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Mathilde: mémoires d'une jeune femme

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MATHILDE


MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

PARIS
PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.


1845

TOME DEUXIÈME.


CHAPITRE PREMIER.

LA VISITE.

En apprenant que nous allions chez M. de Rochegune, je fus vivement contrariée des relations qui allaient peut-être s'établir entre lui et nous. C'était de lui que madame de Richeville m'avait parlé, en me disant que M. de Mortagne aurait voulu me le présenter dans l'espoir de me le faire épouser. Je me reprochai mon premier manque de confiance envers Gontran. Si je lui avais rapporté la conversation de madame de Richeville, j'aurais pu lui dire l'espèce d'éloignement que j'éprouvais à rencontrer M. de Rochegune.

Nous arrivâmes; je fus très-contente d'apprendre que M. de Rochegune était sorti... sa vue m'aurait sans doute embarrassée. Son intendant nous fit voir la maison; elle parut parfaitement convenir à M. de Lancry.

Le rez-de-chaussée, destiné aux pièces de réception, était d'un goût parfait, d'une rare élégance. Nous remarquâmes un appartement d'une charmante position, mais dont les murs étaient nus, sans tentures ni boiseries. Il s'ouvrait en partie sur le jardin et en partie sur une serre chaude.

—Pourquoi cet appartement est-il le seul qui ne soit pas décoré?—dit Gontran.

—Parce que M. le marquis destinant cet appartement à sa future, il voulait sans doute qu'elle pût le faire arranger à son goût,—reprit l'intendant.

—M. de Rochegune devait donc se marier?—demanda M. de Lancry.

—C'est probable, monsieur le comte; car c'est la raison que m'a donnée l'architecte, quand je lui ai demandé pourquoi cet appartement restait ainsi.

—Mais voyez donc, M. de Rochegune, sans le vouloir a été rempli de prévoyance,—me dit Gontran;—ne trouvez-vous pas? Je serais ravi que cet appartement vous convînt comme distribution, alors nous l'arrangerions à votre goût.

—Sans doute, il est charmant,—répondis-je à M. de Lancry, sans pouvoir m'empêcher de rougir.

Pendant que Gontran examinait toutes les pièces avec attention, ce que m'avait dit madame de Richeville me revint à l'esprit; lorsque l'intendant de M. de Rochegune parla du mariage que son maître avait dû faire, je pensai qu'il s'était peut-être agi de moi. Je trouvai singulier qu'il fût dans ma destinée que cette maison m'appartînt.

Nous montâmes au premier étage. Arrivés dans un salon d'attente, l'intendant s'aperçut qu'il avait oublié la clef d'une salle formant bibliothèque, et descendit la chercher.

Cédant à un simple mouvement de curiosité, nous entrâmes avec Gontran dans une petite galerie de tableaux modernes; au bout de cette galerie était une double porte de velours rouge. Un de ses battants ouverts laissait voir une autre porte fermée.

En examinant des tableaux, nous nous étions insensiblement rapprochés de cette porte. Gontran fit un mouvement, et dit d'un air étonné:

—Il y quelqu'un là; on parle haut. Je croyais M. de Rochegune sorti.

A peine M. de Lancry avait prononcé ces mots, que quelqu'un dit, dans la pièce à côté, d'un ton presque suppliant:

—Je vous en conjure, monsieur, silence! on pourrait nous entendre!!! Il y a quelques personnes ici, et j'ai fait dire que je n'y étais pas.

—Mais c'est la voix de M. de Rochegune!—dit Gontran.

—Ça devient fort piquant,—reprit mademoiselle de Maran;—nous allons voir quelque affreuse découverte; je suis sûre que le fils vaut le père.

—Retirons-nous,—dis-je vivement à M. de Lancry.

Nous n'en eûmes pas le temps. Une autre voix s'écria, en répondant à M. de Rochegune:

—Il y a quelqu'un là?... Eh bien! tant mieux, monsieur; tout ce que je demande, c'est qu'on m'entende... Béni soit le hasard qui m'envoie des témoins.

—Vous allez voir qu'il s'agit de quelque somme confiée au vieux Rochegune en sa qualité de philanthrope, et que monsieur son fils nie le dépôt comme un enragé,—dit mademoiselle de Maran en se rapprochant de la porte.

—Monsieur... encore une fois... je vous en supplie,—dit M. de Rochegune,—qu'allez-vous faire?...

A ce moment, la porte s'ouvrit violemment. Un homme sortit, et s'écria en nous voyant:

—Dieu soit loué! il y a quelqu'un là...

Quel fut mon étonnement! Je reconnus M. Duval, que Gontran nous avait montré à l'Opéra, en nous racontant la touchante conduite de ce jeune homme envers une vieille mère aveugle à laquelle il avait caché sa ruine à force de travail. L'autre personne était M. de Rochegune, que j'avais vu ce même jour dans la loge de madame de Richeville: il était grand et très-basané. Ce qui me frappa dans sa physionomie fut l'expression triste et sévère de ses grands yeux gris.

Gontran fit à M. de Rochegune mille excuses de notre indiscrétion involontaire.

—Ah! monsieur, ah! mesdames,—s'écria M. Duval avec exaltation en s'adressant à nous,—c'est le ciel qui vous envoie; au moins je pourrai témoigner toute ma reconnaissance à mon bienfaiteur.

—Monsieur, je vous en supplie,—dit M. de Rochegune avec embarras.

Je regardai ma tante. Ses traits avaient jusqu'alors exprimé une sorte de triomphe moqueur. A ces mots elle sembla dépitée, et s'assit brusquement sur un fauteuil, en souriant d'un air ironique.

—Monsieur,—reprit M. de Rochegune en s'adressant à M. Duval,—je vous demande instamment, formellement le silence.

—Le silence!—s'écria M. Duval avec une explosion de reconnaissance pour ainsi dire furieuse.—Le silence! ah parbleu! vous vous adressez bien! Non... non... monsieur, ces traits-là sont trop rares; ils honorent trop l'espèce humaine pour qu'on ne les publie pas à haute voix, et plutôt cent fois qu'une.

—Madame,—dit M. de Rochegune à ma tante,—je suis en vérité confus... J'avais fait défendre ma porte... excepté pour vous. Je comptais rester dans mon cabinet pour ne vous pas gêner dans la visite de cette maison, et...

—Et moi j'ai forcé la consigne!—s'écria M. Duval.—Un secret pressentiment me disait que vous étiez... chez vous, monsieur! j'avais appris que d'un moment à l'autre vous deviez partir pour un voyage; c'est seulement depuis hier que je sais à qui je dois presque la vie de ma pauvre vieille mère, et il fallait à tout prix que je vous visse...

—Monsieur... monsieur...—dit encore M. de Rochegune.

—Oh! monsieur, monsieur... il ne s'agit pas de faire le bien en sournois et de vouloir se cacher après... Oui, monsieur, en sournois!—s'écria M. Duval dans sa généreuse colère.—Heureusement ces dames sont là; elles vont en être juges. Une banqueroute m'avait ruiné. Jusqu'alors j'avais vécu dans l'aisance; ce coup m'avait été terrible, moins pour moi, moins pour ma femme peut-être que pour ma mère, qui était vieille et aveugle. Il fallait avant tout, madame, lui cacher ce malheur. A force de travail, moi et ma femme nous y parvînmes pendant quelque temps; mais enfin nos forces s'épuisaient; ma pauvre femme tomba malade. Nous allions peut-être mourir à la peine, lorsqu'un jour je reçus sous enveloppe cent mille francs, madame; cent mille francs, avec une lettre qui me prévenait que c'était une restitution que me faisait le banqueroutier qui m'avait emporté quatre cent mille francs.—Vous comprenez ma joie, mon bonheur; ma mère, ma femme, étaient désormais à l'abri du besoin. Pour nous, maintenant habitués au travail, que nous n'avons pas interrompu pour cela, c'était presque de la richesse. Je racontai partout que je devais ce secours inespéré au remords du misérable qui nous avait tout enlevé. Des personnes qui connaissaient cet homme en doutèrent; elles avaient bien raison, car M. le marquis de Rochegune, que voici, était le seul auteur de cette généreuse action.

—Mais encore une fois, monsieur, je vous en supplie, vous abusez des moments de ces dames,—dit M. de Rochegune avec impatience.

—Au moins arrivez au fait, monsieur,—dit mademoiselle de Maran d'une voix aigre, en s'agitant avec dépit sur son fauteuil.

—Monsieur,—s'écria gaiement Gontran en prenant la main de M. Duval,—nous nous liguons tous contre M. de Rochegune, quoi qu'il dise. Quoique nous soyons chez lui, nous ne sortirons pas que vous ne nous ayez tout raconté...

—A la bonne heure, monsieur,—dit M. Duval,—je vois que vous êtes digne d'apprécier ces choses-là... Inquiet de savoir d'où me venait alors un secours aussi généreux, je relus la lettre, je ne connaissais pas cette écriture; voyez si la Providence ne m'est pas venue en aide! Un de mes amis qui habite la province, et qui arrive bientôt à Paris... M. Éloi Sécherin... me prie de lui chercher un domestique de bonne maison.

—Le mari d'Ursule?—m'écriai-je.

—Madame connaît M. Sécherin?—me dit M. Duval d'un air étonné.

—Pour l'amour du ciel! continuez, mon cher monsieur,—dit mademoiselle de Maran.

—Hier donc, dit M. Duval,—un domestique se présente chez moi. Je lui demande ses certificats, il m'en montre plusieurs; le dernier lui avait été donné par M. le marquis de Rochegune; en l'ouvrant, l'écriture me frappe, je cours chercher ma lettre; plus de doute! monsieur, l'écriture était semblable, absolument semblable, impossible de s'y tromper. Dire ma joie, mon émotion, serait impossible. Je demandai au domestique quelques renseignements sur son maître.—Ah! monsieur,—me dit-il,—il n'y en a pas de meilleur, de plus charitable, tout le portrait de son père, qui a fait tant de bien...—Et pourquoi quittez-vous son service?—lui demandai-je.—Hélas! monsieur, M. le marquis va partir pour un long voyage, il ne garde que deux anciens serviteurs qui l'accompagnent. Je ne pouvais plus conserver le moindre doute. Je dis tout à ma femme. Je pars hier et j'arrive ici. M. de Rochegune était sorti, je reviens dans la soirée, il n'était pas encore rentré. Enfin, ce matin, après avoir encore en vain tenté de le voir, et craignant qu'il ne partît, je suis monté ici malgré le portier, et j'ai pu presser les mains de mon bienfaiteur. Oh! d'abord il a voulu nier, mais il sait trop mal mentir pour cela...

—Monsieur,—dit M. de Rochegune avec un embarras croissant...

—Oui, monsieur,—s'écria M. Duval,—vous ne savez pas mentir... je vous dis que vous mentez d'une manière pitoyable! et lorsque je vous ai proposé, pour vous confondre, de m'écrire absolument la même lettre que celle que j'avais reçue avec les cent mille francs, vous n'avez pas osé, monsieur, vous n'avez pas osé! répondez à cela... Voilà, madame, ce que monsieur a fait pour moi. Voilà ce que je suis glorieux d'accepter, non comme don, mais comme prêt; car je compte sur mon travail pour m'acquitter... Voilà la bonne et généreuse action que je raconterai partout; mais je n'en suis pas moins heureux d'avoir pu une bonne fois convaincre monsieur de son bienfait devant témoins; maintenant il n'osera plus le nier peut-être!

—Si, monsieur... je le nierai,—dit M. de Rochegune,—car il m'importe que le véritable bienfaiteur soit connu. Quelque douce que me soit votre reconnaissance, je ne puis l'accepter; je n'ai fait, en agissant ainsi, qu'obéir aux derniers vœux de mon père,—dit M. de Rochegune d'un ton triste et pénétré.

—Votre père, monsieur?—s'écria M. Duval.

—Oui, monsieur!—encore une fois,—je n'ai fait qu'exécuter ses dernières volontés.

—Mais je n'avais pas l'honneur d'être connu de lui, monsieur. Mais vous l'avez perdu bien avant l'époque où vous êtes si généreusement venu à mon secours.

—Quelques mots vous expliqueront, monsieur, ce que je viens de vous dire. Mon père avait, dans sa jeunesse, placé une faible somme dans une de ces sociétés fondées au profit du dernier survivant. Il avait complétement oublié ce placement. Peu de temps avant sa mort, il reçut environ trois cent mille francs provenant de cette source. Un scrupule, dont j'apprécie toute la délicatesse, l'empêcha de profiter d'une somme due à la mort successive de plusieurs personnes. Cette somme fut, par lui, destinée à de bonnes œuvres. Pendant sa vie, il en employa une partie. Lorsque je le perdis, il me recommanda d'user du reste de cet argent dans le même but. J'ai appris, monsieur, avec quelle pieuse énergie vous aviez, pendant deux années, lutté contre le sort. J'ai appris combien votre conduite envers votre mère avait été admirable: je n'ai donc fait, monsieur, vous le voyez bien, qu'obéir aux ordres de mon père. J'avais cru que ceci demeurerait secret, comme tant d'autres généreuses actions de mon père. Le hasard a voulu qu'il n'en fût pas ainsi, monsieur.—Je vous avoue que maintenant j'en ai moins de regret, puisque je connais personnellement celui dont le courageux dévouement m'avait si vivement frappé;—et M. de Rochegune tendit cordialement la main à M. Duval.

J'étais délicieusement émue; je me rappelais avec quelle grâce touchante M. de Lancry m'avait raconté à l'Opéra l'histoire de M. Duval; aussi le souvenir de Gontran se mêlait d'une manière charmante à toutes les grandes et généreuses pensées que cette scène soulevait en moi. Je regardai Gontran avec émotion. Il me sembla partager l'admiration que m'inspiraient le bienfaiteur et l'obligé.

Mademoiselle de Maran avait plusieurs fois souri d'un air ironique. Je reconnus sa méchanceté habituelle au portrait qu'elle avait fait du père de M. de Rochegune, l'un des hommes les plus remarquables, les plus justement vénérés de son temps, et qui s'était illustré par une foule d'actes d'une philanthropie éclairée, et par de beaux et grands travaux d'intelligence.

—Monsieur,—dit Gontran à M. de Rochegune avec une amabilité parfaite, je suis bien heureux du hasard qui m'a mis à même de reconnaître ce que je savais déjà par le bruit du monde, c'est que dans certaines familles privilégiées, et la vôtre est de ce nombre, monsieur, les plus nobles qualités sont héréditaires.—Puis, s'adressant à M. Duval, il ajouta:—Il y a deux mois, monsieur, qu'à l'Opéra j'avais l'honneur de raconter à ces dames votre belle conduite avec l'enthousiasme qu'elle m'inspirait; je n'espérais pas être un jour assez heureux pour vous témoigner à vous-même, monsieur, l'admiration que vous méritez.

—C'était au Siége de Corinthe, n'est-ce pas, monsieur?—dit naïvement M. Duval.—Un jour où madame la duchesse de Berry assistait au spectacle... c'est bien cela. C'était la première fois que ma femme et moi nous allions au spectacle depuis deux ans; nous nous en étions fait une vraie fête.

—Nous avons même remarqué, monsieur, le béret de madame Duval, qui lui allait à merveille,—dit mademoiselle de Maran;—elle était jolie comme un ange et n'avait pas du tout l'air, je vous l'assure, d'être réduite à travailler pour vivre.

—Peut-être trouvez-vous, madame, que ma femme était mise avec trop d'élégance pour notre position? dit M. Duval avec une fierté douloureuse.

—C'est qu'alors, madame, je croyais que cet argent était une restitution. Depuis que je sais que c'est un prêt, je me refuserai tout superflu, croyez-le bien.

Gontran, désolé comme moi de la méchante remarque de mademoiselle de Maran, dit à M. de Rochegune pour détourner sans doute la conversation:

—Mais j'ai eu aussi le plaisir de vous voir à cette représentation, monsieur de Rochegune, et j'étais bien loin de me douter que vous fussiez le bienfaiteur mystérieux dont j'entretenais ces dames.

—Oui, je crois en effet que ce jour... j'étais à l'Opéra avec madame la duchesse de Richeville,—reprit M. de Rochegune d'un air embarrassé.

Je levai par hasard les yeux sur lui; je rencontrai son regard, qu'il détourna aussitôt en rougissant.

—Monsieur,—dit mademoiselle de Maran à M. de Rochegune en prenant un air de bonhomie qui me présagea quelque perfidie,—rien de ce que nous voyons ou de ce que nous entendons là ne peut nous étonner; monsieur votre père avait habitué tout le monde à l'admiration de ses bonnes œuvres.

—Madame...—dit M. de Rochegune en s'inclinant avec une sorte d'impatience pénible, soit qu'il n'aimât pas mademoiselle de Maran, soit que sa modestie souffrît de la prolongation de cette scène.

—Pardonnez-moi, monsieur, c'était un homme admirable,—reprit mademoiselle de Maran.—Je disais encore tout à l'heure à ma nièce que rien n'est plus touchant que ses visites dans les prisons... que la bonté avec laquelle il traitait les pauvres de son hospice; c'était comme une manière de saint Vincent de Paul ou quelque chose d'approchant.

—C'était simplement un homme de bien. Il n'a jamais prétendu autre chose, madame,—dit M. de Rochegune d'un ton ferme et sévère qui prouvait qu'il n'était pas dupe des louanges ironiques de mademoiselle de Maran.

Je vis avec plaisir, à la physionomie chagrine de Gontran, qu'il souffrait comme moi d'entendre ma tante parler ainsi. Mais le caractère de mademoiselle de Maran était trop altier pour jamais céder. Elle voulait toujours, comme on dit vulgairement, avoir le dernier mot.

Offrant donc son bras à M. de Lancry, elle dit à M. de Rochegune:—Adieu, monsieur. C'est égal, quoi que vous en disiez, un simple homme de bien n'aurait jamais fait le trait mirifique de la tontine[A]! Oui, monsieur, ce scrupule de tontine—là suffirait pour illustrer une famille... Cent mille écus d'aumônes!... mais c'est-à-dire qu'autrefois il n'y avait que les grands coupables qui se permissent de faire de ces espèces d'amendes honorables.

—Pardon, monsieur,—dit Gontran, en interrompant vivement mademoiselle de Maran.—Ces dames ont quelques visites à faire; je reviendrai voir cette maison si vous le permettez.

—Elle est toute à vos ordres, monsieur,—dit M. de Rochegune en saluant d'un air froid, et contenant à peine l'indignation que les dernières paroles de ma tante lui avaient causée.

Lorsque nous fûmes remontés en voiture, je ne pus m'empêcher de dire à mademoiselle de Maran:

—Ah! madame, vous avez été bien cruelle!

—Comment, bien cruelle?...—s'écria-t-elle en éclatant de rire.—Laissez-moi donc tranquille... Est-ce que vous croyez que je donne dans ces comédies-là?

—Quelles comédies?

—Comment, quelles comédies! Mais tout cela était convenu, arrangé; on nous attendait! Il est évident qu'on avait fait dire à ce M. Duval de venir et de se tenir tout prêt à pousser ses cris reconnaissants; aussi s'est-il mis à crier comme une arche-pie quand il nous a su près de la porte. Ce vieux drôle d'intendant avait sans doute été l'avertir, sous le prétexte de chercher la clef de la bibliothèque.

—Ah! madame... quelle supposition!—dit Gontran; et dans quel but, madame?

—Eh!—mon pauvre garçon,—c'est un calcul tout simple: d'abord, si M. de Rochegune vous surfait sa maison de 20 ou 30,000 fr., vous n'oserez pas marchander avec un homme capable de si beaux traits, sans compter qu'habiter un hôtel témoin de si vertueuses actions, ça porte bonheur et ça se paye. Je parie que le vieux Rochegune en a fait bien d'autres pour s'arranger sa belle réputation de philanthrope, afin de pouvoir, sous cet abri, tripoter, j'en suis sûre, dans toutes sortes d'abominables agiots. On dit qu'il prêtait à la petite semaine; je le croirais fort, car il est mort riche à millions! La preuve de ce que je dis, c'est qu'on ne fait pas des aumônes de cent mille écus quand on a la conscience nette. Il n'y a que les gros pécheurs qui donnent gros aux pauvres, répétait toujours le desservant de ma paroisse de Glatigny, qui n'était pas bête... Peste! cent mille écus en bonnes œuvres! c'est la part du diable, comme disent les bonnes gens, ou, si vous l'aimez mieux, c'est l'intérêt d'un capital de toutes sortes de vilenies...

—Mais, madame,—dit Gontran avec impatience, vous avouerez du moins qu'on ne pouvait mieux placer ce bienfait, quelle que soit la source de cet argent.

—Certainement, certainement; cette petite Duval était très-gentille, ma foi, avec son béret rose. Ça aura été l'avis de M. de Rochegune, et le benêt de mari qui vient encore le remercier!...

—Ah! madame! quelle indignité!—s'écria Gontran.—D'ailleurs, M. de Rochegune part dans quelques jours...

—Eh bien! quoi?... il part? ça prouverait tout au plus qu'il est las de cette petite bourgeoise, dit mademoiselle de Maran en éclatant de rire.

—Madame, madame!—dit M. de Lancry en me regardant, pour faire sentir à ma tante l'inconvenance de ce propos.

Je ne pourrais vous peindre, mon ami, l'impression désolante que je ressentis en entendant mademoiselle de Maran flétrir aussi méchamment tout ce que mon cœur venait d'admirer; jamais son horreur, jamais sa haine du beau, qu'il fût physique ou moral, ne s'étaient plus odieusement manifestées.

A cette nouvelle preuve de son impitoyable méchanceté, je fis un retour sur moi-même et sur ma position. Mes défiances revinrent plus vives que jamais contre mademoiselle de Maran, sans que pourtant mon aveugle confiance pour Gontran diminuât en rien.

Je ne pus m'empêcher de me souvenir de ce que m'avait dit madame de Richeville: Défiez-vous de ce mariage. Votre tante le protége, il doit vous être fatal.

Je reconnaissais aussi que la duchesse ne m'avait pas trompée sur les qualités qu'elle accordait à M. de Rochegune, que M. de Mortagne aurait voulu me voir épouser.

Je l'avoue, un moment je fus inquiète de l'apparente gravité de ces réflexions. Mon cœur trembla, pour ainsi dire, de voir mon esprit embarrassé pour y répondre.

Par instinct, je jetai les yeux sur Gontran... La vue de sa physionomie si noble, si douce, si loyale, me rassura.

Ce n'est pas mademoiselle de Maran, c'est mon cœur qui a fait ce mariage, me dis-je; et enfin, parce que M. de Rochegune a de généreuses qualités, est-ce une raison pour que Gontran n'en ait pas? N'est-ce pas lui qui le premier m'a raconté cette touchante action si noblement récompensée? Tout à l'heure encore n'a-t-il pas partagé mon émotion?

Ces réflexions chassèrent les impressions pénibles que les paroles perfides de ma tante avaient fait naître.

Lorsque nous descendîmes de voiture, un des gens de mademoiselle de Maran lui dit que mademoiselle Ursule, c'est-à-dire madame Sécherin,—ajouta-t-il en se reprenant,—attendait dans le salon avec son mari.

Ma cousine était arrivée; oubliant Gontran, ma tante, je montai rapidement l'escalier; j'ouvris vivement la porte du salon.

En effet c'était elle... c'était Ursule et son mari.


CHAPITRE II.

MONSIEUR ET MADAME SÉCHERIN.

—Ursule!

—Mathilde!

Nous nous embrassâmes avec effusion. Je m'attendais à trouver ma pauvre cousine affreusement changée: quel fut mon étonnement de la voir plus fraîche, plus jolie que jamais, quoique son regard fût toujours mélancolique, quoique son sourire fût toujours triste.

Elle me présenta M. Éloi Sécherin: c'était un jeune homme d'une taille moyenne, très-blond, d'une figure assez régulière, pleine, colorée et d'une expression riante et ouverte.

Au premier abord, il me parut être un de ces hommes qui se font pardonner la vulgarité de leur tournure et de leur langage par la franchise et par la bonhomie de leurs manières.

Néanmoins je n'eusse jamais cru que ma cousine, avec nos idées de jeunes filles, aurait pu se décider à un pareil mariage. En voyant M. Sécherin, le sacrifice qu'Ursule disait m'avoir fait me parut encore plus grand. Je la plaignais profondément d'avoir dû subir l'impérieuse volonté de son père.

En embrassant Ursule, je lui serrai la main; elle me comprit, et serra la mienne en levant les yeux au ciel.

Mademoiselle de Maran entra avec M. de Lancry. Ursule me jeta un regard qui me navra: elle comparait son mari à Gontran.

