre annonçait une de ces dernières journées d'automne presque aussi belles que les journées d'été...

A midi nous partîmes pour le rendez-vous de chasse.

M. de Lancry avait fait mettre les gens de son équipage en grande livrée; des fenêtres du château nous les avions vus partir avec les chiens au son retentissant des trompes. Une calèche à quatre chevaux approcha du perron; je montai en voiture avec M. Sécherin.

Je n'insiste sur ces puérils détails d'opulence que pour deux raisons: d'abord, parce que je vis à l'expression des traits d'Ursule qu'elle admirait autant qu'elle enviait ce luxe, et puis parce que cet appareil de fête contrastait douloureusement avec mon chagrin.

J'attendais avec impatience l'apparition d'Ursule. J'étais curieuse de savoir si elle avait à cheval aussi bonne tournure que le disait son mari; j'espérais que cela n'était pas; je désirais qu'il lui arrivât, non pas un dangereux accident, mais quelque mésaventure qui pût la rendre ridicule aux yeux de Gontran, et la punît de son outrecuidance.

Hélas! je n'eus pas cette misérable satisfaction. Lorsque ma cousine nous rejoignit à cheval avec mon mari, je fus forcée de la trouver plus jolie que je ne l'avais jamais vue.

A ce propos, je n'ai jamais compris comment la jalousie niait ou dénaturait les avantages d'une rivale; au contraire, j'ai toujours été portée a me les exagérer. Mais sans exagération, Ursule était si parfaitement élégante et gracieuse à cheval, que je fus sur le point d'en pleurer de dépit.

Je la vois encore: son habit de cheval, de drap bleu foncé, dont la longue jupe traînait presque jusqu'à terre, était à corsage et à manches justes: il dessinait à ravir sa taille charmante; elle portait un chapeau d'homme et un col de chemise rabattu sur une petite cravate de satin cerise; sa jolie figure, si fraîche et si rose, devait à ce costume un air mutin, décidé, qui lui seyait à merveille; ses beaux cheveux bruns encadraient ses joues à fossette. Jamais je n'avais vu ses yeux d'un bleu plus pur, on eût dit que le ciel s'y reflétait comme dans un miroir.

La jument qu'elle montait avec une aisance qui me confondit était d'un bai doré, dont les ardents reflets miroitaient au soleil; ses longs crins noirs ondoyaient et flottaient au vent. Elle semblait heureuse du léger poids qu'elle portait, et marchait d'un pas si cadencé, qu'elle effleurait à peine le gazon.

Gontran montait un cheval de course, noir comme l'ébène, et portait un habit d'équipage à sa livrée, bleu clair, à collet de velours orange, avec des boutons d'argent armoriés en vermeil. Le ceinturon de son couteau de chasse, aussi mi-partie argent et or, serrait sa taille élégante. Enfin, sa cape de velours noir, découvrant ses traits, en faisait encore valoir la finesse et le charme.

La recherche de Gontran me frappa d'autant plus, que pour chasser il était toujours vêtu d'une manière plus que négligée.

Ma cousine voulut s'approcher de la calèche pour me parler. Sa jument, sans doute effrayée par mon ombrelle, refusa d'avancer.

Je l'avoue à ma honte, je fus ravie de ce contretemps qui mettait l'habileté d'Ursule en défaut; mais à mon grand étonnement, je n'ose dire à mon effroi, elle fronça ses jolis sourcils, leva sa cravache et commença de châtier hardiment sa monture.

—Prenez garde, madame, ne frappez pas Stella: elle est très-vive!—s'écria Gontran effrayé de l'audace d'Ursule.

—Ne fais pas la mauvaise tête, ma petite femme, je t'en supplie,—s'écria mon cousin en étendant avec anxiété ses deux mains jointes vers sa femme.

Mais celle-ci, les joues empourprées, les narines dilatées, les yeux brillants de colère, ses lèvres vermeilles relevées par un dédaigneux sourire, ne tint compte de ces avertissements. Elle infligea résolûment un nouveau châtiment à Stella, qui se cabra si violemment, que je poussai un cri d'épouvante.

Ursule, sans paraître aucunement intimidée, se courba sur l'encolure de Stella en lui rendant la main, tout cela avec un mouvement si naturel, qu'elle ne semblait courir aucun danger.

—Bravo, ma cousine, à merveille,—s'écria Gontran sans pouvoir cacher son admiration,—quel sang-froid! quel courage!

Encore excitée par cette approbation, Ursule voulut vaincre l'obstination de sa jument et la forcer de s'approcher de la voiture. Quelques nouveaux coups de cravache, assénés d'une main ferme, décidèrent Stella après une nouvelle lutte de quelques instants, lutte pendant laquelle la jument bondit au lieu de se cabrer. Ursule, dont la taille ronde, fine et cambrée ondulait avec la souplesse d'une couleuvre, suivit avec tant de grâce les mouvements désordonnés de sa monture, qu'elle ne fut pas déplacée un moment.

Cet incident, que j'espérais voir tourner contre ma cousine, ne servit qu'à lui prêter un nouveau charme; elle dompta l'indocile animal, le força de rester près de la voiture. Alors, se courbant légèrement sur sa selle, Ursule, fière, souriante, caressant le cou nerveux de Stella de sa petite main blanche, qu'elle déganta coquettement, jouit de son triomphe et jeta un regard brillant sur Gontran comme pour lui dire que c'était sa présence qui lui donnait tant de courage.

—Eh bien! ma cousine,—s'écria M. Sécherin,—qu'est-ce que je vous avais dit? Est-elle hardie? Avouez que c'est un vrai page!

—En vérité, madame,—dit Gontran en s'approchant tout ému,—je ne reviens pas de votre intrépidité, de votre grâce. On oublie le danger que vous courez pour ne songer qu'à vous admirer.

—Oh! c'est si amusant de montrer à cheval!—dit naïvement Ursule. Et s'adressant à moi:—Comment te prives-tu de ce ravissant plaisir? Pour nous autres femmes, surtout, quel bonheur de pouvoir, malgré notre faiblesse, maîtriser, dompter, dominer, un être qui nous tuerait mille fois si l'on n'opposait l'adresse à la force, une volonté intelligente à son entêtement brutal.

Ceci est un peu l'histoire de votre domination en général,—dit Gontran en souriant,—et vous nous domptez, nous autres hommes, à peu près selon les mêmes principes et par les mêmes moyens... Mais, mon Dieu! qu'avez-vous donc, ma chère amie?—me dit M. de Lancry en voyant l'altération de mes traits, car le triomphe d'Ursule, l'admiration que Gontran lui avait témoignée, me faisaient un mal affreux.

—Je n'ai rien, mon ami; seulement l'exemple d'Ursule m'encourage, et à compter de demain je veux absolument monter à cheval.

—Mais vous n'avez jamais essayé, ma chère amie, et puis je crois que vous n'avez pas beaucoup de dispositions, vous êtes trop timide...

—Je vous dis que j'y monterai, quand bien même je devrais être tuée sur la place!—m'écriai-je.

—Bien, bien, nous reparlerons de cela,—me dit Gontran,—mais partons pour le rendez-vous de chasse, car il est déjà tard. Ma cousine, je suis à vos ordres.

—Nous nous reverrons tout à l'heure; adieu, Mathilde,—dit Ursule en me faisant un signe de la main.

—Ne faites pas d'imprudence, ma bonne petite femme... monsieur de Lancry, je vous la recommande!—s'écria M. Sécherin.

—Soyez tranquille, mon cher cousin,—dit mon mari,—quand on est si légère, si adroite et si hardie, on ne risque jamais rien.

Ursule et Gontran partirent au petit galop, côte à côte, sur une pelouse de gazon qui prolongeait l'allée où marchait notre voiture. Pendant quelque temps, nous les accompagnâmes. Je les suivis des yeux autant que je le pus; mais ils disparurent bientôt dans une allée sinueuse où la calèche ne pouvait passer, et je les perdis de vue.

Tous ces détails sembleront puérils à ceux qui ne connaissent pas les innombrables angoisses de la jalousie et les cuisantes blessures de l'amour-propre offensé. Pourtant cette scène, en apparence si insignifiante, me bouleversa tellement, que je fus sur le point de commettre une action infâme... de dénoncer à M. Sécherin la conduite d'Ursule, de lui faire partager mes soupçons contre sa femme.

Heureusement la honte retint ce terrible aveu sur mes lèvres. Si mon cousin avait eu la moindre perspicacité, il eût deviné la cause de mon agitation et de mon inquiétude. Je ne lui répondais qu'avec distraction; et quelquefois je tombais dans de profondes rêveries à peine interrompues par le bruit de la chasse qui, de temps en temps, traversait les larges allées convergentes aux ronds-points où nous allions nous placer pour la voir passer, guidés par un des hommes de l'équipage de M. de Lancry.

Ce qui me causait une impression profonde, fatale, étrange, c'était de voir de temps en temps rapidement apparaître au fond de quelque foule ombreuse Gontran et Ursule toujours côte à côte. Le son éloigné et mélancolique des trompes qui résonnaient dans les hautes futaies noyées d'ombres, les sourds aboiements du la meute me semblaient sinistres, effrayants... Hélas! la triste disposition de l'esprit et de l'âme couvre de voiles de deuil les objets les plus riants, et cherche de lugubres présages dans ce qui cause la joie et l'enivrement de tous...

M. Sécherin était si transporté du spectacle mouvant qu'il avait sous les yeux, qu'il ne remarquait pas mon état de langueur et de tristesse; le malaise dont je me ressentais depuis quelque temps augmentait de plus en plus. Souvent j'éprouvais des tressaillements inconnus que j'attribuais à une cause nerveuse. J'avais la tête pesante, douloureuse, affaiblie.

Nous venions d'arriver et de nous arrêter dans un carrefour de la forêt. Ursule et Gontran s'avançaient rapidement par une allée transversale. Je crus qu'ils venaient nous rejoindre, je m'avançai hors de la calèche.

Ils furent en effet bientôt près de nous, mais ils ne s'arrêtèrent pas.

—Mathilde,—me cria Ursule en passant avec vitesse et en me saluant de la main,—je suis folle... enivrée de la chasse.

Et les joues colorées, l'œil brillant et hardi, elle donna un coup de cravache à la jument pour hâter sa course.

—Le cerf ne durera pas maintenant plus d'une demi-heure!—nous cria Gontran,—les chiens chassent à merveille... ça va débucher.

Et se courbant sur l'encolure de son cheval, il atteignit Ursule qui l'avait un moment dépassé, et tous deux disparurent de nouveau.

—Comme elle s'amuse... Dieu! comme elle s'amuse!...—dit M. Sécherin avec joie,—mais, ma cousine, qu'est-ce que veut dire M. Gontran par ces mots: ça va débucher?

J'avais assez souvent entendu parler de chasse par mon mari pour pouvoir répondre à la question de M. Sécherin.

—Cela veut dire que le malheureux animal, traîné dans les bois, va prendre la plaine, c'est sa dernière chance de salut... après quoi il sera égorgé... sans pitié.

J'étais dans un état tellement nerveux, j'avais depuis si longtemps contenu mes larmes, que, saisissant pour ainsi dire cette occasion ridicule de me livrer à un accès de sensibilité, je me mis à fondre en larmes.

M. Sécherin me regarda d'un air stupéfait, et me dit avec intérêt:

—Mon Dieu, comment la mort d'un cerf vous attriste à ce point, vous qui devez avoir l'habitude de ces choses-là... Allons donc, cousine, soyez raisonnable; peut-être après tout qu'elle échappera à son mauvais sort, cette pauvre victime!

Ceux qui auront bien souffert d'une douleur intime, contrainte, forcément cachée, ne souriront pas de mépris, lorsque je dirai qu'en répondant aux derniers mots de M. Sécherin, je fis pour moi seule une sorte d'allusion à mon propre tort afin de pouvoir un peu épancher à haute voix les chagrins qui m'oppressaient.

Cela est ridicule, amèrement ridicule, hélas! je le sais, mais heureux ceux qui ignorent que la souffrance la plus poignante est quelquefois grotesque dans son expression, ce qui est, je crois, le comble de la torture morale...

Je répondis donc à M. Sécherin, en pleurant:

—Non, non, la victime ne pourra pas échapper; que peut-elle faire? Lutter, n'est-ce pas? mais il faut la force de lutter, et elle n'en a plus la force. Cela dure depuis trop longtemps, elle n'a qu'à se résigner... à tendre le cou au couteau et à mourir... Pourtant la vie lui avait paru belle... pourtant qui songerait à mourir par ce temps radieux, par ce beau soleil?... au bruit de ces fanfares et des cris de joie des chasseurs... qui pense à mourir? pour qui cette fête est-elle un deuil?... pour la victime seule... elle pleurera, et on rira de ses larmes, et on la tuera sans pitié... sans pitié!!

—Le fait est,—dit M. Sécherin, presque attendri,—que les pauvres bêtes pleurent au moment de mourir... mais, écoutez donc, cousine,—reprit-il,—on dit aussi qu'avant de mourir les cerfs se défendent quelquefois joliment, et qu'en mourant la victime a au moins le plaisir de se venger.

Dans mon égarement, répondant à ma pensée au lieu de répondre à M. Sécherin, j'essuyai mes larmes; je le regardai fixement et je lui dis avec un sourire amer:

—Oh! n'est-ce pas? la vengeance... la vengeance! ne pas mourir faible, méprisée, moquée, insultée! faire à son tour verser des larmes à ceux qui ont ri de vos douleurs, oh!... n'est-ce pas... la vengeance, la vengeance! surtout pour punir l'insulte... l'insulte lâche et misérable... l'insulte qu'on sait impunie... qu'on croit impunie, parce que l'honneur, la hauteur d'un noble cœur, empêchent une ignoble délation... Oh! mais cela doit avoir un terme à la fin, n'est-ce pas? Oui, vous avez raison... la vengeance...

—Ah çà!... cousine,—s'écria M. Sécherin en contenant à peine son envie de rire,—comment voulez-vous donc qu'on insulte un cerf, et qu'il pense à se venger?

Je regardai M. Sécherin; je ne le compris pas d'abord.

Au bout de quelques moments je revins à moi et je lui dis:

—Pardon, pardon, mon cher cousin; en vérité, je suis folle; vous avez raison, ma sensibilité m'a égarée...

—C'est aussi ce que je me disais, ma cousine parle de ce pauvre cerf comme d'une personne naturelle... Mais nous allons recommencer à marcher. Entendez-vous, là-bas, comme c'est beau le bruit du cor? Vraiment, c'est bien un plaisir de roi que la chasse.

La calèche se remit en marche.

Je profitai de ce mouvement pour me livrer sans réserve aux plus amères réflexions. Je me figurais Gontran et Ursule marchant au pas, l'un près de l'autre, pour se reposer d'une longue course, laissant leurs chevaux aller à l'aventure dans des allées sans fin, tapissées de verdure, abritées par les arbres nuancés des plus riches nuances de l'automne...

Heureux, aimant, ils jouissaient avec ardeur de cette belle et tiède journée, de ce luxe royal, de cette vie de fêtes en songeant à un avenir pins enivrant encore, en se disant de tendres paroles d'amour, en échangeant de longs et brûlants regards... Peut-être même... la forêt est si touffue et si solitaire, que Gontran, se penchant vers Ursule, embrasse sa taille svelte d'un bras amoureux et effleure ses joues vermeilles, encore animées par la course.

Oh! rage!... oh! douleur! oh! torture!... pensai-je... Et moi... moi... je suis là, brisée, flétrie, oubliée, moquée, car ils se moquent, ils rient de moi... de moi qui me promène paisiblement avec ce mari qu'on trompe, qu'on outrage!... Et c'est moi... c'est moi qui ai donné à cet homme pauvre et presque déshonoré le château où il courtise ma rivale, le luxe dont il l'éblouit, les plaisirs dont il l'enivre!

Oh! mais, cela est affreux!... affreux!... Cela ne peut pas durer... Je me lasse d'être stupidement malheureuse, je ne le veux plus... je ne le veux plus... J'ai là près de moi ce mari honnête et bon qu'on bafoue, qu'on offense... Éclairons-le... Ce n'est pas dénoncer la perfidie et la corruption, c'est empêcher l'honneur, la loyauté même, d'être plus longtemps dupes de la trahison.

Encore une fois le fatal aveu me vint aux lèvres, encore une fois je reculai devant cette délation....

Au bout d'une demi-heure environ, Gontran nous envoya un de ses gens nous prévenir que le cerf avait été pris dans un étang, mais que le chemin pour s'y rendre était si mauvais, que les voitures n'y pouvaient passer; il m'engageait à retourner au château, où il nous rejoindrait avec madame Sécherin.

Nous arrivâmes à Maran, où nous précédâmes de peu d'instants Ursule et Gontran. Après nous être habillés pour dîner, nous rentrâmes au salon. J'y trouvai ma cousine, mon mari et M. Sécherin. A table, la conversation roula sur la chasse de la journée. Gontran donna les plus grandes louanges au courage, à l'adresse d'Ursule, qui déclara n'avoir jamais goûté un plaisir plus vif.

Ma cousine fut beaucoup plus gaie que la veille; elle parut se soucier assez peu de conserver à mes yeux son apparence mélancolique. Elle accepta résolument quelques toasts à ma santé que lui porta Gontran, et but, sans se faire trop prier, quelques verres de vin de Champagne, à la grande admiration de M. Sécherin qui ne cessait de s'écrier:

—C'est un vrai démon que ma femme!

Pour la première fois, en voyant l'animation, la gaieté, l'entrain de ma cousine, je pressentis ce qu'il y avait en elle de hardi et d'indomptable.

Jusqu'alors elle m'avait paru profondément dissimulée. Ses audacieux mensonges avaient toujours été enveloppés de formes hypocrites; c'est en levant mélancoliquement au ciel ses grands yeux baignés de larmes qu'elle niait l'évidence; mais en la voyant à table si joyeuse, si résolue; mais en entendant ses saillies vives, imprévues, souvent étincelantes, je la trouvais plus dangereuse encore.

Mon mari ne cachait pas l'espèce d'admiration qu'elle lui inspirait. Une espèce de lutte d'esprit s'était établie entre elle et lui, souvent Gontran n'eut pas l'avantage. Il semblait presque fasciné, dominé par l'ascendant de cette femme qui, plusieurs fois, le rendit muet par un mot d'une ironie mordante.

Ce qui paraîtra peut-être étrange, impossible, c'est que je souffrais alors de l'espèce de supériorité moqueuse avec laquelle Ursule répondait à mon mari.

Je restais confondue d'étonnement à l'aspect de cette transformation de ma cousine.

M. Sécherin lui-même me disait tout bas qu'il n'avait jamais cru à sa femme autant d'esprit.

Maintenant je m'explique ce changement. Il y a certaines natures qui ne se révèlent pour ainsi dire jamais complétement que lorsqu'elles se trouvent dans leur véritable milieu. Ainsi Ursule était essentiellement née pour une vie de luxe, de splendeur, de fêtes, de plaisirs effrénés. Un siècle plus lot, elle eût été l'une de ces femmes spirituelles et effrontées qui furent les reines des orgies de la régence.

Pour la première fois peut-être depuis son mariage, elle se trouvait dans une position analogue à ses goûts, et sans doute son véritable caractère se développait presque à son insu.

Après dîner on devait faire la curée du cerf aux flambeaux dans la cour du château, Gontran ayant voulu réserver ce sanglant spectacle à madame Sécherin.

Vers les neuf heures, les piqueurs sonnèrent quelques fanfares. Nous allâmes sur une terrasse qui donnait sur la cour d'honneur et qui s'étendait devant les fenêtres du salon que nous venions de quitter.

Les torches que tenaient nos valets de pied, en grande livrée, jetaient une clarté rougeâtre sur les bâtiments, dont une partie était complètement obscure.

Cela me parut sinistre... La meute, avide, impatiente, à peine contenue par les fouets des veneurs, faisait entendre des grondements féroces; les yeux farouches des chiens étincelaient dans l'obscurité.

Au milieu de la cour, le premier piqueur de M. de Lancry, ayant recouvert les débris et les ossements du cerf avec la peau de cet animal, en prit la tête par le bois et l'agita vivement devant les chiens.

Toujours contenue, la meute poussa des hurlements furieux jusqu'au moment où on lui permit de se jeter sur ces restes sanglants, pendant que les trompes sonnaient avec force. Alors commença une lutte acharnée entre ces quatre-vingts chiens se ruant les uns sur les autres, hurlant, grondant, se disputant et s'arrachant les lambeaux sanglants de l'animal.

Ce spectacle, ces cris me révoltèrent; je rentrai dans le salon, dont les fenêtres donnaient sur la terrasse. M. Sécherin était descendu pour voir la curée de plus près. Je me sentais accablée, plus accablée que jamais d'un mal tout physique; pour la première fois je me demandai quelle pouvait en être la cause.

Je tombai assise sur une chaise placée près d'une croisée à demi cachée par les rideaux. Je regardais machinalement le reflet des dernières clartés des torches vaciller et s'éteindre, car la curée était terminée, lorsque je vis Ursule et Gontran s'arrêter un instant devant cette croisée... Gontran enlaça la taille d'Ursule d'un de ses bras et approcha ses lèvres de la joue de ma cousine, malgré une légère résistance de celle-ci...

Jamais je n'oublierai ce que je ressentis en ce moment. Par une étrange fatalité la douleur la plus atroce que j'eusse jamais ressentie me révéla pour ainsi dire la joie la plus immense que j'aie jamais connue...

Je ne sais par quel phénomène le coup que je ressentis fut si violent, qu'au même instant un tressaillement profond... qui me répondit au cœur, m'éclaira subitement sur la cause de ce malaise dont je souffrais depuis quelque temps... Je sentis que j'étais mère.

Cette double impression de joie enivrante et de malheur foudroyant fut telle, qu'un moment je crus que ma tête allait s'égarer.

Dans mon vertige, je me levai machinalement. Je traversai le salon en courant; je m'enfermai dans ma chambre et, me précipitant à genoux, je ne pus dire que ces mots:

—Mon Dieu! tu m'as entendue; je ne puis plus être malheureuse maintenant! A l'instant où j'allais mourir de douleur, tu m'as envoyé un espoir ineffable!...

Je n'avais pas aperçu Blondeau, qui était dans mon alcôve.

—Grand Dieu!... Madame, qu'avez-vous?—s'écria-t-elle.

Sans lui répondre, je lui montrai la porte de ma chambre en lui disant:

—Je veux être seule. Ferme cette porte, laisse-moi; va dire que je veux être seule.

Blondeau sortit, alla prévenir M. de Lancry que j'étais indisposée et que je voulais être seule.

Je restai seule en effet à méditer...

Je ne pouvais plus douter de l'infidélité de mon mari... et j'étais mère...


CHAPITRE II.

UNE MÈRE.

Jamais je n'oublierai les émotions saisissantes de cette nuit que je passai dans une sorte de délire raisonnable, si cela se peut dire.

Tantôt je marchais à grands pas dans ma chambre, tantôt je m'arrêtais brusquement pour m'agenouiller et pour prier avec ferveur; puis j'avais des éclats de joie folle, des ressentiments de bonheur immense, des élans de fierté calme et majestueuse.

J'étais mère! j'étais mère! à cette pensée enivrante, c'étaient des accès de tendresse idolâtre pour l'être que je portais dans mon sein. Je ne pouvais croire à tant de félicité... je pressais avec force mes deux mains sur ma poitrine, comme pour bien m'assurer que je vivais.

Il me semblait qu'à chaque battement de mon cœur répondait un petit battement doux et léger: c'était celui du cœur de mon enfant.

Mon enfant... mon enfant! Je ne pouvais me lasser de répéter ces mots bénis et charmants. Dans mon ivresse, je l'appelais, je le dévorais de caresses, j'étais comme insensée; je baisais mes mains, je riais aux éclats de cette puérilité, un instant après je fondais en larmes: mais ces bienfaisantes larmes étaient bonnes à pleurer.

Il était, je crois, deux ou trois heures du matin.

Il me sembla que mon bonheur manquait d'air, d'espace, que j'avais besoin de me trouver face à face avec le ciel, pour mieux exprimer à Dieu ma religieuse reconnaissance.

J'ouvris ma fenêtre; nous étions à la fin de l'automne: la nuit était aussi belle, aussi pure que le jour avait été radieux; on n'entendait pas le plus léger bruit. Tout était ombre et mystère, les profondeurs du firmament étaient semées de millions d'étoiles étincelantes. La lune se leva derrière une colline couverte de grands bois. Tout fut inondé de sa pâle clarté, le parc, la forêt, les prairies, le château.

Tout à coup une faible brise s'éleva, grandit, passa dans l'air comme un soupir immense, et tout redevint silencieux.

Je vis un présage dans cet imposant murmure qui troublait un moment cette solitude et qui fit paraître plus profond encore le calme qui succéda...

