Mathilde: mémoires d'une jeune femme
—Mon Dieu!—dis-je à madame de Richeville en essuyant mes yeux, car j'étais profondément émue,—mon Dieu! que je regrette qu'il s'agisse de moi, car je ne puis dire assez combien j'admire ce langage!
—Et encore, ma chère Mathilde, je vous le rends mal, je l'affaiblis, j'en suis sûre; et puis comment vous peindre la majesté de la physionomie du prince, le noble courroux qui fit rougir son front sous ses cheveux blancs, lorsqu'il qualifia l'indigne conduite de votre mari, et l'expression d'ineffable bonté avec laquelle il parla de vous! Encore une fois, chère enfant, il faut renoncer à vous rendre l'effet de cette scène; vous savez que le prince et la princesse personnifient l'honneur, la religion, la dignité, la naissance. Jugez donc, encore une fois, de l'imposante grandeur de cette scène, qui avait pour témoin l'élite de Paris! Maintenant, avez-vous le courage de blâmer M. de Rochegune de son indiscrétion?
—Non, sans doute,—m'écriai-je en prenant la main de madame de Richeville,—car je dois à son indiscrétion un des plus doux moments de ma vie.
—N'est-ce pas?
—Si ce n'était vous qui me racontiez cela, mon amie, j'aurais de la peine à croire ce que j'entends, tant cette scène me semble loin de nos habitudes, de nos mœurs, de notre temps.
—Mais aussi,—s'écria madame de Richeville,—croyez-vous que le prince, que la princesse, que M. de Rochegune soient beaucoup de notre temps?... Je ne parle pas de vous, chère enfant, vous me gronderiez; mais croyez-vous qu'il se rencontre souvent un homme d'une loyauté si reconnue, qu'il vous honore et vous place, pour ainsi dire, plus haut encore dans l'opinion publique par un aveu qui, dans la bouche de tout autre, eût à jamais compromis votre réputation? Comment, l'autorité de ce caractère chevaleresque est telle, la confiance qu'il inspire est si grande, que des personnes qui représentent ce que la société a de plus éminent, de plus vénéré, consacrent l'amour de cet homme pour une femme qui n'est pas la sienne, tant cet amour est sublime, tant cette femme est digne de cet amour!... Ah! Mathilde... Mathilde...—me dit madame de Richeville avec un accent de bonté et de remords qui me navra,—jamais je n'ai mieux senti la distance qui existe entre vous et moi... jamais je n'ai plus amèrement regretté les fautes que j'ai commises...
—Qu'osez-vous dire?—m'écriai-je,—voulez-vous mêler quelque amertume à cet hommage que je mérite si peu?... Qu'ai-je donc fait, mon Dieu! pour être digne de ces louanges, de cet intérêt que je dois à votre constante et ingénieuse amitié? N'est-ce pas vous qui avez mis tout l'esprit de votre cœur à faire valoir ma seule qualité, bien négative, hélas! la résignation? Mon Dieu! est-ce donc si difficile de souffrir? Ai-je seulement lutté? Ai-je seulement prouvé mon amour par quelque trait de dévouement? Non: je l'aurais fait, sans doute, je le crois; mais enfin, l'occasion ne s'est pas présentée. Je n'ai pas montré un de ces caractères énergiques qui se sacrifient courageusement à de nobles infortunes, qui n'hésitent pas entre leur bonheur et celui d'êtres qui méritent l'intérêt et la sympathie des honnêtes gens. Non, non, encore une fois, non; j'ai aimé avec la lâche abnégation d'une esclave un homme indigne de moi, et par cela même mes souffrances ont manqué de grandeur. Ne me comparez donc pas à vous, qui avez su si vaillamment reconquérir mille fois plus que vous n'aviez perdu... Contre quelle séduction ai-je lutté? Cet amour même dont je suis fière, je l'avoue, que m'a-t-il coûté à inspirer?... Rien... Je n'ai eu qu'a me laisser aimer. Ce n'est pas ma fausse modestie qui me donne ces convictions; mais je vous jure, mon amie, que je suis encore à comprendre la passion que j'ai inspirée à M. de Rochegune. Certes, je sens en moi de généreux instincts; mais ce ne sont pas mes pressentiments que M. de Rochegune aime en moi. Enfin, mon amie, on vante la délicatesse, la pureté de cet amour; mais cette délicatesse, cette pureté ne me coûtent pas, je n'ai pas même à lutter contre des ressentiments plus vifs. Si je compare ce que j'éprouve auprès de M. de Rochegune à ce que je ressentais auprès de M. de Lancry avant mon mariage, et pendant les rares moments de bonheur que j'ai goûtés... quelle différence!... Au fond de toutes mes émotions d'alors, si heureuses qu'elles fussent, il y avait toujours de l'embarras, de l'inquiétude; auprès de M. de Rochegune, il n'y a rien de tel. Lorsqu'il est là, j'éprouve un bien-être, une sérénité indicibles; au lieu de précipiter ses pulsations, mon cœur semble battre plus également qu'à l'ordinaire; la présence, la conversation, les aveux mêmes de cet ami bien cher ne me troublent pas; j'éprouve ces épanouissements de l'âme qu'excitent toujours en moi l'admiration de ce qui est généreux et bon, la lecture d'un beau livre, la contemplation d'un noble spectacle ou le récit d'une action héroïque.
Madame de Richeville me regarda d'abord avec étonnement, puis elle secoua la tête en souriant avec tristesse.
—Tout ce que je désire est que ce calme dure, ma chère Mathilde. Je vous connais; lors même que vos principes ne seraient pas ce qu'ils sont, votre amour est maintenant placé si haut à la face de tous, que vous mourrez plutôt que de renoncer à cette gloire unique ou de la profaner.
—S'il faut tout vous dire,—repris-je en rougissant,—je suis quelquefois effrayée de ne pas me sentir plus d'exaltation, plus d'enthousiasme pour M. de Rochegune, quoique j'apprécie mieux que personne ses rares qualités. On dit que l'amour le plus vivace n'est pas celui qui se développe subitement comme ces plantes éphémères qui germent, croissent et meurent en un jour... mais celui qui jette peu à peu ses invisibles racines au plus profond du cœur, mais celui qui croît sourdement et que l'on ne soupçonne pas, parce que ses envahissements sont insensibles... Eh bien! oui, quelquefois je crains que mon calme attachement pour M. de Rochegune ne cache un sentiment plus vif dont je sentirai bientôt peut-être la naissante ardeur... Alors, mon amie... si je résiste à ces entraînements, si j'en triomphe, je serai digne de vos éloges, de ceux que le monde m'accorde; mais à présent... la vertu m'est trop facile pour que je m'enorgueillisse.
. . . . . . . . . .
CHAPITRE X.
CORRESPONDANCE.
Quelques jours après la conversation que je viens de raconter, je reçus ces deux nouvelles lettres de M. de Lancry par la voie mystérieuse dont j'ai déjà parlé.
Ces lettres, adressées à la même personne inconnue, étaient encore accompagnées d'un bouquet de fleurs vénéneuses, symbole du souvenir de M. Lugarto.
M. DE LANCRY A ***.
Paris, mars 1834.
«Tout m'accable à la fois; c'est à devenir fou de rage et de honte. Voici maintenant que le monde s'imagine de moraliser et de me mettre au ban de certaines coteries prudes et revêches.
«Je me serais complétement moqué de ces vertueuses philippiques si elles n'avaient pas eu quelque réaction sur cette femme qui semble née pour mon malheur et que je ne puis néanmoins m'empêcher d'aimer plus follement que jamais.
«Quand vous lirez ceci au fond de vos bruyères sauvages, vous vous demanderez, j'en suis sûr, si nous revenons au temps des Amadis et des Galaor.
«Je ne sais si vous avez autrefois rencontré dans le monde un marquis de Rochegune, homme assez original, fort riche, aussi philanthrope que l'était son père, bizarrement romanesque, allant en chevalier errant guerroyer çà et là; brave d'ailleurs, ne manquant pas d'esprit, et parlant à la chambre des pairs, aujourd'hui contre ses amis, demain pour ses ennemis, si amis ou ennemis heurtent ses principes. Du reste, homme sans élégance, ne sachant ni jouir ni se faire honneur de sa fortune, car il a plus de trois cent mille livres de rentes et en dépense à peine soixante, dit-on. On prétend qu'il donne beaucoup en aumônes, mais dans le plus grand secret; c'est plus économique. Quant à sa figure, elle est assez caractérisée, mais dure et sans charme. Cependant les femmes sont si singulières, qu'en Italie, en Espagne, et même à Paris, il a eu assez d'aventures pour pouvoir prétendre à des succès moins sérieux que ceux qu'il ambitionne.