Ma cousine présenta son mari à ma tante; je crus que celle-ci allait donner carrière à son esprit ironique. A mon grand étonnemnent, il n'en fut pas d'abord ainsi; mademoiselle de Maran fit la bonne femme, et dit à M. Sécherin avec la plus grande affabilité, afin sans doute de le mettre en confiance:

—Eh bien! monsieur, vous voulez donc rendre Ursule la plus heureuse des femmes? Vous voulez donc nous faire oublier, nous tous, qui l'aimons tant? Savez-vous bien que je vais devenir très-jalouse de vous au moins, monsieur Sécherin! Oui, sans doute, et d'abord je dois vous prévenir d'une chose, c'est qu'ici nous avons l'habitude de parler en toute franchise, nous vivons bonnement en famille; dans une demi-heure vous nous connaîtrez comme si nous avions passé notre vie ensemble. Moi je suis une vieille bonne femme qui rabâche toujours la même chose... que j'adore ces deux enfants, Mathilde et Ursule; ainsi, tenez-vous bien pour averti que je ne taris pas, quand il s'agit d'elles; aussi j'aime ceux qui les aiment presque autant que je les aime, elles: après cela je suis grondeuse, boudeuse, quinteuse et râchonneuse, parce que c'est le privilége de la vieillesse. Eh bien! pourtant, malgré tout ça, monsieur Sécherin, je ne sais pas comment ça se fait... mais on finit toujours par m'aimer un peu.

M. Sécherin fut complétement dupe de cette feinte bonhomie. J'observais sur sa physionomie franche et cordiale la confiance croissante que lui inspirait ma tante; son embarras, sa gêne disparurent; il s'écria joyeusement:

—Ma foi, tenez, madame, je ne crois pas qu'on doive vous aimer un peu, moi, je crois qu'on doit vous aimer beaucoup. Et, puisqu'il faut vous parler franchement, je vous avoue que vous me faisiez une peur diabolique. Eh bien! votre accueil m'a tout de suite rassuré.

—Comment! vous aviez peur de moi, mon cher monsieur Sécherin? Et pourquoi donc cela, s'il vous plaît?

En vain Ursule fit signes sur signes à son mari, il ne les aperçut pas.

—Certes, madame, j'avais peur de vous,—reprit M. Sécherin de plus en plus confiant,—et il y avait bien de quoi.

—Ah! mon Dieu! mais vous m'interloquez, monsieur Sécherin.

—Eh! sans doute, madame; mon beau-père, M. le baron d'Orbeval, me cornait toujours aux oreilles: Prenez bien garde, mon gendre! mademoiselle de Maran est une grande dame! Si vous aviez le malheur de lui déplaire, vous seriez perdu, car elle a de l'esprit vingt fois gros comme vous, et elle sait s'en servir de son esprit, je vous en réponds! Eh bien! maintenant, madame, savez-vous ce que je lui répondrais, au beau-père? car il ne me faut pas beaucoup de temps, à moi, pour toiser mes pratiques...

Ursule rougit jusqu'au front en entendant ces expressions vulgaires; Gontran dissimula son sourire; mademoiselle de Maran dit au mari d'Ursule, avec un ton de bonhomie incroyable:

—Monsieur Sécherin, permettez, nous nous sommes promis d'être francs, n'est-ce pas?

—Oui, madame.

—Eh bien! on ne dit pas, même en parlant d'une vieille femme comme moi, toiser mes pratiques. C'est de mauvais goût! Oh! je ne vous passerai rien, d'abord! je vous en préviens. Voilà comme je suis; d'ailleurs nous sommes convenus d'être francs.

—Tenez, madame,—s'écria M. Sécherin avec une expression de reconnaissance vraiment touchante,—ce que vous faites là est généreux et bon, voyez-vous! je vous en remercie de tout cœur! D'autres se seraient moqués de moi; vous, au contraire, vous avez la bonté de me reprendre. Que voulez-vous, madame, je ne suis qu'un provincial, peu fait aux belles manières de la capitale.

—De Paris... monsieur Sécherin, de Paris! On ne dit pas de la capitale,—reprit mademoiselle de Maran avec un très-grand sérieux.

—Vraiment, madame? Tiens, c'est drôle. Pourtant notre procureur du roi et notre sous-préfet disent toujours la capitale.

—C'est possible; ça se dit en administration et en géographie,—continua mademoiselle de Maran,—mais ça ne se dit pas ailleurs. Vous voyez que je suis implacable, mon pauvre monsieur Sécherin.

—Allez, allez, madame, allez toujours, je n'oublie jamais ce qu'on m'a dit une bonne fois. Eh bien donc, madame, si j'avais maintenant à faire votre portrait à mon beau-père... je lui dirais: Mademoiselle de Maran est sans doute une très-grande dame par sa position, mais au fond c'est une brave petite dame, franche et unie comme bonjour, qui a le cœur sur la main, et qui a peut-être encore plus de bons sentiments que de bon esprit. Eh bien! n'est-ce pas que je ne me trompe pas?

—Mais, c'est-à-dire, mon cher monsieur Sécherin, que Lavater n'était rien du tout auprès de vous; vous êtes un Nostradamus, un Cagliostro pour la prévision et pour la prédiction! Tenez, je suis si contente du portrait que vous avez fait de moi, que je ne relèverai pas certains mots.

—Ah bien! si, madame, si... relevez-les; ou sans cela je me fâcherai, je vous en avertis.

—Eh bien non! monsieur Sécherin, je vous en prie...

—Non, madame, je vous dis que je me fâcherai, et je me fâcherai si vous ne me reprenez pas.

—Eh bien! puisque vous le voulez absolument, et pour conserver la bonne harmonie entre nous, je vous ferai observer que unie comme bonjour et le cœur sur la main, c'est un peu bien vulgaire.

—Bon... bon, je ne le dirai plus. Mais, mon Dieu, madame, comme vous êtes bonne! C'est qu'après tout, voyez-vous, il n'y a pas de méchanceté dans mon fait; vous avez deviné ça tout de suite!

—Certainement, je vous ai tout de suite deviné, mon bon monsieur Sécherin; vous me paraissez le meilleur des hommes, et certes je ne vous crois pas le moindre fiel.

—Du fiel.... moi! pas plus qu'un pigeon; ce qui me manque, je le sens bien, c'est l'éducation; mais que voulez-vous? j'ai été élevé en province, mon père était un petit marchand, il a commencé sa fortune en achetant des biens d'émigrés.

—Avec un début comme celui-là, il ne pouvait manquer de prospérer,—dit mademoiselle de Maran.—Certainement ces biens d'émigrés devaient lui porter bonheur à M. votre père.

—C'est ce qui est en effet arrivé, madame.

—Je le crois bien; continuez, monsieur Sécherin.

—Quant à ma mère,—reprit la malheureuse victime de la perfidie de ma tante,—quant à ma mère, c'est la meilleure des femmes, mais elle a toujours voulu conserver son bonnet rond et son casaquin d'autrefois; c'est une bonne ménagère dans toute l'acception du mot; vous voyez donc bien que je n'ai pas été élevé comme un duc et pair. J'ai fait couci couci mes études au collége de Tours; à la mort de mon père, j'ai pris la direction de sa fortune, et j'ai trouvé dans son vieux bureau de sapin noir un inventaire de soixante-trois mille sept cents livres de rentes en terres et en propriétés, et cela net d'impôts, madame, sans compter le matériel de deux fabriques où j'emploie cinq cents ouvriers qui ne peuvent pas suffire aux commandes... Voilà où j'en suis, madame.

—Mais vous êtes dans une position magnifique, monsieur Sécherin! C'est tout simple, les honnêtes gens prospèrent toujours, et je suis sûre que ce sont ces biens d'émigrés dont nous parlions qui ont valu cette prospérité croissante à monsieur votre père.

—Madame,—dit Ursule, qui était au supplice,—je crains que ces détails...

—Allons donc, Ursule, ils m'intéressent au contraire beaucoup, ma chère enfant.

—Sans doute, chère bellotte, mes petites affaires d'intérêt ne peuvent qu'intéresser infiniment notre bonne tante.

—Monsieur Sécherin, toujours fidèle à mon système de franchise,—dit mademoiselle de Maran,—je vous ferai observer que chère bellotte, doit être réservé pour la plus douce et la plus secrète intimité: vous profanez le charme mystérieux de ces adorables expressions en les prodiguant ainsi.

—Pourtant, madame, mon père appelait toujours ma mère chère bellotte, et ma mère l'appelait petit père ou gros loup.

—Mais remarquez, mon bon monsieur Sécherin, que je n'incrimine pas en elles-mêmes les tendres et naïves expressions de chère bellotte, petit père, et même de gros loup, au contraire!! j'espère bien qu'Ursule, pieusement fidèle à ces touchantes traditions de votre famille, vous prodigue en secret ces noms si doux.

—Ah çà! mais tu as donc dit à madame que tu m'appelais ton gros loup, toi?—s'écria M. Sécherin en se retournant vers Ursule et en frappant dans ses mains avec étonnement.

—Vraiment!... Ursule vous appelle déjà son gros loup, mon bon monsieur Sécherin?—s'écria ma tante.

—Mais oui, madame, et elle ne met pas de mitaines pour cela,—continua M. Sécherin avec une orgueilleuse satisfaction.

—Ah! madame, pouvez-vous croire!...—s'écria Ursule,—et des larmes de honte et de confusion lui vinrent aux yeux.

—Comment!—reprit M. Sécherin,—comment! tu ne te souviens pas que le surlendemain de notre mariage, lorsque je t'ai fait voir l'inventaire de notre fortune, je l'ai dit en t'embrassant: Tout cela est à toi et à ton gros loup! Et que tu m'as répondu en m'embrassant aussi: Oui, tout ça c'est à moi et à mon gros loup? Mais rappelle-toi donc bien, c'était dans la petite chambre verte qui me sert de cabinet.

Il est impossible de se figurer la douleur, l'accablement d'Ursule, en entendant ces mots.

J'étais navrée pour elle. Gontran souriait malgré lui; mademoiselle de Maran triomphait. Pourtant elle ne voulut pas trop prolonger cette scène, et reprit aussitôt:

—Voulez-vous bien vous taire, monsieur Sécherin, vilain indiscret! Est-ce qu'on dit ces choses-là? On garde ces friands petits bonheurs-là pour soi tout seul; ce sont de ces petites félicités coquettes et mysticoquentieuses dont on se chafriole en secret et qu'on n'avoue pas! Ursule vous aurait mille et mille fois appelé son gros loup qu'elle se ferait plutôt tuer que de l'avouer, et elle aurait raison. Je vous répète que vous êtes un vilain indiscret. Ah! les hommes!... les hommes!... nous ne pouvons pas leur laisser lire dans notre cœur nos plus charmantes préférences, nous ne pouvons pas les leur témoigner par les noms les plus doux, sans qu'ils aillent tout de suite se vanter de cela de toutes leurs forces!

—Eh bien! c'est vrai, madame,—dit M. Sécherin,—j'ai eu tort, vous avez raison, toujours raison; encore une leçon dont je profiterai. Je garderai bellotte et gros loup pour nous deux ma femme.

—Et vous ferez bien. Mais parlez-moi donc de ces biens d'émigrés que monsieur votre père avait achetés lorsqu'il était petit marchand. Vous ne savez pas comme ça m'intéresse. Est-ce qu'ils étaient considérables, ces biens?

—Oui, madame, ils avaient appartenu en partie à la famille de Rochegune avant la révolution; mais à la restauration, mon père les a revendus au vieux marquis.

A ce nom, qui revenait si singulièrement et si souvent dans cette journée, ma tante fronça le sourcil.

—Est-ce que M. de Rochegune a encore beaucoup de propriétés dans cette province, monsieur?—demanda Gontran.

—Certainement, monsieur; il a toutes les propriétés de son père, comme il en a toutes les qualités... L'hospice des vieillards fondé par feu M. le marquis est à deux lieues de chez moi. Ah! madame,—ajouta M. Sécherin avec exaltation en se retournant vers ma tante,—quel bien feu M. le marquis faisait dans le pays!... et avec cela si peu fier! Enfin, madame, figurez-vous que, tant qu'il restait à son château de Rochegune, il allait tous les dimanches à la messe de l'hospice des vieillards; après la messe il dînait à leur table, allait avec eux à vêpres, soupait encore avec eux et couchait dans leur dortoir: il faisait toujours cela une fois par semaine; ce n'est pas tout, il suivait jusqu'au cimetière le cercueil des pauvres qui mouraient. Voilà, madame, ce qui s'appelle faire du bien avec bonté... n'est-ce pas?

—Oui, sans doute,—répondit ironiquement mademoiselle de Maran.—Aller manger dans la gamelle de ces vieux vagabonds, mais je trouve cette idée-là tout à fait réjouissante.

—Ah! vous avez bien raison, madame,—reprit naïvement M. Sécherin;—ça leur réjouissait le cœur, à ces pauvres gens. Mais ce n'est encore rien que cela, madame.

—Ah! mon Dieu! il y a quelque chose de plus pharamineux encore que cette communion de gamelle?

—Oui, madame. Comme j'étais le plus fort manufacturier du pays, M. le marquis m'avait prié de commander de petits ouvrages à ces malheureux: ils les faisaient, mais Dieu sait comme! cela ne servait à rien, c'était de la matière première perdue que feu M. le marquis payait; non content de cela, il me remboursait les petites sommes que je donnais à ces pauvres vieux censément pour prix de leurs ouvrages, de façon qu'ils croyaient gagner par leur travail les douceurs qu'ils se procuraient ainsi...

—Mais c'est que c'est, en effet, d'une superlative délicatesse!—s'écria mademoiselle de Maran,—et c'est bien raisonné surtout! car enfin, jugez donc! si ces messieurs les vagabonds étaient venus à s'apercevoir que ce M. de Rochegune se permettait de leur faire l'aumône en tout et pour tout, c'est qu'ils auraient pu se révolter au moins! joliment rabrouer cet impertinent marquis, et profiter d'une nuit où il serait venu coucher dans leur dortoir pour lui donner une bonne traversinade qu'il n'aurait pas volée.

L'amertume avec laquelle mademoiselle de Maran raillait une action d'une délicatesse peut-être outrée, mais qui révélait du moins la plus touchante bonté, prouvait combien elle était piquée de voir donner à ses calomnies un si éclatant démenti.

Gontran partageait mon émotion. Ursule, les yeux fixes, semblait profondément et douloureusement absorbée.

M. de Lancry dit à M. Sécherin:

—Je trouve aussi que la conduite de M. de Rochegune est admirable, monsieur; et l'hospice est-il toujours entretenu?

—Toujours, monsieur, et M. le marquis de Rochegune maintenant fait comme faisait son père. Au retour de ses voyages, il est venu passer six mois à son château, et il a été une fois par semaine dîner et coucher à l'hospice tout comme son père; aussi est-il adoré dans le pays tout comme son père...

—Et il le mérite bien, assurément... tout comme son père...—dit mademoiselle de Maran avec aigreur.—Est-ce qu'il met aussi le bonnet et la casaque ces beaux jours-là?

—Non, madame; il reste habillé comme il est. Oh! il fait cela comme tout ce qu'il fait, simplement, sans ostentation. C'est naturel chez lui. Il tient ça de son père. C'est comme le courage; il est brave comme un lion. Tenez, il y a sept ou huit ans, il n'avait alors que vingt ans, lui et un drôle d'homme, M. le comte de Mortagne, qui était l'ami intime de son père, ont fait un coup devant lequel les plus intrépides auraient peut-être reculé.

En entendant le nom de M. de Mortagne, la mauvaise humeur de mademoiselle de Maran augmenta.

—Vous avez connu M. de Mortagne?—dis-je vivement à M. Sécherin.

—Oui, mademoiselle; c'était un original qui avait été au bout du monde, un ancien troupier de la grande armée, une barbe comme un sapeur; il venait bien souvent nous voir à la fabrique; mon pauvre père l'aimait bien aussi. Pour en revenir à mon histoire, un jour, lui et le jeune M. de Rochegune chassaient un lièvre à cheval et aux chiens courants; ils n'avaient donc pas de fusils, et ne possédaient pour toute arme qu'un fouet; le lièvre débouche de la forêt de Rochegune et prend la plaine. C'était en plein hiver; ils trouvent dans un champ un berger couvert de sang et à moitié mort.

—Bon... bon... je vois d'ici ce que c'est,—dit mademoiselle de Maran avec impatience,—quelque chien... quelque loup enragé qui aura mordu les moutons et le berger, et que ces deux paladins auront mis à mort. Allons, c'est superbe... N'en parlons plus.

—Non, madame, c'était...

—Bien, bien, mon cher monsieur Sécherin, faites-nous grâce de ces histoires-là, elles doivent être d'une terrible beauté, et cette nuit leur ressouvenir me donnerait le cauchemar. Mais tenez, je vois dans les yeux d'Ursule qu'elle meurt d'envie d'aller causer avec Mathilde.

Je me levai, je pris ma cousine par la main, et je l'emmenai chez moi, laissant M. Sécherin avec ma tante et Gontran.


CHAPITRE III.

L'AVEU.

L'humiliation d'Ursule fut profonde et cruelle; non-seulement elle avait souffert de la vulgarité de son mari, mais aussi de la révélation des expressions ridiculement familières qu'il avait employées à son égard quelques jours après son mariage.

Mademoiselle de Maran avait été servie au delà de ses souhaits; sa bonhomie perfide, en mettant d'abord le mari d'Ursule en confiance, avait montré ce dernier sous un jour presque grotesque; le hasard avait fait le reste.

Je pense maintenant que, sans trop anticiper sur les événements, je puis vous faire remarquer que dès mon enfance mademoiselle de Maran n'avait eu qu'une pensée, celle d'exciter la jalousie, l'envie d'Ursule contre moi; elle voulait me faire tôt ou tard une ennemie implacable de celle que j'aimais de la tendresse la plus sincère.

Lorsque j'étais enfant, elle avait mis mon intelligence, mon esprit au-dessus de celui d'Ursule; jeune fille, c'était ma beauté, c'était ma fortune qui devaient complétement éclipser ma cousine; enfin, elle s'était efforcée de faire indirectement ressortir la distinction, l'élégance, la position, la naissance de Gontran, que j'allais épouser, en provoquant avec une infernale méchanceté les épanchements candides de M. Sécherin, le mari d'Ursule.

Hélas! je le crois, sans l'incessante obsession de ma tante, ma cousine n'eût pas si souvent comparé avec amertume ma position à la sienne; elle ne m'eût pas envié quelques avantages, et nous aurions vécu sans rivalité, sans jalousie. Je croirai toujours que le cœur d'Ursule était primitivement bon et généreux; les insinuations de ma tante ont causé le mal qu'elle m'a fait plus tard....

Je montai dans ma chambre avec Ursule. J'avais la plus entière, la plus aveugle créance dans sa franchise; je voyais en elle une victime; je me souvenais de la lettre si lugubre, si gémissante, qu'elle m'avait écrite: aussi je cherchais en vain à m'expliquer la singulière familiarité de ses expressions envers son mari, deux ou trois jours après ce mariage désespérant qui lui avait donné des idées de suicide.

Si j'avais un seul instant soupçonné Ursule de fausseté, si je l'avais crue capable d'avoir contracté une union, sinon avec plaisir du moins par calcul, j'aurais compris l'étrange contradiction des paroles de la lettre de ma cousine; mais, je le répète, j'avais une foi profonde en elle, j'attendais avec anxiété l'explication de ce mystère.

En entrant chez moi, Ursule tomba dans un fauteuil; elle cacha sa tête dans ses deux mains sans me dire un mot.

—Ursule, mon amie, ma sœur,—lui dis-je en me mettant à ses genoux, en prenant ses deux mains dans les miennes.

—Laisse-moi... laisse-moi,—dit-elle en cherchant à se dégager et en souriant avec amertume à travers ses larmes.—Pourquoi ces paroles de tendresse? tu ne les penses pas... tu ne peux plus les penser.

—Ah! Ursule... c'est cruel... que t'ai-je fait? que t'ai-je dit? pourquoi m'accueillir ainsi, mon Dieu! après une si longue absence?

—Mathilde, je n'accuse pas ton cœur; il est bon et généreux! mais c'est parce qu'il est généreux, qu'il a en horreur tout ce qui est mensonge et fausseté. Ainsi, laisse-moi... laisse-moi! ne te crois pas obligée de paraître m'aimer encore.

—Ursule... que dis-tu?

—Est-ce que je ne sais pas que tu me méprises!...—ajouta la malheureuse femme en fondant en larmes. Puis elle se leva et alla près de la fenêtre essuyer ses pleurs.

J'étais restée stupéfaite, ne comprenant rien à ce que me disait Ursule. Je courus à elle.

—Mais, au nom du ciel, explique-toi; que veux-tu dire? pourquoi veux-tu donc que je te méprise?

—Pourquoi, Mathilde? peux-tu me le demander? Comment! il y a quinze jours, je t'écris une lettre désolée, une lettre qui te peignait l'affreux bouleversement de mon cœur. Tu t'émeus de mon désespoir, tu plains ton amie... tu pleures sur son sacrifice, sur ses illusions perdues, et tout à l'heure tu entends dire que cette femme, qui, un moment, n'avait vu d'autre refuge que la mort pour échapper à cet odieux avenir; que cette femme, trois jours après ce mariage détesté, prodigue à son mari les noms les plus ridiculement familiers... Encore une fois, Mathilde, je te dis que tu me méprises... ou bien tu caches ce sentiment et je te fais pitié... Mais la pitié... je n'en veux pas... j'aime mieux le dédain... j'aime mieux la haine... j'aime mieux l'indifférence; mais la pitié... oh! jamais, jamais!

Et mettant son mouchoir sur sa bouche, Ursule étouffa les sanglots qu'elle ne pouvait contenir.

—Mais tu es folle, Ursule! tu ne penses pas ce que tu dis... Souviens-toi donc de ma lettre? Est-ce que je ne sens pas tes larmes couler sur mes joues?—lui dis-je en l'embrassant,—est-ce que je ne vois pas, hélas! que tu es bien malheureuse? Que me fait, après tout, un mensonge de ton mari?

—Un mensonge?... non, ce n'est pas un mensonge, Mathilde... non. Ces mots, si ridiculement familiers, je les ai dits... entends-tu... je les ai dits...

—Tu les as dits... Ursule?...

—Oui, oui... Ainsi laisse-moi... tu le vois bien... je suis la plus dissimulée... la plus fausse des créatures... Je feins le désespoir pour me faire plaindre, tandis qu'au fond je suis ravie de ce mariage... Mon mari est si riche... après tout! O honte! ô infamie!

Et Ursule appuya avec force ses deux mains sur son front....

—Non... il n'y a pas de honte, il n'y a pas d'infamie,—m'écriai-je.—Il y a là un mystère que je ne comprends pas. Eh! que m'importe après tout quelques paroles passées? tu souffres, tu pleures: eh bien! je veux souffrir, je veux pleurer avec toi... Vois mes larmes... ma sœur, sens mon cœur comme il bat... Dis... maintenant, dis... crois-tu que ce soit là du mépris... de la pitié?

—Eh bien! non, non; je te crois, Mathilde. Pardon! oh! pardon d'avoir un instant pu douter de ton cœur... Mais c'est qu'aussi j'avais... je dois avoir tant de préventions à détruire dans ton esprit!

—Mais aucune,—te dis-je.

—Alors, écoute-moi, ma sœur, ma tendre sœur. Tes larmes, ton affliction, m'arrachent mon secret. Tout à l'heure je ne voulais rien te dire... Je voulais ne plus te revoir, car vivre près de toi, soupçonnée par toi de fausseté, oh! cela me semblait impossible.

—Pauvre Ursule! eh bien! voyons... ne méritai-je pas ta confiance?

—Si... oh! si! mon Dieu! toi seule... écoute donc... Ce mariage me causait un tel désespoir que jusqu'au dernier moment, malgré moi, je crus qu'un événement imprévu l'empêcherait... Oui... j'étais comme ces condamnés qui savent qu'ils doivent mourir, qu'il n'y a pas de grâce pour eux, et qui pourtant ne peuvent s'empêcher d'espérer cette grâce impossible. C'était un dernier instinct de bonheur qui se révoltait en moi!

—Ursule... Ursule... et ce que tu dis là est affreux. Combien tu as dû souffrir, mon Dieu!

—J'obéis à mon père... je voulus te mettre dans l'impossibilité de consommer le généreux sacrifice que tu m'avais proposé. Ce mariage se fit... mon sort irrévocablement fixé, je n'avais que deux alternatives... la mort...

—Ursule... Ursule, ne parle pas ainsi... tu m'épouvantes.

—La mort, ou une vie à tout jamais malheureuse. Un moment je restai accablée sous le coup de ce funeste avenir! Pourtant, avant que de me désespérer tout à fait, je me demandai ce qui causait l'éloignement que m'inspirait mon mari; je me dis que c'était la vulgarité de ses manières, son éducation commune, car son cœur est bon, je crois....

—Oh! sans doute, Ursule, crois-le, crois-le; il est généreux, il est bon. N'as-tu pas vu avec quelle sensibilité il parlait des bienfaits de M. de Rochegune! Mon Dieu! son langage, ses manières se façonneront au monde.

—Eh bien, donc, je me suis dit: ce langage commun me choque, ces familiarités, presque grossières, me révoltent... Ma vie, désormais, doit se passer dans la compagnie de cet homme; il faut renoncer à toutes mes idées de jeune fille. Désormais je dois vivre d'une vie tout autre... Du courage... tout est fini, tout!!!—et les larmes couvrirent la voix d'Ursule.