Il me sembla que ma dernière plainte était sortie de mon cœur, et que désormais ma vie s'écoulerait heureuse et paisible.

Pour la première fois depuis que j'avais l'orgueilleuse conscience de la maternité... depuis que je vivais double, je songeai à mes peines passées... Ce fut pour rougir d'avoir pu m'affliger de chagrins qui n'atteignaient que moi seule.

En me rappelant cette soirée si fatale et si enivrante où j'avais acquis et la certitude de l'infidélité de Gontran, et la certitude que j'étais mère, je fus étonnée de la sérénité profonde, ineffable qui vint remplacer les poignantes émotions qui naguère encore m'avaient cruellement agitée.

Je ne pouvais douter que Gontran ne m'eût trompée... pourtant je me sentais pour lui d'une mansuétude infinie, d'une indulgence sans bornes.

Mon mari avait cédé à un goût passager; c'était une faiblesse, une faute: mais il était le père de mon enfant; mais c'était à lui que je devais la nouvelle et céleste sensation que j'éprouvais...

Ces pensées éveillaient en moi un mélange inexprimable de tendresse, de dévouement, de respect et de reconnaissance, qui ne me laissait ni la volonté ni le courage d'accuser Gontran de ses erreurs passées...

Quant à l'avenir... oh!... quant à l'avenir, cette fois je n'en doutais plus.

La révélation que j'allais faire à mon mari m'assurait, je ne dis pas, son amour, ses soins empressés, sa sollicitude exquise, mais encore une sorte de tendre et religieuse vénération de tous les instants.

Oui, c'était plus qu'une espérance, plus qu'un pressentiment qui me garantissait un avenir auprès duquel ces quelques jours de bonheur passés à Chantilly et toujours si regrettés devaient même me paraître pales et froids...

Oui, j'avais dans mon bonheur à venir une foi profonde, absolue, éclairée, qui prenait sa source dans ce qu'il y a de plus sacré parmi les sentiments divins et naturels.

Dans ce moment où Dieu bénissait et consacrait ainsi mon amour... douter de l'avenir c'eût été blasphémer.

Dès lors je ressentis pour Ursule une sorte de dédain compatissant, de pitié protectrice.

Je ne pouvais plus l'honorer de ma jalousie; envers elle, je ne pouvais plus descendre jusqu'à la haine.

Je planais dans une sphère si élevée, j'avais une telle conviction de mon immense supériorité sur Ursule, qu'il m'était même impossible d'établir entre elle et moi la moindre comparaison...

Pour la première fois depuis bien longtemps un franc sourire me vint aux lèvres en me rappelant que, la veille, j'avais envié la grâce avec laquelle elle montait à cheval; que, la veille, j'avais envié les brillantes saillies de son esprit.

Je haussai malgré moi les épaules à ce ressouvenir. Dans mon impériale et généreuse fierté, je m'apitoyai sur cette pauvre femme qui, après tout peut-être, n'avait pu résister au penchant qui l'entraînait vers Gontran... penchant dont je connaissais l'irrésistible puissance...

Mon Dieu, me disais-je, quel sera le réveil d'Ursule après ce rêve de quelques jours! Alors je me rappelai notre enfance, notre amitié d'autrefois... Le bonheur rend si compatissante, que je m'attendris sur ma cousine.

Je me promis de demander à mon mari de lui apprendre avec ménagement qu'elle ne pouvait plus rester avec nous, je ne voulais pas abuser cruellement de mon triomphe...

Il me serait impossible d'expliquer la complète révolution que la maternité venait d'imprimer à mes moindres pensées, des idées graves, sérieuses, presque austères, qui s'éveillèrent en moi dans l'espace d'une nuit, comme si Dieu voulait préparer l'esprit et le cœur d'une mère aux célestes devoirs qu'elle doit remplir auprès de son enfant.

Moi jusqu'alors faible, timide, résignée, je me sentis tout à coup forte, résolue, courageuse: la main de Dieu me soutenait.

Tout un horizon nouveau s'ouvrit à ma vue, les limites de mon existence me semblaient reculées par les espérances infinies de la maternité.

Dans les seuls mots élever mon enfant il y avait un monde de sensations nouvelles...

. . . . . . . . . .

Peu à peu le jour parut.

Mon premier mouvement fut de tout apprendre à mon mari, de changer par cet aveu soudain sa froideur en adoration; puis je voulus temporiser un peu, suspendre le moment de mon triomphe pour le mieux savourer.

J'éprouvais une sorte de joie, à me dire: D'un mot je puis rendre Gontran plus passionné pour moi qu'il ne l'a jamais été, lui qui, hier encore, m'oubliait pour une autre femme.

Bien rassurée sur l'avenir, je me plaisais à évoquer les souvenirs de mes plus mauvais jours...

J'agissais comme ces gens qui, miraculeusement délivrés de quelque grand péril, contemplent une dernière fois avec une jouissance mêlée d'effroi le gouffre qui a failli les engloutir, le rocher qui a failli les écraser...

Un sommeil profond, salutaire, me surprit au milieu de ces pensées.

Je m'éveillai tard; je trouvai ma pauvre Blondeau à mon chevet bien inquiète, bien triste: mes chagrins ne lui avaient pas échappé; mais, si grande que fût ma confiance en elle, jamais je ne lui avais dit un mot qui pût accuser Gontran.

Mon visage rayonnait d'une joie si éclatante, que Blondeau s'écria en me regardant avec surprise:

—Jésus mon Dieu, madame, qu'y a-t-il donc de si heureux?... hier je vous avais laissée tellement abattue que j'ai passé toute la nuit en larmes et en prières.

—Il y a... ma bonne Blondeau, que, toi aussi, tu deviendras folle de joie quand tu sauras... mais va vite chercher M. de Lancry... va...

—M. le vicomte a déjà envoyé savoir des nouvelles de madame, ainsi que M. et madame Sécherin. J'ai dit que vous aviez passé une nuit assez mauvaise, monsieur semblait inquiet.

—Eh bien! va... va bien vite le chercher... Je vais le rassurer...

Blondeau partit.

A mesure que le moment où j'allais revoir Gontran approchait, mon cœur battait de plus en plus fort.

Mon mari parut.

Je me jetai dans ses bras en fondant en larmes et sans pouvoir trouver une parole.

Gontran se trompa, il prit mes pleurs pour des pleurs de douleur. Croyant sans doute que je l'avais vu la veille embrasser Ursule, et que j'étais désespérée, il me dit avec embarras:

—Je vous en prie, ne croyez pas les apparences, ne pleurez pas... ne...

—Mais c'est de joie que je pleure... Gontran, mais c'est de joie... regardez-moi donc bien!—m'écriai-je.

—En effet, dit mon mari,—ce sourire, cet air de bonheur répandus sur tous vos traits: Mathilde... Mathilde, que signifie?...

—Cela signifie que je sais tout, et que je vous pardonne tout... Oui, mon bien-aimé Gontran... oui... hier sur ce balcon j'ai vu votre bras enlacer la taille d'Ursule... hier j'ai vu vos lèvres effleurer sa joue... Eh bien! je vous pardonne, entendez-vous?... je vous pardonne, parce que vous-même tout à l'heure vous vous accuserez plus amèrement que je ne l'aurais jamais fait moi-même; parce que tout à l'heure, à genoux, à deux genoux, vous me direz grâce... grâce...

—Mais, encore une fois... Mathilde...

—Vous ne comprenez pas? Gontran, vous ne devinez pas?... Non; vous me regardez avec effroi, vous croyez que je raille... que je suis folle peut-être? Mais, à mon tour, pardon... aussi pardon à vous, mon Dieu! car il est mal de ne pas parler d'un tel bonheur si sacré avec une austère gravité. Gontran,—m'écriai-je alors en prenant la main de mon mari,—agenouillez-vous avec moi... Dieu a béni notre union... je suis mère!

Oh! je ne m'étais pas trompée dans mon espoir! les traits de Gontran exprimèrent la plus douce surprise, la joie la plus profonde. Un moment interdit, il me serra dans ses bras avec la plus vive tendresse... Des larmes... des larmes... les seules que je lui aie vu répandre, coulèrent de ses yeux attendris; il me regardait avec amour, avec adoration, presque avec respect.

—Oh!—s'écria-t-il en prenant mes deux mains dans les siennes,—tu as raison, Mathilde; c'est à genoux, à deux genoux que je vais te demander pardon, noble femme, cœur généreux, angélique créature! Et j'ai pu t'offenser! toi... toi toujours si résignée, si douce... Oh! encore une fois pardon... pardon.

—Je vous le disais bien, mon Gontran, mon bien-aimé, que vous me demanderiez pardon... Mais hélas! je le sens... je ne puis plus vous l'accorder; il faudrait me souvenir de l'offense, et je ne m'en souviens plus.

—Ah! Mathilde! Mathilde! j'ai été bien coupable,—s'écria Gontran en secouant tristement la tête.—Mais, croyez-moi, ç'a été de la légèreté, de l'inconséquence; mais mon cœur, mon amour, ma vénération étaient à vous... toujours à vous... Maintenant de nouveaux devoirs me dictent une conduite nouvelle, vous verrez... oh! vous verrez, mon amie... combien je serai digne du bonheur qui nous arrive. Combien vous serez sacrée pour moi... Mathilde!... Mathilde...—ajouta-t-il en baisant mes mains avec ivresse.—Oh! croyez-moi, ce moment m'éclaire, jamais je n'ai mieux senti tout ce que vous valiez et combien j'étais peu digne de vous... Je vous le jure, Mathilde, je vous aime maintenant plus passionnément peut-être que lors de ces beaux jours de Chantilly, que vous regrettez toujours, pauvre femme... Maintenant, je dis comme vous... si vous ne pouvez plus me pardonner l'offense, parce que vous l'avez oubliée; moi je ne puis plus vous demander grâce, parce que je ne puis plus croire que je vous aie jamais offensée.

—Oh! Gontran... Gontran, voilà votre cœur, votre langage... c'est vous, je vous reconnais... O mon Dieu, mon Dieu, donnez-moi la force de supporter tant de bonheur...

—Oui, oui, c'est moi, ton ami, ton amant, Mathilde... ton amant, qui n'étais pas changé; non, non, je te le jure. Mais, grâce à toi, j'étais si heureux, si heureux que je ne pensais pas plus à ce bonheur que je te devais qu'on ne pense à remercier Dieu de la vie qui s'écoule heureuse et facile; et puis si j'étais quelquefois insouciant, capricieux, fantasque, il faut vous le reprocher, mon bon ange, ma bien-aimée: oui, j'étais comme ces enfants gâtés que, dans sa tendresse idolâtre, une mère ne gronde jamais! pour leurs grandes fautes elle n'a que des sourires ou de douces remontrances... Et encore... non...—reprit-il avec une grâce touchante,—non... je cherche à m'excuser, à affaiblir mes torts, et c'est mal... J'ai été égoïste, dur, indifférent, infidèle; j'ai pendant quelque temps méconnu le plus adorable caractère qui existât au monde... Oh! Mathilde, je ne crains pas de charger le passé des plus noires couleurs... l'avenir m'absoudra...

—Ne parlons plus de cela. Gontran, parlons de lui, de notre enfant: quels seront vos projets? Quelle joie, quelle félicité! Si c'est un garçon, comme il sera beau! si c'est une fille, comme elle sera belle! Il aura vos yeux, elle aura votre sourire et de si beaux cheveux bruns, des joues si roses, un petit col si blanc, de petites épaules à fossettes... Ah! Gontran, je délire; tenez je suis folle... je ne pourrai jamais attendre jusque-là!—m'écriai-je si naïvement, que Gontran ne put s'empêcher de sourire.

—Dites-moi,—reprit-il tendrement,—que préférez-vous? Voulez-vous rester ici... encore quelque temps, ou bien nous en aller nous établir à Paris?... Dites, Mathilde... ordonnez... maintenant je n'ai plus de volonté.

—Maintenant, au contraire, mon ami, il faut que vous en ayez et pour vous et pour moi, car je vais être tout absorbée par une seule pensée... mon enfant... Hors de cette idée fixe, je ne serai bonne à rien.

—Puisque vous me laissez libre, je réfléchirai à ce qui sera convenable, ma bonne Mathilde... j'y aviserai.

—Ce que vous ferez sera bien fait, mon ami. Entre autres considérations, n'est-ce pas? vous consulterez l'économie; car maintenant il nous faut être sages... nous ne sommes plus seuls... il faut songer dès à présent à la dot de ce cher enfant, et du temps où nous vivons, l'argent est tant... que la richesse est une chance de bonheur de plus. Voyons, mon ami, comment réduirons-nous notre maison?

—Nous y songerons, Mathilde; vous avez raison. Quel bonheur de remplacer un luxe frivole et inutile par une touchante prévoyance pour l'être qui nous est le plus cher au monde! Ah! jamais nous n'aurons été plus heureux d'être riches.

—Tenez, mon ami, quand je pense que chacune de mes privations pourrait augmenter le bien-être de notre enfant... j'ai peur de devenir avare.

—Chère et tendre amie, soyez tranquille... Je sens comme vous tous les devoirs qui nous sont imposés maintenant... Je ne manquerai à aucun d'eux. Comme vous, Mathilde, cette nuit m'a changé,—ajouta Gontran avec un sourire de grâce et de tendresse inimitable.

Mon mari parlait alors sincèrement. Je connaissais assez sa physionomie pour y lire l'expression la plus vraie, la plus touchante.

Quand il m'exprimait ses regrets de m'avoir tourmentée, il disait vrai: les cœurs les plus durs, les caractères les plus impitoyables ont souvent d'excellents retours; à plus forte raison Gontran était capable d'un généreux mouvement: il n'était point méchant, mais gâté par trop d'adorations.

Encore une fois, je suis certaine qu'alors mon mari redevint pour moi ce qu'il était au moment de mon mariage.

J'étais si forte de cette conviction, il me paraissait si naturel que le goût passager que mon mari avait eu pour Ursule se fût subitement éteint, par la révélation que je venais de lui faire, que sans la moindre hésitation, sans le moindre embarras, je dis à Gontran:

—Maintenant, mon ami, comment allons-nous éloigner Ursule?...

A cette question naïve, Gontran me regarda en rougissant de surprise.

—Cela vous étonne, de m'entendre ainsi parler de ma cousine,—lui dis-je en souriant,—rien n'est pourtant plus simple: je ne ressens à cette heure aucune animosité, aucune jalousie contre elle; je n'ai pas le temps, je suis trop heureuse! elle a été coquette avec vous, vous avez été empressé près d'elle, je pardonne tout cela: ce sont des étourderies de jeunesse dont vous ne vous souvenez plus maintenant, mon tendre ami; je désire seulement que, vous qui avez tant de tact et d'esprit, vous trouviez un moyen d'éloigner Ursule, sans dureté, sans trop la blesser: car, malgré moi, je ne puis m'empêcher de la plaindre; un moment peut-être... elle aura cru que vous l'aimiez...

Gontran me regarda d'un air interdit, il semblait croire à peine ce qu'il entendait.

Après un moment de silence, il s'écria:

—Toujours grande, toujours généreuse: ah! je serais le plus coupable des hommes, si j'oubliais jamais votre conduite dans cette circonstance. Oui, vous avez raison, Mathilde, j'expierai ces étourderies de jeunesse comme je le dois. Il faut que votre cousine parte... qu'elle parte le plus tôt possible; non que je doute de ma résolution, mais parce que sa vue vous redeviendrait pénible une fois votre premier enivrement passé.

—Vous dites vrai, mon ami... vous me connaissez mieux que je ne me connais moi-même. Si vous saviez... j'ai tant souffert à cause d'elle... Mais, tenez... Gontran, ne parlons plus de cela... tout est oublié... Il sera facile à Ursule de déterminer son mari à quitter Maran, il n'a pas d'autre volonté que la sienne... Mais...—ajoutai-je en hésitant,—comment ferez-vous pour amener Ursule à cette résolution?

—Rien de plus simple, je lui dirai tout avec franchise et loyauté.

—Vous lui direz...

—Je lui dirai qu'elle et moi nous avons été des fous, que nous avons risqué de compromettre gravement, elle, la tranquillité du meilleur des hommes, moi, le repos de la plus tendre, de la plus adorable des femmes... Je lui dirai que nos imprudences ont effrayé vos soupçons, que pour rien au monde je ne voudrais vous causer le moindre chagrin; je lui dirai enfin que je la supplie de décider son mari à partir.

Je gardai un moment le silence; malgré ma foi dans l'amour de Gontran, dans ma supériorité sur Ursule, il m'était pénible de songer que mon mari allait avoir un entretien secret avec ma cousine.

Hélas! à cette pensée, tous mes ressentiments jaloux se réveillèrent malgré moi.

Je dis à Gontran avec émotion:—Pour décider Ursule à partir, il faudra donc que vous lui demandiez un rendez-vous?...

—Sans doute...

—Eh bien! je vous l'avoue, Gontran, cette idée m'est cruelle.

—Allons,—reprit-il en souriant,—il faudra que j'aie plus de courage que vous... Comment faire pourtant, ma pauvre Mathilde?

—Je ne sais..

—Je n'ose vous proposer de parler vous-même à votre cousine.

—Non; cela me ferait mal, je le sens. Un tel avis de ma part l'humilierait amèrement, je ne puis oublier qu'elle a été mon amie... ma sœur...

—Que faire donc? je lui écrirais bien... mais cela est dangereux... et puis il y a mille choses qu'on peut dire et qu'on ne peut écrire; des objections auxquelles on répond de vive voix, et que l'on ne peut détruire que par une longue correspondance...

Après avoir rêvé quelque temps, Gontran s'écria tout rayonnant de joie:

—Oh! Mathilde... Mathilde... quelle bonne idée! voulez-vous une double preuve de ma loyauté et de mon désir de vous faire oublier les chagrins que je vous ai causés?

—Comment cela?

—Cachée quelque part, d'où vous puissiez tout voir et tout entendre, assistez à cet entretien dont votre jalousie s'effraye.

—Gontran... que dites-vous... Ah! cette épreuve...

—N'a rien qui doive alarmer... Une dernière fois, Mathilde, mon ange bien-aimé, je veux tout vous dire, tout vous confier... être aussi franc que vous êtes généreuse... Pardonnez-moi si je vous froisse; j'en aurai le courage, car au moins un loyal aveu détruira, j'en suis sûr, vos craintes exagérées... Vous verrez que j'ai été plus imprudent, plus léger que coupable. Vous verrez que si Ursule a été pour moi très-coquette, que si, de mon coté, je suis sorti des bornes de la simple galanterie, elle n'a pas à rougir d'une faute grave et irréparable... Eh bien! oui, hier, après cette curée aux flambeaux, en plaisantant, j'ai passé mon bras autour de sa taille, j'ai voulu l'embrasser; c'était une légèreté condamnable, je le sais, quoiqu'elle pût peut-être s'excuser par la familiarité qu'autorise la parenté.

—Et à Rouvray... Gontran!

—A Rouvray, comme ici, j'ai fait a Ursule de ces compliments qu'on adresse à toutes les femmes... je lui ai dit qu'elle était charmante, que j'aurais un vif plaisir à la voir longtemps chez nous; elle a accueilli ces galanteries avec coquetterie, mais en riant et sans y voir plus de sérieux qu'il n'y en avait, je vous l'assure... Voilà toute ma confession: Mathilde... pardon, encore pardon.

—Je vous remercie, au contraire, de ces aveux qui me rassurent, mon ami; il vaut mieux connaître la vérité, quelque pénible qu'elle soit, que de s'épouvanter de fantômes souvent plus effrayants que la réalité.

—Aussi, Mathilde, maintenant je vous jure sur l'honneur, sur ce que j'ai de plus cher au monde, sur vous, enfin! que dans cet entretien j'aborderai votre cousine avec un cœur tout rempli de vous, de votre bonté, de votre générosité; que je ne dirai pas une parole sans songer aux larmes que je vous ai fait verser, noble et angélique créature! je vous jure enfin que ce goût passager dont je vous ai fait l'aveu s'est évanoui devant l'intérêt si sacré, si puissant qui rend nos liens plus étroits encore... Mathilde... Mathilde... je serais le dernier des hommes, si l'état dans lequel vous êtes ne suffisait pas pour me commander les plus tendres soins, les plus chers respects; croyez-moi, assistez donc sans crainte à cet entretien, Mathilde, je suis fier de vous prouver que je sais au moins expier les fautes que j'ai commises.

—Oh! je vous crois, je vous crois, mon Gontran bien-aimé; je m'abandonne à vos conseils: oui, j'aurai le courage de cette épreuve.

—Merci... oh! merci, Mathilde, de me permettre de me justifier ainsi, mais je ne veux pas que vous conserviez le moindre doute; l'amour est soupçonneux, je le sais: malgré vous il vous resterait peut-être l'arrière-pensée que j'ai prévenu Ursule, que...

—Ah! Gontran, vous me jugez bien mal.

—Non, non, ma pauvre Mathilde, laissez-moi faire; plus l'explication vous semblera franche, loyale, imprévue, plus vous serez satisfaite. Écoutez-moi donc... vous allez dire à Blondeau de prier votre cousine de venir vous trouver ici. Vous vous mettrez là, dans le cabinet de votre alcôve; cette porte vitrée entrouverte, un coin de ce rideau soulevé, vous permettront de tout voir, de tout entendre. Votre cousine viendra, je lui dirai que vous venez de sortir, que vous la priez de vous excuser et de venir la retrouver dans le pavillon du parc. Pendant quelques moments je la retiendrai ici, puis elle sortira pour aller vous chercher. Alors paraissant hors de votre cachette...

—Alors je tomberai à vos genoux, Gontran, pour vous remercier raille fois de m'avoir rendu en un jour tous les bonheurs que je croyais avoir perdus.

Ainsi que l'avait désiré mon mari, Blondeau alla chercher Ursule.

J'entrai avec un grand battement de cœur dans un des cabinets de l'alcôve; les tendres assurances de Gontran, sa loyauté, tout devait m'empêcher de ressentir la moindre crainte, et pourtant un moment encore j'hésitai.

Il me sembla que je jouais un rôle indigne de moi en assistant ainsi invisible à cet entretien.

Je l'avoue, mes irrésolutions cessèrent, moins dans l'espoir de voir humilier ma rivale, que dans l'espoir ardent et inquiet d'assister à une scène si étrange, si nouvelle pour une femme.

Je connaissais le ton plaintif et mélancolique d'Ursule, je m'attendais à la voir fondre en larmes lorsque mon mari lui signifierait son intention.

Jugeant de l'amour qu'elle devait ressentir pour Gontran par l'amour que j'éprouvais pour lui, je prévoyais que cette scène allait être cruelle pour ma cousine; soit faiblesse, soit générosité, je ne pus m'empêcher de la plaindre.

J'allai même jusqu'à craindre que Gontran, excité par ma secrète présence, ne se montrât trop dur envers elle. Quel réveil pour cette malheureuse femme qui l'aimait tant sans doute et qui se croyait aussi tant aiméé!...

Encore à cette heure je suis convaincue que mon mari était alors sincère dans sa détermination de sacrifier un caprice passager à l'affection sainte et grave que je méritais... Une seule crainte vint m'assaillir: Ursule était si rusée, si adroite; elle savait donner à sa voix, à ses larmes une si puissante séduction que peut-être la résolution de mon mari ne résisterait-elle pas à l'expression de sa douleur touchante.

Ces réflexions m'étaient venues plus rapides que la pensée.

J'entendis les pas légers d'Ursule.

Je me retirai dans ma cachette.


CHAPITRE III.

L'ENTRETIEN.

Ursule en entrant dans ma chambre parut fort surprise de ne pas m'y voir.

Son visage était souriant et gai, la physionomie de Gontran était au contraire froide et réservée.

Il se tenait debout près de la cheminée, où il s'accoudait.

Ursule, après avoir fermé la porte, lui dit:

—Comment, c'est vous! où est donc Mathilde?

—Elle a été obligée de descendre à l'instant pour répondre aux réclamations d'un de ses pauvres; elle vous prie de l'excuser, et d'aller la rejoindre tout à l'heure dans le pavillon du parc...

Ursule me parut d'abord étonnée de l'accueil glacial de mon mari, puis elle sourit, lui fit une profonde révérence d'un air moqueur en lui disant:

—Je vous remercie, monsieur, d'avoir bien voulu m'apprendre où je pourrai rencontrer madame la vicomtesse de Lancry, je suis désolée d'avoir troublé vos graves méditations.

Ursule fit un pas vers la porte.

—Un mot, je vous prie,—dit Gontran.

Ursule, qui allait sortir, s'arrêta, retourna lentement la tête, jeta à Gontran un long regard rempli de malice et de coquetterie, leva en l'air son joli doigt d'un air menaçant et lui dit:

—Un mot.. soit, mais pas plus... je sais qu'il est très-dangereux de vous écouter... plus encore peut-être que de vous regarder. Voyons, vite, ce mot, mon beau, mon ténébreux cousin.