«Après un voyage de deux ou trois ans, il est revenu cet hiver à Paris. Ses traits se sont incroyablement bronzés sous le soleil d'Orient. Cet agrément, joint à d'épaisses moustaches brunes et à quelque chose de hautain, d'âpre et de cassant dans ses manières, lui donne la physionomie d'un bravo italien; mais, avec sa stupidité habituelle, le monde, admirant toujours ce qui est nouveau, s'est engoué de ce philanthrope-matamore, de ce soldat-avocassier, de ce millionnaire avare, et à cette heure on ne jure que par lui.
«Si vous me demandez pourquoi je m'étends avec autant de complaisance sur ce portrait, c'est que M. de Rochegune est tout simplement l'amant de ma femme... Ne prenez pas ceci au moins pour du cynisme: en parlant de la sorte, je suis l'écho des gens les plus graves, les plus religieux, qui ont pris ce bel et touchant amour sous leur patronage. Oui, ils ont proclamé madame de Lancry libre de tous liens envers moi; l'unique condition qu'ils ont mise à ce divorce au petit pied est qu'elle garderait mon nom pur et sans tache. Sauf ces réserves, elle est donc parfaitement autorisée à goûter en paix et au grand jour toutes les chastes douceurs de l'amour platonique avec M. de Rochegune: vu que je suis un misérable, et que j'ai abandonné ma femme pour vivre avec ma maîtresse dans un cynisme révoltant.
«Savez-vous qui s'est ainsi porté accusateur public devant la société au nom de ma compagne outragée? c'est le vieux prince d'Héricourt, l'homme pur et honorable, le grand seigneur par excellence. Vous m'avouerez qu'il joue là un singulier rôle, d'autant plus singulier que son réquisitoire moral est venu à propos d'une nouvelle excentricité de M. de Rochegune, qui un beau jour a trouvé charmant de déclarer devant tout Paris qu'il aimait passionnément ma femme, et que celle-ci le lui rendait bien, en tout bien et tout honneur, s'entend...
«Là-dessus le vieux prince et la princesse (une angélique dévote, notez bien cela) se sont mis à crier bravo, à féliciter M. de Rochegune de sa franchise. Enfin l'enthousiasme ou plutôt le ridicule engouement a été tel, qu'une femme du mes amies, qui m'a raconté cette scène, m'a avoué, tout en se moquant beaucoup d'elle-même, qu'un moment elle n'avait pu résister à l'exaltation générale.
«Vous le savez, tout est mode à Paris; aussi est-on pour l'instant affolé de ce qu'on appelle la loyauté chevaleresque de M. de Rochegune. Les femmes en perdent la tête, les hommes le jalousent ou le craignent. Madame de Lancry est citée comme un modèle admirable de vertueuse passion; et pour le quart d'heure, l'amour platonique et ses innocentes consolations font fureur.
«Avec tout ce platonisme-là, je suis quelquefois très-tenté de regarder M. de Rochegune comme le plus grand roué que je connaisse. Il n'y aurait rien de plus commode que cette nouvelle manière de conduire une liaison: on afficherait une femme le plus franchement, le plus vertueusement du monde, et, à l'abri de ce complaisant et chaste manteau, on rirait des niais et des bonnes âmes...
«Pourtant, non, non, je connais ma femme; ou elle est incroyablement changée, ou mon nom est toujours resté sans tache. De son côté, Rochegune est assez original pour trouver du piquant dans cet amour éthéré, dont l'immatérialité durera... ce qu'elle pourra.
«Encore une fois, de tout ceci je me moquerais fort si les paroles sévères et gourmées du vieux prince d'Héricourt n'avaient eu pour moi de dures conséquences; je ne puis le nier, c'est une espèce d'oracle considéré et très-écouté; il a flétri ce qu'il a appelé l'indignité de ma conduite envers ma femme, disant que la société devait venger madame de Lancry en me témoignant une froideur significative. Malheureusement ces paroles ont eu de l'écho: des rivaux qui m'enviaient, des sots dont j'avais blessé l'amour-propre, de jeunes femmes que j'avais trompées, les laides que j'avais dédaignées, ont accueilli ces beaux propos du prince, et je m'aperçois depuis quelques jours qu'on me reçoit dans le monde avec un silence morne, une politesse glaciale, mille fois plus blessantes que l'impertinence, car je ne puis pas trouver le prétexte de me plaindre ou de me fâcher.
«Si le prince d'Héricourt n'était pas un vieillard, je serais remonté à la source de cette misérable ligue, et je l'aurais provoqué; mais il n'y faut pas songer. Il me reste le Rochegune: vingt fois par jour, je suis tenté de me battre avec lui; mais je crains le ridicule: on croirait peut-être que ma jalousie cause ce duel. Pourtant j'aimerais à tuer cet homme, car je l'exècre; de tout temps il m'a été souverainement antipathique: il était l'ami de Mortagne, que je n'ai plus à détester. Avant mon mariage, je le trouvais déjà insupportable par ses affectations de charités obscures, de bienfaits mystérieux; mais au moins il n'avait pas cette physionomie impérieuse, cette attitude insolente qu'il a maintenant.
«L'autre jour, je l'ai rencontré; il était à cheval et moi aussi. Le sang m'a monté au visage; j'espérais qu'il ne me saluerait pas, et peut-être aurais-je été assez fou pour lui chercher querelle. Malédiction! il m'a salué; mais son salut a été un de ces outrages sans nom, sans forme, qu'on ressent jusqu'au vif et dont on ne peut se plaindre: il m'a semblé lire sur ses traits durs et impassibles, dans son regard sévère et perçant, qu'en moi il saluait l'homme dont madame de Lancry portait le nom, ou qu'il saluait peut-être le mari de sa maîtresse; car, après tout, je suis bien sot de croire à la vertu de ma femme! Mais encore non, non, malgré moi, je voudrais la croire coupable quelquefois: il me semble que je respirerais plus à l'aise... que mes torts me seraient moins odieux; mais je ne puis compter sur ses faiblesses: elle n'aura jamais l'énergie de commettre une faute; elle saura pleurer, gémir, mais se venger... jamais. Tout en y réfléchissant j'aime mieux croire à sa vertu: quoique je n'aie aucun amour pour elle, il me serait peut-être plus pénible que je ne le pense de la savoir coupable: ce serait une blessure de plus à mon amour-propre.
«Ce qui m'obsède, ce qui m'irrite au dernier point, c'est de voir que personne ne trouve ce Rochegune ridicule; dans cette circonstance, qui prête tant à la moquerie, vingt autres à sa place auraient été hués. Que devient donc la méchanceté du monde? ou bien quel pouvoir a donc cet homme qui joue avec le feu, qui réussit là où tous les autres échoueraient? Comment fait-il pour se mettre très à la mode en affichant des principes qui réhabilitent, ne fût-ce que pour quinze jours, l'amour platonique, ce rêve caduc et niais des enfants, des pensionnaires ou des vieillards?... Non, non, il est impossible qu'il joue ce jeu-là franchement...
«Et pourtant si c'est une rouerie, ne trouvez-vous pas cet homme plus étonnant encore? Prendre pour dupes, pour complaisants, pour défenseurs, des personnes comme le prince d'Héricourt et sa femme... n'est-ce pas admirable? Tenez... c'est un problème que cet homme! mais quel qu'il soit, je le hais, oh! je le hais jusqu'au sang... surtout depuis quelque temps; je ne sais pourquoi. C'est une haine sourde; c'est comme un pressentiment que cet homme me fera du mal, qu'il me blessera dans ce que j'ai de plus cher...
«Après tout, pourquoi prendre tant de détours avec vous? je vous écris pour épancher ma bile, pour exhaler tous les bouillonnements de mon âme. Eh bien! depuis que, directement ou indirectement, cet homme a été cause du froid accueil qu'on me fait dans le monde, Ursule est devenue intraitable à mon égard. Je ne sais si elle se trouve humiliée des humiliations qu'on m'impose, je ne sais si son amour-propre en souffre pour elle ou pour moi; mais elle a osé me dire que je méritais ce traitement par mon odieuse conduite envers ma femme; elle a osé me dire que la société faisait bien de me flétrir ainsi, et qu'elle devrait user plus souvent de cette sorte de vengeance, qui peut atteindre des vices ou des crimes qui échappent aux lois.