—C'est la délicatesse naturelle de mes habitudes,—reprit-elle,—de mes penchants qui me rend si malheureuse. Eh bien! puisque je ne puis pas élever mon mari jusqu'à moi... je m'abaisserai jusqu'à lui... Oui, ce langage qui me révolte, je le parlerai... ces manières qui me font frissonner de répugnance, je les imiterai... Mathilde! Mathilde! cela, je l'ai fait; j'ai flatté cet homme comme il voulait être flatté. J'ai feint de l'aimer comme il voulait être aimé... Ses expressions ridiculement familières je les ai répétées en rougissant d'humiliation et de honte... Oh! ma sœur, ma sœur... tu ne sauras jamais ce que j'ai souffert pendant les huit jours d'épreuves que je m'étais imposés!... Tu ne sauras jamais ce qu'il y a d'affreux dans cette profanation de soi-même, dans ce mensonge des lèvres, dont le cœur se révolte. Oh! que de larmes dévorées en secret, pendant que je jouais cette triste et amère comédie!... Mais, vois-tu, maintenant je ne puis plus, je souffre... non, je ne puis plus! Ah! plutôt que de continuer à m'abaisser à mentir ainsi... oh! oui... la mort! mille fois la mort.

L'accent d'Ursule était si déchirant, si désespéré, son air si égaré, ses traits si bouleversés, qu'elle m'effraya.

Alors je comprenais sa conduite; alors j'étais frappée du courage qu'il lui avait fallu pour tenter seulement ce qu'elle avait essayé.

—Rassure-toi, rassure-toi, ma sœur,—lui dis-je,—écoute seulement mes conseils. Tu te trompes, je pense, en croyant nécessaire de t'abaisser au niveau de ton mari. Son cœur est généreux, il t'aime avec idolâtrie; essaye au contraire de l'élever jusqu'à toi... Tout à l'heure, n'as-tu pas vu avec quel empressement il accueillait les observations de mademoiselle de Maran? Juge donc de quelle autorité seraient les tiennes sur lui? Ursule, ma sœur, songe à cela... Sans doute, je t'aurais désiré une autre union; mais enfin celle-ci est accomplie. Ne repousse donc pas les chances de bonheur qu'elle t'offre.

—Du bonheur, Mathilde? à moi du bonheur?... oh! jamais.

—Si, si, du bonheur... Ton mari est bon, franc, loyal... Il est riche, il t'aime. Il n'est pas d'une très-jolie figure; ses manières, son langage manquent d'élégance; soit; mais cela est-il donc irréparable? Mon Dieu! cela s'apprend si vite, l'exemple est tout! Et tu seras pour lui un si charmant exemple à étudier! Et puis, enfin, veux-tu que nous t'aidions?... Oui, pour te rendre cette éducation plus facile,—lui dis-je en souriant,—veux-tu que moi et Gontran nous allions passer cet été quelque temps chez toi? Si tu ne veux pas encore prendre de maison à Paris, tu viendras chez nous. Aujourd'hui nous avons vu une maison assez grande pour que nous puissions t'offrir un appartement. Eh bien! mon projet, qu'en dis-tu?

—Je dis que tu es toujours la meilleure des amies, la plus tendre des sœurs!—me dit Ursule en m'embrassant avec effusion.—Je dis que près de toi j'oublie mon malheur, et que tu as toujours le don de me faire espérer. Mais, hélas! maintenant, Mathilde, il me sera difficile de me faire illusion.

—Je ne te demande pas de te faire illusion: je ne te demande que de croire aux réalités... Tu verras ton mari dans un an! Combien ton amour pour lui l'aura transformé!

—Mais vois combien le chagrin rend égoïste!—me dit Ursule;—je ne te parle pas de ton bonheur; tu dois être si heureuse, toi!

—Oh! oui, maintenant surtout que tu es là pour partager ce bonheur... Tiens, Ursule, si je te savais sans chagrin, je ne connaîtrais pas de félicité égale à la mienne: Gontran est si bon, si dévoué! c'est un si noble cœur, un caractère si élevé! et puis, il me comprend si bien! Oh! je le sens là... à la sécurité de mon cœur, c'est un bonheur de toute la vie. Il m'inspire une confiance inaltérable; la mort seule pourrait la troubler. Et encore! Non, non, quand on s'aime ainsi, quand on est aussi heureuse que je le suis, l'on ne survit pas; on meurt la première... Non, rien au monde ne pourrait m'ôter cette conviction, que je serai la plus heureuse des femmes, et que ce bonheur durera toute ma vie, ou plutôt toute la vie de Gontran!

. . . . . . . . . .

Maintenant encore, quoique ces prévisions de mon cœur aient été bien cruellement déçues, mon ami, je me souviens que cette créance à un avenir heureux était absolue, aveugle.

. . . . . . . . . .

Huit jours après l'arrivée d'Ursule, toute notre famille devait se rassembler le soir pour la signature de mon contrat de mariage avec M. de Lancry.

Mademoiselle de Maran avait obtenu du maire de notre arrondissement de nous marier le soir après cette cérémonie, afin d'éviter les curieux.


CHAPITRE IV.

LA LETTRE.

Le jour de la signature du contrat, je fus réveillée selon mon habitude par Blondeau, qui m'apporta la corbeille d'héliotrope et de jasmin que depuis six semaines Gontran m'envoyait chaque matin.

J'ai toujours attaché une importance extrême à ce qu'on appelle vulgairement les petites choses. Des attentions délicates, quand elles sont persistantes, prouvent la constante occupation de la pensée; les occasions où l'on peut montrer son dévouement par quelque acte éclatant sont si rares, qu'il vaut mieux donner, si cela se peut dire, la monnaie courante de ce dévouement.

Ceux qui le réservent absolument pour les circonstances extraordinaires semblent vous dire: Noyez-vous... jetez-vous au milieu des flammes, et alors vous saurez ce que je vaux.

Fataliste de cœur, comme je l'étais, cette corbeille de fleurs de chaque matin avait pour moi une grande signification. Le souvenir du premier aveu de Gontran s'y rattachait, et je songeais avec un indicible bonheur que désormais chaque jour commencerait pour moi par une pensée de lui, qui me viendrait au milieu de mes fleurs de prédilection.

De très-bonne heure j'allai à l'église avec madame Blondeau. En voyant arriver le moment où j'allais appartenir à Gontran, plus que jamais j'éprouvais l'irrésistible besoin de prier, de bénir Dieu, et de mettre cet avenir de bonheur sous la protection du ciel et de ma mère.

Je ressentais une joie sereine, confiante et grave; bien souvent, dans la journée, mes yeux se mouillèrent de douces larmes, cela sans raison. C'étaient des attendrissements vagues, involontaires, toujours terminés par des élans de reconnaissance ineffable et religieuse.

Vers les quatre heures, mademoiselle de Maran me fit venir dans sa chambre, où je n'étais pas entrée depuis fort longtemps. Je ne puis vous dire, mon ami, ce que j'éprouvai en me retrouvant dans cet appartement, qui me rappelait les scènes cruelles de mon enfance. Rien n'y était changé: c'était toujours le crucifix, les vitraux coloriés, le secrétaire de laque rouge, les chimères vertes sur la cheminée, et sous les cages de verre, les aïeux de Félix, qui allait, sans doute, bientôt les rejoindre.

Mademoiselle de Maran était assise devant son secrétaire; je vis sur la tablette un écrin, un portefeuille, un paquet cacheté, et un médaillon que ma tante considérait avec tant d'attention, qu'elle ne s'aperçut pas de mon entrée chez elle.

Ses traits, toujours si dédaigneux, avaient une expression de tristesse sévère que je ne lui avais jamais vue. Ses lèvres minces n'étaient plus contractées par le sourire d'implacable ironie qui la rendait si redoutable. Elle semblait soucieuse et accablée.

J'hésitais à lui parler. En m'appuyant sur la cheminée, je remuai un flambeau. Mademoiselle de Maran retourna vivement la tête.

—Qui est là?—s'écria-t-elle. Elle me vit, laissa retomber le médaillon qu'elle tenait à la main et resta quelques moments rêveuse.

—Nous allons nous séparer, Mathilde,—me dit-elle avec un accent de douceur qui me rendit muette de surprise.—Votre première jeunesse n'a pas été heureuse, n'est-ce pas? Ce sera toujours avec amertume que vous vous souviendrez du temps que vous avez passé près de moi.

—Madame...

—Oh! ça doit être... je le sais bien,—reprit-elle d'une voix lente, et comme si elle se fût parlé à elle-même.—Vous m'avez souvent trouvée dure, acariâtre, à votre égard. Je n'ai pas été pour vous ce que j'aurais dû être.... Non, je le sais bien.... C'est sans doute pour cela que j'éprouve une sorte de chagrin de vous quitter. Au moins votre jolie et jeune figure animait un peu cette maison... Je suis bien vieille... et à cet âge il est triste de rester toute seule, d'attendre son dernier jour avec un chien pour tout compagnon, et puis de mourir seule... sans être plainte, sans être regrettée.

Après quelques moments de sombre silence, elle reprit avec douceur:—Mathilde... soyez généreuse, ne vous en allez pas d'ici avec un mauvais ressentiment de moi, cela rendrait ma solitude plus pénible encore!

Mademoiselle de Maran devait être sincère en me parlant ainsi. Les caractères les plus méchants ne sont pas à l'abri de certains retours sur eux-mêmes. D'ailleurs l'expression de ses traits, de sa voix, trahissait son émotion. Elle n'avait aucun intérêt à jouer cette comédie devant moi.

Je fus profondément sensible à cette preuve d'intérêt, la seule que ma tante m'eût jamais donnée. J'avais été plus joyeuse que touchée de son consentement à mon mariage avec Gontran. Je savais qu'à la rigueur j'aurais pu me passer de son adhésion; et, sans exagération de vanité, je sentais que ma tante devait être satisfaite, tout en assurant mon bonheur, de pouvoir donner ma main au neveu d'un de ses amis intimes; mais, dans cette circonstance, les regrets affectueux que me témoignait mademoiselle de Maran m'émurent profondément.

Je pris sa main, je la portai à mes lèvres, et je la baisai cette fois avec une tendre vénération. Elle avait la tête baissée; je ne voyais que son front. Tout à coup elle se releva vivement en m'ouvrant ses bras.

A ma grande surprise, deux larmes, les seules que j'aie jamais vu répandre à mademoiselle de Maran, mouillaient ses paupières.

Je me mis à genoux devant elle. Elle appuya légèrement ses deux mains sur mes épaules, et me dit en me regardant avec intérêt:

—Jamais tu ne t'es plainte; jamais tu n'as senti la douceur d'une caresse maternelle... jusqu'à présent; ou je t'ai abominablement tourmentée... ou bien je t'ai louée avec une funeste exagération... j'ai eu tort, j'en suis désolée. Qu'est-ce que tu veux que je te dise de plus? Je le regretterai jusqu'à la fin de mes jours, qui, hélas! n'est pas bien loin. Heureusement ton bon naturel a pris le dessus; ce sera un reproche que j'aurai de moins à me faire; il m'en reste bien assez comme ça.... Tiens, ma chère petite, je suis si navrée que, s'il en était encore temps, je voudrais... je voudrais... mais non... non... et pourtant...

Sans achever sa phrase, ma tante baissa de nouveau la tête, comme si une lutte se fût engagée en elle entre son désir de parler et une autre influence.

Malgré moi j'eus peur, comme si mon avenir allait dépendre du secret que ma tante hésitait à me livrer. Celle-ci, voulant peut-être s'affermir dans sa bonne résolution en me demandant de nouvelles paroles de tendresse, me dit:

—Je te suis moins odieuse qu'autrefois, n'est-ce pas?

—Ma tante, depuis un moment je vous aime, tout est oublié;—et je serrai ses deux mains dans les miennes avec effusion.

—Cela est pourtant bon; bien bon, de s'entendre dire cela... et si je te rendais un grand service... qui assurât peut-être le bonheur de ta vie entière... me chériras-tu beaucoup? Me diras-tu souvent de ta douce voix attendrie... Je vous aime bien?... Tu me regardes avec de grands yeux étonnés?... Enfin, réponds-moi. J'ai toujours été crainte ou détestée, excepté par ton père, mon excellent frère. Ah! celui-là m'aimait! Mais aussi pour celui-là seul j'avais été bonne et dévouée... oui, je l'aimais tant... que je me croyais le droit de haïr tout le monde; et puis sans doute l'on a en soi-même une plus ou moins grande dose de bonté; moi, j'en ai très-peu et je l'avais toute concentrée sur ton père... Je ne sais pourquoi, à cette heure, ta voix... ton accent me touchent et éveillent en moi, sinon de la bonté, au moins de la pitié. Aussi répète-moi que tu m'aimerais bien, que tu aimerais de toutes les forces de ton cœur une amie qui t'arrêterait au bord d'un précipice où tu serais sur le point de tomber? Réponds... réponds... est-ce que tu lui dévouerais ta vie à cette amie?

Mademoiselle de Maran prononça ces derniers mots avec une sorte d'impatience nerveuse, qui prouvait la violence du combat qui se livrait en elle.

Sans comprendre ce que me disait ma tante, je me jetai dans ses bras tout effrayée.—Ayez pitié de moi!—m'écriai-je; je ne sais pas quel malheur me menace... mais s'il en est un, oh! parlez... parlez! Vous êtes la sœur de mon père! Je suis seule... seule... je n'ai que vous au monde! Qui m'éclairera si ce n'est vous?... Oh! parlez... parlez, par pitié!... Un malheur! dites-vous, mais lequel?... Gontran m'aime, je l'aime autant que je puis l'aimer: j'ai la plus tendre des amies dans Ursule, puis-je entrer dans le monde sous de plus heureux présages? Vous-même, à cette heure, vous me parlez avec tendresse; quelques mots de vous ont à tout jamais effacé les souvenirs pénibles de mon enfance. Si quelque malheur caché menace ma destinée, oh! dites-le... par pitié... dites-le.

—Malheureuse enfant! je ne sais quelle voix me dit que ce serait un crime affreux de te laisser dans cette erreur... et que tôt ou tard la vengeance divine ou humaine me saurait atteindre,—s'écria ma tante.

Le sentiment auquel elle cédait était si généreux, elle était alors si noblement émue, qu'un moment sa figure eut presque un caractère de beauté touchante.

Je l'écoutais dans une angoisse indicible, lorsque Servien frappa à la porte et entra apportant une lettre sur un plateau d'argent.

J'eus un affreux serrement de cœur; un sinistre pressentiment me dit que le hasard fatal qui interrompait mademoiselle de Maran allait à tout jamais cacher à mes yeux le mystère qu'elle était sur le point de me dévoiler.

—Qu'est-ce que c'est?—s'écria ma tante avec une impatience presque douloureuse.

—Une lettre, madame,—dit Servien en avançant son plateau.

Mademoiselle de Maran la prit brusquement et dit:

—Sortez!...

Je respirai, je crus que ma tante allait continuer notre entretien, car sa physionomie n'avait pas changé d'expression; elle semblait même si préoccupée qu'elle jeta la lettre sur son bureau sans la décacheter. La fatalité voulut que l'adresse fût tournée du côté de ma tante; l'écriture la frappa; elle la prit et l'ouvrit vivement.

Tout espoir disparut; cette lettre parut faire sur elle un effet foudroyant, ses traits reprirent peu à peu leur expression d'ironie et de dureté habituelles; ses sourcils froncés lui donnèrent une expression plus méchante que jamais.... Un moment elle resta comme frappée de stupeur, et dit d'une voix sourde, en froissant la lettre avec rage:

—Et moi... qui justement allais... Ah çà! mais qu'est-ce que j'avais donc? j'étais folle, je crois... cette petite fille m'avait ensorcelée... Je faisais des bonasseries stupides, pendant que lui.... Ah! que l'enfer le confonde!... heureusement j'ai le temps.

Ces paroles de ma tante, entrecoupées de longs silences réfléchis, m'effrayèrent.

—Madame,—lui dis-je en tremblant,—tout à l'heure vous étiez sur le point de me faire un aveu bien important...

—Tout à l'heure j'étais une sotte, une bête, entendez-vous?—reprit-elle d'un ton aigre et emporté...—Je crois, Dieu me pardonne, que je m'étais attendrie... Ah!... ah!... ah!... et cette petite qui a cru cela... qui ne voyait pas que je me moquais d'elle... avec mes sensibleries... Je suis si sensible, en effet!

—J'ai cru à votre émotion, madame; oui, vous étiez émue. Vous le nierez en vain... J'ai vu vos larmes couler... Ah! madame, au nom de ces larmes que le souvenir de mon père a peut-être provoquées, ne me laissez pas dans une douloureuse inquiétude!!! Cédez au généreux sentiment qui vous a fait m'ouvrir vos bras... Cela serait trop cruel, madame, de m'avoir mis au cœur cette défiance, ce doute, d'autant plus cruel qu'il peut s'attaquer à tout et me faire vaguement soupçonner ceux que j'aime le plus au monde.

—Vraiment! ça vous paraît ainsi? Eh bien! tant mieux, ça vous occupera, de chercher le mot de cette énigme. C'est un jeu très-divertissant que celui-là... je vous promets de vous dire si vous divenez juste.

—Madame,—m'écriai-je, indignée de la froide méchanceté de ma tante, vous l'avez dit vous-même, la justice humaine ou la justice divine vous atteindrait si...

—Ah!... ah!... ah!...—s'écria ma tante, en m'interrompant par un éclat de rire sardonique.—Ah çà! est-ce que vous voulez me menacer des gens du roi ou des foudres du Vatican, avec votre justice humaine et divine?... Vous ne voyez donc pas que je plaisantais.... C'est tout simple, on est si gai le jour d'un mariage... Je sais bien que vous allez me parler de mes deux larmes... Eh bien! ma chère petite, je vais vous faire une confidence qui pourra vous servir un jour pour attendrir Gontran dans une de ces discussions dont le meilleur ménage n'est pas à l'abri... Voyez-vous, un petit grain de tabac dans chaque œil, et vous pleurerez comme une madeleine. Or, de beaux yeux comme les vôtres sont irrésistibles lorsqu'ils pleurent.

—Mais... madame...

—Ah! j'oubliais, j'ai là quelques objets que, par son testament, votre mère a recommandé de vous remettre le jour de votre mariage, c'est-à-dire quand votre mariage sera conclu. Je voulais vous les donner tout à l'heure... je me ravise... je vous les donnerai ce soir, après la mairie,—dit-elle en se levant et en fermant son secrétaire à clef.

—Ah! madame, accordez-moi au moins cela,—lui dis-je;—vous allez me laisser bien triste, bien effrayée de vos cruelles réticences... Ces dernières preuves de la tendresse de ma mère me consoleront, au moins.

—C'est impossible,—dit mademoiselle de Maran;—la clause du testament est formelle. Une fois mariée, je vous remettrai tout cela... Mais, comment!... cinq heures déjà... et je ne suis pas habillée! laissez-moi... chère petite.

En disant ces mots, ma tante sonna une de ses femmes, qui entra, lui dit qu'on venait d'apporter au salon un meuble pour moi de la part de M. le vicomte de Lancry.

—Allez vite... c'est sans doute votre corbeille,—me dit ma tante; si j'en juge par le goût de Gontran, ça doit être charmant et magnifique à la fois.

Je sortis navrée de chez mademoiselle de Maran.

En songeant à ce secret qu'elle avait voulu me confier une seconde fois, je me rappelai malgré moi ce que m'avait dit la duchesse de Richeville... Et pourtant, je n'avais pas la moindre défiance de Gontran; lui-même n'avait-il pas été au-devant de mes soupçons en m'avouant les torts qu'on pouvait lui reprocher? et puis, d'ailleurs, je l'aimais passionnément. J'avais en lui une foi profonde.

Je ne me sentais si assurée, si charmée de mon avenir que parce qu'il en était chargé. Il en était de même de l'amitié d'Ursule; je la croyais aussi dévouée, aussi sincère que celle que j'éprouvais moi-même pour elle.

La cruelle inquiétude que mademoiselle de Maran m'avait jetée au cœur planait donc au-dessus des deux seules affections que j'eusse, et semblait les menacer toutes deux sans en attaquer aucune.

Je trouvai dans le salon la corbeille que m'envoyait M. de Lancry. Ainsi que l'avait prévu ma tante, il était impossible de rien voir de plus élégant et de plus riche: diamants bijoux, dentelles, châles de cachemire, étoffes, etc., tout était en profusion et d'un goût exquis. Mais j'étais trop triste pour jouir de ces merveilles. Je les aurais à peine regardées si elles n'avaient pas été choisies par Gontran.

Pourtant, à force de vouloir deviner le mystère que mademoiselle de Maran me cachait, je finis par croire que son attendrissement, qui m'avait paru très-sincère, ne l'avait pas été, que son seul but avait été de me tourmenter et de me faire de cruels adieux.

La vue Gontran, qui vint un peu avant l'heure fixée pour la signature du contrat, ses tendres paroles, finirent par me rassurer tout à fait.

A neuf heures, ma famille et celle de Gontran étaient rassemblées dans le grand salon de l'hôtel de Maran.

J'étais à côté de ma tante et de M. le duc de Versac. Le notaire arriva. Presque au même instant, on entendit le claquement des fouets et le bruit retentissant d'une voiture qui entrait dans la cour au galop de plusieurs chevaux.

Je regardai ma tante, elle devint livide.

Un moment après, M. de Mortagne parut à la porte du salon.


CHAPITRE V.

MONSIEUR DE MORTAGNE.

Sans les traits fortement accentués qui caractérisaient la physionomie de M. de Mortagne, il eût été méconnaissable. Sa barbe, ses cheveux, avaient entièrement blanchi; son front ridé, ses yeux caves et bistrés, ses joues profondément creusées, témoignaient de longues et cruelles souffrances; ses vêtements étaient aussi négligés que d'habitude.

Cette apparition presque sinistre, au milieu de ce salon étincelant d'or et de lumières, rempli d'hommes et de femmes élégamment parées, formait un contraste étrange.

D'abord l'assemblée resta muette d'étonnement. M. de Mortagne vint droit à moi, je me levai; il me prit les mains, me regarda quelques minutes; l'expression farouche de ses traits s'adoucit, il m'embrassa tendrement sur le front, et me dit:

—Enfin me voici, pourvu qu'il ne soit pas trop tard...—Et me considérant attentivement, il ajouta:—C'est sa mère... tout le portrait de sa pauvre mère! Ah! je comprends bien la haine du monstre.

La première stupeur passée, mademoiselle de Maran retrouva son audace habituelle, et s'écria résolument:

—Qu'est-ce que vous venez faire ici, monsieur?

Sans lui répondre, M. de Mortagne s'écria d'une voix tonnante:

—Je viens ici accuser et convaincre trois personnes d'indignes manœuvres et de basse cupidité! Ces trois personnes sont vous, mademoiselle de Maran! vous, monsieur d'Orbeval! vous, monsieur de Versac!

Ma tante s'agita sur son fauteuil, M. d'Orbeval pâlit d'effroi, et M. de Versac se leva; mais son neveu s'écria vivement:

—Monsieur de Mortagne!... prenez garde, M. le duc de Versac est mon oncle... et l'insulter, c'est m'insulter.

—Votre tour viendra, monsieur de Lancry, mais plus tard: d'abord les causes, puis les effets,—dit froidement M. de Mortagne.

Je saisis la main de Gontran, en lui disant tout bas d'une voix suppliante:

—Que vous importe? je vous aime; ne vous irritez pas contre M. de Mortagne; il a été le seul protecteur de mon enfance.

M. de Mortagne continua:

—Je m'attends à des cris, à des menaces, c'est tout simple; quiconque m'empêchera de parler redoutera mes paroles.

—On ne redoute que vos injures, monsieur,—s'écria mon tuteur.

—Quand j'aurai dit ce que j'ai à dire, je serai aux ordres de ceux qui se trouveront offensés.

—Mais c'est une tyrannie insupportable! vous ne nous imposerez pas avec vos airs furieux de matamore et de Ramasse-ton-bras!—s'écria mademoiselle de Maran.

—Mais, en effet, c'est intolérable!...—dit M. de Versac.—On n'a pas d'idée d'une grossièreté pareille chez un homme bien né....

—Il y a là calomnie et diffamation,—dit mon tuteur.

—Vous craignez donc mes révélations... puisque vous voulez étouffer ma voix?—s'écria M. de Mortagne.—Vous craignez donc bien que je détourne cette malheureuse enfant du mariage qu'on veut lui faire faire?

—Monsieur!—s'écria Gontran,—c'est maintenant moi, entendez-vous?... moi! qui vous somme de parler... et de parler sans réticences... Si honoré, si heureux que je sois de m'unir à mademoiselle Mathilde, je renoncerais à l'instant à des vœux si chers, s'il lui restait le moindre doute sur...