—Ce que j'ai à vous dire est grave et sérieux, madame.

—Vraiment, monsieur, c'est grave, c'est sérieux? Eh bien! j'en suis ravie, cela contrastera avec votre folie et votre étourderie habituelle. Voyons, dites, je vous écoute.

—Lorsque je vous revis à Rouvray,—dit Gontran,—il y a deux mois, je ne pus vous cacher que je vous trouvais charmante.

—C'est la vérité, monsieur et cher cousin, et j'ai souvenance que, dans certaine allée de charmille, vous me fîtes même une déclaration... assez impertinente à laquelle je répondis comme je devais le faire, en me moquant de vous: voyons, continuez; votre gravité sentencieuse, cérémonieuse m'amuse et m'intrigue infiniment... où voulez-vous en venir?

Gontran jeta un coup d'œil satisfait du côté de la porte du cabinet où j'étais et reprit:

—A votre arrivée ici, je vous ai dit tout le plaisir que j'avais à vous revoir.

—Tout le bonheur, mon cher et beau cousin, tout le bonheur, s'il vous plaît; vos moindres paroles sont, hélas! gravées là en caractères ineffaçables,—dit Ursule en appuyant sa main sur son cœur et en regardant mon mari d'un air ironique.

Gontran parut presque contrarié de ce sarcasme, fronça légèrement les sourcils, et reprit d'un ton ferme:

—Je suis ravi, madame, que vous soyez en train de plaisanter, la tâche que j'ai à remplir me sera moins difficile.

—Voyons, vite, vite, je suis sur des charbons ardent, mon cher cousin, je brûle de savoir la conclusion de tout ceci, et à quoi sera bon ce résumé solennel de notre... comment dirai-je? de notre amour... non certes, vous avez trop et trop peu pour m'inspirer ce sentiment... disons donc de notre coquetterie, c'est, je crois, le mot... Trouvez-vous?

—Soit, madame...—reprit Gontran.—Je continuerai donc ce résumé de notre... de notre coquetterie: à votre arrivée à Maran, je vous ai dit tout le bonheur que j'avais de vous revoir, tout mon espoir de voir votre séjour ici se prolonger.

—Cela est encore vrai, beau cousin; nous avons le lendemain fait une charmante partie de chasse: vous m'avez même un peu grondée... très-tendrement, il est vrai, de ce que je semblais préférer le bruit retentissant des trompes à vos amoureuses déclarations... et j'avoue à ma honte que je méritais beaucoup vos reproches; il n'y avait pour moi rien de plus ravissant, de plus nouveau surtout, que ces fanfares éclatantes qui résonnaient fièrement au fond des bois.

—Et sans doute une déclaration n'avait pas pour vous le même attrait de nouveauté. L'aveu est naïf,—dit Gontran en souriant.

Ursule regarda fixement mon mari, cambra, redressa sa jolie taille, comme si elle eût obéi à un secret mouvement d'admiration pour elle-même, secoua légèrement son front hardi, pour faire onduler les longues boucles de sa chevelure brune, et répondit avec un sourire moqueur presque méprisant:

—Mon cher cousin, j'ai dix-huit ans à peine et on m'a déjà bien souvent dit que j'étais charmante; vous me pardonnerez donc d'être un peu blasée sur les déclarations; depuis longtemps mon oreille est faite à ce ramage flatteur et banal, et vous n'avez pas malheureusement éveillé dans mon âme des sensations aussi inconnues que ravissantes; je ne doute pas que vous ne soyez un très-excellent Pygmalion, mais le marbre de Galatée s'était assoupli et animé avant que votre tout-puissant regard eût daigné s'abaisser sur une pauvre provinciale comme moi...

Mon étonnement était à son comble.

C'était Ursule qui s'exprimait ainsi: elle autrefois si éplorée, si incomprise et parlant toujours de sa tombe prochaine...

C'était Ursule qui parlait à Gontran avec ce dédain moqueur, à lui dont les succès avaient été si nombreux, à lui si recherché, si adoré par les femmes les plus à la mode!

Gontran semblait non moins surpris que moi de ce langage railleur.

Néanmoins je vis avec joie qu'il ne m'avait pas trompée.

Il avait pu être léger, inconsidéré auprès d'Ursule, mais il avait été préservé d'un sentiment plus vif par la froide coquetterie de ma cousine.

Ursule reprit avec la même ironie:

—Qu'avez-vous, mon cher cousin? vous semblez contrarié.

—C'est qu'aussi, madame, je ne vous ai jamais vue si moqueuse.

—C'est qu'aussi, monsieur, je ne vous ai jamais vu si solennel.

—Vous avez raison,—dit Gontran en souriant,—il s'agit de folies, de quelques galanteries sans conséquence échangées entre un homme et une femme du monde, et je prends en vérité un air magistral par trop ridicule. Eh bien donc, ma jolie cousine, vous souvenez-vous qu'hier soir, après la curée aux flambeaux, j'ai été assez peu maître de moi pour vouloir enlacer cette taille charmante et effleurer cette joue si fraîche et si rose... eh bien, je viens vous demander pardon de cette audace, vous supplier d'oublier cette folie... J'avais cédé à un entraînement passager... j'avais un moment confondu la familiarité du la parenté avec un sentiment plus tendre, et je viens...

Ursule interrompit mon mari par un éclat de rire et s'écria:

—Vous venez me demander pardon... mais il n'y a véritablement pas de quoi, mon cher cousin... Votre vertueuse candeur s'alarme à tort, je vous le jure... Votre audace a été fort innocente... car votre bouche a effleuré non pas cette joue si fraîche et si rose, mais la barbe de mon bonnet. Quant à cette taille charmante que vous avez enlacée à peu près malgré moi, c'est une faveur que s'accorde au bal le premier valseur venu; et je ne vois pas qu'elle soit assez flatteuse pour que vous en ayez des remords: hier soir je n'ai pas joué la pudeur offensée, parce qu'il m'eût fallu me plaindre on me fâcher d'un procédé de mauvais goût; dans une circonstance pareille, une honnête femme se résigne et se tait.

Sans doute l'amour-propre de Gontran fut blessé de ces railleries, car, oubliant ma présence, il s'écria presqu'avec chagrin:

—Comment, madame, votre silence était de la résignation, de l'indifférence!

—A ce point, mon cher cousin, que je me rappelle, hélas! jusqu'aux plus petits détails des tristes suites de votre audace.

—Comment cela?

—Certainement, j'avais la main droite sur la grille du balcon, et, en la retirant, j'ai déchiré la valencienne de mon mouchoir.

—Cela prouve,—dit Gontran avec impatience,—madame, que vous avez une excellente mémoire...

—Cela ne prouve pas du tout en faveur de ma mémoire, mon cousin, mais cela prouve en faveur de l'angélique pureté de mes sentiments à votre égard...

—Madame!...

—Mais sans doute, voyons sérieusement: est-ce que si mon silence eût été du trouble... est-ce que si je vous avais aimé... j'aurais remarqué tout cela?... est-ce que j'aurais attendu que vos lèvres effleurassent mes joues, que votre bras pressât ma taille, pour être saisie d'une de ces émotions subites, muettes, profondes, qui nous enivrent et vous égarent? Eh mon Dieu!... à peine votre main eût-elle touché ma main, qu'une sensation électrique, rapide comme la foudre, eût bouleversé ma raison, mes sens!... Presque sans le savoir, sans y penser, malgré moi enfin... je serais tombée dans vos bras, et je m'y serais réveillée sans me souvenir de rien, mais encore toute frémissante d'une émotion délirante, inconnue, qu'aucune expression ne pourrait traduire!

Malheur! malheur! jamais je n'oublierai l'accent ému, passionné avec lequel Ursule prononça ces derniers mots; jamais je n'oublierai la rougeur qui un instant enflamma son visage, comme un reflet de pourpre; jamais je n'oublierai le regard à la fois vague, brûlant, noyé de volupté, qu'elle jeta au ciel comme si elle eût ressenti ce qu'elle venait de dépeindre.

Malheur! malheur! jamais je n'oublierai surtout avec quelle admiration ardente Gontran la contempla pendant quelques minutes: car elle était belle... oh, bien belle ainsi; elle était belle, non sans doute d'une beauté chaste et pure, mais de cette beauté sensuelle qui a, dit-on, tant d'empire sur les hommes.

Malheur! malheur! je vis sur les traits de Gontran un mélange de douleur, de colère, d'entraînement involontaire, qui me dit assez qu'il était au désespoir de n'avoir pas fait éprouver à Ursule ces émotions qu'elle racontait avec une éloquence si passionnée.

Ma terreur de cette femme augmenta: je fus sur le point de sortir de ma retraite, d'interrompre cette scène; mais, emportée par une âpre curiosité, inquiète d'entendre la réponse de Gontran, je restai immobile.

Mon mari semblait fasciné par le regard d'Ursule; il reprit avec amertume:

—En vérité, madame, voici une théorie complète: heureux celui qui la mettra en pratique! Avec vous je vois avec plaisir que j'étais encore moins infidèle envers ma femme que je ne l'avais cru; je m'en applaudis sincèrement, je vous remercie d'être au moins franchement coquette avec moi.

Ursule partit d'un nouvel éclat de rire et reprit:

—Mon Dieu! de quel air découragé votre solennité me parle de sa fidélité conjugale! on dirait que vous éprouvez le remords d'une bonne action, et que vous êtes désespéré de vous trouver si peu coupable...

—Il est vrai, ma chère cousine, je me croyais un peu moins innocent... et je vous croyais un peu plus ingénue...

—Tenez, décidément, vous êtes furieux...

—Moi! vous vous trompez, je vous le jure.

—Vous êtes furieux... vous dis-je... Ah! vous avez cru, mon cher cousin, que vous n'aviez qu'à paraître pour me plaire, pour me subjuguer; mais, j'y pense, ajouta-t-elle en redoublant d'éclats de rire,—vous avez pensé, j'en suis sûre, que blessée d'un trait mortel dès avant mon mariage, lors de votre présentation à Mathilde, et reblessée lors de votre passage à Rouvray, je n'avais jamais eu qu'un but, qu'une pensée, celle de venir vous rejoindre ici ou à Paris... que dans mon empressement à vous faire ma cour, à me ménager de longues entrevues avec vous, j'avais bravement appris à monter à cheval, au risque de me casser le cou, le tout pour mériter un de vos regards, pour vous faire dire en vous-même:—Pauvre petite, quel dévouement, quel courage!—ou bien encore...—Ah! les femmes, les femmes! quand un de ces démons s'est mis en tête de nous séduire, il y réussit toujours.—Quant à cela, entre nous, mon pauvre cousin, vous n'avez pas eu tout à fait tort; car je crois que je vous ai fort séduit... seulement, je ne l'ai pas fait exprès...

—Je vois que je ne suis pas le seul à qui l'on puisse reprocher quelque vanité,—dit Gontran de plus en plus piqué.

—Comment,—reprit Ursule dans un nouvel accès de gaieté,—vous croyez qu'on ne peut sans vanité prétendre à votre cœur! pour vous qui voulez me donner une leçon de modestie, l'aveu est piquant. Eh bien! je vous avoue que, tout en étant certaine de vous avoir séduit, je n'en suis pas plus fière...

—Ainsi, vous me croyez très-amoureux de vous?

—Je vous crois plus amoureux de moi aujourd'hui que vous ne l'étiez hier. Je crois que vous le serez demain encore plus qu'aujourd'hui...

—Et quelle sera la fin de cette passion toujours croissante, charmante prophétesse?...

—Pour moi, un immense éclat de rire... pour vous, peut-être, toutes sortes de désespoirs... Car, vous devez savoir cela par expérience, seigneur don Juan; s'il y a passion d'un côté, ordinairement il y a de l'autre indifférence on dédain: aussi, ce qui m'empêchera de jamais répondre à votre amour... ce qui vous fait un tort irréparable a mes yeux, c'est tout simplement... votre amour...

—Vous maniez à merveille le paradoxe, madame, et je vous en fais mon compliment...

—Ceci vous semble paradoxal, c'est tout simple; on est si peu habitué à entendre des vérités vraies, qu'elles paraissent toujours des paradoxes: au risque de passer pour folle, je vous dirai donc que vous m'aimez non-seulement parce que je suis jeune et jolie, mais parce que votre orgueil, votre vanité, s'irritent de ce que, malgré vos succès passés, je ne me rends pas à vos irrésistibles séductions.

—Madame,—s'écria Gontran,—de grâce... parlons un peu moins de moi...

—Vous avez raison, mon cousin, nous voici bien loin de la conversation que nous devions avoir ensemble; où en étions-nous donc?... Ah... oui. C'est cela; vous me demandiez humblement pardon d'avoir été assez audacieux pour embrasser la barbe de mon bonnet et pour me prendre la taille ni plus ni moins que le plus oublié de mes valseurs de l'an passé!

Au lieu de répondre à Ursule, Gontran garda un moment le silence; puis il lui dit avec un sourire contraint:

—Vous réunissez, sans doute, madame, les qualités les plus rares; vous avez certainement le droit de vous montrer difficile, dédaigneuse... Mais pourrait-on savoir au moins de quelles perfections inouïes, de quels surprenants avantages devrait être doué celui qui pourrait prétendre au bonheur inespéré de vous plaire?

—Savez-vous, mon cousin, que vous êtes très-fantasque?

—Comment cela?

—A l'instant même, vous me priez assez aigrement de ne plus vous mettre en question: et voici que vous recommencez de plus belle à parler de vous-même.

—Moi... au contraire...

—Me demander, avec une ironie si transparente, de quels dons surnaturels il faut être doté pour me plaire, n'est-ce pas me demander clairement pourquoi vous ne me plaisez pas du tout, vous qui réunissez tant de séductions irrésistibles?... Eh bien... vous le voyez; si je vous réponds, vous allez me reprocher encore, comme tout à l'heure, de changer un grave entretien en dissertations amoureuses...

—Non, non... nous reprendrons cet entretien... Mais, voyons, dites... Je suis très-curieux de connaître l'idéal que vous avez rêvé.

—Mon idéal? à quoi bon, mon pauvre cousin! il en est de tous ces héros rêvés par les jeunes filles comme des réponses préparées d'avance; l'on dit tout le contraire de ce qu'on voulait dire, et l'on adore tout le contraire de ce qu'on avait rêvé. Pourtant il est une première condition, sur laquelle je serais inflexible: celui que j'aimerais devrait être complétement libre; en un mot, garçon.

—Et pourquoi frapper les maris de cet implacable ostracisme?

—D'abord parce que je ne daignerais pas régner sur un cœur partagé; ensuite il y a quelque chose de ridicule dans l'allure d'un mari galantin: c'est un être amphibie qui participe à la fois de l'écolier en vacances et du père de famille révolté; et puis, vous allez trouver cela stupide, mais il me semble qu'un mari galant ressemble toujours... à un prêtre marié...

—Le portrait n'est assurément pas flatteur,—dit Gontran en se contenant à peine.

—Ainsi vous,—reprit Ursule,—vous par exemple, mon cher cousin, vous avez ainsi perdu tout votre ancien prestige; et encore, non, même garçon vous auriez en vous trop... et trop peu... pour me séduire. Oui, certainement. Car, après tout, qu'est-ce que vous êtes? un grand seigneur très-aimable, très-spirituel, d'une figure charmante et d'une irréprochable élégance. Or, entre nous, mon amour aurait des visées... ou plus hautes ou plus basses.

—En vérité, ma cousine, aujourd'hui vous parlez en énigme.

—En vérité, mon cousin, aujourd'hui vous êtes bien peu intelligent. Eh bien donc, oui, il me faut, à moi, un esclave ou un maître. Vous ne pouvez être ni l'un ni l'autre: vous n'avez ni le dévouement naïf qui intéresse, ni la supériorité qui trouble et qui soumet... Qu'un être simple, bon, inoffensif, m'adorât, par exemple, avec l'idolâtrie opiniâtre du sauvage pour son fétiche, je pourrais ressentir pour cet être aveuglément confiant cette sorte de compassion affectueuse qu'on a pour un pauvre chien soumis, tremblant, qui ne vous quitte pas du regard; qui lèche la main qui le frappe et qui est encore trop heureux de revenir en rampant servir de coussin à vos pieds, lorsque, par colère ou par caprice, vous l'avez brutalement chassé... Mais si je rencontrais jamais un de ces hommes qui, par je ne sais quelle mystérieuse puissance, s'imposent en despotes du premier regard, avec quelle humble et tendre soumission je m'abaisserais devant lui! avec quelle idolâtrie, moi si impérieuse, je l'adorerais à mon tour! comme j'enchaînerais ma pensée, ma volonté, ma vie à la sienne! à genoux, toujours à genoux devant mon souverain, devant mon dieu, joie, douleur, espérance, désespoir, tout viendrait de lui... et retournerait à lui... Pour qu'il daignât seulement me dire Viens... je serais humble, résignée, lâche, criminelle, que sais-je?... Car la jalousie d'un tel amour peut arriver à la frénésie... à la férocité. Tenez... à cette pensée, oh! à cette pensée, j'ai peur.

En disant ces derniers mots d'une voix brève, Ursule baissa son visage assombri et parut rêveuse.

Gontran était stupéfait.

J'étais épouvantée.

Après quelques moments de silence, Ursule passa la main sur son front comme pour chasser les idées qui semblaient l'avoir tristement préoccupée, et dit en souriant à mon mari, qui la regardait presque avec stupeur:

—Vous le voyez donc bien... vous ne pouvez être ni mon esclave ni mon maître. Nous ne pouvons qu'être amis, et encore ce serait difficile; vous êtes trop homme du monde pour me pardonner vos maladroites déclarations et votre insuccès près de moi. Tout bien considéré, il ne nous reste guère que la chance d'être ennemis à peu près irréconciliables. Ne trouvez-vous pas cette conclusion fort originale? qui aurait dit que notre conversation devait prendre cette tournure-là?

—Sans contredit, madame,—répondit machinalement Gontran, comme s'il eût encore été sous le coup de cet étrange entretien;—sans contredit, cela est fort original. Mais alors puis-je vous demander pourquoi vous avez bien voulu nous consacrer quelque temps?

Avec cette mobilité d'impressions qui la caractérisait, Ursule se mit de nouveau à rire aux éclats en regardant Gontran avec étonnement, et s'écria:

—Ah çà! devenez-vous décidément fou, mon cousin? Est-ce déjà votre passion pour moi qui vous trouble la raison? Comment, vous voulez être le but incessant où tendent toutes mes pensées! Vous ne comprenez rien à mon voyage ici, parce qu'il n'a pas pour but de vous dire: Je vous aime! Mais rappelez donc vos esprits: ce n'est pas du tout à vous, mais à ma chère Mathilde, que je veux consacrer le temps que je passerai a Maran. Mon Dieu! quelle figure vous me faites! Que les hommes sont singuliers! Je vous aurais avoué que depuis longtemps je méditais le dessein perfide de vous enlever à votre femme, que vous auriez trouvé cette indignité toute naturelle, taudis que vous voilà très-contrarié de me voir respecter si scrupuleusement les lois sacrées de l'amitié que vous venez vous-même invoquer.

—Madame!

—Allons, allons, rassurez-vous, je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis; c'est beaucoup plus mon éloignement pour les gens mariés en général et mon peu de penchant pour vous en particulier qui me défend de toute mauvaise tentation... Sans doute j'aime Mathilde de tout mon cœur; mais si une puissance irrésistible m'eût entraînée vers vous, malgré moi j'aurais trahi la confiance de ma meilleure amie... Après cela,—reprit Ursule en souriant de ce rire sarcastique qui donnait à sa physionomie un caractère si insolent et si dédaigneux,—j'offre des chances de combat égales; je suis vulnérable aussi: moi aussi j'ai un mari... qu'on le séduise... c'est de bonne guerre; mais, assez de folies comme cela, mon cher cousin. Maintenant, parlons raison, quel est ce mot que vous avez à me dire, et pourquoi me retenez-vous ici? Mathilde s'impatiente et m'attend peut-être.

Gontran semblait poussé à bout par les railleries d'Ursule. Il lui répondit brusquement:

—C'est justement de Mathilde que je voulais vous parler, madame; quoique je sois un de ces êtres amphibies assez ridicules qu'on appelle maris, ma femme a pour moi un attachement profond, sincère, inaltérable.

—Et elle a parfaitement raison, et fait preuve du meilleur goût; je ne médis des maris que comme amants: hors ces prétentions-là, ils possèdent toutes sortes d'agréments... conjugaux; et vous avez, vous, mon cousin, personnellement, tout le charme nécessaire pour plaire à votre femme.

—C'est parce que je désire continuer de plaire à ma femme, madame, que je serais désolé de lui causer un chagrin violent; elle est assez jeune, assez aveuglée pour m'aimer passionnément, pour tenir à mon amour comme à sa vie... Mais comme elle n'a pas de ces confiances exorbitantes qui font croire qu'on ne peut manquer de nous adorer... comme elle est surtout remplie de la plus charmante modestie, elle redoute certaines comparaisons... sans doute très-dangereuses; et quoique je sois, je l'avoue humblement, un soupirant fort à dédaigner pour vous, elle veut bien craindre...

Ursule interrompit Gontran:

—Toutes ces périphrases veulent dire que Mathilde est jalouse de moi, n'est-ce pas? Voilà donc ce grand secret... Quelle bonne folie!

—J'ai eu l'honneur de vous dire, madame, que rien n'était plus sérieux... Le repos de Mathilde m'est cher avant toutes choses...

—J'en suis convaincue... et vous pouvez, ce me semble, la rassurer mieux que personne, mon cher cousin; quant à moi, je serais désolée de lui causer le moindre chagrin à votre sujet: ce serait impardonnable... je n'aurais ni le plaisir du remords... ni le remords du plaisir.

—Malheureusement, madame, Mathilde a plus que des soupçons, elle a des certitudes. Hier, après la curée, sur la terrasse... elle a vu...

—Que vous avez embrassé mon bonnet! mais c'est charmant... j'en suis ravie, j'ai justement une petite vengeance à tirer d'elle pour lui apprendre à croire aux apparences; laissons-la un jour ou deux dans son erreur, et puis nous la détromperons, et je lui dirai: Voyez-vous, méchante cousine, qu'il faut ne jamais croire à ce qu'on voit!

—Ne pas détromper Mathilde, madame! mais la malheureuse enfant en mourrait. Vous ne connaissez donc pas la noblesse, la candeur angélique de son âme... Vous ne savez donc pas avec quelle sainte ardeur elle m'aime... Oh! Mathilde n'est pas une de ces femmes froidement railleuses qui, parce qu'elles ne sentent rien, affectent de mépriser des sentiments qu'elles sont incapables de comprendre ou d'apprécier... Non... non... Mathilde n'est pas de ces...

—De ces femmes abominables... de ces monstres de perfidie, qui ont l'effronterie de ne pas vouloir prendre pour amant le mari de leur amie intime!—dit Ursule en interrompant mon mari et recommençant de rire aux éclats...

Gontran semblait au supplice. Ursule continua:

—Mon Dieu, que vous êtes donc amusant! et comme l'éloge de cette pauvre Mathilde vient naturellement en aide à votre dépit contre mon insensibilité! Savez-vous qu'il ne fallait rien moins que mes dédains pour amener enfin sur vos lèvres l'éloge de votre femme!

—Vous avez raison, madame,—s'écria Gontran mis hors de lui par ces sarcasmes.—Je n'ai peut-être jamais mieux compris tout ce que valait ce cœur adorable qu'en reconnaissant...

—A quel horrible cœur vous vouliez le sacrifier. Est-ce cela, mon cher cousin? J'aime beaucoup à finir vos phrases, nous nous entendons si parfaitement! Sérieusement, vous avez grandement raison de me préférer Mathilde: d'abord votre fidélité maritale me préservera de votre amoureuse insistance; et puis, franchement, ma cousine vaut mille fois mieux que moi. N'est-elle pas bien plus belle? ne compte-t-elle pas autant de qualités que je compte de défauts? n'y aurait-il pas toujours entre nous une distance énorme? En raison même de son dévouement, de ses vertus, n'est-elle pas fatalement destinée à éprouver les passions les plus sincères, les plus magnifiquement dévouées... et à ne les inspirer jamais... tandis que moi, j'aurai toujours, hélas! l'affreux malheur de les inspirer...

—Sans les jamais ressentir, n'est-ce pas, madame?—s'écria Gontran.—Ah! vous avez raison... Tenez, vous êtes une femme infernale... vous me faites peur...

Ursule haussa les épaules.