«—Mais,—me suis-je écrié stupéfait de cette audace,—n'êtes-vous pas attaquée comme moi, insultée comme moi?
«—Eh! m'entendez-vous me plaindre?—m'a-t-elle répondu.—Le monde est juste; j'ai voulu, à quelque prix que ce fût (et à quel prix, mon Dieu!), être une femme à la mode, briller à Paris, être l'idole de ses fêtes... Tout cela, je l'ai été. L'on croit que c'est par amour que je vous ai enlevé à votre femme, et l'on me trouve odieuse; on a raison: si l'on savait que je ne vous ai jamais aimé, on me trouverait bien plus odieuse, bien plus infâme encore, et l'on aurait toujours raison.»
«Je vous le demande, n'était-ce pas à la tuer de mes propres mains? Mais elle m'avait, depuis si longtemps, habitué à ses boutades, à ses caprices, que je n'aurais pas attaché beaucoup d'importance à ses duretés, si, depuis quelque temps, son humeur n'était devenue étrangement sombre, taciturne.
«Je n'ose dire, même à vous, les folies que j'ai faites pour la sortir de l'espèce de mélancolie morne où elle est plongée. Tout a été vain; maintenant elle refuse de descendre chez mademoiselle de Maran. Celle-ci, qui a subi la fascination de cette femme, est aussi impuissante que moi à la distraire. Ursule l'accueille tantôt avec indifférence, tantôt avec dédain. Elle passe des journées entières seule à lire ou à rêver; sa femme de chambre, qui est à moi, me dit que sa maîtresse doit être sous l'empire d'un profond chagrin, qu'elle ne la reconnaît plus, qu'elle se promène quelquefois des heures entières dans sa chambre en marchant avec agitation; puis qu'elle tombe, accablée, en se cachant la tête dans ses mains.
«Je la trouve en effet changée; elle maigrit, elle perd ce coloris qui la rendait d'une fraîcheur idéale, elle perd ce léger embonpoint qui donnait tant de charmes à sa taille élancée; ses yeux se creusent: depuis un mois je ne l'ai pas vue rire de ce rire moqueur et hardi, à la fois si redoutable et si séduisant chez elle.
«Par je ne sais quel caprice, elle veut souvent rester dans l'obscurité la plus complète; alors, elle refuse de recevoir personne. Lorsque j'ai vu ces symptômes de tristesse dont j'ignorais la cause, j'espérais que le chagrin détendrait peut-être ce caractère inflexible. Heureuse et gaie, j'avais prodigué l'or pour satisfaire ses moindres caprices; mélancolique et chagrine, j'aurais voulu lui offrir pour consolation des trésors d'amour délicat et passionné, trésors que j'amassais depuis si longtemps dans mon cœur, et que j'avais à peine osé lui dévoiler, tant je craignais ses railleries!
«Je me disais: Enfin, voici le moment où je pourrai la dominer, peut-être, par l'ascendant du dévouement le plus tendre. Eh bien! non, non, elle m'échappe encore... à genoux, à genoux devant elle, baignant ses mains de larmes... car cette femme me fait pleurer comme un enfant; en vain m'écriai-je: «Par pitié, dites-moi ce qui vous afflige; dites-moi vos souffrances, que je les partage; dites-moi que je puis espérer de vous consoler un peu, et vous verrez quelles ressources inouïes vous trouverez dans mon cœur. Oh! non, vous ne soupçonnez pas ce dont je suis capable pour chasser un tourment de votre cœur. Vous vous êtes quelquefois étonnée des prodiges que j'opérais pour combler vos désirs les plus insensés; eh bien! cela n'est rien, rien auprès des merveilles de tendresse que m'inspireraient votre confiance, l'espoir de vous épargner quelques souffrances!»......
«Oh! croyez-moi, ce que je disais là, pleurant aux pieds de cette femme, je le ressentais; j'éprouvais ce que jamais je n'avais ressenti jusqu'alors, une douleur profonde, un affreux brisement de cœur, seulement parce que je voyais Ursule abattue. J'ignorais la cause de ses chagrins; mais elle souffrait et je souffrais... c'étaient de continuels élancements de toute mon âme vers la sienne.
«Je vous le dis à vous, cette fois j'étais sincère; mes prières partaient du fond de mon cœur, mes sanglots du fond de mes entrailles... Mes larmes étaient âcres, brûlantes comme les vraies larmes du désespoir... Eh bien! cette femme restait muette, indifférente et sombre, comme si elle ne m'eût pas compris ou entendu.
«Mais elle est donc stupide ou folle, cette femme, de ne pas voir combien je l'aime! Elle ne sait donc pas, la malheureuse! ce que c'est que d'avoir au moins un cœur sur lequel on puisse à jamais compter! Elle ne sait donc pas combien il est rare d'inspirer une passion telle que celle qu'elle m'inspire! Elle ne sait donc pas que si criminel que soit mon amour, c'est un crime que de le jeter au vent! Elle ne pense donc pas à l'avenir! Elle ne pense donc pas qu'un jour sa jeunesse, sa beauté, ne seront plus qu'un souvenir, et qu'elle sera trop heureuse de trouver cette affection qu'elle dédaigne maintenant, cette affection qui doit être éternelle puisqu'elle a résisté à ses caprices, à ses mépris, à son ingratitude!... Mais, tenez, ceci est affreux. Je deviens fou de rage contre moi et contre elle. Je ne puis continuer cette lettre... La colère et la douleur m'aveuglent.»...
. . . . . . . . . .
Paris...
«Hier il m'avait été impossible de continuer cette lettre; je la reprends, de nouveaux événements sont arrivés. J'espère éclaircir mes idées en vous écrivant, car ma tête est un tel chaos qu'elles y bouillonnent sans ordre et sans suite.
«Rassemblons les faits et mes souvenirs. Hier, après avoir interrompu cette lettre, j'allai voir Ursule: on me dit qu'elle était souffrante, qu'elle ne recevait personne; par trois fois je me suis présenté chez elle, impossible de franchir la porte de son appartement. J'y suis retourné ce matin; quelle a été ma stupeur lorsque mademoiselle de Maran m'apprit tout émue (elle émue)! qu'Ursule venait de l'informer qu'elle désirait quitter l'hôtel de Maran, et vivre seule désormais! Sans rien écouler davantage, je cours chez Ursule; en vain sa femme de chambre veut m'empêcher d'entrer, je pénètre dans son salon presque de force: je la trouve rangeant quelques papiers dans son secrétaire.
«—Cela est-il vrai?—m'écriai-je dans mon égarement, sans lui dire à quoi je faisais allusion.
«Elle me regarda d'un air sombre et distrait, et me répondit:
«—Que voulez-vous?
«—Mademoiselle de Maran m'apprend que vous quittez cet hôtel... Cela est impossible.
«Elle haussa les épaules et me dit, continuant de mettre ses papiers en ordre:
«—Cela est possible, puisque cela est.
«—Cela ne sera pas!—m'écriai-je hors de moi...—je vous le défends; cela ne sera pas!
«—Vous me le défendez? cela ne sera pas? Et de quel droit me parlez-vous ainsi, monsieur?—reprit-elle en me regardant fièrement.
«—Légitimes ou non, j'ai des droits sur vous, et je les ferai valoir.
«—Et auprès de qui, monsieur, les ferez-vous valoir?
«—Je vous dis que je ne veux pas que vous quittiez cette maison, ou sinon je vous accompagnerai partout où vous irez!—m'écriai-je.
«—Je quitterai cette maison, monsieur, et vous ne m'accompagnerez pas.
«—Tenez, Ursule, ne me poussez pas à bout, ne m'exaspérez pas. Je vais vous dire en deux mots pourquoi vous et moi nous ne pouvons nous quitter désormais; je vous ai sacrifié ma femme, je suis presque déshonoré dans le monde. Vous voyez donc bien que nous ne pouvons pas nous quitter; fatalement nous sommes désormais enchaînés l'un à l'autre. Quel que soit mon sort, vous le partagerez. Vous entendez bien, n'est-ce pas?—lui dis-je en serrant les dents avec rage, car l'impassible sang-froid avec lequel elle m'écoutait me mettait hors de moi.