J'interrompis à mon tour M. de Lancry; et je dis à M. de Mortagne:—Je ne doute pas que votre conduite ne vous soit dictée par l'intérêt que vous me portez, monsieur... Je n'ai pas oublié vos bontés pour moi, mais, je vous en supplie, pas un mot de plus... Rien au monde ne pourra faire changer ma résolution...

—Mais moi, mademoiselle, j'en changerai,—s'écria Gontran...—Oui, telle cruelle que soit cette résolution, je renoncerai à votre main si à l'instant monsieur ne s'explique pas...

—C'est ce que je demande...—dit M. de Mortagne.

—Mais c'est absurde,—s'écria mademoiselle de Maran, pâle de colère;—mais vous n'avez donc pas de sang dans les veines, tous tant que vous êtes, de vous laisser imposer par cet échappé de Bicêtre!...

—Échappé des prisons de Venise... où vous m'avez fait jeter depuis huit ans... par la plus exécrable machination!—s'écria M. de Mortagne d'une voix tonnante en saisissant rudement mademoiselle de Maran par le bras et en la secouant avec fureur.

—Mais il va m'assassiner, il est capable de tout!—s'écria ma tante.

—Et toi, infernale créature, de quoi n'es-tu pas capable? Ta trahison ne m'a-t-elle pas fait souffrir mille morts?... Vois mes cheveux blanchis, vois mon front sillonné par les souffrances. Huit ans de tortures... entends-tu? Huit ans de tortures! Et je m'en vengerai, dussé-je te poursuivre jusqu'à la fin de tes jours... et encore je ne sais pas pourquoi je ne délivre pas tout de suite la terre d'un monstre tel que toi...—ajouta M. de Mortagne en rejetant mademoiselle du Maran dans son fauteuil.

Cette scène avait été si brusque, l'accusation que M. de Mortagne portait contre ma tante semblait si extraordinaire, que tous les assistants restèrent un moment frappés du stupeur et d'effroi.

Mademoiselle de Maran, quoique redoutée, était assez universellement détestée pour que ses amis ne fussent pas fâchés d'être involontairement témoins d'une scène si étrangement scandaleuse.

Le front de mademoiselle de Maran était couvert d'une sueur froide, elle respirait à peine, et regardait M. de Mortagne avec frayeur et d'un air égaré.

—Vous ne savez pas comment j'ai découvert votre abominable trame?—continua-t-il en s'adressant à ma tante, et il tira de sa poche quelques papiers.—Reconnaissez-vous cette lettre au gouverneur de Venise?... Reconnaissez-vous ces proclamations incendiaires? Tout ceci vous étonne, messieurs?—dit M. de Mortagne en voyant les regards de curiosité inquiète qu'on jetait sur ces mystérieux papiers.—Vous ne me comprenez pas encore? Je le crois sans peine; jamais complot n'a été plus méchamment et plus habilement conçu; écoutez donc... et apprenez à connaître cette femme.

Il y a huit ans, je l'accusai devant vous tous, qui composiez le conseil de famille de ma nièce, d'élever en marâtre cette malheureuse enfant; je vous demandais de la lui retirer; vous m'avez refusé; j'étais seul, vous aviez le nombre pour vous, je me résignai. Obligé de partir, j'espérais bientôt revenir à Paris, et, bon gré mal gré, exercer une surveillance continue sur l'éducation de Mathilde. Mon retour épouvanta sa tante; vous allez voir comme elle l'empêcha... Vous tremblez devant cette femme, je le vois. Mais vous aurez peut-être le courage de reconnaître la noirceur de cette âme, s'il y a une âme dans ce corps...

—Et vous souffrez cela? et vous me laissez insulter ainsi!—s'écria mademoiselle de Maran furieuse en se retournant vers l'auditoire.

Personne ne lui répondit.

—Il y a huit ans,—reprit M. de Mortagne,—je partis pour l'Italie... je devais attendre à Naples M. de Rochegune, fils d'un de mes meilleurs amis. Ce jeune homme au cœur ardent et généreux devait venir avec moi combattre quelque temps en Grèce. J'étais complétement étranger aux complots que les sociétés secrètes tramaient alors en Italie. J'arrive à Venise... D'abord je ne suis pas inquiété; mais une nuit, la police fait une descente chez moi, on m'arrête, on me garrotte, on saisit mes papiers, mes effets, et on me conduit en prison; je suis mis au secret. Je proteste de mon innocence, je défie qu'on trouve contre moi la moindre preuve de culpabilité; on me répond que le gouvernement autrichien a été instruit de mes mauvais desseins, que je viens prendre une part active aux menées des sociétés révolutionnaires.—Je nie hautement cette accusation.—On apporte mes malles, on les ouvre devant moi, et on trouve dans un double fond, dont j'ignorais l'existence, plusieurs paquets cachetés.

—Mais il faut être aussi fou que cet homme pour écouter sérieusement de pareilles balivernes!—s'écria mademoiselle de Maran.—Quant à moi, je ne les entendrai pas plus longtemps; et elle se leva.

—Soit, allez-vous-en, ce n'est pas à vous que je prétends dévoiler ces abominables mystères, vous n'en avez que trop le secret.

Mademoiselle de Maran se rassit en frémissant de rage.

M. de Mortagne continua:

—On ouvrit ces paquets, et l'on y trouva les proclamations les plus incendiaires, un appel aux ventes des carbonari, un plan d'insurrection contre la puissance autrichienne, et quelques lettres mystérieuses à mon adresse, timbrées de Paris, que j'étais censé avoir lues, et dans lesquelles on me promettait le concours de tous les hommes libres de la Lombardie... Ces apparences étaient accablantes, je restai anéanti devant ce fait inexplicable. On me demanda compte de mes opinions, je n'eus pas la lâcheté de les nier. Je répondis que je m'étais voué à une seule cause: celle de la liberté sainte et pure de toute souillure... Ces hommes ne comprirent pas que, puisque j'avais le courage d'avouer des opinions qui pouvaient me perdre, je devais être cru lorsque je jurais sur l'honneur que j'ignorais l'existence de ces papiers dangereux. Je fus jeté dans un cachot, j'y restai huit années... J'en sortis, vous le voyez, décrépit avant l'âge... Maintenant savez-vous comment j'étais porteur de ces dangereux papiers? Peu de temps avant mon départ pour l'Italie, cette femme avait dépêché Servien, son digne serviteur, auprès de celui de mes gens qui devait m'accompagner. Sous le prétexte de faire entrer en Italie des marchandises de contrebande et de réaliser de grands bénéfices, il lui persuada de faire mettre à mon insu des doubles fonds à mes malles, et d'y cacher les prétendus paquets de dentelles d'Angleterre. Une fois à Venise, un correspondant devait venir réclamer les dentelles, et donner vingt-cinq louis à mon domestique. Ce malheureux, ignorant le danger de cette commission, accepta... Je partis, et presque en même temps que moi partit aussi cette lettre, adressée au gouverneur de Venise.

«M. de Mortagne, ancien officier de l'empire, connu par l'exaltation de ses idées révolutionnaires et par ses liaisons avec les anarchistes de tous les pays, arrivera à Venise dans le courant du mois de mai; on trouvera dans plusieurs malles à double fond les preuves de ses dangereux desseins...»

—Eh bien! cela est-il assez infâme?—s'écria M. de Mortagne en croisant ses bras sur sa poitrine et en jetant un regard d'indignation sur mademoiselle de Maran.

Celle-ci, un moment accablée, reprit bientôt toute son audace, et s'écria:

—Et qu'ai-je de commun, monsieur, avec vos paquets de dentelles renfermant des conspirations? Est-ce que c'est ma faute à moi, si, en voyant vos projets révolutionnaires déjoués, vous avez imaginé une histoire absurde à laquelle on n'a pas cru du tout, avec raison? Qui est-ce qui croira jamais que je me suis amusée à fabriquer des proclamations, des constitutions, des conspirations, et que j'ai mis un de mes gens dans la confidence de cette belle œuvre? Allons donc, monsieur, vous êtes fou... Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela... Je le nie!

—Vous le niez?... et votre misérable Servien niera-t-il aussi la déposition de mon domestique qui l'accuse formellement de lui avoir remis les paquets?

—Votre domestique!—s'écria ma tante en riant aux éclats;—voilà une belle garantie, en vérité, et qui doit être bien admise! Tel maître, tel valet, monsieur. Est-ce qu'on ne connaît pas vos antécédents? Qu'y a-t-il d'étonnant dans la lettre que vous nous avez lue, et qui a été adressée au gouverneur de Venise? Est-ce que vous ne vous êtes pas toujours déclaré le champion des frères et amis de tous les pays? La police d'ici, qui vous surveille, aura, en bonne sœur, averti la police autrichienne de vos projets, c'est tout simple... ça se fait tous les jours... Ainsi laissez-moi tranquille avec vos paquets de dentelles rembourrés de conspirations; c'est un conte de ma mère l'oie... Vous avez voulu faire le Brutus, le Washington, le Lafayette, on vous a coffré et on a bien fait... Vous vous plaignez d'avoir les cheveux blancs, est-ce que j'y peux quelque chose, moi? On sait bien que les plombs de Venise ne sont pas fontaine de Jouvence, non plus! Si, par suite, votre imaginative est détraquée, comme il y paraît, prenez des douches, monsieur, et laissez-nous en repos, car vous êtes insupportable.

Les cruels sarcasmes de mademoiselle de Maran trouvèrent, contre son attente, M. de Mortagne impassible. Il lui répondit avec le plus grand sang-froid:

—Grâce aux soins actifs de l'amitié de madame de Richeville, de M. de Rochegune et de quelques autres amis, me voici libre, malgré votre impudente audace; nous avons assez de preuves pour vous clouer au pilori de l'opinion publique, et j'y parviendrai.

—C'est ce que nous verrons, monsieur!

—Et vous n'y serez pas seule; j'y attacherai aussi vos complices... ceux qui, par lâcheté, égoïsme ou cupidité, ont servi vos méchants desseins... Entendez-vous, monsieur de Lancry? entendez-vous, monsieur d'Orbeval? entendez-vous, monsieur de Versac?

Une explosion d'indignation accueillit ces paroles de M. de Mortagne; il continua sans se déconcerter:

—Je ne sais pas même, messieurs, si votre conduite n'est pas plus exécrable encore que celle de mademoiselle de Maran... Au moins celle-ci me hait, elle hait sa nièce, et, quoique la haine soit une détestable passion, elle prouve au moins une certaine énergie... Mais vous trois... vous avez lutté de lâcheté, d'égoïsme et de cupidité...

—Continuez, monsieur, continuez,—dit Gontran pâle de rage.

—Il y a eu un jour, sans doute, où vous, monsieur de Versac, vous avez dit à mademoiselle de Maran: Mon neveu est perdu de dettes; c'est un joueur effréné; on ferme les yeux sur le scandale de ses aventures, mais il m'embarrasse; s'il se met dans de mauvaises affaires, par respect humain, je serai obligé de l'en tirer. Votre nièce est fort riche; arrangeons ce mariage-là: les dettes de mon neveu seront payées, et je n'aurai plus à m'en occuper.

—Monsieur,—dit M. de Versac avec une urbanité parfaite,—je vous ferai observer que ce que vous me faites l'honneur de me dire manque complétement d'exactitude, et que...

—Monsieur le duc,—reprit M. de Mortagne,—si vous aviez une fille qui vous fût chère... la donneriez-vous à votre neveu?... Sur l'honneur, répondez.

—Il me semble, monsieur, que nous ne sommes pas dans les termes assez particulièrement familiers pour que je puisse vous faire mes confidences à ce sujet,—dit M. de Versac.

—Ce détour... est accablant pour votre neveu, monsieur,—reprit M. de Mortagne.

Gontran allait s'emporter; je le contins à force de supplications. M. de Mortagne continua:

—A la proposition de ce mariage, mademoiselle de Maran a réfléchi sans doute; oui, elle s'est demandé si le parti qu'on lui proposait réunissait bien tous les défauts et tous les vices nécessaires pour assurer le malheur de sa nièce, qu'elle abhorrait... M. de Lancry lui a paru doué des qualités convenables; elle a donné parole à M. de Versac, et l'on a commencé cette odieuse machination... Il y a une justice humaine, dit-on, et cela se passe impunément ainsi!—s'écria M. de Mortagne avec indignation. Voici une jeune fille orpheline, isolée depuis son enfance de toute affection, abandonnée à elle-même, sans appui, sans conseil... On introduit près d'elle, à chaque instant du jour, un homme doué de séductions dangereuses; on écarte tout rival honorable; on la lui livre, à cet homme, à lui tout seul... à lui rompu dès longtemps aux intrigues de la galanterie. La pauvre enfant, sans expérience, habituée aux duretés, aux perfidies d'une marâtre, écoute avec une confiance ingénue et ravie les douceurs hypocrites, les promesses menteuses de cet homme. Ignorante du danger qu'elle court, elle ne s'aperçoit qu'elle aime... que lorsque l'amour est à jamais enraciné dans son cœur... La malheureuse enfant n'a pas un ami, pas un parent pour l'éclairer sur les dangers qu'elle court, sur la position, sur les antécédents de l'homme qui la trompe...

—Assez, monsieur, assez!—m'écriai-je, transportée d'indignation, car je souffrais cruellement de ce que devait ressentir Gontran.—C'est moi, moi seule, qui dois répondre ici... Au lieu de me taire le passé, que vous lui reprochez avec tant d'amertume... M. de Lancry, plein de franchise et de loyauté, a été au-devant des informations que je ne pouvais prendre; il m'a dit: Je ne veux pas vous tromper; ma jeunesse a été dissipée, j'ai joué, j'ai été prodigue. Mais lorsque M. de Lancry a voulu me parler de sa fortune, du peu qu'il possédait encore, c'est moi qui n'ai pas voulu l'entendre... Je n'ai donc pas été trompée en accordant ma main à M. de Lancry; j'ai une foi profonde, absolue dans les assurances qu'il m'a données, dans les promesses qu'il m'a faites, dans l'avenir que j'attends de lui; et, tout en regrettant amèrement cette triste discussion, je suis heureuse, oui, bien heureuse de pouvoir déclarer ici hautement, solennellement, que je suis fière du choix que j'ai fait...

M. de Mortagne me regardait avec un étonnement douloureux.

—Mathilde... Mathilde... Pauvre enfant... on vous abuse... vous ne savez pas ce qui vous attend.

—Monsieur, je respecterai toujours le sentiment qui a dicté votre conduite, et j'espère qu'un jour vous reviendrez de vos injustes préventions contre M. de Lancry.

Puis, allant vers la table où était posé le contrat, je le signai vivement et je dis à M. de Mortagne:

—Voici ma réponse, monsieur;—et je donnai la plume à Gontran.

M. de Mortagne se précipita vers lui, et lui dit d'une voix émue, presque suppliante:

—Ayez pitié d'elle! Vous êtes jeune, tout bon sentiment ne peut pas être éteint dans votre cœur... grâce pour Mathilde, grâce pour tant de candeur, pour tant de confiance, pour tant de générosité! N'abusez pas de votre influence sur elle... vous savez bien que vous ne pouvez pas la rendre heureuse... Est-ce sa fortune que vous convoitez?... eh! monsieur, parlez... je suis riche...

A cette dernière offre, qui était un outrage, Gontran devint pâle de rage.

—Signez... oh! signez, dis-je à M. de Lancry d'une voix défaillante.

—Oui, oui, je signerai,—dit-il avec une fureur contenue.—Ne pas signer serait m'avouer coupable, serait mériter les outrages de cet homme; ne pas signer serait m'avouer indigne de vous... mademoiselle;—et Gontran signa.

—Dites donc que ne pas signer serait renoncer à la fortune que vous convoitez, car vous êtes indigne de comprendre et d'apprécier les qualités de cet ange... Dans deux mois vous la traiterez aussi brutalement que vos maîtresses... si l'on n'y met ordre...

—Gontran,—dis-je tout bas à M. de Lancry,—je suis votre femme, accordez-moi la première chose que je vous demande... pas un mot à M. de Mortagne... je vous en supplie... terminez cette scène qui me tue.

Gontran réfléchit pendant quelques moments et me dit d'un air sombre:

—Soit, Mathilde... vous me demandez beaucoup... je vous l'accorde.

—Le sacrifice est consommé, dit M. de Mortagne;—cela devait être ainsi... Allons, maintenant, courage... plus que jamais il me reste à veiller sur vous, Mathilde... Si je le puis, je dois rendre les suites de votre fatale imprudence moins funestes pour vous... et empêcher les malheurs que je prévois... Soyez tranquille... partout où vous serez... je serai... partout où vous irez... j'irai... Ce monstre—et il montra mademoiselle de Maran—a été votre mauvais génie; je serai, moi, votre génie tutélaire... Et ici je déclare une guerre acharnée, sans merci ni pitié, à tous vos ennemis, quels qu'ils soient... Mes cheveux sont blancs, mon front est ridé, mais Dieu m'a laissé l'énergie du cœur et du dévouement. Hélas! pauvre enfant, je viens bien tard dans votre vie; mais, je l'espère, je ne viens pas trop tard... Adieu, mon enfant, adieu... Je vais signer ce contrat... j'assisterai à votre mariage, c'est mon droit, c'est mon devoir... En ce moment plus que jamais je tiens à remplir ce devoir et ce droit.

En allant à la table, il signa le contrat d'une main ferme. La voix, la figure de M. de Mortagne avaient un tel caractère d'autorité, que personne ne dit mot; lorsqu'il eut signé, il dit:

—M. d'Orbeval, M. de Versac, M. de Lancry... je ne rétracte rien de ce que j'ai dit... cela est vrai, je le maintiens et je le maintiendrai pour vrai, ici et partout. Il y a dix ans, j'aurais ajouté que je le soutiendrais l'épée à la main, monsieur de Lancry! Aujourd'hui je ne le dirai plus, ma vie appartient à cette enfant, qui, je le vois, n'a plus que moi au monde; ne souriez pas avec dédain, jeune homme; vous savez bien que M. de Mortagne n'a pas peur!—Puis, étendant son bras droit, il fit de son index un geste menaçant et impérieux, et dit à M. de Lancry:

—Si vous ne réparez pas votre vie passée; si par la tendresse la plus reconnaissante, si par une adoration de tous les instants vous ne vous rendez pas digne de cet ange, c'est vous qui aurez à trembler devant moi, monsieur! Oh! les regards furieux ne m'imposent pas, j'en ai dompté de plus farouches que vous.—Et M. de Mortagne se retira d'un pas lent.

A peine fut-il parti, que l'espèce de stupeur qu'avait causée cet homme singulier se dissipa. Chacun l'attaqua, le déprisa, l'accusa de folie. On se rappela qu'environ neuf ans auparavant, il avait fait des sorties tout aussi incroyables et tout aussi sauvages. L'intérêt qu'il avait un moment excité en racontant la perfidie de mademoiselle de Maran se refroidit bientôt; presque tous nos parents se rallièrent à ma tante et lui déclarèrent qu'ils ne croyaient pas un mot de la fable de M. de Mortagne au sujet des causes de sa captivité à Venise.

Quelques instants après son départ, nous nous rendîmes à la mairie.

Malgré la scène cruelle qui venait de se passer, ma confiance aveugle dans M. de Lancry ne faiblit pas. M. de Mortagne et madame de Richeville l'accusaient de fautes qu'il m'avait avouées et dont il avait trouvé l'excuse et presque la justification dans son amour pour moi; je l'avais cru, et je n'éprouvais que de l'irritation contre M. de Mortagne et un redoublement de tendresse pour Gontran; je m'accusais avec amertume d'avoir été cause de cette scène si douloureuse pour lui, et je me promettais de la lui faire oublier à force de dévouement.

Si l'on s'étonne d'une telle persistance à conclure ce mariage malgré tant d'avertissements vagues ou précis, c'est que l'on ne connaît pas cette aveugle et intraitable opiniâtreté de l'amour, qui augmente presque en raison de l'opposition qu'elle rencontre.

Ce fut avec un religieux ravissement que je répondis oui, lorsqu'on me demanda si je prenais Gontran pour époux. La cérémonie terminée, nous revînmes à l'hôtel de Maran.

Le lendemain matin, nous nous rendîmes à la chapelle de la chambre des pairs, où le mariage devait avoir lieu à neuf heures. En entrant, la première personne que j'aperçus fut M. de Mortagne. N'ayant pas été prévenu la veille, il n'avait pu assister au mariage civil.

Monseigneur l'évêque d'Amiens nous unit. Son allocution à Gontran fut grave, sérieuse, presque sévère; je pensai qu'on jugeait mon mari sur sa conduite passée; je fus presque orgueilleuse de l'espèce de conversion que son amour pour moi allait opérer dans l'avenir. En sortant de la chapelle, nous rentrâmes dans un salon que M. le chancelier avait bien voulu mettre à notre disposition. J'étais près de la fenêtre avec Gontran et mademoiselle de Maran, attendant le retour de M. de Versac pour partir avec lui.

M. de Mortagne s'avança près de nous.

Je vis les yeux de Gontran étinceler de colère.

Effrayée, je lui pris le bras en lui disant:—Gontran, rappelez-vous votre promesse; mais il me repoussa presque durement en me disant:—C'est bon... je sais ce que j'ai à faire; puis, s'avançant près de M. de Mortagne, il lui dit d'une voix sourde:

—J'ai enduré vos outrages et vos menaces, monsieur... tant que j'ai eu des raisons pour les endurer; ces raisons n'existent plus, et il faudra bien que vous me donniez satisfaction, maintenant que mademoiselle Mathilde est ma femme.

Mademoiselle de Maran prit Gontran par la main; son regard brilla d'une méchanceté infernale! Elle dit à M. de Lancry, en lui montrant M. de Mortagne:

—Désormais monsieur doit être sacré, inviolable à vos yeux, entendez-vous? Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, vous devez tout endurer de lui.

—Je dois tout endurer!—dit Gontran,—et pourquoi cela?

—Pourquoi cela?...—et mademoiselle de Maran, jetant sur moi et sur M. de Mortagne un regard de vipère, dit avec son affreux sourire:—Vous devez tout endurer de M. de Mortagne, mon pauvre Gontran, par une raison toute simple... c'est qu'on ne peut pas se battre avec le père de sa femme.

M. de Mortagne resta foudroyé... Gontran le regardait avec stupeur. Moi... je fus quelques moments sans comprendre l'épouvantable portée des exécrables paroles de mademoiselle de Maran... Puis, lorsqu'elles traversèrent ma pensée, brûlante comme un trait de feu, je ne pus que m'écrier: O ma mère! et je m'évanouis.

. . . . . . . . . .

Bien des années se sont écoulées depuis cette horrible scène; mon ami, bien des fois j'ai amèrement pleuré en y songeant; maintenant encore je pleure en la retraçant. O ma mère! ma mère, la plus sainte des femmes! ô vous dont l'angélique vertu rayonnait d'un éclat si pur, que le monstre qui causait votre lente agonie n'avait pas même osé tenter de vous calomnier pendant votre vie! ô ma mère! il a fallu que vos cendres fussent depuis longtemps refroidies pour qu'une haine sacrilége osât profaner votre mémoire!

Telle fut mon enfance, telle fut ma première jeunesse jusqu'à l'époque de mon mariage.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.


MATHILDE.


DEUXIÈME PARTIE.


LE MARIAGE.



CHAPITRE PREMIER.

LA RETRAITE

Après la célébration de mon mariage avec M. de Lancry, en sortant de la chapelle du Luxembourg, quel fut mon étonnement de voir une voiture attelée de chevaux de poste! madame Blondeau était assise sur le siége de derrière. Le valet du chambre de M. de Lancry ouvrit la portière.

—Où allons-nous donc?—demandai-je à Gontran.

—Voulez-vous vous confier à moi?—me répondit-il en souriant.

Je montai, heureuse de penser que, sans doute, je ne reverrais plus mademoiselle de Maran; sa calomnie atroce et insensée contre ma mère avait mis le comble à mon aversion pour elle.

En vain Gontran m'avait fait observer que ce n'était plus de la méchanceté, mais de la folie, que de si odieux soupçons tombaient d'eux-mêmes; je sentais qu'il me serait désormais impossible de me rencontrer avec mademoiselle de Maran.

La voiture partit rapidement.

Pendant trois heures que dura le voyage, Gontran fut pour moi rempli d'attentions, de gracieuses prévenances, il me parla peu; ses paroles furent d'une bonté touchante, presque grave et recueillie.

Il sentait comme moi, sans doute, qu'on ne peut s'initier aux grandes félicités que par une sorte de méditation rêveuse et mélancolique.

Il n'y a rien de plus sérieux, de plus pensif que le bonheur, lorsqu'il arrive à l'idéal.

Je fus émue jusqu'aux larmes de l'expression de tendresse protectrice avec laquelle Gontran me regarda souvent. Jamais, je crois, je ne me sentis l'âme plus élevée; jamais je n'eus d'aspirations plus généreuses.

Je songeais avec enchantement à tous les grands, à tous les pieux devoirs que j'allais remplir. Je contemplais l'avenir avec une sérénité calme et fière; j'attendais avec une religieuse impatience le moment de prouver à M. de Lancry tout ce que valait mon cœur.