—Eh bien, oui, je serais une femme infernale pour ceux qui, je le répète, ne seraient ni mes esclaves, ni mes tyrans; pour ceux-la, s'ils étaient assez fous ou assez présomptueux pour s'éprendre de moi, je serais sans merci, je les raillerais, je les mettrais dans les positions les plus ridicules, peut-être même les plus cruelles, selon mon caprice! Plus ils montreraient d'opiniâtreté à m'aimer, plus j'en montrerais moi, à me moquer d'eux.

—Tenez, ma cousine,—dit Gontran pour mettre un terme à un entretien qui lui pesait,—vous déployez une telle vigueur d'esprit, une telle force de caractère, que je suis de moins en moins embarrassé pour arriver à ce que je voulais vous dire.

—Que voulez-vous me dire?

—Qu'entre parents, entre amis, il est certaines choses qu'on peut s'avouer franchement. Je vous ai dit que Mathilde était jalouse de vous, qu'elle redoutait votre présence... et que...—Gontran hésita.

—Et qu'elle serait tranquille et rassurée si j'abrégeais mon séjour ici?

—Excusez-moi, ma cousine, mais...

—Mon Dieu, rien de plus simple. Pourquoi ne pas m'avoir dit cela tout de suite? Pauvre et chère Mathilde, je regrette pourtant de la quitter sitôt; elle d'abord, puis je regrette vos chasses qui m'amusaient beaucoup; peut-être aussi je vous aurais même regretté, vous, si vous ne m'aviez pas parlé d'amour. C'est dommage pourtant... mais il n'y a rien à faire contre un soupçon jaloux... Il faudra seulement me donner quelques jours pour préparer et pour amener mon mari à ce changement de résolution si soudain; je m'en charge... Ah çà! vous ne m'en voulez pas, mon cousin,—dit Ursule en tendant la main à Gontran avec cordialité.

—Je ne vous en veux pas... mais, je vous l'avoue, jamais je ne me serais attendu à un pareil langage, à de pareilles idées de votre part... je crois rêver.

Ursule reprit avec son sourire ironique:

—Pour une jeune femme qui, en sortant de l'hôtel Maran, est venue habiter une fabrique en province, vous me trouvez assez étrange, n'est-ce pas? vous n'y comprenez rien? Vous ne reconnaissez plus la pauvre victime, la femme incomprise qui écrivait de si larmoyantes élégies à cette pauvre Mathilde, qui en pleurait et qui avait raison, car je pleurais moi-même en les écrivant, et quelquefois même je pleure encore...

—Vous... vous! pleurer...

—Certainement, quand le vent est à l'ouest et qu'il y a dans l'air ce je ne sais quoi qui fait qu'on se pend, comme disait mademoiselle de Maran.

—Toujours mobile, toujours folle,—dit Gontran.

—N'est-ce pas que je suis une drôle de femme? Je parle de tout sans rien savoir, je parle d'émotions de cœur sans les ressentir, j'ai toutes les physionomies sans en avoir aucune; je suis effrontée, moqueuse, inconséquente... Et pourtant, mon cousin, vous ne connaissez de moi que ce que j'en veux laisser connaître. En mal comme en bien, vous êtes encore à mille lieues de la réalité; mais ce dont vous pouvez être certain seulement, c'est que je peux toujours ce que je veux fermement. Ainsi, par exemple, tenez: j'ai plus de physionomie que de beauté, plus de défauts que de qualités, plus de bavardage que d'esprit, j'ai une fortune ordinaire, un nom ridicule... madame Sécherin, je vous demande un peu... madame Sécherin! Eh bien! malgré tout cela, je veux être cet hiver la femme la plus entourée, la plus à la mode de Paris, avoir la maison la plus recherchée et faire tourner toutes les têtes en finissant par la vôtre. Maintenant adieu, mon cousin... Je vais décider mon mari à partir le plus tôt possible... nous irons faire un petit voyage jusqu'à l'hiver... Je vais retrouver Mathilde dans le parc; je lui tairai notre entretien, bien entendu... Pauvre femme! je la plains... pauvre divinité... Hélas! quand on ne sait parler que le langage des anges, ou court grand risque de se trouver ici-bas bien dépareillée. Somme toute, j'aime mieux mon sort que le sien... quoiqu'elle ait l'inqualifiable bonheur de vous avoir pour Seigneur et maître!—ajouta Ursule avec un sourire moqueur.

Elle sortit en faisant un petit signe de tête à Gontran et lui envoya du bout des doigts un gracieux baiser de l'air le plus malin.

Et puis j'entendis ma cousine fredonner en s'en allant un motif de Freischütz de sa voix fraîche et sonore.


CHAPITRE IV.

FRAYEURS

Si j'avais un instant douté du changement extraordinaire que la maternité avait apporté dans mon esprit en le mûrissant tout à coup, en lui révélant un monde nouveau, les idées, les terreurs qui s'éveillèrent en moi ensuite de l'entretien d'Ursule et de mon mari eussent suffi pour me prouver cette incroyable transformation.

Qu'on me pardonne une comparaison bien usée, bien vulgaire... Un admirable instinct apprend à la pauvre mère qui veille sur sa couvée que le point noir, presque imperceptible, qu'on aperçoit à peine dans l'azur du ciel est le vautour féroce, son plus mortel ennemi.

De même, après la conversation d'Ursule et de Gontran, je vis poindre le germe d'un nouveau, d'un terrible malheur dans cet entretien qui, en apparence, semblait devoir me rassurer.

Ma cousine n'aimait pas mon mari, elle raillait même dédaigneusement les galanteries dont j'avais tant souffert....

Avec une effronterie révoltante elle se montrait à lui telle qu'elle était... pire qu'elle n'était peut-être...

Elle avouait avec un superbe cynisme qu'elle ne pouvait être que lâche esclave de l'homme qui la dompterait... maîtresse hautaine de l'homme qui l'adorerait, et coquette impitoyable envers tous ceux qui ne ramperaient pas à ses genoux ou qui ne lui mettraient pas orgueilleusement le pied sur le front...

Elle avait dit encore à Gontran qu'elle ne l'aimerait jamais, parce que l'amour d'un mari était ridicule; parce qu'il l'aimait, lui: et pourtant, par deux fois, elle lui avait jeté cet insolent défi:—Malgré vous, vous m'aimerez toujours...

Avant que d'être mère je serais sortie de ma retraite, rayonnante de bonheur et de confiance; je me serais jetée à genoux en disant: Merci, mon Dieu, vous avez permis que cette femme perfide, audacieuse, se montrât sans fard, dévoilât toute la bassesse, toute la méchanceté de son âme! Un moment mon mari s'est laissé prendre à ces dehors séduisants; mais maintenant il la connaît, mais maintenant il n'aura plus pour elle que mépris et qu'horreur. Quel homme, et Gontran plus que tout autre encore, ne sentirait pas au moins sa fierté révoltée en entendant cette femme lui parler si dédaigneusement!

Comment! lui Gontran, lui si beau, si séduisant, lui gâté par tant de succès, par tant d'adorations, irait non pas aimer mais s'occuper seulement d'une femme qui oserait lui dire: Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais, et je vous défie de ne pas m'aimer!...

Oui, encore une fois, j'aurais remercié Dieu; le calme, le repos, fussent pour longtemps rentrés dans mon cœur.

Mais, hélas! je l'ai dit, en une nuit j'avais, je ne sais par quelle intuition, acquis la triste sagacité, la désespérante sûreté de jugement que les années peuvent seules donner.

Je crois fermement que cette sorte de prescience m'était venue soudainement parce qu'elle pouvait me servir à défendre l'avenir de mon enfant. Hélas! mon Dieu, j'étais bien jeune encore, jamais je ne m'étais appesantie sur les tristes misères de l'esprit humain, il fallait une puissance surnaturelle pour me faire pénétrer ce tissu d'horribles pensées.

Je croyais au bien jusqu'à l'aveuglement; je n'avais pas idée de ces passions dépravées, qui, au lieu de rechercher ce qui est pur, noble, salutaire et possible, sont au contraire honteusement aiguillonnées par l'attrait de la corruption, du cynisme, de l'impossible.

Pouvais-je soupçonner qu'un homme, par cela même qu'une femme sans mœurs lui dirait: Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais!... que pour cela même cet homme dût adorer cette femme avec frénésie?

Non... non, mon Dieu; on m'eût dit que le cœur humain était capable de ces énormités, que je l'aurais nié, que j'aurais pris cela pour un blasphème.

Par quel mystère pourtant... moi jusqu'alors si heureusement ignorante de ces misères, avais-je donc deviné, avais-je donc senti, oui physiquement senti, à un atroce déchirement de mon cœur, que Gontran allait de ce moment aimer cette femme, non-seulement plus qu'il n'avait aimé ses premières maîtresses, non-seulement plus qu'il ne m'aimait... mais plus qu'il n'aimerait jamais?

Quelle voix secrète me disait que cette passion fatale serait la seule, la dernière passion de sa vie?

Quelle voix me disait que les hommes les plus légers, les plus blasés, lorsqu'ils se prennent à aimer et surtout à aimer sans espoir une femme perdue, aiment souvent avec une violence effrayante?

Comment avais-je senti qu'Ursule, dans son manége infernal, avait mis en jeu les passions les plus irritantes de mon mari en lui disant:—Vous êtes beau, vous êtes charmant, vous êtes habitué à plaire, et pourtant je me raille de vous, et pourtant vous m'aimerez, et cet amour sera pour moi une inépuisable raillerie... pour vous un inépuisable chagrin!

Et ce n'était pas encore assez pour cette femme. Comme il lui fallait aviver, exalter l'amour de Gontran en allumant sa jalousie, elle a voulu lui prouver qu'elle ne serait pas pour tous froide, méprisante, moqueuse, comme elle l'était pour lui.

Aussi voyez... voyez... avec quelle ardeur passionnée, délirante, elle lui peint alors l'émotion foudroyante qui bouleversera sa raison et ses sens à la seule approche de l'homme qu'elle aimerait!...

A ces mots, empreints d'un délire brûlant et sensuel, voyez comme son regard s'est perdu, comme sa joue a rougi, comme son sein a battu!...

Et lorsqu'elle parlait de son idolâtrie pour l'homme qui la dominerait en tyran, avec quelle grâce humble, soumise, elle courbait son front charmant! Comme on la voyait agenouillée, les mains jointes, implorant un sourire de son maître en attachant sur lui ses grands yeux bleus noyés de langueur, de tristesse et d'amour!...

Hélas!... hélas! il fallait que la séduction de cette femme fût bien puissante, bien irrésistible, pour que moi, moi sa rivale, moi mère, moi qui avais cette créature en horreur, j'aie senti, j'aie compris qu'en ce moment non-seulement Gontran, mais tout homme, peut-être, devait devenir éperdûment amoureux d'Ursule, tant il y avait en elle de fascination et de charme!

Mon, non, Dieu ne me trompait pas en me donnant ces épouvantables pressentiments! En me montrant le formidable orage qui se formait à l'horizon, il voulait, dans sa miséricorde infinie, qu'une pauvre mère seule et faible pût, sinon éviter, du moins conjurer peut-être les affreux malheurs qui la menaçaient.

Je me sentis presque défaillir lorsque je sortis du cabinet où j'étais restée cachée.

Je trouvai Gontran assis dans un fauteuil, le regard fixe, les bras croisés sur sa poitrine, dans l'attitude de la réflexion et de la stupeur.

Je fus obligée de m'appuyer légèrement sur son épaule pour le rappeler à lui-même...

Il releva vivement la tête, et me dit ces seuls mots avec une expression profonde et concentrée:

—Quelle femme!... quelle femme!... Oh! il faut qu'elle parte, Mathilde, il faut qu'elle parte!

Ces paroles confirmèrent mes soupçons.

Dans la bouche de Gontran, lui toujours si maître de lui, ils avaient une signification effrayante; il aimait cette femme ou il craignait de l'aimer.

Une idée que j'accueillis d'abord comme une inspiration divine, me poussait à apprendre à Gontran ce que je savais de la liaison d'Ursule avec M. Chopinelle, ce dernier ayant sans doute été rangé par elle dans la catégorie des esclaves.

D'abord je ne doutai pas que le dépit d'avoir échoué là où un homme si ridicule avait réussi, ne dût inspirer à Gontran un invincible éloignement pour Ursule; peut-être Gontran eût-il attaché d'autant plus du prix à la conquête d'Ursule, qu'il aurait cru être son premier amour.

Je voulais aussi apprendre à mon mari avec quelle fausseté, avec quelle perfidie Ursule avait amené la rupture de M. Sécherin et de sa mère... J'allais tout dite, lorsque j'hésitai; je me demandai si ces révélations n'irriteraient pas encore davantage la passion de Gontran, si sa vanité ne serait pas encore plus excitée par le dépit d'être moins bien traité qu'un provincial ridicule.

Et puis il pouvait croire Ursule vertueuse, malgré les théories effrontées qu'elle affichait, et se résigner plus facilement à n'être pas aimé d'elle, en songeant que personne n'avait été plus heureux que lui... Mais je craignis que cette dernière conviction ne prêtât peut-être plus d'attraits encore à ma cousine.

Agitée par tant de perplexités, je me résignai à attendre l'inspiration du moment.

Mon mari était retombé dans une sorte de rêverie...

Je lui pris la main, je la serrai tendrement en lui disant:

—Merci... merci, mon noble Gontran, vous m'aviez dit vrai. Enfin Ursule va partir, et nous serons heureux et tranquilles.

Gontran sourit avec amertume et me répondit:

—Vous avez dû être bien contente de me voir ainsi traité par Ursule? cela doit vous rassurer, je l'espère?

Ne voulant pas laisser entrevoir mes craintes à Gontran, je lui dis:

—Sans doute, mon ami, je suis rassurée; mais je ne vois pas en quoi ma cousine vous a si maltraité... Elle plaisantait, d'ailleurs...

—Elle plaisantait?... Et lors même qu'elle aurait plaisanté, n'était-ce pas me traiter avec le dernier mépris?... De ma vie... non, de ma vie... je n'ai été si insolemment joué; je restai là comme un sot, sans trouver une seule parole. Quelle audace! quel cynisme!

—Mais, Gontran, il me semble que ce qu'Ursule vous a dit de plus cruel est qu'elle ne vous aimerait jamais et qu'elle vous défiait de ne pas l'aimer.

—Eh bien! n'est-ce rien que cela?

—Mais cela n'est rien puisque vous m'aimez, Gontran... Votre tendresse pour moi vous empêche de ressentir de l'amour pour elle; il doit vous être indifférent qu'elle ne vous aime pas.

—Sans doute, sans doute, vous avez raison... Ma pauvre Mathilde, je vous aime... Oh! oui, je vous aime... Vous êtes bonne, généreuse, vous!... vous avez du cœur, de l'élévation, de la grandeur d'âme, tandis que votre cousine... Je vous le demande: qu'a-t-elle donc pour plaire, après tout? un minois chiffonné, une taille accomplie, il est vrai, un très-joli pied, de grands yeux tour à tour effrontés ou langoureux, un persiflage impertinent, un grand fonds d'impudence... mais ni cœur, ni âme... Avec cela, comédienne et fausse à faire frémir... Plus j'y pense, moins je peux revenir de mon étonnement. Vous seriez-vous attendue à cela d'elle, toujours en apparence si mélancolique, si doucereuse? Certes, j'ai vu des femmes bien hardies, bien... rouées, passez-moi le terme, mais jamais je n'ai rien rencontré de pareil: j'en étais abasourdi... Ah! que j'aimerais à mater, à dominer un tel caractère! Avec quel bonheur je lui rendrais alors dédain pour dédain, sarcasme pour sarcasme! s'écria involontairement mon mari.

Je cachai mon visage dans mes mains, je fondis en larmes sans dire un mot.

Je n'en pouvais plus douter, Ursule avait frappé juste.

Gontran était si préoccupé par ses pensées, qu'il ne s'aperçut pas de mes larmes.

Il se leva brusquement, et continua en marchant à grands pas:

—Oh! je conçois bien qu'un homme soit sans pitié quand il parvient à maîtriser l'un de ces caractères hautains et insolents... Alors avec quel bonheur on humilie, on outrage même, car elles le méritent, ces créatures jusque-là si orgueilleuses!—Puis il reprit avec un éclat de rire forcé:—Mais c'est à mourir de rire, ces prétentions-là!... madame Sécherin! je vous le demande un peu, madame Sécherin qui veut être à la mode, qui veut avoir la meilleure maison de Paris et se moquer de tout le monde. Ah! ah! ah!... c'est, sur ma parole, fort divertissant... Est-ce que vous ne trouvez pas cela fort plaisant?... Mais, qu'avez-vous? vous pleurez... Mathilde!

—Ah! Gontran, cet entretien nous sera fatal.

—Que voulez-vous dire?

—Il n'y a pas un mot d'Ursule qui n'ait laissé du dépit, de l'amertume dans votre cœur...

—Du dépit! de l'amertume! parce que madame Sécherin dit que je n'ai pas le bonheur de lui plaire! Ah çà, ma chère amie, à quoi pensez-vous? Pour qui me prenez vous? Je n'ai pas grande vanité, mais je ne crois pas que mon mérite souffre une grave atteinte du dédain de madame Sécherin. Ce qui me paraît seulement d'une bouffonnerie excellente, c'est cette prétention de sa part de me rendre amoureux d'elle... Ma pauvre Mathilde, je vous ai fait ma confession; vous avez vu que je vous avais dit vrai: je trouvais Ursule assez gentille; j'ai été, par galanterie, entraîné un peu plus loin que je ne l'aurais voulu... Mais ça n'a jamais été qu'un caprice, assez vif de ma part. Il n'y a rien dans cette femme-là, rien, absolument rien... Amoureux d'elle, moi! Je plains bien les malheureux assez sots pour se laisser prendre à ses filets... Amoureux d'elle! mais ce serait l'enfer!... Avec un tel caractère... amoureux d'elle... moi!... moi!...

Puis Gontran, par un brusque retour, me dit avec une expression, hélas! qui me parut distraite et forcée:

—Moi! amoureux d'elle! comme si je n'avais pas près de moi mille fois mieux qu'elle... comme si je n'avais pas la meilleure, la plus dévouée des femmes... un ange de douceur et de bonté!... Pauvre Mathilde! comment avez-vous pu craindre un instant la comparaison?... vous... vous...

Et il retomba dans une sorte de rêverie.

Les derniers éloges qu'il me donna me firent un mal horrible.

Ils me rappelèrent ces odieuses paroles d'Ursule à mon mari: «Il faut que je vous témoigne de mon dédain pour que vous pensiez à vanter votre femme.»

Ma cousine avait raison, les louanges que me donnait Gontran lui étaient arrachées par le dépit.

En me mettant au-dessus de ma cousine, il pensait plus à la blesser qu'à me flatter.

—Le plus important pour nous,—dis-je à mon mari,—c'est qu'Ursule quittera Maran sous très-peu de jours; elle décidera facilement M. Sécherin à partir.

—Sans doute, sans doute, qu'elle parte; le plus tôt sera le mieux.

—Mon ami,—dis-je à Gontran après un moment de silence,—permettez-moi de vous parler en toute franchise.

—Je vous écoute, ma chère amie.

—Ne trouvez-vous pas étrange que cet entretien, qui aurait dû me rassurer complètement, puisqu'il vous justifiait à mes yeux, produise sur vous et sur moi un effet contraire?

—Comment cela? Je ne vous comprends pas.

—Ursule a dit qu'elle ne vous aimait pas, qu'elle ne vous aimerait jamais; que vos galanteries étaient sans conséquence, et qu'elle partirait le plus tôt possible... Et pourtant, vous le voyez, je pleure... Et pourtant vous ne pouvez cacher votre agitation.

—Eh! mon Dieu!—s'écria Gontran avec impatience...—c'est tout simple... Vous pleurez... parce que vous pleurez de rien.. Je suis agité parce qu'il est de ces choses qui, malgré soi, blessent l'amour-propre... Que prétendez-vous conclure de cela? Allez-vous vous faire l'écho d'Ursule, et dire comme elle que je suis ou que je serai amoureux d'elle? C'est absurde; seulement je vous avoue qu'elle m'a impatienté, je ne suis pas habitué à être raillé de la sorte: voilà tout. Il y a mille manières de dire les choses. Elle m'aurait dit tout simplement: J'ai été un peu coquette pour vous, oublions cela; restons bons amis: si ma présence excite la jalousie de Mathilde, je partirai... rien de mieux; mais à quoi bon cette profession de principes... et quels principes! A quoi bon me dire effrontément que, si je ne lui plais pas, d'autres lui plairont peut-être?... A quoi bon exprimer d'une manière si passionnée, pour ne pas dire plus, l'ivresse qu'elle éprouverait dans telle ou telle occasion?... Femme incompréhensible!... C'est que, dans ce moment-là, elle avait l'air véritablement émue... En vérité, je m'y perds... c'est une énigme... Mais qu'un autre que moi s'amuse à en chercher le mot; je lui souhaite bien du plaisir! Après cela, une volonté de fer... elle a voulu apprendre à monter à cheval et elle y monte à merveille; elle s'est mis dans la tête d'être, l'hiver prochain, une femme à la mode, elle est bien capable d'y réussir: elle a tout ce qu'il faut pour cela...

—Vous pensiez tout à l'heure le contraire, mon ami; vous disiez que c'était, de sa part, une prétention ridicule.

—Ah! mon Dieu, ma chère... si vous venez sans cesse épiloguer mes moindres paroles, cela devient insupportable,—dit mon mari en frappant brusquement du pied.—Je vous parle en toute confiance, en toute sécurité, ne cherchez pas dans mes paroles autre chose que ce que je dis.

Je regardai Gontran avec un étonnement douloureux.

—Mon ami, je vous ferai une seule observation... Depuis la fin de cet entretien, vous m'avez sans cesse parlé d'Ursule et vous n'avez pas eu la moindre pensée pour notre enfant...

Mon mari passa les mains sur son front et s'écria avec émotion.

—Pauvre et excellente femme!... c'est vrai, pourtant, ah! c'est mal, bien mal, pardon, Mathilde... Tiens ces seuls mots de toi me rappellent à mes devoirs, à mon amour; ces seuls mots me calment et me consolent d'une sotte et ridicule blessure d'amour-propre. Eh bien! oui, pardonne-moi ce dernier éclair d'orgueil. Oui, je me suis senti malgré moi un peu piqué de n'avoir pas fait la moindre impression sur Ursule; sais-tu pourquoi? parce que le sacrifice que j'aurais eu à te faire eût été plus grand. Crois-moi, rien ne me sera plus facile que d'oublier cette femme diabolique... Tu as raison, mon ange bien-aimé; notre enfant... pensons à notre enfant. Entre cette douce espérance et mon amour pour toi, pour toi désormais bien rassurée sur moi, le bonheur nous sera facile. Pardon encore d'avoir pris à cœur les sarcasmes d'Ursule; mais c'est qu'aussi elle me raillait à vos yeux, et, je ne vous le cache pas, Mathilde, je suis très-fier de moi depuis que je suis à vous. Pourtant, comme, après tout, vous m'aimez toujours autant, n'est-ce pas? nous ne penserons plus à cette scène ridicule que pour nous moquer de moi-même; ou mieux, parlons de notre enfant: ces douces causeries seront notre refuge assuré contre toutes ces pensées mauvaises.

L'arrivée d'un de nos fermiers qui voulait parler à mon mari termina cet entretien.

Gontran sourit.

Mon premier mouvement fut d'être charmée des douces paroles qu'il venait de me dire avec sa grâce habituelle: puis il me sembla que son accent avait été nerveux, saccadé; que ses regards n'étaient pas d'accord avec son langage.

On eût dit qu'il voulait s'étourdir sur sa situation, ou me rassurer par quelques mois de tendresse.

Cependant il y avait quelque chose de touchant, de pénétré dans son accent.

Néanmoins, plus je réfléchis à l'impression qu'Ursule avait faite sur lui, plus je crus à un danger imminent.

Quelques jours auparavant j'aurais pleuré, pleuré, puis tenté quelques plaintes timides et stériles; mais, appelée à de nouveaux devoirs, je voulus changer complétement de conduite.

Je compris que je devais craindre la violence des chagrins, leur réaction pouvait être fatale à mon enfant; je me promis donc de tâcher désormais de ne jamais m'affliger pour des vanités, de me roidir contre ma susceptibilité, de m'endurcir contre les souffrances morales, et d'être, si cela se peut dire, extrêmement sobre de douleurs.

Les circonstances présentes devaient mettre ma nouvelle résolution à une rude épreuve.

J'essuyai mes larmes, je songeai froidement à ma position.

De ce moment, pour n'être plus écrasée sous les débris de mes espérances, j'envisageai bravement la vie sous les douleurs les plus sombres.

Je ne m'abuse pas sur la cause de cette courageuse résolution, je possédais un trésor de bonheur et d'espérance que rien au monde ne pouvait me ravir.