«Elle me répondit en me regardant jusqu'au fond de l'âme, et sans baisser ses yeux devant les miens:
«—Moi, je vais vous dire en deux mots pourquoi nous ne devons plus rien avoir de commun ensemble. Personne au monde n'a de droits sur moi; je quitterai cette maison quand je le voudrai; et si vous m'obsédez... quoiqu'il n'y ait rien de plus vulgaire que ce procédé, je m'adresserai à qui de droit pour être protégée contre vos poursuites.
«—Vous vous adresserez à l'autorité, à la police, sans doute?—m'écriai-je avec un éclat de rire convulsif; puis, comme dans mon étonnement je regardais machinalement autour de moi, je vis sur un sofa un domino de satin noir.
«Un éclair de jalousie me traversa l'esprit; je me souvins que la veille était le jour de la mi-carême. Saisissant le domino et le lui montrant:
«—Vous avez été cette nuit au bal de l'Opéra,—m'écriai-je,—malgré vos prétendues souffrances, malgré votre mélancolie prétendue?
«—Je suis en effet allée au bal de l'Opéra cette nuit, malgré mes souffrances, malgré ma mélancolie prétendue,—reprit-elle,—c'est ce qui vous prouve, j'espère, que mon désir de m'y rendre était bien violent.
«—Je vois tout, je devine tout,—m'écriai-je;—vous aimez quelqu'un, vous avez une intrigue, un amant; mais, par l'enfer! celui-là que vous voulez aller rejoindre si effrontément ne sortira pas vivant de mes mains... Et d'abord, je m'installe ici, je n'en bouge pas,—m'écriai-je, m'asseyant sur un sofa.
«—A votre aise, monsieur,—me dit-elle,—et, sans paraître s'apercevoir de ma présence, elle continua ce qu'elle avait entrepris.
«Ce sang-froid, cette dureté, cette impudence m'exaspérèrent; je lui arrachai des mains les papiers qu'elle tenait, et je les jetai au milieu du salon.
«Elle me regarda d'un air impassible, haussa les épaules et fit un mouvement pour sortir. Je la saisis rudement par le bras.
«—Vous ne sortirez pas,—m'écriai-je;—vous ne sortirez pas que vous ne m'ayez dit pourquoi vous êtes allée cette nuit au bal de l'Opéra sans m'en prévenir, souffrante comme vous l'êtes... car vous êtes pâle et bien changée... Malheureuse femme!—lui dis-je sans pouvoir vaincre encore mon attendrissement et mes larmes à la vue de son visage amaigri,—quel impérieux motif a donc pu vous conduire à ce bal?... Répondez...
«Sans me dire un mot, elle se dégagea doucement de mon étreinte; j'étais devant la porte, lui barrant le passage: elle s'assit, appuya son coude sur le bras d'un fauteuil, posa son menton dans sa main, et resta ainsi immobile et muette. Je connaissais ce caractère intraitable; la douceur, la prière n'en obtenaient pas plus que les menaces et la violence; je m'humiliai lâchement encore une fois. La résolution qu'elle venait de prendre était si brusque, elle brisait si affreusement mes espérances, que je voulus tenter les derniers efforts pour fléchir cette femme; je lui dis tout ce que peuvent inspirer la passion la plus désordonnée, le dévouement le plus aveugle, le désespoir le plus vrai, le plus douloureusement vrai... prières, sanglots, emportements, tout fut vain, tout échoua devant ce cœur de marbre. Voulant à tout prix la faire sortir d'un silence qui m'exaspérait, j'allai jusqu'à l'injure, jusqu'aux reproches les plus ignobles; rien, rien... pas un mot.
«On eût dit une statue. Elle ne m'entendait même pas. Son esprit était ailleurs. Son regard vague, distrait, semblait suivre je ne sais quelle pensée dans l'espace: par deux fois un faible et triste sourire erra sur ses lèvres, et elle fit un léger mouvement de tête, comme si elle eût répondu à une réflexion intérieure.
«Désespéré, je descendis chez mademoiselle de Maran. Toujours égoïste, cette femme ne voyait dans la détermination d'Ursule que ce qui la touchait personnellement. Elle s'écria, dans un dépit furieux, qu'une fois Ursule partie, l'hôtel de Maran redeviendrait désert; qu'elle s'était habituée à l'esprit d'Ursule, à son enjouement; qu'elle ne pouvait maintenant supporter la pensée d'être séparée d'elle, tant l'isolement l'épouvantait; elle me conjurait d'unir mes efforts aux siens pour retenir Ursule, comme si ce n'était pas mon seul, mon unique désir; enfin, malgré son avarice croissante, mademoiselle de Maran s'écria qu'elle ne regarderait à aucun sacrifice pour garder Ursule auprès d'elle; que si les 40,000 fr. qu'elle me donnait ne suffisaient pas pour rendre sa maison agréable, elle me donnerait davantage, tout ce qui serait nécessaire, dût-elle entamer ses capitaux; il lui restait si peu d'années à vivre qu'elle pouvait faire cette folie, disait-elle...
«J'entre dans ces détails pour vous montrer l'influence d'Ursule: elle pouvait vaincre l'avarice sordide de mademoiselle de Maran, qui jusqu'alors avait honteusement abusé de ma prodigalité et m'avait à grand'peine donné annuellement l'argent qu'elle m'avait promis pour tenir sa maison.
«Nous remontâmes auprès d'Ursule avec mademoiselle de Maran. Celle-ci la supplia, mit en œuvre tout son esprit, toutes ses flatteries pour la décider à ne pas la quitter, Ursule fut inflexible. Mademoiselle de Maran pleura (mademoiselle de Maran pleurer!), s'écria que le sort d'une pauvre vieille femme, seule et abandonnée aux soins de ses valets, était horrible; qu'elle avouait avoir été assez méchante pour s'être fait tant d'ennemis; qu'une fois Ursule partie, personne ne viendrait la voir; que la révolution de juillet avait dispersé les anciennes relations sur lesquelles elle aurait pu compter. Ursule fut inflexible.
«Alors mademoiselle de Maran, entrant dans un accès de rage furieuse, lui fit les plus sanglants reproches, lui parla de son ingratitude, de son inconduite. Ursule sourit, et ne dit pas un mot. Enfin nous lui demandâmes comment elle vivrait; elle nous répondit qu'il lui restait environ trente mille francs de sa dot, et que cela lui suffirait.
«Telle est la cruelle position où je me trouve; je connais assez le caractère d'Ursule pour être certain qu'à moins d'un prodige, elle ne changera rien à ses résolutions. Je l'ai quittée il y a deux heures sans avoir pu en arracher une parole; j'ai beau me torturer l'esprit pour deviner la cause de cette brusque détermination, je n'y parviens pas plus que je ne parviens à pénétrer la cause du chagrin, de l'accablement où je la vois depuis quelque temps.
«Chez elle, cela ne peut être le remords de sa faute. D'abord je l'avais soupçonnée d'éprouver une passion réelle et profonde; mais quoique je l'aie vue en coquetterie avec plusieurs hommes de sa société, quoique j'aie eu souvent des doutes sur sa fidélité, doutes qui ne sont d'ailleurs jamais devenus des certitudes, rien dans ses relations mondaines avec les gens dont j'étais le plus jaloux n'avait eu le caractère de la passion: Ursule était avec eux comme avec moi, inégale, capricieuse, fantasque, hautaine; mais jamais je ne l'avais vue triste et rêveuse comme elle l'est depuis un mois...
«Mais... tenez... une idée... me vient à l'instant: oui... pourquoi non?... Ne riez pas de pitié... Pourquoi la tristesse croissante d'Ursule ne serait-elle pas causée par le regret de m'avoir fait dissiper plus de la moitié de ma fortune?
«Ce qui m'a toujours invinciblement soutenu dans mon amour malgré les caprices et les hauteurs d'Ursule, c'est cette conviction profonde, qu'elle ressentait pour moi un amour bien plus vif que celui qu'elle avouait, dissimulant ainsi et par orgueil, et dans la crainte de me laisser pénétrer l'influence que j'avais sur elle; croyant me dominer plus sûrement par ces alternatives de tendresse, de froideur ou de dédain.
«En quittant si brusquement mademoiselle de Maran sans me dire la raison de ce départ, pourquoi Ursule ne voudrait-elle pas me prouver qu'elle m'aime pour moi-même en renonçant aux splendeurs dont je l'ai entourée jusqu'ici? Dites, pourquoi non? Vaincue enfin par tant de preuves de passion, cette femme n'est-elle pas assez bizarre pour dédaigner maintenant ce luxe qui l'avait d'abord séduite? Peut-être elle rêve une vie obscure et tranquille dans quelque coin éloigné de la France ou dans un pays étranger... Si cela était... si cela était... oh! j'en mourrais de joie. Elle a totalement bouleversé mes goûts, mes habitudes; maintenant je déteste autant le monde que je l'aimais. Mon seul vœu serait de couler mes jours près d'elle au fond de quelque solitude ignorée; au moins là elle serait toute à moi, il n'y aurait pas une minute de sa vie qui ne m'appartînt.