En pensant enfin que peut-être, à force d'amour, je deviendrais indispensable au bonheur de la vie de Gontran, un moment j'éprouvai la folle ardeur, le glorieux enivrement, le magnifique orgueil que l'ambition doit causer aux hommes....

. . . . . . . . . .

Nous arrivâmes à Chantilly.

Nous étions à la fin d'avril. Le soleil à demi voilé répandait une lumière douce et tiède. A mon grand étonnement, notre voiture entra dans la forêt, côtoya les étangs si pittoresques de la Reine Blanche, et atteignit la lisière des bois qui bordent le désert.

M. de Lancry me fit descendre de voiture, il la renvoya avec son valet de chambre; madame Blondeau restait seule près de nous.

Gontran, souriant de ma surprise, m'offrit son bras.

Nous suivîmes un petit sentier déjà tout parfumé de violettes et de primevères. Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes devant une haie d'aubépine fleurie, très-haute, très-épaisse, au milieu de laquelle était une porte de bois rustique.

Blondeau l'ouvrit, nous entrâmes.

Je vis une maisonnette et un jardin qui auraient tenu dans le grand salon de l'hôtel de Maran.

Jamais chalet ne fut plus coquettement orné que cette maisonnette; son toit disposé en gradins était couvert de pots de fleurs cachés dans la mousse; les massifs du jardin étaient tellement encombrés de rosiers, d'héliotropes, de jasmins, de gérofliers, de petits lilas de Perse, que ce parterre ressemblait à une immense jardinière ou à un gigantesque bouquet.

Notre maisonnette se composait d'un rez-de-chaussée; en entrant, un petit salon où je vis, avec une douce surprise, mon piano, ma harpe, mes livres, que j'avais laissés la veille à l'hôtel de Maran. Cela tenait du prodige.

A droite, deux petites chambres pour moi; à gauche, celle de Gontran; au fond du jardin, une chaumière en bois rustique renfermant la chambre de Blondeau et la cuisine.

Dire l'élégance incroyable, presque féerique, de ce petit Éden, serait aussi impossible que de peindre ma reconnaissance envers Gontran, ou ma folle joie d'enfant en songeant que nous allions vivre là pendant quelque temps.

M. de Lancry demanda en riant à Blondeau si elle serait capable de nous faire chaque jour à dîner.

Ma gouvernante répondit très-fièrement qu'elle nous étonnerait par son savoir-faire; car elle seule devait nous servir pendant notre séjour dans ce chalet.

Ai-je besoin de vous dire combien j'appréciai cette délicate attention de Gontran?

Il était trois heures à peine; je pris le bras de mon mari pour faire une longue promenade dans la forêt.

Le soleil avait peu a peu dissipé les nuages qui le voilaient; l'air était embaumé, saturé des mille floraisons du printemps; les feuilles, encore d'un vert tendre, frémissaient au léger souffle de la brise; des oiseaux de toute espèce gazouillaient, voltigeaient, se cherchaient dans ces arbres magnifiques, et troublaient seuls de leurs petits cris joyeux le profond silence de la forêt.

Mon cœur se dilatait avec force. J'aspirais avec une ineffable avidité tous les parfums, toutes les suaves émanations de la nature.

Je m'appuyai davantage sur le bras du Gontran... nous marchions lentement... A peine nous échangions de temps à autre quelques rares et distraites paroles.

Un moment, je voulus me rappeler quelques impressions de ma première jeunesse: chose étrange! cela me fut presque impossible.

Le passé m'apparaissait comme vague, voilé; mes souvenirs m'échappaient. Je n'ai jamais pu m'expliquer cette bizarre sensation. Était-ce donc que le bonheur présent envahissait, absorbait assez mes facultés pour m'ôter même la mémoire des anciens jours?

Bientôt ces ressentiments devinrent si vifs, que je fermai à demi les yeux, je ne pus faire un pas; malgré moi, ma tête appesantie s'appuya sur l'épaule de Gontran, et je joignis mes deux mains sur son bras...

Gontran, sans doute aussi ému que moi, s'arrêta, et ne troubla pas cet accablement ineffable.

—Pardon,—lui dis-je, après quelques minutes de silence;—je suis bien faible et bien enfant, n'est-ce pas? mais que voulez-vous? tant de bonheur est au-dessus de mes forces... Oh! que vous devez être heureux d'inspirer autant d'amour!...

—Vous avez raison, Mathilde, car l'inspirer, c'est le ressentir! C'est à moi de vous demander pardon de mon silence... et pourtant non... car c'est aussi un langage que le silence... il exprime tant de choses que la parole est impuissante à rendre!... Dites, Mathilde, quels mots pourraient peindre ce que nous éprouvons?

—Oh! cela est vrai; il me semble aussi que la parole doit se taire lorsque la pensée s'entretient avec l'âme... Mais, mon Dieu!—ajoutai-je en souriant,—vous allez trouver cela bien métaphysique, bien ridicule. Voyez combien vous avez raison... Je veux expliquer ces adorables impressions, et je dis des folies. Continuons notre promenade, et laissons nos deux cœurs s'entretenir silencieusement.

Le soleil commençait à s'abaisser lorsque nous rentrâmes au chalet, déjà presque noyé dans les ombres du soir, tant les arbres qui l'environnaient étaient touffus.

Nous trouvâmes avec plaisir, dans le salon, un feu de pommes de pin bien pétillant, que madame Blondeau nous avait allumé, car les soirées du printemps étaient encore froides. Un charmant petit couvert était mis près de la cheminée.

Gontran m'avoua naïvement qu'il était très-disposé à faire honneur au talent de ma gouvernante: elle s'était surpassée. Notre dîner fut très-gai; nous nous servions nous-mêmes. Je voulais prévenir les désirs de Gontran, lui les miens; de là, de folles discussions dans lesquelles il finissait toujours par céder.

Après dîner, il ouvrit la porte du salon; il y avança un grand fauteuil où je m'assis.

—Voyez donc quelle belle soirée,—me dit-il.

Un clair de lune admirable jetait des flots de lumière argentée sur notre petit jardin et sur la cime des grands arbres qui l'entouraient.

Le silence le plus solennel régnait dans la forêt... Au-dessus de nous les étoiles brillaient dans les profondeurs du firmament; autour de nous les fleurs épandaient leurs parfums.

Gontran s'assit à mes pieds. Son noble et beau visage était tourné vers moi; un pâle rayon de la lune se jouait sur son front et sur ses cheveux. Il tenait une de mes mains dans les siennes et me contemplait avec une sorte d'extase...

Étrange contraste de notre nature! A ce moment, je crois, j'atteignis l'apogée du bonheur: l'homme que j'aimais de toutes les forces de mon âme était à mes pieds. Le calme mystérieux d'une belle nuit ajoutait encore à mes ravissements. A ce moment pourtant, une indéfinissable tristesse s'empara de mon cœur... je pleurai.

Gontran vit mes larmes; bientôt ses yeux se mouillèrent aussi. Je penchai mon front accablé sur le sien, et nos pleurs se confondirent.

Hélas! hélas!... pourquoi ces larmes? Sommes-nous donc si malheureusement doués, que la grandeur de certaines félicités nous écrase? ou bien la tristesse involontaire qu'elles nous inspirent est-elle un pressentiment de leur peu de durée?......

. . . . . . . . . .

Que dirai-je de ces jours fortunés, si beaux, si rapides, de cette vie d'amour et de solitude que Dieu voulut environner de toutes ses splendeurs, car le temps fut toujours admirable?

Un crayon de notre journée fera comprendre l'amertume de mes regrets lorsqu'il fallut abandonner cette existence enchanteresse.

Chaque matin, après avoir admiré ma corbeille de jasmin et d'héliotropes, qui ne m'avait jamais manqué à mon réveil, et que Gontran se plaisait à cueillir lui-même dans notre parterre, chaque matin nous allions de très-bonne heure nous promener à pied dans la forêt, fouler avec joie les grandes herbes trempées de rosée, savourer les parfums des plantes aromatiques, et voir les cerfs et les biches se retirer dans l'épaisseur des taillis.

Lorsque le soleil commençait à s'élever, nous revenions déjeuner; puis, après les stores de notre petit salon baissés, jouissant de la fraîcheur et de l'ombre, nous nous reposions de notre promenade du matin en faisant quelquefois une sieste pendant la chaleur du jour.

Ensuite, je me mettais souvent au piano; je chantais avec Gontran certains duos, certains airs auxquels nous attachions de tendres souvenirs. D'autres fois nous lisions. Le timbre de la voix de Gontran était charmant; c'était pour moi un bonheur toujours nouveau que de lui entendre lire un de mes poëtes favoris. Ces douces occupations étaient mêlées de longues causeries, de projets d'avenir, de doux regards déjà jetés sur le passé. Puis, à l'heure du dîner, nous allions nous habiller avec autant de coquetterie et de recherche que si nous eussions habité un château rempli de monde.

J'attachais un prix infini aux louanges, aux flatteries de Gontran; je prenais plaisir à me coiffer moi-même, afin de ne devoir qu'à moi tous les succès que je voulais obtenir auprès de lui.

Malgré l'essai des talents de madame Blondeau, M. de Lancry, qui avouait franchement son goût pour la bonne chère, avait fait venir son cuisinier à Chantilly; au moyen d'une cantine de chasse parfaitement organisée, notre dîner nous arrivait chaque jour avec de la glace, des fruits; Blondeau n'avait qu'à nous servir.

Gontran avait aussi des chevaux à Chantilly. Après dîner, notre calèche venait nous prendre, et nous partions pour de longues promenades dans les magnifiques allées de la forêt. Nous revenions quelquefois à la nuit au clair de lune, bercés par les plus adorables rêveries, puis nous rentrions. La voiture s'en allait, et Blondeau nous servait le thé.

Oh! que de longues soirées ainsi passées! la porte de notre salon ouverte, et nous... jouissant de toutes les beautés de ces nuits de printemps, dont le silence n'était interrompu que par le léger bruissement du feuillage!

Oh! que d'heures ainsi passées, pendant lesquelles j'écoutais Gontran me raconter sa vie, sa première jeunesse, les combats de son père, un des héros de la Vendée, bravement mort dans les landes sauvages de la Bretagne pour sa foi, pour son roi!

Avec quelle insatiable curiosité j'interrogeais Gontran sur la guerre qu'il avait faite, lui, sur les dangers qu'il avait courus! Plus je pénétrais dans le passé, grâce à sa confiance, plus je reconnaissais la vanité, l'injustice des accusations de madame de Richeville et de M. de Mortagne.

Ils m'avaient dépeint Gontran comme un homme d'un caractère inégal, égoïste, dur, profondément blasé, incapable de comprendre les délicatesses d'un amour élevé...

Quels étaient ma joie, mon orgueil! je trouvais au contraire Gontran rempli de douceur, de prévenances, de tendresse, et doué surtout du tact le plus parfait, le plus exquis.

. . . . . . . . . .

Ce bonheur durait depuis trois semaines.

Un soir, en prenant le thé, Gontran me dit en souriant:

—Mathilde, j'ai une grave proposition à vous faire.

—Oh! dites... dites, mon ami.

—C'est de prolonger encore quelque temps notre séjour ici... si cette solitude ne vous déplaît pas.

—Gontran... Gontran.

—Vous acceptez donc?...

—Si j'accepte? mais avec joie, mais avec ivresse!... Mais vous me gâtez ainsi la vie, Gontran; une fois rentrée dans le monde... que de regrets!... quels sacrifices!... Et pour qui? et pourquoi? mon Dieu!

—Vous avez raison, Mathilde,—dit Gontran en soupirant.—Pourquoi? pour qui? Il y a tant de charmes dans cette existence! et il faut la quitter pour aller se rejeter dans ce gouffre étincelant qu'on appelle le monde.

—Mais qui nous y force, mon ami? A quoi bon la fortune, si ce n'est à vivre librement à sa guise... Mais non, vous dites cela par bonté pour moi, Gontran... Vous êtes trop jeune encore, trop brillant pour renoncer au monde...

—Pauvre enfant,—dit Gontran en souriant doucement,—c'est vous au contraire qui êtes trop jeune pour vous priver des plaisirs que vous connaissez à peine... Longtemps prolongée, cette vie que vous trouvez charmante, vous semblerait monotone.

—Ah! Gontran, vous dites que je suis belle... vous vous lasserez donc de ma beauté?

—Mathilde, quelle différence!

Un bruit de pas et de voix inaccoutumé interrompit Gontran.

On parlait de l'autre côté de la haie. On frappa bientôt à la porte du jardin.

Il était onze heures du soir. Cela m'inquiéta.

—Je vais ouvrir,—me dit Gontran.

—Grand Dieu! mon ami, prenez garde.

—Il n'y a rien à craindre: cette forêt est toute la nuit parcourue par les gardes de M. le duc de Bourbon.

—Qui est là?—dit Gontran.

—Moi, Germain, monsieur le vicomte.

C'était un palefrenier de M. de Lancry. Mon mari ouvrit la porte.

—Que veux-tu?

—C'est le chasseur de M. le comte de Lugarto qui apporte une lettre à M. le vicomte; il est venu en courrier. Il savait où nous étions logés avec les chevaux à Chantilly, il est venu nous trouver, et nous a dit de le conduire à monsieur, ayant une lettre pressée à lui remettre.

—Où est cet homme?

—Là, derrière la porte, monsieur le vicomte.

—Fais-le entrer.

A la clarté que jetait la lampe du salon, je vis un homme de grande taille vêtu en courrier. Je ne sais pourquoi sa physionomie me sembla sinistre...

Il ôta sa casquette et remit une lettre à Gontran.

M. de Lancry, depuis l'arrivée de cet homme, semblait vivement contrarié... presque abattu.

Il s'approcha de la lampe, prit la lettre et la lut rapidement.

Par deux fois Gontran fronça les sourcils; il me parut réprimer un mouvement d'impatience ou de colère.

Après avoir lu, il déchira la lettre et dit au courrier:

—C'est bon, vous direz à votre maître que je le verrai demain à Paris. Puis, s'adressant à son palefrenier, M. de Lancry ajouta:—Tu donneras l'ordre à Pierre d'amener demain matin ici la voiture de voyage. Vous autres, vous partirez ce soir pour Paris avec les chevaux et la calèche. En arrivant à l'hôtel, vous direz que tout soit prêt, car j'arriverai dans la journée.

Les deux domestiques partis, je dis à Gontran avec inquiétude:

—Vous semblez contrarié, mon ami... Qu'avez-vous?...

—Rien, je vous assure... rien... un service assez important... que me demande un de mes amis qui arrive d'Angleterre. Cela m'oblige de me rendre à Paris plutôt que je ne le pensais.

—Quel dommage de quitter cette retraite!—dis-je à Gontran, sans pouvoir retenir mes larmes.

—Allons... allons...—me dit-il doucement,—Mathilde, vous êtes une enfant.

—Mais nous y reviendrons. Oh! n'est-ce pas? Cette petite maison sera pour nous un souvenir vivant et sacré!

—Sans doute, sans doute, Mathilde; mais je vous laisse. Il faudra que nous partions demain de très-bonne heure; j'ai hâte d'arriver à Paris... Vous devez avoir quelques ordres à donner à madame Blondeau. Je vais me promener; j'ai un peu de migraine.

—Mon ami, permettez-moi de vous accompagner.

—Non, non, restez.

—Je vous en prie, Gontran, puisque vous souffrez.

—Encore une fois, je préfère être seul...—dit M. de Lancry avec une légère impatience.—Et il se dirigea vers la porte du jardin.

—Je versai des larmes... larmes amères cette fois...

Retirée chez moi, j'attendis le retour de Gontran.

Il revint une heure après, se promena longtemps encore dans le jardin d'un air agité, et rentra chez lui.


CHAPITRE II.

LE DÉPART.

Je passai une nuit remplie d'angoisses en songeant à l'inquiétude, à l'agitation que M. de Lancry n'avait pu dissimuler.

Au point du jour, je me levai; j'étais douloureusement oppressée. Je voulais jeter un dernier regard sur cette mystérieuse et charmante retraite où j'avais passé des moments si heureux.

Hélas! était-ce un présage? Tant de bonheur devait-il à jamais s'évanouir?...

Le ciel, si pur pendant tant de jours, se voilait de nuages noirs; un vent froid gémissait tristement à travers les grands arbres de la forêt.

La prédisposition de l'âme est un prisme qui colore les objets extérieurs de ses reflets sombres ou riants. Je fis une remarque puérile, mais elle me navra....

Toutes les fleurs qui ornaient cette demeure avaient été apportées et transplantées comme une décoration champêtre. Peu à peu elles avaient langui et s'étaient flétries. Absorbée par mon bonheur, voyant tout à travers les rayonnements que l'amour jetait sur ma vie, je ne m'étais pas aperçue de l'insensible étiolement de ces plantes; mais à ce moment, sous ce ciel gris, pensant à ce départ qui m'affligeait, je fus douloureusement frappée de ce spectacle.

Malgré moi, je fis un vague rapprochement entre les jours heureux que je venais de passer et l'existence de ces fleurs, pauvres fleurs éphémères, dépaysées, sans racines, qui, au lieu de s'épanouir chaque matin toujours fraîches et vivaces, mouraient d'une mort précoce, après avoir jeté un parfum, un éclat passagers.

Je frémis... en me demandant s'il en devait être ainsi de la félicité que j'avais goûtée.

Pourtant je voulus échapper à ces réflexions pénibles; je les regardai comme un blasphème.

Je cueillis pieusement quelques branches d'héliotrope et de jasmin que je me promis de garder toujours; je pensai qu'après tout, j'étais folle de chercher de douloureux pronostics dans un état de choses qu'il dépendait de moi de faire cesser.

Je résolus d'établir un jardinier dans notre maisonnette pour y cultiver des fleurs qui, cette fois, ne mourraient pas au bout de quelques jours.

Par une réflexion bizarre, je me demandai pourquoi l'on entretenait si religieusement les tristes jardins des tombeaux, et pourquoi l'on n'entourerait pas des mêmes soins pieux et touchants les lieux consacrés par quelques souvenirs chéris.

Je rentrai.

Gontran semblait encore plus soucieux que la veille.

La voiture arriva; nous partîmes.

M. de Lancry ne me dit pas un mot de regret sur l'abandon où nous laissions notre retraite à la garde d'un de ses gens; cela me fit mal.

Après quelques moments de silence, Gontran me dit:

—Mathilde, je vous présenterai demain un de mes meilleurs et de mes plus intimes amis, M. Lugarto, qui arrive de Londres. C'est pour lui rendre un service assez important qu'il me demande que je quitte Chantilly. Nous verrons souvent Lugarto; je l'aime beaucoup; je désire que vous l'accueilliez avec bienveillance.

—Quoique M. Lugarto soit cause de notre brusque retour à Paris,—dis-je en souriant à M. de Lancry,—je vous promets d'oublier ce grand grief, et de recevoir votre ami comme vous le désirez. Mais vous ne m'avez jamais parlé de lui?

—J'étais à la fois si distrait et si absorbé par mon amour,—reprit Gontran avec grâce,—qu'il y a bien des choses que je ne vous ai pas dites... J'avais laissé Lugarto à Londres; il est très-paresseux; il écrit rarement, et j'avais trop de charmantes compensations pour m'apercevoir du silence de cet ingrat.

—Mais savez-vous, Gontran, qu'il faut que vous aimiez en effet beaucoup M. Lugarto pour lui faire le sacrifice que vous lui faites... Nous étions si heureux, dans notre retraite!

—Oui, oui, sans doute; mais, de son côté, Lugarto m'a autrefois rendu de très-grands services; je vous conterai cela.

—Oh! alors, mon ami, si vous acquittez une dette de reconnaissance, je ne me plains plus; d'ailleurs j'ai mon projet, et, à mon tour, je vous demanderai une grâce à laquelle je tiens beaucoup.

—Parlez... parlez... Mathilde.

—Eh bien! il faut me promettre de venir chaque mois passer quelques jours dans notre maisonnette de Chantilly.

Gontran me regarda avec étonnement.

—Mais cette maison ne m'appartient pas, me dit-il.

Mon cœur se serra douloureusement.

—Comment cela? lui demandai-je.

—Mon Dieu! rien de plus simple; j'avais chargé mon homme d'affaires de me chercher une petite maison à Chantilly ou dans quelque endroit bien retiré, et de me la louer pour la saison; il m'a trouvé cette maison de paysan presque enclavée dans la forêt; je vins la voir, cela me parut charmant comme position, j'y envoyai mon architecte qui est très-bon décorateur; car, vous le voyez, il a transformé une affreuse chaumière en un vrai chalet d'opéra. Cela se trouvait d'autant mieux que le propriétaire de cette masure et de quelques arpents de terre qui en dépendent est sur le point de les vendre à M. le duc de Bourbon; dès qu'on aura enlevé ce que nous avons laissé dans cette maisonnette, on l'abattra; je ne l'avais louée que pour quatre mois, et il nous reste, je crois, encore environ trois semaines de jouissance.

Hélas! les paroles de Gontran me rappelèrent cruellement ma remarque du matin, sur l'éclat factice des fleurs éphémères de notre jardin.

Sans le vouloir, M. de Lancry me causait un sensible chagrin. Cet homme d'affaires, ce décorateur, ce loyer... tous ces mots vinrent gâter un à un tous mes souvenirs chéris.

Sans doute je n'étais pas assez insensée pour vouloir échapper aux réalités de la vie; mais il me semblait qu'un si petit réduit devait rester environné de tout son prestige, de toute sa poésie, et que, sans prodigalité folle, on aurait pu le respecter à tout jamais.

Je n'accusai pas Gontran; absorbé par le bonheur présent, il avait pu négliger l'avenir; je songeai qu'à nous autres femmes était surtout réservé le culte du passé.

—Gontran,—lui dis-je,—je suis toute fière d'une pensée que vous n'avez pas eue malgré votre cœur si ingénieusement inventif...

—Parlez, ma chère Mathilde.

—Il nous faut acquérir tout de suite cette maison et le petit champ qui l'environne, puisque heureusement cela n'est pas encore vendu à M. le duc de Bourbon.

—Vous n'y songez pas, Mathilde; le prince doit payer la convenance de cette acquisition. Le propriétaire nous ferait les mêmes conditions qu'au prince, et dans de pareilles circonstances, ces gens-là ont toujours des prétentions exorbitantes.

—Mais encore, combien cela vaut-il?

—Que sais-je? peut-être trente, quarante mille francs, plus même, car on ne peut assigner de prix raisonnable à une chose toute de convenance...

—Comment! ce ne serait pas plus cher que cela?—m'écriai-je avec joie.

—Enfant!—me dit Gontran en me serrant tendrement la main.

—Mais qu'est-ce que c'est que trente mille francs auprès...?

—Écoutez, Mathilde,—me dit M. de Lancry en m'interrompant avec bonté,—puisque nous sommes sur ce chapitre, il faut que nous parlions un peu raison... et ménage, comme l'on dit; c'est très-ennuyeux, mais très-nécessaire, et puis je désire savoir si les dispositions que j'ai prises vous conviendront.

—Parlez, mon ami; mais je ne vous tiens pas quitte de notre maisonnette, j'y reviendrai tout à l'heure.

Gontran haussa les épaules en souriant, me regarda et continua:

—Vous comprenez, Mathilde, que notre position nous oblige à tenir un état de maison convenable, digne de notre fortune, et qui vous mette enfin à même de jouir des plaisirs de votre âge.

—Notre chalet... voilà tout l'état de maison que mon cœur désire.

—Mathilde, parlons sérieusement. Voici comment j'ai arrangé nos dispositions intérieures: nous aurons un maître d'hôtel, homme de confiance qui nous servira d'intendant; un valet de chambre pour vous, un pour moi; quatre valets de pied pour l'antichambre et...

—Mais, mon ami, je vous assure que pour moi je préfère réduire cette livrée, et conserver notre petit paradis.

—Soyez donc raisonnable. Il faut, ma chère enfant, d'abord parler des dépenses nécessaires... Notre écurie se composera de quatre chevaux de voiture et d'un cocher pour vous; pour moi, de deux chevaux de harnais et de deux ou trois chevaux de selle, avec mes gens d'écurie anglais, deux femmes pour vous, sans madame Blondeau; un cuisinier et une fille de cuisine compléteront notre domestique. Pardonnez-moi ces détails, ma chère Mathilde; mais une fois tout ceci convenu, nous n'en parlerons plus.

—Je vous écoute, mon ami; tout à l'heure je vous ferai mes observations.

—Nous habiterons l'hôtel Rochegune pendant l'hiver; ensuite nous ferons un voyage aux eaux ou en Italie, afin de revenir dans votre terre de Maran vers le mois de septembre pour la chasse; nous y resterons jusqu'au mois de décembre, époque de notre retour à Paris. Vous aurez, si vous le voulez, un soir par semaine pour recevoir; nous donnerons à dîner le même jour. Vous choisirez vos jours de loge, l'un à l'Opéra, l'autre aux Bouffes. Enfin, si vous trouvez que mille francs par mois vous suffisent pour votre toilette, nous fixerons cette somme.