Quel que fût l'avenir, mon enfant me restait: car j'avais la conviction profonde, inébranlable, que Dieu m'avait envoyé cette suprême consolation dans mes chagrins, comme une religieuse récompense de mon dévouement à mes devoirs.

Cette foi aveugle à la protection divine m'empêcha d'avoir jamais la moindre frayeur sérieuse sur la vie future de ce petit être qui doublait ma vie, qui devait me faire oublier bien des souffrances.

Je me traçai un plan de conduite avec la ferme résolution de n'en pas dévier.

Huit jours suffisaient à Ursule pour décider son mari à quitter Maran; si au bout de huit jours elle n'était pas partie, si d'ici là j'acquérais la conviction que ses dédains affectés n'étaient qu'une perfide manœuvre de coquetterie, j'étais résolue de suivre les conseils de madame de Richeville.

Une fois seule avec Gontran, j'espérais par ma tendresse, par l'intérêt que devait lui inspirer l'état dans lequel je me trouvais, j'espérais, dis-je, chasser Ursule de sa pensée.

Sinon, si son amour pour elle grandissait avec les obstacles; si je succombais après avoir lutté contre la détestable influence de cette femme, de toutes les forces de mon amour, de mon dévouement, je succomberais du moins avec dignité: mon enfant me resterait, et je vivrais pour lui seul.

Il m'est impossible de dire le calme, la confiance, que me donna cette résolution.

Je n'avais plus, comme par le passé, de ces effrois vagues, de ces douleurs sans but et sans bornes.

C'est qu'autrefois... l'amour de Gontran perdu... il ne me restait rien, rien qu'un désespoir immense, rien qu'une vie misérable et stérile, rien que quelques pâles souvenirs qui devaient rendre, par comparaison, le présent plus cruel encore.

Je m'agenouillai pour remercier Dieu de ne m'avoir pas endormie dans une fatale confiance.

Sans vouloir descendre à un honteux espionnage, je me promis de tout observer attentivement, de ne rien omettre de ce qui pouvait m'éclairer.


CHAPITRE V.

MADEMOISELLE DE MARAN.

Le lendemain de cette scène, quel fut mon étonnement de recevoir un mot fort bref de mademoiselle de Maran! Elle m'annonçait qu'elle arriverait en même temps que sa lettre, et qu'elle m'apprendrait elle-même la cause de sa venue.

On eût dit en vérité que cette femme, avertie par un secret instinct des nouveaux chagrins qui m'accablaient, venait pour jouir de mes tourments.

Si j'avais moins connu mademoiselle de Maran, je me serais étonnée de l'audace de sa visite en me rappelant que la dernière fois que je l'avais vue, elle n'avait pas dissimulé la haine qu'elle me portait.

Sa rencontre avec Ursule m'effrayait encore.

Si elle avait méchamment espéré, prévu, calculé que tôt ou tard Ursule, se trouvant pour ainsi dire mêlée à ma vie, me serait un jour hostile, elle devait être satisfaite et pouvait devenir une utile alliée pour ma cousine.

Je réfléchissais avec amertume que le monde était ainsi fait, qu'on était obligé de recevoir, d'accueillir chez soi ses ennemis les plut mortels, sous le prétexte de parentés ou de liaisons qui rendent leur animosité plus odieuse encore.

Je fis part à Gontran de la prochaine arrivée de ma tante.

Il accueillit cette nouvelle avec assez d'indifférence.

Je ne partageais pas sa quiétude. Un tel voyage était si en dehors des habitudes de mademoiselle de Maran, qui n'avait pas quitté Paris depuis quinze ans, que je lui soupçonnais quelque grave motif.

Environ vers les deux heures, ma tante arriva accompagnée de Servien, d'une de ses femmes, d'un valet de pied qui lui servait de courrier, et d'un chien-loup successeur de Félix.

Nous allâmes recevoir mademoiselle de Maran au perron du château.

Elle descendit assez lestement de voiture et n'était nullement changée: elle portait toujours sa robe et son chapeau de soie carmélite.

Malgré mes tristes préoccupations, je ne pus m'empêcher de sourire de surprise en voyant la capote de mademoiselle de Maran décorée d'un nœud tricolore; le chapeau de Servien portait une énorme cocarde aux mêmes couleurs patriotiques.

Ma tante s'aperçut de mon étonnement, et s'écria en entrant dans le salon:

—Ça vous interloque, n'est-ce pas? de ce que je ne vous ai pas encore entonné la Marseillaise, Ça ira ou la Parisienne, autre complainte patriotique, démagogique, emblématique et orléanique qui vaut bien les autres bucoliques de la République... Dites donc, citoyen et citoyenne, je vous fais l'effet d'une fameuse tricoteuse ou vainqueuse de juillet avec mes rubans tricolores, n'est-ce pas? Vous croyez peut-être que je viens vous annoncer mon mariage avec M. de Lafayette, pour la première sans-culotide de frimaire... par-devant l'autel de la Patrie? Eh bien! vous vous trompez; tenez, les voilà sous mes pieds, ces beaux rubans tricolores, les voilà au feu,—dit ma tante en arrachant de son chapeau le nœud, et en le jetant dans la cheminée après avoir marché dessus avec une rage comique.

—A merveille, madame!—dit Gontran en riant aux éclats,—je vous croyais ralliée.

—Comment, ralliée? Ah çà! est-ce que vous prétendez vous moquer de moi, monsieur de Lancry? Figurez-vous donc que si j'ai consenti à m'attifer de ces exécrables couleurs qui puent le peuple, l'empire et la guillotine, c'était pour voyager tranquille.

—Et votre royalisme ne s'est pas révolté de cette concession, madame?—dit Gontran.

—Est-ce que mon royalisme a quelque chose à voir là-dedans? Est-ce qu'on regarde aux moyens de salut quand ils sont bons? Du temps du citoyen Cartouche et du citoyen Mandrin, est-ce que je me serais fait faute d'user d'un sauf-conduit de ces messieurs pour pouvoir traverser leurs bandes sans danger? Eh bien! cette abominable cocarde et ce passe-port timbré d'un imbécile de coq gaulois qui m'a tout l'air d'un gras citoyen du Maine, ne sont que des sauf-conduits... j'en use, mais je les méprise... vous comprenez?

—Parfaitement, madame; mais à quel heureux hasard devons-nous votre bonne visite?

—Figurez-vous donc, mon pauvre garçon, qu'ils vont juger, c'est-à-dire condamner ces malheureux ministres; il y a des émeutes tous les jours à Paris: on parle de piller les hôtels; de faire un second 93. J'ai fourré mon argenterie dans une cachette que le diable ne déterrerait pas; j'apporte mes diamants et cinq mille louis dans le double-fond de ma voiture, et je viens attendre ici les événements. Si ça se calme, je retourne à Paris; si ça augmente, j'émigre en Angleterre encore une fois; mais, quant à présent, Paris n'est pas tenable. Toute ma société s'est effarouchée et envolée, il y avait bien de quoi. Les uns ont suivi ce pauvre bon vieux roi et madame la dauphine; les autres vont en Vendée attendre Madame, et, Dieu merci, ils donneront longtemps du fil à retordre à ces nouveaux bleus: les autres, enfin, ont fait un sauve-qui-peut qui en Italie, qui en Allemagne, comme du temps de la première révolution. Ma foi! je m'ennuyais à Paris, lorsque, pour changer, la peur est venue me talonner; c'est ce qui me procure le bonheur de venir vous embrasser, mes chers enfants. J'aime tant à contempler votre joli petit ménage, ça me réjouit le cœur; je me dis en le voyant: C'est pourtant grâce à moi que ces deux cœurs si bien faits l'un pour l'autre sont unis par une chaîne fleurie. Ah!... ah!... ah!... mais voyez donc l'effet de la campagne... je parle déjà comme une églogue... Où sont donc vos pipeaux, s'il vous plaît, beau sylvain? Je voudrais chanter votre bonheur sur la double flûte des bergers d'Arcadie!

La gaieté de mademoiselle de Maran m'effrayait; son rire aigre et strident annonçait toujours quelque méchanceté.

Selon son habitude, ma tante avait, en entrant, mis ses lunettes, quoiqu'elle n'eût ni à lire, ni à travailler; mais elles lui servaient, pour ainsi dire, à cacher son regard: à l'abri de leurs verres, elle pouvait observer à son aise sans être remarquée.

Je m'aperçus que, tout en causant, elle examinait attentivement la figure de mon mari et la mienne.

—Et Ursule,—dit mademoiselle de Maran,—avez-vous de ses nouvelles?

—Elle est ici depuis quelques jours avec son mari, madame,—lui répondis-je.

—C'est-y possible? Comment! nous sommes donc tout à fait en famille? Mais voyez donc comme j'arrive à propos. Mais où est-elle donc, cette chère fille?

—Elle se promène avec M. Sécherin; elle va bientôt rentrer, je l'espère,—dit Gontran.

—Elle se promène avec son mari!—s'écria mademoiselle de Maran,—et je vous trouve ici avec votre femme, Gontran! Mais c'est la terre promise des ménages que cet endroit-ci, mais c'est pharamineux, mais c'est une manière de vie patriarcale tout à fait attendrissante... Elle se promène seule avec son mari! comme c'est bien à elle! car il est bête comme une oie, son mari, et il a autant de conversation qu'une autruche... Mais, dites donc, mes enfants, est-ce qu'ils s'accordent toujours entre eux la mignarde et touchante réciproque de Bellotte et de Gros-Loup?

—Vous trouverez Ursule fort changée, madame,—dis-je à mademoiselle de Maran en souriant avec amertume.

—Changée! est-ce qu'elle n'est plus jolie comme autrefois?

—Si, madame, elle est toujours charmante, mais son caractère s'est développé; elle est maintenant beaucoup moins mélancolique.

—Ah! ah! ah!... je ris malgré moi,—dit mademoiselle de Maran,—en pensant combien ma partialité pour vous m'aveuglait, Mathilde... Vous souvenez-vous comme je grondais toujours Ursule à tout propos, comme je la trouvais laide! je puis bien vous dire cela maintenant, mes enfants. Eh bien! c'était une affreuse injustice: je la trouvais, au contraire, spirituelle, charmante; et même, on peut dire ça devant un mari, parce que les maris en disent bien d'autres lorsque leurs femmes ne sont pas là... eh bien! je trouvais à Ursule plus de physionomie, plus de gentillesse qu'à vous, ma chère Mathilde... C'était pourtant par amour pour vous et pour vous louer aux dépens de votre cousine, que je faisais ces affreux mensonges-là. Étais-je fausse, hein! c'est-à-dire étais-je bonne! car, moi, lorsque l'attachement m'emporte, je suis capable de tout... Ah çà! dites donc, chère petite, n'allez pas, après cela, vous figurer que vous êtes moins belle qu'Ursule, au moins; vous l'êtes mille fois davantage, sans contredit. Elle ne peut pas lutter avec vous pour la régularité des traits; mais elle a ce je ne sais quoi, ce montant, ce piquant, cet entrain qui tourne la tête de ces garnements-là.

Et elle me montra Gontran en riant aux éclats... Puis, se penchant à mon oreille, elle me dit à mi-voix toujours en riant:

—Ah çà! est-ce que vous n'en êtes pas jalouse, de cette diablesse d'Ursule? Défiez-vous de ces sœurs sainte-n'y-touche qui ont des sourires de Madeleines repentantes et des regards de Vénus Aphrodite!

Ma tante aurait calculé chacune de ses paroles avec la méchanceté la plus réfléchie, qu'elle ne m'aurait pas blessée plus cruellement.

Cette circonstance me fit croire qu'il y avait des hasards pour les caractères odieux comme pour les caractères généreux.

Les uns comme les autres sont souvent servis par d'étranges fatalités.

Gontran lui-même, malgré son sang-froid, fut aussi interdit que moi des tristes plaisanteries de mademoiselle de Maran; il ne put que balbutier avec un sourire forcé:

—Croyez-vous donc, madame, qu'il me soit possible d'être infidèle à ma chère Mathilde? Ne sommes-nous pas, comme vous l'avez dit, le modèle des bons ménages?

—Est-ce que vous ne voyez pas que je plaisante, vilain libertin? Je voudrais bien apprendre que vous lui fussiez infidèle... A la campagne, ça n'aurait pas d'excuse; à Paris, c'est différent: l'enivrement du monde, l'occasion... l'herbe tendre... Comme qui dirait la belle princesse Ksernika... Mais ici, fi donc, fi donc!... Pauvre chère petite!... Vous qui avez été toujours si bien pour Gontran... Tenez... à l'endroit de cet abominable Lugarto, par exemple.

Je pâlis. Gontran se redressa comme s'il avait été mordu par un serpent, et dit à mademoiselle de Maran.

—De grâce, madame, ne parlons plus de cela... Ne me rappelez pas une scène pénible...

—Comment! que je ne parle pas de cela, affreux ingrat que vous êtes! Je vous dis que j'en parlerai moi... j'en veux rabâcher... Trouvez donc, s'il vous plaît, une femme qui, pour charmer le créancier de son mari, s'expose à se perdre de réputation! Mais c'est tout bonnement sublime, cela, mon cher ami.

—Madame,—s'écria Gontran,—c'est une infâme calomnie; à la face de tous, je l'ai dit tout haut à ce misérable.

—Eh mon Dieu! je le sais bien, que c'est une calomnie, mes pauvres enfants, je sais bien que Mathilde est innocente et pure comme le jeune cygne qui sort de sa blanche coquille, mais...

Je vis où tendait la conversation que voulait engager mademoiselle de Maran; je l'interrompis et je lui dis avec une fermeté qui l'étonna comme elle étonna Gontran:

—Vous nous avez fait, madame, l'honneur de venir nous voir; nous ne pouvions nous attendre à cette visite; nous serons toujours très-heureux de vous posséder, nous n'oublierons jamais que cette maison a appartenu à votre frère, nous ferons tout pour vous y recevoir de notre mieux; mais il nous est permis d'espérer, madame, que vous ne prendrez pas à tâche d'éveiller de bien douloureux souvenirs pour moi et pour mon mari.

—Mais, ma chère...

—Mais, madame,—repris-je d'une voix plus haute et interrompant encore mademoiselle de Maran,—mais, madame, puisque vous avez oublié les motifs qui semblaient devoir à jamais empêcher un rapprochement aussi intime entre vous et moi, il nous est du moins permis d'espérer qu'il ne sera pas dit un mot de ces calomnies odieuses dont vous vous faites l'écho; je crois que ce n'est pas solliciter un trop grand sacrifice de votre part... Si vous nous accordez cette grâce, madame, nous vous serons très-reconnaissants, et vous trouverez peut-être quelque plaisir à voir unis et heureux ceux qu'involontairement, sans doute, vous eussiez aigris et divisés...

Mon sang-froid, mon calme firent sur mademoiselle de Maran et sur Gontran un effet singulier et inattendu.

Ma tante, après quelques moments de silence, reprit avec ironie en regardant Gontran:

—C'est donc maintenant Mathilde qui dit, nous? Comment, mon pauvre vicomte, l'autorité est tombée de lance en quenouille?

—Mathilde parle un peu pour moi et beaucoup pour elle, madame,—dit Gontran.—je me joins à elle pour vous prier d'oublier des événements qui nous attristent; mais je ne me permets pas de mettre des conditions à votre séjour ici,—ajouta Gontran en me regardant sévèrement.

Quoique je ne m'attendisse pas à voir mon mari prendre presque le parti de mademoiselle de Maran contre moi, je ne me laissai pas abattre. Satisfaite d'une fermeté de langage qui me surprenait moi-même:

—Je ne mets de conditions qu'à ma présence ici, madame; j'ai eu l'honneur de vous dire que je me souviendrais toujours que vous êtes la sœur de mon père, et que vous êtes ici chez M. Lancry. S'il m'était malheureusement impossible d'accepter certaines plaisanteries, je vous prierais d'excuser mon départ: M. de Lancry voudrait bien se charger de vous faire les honneurs de Maran, et je partirais, dis-je, à l'instant pour Paris.

Je m'étais exprimée avec tant de résolution que mademoiselle de Maran s'écria:

—Ah çà! c'est qu'elle le ferait comme elle le dit; mais, je ne reconnais plus votre femme, mon pauvre Gontran, qu'est-ce qu'il y a donc?

—Il y a, madame, que j'ai besoin de ne plus souffrir, que je suis décidée à éviter tous les chagrins que je pourrai désormais éviter.

—Peste! vous n'êtes pas dégoûtée, chère petite: ah çà! vous voulez vous dorloter, vous soigner, ce me semble?

—Oui, madame... j'ai besoin de me soigner, comme vous dites.

Malgré ses préoccupations, un tendre regard de Gontran me prouva qu'il m'avait comprise.

Mademoiselle de Maran reprit ironiquement:

—Eh bien! chère petite, c'est convenu, nous ferons un programme des sujets qui me sont interdits:

1º le Lugarto et les calomnies relatives au susdit,—2º l'infidélité que Gontran vous a faite avec la belle princesse Ksernika,—3º toute comparaison qui pourrait faire penser que je trouve Ursule plus piquante que vous;—4º enfin toute allusion aux soins empressés que, par la pente naturelle des choses, ce garnement de Gontran pourrait avoir la tentation de rendre à Ursule au détriment de cet imbécile de M. Sécherin, qui, soit dit entre nous, ne perdra pas pour attendre: mais... tenez, justement le voilà... le voilà... Mon Dieu... comme ça se trouve bien!

M. Sécherin entrait à ce moment dans le salon avec sa femme.

—Tiens... tiens...—s'écria-t-il joyeusement,—voilà cette bonne madame de Maran.

—Moi-même, en chair et en os, mon bon monsieur Sécherin,—justement je parlais de vous à l'instant. Bonjour, Ursule... bonjour, chère petite,—dit mademoiselle de Maran en se levant pour baiser Ursule au front,—je suis tout heureuse de vous voir réunies. Voilà ce que je rêvais, vous voir toujours vivre ensemble comme deux sœurs... vous quitter le plus rarement possible...

—Et même ne pas nous quitter du tout si ça se peut,—s'écria M. Sécherin.—Il n'y a rien de tel que la vie de famille... n'est-ce pas, mademoiselle de Maran? vous comprenez ça, vous qui êtes la crème des bonnes femmes?

—Ah! monsieur Sécherin! je vas recommencer à vous gronder si vous continuez à m'appeler crème! je vous en avertis; d'abord ça effarouche ma modestie, et puis ça va me compromettre comme aristocrate. Vous êtes encore bon là avec votre crème! monsieur Sécherin! Est-ce qu'après les glorieuses journées de juillet, qui ont fondé l'égalité, la fraternité, la liberté, il y a encore de ces distinctions-là? Appelez-moi bonne femme tout uniment, mais pas crème... ou je me révolte!

—Allons, va pour bonne femme; mais vous êtes une fameusement bonne femme... si bonne...—ajouta M. Sécherin en devenant tout à coup sérieux,—si bonne que vous me rappelez ma pauvre mère comme ma pauvre mère vous rappelait à moi.

—Cette comparaison-là fait à la fois mon éloge, celui de madame votre mère, et par-dessus tout celui de votre judiciaire, mon bon monsieur Sécherin. Mais est-ce que vous auriez eu le malheur de la perdre?

—Non, non, Dieu merci... mais il y a eu bien du nouveau depuis que je ne vous ai vue, allez...

—Ah! bah! contez-moi donc cela, vous savez comme je m'intéresse à ce qui vous regarde; qu'est-ce qu'il y a donc, mon pauvre monsieur Sécherin?

En vain Ursule, redoutant l'indiscrétion de son mari, lui fit signes sur signes, il ne s'en aperçut pas, et continua:

—Mon Dieu! oui, nous nous sommes séparés d'avec maman.

—Pas possible! mon pauvre cher enfant; vous vous êtes séparé d'avec votre maman? Et pourquoi cela, Jésus mon Dieu?

—Parce que maman avait pris Ursule en grippe, et qu'elle s'était imaginé que cette pauvre Bellotte se laissait faire la cour par Chopinelle, notre sous-préfet, qui a été du reste destitué par la révolution de juillet.

La physionomie de mademoiselle de Maran, jusque-là comique et moqueuse, devint tout à coup digne, sévère; elle dit à M. Sécherin:

—Douter de la vertu d'Ursule serait douter de la moralité de l'éducation et de la solidité des principes que je lui ai données. Monsieur Sécherin, il fallait que madame votre mère fût cruellement prévenue contre Ursule pour croire à une telle énormité... Vous savez que l'attachement ne m'aveugle pas, moi. Eh bien! je vous suis et je vous serai toujours caution de la régularité d'Ursule; quoique les apparences puissent être contre elle, ne les croyez jamais, les apparences... car cette charmante enfant vous aime encore plus qu'elle ne vous le laisse voir.

—Ah! madame, il sera dit que vous me mettrez toujours du baume dans le sang!—s'écria M. Sécherin,—de ma vie je n'ai douté d'Ursule, je vous en donne ma parole d'honneur... mais j'en aurais douté que ce que vous me dites là détruirait mes soupçons les plus enracinés.

—Madame,—dit Ursule,—vous êtes trop bonne, trop indulgente...

—Pas du tout, je suis juste, je rends hommage au mérite, ça me fait tant de plaisir de vous trouver ainsi unis! Vous n'avez pas d'idée comme çà me ravit de voir vos deux charmants ménages s'entendre si bien ensemble; ça me touche à un point que je ne peux pas vous dire. Ce qui me plaît surtout de votre rapprochement, c'est de penser que tout cela n'est rien encore, et que plus vous irez, plus l'avenir resserrera vos liens: mais c'est à dire que vous finirez par faire une famille si étroitement unie et confondue qu'on n'y reconnaîtra plus rien du tout; ça sera une manière de communauté, la confraternité dans le goût de Melimelo, d'Otaïti ou de l'âge d'or, où l'on n'avait à soi que ce qui appartenait aux autres, n'est-ce pas, mon bon monsieur Sécherin?

—C'est vrai, madame,—dit il en riant,—seulement, moi et ma femme, nous y gagnons trop, à ce marché-là.

—Laissez-moi donc tranquille avec votre modestie, vous y gagnez trop! Est-ce qu'on parle ainsi entre amis? Est-ce que d'ailleurs chacun n'y met pas du sien? n'êtes-vous pas comme frère et sœur avec Mathilde? si Gontran regarde votre femme comme la sienne, est-ce que, à son tour, votre femme n'aime pas Gontran au moins autant que vous? Qu'est-ce que vous venez donc nous chanter avec vos gains, alors?

—Vous avez raison, madame, vous avez raison,—s'écria gaiement M. Sécherin:—apporter son cœur et son dévouement en commandite dans une société pareille, comme nous disons en affaires, c'est y mettre tout ce qu'on peut y mettre, et ça vous donne droit égal au partage du bonheur.

—L'entendez-vous?—nous dit mademoiselle de Maran en frappant dans ses mains;—l'entendez-vous, je vous le demande? Mais c'est qu'elle est charmante, sa comparaison commerciale et commanditaire! C'est donc Ursule qui vous inspire de ces jolies choses-là? Ce que c'est pourtant que l'influence d'une honnête jeune femme; comme ça vous polit, comme ça vous façonne! Certes, mon bon monsieur Sécherin, vous aviez déjà d'excellentes qualités; mais il vous manquait un je ne sais quoi de fin, de délicat, de distingué dans l'expression, que vous possédez maintenant à merveille. Vous n'êtes plus du tout le même homme; votre rudesse, votre franchise primitive sont tempérées, adoucies par une urbanité toute pleine de grâce et de mignardise... Ah! ça! mais dites donc... n'allez pas en piaffer, au moins! vous n'êtes pour rien du tout là-dedans.

—Comment, madame?

—Mais, certainement, si vous êtes ainsi, ça n'est pas plus votre faute que ça n'est la faute de l'églantier lorsqu'il devient rosier... Vous êtes tout bonnement l'ouvrage de cette charmante petite jardinière que voilà... Elle vous a greffé... mon bon monsieur Sécherin, elle vous a greffé.

—Mais c'est que la comparaison est très-juste,—s'écria M. Sécherin,—elle m'a greffé... je suis greffé!...

—Comment donc! et à double écusson encore, mon cher monsieur!—dit mademoiselle de Maran en regardant Ursule avec un sourire si méchant que je compris qu'il devait y avoir quelque double entente outrageante dans la plaisanterie de mademoiselle de Maran.

—Après cela,—dit naïvement M. Sécherin,—peut-être que vous vous moquez de moi? Vrai, suis-je changé à mon avantage?

—Mon bon monsieur Sécherin,—dit gravement ma tante,—je n'ai peut-être qu'une seule qualité au monde, c'est une véracité... brutale; pourquoi donc que je vous dirais cela, si je ne le pensais pas? Vous ai-je ménagé quand je trouvais à reprendre dans votre manière de dire?