«Ne prenez pas ceci pour de vaines paroles, pour des exagérations. Voilà plus de deux années que dure cette liaison, et j'aime Ursule plus ardemment, plus désespérément encore que le premier jour. Je me connais, je sais les ressources de son esprit si piquant, si original, si imprévu; sa beauté toujours provocante n'est-elle pas pour ainsi dire toujours nouvelle? posséder une telle femme, n'est-ce pas posséder tout un sérail!
«J'ai passé ma lune de miel seul avec ma femme; au bout de quinze jours tout a été dit; ç'a été une monotonie, une lourdeur de tendresse insupportable, aucun élan, aucun entrain... Au lieu qu'avec Ursule... Oh! une telle vie... avec Ursule... ce serait, je vous le répète, à en devenir fou de joie...
«Tenez... tenez... je ne me trompe pas, non, tout m'est expliqué maintenant. Après avoir si longtemps dissimulé, Ursule ne le peut plus; son amour pour moi, trop longtemps comprimé, va éclater enfin. Est-il, après tout, possible, probable, naturel, qu'une femme, si corrompue, si insensible qu'elle soit, ne se laisse pas à la fin toucher par tant d'amour?
«L'orgueil ne m'aveugle pas; je vous fais assez d'humiliants aveux pour que je puisse, d'un autre côté, me relever un peu: je suis jeune, j'ai eu assez de succès, je ne manque ni de monde ni d'esprit; j'ai été aimé, passionnément aimé, de femmes qui, aux yeux du monde, valaient bien Ursule, à commencer par ma femme et par son amie intime madame de Richeville. Pourquoi donc Ursule ne partagerait-elle pas ma passion? Elle a beau dire que, par cela même que je suis très-épris d'elle, elle ne ressent rien pour moi... ce sont des paradoxes dont elle berce son dépit; elle se sent maîtrisée par son amour, et elle ne veut pas en convenir.
«Mais ce domino... Peut-être est-elle jalouse de moi!... Oui... maintenant je me souviens de lui avoir dit, il y a quelques jours, que j'irais à ce bal de la mi-carême. Tout ce qui s'est passé hier m'a empêché d'y aller. Ursule ignorait ces changements dans mes projets; elle aura voulu m'épier. Ces allures sournoises sont quelquefois assez dans son caractère.
«Combien je me réjouis de vous avoir écrit! Je me sens mieux et plus calme en terminant cette lettre qu'en la commençant. Je renais à l'espérance. Oui, plus j'y réfléchis, plus le silence obstiné qu'Ursule a gardé sur ses projets et sur la cause de sa tristesse me paraît d'un bon augure; elle aura craint peut-être de se laisser pénétrer en me répondant. Sa distraction affectée l'a servie à souhait.
«Après deux années d'une liaison souvent troublée par la jalousie et la froideur, je l'avoue, mais enfin suivie, on n'abandonne pas ainsi un homme sans lui donner une raison, n'est-ce pas? Après les immenses sacrifices que j'ai faits pour elle, ce serait ignoble, barbare, insensé...
«Enfin, qui la forçait à revenir à Paris? Son mari était assez amoureux pour la reprendre, après la scène de Maran... J'avais bien songé à un retour à ce mari... cette femme est si bizarre!... Mais non, non... cela est impossible... Sans trop d'orgueil, je puis bien m'estimer fort au-dessus de M. Sécherin.
«Maintenant je me souviens de certaines remarques qui ne m'avaient pas d'abord autant frappé: lorsque je me suis oublié envers elle jusqu'à l'outrage, je n'ai lu dans ses yeux ni colère ni haine. C'était une complète indifférence. Or, Ursule est trop violente, trop fière, pour n'avoir pas ressenti vivement cette insulte. Une puissante raison l'a obligée de dissimuler; or, quelle peut être cette raison, sinon l'intérêt que je lui inspirais? Mon emportement même n'était-il pas une preuve de mon amour?...
«Tenez, encore une fois, je ne puis vous dire combien je me félicite de vous avoir écrit et de vous écrire; en pensant ainsi tout haut et avec confiance, de raisonnement en raisonnement, de conséquence en conséquence, je suis parti d'une impression horriblement triste pour arriver à un espoir presque réalisé.
«Je ferme cette lettre en hâte; répondez-moi courrier par courrier, maudit paresseux, car mes trois premières lettres sont encore sans réponse. Je ne vous en veux pas trop pourtant, car vous jugerez mieux de la position par l'ensemble des faits. Votre longue expérience du monde, votre froid désabusement, votre impartialité dans tout ceci, et surtout votre esprit net et ferme, vous permettront de tout apprécier clairement, de me donner des avis sérieux et surtout de me dire si vous pensez que je vois juste. Tout est là. Mon avenir dépend de cette dernière détermination d'Ursule. Elle m'a d'abord horriblement épouvanté; maintenant, au contraire, je la vois sous un jour si beau, qu'il fait rayonner à mes yeux mille adorables espérances.
«Vous allez me trouver bien lâche; mais, je vous en conjure, ne dissipez pas ces espérances sans me donner pour cela d'excellentes raisons, car vous me trouverez bien opiniâtre dans ce dernier espoir....
. . . . . . . . . .
«Quatre heures.
«Malédiction sur moi... et sur elle... Oh! sur elle! Je reçois à l'instant une lettre de mademoiselle de Maran. Ursule vient de quitter l'hôtel; on ne sait pas où elle est allée... elle a prévenu mademoiselle de Maran, par un billet, qu'elle ne la reverrait jamais... C'est horrible! Que faire? que faire?... Oh! mes pressentiments... Oh! mes folles et stupides espérances... Maintenant je vois tout... mais je serai vengé. Répondez moi... répondez-moi... Ah! je suis bien malheureux... Rage et enfer... je serai vengé!
«G. De Lancry.»
CHAPITRE XI.
LE BAL MASQUÉ.
La lettre dans laquelle M. de Lancry apprenait à l'un de ses amis inconnus la brusque disparition d'Ursule complétait par plusieurs traits frappants l'histoire de l'amour fatal de ma cousine et de mon mari.
Je terminais cette lecture lorsque M. de Rochegune entra chez moi. Je ne l'avais pas vu la veille; ayant passé ma journée à accomplir un pieux pèlerinage avec Blondeau, j'étais restée seule le soir sous une influence mélancolique.
—Eh bien!—me dit-il en me tendant la main,—comment vous trouvez-vous? Hier avez-vous été courageuse!
—Courageuse?... oui, car je n'ai pas craint de me laisser aller à tous les regrets que devait m'inspirer la pensée de l'excellent ami que nous avons perdu... Pourtant, faut-il vous l'avouer? au milieu de mon chagrin, il m'est venu une idée presque pénible, parce qu'elle ressemblait à de l'ingratitude...
—Comment cela?
—C'est que j'aurais peut-être pleuré davantage encore M. de Mortagne si je ne vous avais pas connu.
—Je pourrais m'adresser le même reproche, Mathilde; mais je me rassure: aimer ce qu'aimait notre ami, protéger ce qu'il protégeait, ce n'est pas oublier, c'est être fidèle à son souvenir; seulement quelquefois je me dis tristement: Qu'il eût été heureux et fier de notre bonheur!
—En lui... quel défenseur nous aurions eu, mon ami!
—En avons-nous donc besoin? notre amour n'est-il pas accepté par le monde, qui croit si peu aux sentiments purs et désintéressés?... Notre amour!... si vous saviez le charme de ces mots!... car vous m'aimez... Mathilde... vous m'aimez...
—Oui... oh! oui, je vous aime... Et je suis quelquefois à me demander par quelle transformation insensible cet amour a succédé à l'amitié profonde... presque respectueuse, que j'avais pour vous.
—Écoutez, Mathilde... voulez-vous me rendre très-heureux?
—Parlez... parlez...
—Eh bien! interrogez tout haut votre cœur, que je sache ce que vous éprouvez pour moi, aujourd'hui, à cette heure; bonnes ou mauvaises impressions, dites-moi tout avec la franchise la plus absolue; je vous ferai la même confidence.