—Mon ami...

—Encore un mot, ma chère Mathilde, et je me tais,—dit Gontran en souriant:—Vous voyez que notre état de maison est fort simple; dans notre position, nous ne pouvons avoir moins; ne m'en voulez pas si maintenant j'arrive à de grands vilains chiffres. Votre fortune s'élève à cent trente mille francs de rente environ; avec ce qui me reste de la mienne, nous pouvons donc compter à peu près sur un revenu de cent soixante mille francs; mais en défalquant l'acquisition de l'hôtel Rochegune, les non-valeurs et les économies que nous devons rigoureusement tenir en réserve pour les cas imprévus, nous ne devons calculer à peu près que sur cent mille francs par an. Eh bien! ma chère Mathilde, il ne nous faut ni plus ni moins que cela pour tenir notre maison sur le pied que je vous ai dit. Vous le voyez, nous n'avons que ce que l'on pourrait appeler le nécessaire du luxe, sans aucun superflu, car toutes les dépenses que je vous ai énumérées sont absolument indispensables.

—Ce que vous ferez sera toujours parfaitement fait, mon ami, quoiqu'il me semble qu'on puisse vivre très-heureux sans un si grand entourage de nécessaire, comme vous dites; mais ce qui vous plaît est bien; je ne veux voir que par vos yeux, ne penser que par votre pensée. Seulement, dussé-je pour cela retrancher sur ce que vous m'accordez, je veux... vous entendez, je veux absolument mon chalet de Chantilly; c'est pour moi le plus indispensable, le plus nécessaire, la moins superficielle de toutes les dépenses; ce sera mon luxe de cœur. Nous irons de temps en temps y faire un joli pèlerinage, avec ma pauvre Blondeau pour toute suite.

—Allons, allons, soyez tranquille, nous reparlerons de cela, jolie petite opiniâtre,—me dit Gontran avec gaieté.—Ah! j'oubliais; il faudra envoyer notre architecte à votre château de Maran. Depuis vingt ans il n'a été habité que par votre régisseur; il doit être en ruines.

—Sans doute... et puis un château, c'est si grand!... Tenez, mon ami... Grondez-moi; mais votre chalet m'a gâtée... Ah! que le printemps de Paris va me sembler pesant et ennuyeux auprès de notre beau printemps de la forêt!... Voyez comme je suis rancunière, je ne puis vraiment pardonner à votre ami le sacrifice que vous lui faites.

—A propos de Lugarto, me dit Gontran,—il faudra excuser chez lui certaines façons un peu cavalières, qui ne sont peut-être pas de la plus exquise compagnie.... Il a toujours été si gâté!

—Que voulez-vous dire?

—Mais tenez, Mathilde, je ne puis mieux faire que de vous tracer à peu près le portrait de Lugarto; au moins vous le connaîtrez lorsque je vous présenterai. Lugarto a vingt-deux ou vingt-trois ans à peine: il est d'origine brésilienne. Son père, fils d'un esclave sang mêlé, avait été affranchi dès son enfance. Ce père, d'abord intendant d'un grand seigneur portugais, géra si bien ou si mal la fortune de son maître, qu'il le ruina complétement, et qu'il acquit une grande partie de ses biens. Telle fut l'origine d'une fortune d'abord considérable, puis enfin colossale; car des entreprises et des concessions de mines dans l'Amérique du Sud augmentèrent tellement ses biens, qu'à sa mort M. Lugarto laissa à son fils plus de soixante millions.

M. Lugarto père avait vécu aux colonies avec le faste et la dépravation d'un satrape. Profondément corrompu, affichant un cynisme révoltant, aussi lâche que méchant, il avait, dit-on, dans un accès de colère féroce, tellement maltraité sa femme, qu'elle était morte des suites de ces violences.

—Mais c'était un monstre qu'un pareil homme!—m'écriai-je. Quel triste et cruel héritage qu'une telle mémoire!... Son fils doit être bien à plaindre, malgré ses millions!

—D'autant plus à plaindre,—dit Gontran en souriant avec amertume,—que son père lui a donné les plus hideux exemples. Laissé à quinze ans maître d'une fortune de roi, Lugarto a grandi au milieu des excès et des adulations de toutes sortes. A vingt ans, il éprouvait déjà les dégoûts et la satiété de la vieillesse, grâce à l'abus de tout ce qui se procure avec l'or. D'une nature frêle, délicate, étiolée avant son développement, il n'a de jeune que son âge; sa figure même, malgré des traits agréables, a quelque chose de morbide, de flétri, de convulsif, qui révèle de précoces infirmités.

J'écoutais Gontran avec étonnement; en me traçant le portrait de M. Lugarto, sa voix avait un accent d'ironie mordante; il semblait se complaire dans la triste peinture du caractère de cet homme.

Un moment je fus sur le point de faire cette observation à Gontran, puis je ne sais quel scrupule me retint; il continua:

—Au moral, Lugarto est un homme profondément dépravé, sans foi, sans courage, sans bonté, habitué à mépriser souverainement les hommes, car presque tous ont bassement flatté sa fortune. Tour à tour d'une prodigalité folle et d'une avarice sordide, ses dépenses n'ont qu'un mobile, l'orgueil; qu'un but, l'ostentation. Le procureur le plus retors ne sait pas mieux les affaires que lui; seul, il gère son immense fortune avec une sagacité, avec une habileté incroyables, et il s'enrichit encore chaque jour par les spéculations les moins honorables. Portrait fidèle de son père, l'ignoble rapacité de l'esclave lutte encore chez lui contre la ridicule vanité de l'affranchi; tout prouve cette double nature: son luxe sévèrement réglé, son faste retentissant, mais parcimonieux; tout, jusqu'à ses bruyantes aumônes faites insoucieusement et sans l'intelligence du malheur qu'il secourt, mais qu'il ne plaint pas... Deux plaies incurables empoisonnent pourtant l'opulence impériale de Lugarto: la bassesse de son extraction et la conscience du peu qu'il vaut personnellement. Aussi, par un compromis qui ne trompe que lui, il est affublé au titre de comte, et s'est fait fabriquer je ne sais quelles ridicules armoiries. Exalté par l'adulation et par l'orgueil, l'adulation et l'orgueil torturent; il le sait: c'est à sa fortune qu'on accorde les prévenances dont on l'entoure; pauvre demain, il serait complétement méprisé; alors, parfois sa rage contre le sort n'a pas de bornes; mais, comme son père, Lugarto est aussi lâche que méchant, et il se venge de tant de prospérités injustement accumulées sur lui, en maltraitant avec la plus cruelle dureté ceux que leur dépendance oblige à supporter ses violences; des femmes... des femmes même n'ont pas été à l'abri de ses brutalités... Eh bien! malgré cela, malgré tant de vices odieux, le monde n'a toujours eu pour lui que des sourires; les plus hardis lui ont témoigné de l'indifférence.

Ne pouvant me contenir plus longtemps, je m'écriai:

—Eh! comment osez-vous appeler un tel homme votre ami? comment avez-vous pu lui sacrifier nos plus chers désirs?... En vérité, Gontran, je ne vous comprends pas.

M. de Lancry, sans doute rappelé à lui par ces mots, me regarda d'un air interdit.

—Que dites-vous, Mathilde?

—Je vous demande comment vous pouvez appeler M. Lugarto votre ami.... Mais jamais je ne consentirai à voir un homme aussi pervers, aussi odieux... Et encore une fois, c'est pour lui que vous quittez si tôt cette retraite où nous vivions si heureux?... Gontran, il y a là quelque chose d'inexplicable!

M. de Lancry se remit de son émotion, et me dit en souriant.

—Écoutez une comparaison bien ambitieuse, Mathilde.... L'homme qui parvient à dompter et à rendre sociables et soumis le tigre et la panthère, ne prend-il pas en amitié la bête féroce qu'il a pu rendre douce et obéissante? Eh bien! quoique ce pauvre Lugarto ne soit pas un tigre, il y a, je crois, un peu de ce sentiment-là dans mon amitié pour lui. Oui, autant je l'ai vu dédaigneux, méchant, altier pour les autres, autant pour moi il a toujours été bon, prévenant, dévoué. Je vous l'avoue, Mathilde, je n'ai pu m'empêcher d'être profondément touché des preuves nombreuses d'affection qu'il m'a données... et vous le concevez, avec bien du désintéressement. Puis, jugez donc combien il doit être malheureux: personne ne l'aime; il n'a pas même un ami... Toujours dominé par cette crainte de n'être recherché que pour sa fortune, par hasard il ressent pour moi une bienfaisante confiance qu'il n'éprouve pour personne. Eh bien! dites, Mathilde, mon cœur... ma vanité, je dirais presque mon honneur, ne m'ordonnent-ils pas de l'accueillir avec bienveillance?

Déjà je connaissais assez la physionomie de Gontran pour avoir remarqué une sorte de contrainte pendant qu'il m'expliquait la cause de son amitié pour M. Lugarto, tandis qu'au contraire il s'était laissé aller à une franche amertume en dépeignant l'odieux caractère de cet homme.

Sans pouvoir justifier mes soupçons, je sentais qu'il y avait là quelque mystère; les explications de Gontran ne me rassurèrent qu'à demi.

Pourtant, telle est la puissance du prestige de l'amour, que peu à peu, en réfléchissant à ce que venait de me dire Gontran, je vis une nouvelle preuve du charme qu'il inspirait dans l'influence extraordinaire qu'il exerçait sur M. Lugarto.

Si j'avais eu besoin de m'excuser à mes propres yeux de n'avoir pu résister aux rares séductions de Gontran, ne me serais-je pas dit que je devais céder à cette inévitable fatalité, puisque les caractères les plus intraitables, les plus altiers, n'avaient pu y échapper.

Que dirai-je? ma passion était si aveugle, que M. Lugarto me devint presque moins odieux par la pensée qu'il avait subi l'irrésistible empire de Gontran.


CHAPITRE III.

LES VISITES DE NOCES.

M. de Lancry avait profité de notre absence pour faire disposer l'hôtel Rochegune; nous le trouvâmes prêt à notre arrivée. Quoique cette maison fût splendide, je ne pus vaincre un sentiment de tristesse en y entrant. Tout m'était pour ainsi dire nouveau dans cette demeure, et l'inconnu m'a toujours glacée.

Ursule et son mari étaient partis. Elle devait venir passer l'automne à Maran; M. Sécherin l'y amènerait et viendrait la reprendre, ses occupations ne lui permettant pas une longue absence.

Le lendemain du jour de notre arrivée, je m'éveillai de bonne heure; je sonnai Blondeau, elle entra.

—Eh bien!... et mes fleurs?—lui dis-je en ne lui voyant pas la corbeille de jasmin et d'héliotrope qu'elle m'avait toujours présentée chaque matin depuis mes fiançailles avec Gontran.

—On n'en a pas apporté, madame.

—C'est impossible!

—Je puis vous assurer, madame, qu'on n'a rien apporté... Je viens de l'antichambre.

—C'est impossible, encore une fois; je t'en prie, retournes-y, ma bonne Blondeau.

Elle revint sans fleurs.

Ce fut un enfantillage, sans doute, mais les larmes me vinrent aux yeux.

Blondeau s'en aperçut et me dit:

—Mais, madame, nous sommes seulement ici depuis hier, ça ne peut être qu'un oubli.

Hélas! oui, ce n'était qu'un oubli, et cet oubli me faisait mal.

Dans ma superstition de cœur, j'attachais une importance, une signification extrême à cette preuve quotidienne du souvenir de Gontran. C'était très-simple en soi-même, il ne s'agissait que de donner un ordre et d'en surveiller l'exécution; c'est par cela même que je ressentais plus vivement encore cette privation qu'on aurait pu si facilement m'épargner.

Blondeau, voyant mes larmes, voulut me consoler; elle m'avoua que les craintes qu'elle avait eues de ne pas me voir heureuse étaient évanouies; que M. de Lancry paraissait rempli de soins, de bontés pour moi, et que je n'étais pas raisonnable de m'affecter si profondément pour si peu....

Jamais je n'aurais accusé Gontran. Je contins mon chagrin; je dis à Blondeau qu'elle avait raison, que j'étais folle, qu'il ne fallait plus songer à cela.

Puis je pensai qu'après tout c'était peut-être une maladresse de nos gens... J'attendis le lendemain avec angoisses... Pas de corbeille encore...

Pour en finir avec les fleurs, à dater de ce jour elles ne reparurent plus.

Pour rien au monde je n'en aurais parlé à M. de Lancry. Après le chagrin que cause l'oubli de certaines prévenances, il n'y a rien de plus douloureux, de plus humiliant pour le cœur que de réclamer contre cet oubli.

Quoique j'aie cruellement et longtemps souffert d'une puérilité si insignifiante en apparence, j'excusai Gontran aux dépens de ma susceptibilité, sans doute exagérée, déraisonnable.

Je lui sus gré d'avoir du moins mis une sorte de transition à cet oubli si cruel pour moi.

Combien d'hommes, le lendemain de leur mariage, substituent tout à coup une sorte de laisser-aller insoucieux et égoïste aux prévenances, aux recherches de la veille!

Les insensés! pour échapper à quelques douces contraintes, pour vivre ce qu'ils appellent sans gêne, ils ne savent pas de quelles ravissantes douceurs ils se privent à jamais! ils ne comprennent pas que le mariage devient une existence monotone, grossière, souvent intolérable, faute de cette continuité de soins exquis, de coquetteries gracieuses, de délicatesses charmantes et mystérieuses!

Ils ne comprennent pas que de ces attentions si futiles en apparences dépendent souvent le bonheur, le repos de la vie!

Ils ne sentent pas enfin à quelle humiliation navrante ils réduisent une femme, du jour où ils la forcent à se demander si c'est son titre d'épouse qui lui mérite cette brusque cessation d'empressement! Ils ne sentent pas de quelle généreuse résignation il faut qu'une femme soit douée pour ne pas faire une comparaison fatale entre les égards attentifs de gens qui ne lui sont rien... et la négligence de celui qui doit être tout pour elle!...

Hélas! je sais qu'on reproche aux femmes qui ressentent si vivement ces nuances, d'attacher une importance outrée, ridicule, à de petites choses, à des misères; et pourtant ces misères suffisent presque toujours au bonheur des femmes!

Pour ces misères, elles se dévouent aveuglement, avec orgueil, avec joie!

Pour ces misères, elles oublient souvent les privations, les chagrins, les grands malheurs qui les frappent; car ces misères leur prouvent qu'elles sont précieusement aimées, et il est une chose qui les blesse toujours d'une manière incurable, c'est l'indifférence et le dédain.

Et puis enfin, puisque les hommes, dans leur glorieuse suffisance, traitent d'enfantillage ce qui est tant pour nous, est-il bien généreux de leur part, à eux si sages, à eux si forts, à eux si puissants, de nous refuser quelques soins qui leur coûteraient si peu, et qui nous seraient au moins un prétexte de les aimer avec adoration?

Cette longue digression était peut-être nécessaire pour faire sentir combien je devais souffrir de l'oubli de Gontran. Ce fut le premier chagrin qu'il me causa.......

Cette journée, d'ailleurs si malheureuse à son début, devait m'être pénible.

Après le déjeuner, M. de Lancry me montra la liste des visites de noces qu'il avait fait dresser, et me dit:

—Il est inutile d'y mettre le nom de mademoiselle de Maran, car il est tout simple que nous commencions notre tournée par elle.

Je regardai M. de Lancry avec stupeur.

—Ma tante! Vous n'y pensez pas, mon ami.

—Comment cela?

—Aller chez elle, moi! moi!

—Mais en vérité, Mathilde, je ne vous comprends pas.

—Vous ne me comprenez pas... Ah! Gontran!

—Bon... j'y suis... vous songez encore à cette calomnie insensée contre votre mère? mais nous sommes convenus que c'était de la folie. Il faut prendre les gens pour ce qu'ils sont... Plutôt que de ne calomnier personne, votre tante médirait d'elle-même; c'est une infirmité morale dont il faut avoir autant de pitié que d'une infirmité physique... Vous me regardez d'un air stupéfait... pourtant rien n'est plus simple... Ajouteriez-vous la moindre importance aux propos d'un fou?... Non, sans sans doute, n'est-ce pas? Eh bien, faites comme moi... Oubliez de folles paroles dictées par l'égarement de la haine; la noble mémoire de votre mère est au-dessus de pareilles médisances.

Mon cœur se brisait. D'abord je n'eus pas la force de dire un mot, puis je m'écriai en fondant en larmes, car depuis le matin je les étouffais:

—Jamais... jamais je ne remettrai les pieds chez mademoiselle de Maran!... Je vous en supplie, n'insistez pas... cela me serait impossible.

—Calmez-vous, Mathilde, calmez-vous... croyez bien que je ne vous demande rien que du juste, que de nécessaire... Je n'exige pas que vous voyiez souvent votre tante, mais je désire que vous la voyiez quelquefois.

—Non, je vous dis que la vue de cette femme me tuera... Elle me fait horreur.

—Ce sont là des exagérations, ma chère Mathilde. Réfléchissez à une chose: le monde ne pourra s'expliquer votre brusque rupture avec une parente qui vous a élevée... et qui a presque fait mon mariage. Vous comprenez cela, Mathilde... On fera des commentaires... des suppositions à perte de vue... On interrogera votre tante... Celle-ci, choquée de ce manque de procédés de votre part, sera capable de l'expliquer à sa façon... Vous, moi... et... M. de Mortagne,—ajouta Gontran en prononçant ce nom avec effort,—nous avons seuls entendu les folles et méchantes paroles de mademoiselle de Maran; craignez de la pousser à bout, elle pourrait répéter à d'autres ce qui demeurera un secret pour nous... et, malgré son inaltérable pureté, la mémoire de votre mère...

—Et c'est vous... vous, Gontran, qui me proposez cela!... Eh! que m'importe le monde?... et que m'importent les abominables noirceurs de mademoiselle de Maran?..... Croyez-vous donc que si l'on m'interroge je laisserai ignorer la raison qui m'a fait à jamais rompre avec elle? Non, non... Il n'y a pas de plus sanglante vengeance à tirer des calomniateurs que de proclamer leurs calomnies, et de les écraser ainsi sous leur propre honte! Ah! ne craignez rien, Gontran, la noble mémoire de ma mère peut braver les basses attaques de mademoiselle de Maran. Tous les honnêtes gens m'approuveront quand je dirai pourquoi je ne veux pas remettre les pieds chez cette horrible femme.

—Mathilde, vous parlez en fille tendre et dévouée, c'est tout simple, mais vous ne connaissez pas le monde... Croyez-moi, maintenant la mémoire de votre mère m'est aussi sacrée qu'à vous; c'est pour la conserver pure de toute souillure que, malgré votre répugnance, j'insiste absolument pour que vous fassiez quelques rares visites à mademoiselle de Maran. Encore une fois, cela est nécessaire, indispensable... vous m'entendez.

En prononçant ces derniers mots, la voix de M. de Lancry, jusque-là douce et affectueuse, prit une expression plus ferme; il contracta légèrement ses sourcils.

Je craignis de l'avoir blessé par ma résistance, j'en fus désespérée; mais ce qu'il me demandait, avec raison peut-être, me semblait au-dessus de mes forces.

—Pardon, pardon, mon ami,—lui dis-je;—ayez pitié de ma faiblesse... Je ne le peux pas... Encore une fois, pour rien au monde... je ne reverrai cette femme... Au nom de notre amour, Gontran... n'exigez pas cela de moi... Je ne le pourrais pas.

—Je vous assure, Mathilde, que vous le pourrez... C'est un sacrifice, un grand sacrifice... soit... je vous le demande.

—Gontran, par pitié!

—Je vous dis que cela est nécessaire, et que vous le ferez.

—Mais, mon Dieu! mon Dieu! vous ne savez donc pas ce que c'est que...?

M. de Lancry m'interrompit avec une violence jusque-là contenue, et s'écria en frappant du pied:

—Je sais bien ce que c'est, moi! que d'avoir enduré les honteux reproches, les insolentes bravades de M. de Mortagne!... Je sais ce que c'est que d'avoir été presque insulté à la face de votre famille et de la mienne; je sais ce que c'est que d'avoir refoulé ma haine et mon désir de vengeance; je sais enfin ce que c'est que d'avoir, par égard pour vous, consenti à ne pas forcer cet homme à me donner satisfaction, quoiqu'il se retranche derrière la protection qu'il vous porte! Eh bien! c'est parce que je sais combien tout cela m'a coûté... qu'en retour je vous demande de faire ce que je crois de votre rigoureux devoir... Une fois pour toutes, madame, autant vous me trouverez aveuglément dévoué à tous ceux de vos désirs qui ne vous seront pas fâcheux, autant vous me trouverez intraitable lorsqu'il s'agira de céder à un caprice.

—Un caprice!... Gontran... mon Dieu!... un caprice!!!

—L'exagération d'un sentiment très-louable vous empêche de juger nettement cette question.

—Mais mon cœur se révolte... malgré moi; que puis-je faire?

—Eh bien! puisque les raisons, puisque les prières ne peuvent rien sur vous, s'écria M. de Lancry en courroux, je vous déclare que si vous ne consentez pas à m'accompagner chez mademoiselle de Maran, je découvrirai la demeure de M. de Mortagne; je connais sa bravoure, je sais que malgré sa résolution de ne pas se battre, il est des outrages qu'il ne souffrira pas... et si vous m'y forcez par votre refus, je...

—Ah! c'est affreux... Gontran... j'irai chez mademoiselle de Maran,—dis-je en pleurant et en prenant la main de mon mari entre les miennes presque avec effroi, et comme pour l'arracher à un grand danger.

On frappa à la porte du salon où nous étions, je rentrai en essuyant mes larmes dans ma chambre à coucher.

J'entendis un valet de chambre annoncer à mon mari que M. le comte de Lugarto l'attendait chez lui.

Gontran vint me trouver, changea de ton, me parla avec tendresse, et me dit de le faire avertir lorsqu'il pourrait m'amener M. Lugarto, qu'il voulait me présenter.

—Mais je suis en larmes,—lui dis-je;—de grâce, remettez cette visite.

—Vite, vite, séchez ces beaux yeux,—me dit Gontran avec une apparente gaieté,—ou je vous amène tout de suite mon tigre dompté. Pendant que vous allez vous remettre, je vais lui faire admirer notre maison, et j'enverrai tout à l'heure vous demander si vous pouvez nous recevoir.


CHAPITRE IV.

MONSIEUR LUGARTO.

J'essuyai mes larmes et j'attendis cette présentation importune.

Je n'eus pas un seul moment d'amertume contre Gontran. Je crus qu'il voyait de son point de vue et moi du mien; je devais avoir tort, il le disait, je devais me soumettre à son jugement.

La seule pensée d'une rencontre entre M. de Mortagne et M. de Lancry me glaçait d'effroi. Enfin, alors comme depuis, en songeant au cruel sacrifice que j'allais faire aux volontés de Gontran, en songeant à tout ce que j'allais souffrir en présence de mademoiselle de Maran, je me consolais par cette pensée, que ma résignation plairait à mon mari.

Dès lors je compris cette grande, cette terrible vérité, si vraie qu'elle ressemble à un paradoxe:

«Lorsqu'une femme aime passionnément... les ordres les plus injustes... les traitements les plus barbares, loin de diminuer son amour... l'exaltent davantage encore; elle baise pieusement la main qui la frappe, ainsi que les martyrs, dans leur ravissement douloureux, remercient le Seigneur des tortures qu'il leur impose...»

On vint me demander de la part de M. de Lancry si je pouvais le recevoir avec M. Lugarto. Je lui fis répondre de passer chez moi.

Quelques instants après, Gontran et son ami entrèrent.

Le portrait que mon mari m'avait fait de ce dernier me parut frappant.

M. Lugarto était d'une taille grêle, et mis avec plus de recherche que de goût. On retrouvait dans ses traits, quoique agréables, le type primitif de sa race: un teint pâle et jaune, un nez écrasé, des yeux d'un bleu vitreux et des cheveux bruns.

Sa physionomie maladive avait une expression de suffisance, d'astuce et de méchanceté, qui me repoussa tout d'abord.

Ma chère amie, permettez-moi de vous présenter M. Lugarto, le meilleur de mes amis.

Je m'inclinai sans pouvoir trouver une parole.

—Lancry m'avait bien dit que vous étiez charmante, mais je vois que ses éloges sont encore au-dessous de la réalité,—me dit M. Lugarto avec une sorte d'aisance protectrice et familière.

Je ne répondis rien.

Gontran me fit un signe d'impatience, et se hâta de dire en souriant à son ami:

—Moi qui n'ai pas la modestie de madame de Lancry, moi qui jouis de ses succès comme s'ils étaient les miens, je vous avoue, mon cher Lugarto, que je suis très-sensible à votre suffrage.

—Et vous avez raison, mon cher; vous le savez, je ne m'enthousiasme pas facilement. Or, si je vous jure que je n'ai rien vu de plus séduisant que madame... c'est que cela est. Mais je vous dirai avec la même franchise qu'il est très-dangereux pour vos amis de voir un trésor pareil....