—Non; ça, c'est vrai. Eh bien! au fait, je vous crois et je veux vous croire; parce que, si je suis changé en bien, c'est grâce à Ursule, comme vous dites: mais jamais je ne m'étais aperçu de ce changement-là.

—Cette modestie timide et charmante vient consacrer ce que j'ai dit, mon bon monsieur Sécherin; mais je me tais de peur de rendre Ursule trop orgueilleuse d'elle et de vous. Ah çà! je vous laisse; je vas demander à Mathilde de me conduire chez moi, car je suis un peu fatiguée de la route. Sans compter que ces abominables couleurs tricolores m'ont causé un affreux mal de cœur. Heureusement, le calme champêtre... la vue des heureux que j'ai faits... tout ça va me remettre... Ah, ça! je vous laisse à vos amours tous tant que vous êtes, car je jabotte comme une pie dénichée.


CHAPITRE VI.

SOUVENIRS D'ENFANCE.

Je ne pouvais deviner la véritable cause de la brusque arrivée de mademoiselle de Maran, je cherchais à me persuader que sa venue n'avait pas d'autre motif que celui qu'elle m'avait donné; les journaux que nous recevions de Paris parlaient, en effet, de troubles assez graves dans cette ville.

Pourtant les terreurs de ma tante me semblaient exagérées. Si j'admettais qu'une autre raison l'eût amenée à Maran, malgré moi j'étais effrayée; sa présence me présageait quelque nouveau malheur.

J'observais attentivement Gontran; il était distrait, préoccupé, rêveur.

Ursule avait évité plusieurs fois de se trouver seule avec moi; j'avais hâte de la voir partie.

Je ne savais si elle avait préparé et disposé son mari à quitter Maran; j'en parlai plusieurs fois à Gontran; il me dit que ma cousine l'avait assuré qu'elle était obligée d'agir avec ménagement pour rompre des projets arrêtés depuis si longtemps, mais qu'elle espérait sous peu de jours y parvenir.

Je n'avais pas voulu apprendre à Ursule et à mademoiselle de Maran dans quel étal je me trouvais, c'était un bonheur dont je voulais jouir seule et dans le secret le plus longtemps possible.

Ma tante continuait de se moquer de M. Sécherin, et semblait observer attentivement Ursule et mon mari.

Elle tenait fidèlement sa promesse et ne parlait plus d'un passé qui éveillait en moi des souvenirs si pénibles. Sans doute elle savait que je serais assez résolue pour agir, ainsi que je le lui avais dit, et pour quitter Maran plutôt que de souffrir de nouvelles perfidies.

Elle avait trop de sagacité, trop de pénétration, pour ne pas s'apercevoir d'un changement remarquable dans les manières de Gontran; lui autrefois joyeux, brillant, animé, était devenu pensif, concentré, quelquefois brusque et impatient, d'autres fois morne, accablé. Mes inquiétudes augmentaient de jour en jour; je craignais, comme je l'avais pressenti, que son goût pour ma cousine contrarié, irrité par l'indifférence affectée de celle-ci, ne prît tout le caractère de la passion.

Je remarquai de nouveau sur ses traits contractés ce sourire triste, nerveux, qui n'avait pas assombri sa figure depuis qu'il avait échappé à l'influence de M. Lugarto.

Plusieurs fois je le surpris dans le parc se promenant à grands pas; une fois je vis qu'il avait pleuré... Rarement il me parlait avec dureté; souvent, au contraire, il me traitait avec une tendresse inusitée.

Hélas! à ces retours de bonté, je m'apercevais bien qu'il devait souffrir.

Lorsque Ursule se trouvait en tiers avec mon mari et moi, elle affectait une gaieté folle qui augmentait encore la tristesse de Gontran. Elle déployait à peu près le même cynisme moqueur qu'elle avait montré dans son entretien avec mon mari; seulement, par égard pour la présence de M. Sécherin, au lieu de donner ces sentiments comme siens, elle les attribuait à un être imaginaire, à je ne sais quelle héroïne de roman: véritable démon dont elle s'amusait à rêver l'existence.

Je ne puis le nier, Ursule, dans ces conversations, continuait de déployer infiniment d'esprit et de se montrer véritablement supérieure à Gontran. Ce que je ressentais pour elle était bizarre, inexplicable; je la haïssais à la fois, et d'avoir rendu mon mari amoureux d'elle, et de rire méchamment des tourments qu'il éprouvait.

Elle eût paru partager l'affection de Gontran, que j'aurais été horriblement malheureuse, plus malheureuse encore sans doute que de la voir le dédaigner... mais j'aurais été moins effrayée peut-être.

L'ironie perpétuelle d'Ursule prouvait qu'elle ne ressentait rien, qu'elle dominait complétement M. de Lancry, et c'est surtout cette influence que je redoutais.

Quelque temps après l'arrivée de mademoiselle de Maran, je fus un jour réveillée de très-grand matin par un bruit de voiture.

Après avoir écouté de nouveau je n'entendis plus rien, je crus m'être trompée, je me rendormis.

Blondeau entra chez moi. Je lui demandai si elle n'avait rien entendu.

Elle avait entendu comme moi un bruit de voiture; ce qui était tout simple,—ajouta-t-elle,—puisque M. Sécherin était parti le matin à quatre heures..

—Avec Ursule? m'écriai-je.

—Non, madame,—me répondit Blondeau;—le domestique de M. Sécherin a dit que son maître partait de très-bonne heure afin de pouvoir arriver dans la nuit à Saint-Chamans, où il allait pour affaires.

Dans mon anxiété, je fis prier Ursule de passer chez moi.

Elle entra bientôt.

—Votre mari est parti sans vous?—m'écriai-je.

—Mon Dieu! de quel air courroucé tu me parles, ma chère Mathilde! Qu'y a-t-il donc de si étonnant à ce départ?

—Ce qu'il y a d'étonnant!—repris-je, confondue de tant d'audace.

—Certainement, rien de plus simple. Hier soir, après nous être retirés chez nous, mon mari m'a parlé comme d'habitude de ses affaires; tout à coup il s'est souvenu en feuilletant son carnet qu'il y avait à Saint-Chamans une vente de terres dont quelques-unes sont voisines des nôtres et qu'il désire acquérir; il n'a voulu déranger personne; ce matin, au point du jour, il a envoyé chercher des chevaux et m'a priée de l'excuser auprès de toi. Il ne sera absent que très-peu de temps, et il profitera de cette occasion pour visiter celle de ses propriétés qui se trouve dans le voisinage de Saint-Chamans.

J'étais indignée: Ursule avait sans doute à dessein laissé échapper cette occasion si naturelle de quitter Maran; elle avait donc des projets sur Gontran; mes soupçons se justifiaient de plus en plus.

Depuis trop longtemps je me contraignais trop envers ma cousine, pour pouvoir dissimuler davantage; je ne me crus plus obligée de lui cacher que j'avais assisté à son entretien avec Gontran, et je lui dis:

—Quel intérêt avez-vous donc à rester ici, puisque vous n'avez pas profité du départ de votre mari pour quitter Maran?

Ursule, fidèle à son système de fausseté, ne leva pas encore le masque, et me répondit avec une expression d'étonnement douloureux:

—Mais, encore une fois, Mathilde, qu'as-tu donc? En vérité je ne sais que penser. Tu me dis vous, tu me parles de quitter Maran comme si ma présence te gênait; qu'est-ce que cela signifie?

—Cela signifie qu'il y a huit jours j'ai entendu votre entretien avec mon mari; oui, j'étais dans l'un des cabinets de cette alcôve: j'avais dit à Gontran combien son empressement auprès de vous me chagrinait, et il m'avait aussitôt proposé de vous demander de quitter Maran.—Je ne pus m'empêcher de prononcer ces derniers mots avec un orgueil triomphant.

Ursule fronça légèrement les sourcils et sourit avec amertume:

—Ainsi,—me dit-elle en me regardant fixement,—ton mari savait que lu étais là pendant notre entretien?

—Il le savait... Comprenez-vous maintenant, comprenez-vous que je m'étonne de ce qu'après avoir promis à mon mari de vous éloigner, vous restiez ici malgré le départ de M. Sécherin?

—Eh bien! puisque tu étais là, entre nous j'en suis ravie, ma chère Mathilde, tu dois être contente, j'espère?

—Contente?...

—Oui, sans doute. Tu l'as vu, j'ai assez maltraité ton vilain infidèle pour qu'il n'ait plus maintenant envie de l'être. Me suis-je montrée assez bonne amie? aller jusqu'à me faire voir à lui sous le jour le plus odieux pour changer en éloignement, en haine peut-être, le goût qu'il prétendait avoir pour moi!

—Et vous croyez m'imposer par ce mensonge?

—Un mensonge?... Mais tu étais là... souviens-toi donc du dédain avec lequel je l'ai traité... Tu étais là?... qui m'aurait dit pourtant que j'avais si près de moi la récompense de ma vertueuse conduite?... Tiens, Mathilde, je ne puis croire à un hasard si heureux... si providentiel... comme dirait ma belle-mère...—Et Ursule éclata de rire.

Cette fois, du moins, ma cousine était franchement ironique et malveillante.

—Écoutez-moi, Ursule,—lui dis-je.—Il n'est plus temps de railler; la conversation que je vais avoir avec vous sera grave, ce sera sans doute la dernière que nous aurons ensemble.

—J'en doute fort!—s'écria impérieusement Ursule,—car j'ai, moi, à vous demander compte de la déloyauté de votre conduite et de celle de votre mari.

—Que voulez-vous dire?

—En vous cachant pour épier un entretien que je croyais secret, vous commettiez un abus de confiance, vous me rendiez votre jouet... savez-vous que je pourrais vouloir m'en venger!

—J'aime mieux ces fières paroles, Ursule, que votre mélancolie doucereuse dont j'ai été trop longtemps dupe; je sais au moins qu'en vous j'ai une ennemie... Eh bien!... soit...

—Je n'ai aucune envie d'être votre ennemie; vous avez eu envers moi un mauvais procédé, j'ai le droit de m'en plaindre, et je vous dis que je pourrais vouloir m'en venger: voilà tout.

—Mais, depuis votre arrivée ici, ne prenez-vous pas à tâche de porter le trouble dans cette maison?

—Qu'avez-vous à me reprocher? Puis-je empêcher votre mari d'avoir du goût pour moi? Puis-je faire mieux que de le railler, que de lui ôter tout espoir, que de lui promettre de partir, puisque vous et lui le désirez?

—Pourquoi donc, alors, n'êtes-vous pas partie ce matin? l'occasion n'était-elle pas parfaite? Je vous dis, moi, que, si vous aviez l'intention d'ôter tout espoir à mon mari, au lieu d'étaler je ne sais quelle métaphysique de sentiments effrontés, au lieu de lui dire: «Je ne vous aimerai jamais, mais je pourrai en aimer d'autres passionnément;» si vous lui aviez dit simplement: Je suis attachée à mes devoirs; votre femme est mon amie, ma sœur, jamais je ne trahirai ni elle, ni mon mari; ce langage eût été digne et noble... au lieu d'être perfidement calculé.

—Vous me permettrez, j'espère, d'être juge de la convenance et de la portée de mes paroles; la jalousie est une mauvaise conseillère, et je crois qu'elle vous égare.

—Elle m'éclaire... elle m'éclaire...

—Vous êtes trop intéressée dans la question, Mathilde, pour la juger sainement; en parlant à votre mari comme je lui ai parlé, je lui ôtais toute espérance... Les hommes ne croient pas à nos principes, ils croient à notre indifférence.

—Je ne doute pas de votre expérience à ce sujet, Ursule; mais il y a un moyen infaillible de rompre un penchant: c'est l'absence.

—Quand elle ne l'augmente pas!

—Ainsi, c'est par indifférence pour mon mari que vous restez ici?

—Absolument; je lui ai déclaré que j'avais presque de l'éloignement pour lui... Vous l'avez entendu... que voulez-vous de plus?

—Eh bien! admettez que mes soupçons, que mes craintes soient exagérés; n'élait-il pas de votre devoir d'y mettre un terme, en ne prolongeant pas votre séjour ici?

—Il est impossible de renvoyer les gens avec plus d'urbanité; pourtant, je me permettrai de vous faire, à mon tour, quelques observations: vous sentez qu'après la promesse que j'ai faite à votre mari, si j'ai laissé ce matin partir M. Sécherin sans l'accompagner... c'est que de graves motifs m'obligeaient à agir ainsi.

—Et n'était-ce donc rien que mon repos, que la tranquillité de ma vie, à moi, que vous venez si méchamment troubler!

—Je suis ravie de voir, Mathilde, que vous songez beaucoup à vous; alors vous ne trouverez pas extraordinaire que je songe un peu à moi. Par deux fois, j'ai indirectement parlé de mon départ à mon mari; son étonnement a été tel, que j'ai pressenti qu'il ne pourrait parvenir à s'expliquer ce brusque changement dans mes résolutions sans que quelques soupçons ne s'élevassent dans son esprit: ou il croira que je fuis volontairement votre mari parce que je crains de partager son amour, ou il croira que votre jalousie a exigé mon départ... de toutes façons, vous le voyez, ses doutes seront éveillés, sa confiance en moi s'altérera, et, je vous l'avoue, je tiens autant que vous à vivre tranquille.

—Ursule... Ursule... prenez garde; c'est vous railler de moi, que de me donner de pareilles raisons.

—Elles sont excellentes pour moi, je vous jure. Il a fallu toute l'autorité du langage de la vérité pour empêcher mon mari de croire aux visions de sa mère à propos de ce M. Chopinelle, je n'ai pas envie de voir de pareilles scènes se renouveler.

—Malgré tout ce que je ressens contre vous,—m'écriai-je,—je n'aurais pas osé faire allusion à votre conduite dans cette circonstance; mais puisque vous en parlez sans bonté, je vous dirai que c'est justement parce que je vous sais coupable d'une faute que rien ne pouvait excuser, que j'ai le droit de vous soupçonner et de vous craindre lorsqu'il s'agit d'un homme tel que M. de Lancry.

—Mathilde!...

—C'est parce que j'ai été témoin de tout ce qui s'est passé à Rouvray que j'ai le pressentiment, que j'ai la certitude que votre apparente indifférence pour mon mari cache quelque arrière-pensée.

Ursule haussa dédaigneusement les épaules.

—Mon Dieu! je sais fort bien que vous avez cru aux absurdes médisances de ma belle-mère,—me dit-elle,—mais il est trop tard pour les renouveler; vous aviez une très-belle occasion de m'accuser lorsque, devant mon mari et devant sa mère, j'ai invoqué votre témoignage à l'appui de mon innocence...

—Osez-vous parler ainsi, Ursule! lorsque la pitié, lorsqu'un généreux ressentiment de notre ancienne amitié m'a fait garder le silence... Ah! elle me l'avait bien dit: «Puissiez-vous ne jamais vous repentir de l'appui que vous prêtez à cette femme coupable!...» Mais ne récriminons pas sur le passé... Une dernière fois je vous demande... et, s'il le faut... je vous supplie de ne pas prolonger votre séjour ici... Après ce qui s'est passé entre nous, nos relations ne pourront être que bien pénibles... De grâce... rejoignez votre mari... Vous avez, dites-vous, de l'indifférence pour Gontran; qui peut vous retenir? Votre caractère est tel, que vous serez heureuse partout; je ne vous ai jamais fait de mal, ne vous opiniâtrez donc pas à me tourmenter.

—Je serais désolée de vous tourmenter; mais, je vous le dis encore, je ne puis, pour une vaine imagination, pour un caprice de votre part, risquer une folle démarche qui compromettrait mon avenir...—me répondit Ursule avec un sang-froid imperturbable.

—Je crois qu'en tout cas vous calculez fort mal,—dis-je à ma cousine en surmontant mon émotion;—vous voulez attendre le retour de votre mari...

—Je le désire.

—Soit... Eh bien! à tort ou à raison, je suis jalouse de vous.

—A tort... très à tort.

—Soit... encore..., mais je suis jalouse; votre refus de vous éloigner... augmente encore cette jalousie, le retour de M. Sécherin ne calmera pas mes agitations... Je lui en cacherais la cause, qu'il finirait par la deviner... Réfléchissez bien à cela... Lors de cette partie de chasse, il a fallu mon empire sur moi-même et la distraction de votre mari pour qu'il ne surprît pas mon secret... Vous voyez donc bien qu'en me refusant de partir vous provoquez un danger plus grand que celui que vous redoutez.

—Que puis-je faire à cela? Si je suis perdue par votre fait, je me résignerai à mon sort... mais je ne serai jamais assez folle ni assez sotte pour aller me perdre moi-même.

—Peut-être... Ursule... peut-être. Prenez bien garde...

—Me menacez-vous? Et de quoi me menacez-vous?

—Je ne vous menace pas, mais je vous préviens qu'il s'agit de mon bonheur, de mon avenir, de ma vie; je lutterai de toutes mes forces, je serai capable de tout pour conserver ce que vous voulez peut-être me ravir...

—Vous... capable d'une lâche délation?... je ne le crois pas, je vous en défie.

—Vous avez raison de m'en défier, vous m'en savez incapable; mais, sans lâcheté, je puis m'adresser à la bonté de votre mari: je puis lui avouer mes craintes, tout en lui disant qu'elles sont insensées, mais qu'elles me font un mal affreux... Cela ne vous compromettra pas... cela éveillera peut-être les soupçons de votre mari... mais vous l'aurez voulu...

—Alors je saurai me défendre ou me venger.

—Écoutez-moi bien, Ursule... je vous jure par la mémoire de ma mère, que si vous persistez à rester ici malgré moi... je n'hésiterai pas devant cette extrémité, quelque funeste qu'elle soit... Un secret pressentiment me dit qu'une des questions les plus fatales de ma vie s'agite en ce moment... je vous préviens qu'il s'est fait un grand changement dans mon caractère. Il est devenu aussi ferme et aussi résolu qu'il était faible et timide... ne me poussez pas à bout; je ne vous demande rien que de possible, que de faisable.

—Je suis seule juge de cela, il me semble... je connais mon mari mieux que vous.

—Vous exagérez à dessein sa susceptibilité; j'ai vu quelle influence vous aviez sur lui... Vous ne me ferez pas croire que l'homme qui a été d'une confiance assez aveugle pour croire à votre fable au sujet de la lettre de M. Chopinelle, que l'homme qui n'a pas été ébranlé dans sa foi par le formidable serment de sa mère, vous ne me ferez pas croire, dis-je, que cet homme, qui ne vit que pour vous, que par vous, aura le moindre soupçon lorsqu'il vous verra venir le rejoindre, et que vous lui direz que vous vous ennuyiez loin de lui...

—Il ne verra là qu'une exagération ridicule.

—Ce sont de ces exagérations que les cœurs dévoués et généreux comme le sien admettent d'autant plus qu'ils sont capables de les éprouver. Vos moindres désirs sont des ordres pour lui: vous lui direz que vous voulez faire un voyage en Italie, je suppose; il vous croira, il s'empressera de vous satisfaire.

—Je vous remercie mille fols de la bonne opinion que vous avez de mon habileté, de mon adresse et de mon influence,—me dit Ursule avec un sourire sardonique...—malheureusement, je crois que vous exagérez mes avantages. Pourtant rassurez-vous: dès le retour de mon mari, je ne resterai ici que le temps nécessaire pour amener naturellement ce départ; d'ici là, je vous en prie à mon tour, n'insistez pas, et accordez-moi l'hospitalité.

—Mais cela est infâme pourtant...—m'écriai-je avec indignation; il suffira donc de votre volonté pour désespérer ma vie!

—Revenez à la raison; oubliez des soupçons insensés; ces fantômes s'évanouiront, le calme renaîtra dans votre esprit.

—Oubliez la douleur, n'est-ce pas? et vous ne souffrirez plus!

—Croyez que rien ne m'est plus désagréable que cette discussion, Mathilde, et que...

—Eh bien! m'écriai-je en interrompant ma cousine,—puisque c'est une lutte, je l'accepte... Tous les moyens vous sont bons pour m'attaquer dans ce que j'ai de plus cher, tous les moyens me seront bons pour me défendre... Votre prétendue indifférence pour mon mari est un manége de coquetterie raffinée dont je ne suis pas dupe. Vous voulez lui plaire, je vous rendrai odieuse à ses yeux; je lui avais tu jusqu'ici votre honteuse aventure de Rouvray, je ne garderai plus aucun ménagement: s'il était tenté de m'oublier un moment pour vous, moi qui ne lui ai donné que des marques d'amour et de dévouement, il comparerait... et il verrait à quelle femme il me sacrifie.

—Mathilde... Mathilde... prenez garde à votre tour!—s'écria Ursule, et ses yeux semblèrent étinceler de colère,—prenez garde à ce que vous direz!... de ma vie... je ne pardonnerais cette calomnie, entendez-vous?... ne m'exaspérez pas!

—J'en étais sûre!—m'écriai-je,—mon mari ne vous est donc pas indifférent, puisque vous craignez qu'il ne soit instruit de cette aventure!

—Je tiens à l'estime de votre mari... comme à l'estime de tous les honnêtes gens... et il est horrible à vous de vouloir me la faire perdre,—s'écria Ursule avec un accent de dignité outragée.

—Vous tenez à son estime! et vous n'avez pas craint d'afficher effrontément les principes les plus corrompus! et vous n'avez pas craint de railler tout ce qui est saint et sacré dans le monde! Non, non, j'en suis de plus en plus convaincue, votre instinct de ruse vous a dit qu'incapable de lui plaire par de généreuses et nobles qualités, vous ne pouviez que frapper son imagination par quelque affectation bizarre et étrange; mais dès qu'il saura que tout cet échafaudage de prétentions cyniques n'a pour but que de lui ménager un cœur que M. Chopinelle a occupé tout entier...

—Mathilde... à votre tour prenez garde! ne me poussez pas à bout...

—Oh! maintenant je vous connais, je ne vous crains plus... Mes illusions sur vous pouvaient seules être dangereuses, mais elles sont, heureusement, dissipées.

—Eh bien!—s'écria ma cousine en ne cachant plus les mauvais ressentiments qui l'agitaient,—puisque vos illusions sont dissipées, puisque vous me connaissez, puisque vous m'outragez... je n'ai plus à garder aucune mesure, il m'en a assez coûté de dissimuler avec vous depuis longtemps... Vous m'avez démasquée, dites-vous; regardez-moi donc bien en face alors!

Je fus effrayée de l'expression d'audace et de méchanceté qui se révéla tout à coup sur les traits d'Ursule.

—Depuis assez d'années ce masque me gênait,—reprit-elle.

—Depuis assez d'années? que voulez-vous dire, Ursule?

—Ah! cela vous surprend? Ah! vous me croyiez une amie dévouée, une sœur?... Femme ingénue et candide!—Et elle haussa les épaules.

—Mon Dieu... mon Dieu!...

—Mais vous oubliez donc tout ce que vous m'avez fait souffrir, vous, depuis votre enfance?—s'écria-t-elle.

—Moi? moi?

—Vous, Mathilde! Vous me supposez donc bien insensible, bien inerte, ou bien stupide, pour croire que j'aie oublié notre jeunesse! Vous ne savez donc pas tout ce que mon cœur ulcéré a amassé de haine et d'envie, depuis qu'un hasard fatal m'a rapprochée de vous?

—Et moi... moi! qui avais béni ce jour parce qu'il me donnait une sœur...

—Vous auriez dû le maudire, car alors il vous donnait une victime... et plus tard une ennemie...

—Une victime, une ennemie... grand Dieu!... que vous ai-je donc fait?

—N'était-ce pas en votre nom, n'était-ce pas à votre orgueil, qu'on me sacrifiait chaque jour? Vous ne vous rappelez donc pas que sans cesse, à tout propos, j'ai été humiliée, blessée, méprisée à cause de vous? Non, il n'y a pas de torture d'amour-propre qu'on ne m'ait fait subir toujours en me comparant à vous... Enfant, mon éducation était un bienfait que je devais à votre charité! si l'on me donnait quelque vêtement élégant, c'était encore une aumône qu'on me jetait à vos dépens! ce n'était pas tout... pour vous toujours et partout la louange, les flatteries, les récompenses; pour moi toujours les reproches, les punitions, les duretés. Et vous croyez que j'ai pu oublier cela, moi! Et vous croyez que ce ne sont pas là de ces blessures dont les cicatrices sont ineffaçables! Et vous croyez que vous êtes maintenant bien venue à me reprocher une faute et à me menacer!

—O mon Dieu! mon Dieu!—m'écriai-je en cachant ma figure dans mes mains,—l'infernale prévision de mademoiselle de Maran ne l'avait pas trompée: elle savait dans quelle âme elle faisait germer l'envie!