—Je trouve cette idée charmante; j'aimerais beaucoup à constater ainsi, de temps à autre, la richesse de notre amour.
—Ce serait constater chaque fois l'augmentation de nos trésors, vrai plaisir de millionnaire.
—Et puis, j'y songe, mon ami, un jour peut-être cette espèce de confession de cœur pourrait nous éclairer sur les dangers que, par faiblesse ou fausse honte, nous voudrions peut-être ignorer... Et, vous le savez, nous devons être pour nous-mêmes d'une implacable sévérité, en songeant à la noble garantie qui protége notre amour.
—Oui, des cœurs moins braves que les nôtres regretteraient presque la hauteur suprême où nous sommes ainsi placés, Mathilde. Mais il en est de certaines positions comme des royautés menacées... on ne peut les abdiquer sans ignominie; plus nous aurons à lutter, plus notre lutte sera honorable.
—Dites donc aussi plus notre bonheur sera grand. Tenez, le prince d'Héricourt racontait l'autre jour un trait qui m'a frappée. Je vous dirai tout à l'heure le rapprochement que j'en veux tirer. Chargé d'une mission d'autant plus difficile qu'il avait à défendre la meilleure des causes, il devait traiter avec des diplomates d'une habileté consommée; au lieu de ruser, il suivit simplement l'impulsion de son noble caractère, et fut d'une franchise véritablement si étourdissante, que ses adversaires furent complétement déroutés et que sa mission eut les plus heureux résultats; aussi me disait-il que dans la vie une ligne irréprochable était non-seulement la plus honnête, mais la plus sûre, la plus avantageuse, et l'on pourrait même dire la plus habile, s'il était possible de faire le bien par calcul.
—C'est ce qu'il appelle la finesse des gens d'honneur,—me dit M. de Rochegune en souriant.—Je suis de son avis. Mais voyons l'application de cette généreuse théorie.
—Un moment encore... Il faut d'abord que je vous prévienne qu'aujourd'hui j'ai disposé de vous.
—Vraiment? Quelle douce surprise!...
—Il est trois heures; j'ai quelques emplettes à faire, il s'agit de bronzes anciens sur lesquels je voudrais avoir votre goût. Il fait un très-beau temps, nous sortirons à pied, vous me donnerez le bras.
—C'est charmant; et...
—Attendez, ce n'est pas tout encore... Ce soir je vous retrouverai chez madame de Richeville, où vous dînez comme moi; nous irons ensuite au concert avec elle, Emma, madame de Semur, la duchesse de Grandval et son mari; puis nous reviendrons prendre le thé chez moi; car j'inaugure cette petite maison, et vous savez seul ce grand secret...
—Tenez, Mathilde, je vous avoue, à ma honte, que maintenant je suis presque indifférent à l'application de la théorie du bon prince.
—Il faut pourtant m'entendre encore. J'ai la plus grande envie de voir les tableaux de l'ancien Musée; vous parlez peinture comme un poëte. Ce n'est pas une épigramme, c'est une louange, et je me fais une fête de faire cette excursion avec vous.
—Et moi donc! j'ai toujours pensé qu'il fallait être amoureux et aimé pour sentir toutes les beautés des chefs-d'œuvre de l'art; on les voit alors à travers je ne sais quel reflet d'or et de lumière qui les fait divinement resplendir... Mais il nous faudra plusieurs jours pour tout admirer.
—Je l'espère bien, mon ami; car nous serons très-paresseux. Nous voyez-vous, mon bras appuyé sur le vôtre, longtemps arrêtés dans notre admiration devant un Raphaël ou un Titien? Quel texte inépuisable de longues et douces causeries!
—Votre esprit est si impressionnable, vous avez si éminemment le sentiment du beau!...
—Et vous, mon ami, je ne sais par quel charme vous trouvez toujours le secret de ramener tout à notre amour; je suis sûre que dans nos bonnes promenades au Musée, vous saurez me prouver que Titien, Véronèse ou Raphaël n'ont produit tant d'œuvres de génie que pour offrir des allusions à notre tendresse... Égoïste que vous êtes!
—Certes, le génie donne à tous et à chacun; il répond à toutes les pensées, comme Dieu répond à toutes les prières...
—Oh! vous ne serez pas embarrassé pour vous justifier; d'ailleurs je crois que je vous aiderai moi-même... Maintenant, voici l'application de la théorie du prince d'Héricourt. Croyez-vous que nous pourrions réaliser tant de charmants projets, vivre sans gêne et sans scrupule dans cette facile et adorable intimité de tous les jours, de tous les instants, si notre amour n'était pas tel qu'il est? Ah! mon ami,—lui dis-je, ne pouvant retenir une larme de bonheur,—il faut être femme pour sentir de quelle tendre, de quelle ineffable reconnaissance nous sommes pénétrées pour celui dont la délicatesse sait nous épargner la honte et les remords de l'amour!
—Et il faut être aimé par vous, Mathilde, pour comprendre qu'il est de célestes ravissements où l'âme semble s'exhaler dans une adoration passionnée; qu'il est enfin des jouissances à la fois si pures et si vives qu'elles fondent nos instincts terrestres dans l'extase ineffable où elles nous enlèvent... Oh! Mathilde... maintenant je crois... aux délices de l'union des âmes.
—Et puis ce qui me ravit encore dans notre amour,—dis-je à M. de Rochegune,—c'est qu'il ne peut être soumis aux phases, aux variations d'un amour ordinaire: dans la sphère élevée où il plane, il échappera toujours aux dangers de la satiété, de l'inconstance. Pourquoi ne durerait il pas éternellement?
—Éternellement? oui, Mathilde, éternellement, car vous avez dit vrai, il est dégagé de tout ce qui lui est ordinairement fatal ou mortel! Vous avez dit vrai, la précieuse liberté dont nous jouissons est une magnifique récompense. Si vous saviez combien la vie ainsi passée près de vous me paraît belle, heureuse!... Si vous saviez tous les plans que je forme!
—Et moi donc, mon ami! vous n'avez pas d'idée de mes projets; quelquefois j'en suis confuse, tant ils enchaînent votre avenir.
—Cela vous regarde, Mathilde; cet avenir est à vous, je ne m'en mêle plus, et votre confusion...
—Ma confusion, c'est l'embarras des richesses; j'ai mille desseins, et je ne m'arrête à aucun. Vous ne savez pas tous les romans dont vous êtes le héros... Pourtant je me suis arrêtée pour cette année à un voyage d'Italie; nous le ferons avec madame de Richeville. Le prince et la princesse d'Héricourt, en revenant de Goritz, nous rejoindront à Florence.
M. de Rochegune me regarda d'un air très-surpris, puis il ajouta en souriant:
—Au fait, pourquoi m'étonner? Je ne désirais pas autre chose au monde. Vous m'avez deviné, il n'y a rien que de très-naturel à cela.
—De très-naturel?
—Oui. Dussiez-vous vous moquer de ma métaphysique, je prétends que d'un sentiment puéril doivent naître des projets pareils; plus ce sentiment sera exalté, plus il sera concentré dans l'imagination, plus ces mystérieuses sympathies de volonté seront fréquentes et normales. Pardonnez-moi cet horrible mot.
—Je vous le pardonne en faveur de votre système: quoique très-fou, il me plaît beaucoup. Ainsi donc, mon voyage d'Italie...
—M'enchante. Songez donc... parcourir avec vous cette terre promise des arts!
—Peut-être même nous établirions-nous quelque temps dans ce pays... Un hiver à Naples ou à Rome... qu'en diriez-vous? Madame de Richeville serait ravie d'un pareil séjour.
—Je ne dis rien, Mathilde, je ne veux rien, je ne pense rien. Vous avez ma vie, disposez-en...
—Eh bien! ainsi nous passons l'hiver à Naples; puis nous revenons de l'Italie par l'Allemagne, afin de voir les bords du Rhin dans toute leur parure particulière. Peut-être même nous arrêterions-nous quelque temps dans un des vieux châteaux qui dominent ce beau fleuve.
—Encore un de vos désirs, Mathilde, qui aurait droit de me surprendre, tant il m'est sympathique; la même idée m'était venue. A mon retour de Rome, j'avais loué le château d'Arnesberg; il est situé dans une position ravissante; j'y ai passé trois mois... Vous le reconnaîtrez, j'en suis sûr; vous l'avez si longtemps habité avec moi... Mais voyez donc quel adorable avenir, Mathilde... quel bonheur de vivre avec vous dans cette intimité de voyage plus étroite encore, d'échanger chaque jour nos impressions, nos joies, nos rêveries, nos tristesses.