—Ah! mon cher Lugarto, prenez garde, voici que vous tombez dans l'exagération; vous aviez si bien commencé!—dit Gontran, embarrassé de mon silence.

J'étais au supplice; pourtant, faisant un effort sur moi-même, je dis à M. Lugarto d'un air glacial:

—Vous arrivez de Londres, monsieur?

—Oui, madame; j'étais allé assister aux courses de printemps.

—Vous voyez, ma chère amie, un des vainqueurs habituels d'Epsom et du Darby. Les chevaux de course de Lugarto sont célèbres en Angleterre,—se hâta de dire Gontran pour engager la conversation.—Est-ce que vous n'en ferez pas venir quelques-uns pour les courses du bois de Boulogne et du Champ-de-Mars?

—Bah!... vos chevaux français ne valent pas la peine qu'on se dérange pour les battre; et puis vous ne pouvez pas tenir de paris assez forts,—dit dédaigneusement M. Lugarto.—S'adressant à moi:—Il y a après-demain une matinée dansante à l'ambassade d'Angleterre; allez-y donc, tout Paris sera là... Ce sera charmant... si vous y êtes surtout.

—J'ignore, monsieur, si M. de Lancry a l'intention d'aller chez madame l'ambassadrice d'Angleterre.

—Ah çà! mon cher, vous êtes donc un tyran... que votre femme attend vos ordres pour savoir où elle doit aller?—Et se retournant vers moi, M. Lugarto ajouta:—Tenez, croyez-moi, en fait de plaisirs, agissez toujours à votre tête; mettez tout de suite ce cher Lancry dans la bonne voie. Il n'y a rien de plus désagréable que ces diables de maris, une fois qu'on leur laisse prendre de mauvaises habitudes.

Je regardai Gontran, et je répondis à ces impertinentes vulgarités, dites avec l'assurance la plus ridicule, par ces seuls mots:

—Le Musée est-il déjà ouvert, monsieur?—afin de faire bien sentir à M. Lugarto, par ce brusque changement de conversation, que je trouvais ses plaisanteries de mauvais goût.

M. Lugarto, sans doute habitué à un autre accueil, parut piqué; il dit à Gontran:

—Ah çà! mon cher, nous jouons aux propos interrompus avec madame de Lancry; je lui parle de la tyrannie des maris, elle me répond par une question sur le Musée.

—C'est qu'en effet, mon cher Lugarto, vous êtes très-embarrassant, votre conversation éblouit d'abord un peu; vous êtes né un siècle trop tard, il fallait venir sous la régence; et encore, ma chère amie,—me dit Gontran,—il ne faut pas juger Lugarto sur ses folles paroles, il vaut beaucoup mieux qu'elles, mais il est convenu qu'on lui passe tout... on l'a tant gâté... Allons, je me charge de faire votre paix avec madame de Lancry.

—Je serais fâché de vous avoir déplu par une mauvaise plaisanterie, reprit M. Lugarto avec un sourire contraint, sans me dire madame; sorte de familiarité qui lui semblait habituelle, et qui me paraissait de la dernière inconvenance.

Je fus sur le point de lui répondre quelque chose de très-dur, mais je me contins, et je répondis:—Il m'a seulement paru, monsieur, que vous vous hâtiez un peu de me confondre dans l'intimité qui vous lie à M de Lancry.

—C'est que, voyez-vous, on a hâte de jouir des avantages qu'on désire vivement, et j'espère que vous m'excuserez en faveur de ce motif,—me dit M. Lugarto en souriant d'une manière convulsive; puis il me jeta un regard morne, froid, qui me fit presque peur.

Mon instinct me dit qu'en quelques minutes je venais de me faire un ennemi.

Mon mari semblait vivement contrarié. Voulant relever une seconde fois la conversation, que je laissais tomber à dessein afin de rompre le plus tôt possible un entretien qui m'était insupportable, Gontran dit à M. Lugarto, dont l'impertinente assurance n'était en rien troublée:

—Avez-vous vu la serre chaude sur laquelle s'ouvre l'appartement de madame de Lancry? Vous qui êtes grand amateur de fleurs, il faut que vous nous donniez des conseils. Voulez-vous venir, Mathilde?

J'allais refuser, j'obéis à un geste impérieux de Gontran; je l'accompagnai dans le parloir qui communiquait à cette serre chaude.

—C'est horriblement mal établi!—s'écria M. Lugarto après l'avoir examinée.—Votre architecte n'y entend rien. C'est bâti au-dessus d'une voûte; le froid passant en dessous, vous n'aurez jamais là... une température convenable. Mais voilà bien les Français... ils veulent singer l'opulence, et ils sont réduits à un luxe économique!

Le rouge monta au front de M. de Lancry, mais il fit un effort sur lui-même, et répondit:

—Vous êtes bien sévère pour M. de Rochegune, l'ancien propriétaire de cette maison, mon cher Lugarto! car nous avons trouvé cette serre toute bâtie.

—Rochegune?... Rochegune?...—dit M. Lugarto,—je le connais bien; je l'ai rencontré à Naples. J'étais alors l'amant de la comtesse Bradini... Rochegune me l'a enlevée, mais n'a pas joui longtemps de son triomphe... Au moyen de certaines lettres contrefaites... et vous savez que je contrefais les écritures à merveille, le mari...

—Mon ami, je trouve qu'il fait bien chaud ici,—dis-je à M. de Lancry en interrompant M. de Lugarto, dont le cynisme me révoltait;—voulez-vous entrer dans le salon?

—Pardon,—me dit M. Lugarto,—je voudrais à peu près prendre la mesure de cette serre avec ma canne; je veux vous envoyer quelques magnifiques passiflores du Brésil et d'autres plantes très-rares que j'ai envoyé chercher en Hollande; il faut que je voie si elles tiendront ici.

—Monsieur, je vous rends grâce... Les fleurs qui garnissent cette serre me suffisent.

—Mais elles sont affreuses, ces fleurs! c'est toujours du goût de ce M. de Rochegune. Quand on a les choses, il faut les avoir complètes... Tenez, Lancry, moi, par exemple, j'ai voulu envoyer cet hiver chercher des plantes équinoxiales en Hollande; comment m'y suis-je pris? j'ai fait construire un énorme fourgon vitré et disposé en serre chaude avec un petit poêle à vapeur; le tout a été si parfaitement établi, que, bien que ce fourgon fût venu en poste de La Haye, pas une des vitres qui le couvraient n'a été brisée. Deux jardiniers accompagnaient cette serre nomade dans une voiture de suite; tout cela est arrivé ici comme par enchantement.

—En effet, cette idée est très-ingénieuse,—dit M. de Lancry.—C'est qu'aussi vous avez beaucoup d'invention, Lugarto.

—Que voulez-vous? il ne suffit pas d'avoir de l'argent, il faut encore avoir l'esprit de l'employer convenablement... Il y a tant de gens qui ne savent pas même bien dépenser la fortune qu'ils n'ont pas.

—Dépenser quand on n'a pas... vous parlez en énigme, mon cher Lugarto.

—Ah! vous croyez, mon cher Lancry?

Gontran et son ami me parurent échanger un étrange regard pendant un silence de quelques secondes.

Mon mari le rompit le premier, et dit en souriant d'un air embarrassé:

—Je vous comprends... dans ce sens, vous avez raison... Mais, si vous le voulez, nous allons rentrer dans le salon. Je crains réellement que la chaleur ne fasse mal à madame de Lancry.

M. Lugarto finit de mesurer la hauteur du mur avec sa canne, et dit:

—Mes passiflores tiendront parfaitement ici; j'y joindrai quelques orchidées très-rares, avec les paniers en joncs caraïbes pour les suspendre. Au moins vous aurez une serre convenablement meublée. Il est vrai qu'elle est si mal construite, votre serre, que tout y périra; mais j'en serai ravi, cela me donnera l'occasion de renouveler vos fleurs plus souvent.

Nous rentrâmes dans le salon.

Je croyais cette interminable visite finie, il n'en fut rien. M. de Lancry fit voir à M. Lugarto une assez belle vue de Venise par un peintre moderne, et lui dit:

—Vous êtes connaisseur, que pensez-vous de cela?

—Ce n'est pas mal. Avez-vous payé cela bien cher?

—Non, ce tableau est entré dans la vente de l'hôtel.

—C'est la meilleure manière d'acheter des tableaux, car cette racaille d'artistes, toujours affamés, vous les font payer le double de leur valeur quand on les leur commande et qu'ils vous savent riches.... Quand j'étais jeune, j'étais assez niais pour les payer d'avance; aussi il arrivait que très-souvent je pouvais à peine leur arracher mon tableau... Et quel tableau!... Une fois l'argent mangé, ils ne s'inquiétaient pas du reste... Maintenant, donnant... donnant, je les paye lorsque je suis content, sinon je leur fais retoucher, refaire et refaire jusqu'à ce que cela me plaise... Au moins ainsi je ne suis plus volé.

Cette brutale insolence m'indigna. Je ne pus m'empêcher de dire:

—Ah! monsieur... vous me révélez là une des plaies douloureuses du génie que je ne soupçonnais pas!.... et vous trouvez des artistes?

—Comment, si j'en trouve et des plus fameux encore!... Ils m'accablent de platitudes quand je vais dans leur atelier; ils me demandent mes conseils, même pour les tableaux qu'ils ne font pas pour moi, et ils ont l'air de m'écouter pour me faire la cour. En vérité, je ne sais pas ce qu'on ne ferait pas faire à cette race pour quelques billets de mille francs. On ne tient cette espèce que par l'argent.

Il me fut impossible de me contenir davantage; je me souvins de ce que m'avait dit Gontran sur la rage qu'éprouvait M. Lugarto de n'avoir ni naissance ni valeur personnelle, et je dis à M. de Lancry.

—Mon Dieu! mon ami, ce que monsieur nous dit là me rappelle une bien touchante histoire de grand artiste et de grand seigneur, que M. le duc de Versac, votre oncle, m'a plusieurs fois racontée. Il s'agissait de Greuse et de M. le duc de Penthièvre; ne vous en a-t-il jamais parlé?

—Non, je ne me le rappelle pas du moins,—me dit M. de Lancry.

—Contez-nous donc ça; j'ai quelques tableaux de Greuse, ça m'intéressera,—dit M. de Lugarto.

—Voici, mon ami,—répondis-je en m'adressant à Gontran,—ce que m'a raconté monsieur votre oncle. M. le duc de Penthièvre aimait passionnément les arts; il les protégeait en grand seigneur digne de comprendre que l'antique illustration de race et le génie se touchent, en cela que ce sont deux magnifiques avantages que l'histoire ou que Dieu seul vous donnent, et que tous les trésors du monde ne sauraient acquérir ni remplacer....—Je regardai M. Lugarto; il rougit de dépit;—je continuai. M. le duc de Penthièvre avait donc pour Greuse la plus touchante amitié. Vous le savez, l'inépuisable bonté de cet excellent prince égalait la supériorité de son esprit, d'une finesse et d'une grâce exquise. Lorsqu'il alla voir les premiers tableaux que Greuse fit pour lui, et qu'il rémunéra avec une libéralité toute royale, il dit au grand peintre, avec ce charme qui n'appartient qu'aux grandes aristocraties:

—«Mon cher Greuse, je trouve vos tableaux admirables; mais j'ai une grâce à vous demander.

—«Monseigneur, je suis à vos ordres.

—«Eh bien!—dit le prince avec une sorte d'hésitation timide et comme s'il eût demandé une faveur,—eh bien!.... je voudrais que vous missiez de votre main, au bas de ces tableaux: donné par Greuse à son ami M. le duc de Penthièvre.—La postérité saurait que j'ai été l'ami d'un grand peintre!...»

—Avouez,—dis-je à Gontran en remarquant avec joie que le coup avait porté, et que M. Lugarto ne pouvait dissimuler sa contrariété,—avouez qu'il n'y a rien de plus délicat, de plus charmant que la conduite du prince.

—Oui, en effet... c'est charmant,—dit M. de Lancry avec embarras en me faisant un signe d'impatience et en me montrant du regard M. Lugarto, qui, les yeux baissés, mordait la pomme de sa canne.

Malgré mon désir de plaire à Gontran, je continuai.

—N'est-ce pas, mon ami, que cela rehausse à la fois le grand artiste capable d'inspirer un tel sentiment, et le véritable grand seigneur capable de ressentir et d'exprimer ainsi l'amitié?

Gontran avait tâché de m'interrompre par quelques signes; j'avais été trop outrée contre M. Lugarto pour résister au plaisir de le mortifier.

J'y parvins; je le vis à la pâleur de cet homme et à un autre regard de haine, regard morne et froid qui m'alla au cœur, pesant comme du plomb.

M. Lugarto, néanmoins, ne se déconcerta pas; il reprit avec une imperturbable assurance:

—Je ne connaissais pas cette histoire du duc de Penthièvre; elle est fort jolie, mais elle ne me convertit pas. Je préfère ne pas passer pour un niais aux yeux des artistes et ne pas me donner la peine de faire de la délicatesse avec eux. Mais j'y pense, j'ai justement une vue de Naples, de Bonnington, qui ferait à ravir le pendant de votre vue de Venise, mon cher Lancry; je vous l'enverrai avec ces fleurs que j'ai promises à votre femme.

—Mon cher Lugarto, je vous en prie...

—Allons... vous faites des façons?... entre amis, pour un malheureux tableau... Qu'est-ce que cela?

—Eh bien! je suis de votre avis, on ne doit pas faire de façons entre amis pour un tableau. Permettez-moi donc de vous envoyer ma vue de Venise, qui fera tout aussi bien pendant à votre vue de Naples.

—Ma foi, mon cher, je suis pris dans mes propres filets; j'accepte avec d'autant plus de plaisir que ce tableau vient de l'appartement de madame de Lancry. A ce soir, mon cher; je vous verrai un moment au club, n'est-ce pas?

—Je ne sais, j'ai plusieurs visites à faire avec madame de Lancry.

—Si... si... je vous verrai... j'en suis sûr... Vous savez pourquoi.

—Ah! oui... j'oubliais, vous avez raison. Ainsi donc ce soir, mais un peu tard, répondit M. de Lancry avec un certain embarras.

—Sans rancune,—me dit M. Lugarto en me tendant la main.

Quoique cette habitude anglaise fût alors à peine répandue dans le monde, elle me choqua moins encore que l'audace de M. Lugarto.

Au lieu de prendre la main qu'il m'offrait, je répondis par un salut très-froid.

—Décidément, vous ne voulez pas faire la paix? Allons, mon cher, votre femme me déchire la guerre,—dit M. Lugarto à M. de Lancry.—Eh bien! elle a tort, car elle finira par reconnaître que je vaux mieux que ma réputation. C'est un défi, prenez garde à vous, mon cher; je serai peut-être forcé de faire ma cour à votre femme pour la faire revenir de ses préventions... Vous le voyez, je ne vous prends pas en traître, Lancry, je vous préviens.

—Vous serez toujours le plus grand fou que je connaisse,—lui dit Gontran en l'emmenant et en le prenant par le bras.

Je restai plus stupéfaite encore de la patience de Gontran que de l'insolence de cet homme. Je cherchais à pénétrer quel pouvait être le secret de l'influence qu'il exerçait sur Gontran, lorsque celui-ci rentra.

Pour la première fois je vis sur ses beaux traits une expression de colère qui les défigurait.

—Mon Dieu! madame,—s'écria-t-il en fermant la porte avec violence,—je ne vous avais pas encore vu exercer cette méchanceté d'esprit dont j'avais entendu parler dans le monde! Mais vous auriez pu, ce me semble, ne pas choisir pour victime mon meilleur ami! Chacune de vos paroles aurait été longuement, perfidement calculée, qu'elle n'aurait pas pu le blesser plus cruellement. Hier, je vous dis en confidence que Lugarto regrettait amèrement de n'être pas grand seigneur, et de n'avoir d'autre valeur que celle de ses millions, et vous vous étendez complaisamment sur les avantages de l'aristocratie de naissance et de talent!... Malgré son air riant, il est parti furieux... je le connais bien... il est furieux, vous dis-je.

—Comment, mon ami, vous le défendez!... C'est vous... vous! qui me reprochez d'avoir fait sentir à cet homme tout ce que ses manières avaient d'inconvenant?

—Eh! mon Dieu! madame, je vous ai prévenue qu'il avait des façons peut-être trop familières, et que vous m'obligeriez de les excuser en faveur de l'amitié qui m'attache à lui. Je vois avec peine que, malgré mes recommandations, vous faites tout ce qu'il faut pour l'irriter, car, je vous le répète, il est très-irrité.

—Mais que vous importe, je vous le demande, la colère de M. Lugarto?

—Il m'importe de ne pas m'aliéner un ami... un ami intime que j'aime, auquel je suis sincèrement attaché... Vous m'entendez, madame?

—Vous aimez cet homme, dites-vous, Gontran?... Je voudrais vous croire, et je ne puis... Il n'y a aucun rapport entre la noblesse de vos sentiments et la grossièreté de M. Lugarto... Et puis, enfin, je ne sais... mais, quand vous parlez de l'amitié que vous ressentez pour lui... vos traits se contractent... votre parole est amère... et l'on dirait qu'il s'agit d'un sentiment tout contraire.

Ces mots, que je dis presque au hasard, semblèrent produire un effet terrible sur M. de Lancry. Il frappa du pied avec violence; il s'écria, les lèvres tremblantes de colère:

—Qu'entendez-vous par là, madame? qu'entendez-vous par là?

Effrayée, le cœur me manqua; je fondis en larmes, et je dis à Gontran:

—Pardon, mon ami, pardon, je n'ai rien voulu vous dire de blessant; seulement je ne puis comprendre...

—Il ne s'agit pas de comprendre; il s'agit de m'obéir sans interpréter mes paroles, sans scruter mes sentiments secrets. Si je vous dis que M. Lugarto est mon ami, si je vous demande de le traiter comme tel, vous devez me croire et m'obéir sans raisonner ni réfléchir.

—Ne vous fâchez pas, Gontran... je vous obéirai; seulement laissez-moi vous dire qu'il m'en coûte beaucoup. Dans ce seul jour vous m'avez demandé deux bien cruels sacrifices: revoir mademoiselle de Maran, et admettre dans notre intimité un homme dont le caractère et les manières doivent inspirer une profonde aversion à tous ceux qui comme vous n'excusent pas M. Lugarto par une indulgente amitié... Encore une fois, mon ami, parce que le sacrifice que je fais est pénible, ne croyez pas que je manquerai à ma promesse... Plus les preuves de dévouement que vous me demandez sont grandes, plus elles me seront douloureuses, plus, je l'espère, elles vous attesteront de la vivacité de mon amour... Pardonnez-moi donc, mon ami... l'hésitation que j'ai montrée. Maintenant, je ferai tout ce que vous voudrez à ce sujet.

La figure de M. de Lancry avait peu à peu repris son expression de douceur habituelle; seulement il semblait accablé. Il me prit la main et me dit avec bonté:

—C'est à mon tour, Mathilde, à vous demander pardon de ma violence... Mais, une fois pour toutes, croyez... oh! croyez bien que je ne demande rien qui ne soit indispensable à votre bonheur... je n'ose dire au mien.

—Ah! mon ami! cette raison est la seule qu'il faille invoquer; elle suffira toujours à me décider.

On vint annoncer à Gontran que la voiture l'attendait. Nous partîmes pour aller rendre visite à mademoiselle de Maran.


CHAPITRE V.

LA PRINCESSE KSERNIKA.

M. de Lancry ne me dit pas un mot pendant le temps que nous mîmes à arriver chez mademoiselle de Maran; il semblait rêveur, abattu.

Lorsque la voiture s'arrêta devant la porte, le cœur me manqua. Je suppliai Gontran de remettre au moins cette visite, il me répondit par un geste d'impatience.

Je vis quelques voitures dans la cour de l'hôtel, je fus presque contente; il me semblait qu'une première entrevue avec ma tante me serait ainsi moins pénible.

Quelle fut ma surprise en entrant dans le salon de retrouver M. Lugarto! J'y vis aussi la princesse Ksernika, qui assistait à la représentation de Guillaume Tell lorsque j'étais allée à l'Opéra avec mademoiselle de Maran, dans la loge des gentilshommes de la chambre.

—Bonjour enfin, ma chère enfant,—me dit ma tante de l'air du monde le plus affectueux en se levant pour m'embrasser.

Je frissonnai; je fus sur le point de la repousser. A un regard de Gontran, je me résignai.

—Mais c'est qu'elle est encore embellie,—dit mademoiselle de Maran en m'examinant avec sollicitude.—C'est tout simple... le bonheur sied si bien! Et Gontran sait mieux que personne prodiguer cette parure-là.—Puis, s'adressant à madame Ksernika:—Ma chère princesse, permettez-moi de vous présenter madame de Lancry, ma nièce, ma fille adoptive.

La princesse se leva et me dit avec beaucoup de grâce:

—Nous commencions, madame, à trouver M. de Lancry bien égoïste; mais on ne le blâmait sans doute autant que parce qu'on l'enviait davantage....

Je saluai madame Ksernika, je m'assis près d'elle.

C'était une très-jolie femme, blonde, grande, mince, d'une taille et d'une tournure charmante; ses traits, d'une extrême régularité, avaient presque toujours une expression hautaine, boudeuse ou ennuyée; ordinairement elle fermait à demi ses grands yeux bleus un peu fatigués. Cette habitude, jointe à un port de tête assez impérieux, lui donnait un air plus dédaigneux que véritablement digne..... Polonaise, elle parlait notre langue sans le moindre accent, mais avec une sorte d'indolence et de lenteur presque asiatique. Quoiqu'elle fût d'une superbe élégance, elle se recherchait encore plus dans sa parure que dans sa personne.

A peine fus-je assise auprès de la princesse, que M. Lugarto vint se mettre derrière moi sur une chaise, et me dit familièrement:

—Eh bien! est-ce que vous êtes encore fâchée?... Vous voulez donc la guerre?...—Et, s'adressant à madame de Ksernika en me montrant du regard, il ajouta:

—Princesse, dites-lui donc que je gagne à être connu, et qu'il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi.

Je rougis de dépit; je n'osais, de peur de déplaire à Gontran, répondre avec dureté; je gardai le silence.

La princesse reprit de sa voix langoureuse et en regardant avec hauteur M. Lugarto par-dessus son épaule:

—Vous?... Il me serait fort égal de vous avoir pour ami ou pour ennemi, car je ne croirais pas plus à votre amitié que je ne craindrais votre inimitié.

—Allons donc, princesse, vous êtes injuste.

—Non, vous savez que je ne vous gâte pas... moi... je suis peut-être la seule personne qui vous dise vos vérités... Vous devez m'en savoir gré... car je ne me donne pas la peine de les dire à tout le monde. Est-ce que vous ne trouvez pas, madame,—dit la princesse en s'adressant à moi,—qu'il faut faire une espèce de cas des gens pour leur dire ce que le reste du monde n'ose pas leur dire?

—En cela, madame,—répondis-je,—il me semble que l'estime et le mépris se traduisent de la même sorte.

—Expliquez-nous donc cela?—me dit M. Lugarto.

—Eh bien! je crois, monsieur, qu'on peut dire les plus dures vérités, sans faire le moindre état de la personne à laquelle on les adresse.

—Est-ce que c'est pour moi que vous dites ça?—reprit M. Lugarto avec son imperturbable assurance.

—Vous mériteriez bien qu'on vous répondît Oui,—dit la princesse;—savez-vous que je ne comprends pas pourquoi hommes et femmes tolèrent vos airs audacieux et familiers?

—C'est mon secret, et vous ne le saurez pas.

—Vous allez me faire croire à quelque pouvoir... surnaturel, n'est-ce pas?

—Peut-être.

—Vous êtes fou!...

—Je suis fou? Eh bien! voulez-vous que je vous fasse d'abord rougir jusqu'au blanc des yeux, et puis ensuite pâlir plus que vous ne le voudrez?

—C'est bien usé cela...—répondit la princesse avec indolence.—Vous allez me proposer de me magnétiser? Et vous ne savez peut-être pas seulement ce que c'est que le magnétisme; car vous n'êtes pas savant, vu que la science ne s'achète pas avec de l'argent.

M. Lugarto souriait depuis quelques moments d'un sourire méchant et convulsif qui lui était particulier... Je lisais dans ses yeux ternes l'expression d'une joie maligne; il dit lentement en attachant un long regard sur la princesse:

—Je suis ignorant comme un sauvage, c'est vrai; mais il y a des choses que personne au monde que moi ne peut savoir, parce qu'il faut beaucoup d'argent pour acheter cette science-là.

—Vraiment?—dit dédaigneusement la princesse.

—Vraiment... Et ce qu'il y a de plus piquant, c'est que ma science n'a l'air de rien... mais, comme tous les gens habiles, avec peu je fais beaucoup. Ainsi, par exemple, vous n'avez pas idée des résultats que j'obtiens, je suppose, avec une date, un nom de rue et un numéro.

Je regardai par hasard la princesse; elle devint pourpre.