—Et que m'importe!—reprit Ursule avec une nouvelle violence,—que m'importe la main qui m'a frappée? Je ne pense qu'au coup que j'ai reçu. N'ai-je pas toujours et d'autant plus souffert que l'on ne m'accablait que pour vous exalter? Enfant, les punitions; jeune fille, les mépris: voilà quel a été mon sort auprès de vous. S'est-il agi de nous marier, vous deviez, vous, prétendre aux plus brillants partis; moi, je devais me trouver trop heureuse d'épouser quelque homme pauvre et grossier. Vous étiez si riche! vous étiez si belle! vous étiez remplie de si adorables qualités! tandis que moi, au contraire, j'étais pauvre, sotte, et dépourvue de tous les agréments qui vous faisaient chérir! Cela est arrivé, d'ailleurs, comme on nous l'avait prédit: vous avez épousé un grand seigneur spirituel et charmant, moi j'ai épousé un homme ridicule et vulgaire. Oh! jamais, jamais je n'oublierai, voyez-vous, ce que j'ai ressenti lorsque, devant vous qui, toute rayonnante d'orgueil et de bonheur, regardiez votre beau fiancé, on a insulté, raillé l'homme dont je rougissais de porter le nom. Oh! comme ce rapprochement était un dernier et terrible coup qu'on me portait, comme cette fois encore on me sacrifiait, on m'immolait à vous, à l'insolent bonheur dont vous m'écrasez depuis si longtemps!

—Mais c'est horrible!—m'écriai-je,—mais vous savez bien que j'étais étrangère à ces perfidies de ma tante; mais vous savez bien que, même pendant notre enfance, je me faisais punir pour partager les rigueurs qu'on vous imposait; mais vous savez bien que plus tard il n'a pas dépendu de moi que vous ne fissiez un mariage selon votre cœur...

—Vous m'avez offert la moitié de votre fortune, me direz-vous; l'ai-je acceptée? Qui donc vous dit que je n'ai pas ma fierté comme vous avez la vôtre? qui donc vous dit que je n'ai pas été encore aigrie davantage par vos éternelles affectations de générosité, de pitié?

—Mais vous m'avez donc toujours haïe? mais ces assurances d'amitié que vous m'avez données jusqu'ici étaient donc autant de mensonges, autant de blasphèmes? Comment, dès notre enfance, cette odieuse haine a fermenté en vous? Comment, vous avez pu jusqu'à présent la dissimuler? Comment, rien ne vous a touché, ni mon affection de sœur, ni la haine que me portait mademoiselle de Maran? Comment, vous, avec votre esprit, vous n'avez pas vu qu'elle prenait à tâche de vous humilier en me louant, afin d'exciter votre jalousie, votre envie, et de vous rendre un jour mon ennemie?... Ah! Ursule... Ursule... si elle vous entendait, elle serait bien heureuse de voir que vous servez ainsi d'aveugle instrument à sa haine.

—Eh! mon Dieu... n'accusez pas tant mademoiselle de Maran,—s'écria Ursule avec impatience;—elle n'a fait sans doute que développer le sentiment d'envie qui était en moi: je suis née jalouse et envieuse, comme vous êtes née loyale et généreuse; vous eussiez été à ma place, j'eusse été à la vôtre, que, malgré tous les calculs de la méchanceté de mademoiselle de Maran, elle n'aurait jamais éveillé en vous une jalousie ardente contre moi.

—Mais puisque vous me reconnaissez loyale et généreuse, pourquoi me haïssez-vous? Que vous ai-je fait?

—C'est justement parce que vous êtes loyale et généreuse, que je vous hais... Je vous hais encore parce que j'ai toujours été humiliée à cause de vous; je vous hais parce que vous jouissez de tous les bonheurs que j'envie; je vous hais parce que j'ai eu à rougir devant vous. Nous sommes seules, je puis tout dire impunément... Eh bien! oui, ce qui a porté le comble à ma rage contre vous, ç'a été de vous voir instruite d'une liaison ridicule, ç'a été de me voir traitée devant vous avec le dernier mépris par ma belle-mère.

—Mais vous le voyez bien, cette liaison existait; ce mépris, vous le méritiez!

—Et c'est justement cela qui m'exaspère... vous me diriez que je suis laide et bossue comme mademoiselle de Maran, que je ne m'en inquiéterais pas.

—Mais...

—Mais, je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis, je ne discute pas... je ne dis pas que j'ai raison d'éprouver ainsi... je dis que j'éprouve ainsi; le hasard a fait que par vous ou à cause de vous j'ai été blessée dans ce que j'avais de plus irritable... je m'en prends à vous et je vous hais. Ceci n'est peut-être pas logique, mais c'est réel... Ce langage vous étonne?... oh!... c'est que le chagrin et l'isolement avancent et développent singulièrement l'intelligence, Mathilde!... D'abord j'ai dû à ces maîtres rudes et cruels la science de dissimuler et d'attendre. J'étais humiliée à cause de vous, que pouvais-je contre vous? rien. J'attendis, j'observai; les louanges excessives dont on vous accablait me donnèrent le désir violent de compenser par l'art, par la grâce hypocrite, par la coquetterie la plus étudiée, ces avantages qui me manquaient et qu'on admirait en vous... Quand j'eus quinze ans, je vous trouvai belle, bien plus belle que moi; ne pouvant lutter de beauté avec vous, je me promis de vous le disputer un jour par la physionomie, par l'entrain, par le montant: vous étiez belle d'une beauté chaste et sereine... je voulus être agaçante... provoquante... mais le moment n'était pas venu... Un jour, je pleurais de rage en pensant à l'avenir brillant qui vous attendait, au triste sort qui m'était réservé... Par hasard je me regardai dans un miroir, je vis que les larmes m'allaient presque aussi bien que le rire éclatant et fou... Provisoirement je me résolus d'être triste, mélancolique, sentimentale. Vous étiez riche, j'étais pauvre; on vous comblait de flatteries, on m'accablait de mépris: rien ne paraissait plus naturel et plus intéressant que mon rôle de victime résignée... Je me mariai et vous aussi; vous aviez tout pour choisir, et vous avez choisi un homme charmant... Le même bonheur vous a suivie dans votre union; belle, riche, jeune, titrée, jouissant d'une réputation sans tache, idole de ce monde qui n'a d'admiration que pour votre beauté, de louanges que pour vos vertus, vous ne pouvez faire un vœu qui ne soit réalisé: voilà votre vie... Est-ce assez de bonheur, cela?—ajouta-t-elle avec une expression de colère et d'envie qui me prouva qu'elle me croyait véritablement la plus heureuse des femmes.

Un moment je fus sur le point de la détromper, pensant ainsi la désarmer; je voulais lui dire toutes les angoisses des premiers mois de mon mariage, les calomnies dont j'avais été victime... mais cela me parut une lâcheté, je me contentai de lui répondre:

—Vous me croyez donc bien heureuse, que vous me haïssez tant...

—Eh bien! oui; quand je compare votre existence à la mienne, je vous envie, je souffre. Pourquoi cette différence entre nous? Pourquoi n'y a-t-il pas un avantage dont vous ne jouissiez? pas une qualité, pas une vertu qu'on n'admire en vous? Je l'avais bien prévu, et votre tante me l'a sans cesse répété depuis son arrivée ici: à Paris... dans votre monde... on ne connaît que vous, on ne jure que par vous... Vous êtes à la fois la femme la plus à la mode et la plus respectée. On vous cite partout comme un modèle de grâce et d'élégance, et on ne vous reproche pas une faiblesse, pas une coquetterie... Et cela dans le monde le plus médisant, le plus difficile à capter... tandis que moi je vis en province avec un obscur marchand que je ne puis dominer qu'en affectant des vulgarités qui révoltent mes goûts et mes habitudes! Et ce n'est pas tout: il faut encore que vous veniez surprendre les plaies honteuses de cette existence déjà si cruelle! il faut qu'à votre arrivée ma belle-mère, mon mari, ne cessent de m'étourdir de vos louanges comme autrefois mademoiselle de Maran! Oh! vous êtes une femme incomparable, soit... mais votre insolent bonheur n'est peut-être pas invulnérable...

La colère et la jalousie dominaient tellement Ursule, qu'elle ne s'aperçut pas de ma stupeur.

En l'entendant ainsi parler du mon insolent bonheur je m'expliquai les paroles de mademoiselle de Maran, qui m'avait plusieurs fois répété: «Je suis fidèle à nos conventions; je ne parle pas de toutes ces horreurs de Lugarto à votre cousine: au contraire, je lui répète sans cesse que vous avez toujours été la plus heureuse des femmes, que votre sort fait l'envie de tous, et que les bons comme les méchants n'ont pour vous qu'un sentiment,—l'adoration.»

Je ne m'étonnai plus. Avec sa perfidie ordinaire, mademoiselle de Maran avait pris à tâche d'exaspérer la jalousie de ma cousine en lui peignant ma vie comme aussi riante qu'elle avait été douloureuse.

En voyant Ursule si indignement irritée du bonheur qu'elle me supposait, je songeai à sa joie si elle pénétrait mes véritables infortunes: moins que jamais je voulus lui donner cette satisfaction.

—Ainsi,—lui dis-je,—voilà le secret de votre haine?... vous l'avouez au moins... A cette heure quels sont vos desseins? Voulez-vous m'enlever mon mari? Est-ce là la vengeance que vous prétendez tirer de moi?

—Au point où nous en sommes maintenant, vous ne comptez pas, je crois, que je vous fasse part de mes projets?—me dit impérieusement Ursule.

—Comme il ne m'est pas difficile de les deviner,—m'écriai-je...—je vais vous dire, moi, mon irrévocable décision. Je vais écrire à votre mari de revenir en toute hâte: à son arrivée, je lui avoue mes soupçons, que je veux bien encore lui dire insensés, et je le supplie de vous emmener; vous êtes désormais ma plus dangereuse ennemie... je n'ai plus aucun ménagement à garder. Ainsi je ne cacherai rien à mon mari de ce qui s'est passé à Rouvray entre vous et M. Chopinelle.

—Vous voulez la guerre, Mathilde! eh bien, la guerre!... tous les moyens sont bons quand on réussit; j'espère vous le prouver.

Et Ursule me laissa seule.


CHAPITRE VII.

RETOUR.

Après le départ d'Ursule, mon premier mouvement fut d'aller trouver mon mari et de lui raconter mon entretien avec ma cousine.

Malheureusement Gontran était sorti dès le matin pour aller à la chasse.

Je dis à Blondeau de me prévenir de son retour. L'heure du déjeuner sonna, Gontran n'était pas encore de retour.

Je trouvai mademoiselle de Maran dans le salon. Elle me demanda où était ma cousine, je lui dis qu'elle était sans doute chez elle.

On alla l'y chercher, on ne la trouva pas.

La matinée était assez belle, je supposai qu'elle se promenait dans le parc; on sonna une seconde fois, elle ne parut pas.

Tout à coup l'idée me vint qu'elle était peut-être allée rejoindre Gontran. Mais on me dit que mon mari était sorti sur un poney avec un de ses gardes et ses chiens, pour chasser au marais.

Cela me tranquillisa, je me mis à table avec ma tante; elle ne m'épargna pas ses méchantes remarques sur l'absence d'Ursule et de mon mari.

J'avais de telles préoccupations, que ces perfides insinuations qui, dans d'autres circonstances, m'eussent été pénibles, m'étaient alors presque indifférentes.

En sortant de table, je prétextai de quelques lettres à écrire avant l'arrivée du courrier pour remonter chez moi. Je laissai mademoiselle de Maran occupée à son tricot.

Deux heures sonnèrent, ni Ursule ni Gontran n'étaient encore de retour.

Je vis venir Blondeau, je la priai de s'informer auprès de la femme de chambre d'Ursule si sa maîtresse lui avait donné quelques ordres.

Blondeau revint m'apprendre que madame Sécherin avait pris un livre dans la bibliothèque, et qu'elle était allée pour se promener.

Je parcourus le parc en tout sens, je ne trouvai pas Ursule.

Une petite porte donnant dans la forêt était ouverte. Ma cousine avait dû sortir par là. Peut-être la veille était-elle convenue d'un rendez-vous avec Gontran.

Cette idée m'effrayait, j'attachais la plus grande importance à ne pas être prévenue par Ursule auprès de mon mari.

Je revins au château le désespoir dans l'âme.

Mademoiselle de Maran me dit qu'elle commençait à être sérieusement inquiète d'Ursule, que je devrais envoyer quelques-uns de mes gens dans la forêt, qu'elle s'était peut-être égarée.

A ce moment ma cousine entra.

Elle me salua avec une cordialité aussi intime que si la scène du matin n'avait pas eu lieu.

Son teint était animé, ses yeux brillaient, je ne sais quel air de triomphe et d'orgueil éclatait sur tous ses traits; ses bottines de soie un peu poudreuses montraient qu'elle avait assez longtemps marché, les rubans dénoués de son chapeau de paille doublé d'incarnat flottaient sur ses épaules, et les longues boucles de ses cheveux bruns, un peu défrisées, s'allongeaient jusqu'à la naissance de son sein, à demi voilé par un fichu à la paysanne.

Elle tenait dans une de ses mains un gros bouquet de fleurs sauvages.

Elle dit à mademoiselle de Maran et à moi qu'elle avait voulu sortir du parc et qu'elle s'était à demi égarée dans la forêt; mais, que trouvant le temps magnifique, elle avait voulu profiter d'une des dernières belles journées d'automne: elle s'était amusée à cueillir des fleurs, et n'avait songé à retrouver son chemin qu'après avoir fait au moins une grande lieue. Un bûcheron, auquel elle s'était adressée, l'avait rencontrée, et l'avait ramenée jusqu'au château.

Ce récit, fait simplement, naturellement, dissipa ma défiance, si justement éveillée.

Je crus d'autant plus à ce que disait Ursule, qu'environ une demi-heure après son retour, au moment où le courrier venait d'apporter nos lettres, le garde qui avait accompagné mon mari vint me dire de sa part que sa chasse s'était prolongée plus qu'il ne l'avait pensé, que je fusse sans inquiétude, qu'il reviendrait le soir pour dîner.

J'interrogeai ce garde; il me dit n'avoir quitté mon mari que depuis une heure environ, à l'étang des Sources, où il chassait encore.

Ces renseignements me rassurèrent complétement.

J'attachais tant de prix à voir mon mari avant Ursule, que de nouveau je recommandai à Blondeau de guetter son arrivée et de le conduire chez moi en lui disant que j'avais à lui parler des choses les plus importantes.

Cet ordre donné, je rentrai au salon.

Je trouvai mademoiselle de Maran lisant avec attention les lettres qui venaient de lui arriver de Paris.

Je ne sais si elle s'aperçut ou non de ma présence, mais elle ne quitta pas des yeux les lettres qu'elle lisait, et s'écria plusieurs fois avec les marques du plus grand étonnement:

—Ah! mon Dieu... mon Dieu... qui est-ce qui aurait cru cela? on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Qu'est-ce que cela va devenir?... faut-il le prévenir?... faut-il lui cacher? c'est terrible!...

Impatientée de ces exclamations, ne pouvant supposer que ma tante ne m'eût pas vue entrer... je lui dis:

—Avez-vous de bonnes nouvelles de Paris, madame?

Mais elle, sans me répondre, sans paraître m'entendre, continua de se parler à elle-même.

—Quel éclat ça va faire... D'un autre côté, comment l'empêcher?... Comme c'est encore heureux que je sois venue ici pour arranger tout cela!

Ces derniers mots de ma tante me donnèrent à penser et m'effrayèrent. J'ignorais ce dont il s'agissait; mais, en entendant dire à mademoiselle de Maran qu'il était «heureux qu'elle fût venue pour arranger quelque chose,» un secret pressentiment m'avertissait que son arrivée à Maran cachait de méchants desseins, et que ses terreurs des révolutionnaires de Paris n'étaient qu'un prétexte.

Je m'approchai d'elle; je lui répétai cette fois assez haut pour qu'elle ne pût feindre de ne pas m'entendre:

—Avez-vous de bonnes nouvelles de Paris, madame?

Elle fit un mouvement de surprise, et me dit:

—Comment... vous étiez là... Est-ce que vous m'avez entendue?...

—Je vous ai entendue, madame; mais je n'ai pu rien comprendre à ce que j'ai entendu.

—Tant mieux, tant mieux; car il n'est pas temps... Ah! mon Dieu, mon Dieu, c'est-y donc possible!—reprit mademoiselle de Maran en levant les mains au ciel.

—Vous semblez préoccupée, madame... Je vous laisse,—lui dis-je.

—Je semble préoccupée... je le crois bien, il y a de quoi, vous n'en saurez que trop tôt la raison.

—Cette lettre peut donc m'intéresser, madame?

—Vous intéresser? vous intéresser... plus que vous ne le pensez. Hélas! vous m'en voyez tout abasourdie... toute je ne sais comment, de cette nouvelle! Mais je ne puis encore y croire... non, non; n'est-ce pas que vous êtes incapable de cela?

—Mais de quoi, madame? sont-ce de nouvelles inquiétudes que vous voulez me donner! De grâce, expliquez-vous.

—Que je m'explique! est-ce que c'est possible en l'absence de votre mari? Il faut l'attendre... Et encore je ne sais si j'oserai... Dites donc, est-ce qu'il est toujours violent comme on dit qu'il était avant son mariage? C'est qu'alors il faudrait de fameux ménagements.

Je regardai fermement ma tante.

—J'aurais été bien étonnée, madame, que votre arrivée ne fût pas signalée par quelque triste événement... Je suis résignée à tout, et je mets ma confiance dans le cœur de mon mari.

—Ah bien alors, puisqu'il en est ainsi, tant mieux! je n'aurai pas à prendre de grandes précautions oratoires: vous avez raison de placer votre confiance dans le cœur de votre mari, ça répond à tout... Vous avez là une ingénieuse idée... C'est égal, défiez-vous toujours de son premier mouvement, et tâchez de n'être pas seule: car, hélas! pauvre chère enfant, je suis bien faible, bien vieille, et je ne pourrais pas vous défendre.

—Me défendre... et contre qui?

—Contre votre mari... car, malgré moi, je pense toujours que le prince Kserniki a souvent battu comme plâtre la belle princesse Ksernika, sa femme, pour bien moins que ça, ma foi!

—Je vois avec plaisir, madame, à ces exagérations, que vous voulez faire une triste plaisanterie.

—Une plaisanterie? Dieu m'en garde!... Vous ne verrez que trop que rien n'est plus sérieux; tout ce que je puis, tout ce que je dois faire, comme grand'-parente, c'est de m'interposer si les choses allaient trop loin.

Je connaissais trop ma tante pour espérer de la faire s'expliquer et de mettre un terme à ses mystérieuses réticences; je lui répondis donc avec un sang-froid qui la contraria extrêmement:

—Veuillez m'excuser si je vous quitte, madame; je voudrais aller m'habiller pour dîner.

—Allez, allez, chère petite, et faites-vous le plus jolie possible; ça désarme quelquefois les plus furieux: la belle princesse Ksernika s'y connaissait, et elle n'y manquait jamais. Elle s'attifait toujours à ravir pour conjurer l'orage conjugal, elle arrivait toujours triomphante et pimpante; aussi gagnait-elle à ses beaux atours, de n'avoir jamais qu'un membre cassé à la fois par ce cher et bon prince.

Je sortis sans entendre la suite des odieuses plaisanteries de mademoiselle de Maran; je montai chez moi pour attendre Gontran.

A son retour de la chasse il vint me trouver, ainsi que je l'en avais fait prier.

Je fus frappée de son air radieux, épanoui, lui que j'avais vu depuis plusieurs jours si pensif et si triste.

En entrant chez moi il m'embrassa tendrement et me dit:

—Pardon, mille pardons, ma chère Mathilde, de vous avoir peut-être inquiétée; mais je me suis laissé aller, comme un enfant, au plaisir de la chasse, et, comme toujours, j'ai compté sur votre indulgence.

Les excuses de mon mari me surprenaient: depuis longtemps il ne m'en faisait plus.

—Je suis ravie,—lui dis-je,—que cette chasse ait été heureuse; vous semblez moins soucieux que ces jours passés.

—Mon Dieu, rien de plus simple; vous le savez, souvent les plus petites causes ont de grands effets. Ce matin, en m'en allant sur mon poney, j'étais de mauvaise humeur, je commençai la chasse machinalement, sans plaisir; le ciel était voilé de brouillard. Tout à coup un brillant rayon de soleil perce les nuages, la nature semble s'illuminer, resplendir: je ne sais pourquoi je fis comme la nature; mais, j'étais morose, et je devins tout à coup heureux et gai... heureux et gai comme à vingt ans, ou mieux... heureux et gai comme le jour où vous m'avez dit: Je vous aime. Voyons... regardez-moi,—me dit Gontran avec charme,—regardez-moi et comparez, madame, si vous avez, comme moi, conservé un souvenir immortel de ce beau jour.

Cela était vrai, de la vie je n'avais vu à mon mari une physionomie à la fois plus riante et plus indiciblement heureuse.

—En effet...—lui dis-je sans pouvoir cacher ma surprise,—votre figure respire le bonheur et me rappelle bien de beaux jours...

—Oh! oui,—reprit-il avec expansion,—mon bonheur est immense, il resplendit autour de moi et malgré moi... Il s'agirait, je crois, de ma vie, que je ne pourrais cacher combien je suis heureux!

—Béni soit donc ce rayon de soleil, mon ami, puisqu'il a eu le pouvoir de vous changer ainsi.

Gontran me regarda en souriant.

—Oh! il faut tout vous avouer; ce n'est pas seulement ce rayon de soleil qui m'a changé, il y a eu aussi, pour ainsi dire, un rayon de soleil moral qui est venu dissiper les ténèbres de mon esprit. Ai-je besoin de vous apprendre, bon ange chéri, que c'est votre pensée adorée qui a opéré ce prodige?

—Vraiment, Gontran? Mon Dieu! et comment cela?

—Je me suis demandé pourquoi ma sombre tristesse contrastait ainsi avec le brillant éclat de la nature... Je me suis demandé si je n'avais pas tout ce qui rend l'existence adorable, si je ne devais pas tout cela à une femme bien-aimée, la plus belle, la meilleure, la plus généreuse de toutes celles qui se soient jamais dévouées au bonheur d'un homme: ce n'est pas tout, me suis-je dit, un nouveau gage d'amour, un nouveau lien ne va-t-il pas nous unir plus étroitement encore? Et je suis sombre, et je suis triste! et je ne jouis pas avec délices de chaque instant de cette vie. Alors, Mathilde, il m'a semblé que je sortais d'un mauvais songe.

—Oh! Gontran... Gontran... dites-vous vrai? mon Dieu!

—Oh! oui, je dis vrai... le bonheur rend si confiant, si sincère... Une fois dans cette bonne voie que la pensée m'avait offerte, Mathilde, je n'ai pas craint de rechercher la cause première de cette sotte mauvaise humeur où j'étais retombé depuis quelques jours... Encore une petite cause, vous l'avouerai-je? oui, j'aurai ce courage. J'ai été assez sot pour ressentir un profond dépit des railleries de votre cousine! Oui, comme un écolier, comme un provincial, je lui avais gardé rancune de s'être moquée de mes déclarations; j'avais vu là une terrible atteinte, non pas à mon amour... vous le préservez, mais à mon amour-propre... Heureusement, en songeant à Mathilde, au petit ange qu'elle promet à notre doux avenir, j'ai chassé ces mauvaises pensées, et je lui reviens plus repentant et, ce qui vaut mieux, plus tendre, plus épris, plus passionné que jamais...—Et mon mari me baisa les mains avec une grâce enchanteresse.

Je croyais rêver.

Je ne pouvais croire ce que j'entendais. Quel revirement subit dans l'esprit de Gontran avait opéré ce changement? Ses paroles me semblaient naturelles, sincères, il invoquait la pensée de notre enfant avec une émotion si sérieuse, que je ne pouvais supposer qu'il me mentît: et puis quel eût été son but?

Ce bonheur inespéré, joint aux émotions si diverses de la journée, me bouleversa tellement que je tombai dans un fauteuil comme affaissée sur moi-même.

Je mis mon front dans mes deux mains pour recueillir mes idées. Après un moment de silence, je dis à Gontran:

—Pardon à mon tour, mon ami, si je ne réponds pas mieux à toutes vos ravissantes bontés; mais, quoique bien douce, ma surprise est si profonde, que je ne puis trouver de paroles pour vous exprimer ma reconnaissance.

J'étais dans un embarras extrême; je croyais à la sincérité du retour de mon mari, je ne savais si je devais ou non lui faire part de mon entretien avec Ursule, de ses cruels aveux et de l'espèce de défi qu'elle m'avait jeté au sujet de Gontran.

Pour tâcher de pressentir mon mari, je lui dis:

—A propos, M. Sécherin est parti ce matin; le savez-vous, mon ami?