—Nos tristesses?
—Oui, car enfin le vœu de mon père aurait pu se réaliser.
—Soyez raisonnable, mon ami. Ne devons-nous pas remercier Dieu du bonheur inespéré qu'il nous accorde?
—Oh! Mathilde, il n'y a pas d'amertume dans ce regret, c'est un regret plein de mélancolie. Figurez-vous un homme souverainement heureux sur la terre... mais rêvant le bonheur des cieux.
—Mais voyez un peu comme nous voilà loin de notre examen de cœur; je ne vous en tiens pas quitte.
—Voyons, Mathilde, que ressentez-vous pour moi à cette heure? Je vous écoute avec l'orgueilleux recueillement d'un poëte qui entend lire son œuvre... car enfin votre amour est mon ouvrage.
Après quelques moments de réflexion, pendant lesquels je m'interrogeais sincèrement, je répondis à M. de Rochegune:
—Il y a une différence très-grande entre ce que je ressentais pour vous il y a quelque temps et ce que je ressens maintenant... Je ne pourrais guère vous expliquer cela que par une comparaison. Nous parlions tout à l'heure de voyages, d'un château romantique situé sur les bords du Rhin. Eh bien!... moi, touriste... qu'un site à la fois majestueux, pittoresque et charmant me frappe d'admiration, ma pensée s'y repose avec bonheur, je me dis qu'il serait doux de passer sa vie au milieu de cette solitude animée par la vue des grands spectacles de la nature: tout me séduit, les lignes sévères des montagnes, la fraîcheur des riantes prairies, la profondeur mystérieuse des ombrages, la pureté des eaux, l'aspect chevaleresque des hautes tourelles; j'admire... et cette contemplation n'est pas sans amertume, parce qu'il s'y joint une secrète envie... Mais que, par un heureux caprice de la destinée, toutes ces magnificences naturelles m'appartiennent... mais que j'aie la certitude de vivre à jamais dans cet Éden, alors mon admiration devient exclusive, alors ces beautés deviennent miennes; alors je m'en glorifie, je m'en pare; alors c'est mon château.
—Bonne et tendre Mathilde... puisse au moins la sûreté, la sécurité de ce cette possession... vous dédommager de toutes les magnificences qui lui manquent pour être digne de vous!
—Oh! ma sécurité est entière... mon ami... Ce n'est pas confiance déplacée; je ne serai jamais jalouse de vous, parce que vous ne pourrez jamais éprouver pour aucune femme le sentiment que vous éprouvez pour moi.
—Ni celui-là, ni aucun autre, je vous le jure.
—Mon ami, parlons de ce qui est probable et possible. Il est de ces vœux éternels qu'on ne peut exiger que d'une femme, et qu'une femme seule peut être certaine d'accomplir.
—Écoutez-moi, Mathilde, je ne veux rien exagérer. Non-seulement je vous parle avec sincérité, mais j'ai justement et heureusement à vous citer un fait à l'appui de ce que je vous dis.
—Vraiment? quel à-propos!
—Sérieusement, Mathilde, depuis que je sais que vous m'aimez, il n'y a plus pour moi d'autre femme que vous; vous êtes un point de comparaison auquel je ramène tout, et tout me devient indifférent. J'en ai la preuve, vous dis-je, une preuve toute récente.
—Quelle preuve? faites vite cette confidence,—dis-je en souriant,—que je voie si je suis aussi peu jalouse que je le dis.
—Avant-hier, en sortant de chez madame de Richeville, où nous avions passé la soirée ensemble, je rentrai chez moi; je trouvai un billet à peu près conçu en ces termes:
«Une personne bien malheureuse, qui a quelques droits à votre pitié, vous supplie de lui accorder un moment d'entretien; mais les circonstances sont telles que cette personne ne peut vous rencontrer que cette nuit... au bal de l'Opéra.»
A ces mots de M. de Rochegune, je ne sais quelle folle, quelle funeste pensée me traversa l'esprit.
M. de Lancry, dans la lettre que je venais de lire, parlait de reproches adressés à Ursule à propos du bal de la mi-carême où elle était allée secrètement; je m'imaginai que ma cousine était l'héroïne de l'aventure que M. de Rochegune me racontait.
Mon saisissement fut tel, que je m'écriai:
—Au bal de l'Opéra... dans la nuit d'avant-hier!
M. de Rochegune attribua cette exclamation à une autre cause.
—Cela vous semble étrange, Mathilde; mais vous oubliez que la nuit de jeudi à vendredi était la nuit de la mi-carême. Je trouvai ce rendez-vous assez bizarre: mon premier mouvement fut de n'y pas aller; mais je me ravisai en réfléchissant qu'après tout une véritable infortune n'osait peut-être se révéler à moi qu'à l'abri de ce masque de fête: j'oubliais de vous dire qu'on devait m'attendre devant l'horloge depuis minuit jusqu'à quatre heures du matin. Cette preuve de patience opiniâtre confirma presque mes soupçons. J'allai donc à ce bal; malheureusement pour ce rendez-vous, je fus pris en entrant par madame de Longpré, que je ne reconnus qu'au bout d'un quart d'heure de conversation; puis par une autre femme très-gaie, très-moqueuse, que je n'ai pu reconnaître, et dont le babil m'aurait beaucoup amusé, si je n'avais pas songé que peut-être j'étais attendu avec anxiété; enfin j'arrivai devant l'horloge; deux heures et demie sonnaient.
—Eh bien?...—dis-je à M. de Rochegune en tâchant de sourire pour cacher mon anxiété.
—Eh bien! je vis debout, au pied de l'horloge, une femme en domino de satin noir. Sa tête était baissée sur sa poitrine. Sans doute, absorbée par une méditation profonde, elle ne m'aperçut pas. Voulant voir si cette personne était bien celle que je devais rencontrer, je m'approchai d'elle et lui dis:—«Si vous attendez quelqu'un, madame, celui-là est à la fois bien heureux et bien coupable.»—Mon domino tressaillit, releva vivement la tête, et me dit d'une voix émue:—Monsieur, je vous en prie, sortons du foyer.—Il y avait beaucoup de monde; nous restâmes quelques minutes avant de pouvoir traverser une foule épaisse dont les oscillations me rapprochèrent parfois assez de cette femme inconnue pour que, lui donnant le bras, je pusse sentir son cœur battre avec une force qui décelait une violente agitation.
—Et cette femme était-elle grande?
—Un peu plus grande que vous, Mathilde, très-mince, et elle me parut avoir une taille charmante. Pour échapper à la foule, nous montâmes dans le corridor des secondes loges. Cette femme était toute tremblante. Je lui proposai de s'asseoir.—Non, non,—s'écria-t-elle d'une voix émue, en me serrant le bras avec un tressaillement convulsif,—c'est la première fois que je puis m'appuyer sur ce noble bras... ce sera aussi la dernière... Marchons, je vous en prie, marchons...
—Mais enfin cette femme, que vous dit-elle, que voulait-elle?
—Me parler de vous.
—De moi?
—Avec une admiration profonde.
—Elle voulait vous parler de moi, de moi, de moi?—m'écriai-je, toujours persuadée que ce domino mystérieux n'était autre qu'Ursule.
—Oui, me parler de vous, Mathilde, et dans des termes que je lui enviais. Jamais votre cœur, votre esprit, vos malheurs, n'ont été appréciés, n'ont été vantés avec une éloquence plus touchante. J'étais dans le ravissement en écoutant cette femme inconnue; j'étais séduit par l'admiration passionnée avec laquelle elle me parlait de notre amour, de notre bonheur. Vraiment, Mathilde, pour comprendre l'élévation de ces sentiments, il fallait qu'elle fût presque capable de les éprouver...
—Vous croyez, mon ami?...
—Je n'en doute pas. Que vous dirai-je? une fois cet entretien commencé, pour ainsi dire, sous l'invocation, sous le charme de votre nom, je vis avec chagrin arriver le moment de le terminer. Jamais je n'ai rencontré un esprit plus vif, plus prompt, plus incisif. Après l'admiration de notre amour vinrent les sarcasmes contre les gens qui l'enviaient. Ou je me trompe beaucoup, ou cette femme est douée d'un caractère d'une rare énergie, car, par un étrange contraste, autant, lorsqu'il était question de vous et de moi, sa voix était douce, pénétrante, autant elle était impérieuse et âpre lorsqu'il s'agissait de nos ennemis ou de nos envieux. Je n'oublierai de ma vie le portrait qu'elle a fait de votre mari et de votre infernale cousine.