—Ainsi le 12 décembre... rue de l'Ouest... n. 17... par exemple... cela a l'air de ne rien signifier du tout,—reprit M. Lugarto,—et pourtant il n'en faut pas davantage pour vous faire pâlir... maintenant que vous avez rougi, comme je vous l'avais prédit...

Puis il reprit de manière à n'être entendu que d'elle et de moi:

—Faites donc attention, princesse, on vous remarque; ne me regardez pas ainsi d'un air fixe et ébahi, cela vous va mal. Vos yeux sont bien plus jolis lorsqu'ils sont à demi fermés,—ajouta-t-il avec une cruelle ironie.

Madame Ksernika était en effet d'une pâleur extrême, elle semblait fascinée par la révélation que venait de lui faire M. Lugarto.

A ce moment, mademoiselle de Maran causait à voix basse avec M. de Lancry. Remarquant l'agitation de madame de Ksernika, elle lui dit:

—Est-ce que vous êtes souffrante, chère princesse?

—Oui, madame, j'ai eu toute la journée une migraine affreuse,—dit la pauvre femme, en balbutiant et en se remettant avec peine.

—Vous le voyez... il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi,—me dit tout bas M. Lugarto.

Il se leva.

Deux femmes entraient alors; la princesse put sortir et déguiser plus facilement son trouble...

Je restai presque terrifiée du pouvoir mystérieux de M. Lugarto.

Gontran me fit un signe, en me montrant un fauteuil vide auprès de mademoiselle de Maran; j'allai m'y asseoir. Ma tante me dit tout bas:

—Est-ce que vous croyez que j'ai donné dans la migraine de cette belle princesse Micomicon... Je parie que ce nègre blanc,—et elle me montra M. Lugarto,—lui a dit quelque infamie, qu'elle mérite bien, d'ailleurs, car, quoique son mari la batte comme plâtre, et qu'il lui ait déjà cassé un bras, elle est loin d'être quitte envers lui; elle lui redoit au moins son autre bras et ses deux jambes, s'il est disposé à lui briser un membre par chaque amoureux. Mais, c'est égal, l'impudence de ce M. Lugarto m'a révoltée. Je n'ai consenti à recevoir cette espèce archimillionnaire que pour me donner le régal de le flageller d'importance.

Malgré l'aversion que mademoiselle de Maran m'inspirait, je ne pus m'empêcher de lui savoir gré de cette résolution.

Les deux femmes nouvellement arrivées causèrent quelques instants avec mademoiselle de Maran, Gontran et M. Lugarto.

—Dites donc, monsieur Lugarto,—s'écria tout à coup mademoiselle de Maran, tout en travaillant à son tricot, et en interrompant l'un de ces silences qui coupent souvent les conversations;—est-ce que c'est à vous cette voiture où je vous ai rencontré l'autre jour?

—Pour quelle raison me demandez-vous cela?—dit négligemment M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran, au lieu de répondre à cette question, en fit une autre. Elle m'avait toujours dit que rien n'était plus impertinent et plus dédaigneux que ce procédé.

—Pourquoi donc alors qu'il y avait des armoiries sur c'te voiture, si elle est à vous?

—Ce sont les miennes, madame,—dit M. Lugarto en rougissant de dépit; car son imperturbable audace était en défaut lorsqu'on attaquait ses ridicules prétentions nobiliaires.

—Est-ce que vous les avez payées bien cher ces armoiries-là?—dit mademoiselle de Maran.

Il y eut un moment de silence très-embarrassant. M. Lugarto serra les lèvres l'une contre l'autre en fronçant le sourcil. Je regardai Gontran. Il ne put s'empêcher d'abord de sourire amèrement; puis, à un regard à la fois colère et suppliant de M. Lugarto, il dit vivement à mademoiselle de Maran:

—A propos d'armoiries, madame, est-ce que vous aurez la bonté de me prêter votre d'Hozier; j'aurais quelques recherches à faire sur une de nos branches collatérales. Mais j'y songe, ne pourriez-vous pas?...

—Laissez-moi donc tranquille avec vos branches collatérales,—reprit mademoiselle de Maran;—vous venez vous jeter à la traverse d'une conversation intéressante! Dites donc, monsieur Lugarto, on vous a joliment volé, si on vous a vendu ces armoiries-là cher... Je parie que c'est une imagination de votre carrossier... Alors, permettez-moi de vous le dire, ça n'a pas de sens commun. Est ce qu'il faut jamais s'en rapporter à ces gens-là pour composer un blason? Puisque vous vouliez vous passer cette fantaisie, il fallait vous adresser mieux.

—Mais, madame,—dit M. Lugarto, en devenant pâle de colère contenue....

—Mais, monsieur, je vous répète que votre carrossier ou son peintre sont des imbéciles. Est-ce qu'on a jamais vu mettre en blason métal sur métal? Figurez-vous donc, mon pauvre monsieur, qu'ils se sont outrageusement moqués de vous avec leurs étoiles d'or en champ d'argent; ils ont inventé ça parce que c'était plus riche probablement, et que ça rappelait ingénieusement vos monceaux du piastres et de doublons... Sans compter les deux lions rampants dont ces imbéciles ont affublé votre écusson. Dites-moi, savez-vous qu'ils feraient un effet superbe, vos deux lions rampants, s'ils n'avaient pas l'inconvénient d'appartenir à la maison royale d'Aragon?

—Mais, madame, ce n'est pas moi qui ai inventé ces armoiries. Ce sont celles de ma famille, dit M. Lugarto en se levant avec impatience, et en lançant un coup d'œil furieux sur Gontran.

Celui-ci voulut en vain intervenir dans la conversation; mademoiselle de Maran n'abandonnait pas si facilement sa proie.

—Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... Vraiment... ce sont les armoiries de votre famille?—s'écria ma tante en ôtant ses lunettes, et en joignant les mains avec une apparente bonhomie.—Pourquoi donc que vous ne me l'avez pas dit tout de suite? Après cela, il n'y a rien que de très-naturel là dedans. Il est probable, voyez-vous, qu'un Lugarto, pour quelque beau fait d'armes contre les Morisques d'Espagne, aura obtenu d'un roi d'Aragon la faveur insigne de porter des lions rampants dans ses armes, de même que nos rois ont octroyé les fleurs de lis à certaines maisons de France.... C'est comme vos étoiles d'or en champ d'argent: c'est, bien sûr, quelque glorieux mystère héraldique enseveli dans vos archives de famille. Et moi qui m'en moquais! mais c'est-à-dire que maintenant je les admire sur parole, vos étoiles d'or en champ d'argent! C'est peut-être, dans son genre, un blason aussi unique, aussi particulier que la croix de Lorraine, que le créquier de Créquy, que lus mâcles de Rohan, ou que les alérions de Montmorency. Ça doit être furieusement curieux l'origine de vos étoiles d'or en champ d'argent! Recherchez-nous donc cela, mon cher monsieur.

—Madame, si c'est une raillerie, franchement je la trouve de mauvais goût,—dit M. Lugarto en tâchant de reprendre son sang-froid.

—Mais pas du tout, mon cher monsieur, rien n'est plus sérieux; or, j'y songe, vous êtes originaire du Brésil, le Brésil appartient au Portugal, le Portugal a appartenu à l'Espagne, vous voyez bien qu'en remontant nous approchons des rois d'Aragon. Ah bien! oui; mais voilà une toute petite chose qui m'arrête dans mon ascension vers le passé.

—Eh! mon Dieu, madame! ne vous en occupez pas; je vous rends grâce de toute votre sollicitude,—s'écria M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran ne fit pas semblant de l'avoir entendu, et reprit:

—Oui, il n'y a que cette petite difficulté-là, c'est qu'on dit que monsieur votre grand-père était quelque chose comme un esclave nègre, ou approchant.

—Madame... vous abusez...

—C'est là ce qui fait, reprit mademoiselle de Maran, sans abandonner son tricot,—c'est là ce qui fait que je ne peux pas venir à bout de me figurer monsieur votre grand-père avec une couronne de comte sur la tête. Coiffé de la sorte, il ressemblerait comme deux gouttes d'eau à ces vilains sauvages de Bougainville qui portaient gravement une croix de Saint-Louis passée dans le bout de leur nez. Est-ce que vous ne trouvez pas?

Je frémis de l'expression presque féroce que prit un moment la physionomie de M. Lugarto; cette expression me frappa d'autant plus, qu'au même instant il partit d'un éclat de rire nerveux et forcé.

—N'est-ce pas que c'est une drôle de comparaison que j'imagine là?—dit mademoiselle de Maran en s'adressant à M. Lugarto.

—Très-drôle, madame, très-drôle; mais avouez que j'ai le caractère bien fait.

—Comment donc! mais le meilleur du monde; et je suis bien sûre que vous ne garderez pas contre moi la moindre rancune. Et après tout, vous avez raison; il n'y a rien de plus innocent que mes plaisanteries.

—De la rancune, moi! dit M. Lugarto;—ah! pouvez-vous le croire? Tenez, je veux emmener tout de suite Gontran avec moi pour rire avec lui à notre aise de mes étoiles d'or en champ d'argent.

—Pendant que vous y serez, riez donc en même temps de vos lions rampants,—ajouta mademoiselle de Maran.—C'est ce qu'il y a de plus pharamineux dans votre blason. Mais tout cela,—reprit-elle,—ce sont des folies; gardez vos armoiries mon cher monsieur, gardez-les; ça jette de la poudre aux yeux des passants. C'est tout ce qu'il faut pour des yeux bourgeois; car vos innocentes prétentions nobiliaires ne dépassent pas nos antichambres. Quant à nous, pour nous éblouir, ou plutôt pour nous charmer, vous avez, ma foi, bien mieux que des étoiles d'or en champ d'argent; vous réunissez toutes sortes de qualités de cœur et d'esprit, toutes sortes d'immenses savoirs et de modesties ingénues; aussi, quand vous ne seriez pas riche à millions, vous n'en seriez pas moins un homme joliment intéressant et furieusement compté, c'est moi qui vous le dis.

—Je sens tout le prix de vos louanges, madame, je tâcherai de m'acquitter envers vous, et d'étendre, si je le puis, ma reconnaissance aux personnes de votre famille et à celles qui vous intéressent,—répondit M. Lugarto avec amertume et en me jetant aussi un regard furieux.

—Et j'y compte bien, car je ne suis pas égoïste,—répondit mademoiselle de Maran avec un étrange sourire.

—Venez-vous, Lancry?—dit M. Lugarto à mon mari.

—Je vous verrai ce soir au club, nous en sommes convenus,—répondit Gontran avec embarras.

—Oui, mais j'avais oublié une chose: notre homme de Londres nous attend à trois heures,—dit M. Lugarto d'un air impérieux.

A ces mots, M. de Lancry fronça les sourcils, se leva, et dit à mademoiselle de Maran:

—Madame, je vous laisse Mathilde; M. Lugarto me rappelle un engagement que j'avais oublié.

Je jetai un regard suppliant sur Gontran, il l'évita:

—Lugarto me mène,—ajouta-t-il,—gardez la voiture, je vous reverrai à dîner.

Les deux femmes qui avaient été comme moi spectatrices muettes de cette scène entre mademoiselle de Maran et M. Lugarto, s'en allèrent quelques instants après.

Je restai seule avec mademoiselle de Maran.


CHAPITRE VI.

MADEMOISELLE DE MARAN.

Longtemps et douloureusement contenue, mon indignation éclata enfin contre cette femme, qui avait osé calomnier ma mère d'une manière si atroce.

—Voilà une leçon que cet impertinent n'oubliera pas de sitôt,—me dit mademoiselle de Maran.—Il sera d'autant plus furieux que je la lui ai donnée, et ma foi fort à dessein, cette leçon, devant les deux comtesses d'Aubeterre, qui sont les plus mauvaises langues que je connaisse. Ce soir, tout Paris saura l'histoire des étoiles d'or en champ d'argent.

—Madame,—dis-je à mademoiselle de Maran,—vous devez être étonnée de me voir chez vous?

—Étonnée! Et pourquoi cela, ma chère petite?

Cet excès d'audace augmenta mon indignation.

—Écoutez-moi, madame: il n'y avait au monde que la volonté de M. de Lancry qui pût m'obliger à vous revoir après les affreuses paroles que vous avez osé prononcer contre ma mère. Tout à l'heure j'avais peur de me trouver seule avec vous; maintenant j'en ai moins de regret: je puis vous exprimer toute l'horreur que vous m'inspirez.

—Mathilde... vous oubliez...

—Je me souviens, madame, de vos cruautés, je me souviens des chagrins dont vous avez abreuvé mon enfance et ma jeunesse. Pourtant j'aurais pu vous les pardonner en faveur du bonheur dont je jouis depuis mon mariage, bonheur auquel vous avez sans doute involontairement contribué...

—Involontairement, non, ma chère petite, je savais bien ce que je faisais; c'est justement pour cela que votre ingratitude...

—Mon ingratitude? Cette raillerie est cruelle, madame!

—Eh... oui... oui... votre ingratitude,—s'écria mademoiselle de Maran en m'interrompant avec colère.—Oui, vous êtes une ingrate de ne pas avoir apprécié ce que je faisais pour vous... en empêchant votre mari de se couper la gorge avec ce misérable M. de Mortagne.

—Fallait-il, madame, recourir à une épouvantable calomnie pour empêcher ce malheur? D'ailleurs, Gontran m'avait promis...

—Belle promesse qu'il n'aurait pas tenue!... au lieu que maintenant il respectera celui qu'il croit votre père...

—Maintenant,—m'écriai-je,—osez-vous croire M. de Lancry capable d'ajouter foi à un si abominable mensonge? Ah! madame, j'aime bien mon mari, je sens mon amour assez puissant pour résister à toutes les épreuves, à son abandon même... il n'est au monde qu'une occasion où mon cœur trouverait la force de l'accuser... ce serait le jour où... Mais, non... non... c'est impossible, impossible! Tout à l'heure encore il m'a répété que cette affreuse calomnie était détruite par son exagération même.

—Eh bien! alors de quoi vous plaignez-vous? Si Gontran n'y croit pas, si M. de Mortagne n'y croit pas, quel mal vous ai-je fait? J'ai peut-être empêché un événement sinistre, voilà tout; laissez-moi donc tranquille.

—Voilà tout, madame? Et pourtant vous l'avez vu, je n'ai pu résister à la violence de cet horrible coup.

Je ne pus retenir mes larmes en prononçant ces derniers mots. Mademoiselle de Maran se leva, vint à moi, et prit un accent presque affectueux:

—Allons, allons, calmez-vous; sans doute j'ai eu tort, chère petite; j'ai voulu faire le bien à ma façon... je m'y suis mal pris, parce que je n'en ai pas l'habitude. Que voulez-vous? dans cette occasion j'ai peut-être agi comme une vipère qui se serait crue une sangsue... mais il faut pourtant tenir compte à cette pauvre vipère de sa bonne volonté.

Cette hideuse plaisanterie me révolta.

—Je vous connais trop, madame, pour croire à un bon sentiment de votre part; votre méchanceté même ne se contente pas du présent, elle embrasse l'avenir et le passé; ces paroles, vous ne les avez pas dites sans en calculer le résultat; elles cachent quelque odieuse arrière-pensée qui ne se révélera que trop tôt peut-être.

—Eh bien! après?—s'écria mademoiselle de Maran avec impatience.—Qu'est-ce que vous voulez conclure de tout ça? Ce qui est fait est fait, n'est-ce pas? Gontran veut que vous continuiez à me voir, vous lui obéirez. A quoi bon récriminer sur ma méchanceté? Je suis comme cela, et trop vieille pour changer... De deux choses l'une, ou mon aversion contre vous n'est pas éteinte, ou elle l'est... Si elle l'est, vous n'avez rien à craindre de moi, et vos reproches sont inutiles; si elle ne l'est pas, tout ce que vous me dites ou rien c'est la même chose. Vous ne pouvez pas me nuire, et moi je puis vous nuire; ne tentez pas de lutter. Je peux, je sais bien des choses... Vous avez vu comme je l'ai arrangé ce Lugarto, à qui son opulence colossale et la platitude du monde semblent donner un brevet d'audace et d'insolence!... maintenant il sait que quand je mords, je mords bien, et que la cicatrice reste... Il me haïra, ça, j'y compte bien; mais en même temps il me craindra comme le feu; car, si je m'acharne après lui, je le traquerai de salon en salon et je ne le ménagerai pas... Aussi maintenant je le tiens dans la main... ce vilain homme! Or, rappelez-vous bien, chère petite, qu'il aimera toujours mieux prendre pour ennemis mes ennemis que de m'avoir à ses trousses. Vous m'entendez, n'est-ce pas?—ajouta ma tante en me lançant un regard d'ironie cruelle;—aussi je ne dis rien de plus. Seulement ne me poussez pas à bout et soyez gentille.

Je restai accablée d'effroi... Je ne pouvais prononcer une parole. Ce que me disait mademoiselle de Maran n'était que trop vrai: elle seule pouvait se mettre assez au-dessus des convenances pour attaquer si impitoyablement M. Lugarto dans son orgueil, et le dominer ainsi par la frayeur.

Je frémis en songeant à la possibilité de je ne sais quel monstrueux accord conclu entre cet homme et mademoiselle de Maran, accord basé sur leur méchanceté commune.

Un invincible pressentiment me disait que Gontran subissait malgré lui l'influence de M. Lugarto. A quelle cause fallait-il attribuer cette influence; c'est ce que j'ignorais. Assaillie par ces soupçons, je reconnaissais que les menaces de mademoiselle de Maran n'étaient pas vaines.

Oh! ce fut un moment affreux que celui où je me sentis forcée de contenir mes ressentiments devant cette femme qui avait outragé la mémoire de ma mère!

—Allons, allons, je vois que nous nous entendons, n'est-ce pas?—me dit mademoiselle de Maran avec son sourire sardonique.—Vous irez à ce bal du matin de madame l'ambassadrice d'Angleterre; j'irai peut-être aussi pour méduser ce Lugarto, et le tenir dans ma dépendance. Dites donc, chère petite, est-ce que vous ne trouvez pas que je lui ai donné un joli échantillon de mon savoir-faire? Examinez bien demain son visage de cire jaune quand il m'apercevra... ça vous amusera et moi aussi... Peut-être je vous l'immolerai... cet archimillionnaire... peut-être, au contraire... Mais je ne dis rien... Qui vivra verra.

Je quittai ma tante dans un état d'inquiétude inexprimable; je me rappelai son entretien avec une sorte de terreur sourde. De tous côtés je ne voyais que haine, que périls, que perfidies cachées. J'aurais préféré de franches menaces aux sinistres réticences de mademoiselle de Maran.

Je rentrai chez moi absorbée par ces tristes pensées. Dans un moment de désespoir, je songeai à M. de Mortagne; mais, grâce à ma tante, je ne pouvais même penser à mon unique protecteur sans un souvenir douloureux, sans me rappeler les scènes cruelles qui avaient précédé et suivi mon mariage.

Ma voiture s'arrêta un moment avant que d'entrer dans la cour. Machinalement je jetai les yeux sur la maison qui était en face de la nôtre.

Au second étage, à travers un rideau à demi soulevé, je reconnus M. de Mortagne, assis dans un grand fauteuil; il me parut très-pâle, très-souffrant; il me fit rapidement un signe de la main, comme pour me dire qu'il veillait sur moi, puis le rideau retomba.

J'eus un moment d'espérance ineffable; je me sentis plus forte, moins effrayée, en sachant cet ami près de moi; je ne doutai pas de son appui dans un cas extrême. Je remerciai la Providence des secours imprévus qu'elle semblait ainsi m'offrir.

M. de Lancry n'était pas encore rentré; je m'habillai pour dîner, me rappelant avec des regrets pleins d'amertume que, dans notre charmante retraite de Chantilly, je me faisais belle aussi, et que j'arrivais près de Gontran radieuse et fière de mon bonheur.

Hélas! deux jours à peine me séparaient de ce passé si enchanteur, déjà il me semblait que des mois s'étaient écoulés depuis ce temps heureux!

Sept heures sonnèrent, Gontran ne vint pas.

Je ne commençai à m'inquiéter sérieusement que vers les huit heures; je fis demander par Blondeau au valet de chambre de M. de Lancry s'il avait donné quelque ordre; il n'en avait donné aucun; on l'attendait pour dîner.

A huit heures et demie, ne pouvant vaincre mes craintes, je me décidai à envoyer un de nos gens à cheval chez M. Lugarto, afin de savoir si M. de Lancry n'y était pas resté; j'écrivis un mot à mon mari, en le suppliant de me rassurer.

M. Lugarto demeurait rue de Varennes; je recommandai la plus grande promptitude; j'attendis le retour de mon messager avec une pénible impatience.

Une demi-heure après, Blondeau entra.

—Eh bien?—m'écriai-je.

—M. le vicomte est chez M. Lugarto, madame; monsieur a fait répondre à Jean que c'était bon, et qu'on prévienne madame qu'il ne reviendrait que très-tard.

Je ne fus rassurée qu'à demi. Pour que Gontran m'eût ainsi oubliée, il fallait sans doute qu'il eût de graves préoccupations; je l'attendis.

Hélas! pour la première fois je connus cette anxiété dévorante avec laquelle on compte les minutes, les heures; ces tressaillements d'espoir que cause le moindre bruit, et les mornes abattements qui leur succèdent.

J'avais envoyé ma pauvre Blondeau chez le portier, en lui recommandant de guetter le retour de M. de Lancry et de venir tout de suite m'en faire part. Sans les événements de la journée, de telles angoisses eussent été puériles, mais tout ce qui s'était passé les excusait peut-être.

A minuit, Gontran n'avait pas paru; alors les frayeurs les plus folles, les plus exagérées, s'emparèrent de moi. Je me souvins des sinistres regards que M. Lugarto avait jetés sur Gontran. Sans réfléchir au peu de vraisemblance de mes craintes, je crus M. de Lancry en danger, je demandai ma voiture, je dis à Blondeau de m'accompagner.

—Mon Dieu! où voulez-vous aller, madame?

—A la porte de M. Lugarto. Tu monteras chercher M. de Lancry, tu lui diras que je suis en bas à l'attendre. Je ne puis supporter un moment de plus cette incertitude.

—Mais, madame, rassurez-vous.

A cet instant, un bruit presque imperceptible arriva à mon oreille, c'était la grande porte qui se refermait; un instinct inexplicable me dit que Gontran venait de rentrer.

Sans songer à ce que je faisais, je sortis de ma chambre, je courus au-devant de mon mari; je le trouvai dans le salon qui précédait sa chambre à coucher.

—Vous voilà, mon Dieu! vous voilà! Ne vous est-il rien arrivé?—m'écriai-je d'une voix défaillante, en lui prenant les mains.

—Rien, rien; mais passons chez vous,—me dit M. de Lancry, en me montrant son valet de chambre d'un coup d'œil irrité.

Je compris le peu de convenance de cette scène devant nos gens; mais mon premier mouvement avait été tout irréfléchi.

Je craignis d'avoir contrarié Gontran; mon cœur se serra lorsque je fus seule avec lui. Alors seulement je remarquai qu'il était très-pâle, très-défait.

—Mon Dieu! Gontran, que vous est-il arrivé?—m'écriai-je.

—Et que vouliez-vous qu'il m'arrivât? Êtes-vous folle! Tout cela n'est-il pas naturel, très-naturel?—ajouta-t-il d'un air qui me parut presque égaré, et en riant d'un rire sardonique qui m'épouvanta.—Quoi de plus simple? J'ai retrouvé le meilleur de mes amis, le tigre que j'ai dompté, vous savez... Je vous présente ce cher Lugarto; il vous trouve charmante; vous le traitez avec le dernier mépris... Il va chez votre tante, qui l'accable des plus sanglantes épigrammes... Lui qui a le caractère le meilleur, le plus inoffensif, le plus généreux, prend ces malices en très-bonne part; il en rit comme j'en ris moi-même maintenant, fort gaiement... C'est qu'en effet il n'y avait rien de plus piquant, de plus gai que vos épigrammes et que celles de votre tante; elles étaient avec cela d'un à-propos inouï.

La voix de M. de Lancry était saccadée, interrompue par des éclats de rire brusques, nerveux; il me parlait presque sans me voir, et en marchant avec agitation, comme s'il eût été en délire.

—Mon Dieu!... mon Dieu!... Gontran, vous m'épouvantez... Par pitié... dites... qu'avez-vous?

Mon mari s'arrêta brusquement devant moi, passa ses deux mains sur son visage, me parut revenir à lui, et me dit d'une voix terrible:

—Ce que j'ai?... ce que j'ai?... Vous ne savez donc pas quel est l'homme que vous et votre tante avez impitoyablement raillé? Votre infernale tante a fini tantôt ce que vous avez si bien commencé ce matin. Ah! Mathilde!... Mathilde!... qu'avez-vous fait?... Malheureuse femme! que les suites de votre imprudence n'atteignent que moi! ajouta Gontran d'un accent douloureux en quittant ma chambre...

Je voulus le suivre... D'un geste impérieux il me commanda de rester.


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