—Je le savais. Pourquoi sa femme ne l'a-t-elle pas accompagné? c'était pour elle une excellente occasion de remplir sa promesse,—me dit Gontran du ton le plus naturel.—Elle aurait dû agir ainsi,—ajouta-t-il d'un ton de reproche,—par égard pour vous, puisque je lui avais confié que votre tranquillité dépendait presque de son départ.

—Peut-être,—dis-je en tâchant de sourire pour cacher mon émotion,—peut-être se repent-elle de s'être montrée si cruelle pour vous et d'avoir repoussé vos soins, peut-être ce dédain de sa part était-il affecté.

—Oh! alors tant pis pour elle,—me dit gaiement Gontran;—elle a laissé passer le quart d'heure du diable, comme on dit...—Maintenant il est trop tard; mon ange gardien est avec moi, et il a trop de beauté et trop de bonté pour ne pas me préserver et me défendre de tous les maléfices.

—Vous êtes maintenant bien rassuré, mon ami,—dis-je en continuant de sourire;—mais ma cousine est bien adroite, bien séduisante, et votre pauvre Mathilde...

—Oh! ma pauvre Mathilde,—me dit Gontran avec un accent rempli de tendresse,—ma pauvre Mathilde est une petite moqueuse... Au lieu de prendre cet air humble et résigné, elle doit s'apercevoir qu'elle est, de ce moment, ma souveraine maîtresse. Tenez, entre nous, je lui crois, à cette pauvre Mathilde, des intelligences surnaturelles avec je ne sais quels bons génies invisibles, qui d'un souffle changent l'orage en calme, la tristesse en joie douce et sereine: elle leur a fait un signe, et mon âme a été inondée de félicité... Ma pauvre Mathilde me rappelle enfin ces fées qui cachent longtemps leur pouvoir pour le révéler un jour dans toute sa majesté; et j'aurais peur d'être désormais par trop son esclave, si ce n'était régner... que de lui obéir... Mais je vous laisse... mon bel ange gardien; faites-vous jolie, bien jolie, pour que nous puissions nous dire d'un coup d'œil en regardant votre cousine: Cette pauvre Ursule!

Gontran, me baisant au front, me quitta, et me laissa dans une sorte d'enchantement.


CHAPITRE VIII.

LES BRUITS DU MONDE.

Maintenant que je réfléchis de sang-froid à ces paroles de mon mari, je ne comprends pas comment je pus croire à leur sincérité; comment ce brusque et tendre retour de Gontran, si étrangement, si fabuleusement motivé, n'éveilla pas mes soupçons.

Mais alors j'ignorais encore que les protestations les plus passionnées servent souvent de voile à la perfidie, à la trahison. Et puis j'étais si malheureuse, j'avais tant besoin de trouver un bon sentiment chez mon mari, que je me laissai aller aveuglément à ce bonheur inespéré. Je comptais d'ailleurs sur ma sagacité, sur ma pénétration, pour découvrir les véritables intentions d'Ursule.

Le dîner fut très-gai. Mademoiselle de Maran ne dit pas un mot qui eût trait aux menaces détournées qu'elle m'avait faites. Ursule me combla de prévenances.

De son côté Gontran m'entoura de soins si marqués, si affectueux, que plusieurs fois ma tante l'en plaisanta.

A la fin du repas ma cousine me dit avec une expression de regret:

—Ah! que tu es heureuse de passer l'automne et une partie de l'hiver à la campagne... toi!

—Eh bien!—reprit mademoiselle de Maran,—il me semble que c'est un bonheur que vous partagez, ma chère; est-ce que cet excellent M. Sécherin n'est pas le plus heureux des hommes de vous voir et de vous savoir ici, jusqu'à la fin des siècles? Est-ce qu'il n'a pas pris le soin complaisant de vous y amener lui-même, s'il vous plaît?

—Sans doute, madame,—reprit Ursule,—mais on ne fait pas toujours ce qu'on désire; aussitôt après son retour ici, retour que je viens de hâter en lui écrivant tantôt, mon mari sera obligé de partir pour Paris, et, naturellement, je l'y accompagnerai.

—Ah! mon Dieu,—s'écria ma tante,—mais c'est du fruit nouveau, cela! Avant son départ il disait qu'il pouvait rester ici jusqu'au mois de janvier, que vous ne reviendriez à Paris qu'avec Mathilde et Gontran?

—Oui, madame, mais un de ses correspondants de Paris, dont j'ai reçu tantôt une lettre, car j'ouvre les lettres de mon mari en son absence,—dit Ursule en souriant,—lui annonce qu'il est indispensable qu'il se rende à Paris pour la fondation de la maison de banque à laquelle M. Sécherin s'est associé comme il vous l'a dit; aussi, ma bonne Mathilde, je n'ai plus que quatre ou cinq jours à passer avec toi: et même, une fois à Paris, nos sociétés seront si différentes... Moi... modeste femme de banquier... toi, la brillante vicomtesse de Lancry, nous nous verrons donc bien rarement: ce sera presque une séparation.

—Mais vous deviez habiter ensemble à Paris pour continuer ce modèle des ménages unis et confondus,—s'écria mademoiselle de Maran.—Toutes ces belles résolutions sont donc changées?

—C'étaient malheureusement de ces rêves de pensionnaires, impossibles à réaliser, madame,—dit Ursule en souriant.—Quoique, pour ma part, je regrette beaucoup de renoncer à cette espérance... je m'y résigne.

—Et puis avouez un peu, ma cousine,—dit gaiement mon mari,—que le tableau que je vous ai fait du seul appartement dont nous pouvons disposer pour vous ne vous a pas séduite?

—Vous êtes très-injuste, mon cher cousin: nous nous serions accommodés de bien moins encore, pour avoir le plaisir de ne pas quitter cette chère Mathilde; mais le faubourg Saint-Honoré est si loin du centre des affaires, que mon mari ne pourrait s'y fixer...

Le dîner était terminé, je me levai.

Gontran donna le bras à mademoiselle de Maran et passa devant moi et Ursule.

Celle-ci, au moment d'entrer dans le salon, me dit tout bas:

—Voilà comme je me venge... Êtes-vous contente?...

Lorsque les gens eurent servi le café, mademoiselle de Maran prit un air grave, solennel, et dit:

—Maintenant, nous sommes seuls et en famille, nous pouvons parler à cœur ouvert.

En disant ces mots elle tira de sa poche les lettres qu'elle avait reçues de Paris le matin, en me jetant un regard d'ironie et de méchanceté.

—Que voulez-vous dire, madame?—dit Gontran.

—Vous allez le savoir: mais d'abord il faut me promettre d'être calme, de ne pas vous laisser entraîner à un premier mouvement... Mais, j'y pense, Ursule, allez donc voir s'il n'est resté personne dans la salle à manger.

Ursule se leva, ouvrit la porte, regarda et revint.

—Il n'y a personne, madame.

—Mais encore, à quoi bon toutes ces précautions?—reprit Gontran.

—Bonaparte a dit qu'il fallait laver son linge sale en famille. Passez-moi l'expression en faveur de la pensée, qui est toute pleine de bon sens... Mais avant de commencer,—ajouta mademoiselle de Maran en se retournant vers Ursule,—il faut que je vous explique, chère petite, la contradiction apparente que vous remarquerez entre ce que je vais dire et ce que je vous ai appris.

—Comment cela, madame?

—J'étais convenue avec Mathilde de ne pas parler des horribles calomnies dont elle avait été victime, des affreux chagrins qui avaient empoisonné les premiers mois de son mariage... Je vous ai donc représenté votre cousine, jusqu'ici, comme la plus adorablement heureuse des créatures; hélas! il n'en était rien, mais rien du tout: vous allez bien le voir, et apprendre qu'au contraire, depuis qu'elle est mariée, à part quelques petits quartiers de lune de miel, la vie de notre pauvre Mathilde n'a été qu'une longue torture... et que ce n'est rien encore auprès de ce que le sort lui réserve...

A mesure que mademoiselle de Maran me parlait, Ursule me regardait avec une surprise croissante; si je n'avais pas été si souvent trompée par son hypocrisie, j'aurais presque dit qu'elle me regardait avec intérêt.

—Mais, madame, encore une fois, de quoi s'agit-il?—demanda Gontran avec impatience.

—Mon pauvre Gontran,—lui dit-elle,—vous ne saurez cela que trop tôt... car ça vous regarde au premier chef; et trop tard, car je crois bien que le mal est sans remède; mais, d'abord, il faut que vous me donniez votre parole de gentilhomme de ne croire tout au plus que la moitié de ce que je vous dirai, et de faire la part des circonstances et des mauvaises langues: après tout, c'est moi qui ai élevé votre femme; et, pour moi comme pour elle, il ne faut pas trop vous hâter de la juger défavorablement sur les apparences. Voyez-vous, nous pèserons bien sincèrement le pour et le contre; et puis après, n'est-ce pas? nous prendrons une résolution.

Il m'était impossible de prévoir où mademoiselle de Maran voulait en venir. J'avais une telle confiance dans moi-même, que je n'étais nullement inquiète, bien que je m'attendisse à quelque méchanceté.

—Puisqu'il s'agit de moi, madame,—lui dis-je,—je vous demande en grâce d'abréger ces préliminaires et d'arriver au fait.

—Allons, allons, voilà une généreuse impatience qui me rassure et qui est de bon augure. Eh bien donc, monsieur de Lancry, savez-vous quel est le bruit ou plutôt, ce qui est bien plus grave... quelle est la conviction des personnes de notre société que la révolution n'a pas chassées de Paris?

—Non, madame...

—Eh bien... l'on est persuadé... l'on sait qu'avant d'aller à Rouvray, chez sa cousine, votre femme a été en catimini passer une nuit dans une maison de campagne de M. Lugarto, et que ce bel Alcandre à étoiles d'or en champ d'argent s'y trouvait seul bien entendu: ce qui peut joliment passer pour un tête-à-tête nocturne...

Mademoiselle de Maran, en disant ces mots, me lança un regard de vipère.

Je pâlis.

—Eh bien!... eh bien!—s'écria-t-elle,—voyez donc cette pauvre chère petite, comme la voilà déjà toute bouleversée!... Ah! mon Dieu! que je m'en veux donc d'avoir parlé maintenant!... Mais aussi elle semblait si sûre d'elle-même! Ursule, donnez-lui donc vite des sels, voilà mon flacon.

Ursule s'approcha de moi avec un air de commisération protectrice et triomphante: je la repoussai doucement, en lui disant que je n'avais besoin de rien.

Ce premier coup fut terrible, je n'y étais pas préparée, je restai muette.

Mon mari, qui un moment était devenu pourpre de colère ou de surprise, se remit, partit d'un grand éclat de rire et s'écria:

—Comment, mademoiselle de Maran... vous... vous donnez dans de pareilles histoires?... Je crois bien que cette pauvre Mathilde reste stupéfaite! Il y a de quoi, qui pourrait s'attendre à une pareille folie.

Je cherchais à la hâte le moyen de me disculper, en respectant le secret de Gontran s'il en était encore temps.

Mademoiselle de Maran parut très-étonnée de l'indifférence avec laquelle Gontran accueillait cette révélation.

Elle reprit:—Mais attendez donc avant que de rire, mauvais garçon, que je vous complète au moins les faits qu'on me dénonce. On dit donc que votre femme a passé la nuit dans la maison de ce Lugarto. Maintenant les uns assurent et croient que c'était volontairement et par amour... Ce qui me semble hasardé, car ça ferait supposer que ma chère nièce est une indigne créature. Les autres prétendent, au contraire, que la pauvre chère petite s'y était rendue, en tout bien, en tout honneur, pour racheter à Dieu sait quel prix un papier qui pouvait vous diffamer, mon cher Gontran. Là-dessus, remarquez bien, mes enfants, que je suis dans tout cela et de tout cela ni plus ni moins innocente que la nymphe Écho...

Je ne pouvais plus en douter, M. Lugarto avait tenu parole: pour se venger, il avait écrit à mademoiselle de Maran ou à quelque personne de sa connaissance plusieurs versions de cette nuit fatale qui devaient ou me perdre de réputation ou déshonorer Gontran.

Le faux et le vrai étaient si perfidement combinés et confondus dans cette horrible calomnie, que le monde, par indifférence on par méchanceté, devait tout admettre sans examen.

J'osais à peine jeter les yeux sur Gontran, je m'attendais à une explosion terrible de sa part; ma stupeur égala le désappointement de mademoiselle de Maran.

Mon mari, après avoir surmonté de nouveau une légère émotion, reprit avec le plus grand sang-froid, en haussant les épaules:

—Maintenant, madame, ce ne sont plus même des calomnies, ce sont des folies; et, en vérité, les temps où nous vivons sont bien graves pour qu'on puisse s'amuser à propager de si stupides niaiseries.

—Comment!...—s'écria ma tante,—c'est ainsi que vous prenez cela? Peste soit de votre philosophie!

—On serait philosophe à trop bon marché, madame, si l'on méritait ce titre parce qu'on méprise de vains bruits qui n'ont pas même la consistance d'une calomnie... Mathilde ne doit pas s'inquiéter de ces sottises; en deux mots je vous rappellerai les tristes circonstances grâce auxquelles le nom de M. Lugarto a pu être malheureusement rapproché de celui de madame de Lancry. Cet homme a lâchement abusé d'une intimité que son amitié m'avait presque imposée, pour tâcher de nuire à la réputation de madame de Lancry. J'ai répondu à cette lâcheté comme je le devais, par un démenti et par une paire de soufflets en face de vingt personnes; une rencontre a eu lieu, j'ai donné un coup d'épée à M. Lugarto; le lendemain je suis parti pour l'Angleterre, où m'appelaient d'assez graves intérêts. Aussitôt après mon départ, Mathilde a quitté Paria pour venir chez sa cousine passer le temps de mon absence; j'ai été la rejoindre à mon retour de Londres, et je l'ai ramenée ici: voilà, madame, toute la vérité. Quant aux ridicules inventions dont on se donne la peine de vous faire part et sur lesquelles vous croyez devoir appeler notre attention, je vous le répète, cela ne vaut pas même un démenti; je n'y songerais même déjà plus, si Mathilde n'avait pas été assez enfant pour s'en attrister un instant. Mais elle est excusable; elle entre dans le monde, son âme pure et ingénue est naturellement impressionnable à des misères qui, plus tard, n'exciteront pas même son dégoût.—Puis, s'adressant à moi, Gontran me dit avec l'accent le plus tendrement affectueux:

—Pardon, ma pauvre Mathilde, ma malheureuse liaison avec Lugarto vous cause encore cette contrariété, mais, je l'espère, ce sera la dernière.

Je fus profondément touchée du langage simple et digne de Gontran.

Depuis le commencement de cet entretien, ma cousine semblait profondément absorbée; l'expression de sa figure avait complétement changé.

Mademoiselle de Maran, malgré son assurance, était déconcertée; elle regardait attentivement, moi, Ursule, mon mari, pour tâcher de pénétrer la cause de l'indifférence ou de la modération de Gontran; modération qui m'étonnait moi-même autant qu'elle me touchait, car mon mari pouvait être justement blessé de certaines assertions de mademoiselle de Maran.

Après cette muette observation, qui dura quelques secondes, ma tante reprit d'un air de réflexion:

—Allons, Gontran... vous ne vous laissez pas déferrer, c'est déjà quelque chose; vous sentez bien que tout ce que je demande au monde, c'est de pouvoir ne pas croire un mot de ce qu'on m'écrit et d'y répondre par un fameux démenti; mais d'un autre côté, comme dit le proverbe, il n'y a pas de fumée sans feu. Eh bien! voyons. Entre nous, qui peut avoir allumé cette atroce flambée de mauvais propos-là? Comment imaginer que des gens graves, sérieux, car ce sont des gens graves et sérieux qui m'écrivent, s'amusent à inventer l'histoire de la visite nocturne de Mathilde à M. de Lugarto, s'il n'y avait rien eu de vrai là dedans? Après tout, vous devez le savoir mieux que personne, mon garçon: 1º ce Lugarto a-t-il eu entre les mains de quoi vous déshonorer? 2º est-il capable, dans cette occurrence, de se dessaisir de ce susdit moyen de vous perdre, uniquement pour le plaisir de faire une action généreuse? Quant à moi, ça me paraîtrait joliment problématique, hypothétique, pour ne pas dire drôlatique, de la part d'une pareille espèce toujours grinchante et malfaisante.

L'infernale méchanceté de mademoiselle de Maran la servait peut-être à son insu.

Il était impossible de toucher plus cruellement le vif des soupçons que devait avoir Gontran, au sujet de la reddition du faux, que M. Lugarto semblait lui avoir faite volontairement.

Quoique mon mari ne pût soulever cette question avec moi, puisqu'il me croyait dans une complète ignorance de cette funeste action, j'avais toujours remarqué qu'il entrevoyait quelque cause mystérieuse dans la restitution de M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran était-elle instruite de tout? c'est ce que je ne savais pas encore. Néanmoins je m'attendais cette fois à un mouvement de colère de Gontran.

Je fus presque effrayée en le voyant écouter mademoiselle de Maran avec le même calme insouciant; il haussa les épaules, sourit en me regardant et répondit:

—Cela n'est plus ni une calomnie, ni une stupidité, cela tombe dans le roman, dans le surnaturel. Est-ce tout, madame? vos correspondants ne vous mandent-ils rien de plus? Ce serait dommage de s'arrêter en si bon chemin.

—Non, certainement, ça n'est pas tout!—s'écria ma tante, ne pouvant plus contenir sa rage,—je vous ai dit ce dont les gens les plus respectables étaient convaincus... maintenant je dois vous dire quels seront les effets de ces convictions... Ils vous seront joliment agréables, ces effets-là! Quoique vous criiez au roman et au surnaturel, vous et votre femme, vous aurez tout simplement l'inconvénient d'être partout montrés au doigt et de ne pas recevoir un salut sur dix que vous ferez. Ça vous étonne? Vous allez peut-être dire que c'est de la magie? rien de plus simple pourtant. Je vais vous démontrer cela, toujours d'après mon petit jugement... Ou l'on croira que votre femme a sacrifié son honneur pour sauver le vôtre, mon garçon, et vous passerez pour un misérable... ou bien l'on croira que votre femme a cédé à son goût pour Lugarto, et elle passera pour une indigne, sans compter que dans cette circonstance encore on vous regardera comme le dernier des hommes, vu que vous avez toléré ce goût-là, soit parce que vous deviez de l'argent à vilain homme, soit parce que votre femme vous ayant apporté toute sa fortune vous trouvez plus politique et plus économique de fermer les yeux.

—Vraiment, madame... on croit cela?—dit Gontran.

—Sans, doute, voilà ce que croient les bonnes gens, les gens inoffensifs, vos amis enfin...

—Et nos ennemis, madame?

—Ah, ah, ah, vos ennemis, c'est bien une autre affaire! Ils croient, eux, que vous et Mathilde vous vous entendez comme deux larrons en foire: «S'il n'y avait qu'un coupable dans le ménage,—disent ceux-là,—soit l'homme, soit la femme, il y aurait eu scission entre eux. Une honnête femme ne reste pas avec un homme déshonoré. Elle peut sacrifier son honneur pour sauver celui de son mari; mais une fois le sacrifice accompli, elle l'abandonne. Si elle reste avec lui, elle lui devient complice... D'un autre côté, un honnête homme ne reste pas avec une femme qui l'a outragé... S'il n'a pas de fortune, eh bien! il vit de privations plutôt que de laisser soupçonner qu'un honteux intérêt le retient auprès d'une épouse adultère...» Ainsi donc que concluront vos ennemis, ces langues assassines et vipérines, en vous voyant toujours si bien ensemble? Ils concluront que vous avez l'un pour l'autre toutes sortes d'abominables tolérances.

—Enfin... enfin je devine tout maintenant!—m'écriai-je en interrompant mademoiselle de Maran. Votre haine vous a emportée trop loin, madame; vous vous êtes trahie malgré vous... Béni soit Dieu qui nous dévoile ainsi les inimitiés qui nous poursuivent!...

—Comment... comment... Elle est folle, cette petite...—dit mademoiselle de Maran.

—Gontran... Gontran... je me demandais pourquoi celle qui est pourtant la sœur de mon père était venue ici... Elle vous l'apprend... Oui... madame... maintenant je comprends tout... Vous voulez par vos calomnies élever d'affreuses discussions entre nous et nous désunir... En effet, madame, c'eût été un beau triomphe pour vous... Il y a une année à peine que nous sommes mariés! et une séparation perdait à jamais ou moi ou Gontran, car elle autorisait les bruits les plus odieux.

La contraction des sourcils de mademoiselle de Maran me prouva que j'avais frappé juste.

Elle se prit, selon son habitude, à rire aux éclats pour cacher sa colère:

—Ah!... ah!... ah!... qu'elle est donc amusante, cette chère petite, avec ses suppositions. Mais, folle que vous êtes, est-ce que je vous parle en mon nom? Je viens en bonne et loyale parente, s'il vous plaît, ne l'oubliez pas, vous dire: «Mes chers enfants, prenez garde, voici ce qu'on croit... Ce n'est pas un vain bruit, un caquet, un propos; ce sont les convictions de personnes sérieuses, graves, dont la parole a la plus grande autorité... Maintenant que le monde interprète ainsi votre conduite, puisqu'il est impossible de lui ôter cette créance... puisque vous êtes déshonorés sinon l'un et l'autre... du moins l'un ou l'autre... je viens en bonne et loyale parente vous...»

Gontran interrompit mademoiselle de Maran et lui dit:

—Il me semble, madame, que le monde aurait un moyen beaucoup plus simple et beaucoup plus naturel d'interpréter la persistance de l'attachement que moi et madame de Lancry continuons d'avoir l'un pour l'autre, ce serait de croire que nous vivons en honnêtes gens, que n'ayant rien à nous reprocher mutuellement, nous méprisons profondément tant d'atroces calomnies, et que nous avons trop de bon sens pour mettre notre bonheur à la merci de la première calomnie venue. Cette version aurait de plus l'avantage d'être la seule possible et vraie, ce qui n'est pas peu de chose, je crois. En résumé, madame, je ne partage pas pourtant la susceptibilité et la défiance de Mathilde. La pauvre enfant a déjà tant souffert des méchants, que dans son ressentiment un peu aveugle, elle a pu un moment vous confondre avec eux. Elle se trompe, je n'en doute pas. En nous parlant comme vous faites, vous cédez à l'intérêt que nous vous inspirons. Mettez donc le comble à vos bontés, conseillez-nous: que devons-nous faire pour convaincre nos amis qu'ils sont dupes d'une calomnie et pour prouver à nos ennemis qu'ils sont des infâmes?

—Mon beau neveu,—dit mademoiselle de Maran avec rage,—je ne conseille plus, l'heure est passée; mais je devine et je prédis... Écoutez-moi donc si vous êtes curieux du présent et de l'avenir. Dans votre joli petit ménage, l'un de vous est dupe et victime, l'autre est fripon et bourreau. Une rupture deviendra nécessaire entre vous, et cela plus prochainement que vous ne pensez, parce que la victime finira par se révolter... Mais cette rupture sera trop tardive, mes chers enfants. Le monde aura pris l'habitude de voir en vous deux complices... il continuera de vous mépriser... Cette séparation, qui aurait pu au moins sauver la réputation de l'un de vous deux, ne sera qu'un nouveau grief contre vous... On vous prendra pour deux coquins même trop scélérats pour pouvoir continuer de vivre ensemble... Cela vous paraît drôle... et j'ai l'air d'une lunatique... Eh bien!... vous viendrez me dire un jour si je me suis trompée... Un mot encore, et ne parlons plus de cela... Cette abominable révolution a tellement effarouché mes amis, que je ne voyais presque personne, et je ne savais presque rien de tout ceci. Sur quelques bruits qui m'en étaient pourtant revenus, je priai votre oncle M. de Versac et M. de Blancourt, deux de mes vieux amis, d'être aux aguets, de s'enquérir et de m'écrire ce qu'ils entendraient dire ou sauraient avoir été dit... Voici leurs lettres... lisez-les... vous verrez que je n'invente rien. Maintenant plus une parole à ce sujet... Faisons un wisth, si vous le voulez bien... Si Mathilde est trop fatiguée, nous ferons un mort avec vous, Ursule... Tout cela finit à merveille. Vous êtes content et résigné, mon beau neveu; tant mieux, j'en suis tout aise, tout épanouie; j'en piaffe, j'en triomphe: car dites donc, moi, qu'est-ce que je veux? votre bonheur. Eh bien! plus on vous méprise tous deux, plus vous êtes heureux... Ça me met joliment à même de travailler à votre félicité, n'est-ce pas? Là-dessus, sonnez et demandez des cartes...

Je remontai chez moi, laissant Ursule, mon mari et mademoiselle de Maran jouer au wisth.

Cette occupation leur permettait au moins de garder le silence après une scène si pénible.


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