—Elle vous a parlé d'Ursule?... m'écriai-je.
—Oh! bien longuement, et avec quelle verve d'indignation! avec quel mépris! Elle et M. de Lancry ont été immolés sans pitié. Votre cousine a peut-être encore été plus maltraitée que votre mari; notre amie inconnue semblait prendre une joie cruelle à flétrir la honteuse conduite de cette femme. Son esprit satirique s'est aussi cruellement exercé sur mademoiselle de Maran, et tout cela avec un entrain, un brillant, une puissance qui me confondaient... Autrefois, et c'est là que j'en veux arriver, Mathilde, autrefois j'aurais eu la tête tournée de cette inconnue, j'aurais été fou de cet esprit audacieux, presque cynique lorsqu'il s'agissait d'attaquer le vice et la bassesse, rempli de charme et de sensibilité lorsqu'il voulait louer ce qui était noble et beau. Eh bien! ces contrastes si remarquables dans cette femme m'ont beaucoup frappé dans le moment, mais ils m'ont laissé depuis fort peu curieux et fort indifférent, tandis qu'autrefois, je vous le répète, j'aurais tout fait pour pénétrer le caractère réel de cette créature mystérieuse... Mais c'est tout simple, Mathilde, tout ce qui n'est pas vous m'est antipathique; vous m'avez rendu très-difficile; vous avez, si cela peut se dire, épuré, divinisé mon goût et mon cœur. Oui, à cette heure, je suis comme ces fanatiques de l'art qui ne peuvent détourner leurs yeux du type auguste et idéal que nous a légué l'antiquité; une fois arrivé à cette religion du beau, une fois habitué à le contempler dans sa majestueuse sérénité, à l'adorer dans sa grandeur, à l'aimer dans sa simplicité, on prend en dégoût, en aversion, la fantaisie, le caprice, le joli, le maniéré, enfin on déteste tout ce qui diffère de cette magnifique unité qui semble procéder de Dieu... Vous voyez, Mathilde, si j'avais raison de vous dire que ce qui n'était pas vous n'existait pas...
—Et cette femme, la croyez-vous belle et jeune?
—Belle, je ne sais pas; mais jeune, la fraîcheur de sa voix, la finesse de sa taille, la souplesse de sa démarche me portent à le croire... Que dis-je? je n'en doute pas; j'oubliais que j'ai vu sa main nue; et si je n'avais vu la vôtre, j'aurais trouvé la sienne la plus jolie du monde; mais du moins sa blancheur, ses contours ronds et polis annonçaient certainement la jeunesse.
—Et comment finit cet entretien? que voulait-elle, enfin, cette femme?
—Avoir,—me dit-elle,—la seule conversation qu'il lui fût possible d'avoir avec moi, juger par elle-même si ce qu'on lui disait de moi était vrai... et m'exprimer les vœux qu'elle faisait pour notre bonheur. Et puis enfin... Mais vous allez vous moquer de moi et de mon inconnue... et vous aurez bien raison...
—Dites, dites,—je vous en prie.
—D'abord, Mathilde, je dois vous prévenir que j'ai été surpris... D'honneur, je ne m'attendais à rien moins qu'à cette preuve plus que bizarre de son admiration.
—Dites, dites: je vous assure, mon ami, que je ne me moquerai pas de vous.
—Eh bien! au moment de me quitter, cette femme singulière me tendit cordialement sa main; je la pris... Alors... Mais en vérité, il est aussi ridicule de raconter cette niaiserie que de la commettre.
—Je veux tout savoir.
—Préparez-vous donc à rire.—Eh bien! alors mon inconnue porta ma main à ses lèvres sous la barbe de son masque avec un mouvement de soumission craintive, de servilité passionnée... qui me confondit de surprise... Elle avait la tête baissée; une larme tomba sur ma main, et mon domino disparut brusquement dans la foule....
. . . . . . . . . .
Sous un prétexte frivole, je remis au lendemain la promenade que je devais faire ce jour-là avec M. de Rochegune et je restai seule.
CHAPITRE XII.
LE RÉVEIL.
J'avais été souvent sur le point d'apprendre à M. de Rochegune quel était le mystérieux domino qu'il avait rencontré à l'Opéra; mais craignant d'agir légèrement, je voulus me réserver le temps de la réflexion.
Je connaissais le cœur et le caractère de M. de Rochegune; il devait éprouver pour Ursule autant de mépris que d'aversion; pourtant la séduction de cette femme était puissante... J'en avais des preuves fatales.
En amenant adroitement mon éloge, elle avait su d'abord se faire écouter favorablement de M. de Rochegune, lui plaire, l'intéresser, exciter vivement sa curiosité, l'entraîner. Je n'étais pas sûre d'effacer toutes ces impressions en lui nommant ma cousine; en ne la lui nommant pas, il oublierait peut-être cette mystérieuse entrevue.
Dans sa lettre à un ami inconnu, M. de Lancry parlait de la sombre tristesse qui accablait Ursule depuis quelque temps, du changement extraordinaire qui s'était opéré dans les habitudes de cette femme.
Elle, jusqu'alors si insouciante, si légère, était résolue, disait-il, à quitter le joyeux et brillant hôtel de Maran, et elle avait accompli cette résolution.
En rapprochant ces faits de l'aventure du bal de l'Opéra, je me demandai si une passion violente, impérieuse pour M. de Rochegune, qu'elle connaissait de vue, et dont tout le monde parlait, n'avait pas envahi l'âme d'Ursule...
Je me rappelais ce passage de son insolente lettre à mon mari, où elle lui peignait avec une si brûlante éloquence l'amour qu'elle devait peut-être ressentir un jour pour l'homme qui la dominerait despotiquement.
Enfin cette femme m'avait déjà frappée dans de bien chères affections; ne pouvait-elle pas persévérer dans sa haine et vouloir me frapper encore?
Je ne pouvais douter de M. de Rochegune, je ne me rabaissais pas par une fausse modestie; mais... je pressentais vaguement quelque nouveau malheur, quelque coup inattendu...
Je ne me trompais pas: ce malheur arriva, ce coup me fut porté... sinon par Ursule, du moins par son influence, comme si cette influence devait toujours m'être funeste.
Ce qui me reste à avouer est une analyse si délicate, d'une psychologie si déliée, qu'il m'a fallu bien longuement interroger mes souvenirs les plus intimes pour renouer ces fils presque insaisissables qui aboutissent cependant à l'un des plus importants, à l'un des plus douloureux incidents de ma vie.
Je me suis promis de tout dire, honteuses faiblesses ou lâches erreurs; je ne faillirai pas devant un aveu, si pénible qu'il soit, devant une explication, si étrange qu'elle paraisse.
Sait-on ce qui me frappa le plus dans l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune? Sait-on ce qui me fit ressentir une commotion profonde, inconnue? Sait-on ce qui domina toutes mes pensées, ce qui me bouleversa tout à coup? Sait-on enfin ce qui causa la première rougeur qui me soit montée au front, la première honte qui me soit montée au cœur, qui me fit douter de moi, de mon courage, de ma vertu, de mes droits à la haute estime dont on m'entourait? Le sait-on?
...Ce fut le baiser qu'Ursule donna sur la main de M. de Rochegune...
Cela paraît fou, impossible; cela est misérable, je le sais, car à ce moment encore, où j'écris ces lignes dans la solitude, je baisse les yeux comme si mon trouble et ma confusion éclataient à tous les regards...
Oui... lorsque M. de Rochegune parla de ce baiser... mes joues s'empourprèrent, je ressentis comme un choc électrique; une émotion inconnue, à la fois ardente et douloureuse, me causa je ne sais quel frémissement de colère... tout mon sang reflua vers mon cœur... malgré moi, tandis que M. de Rochegune parlait... Mes regards ne purent se détacher de sa main... comme s'ils y eussent cherché avec angoisse la trace du baiser de flamme que lui avait donné Ursule.
Pour la première fois je m'aperçus... ou plutôt je me plus à remarquer que cette main était d'une beauté parfaite... Pour la première fois j'éprouvais un sentiment de jalousie cruelle dont je n'osais entrevoir ni la source ni les conséquences.
Tel puéril que soit ce ressentiment, il m'épouvantait comme symptôme.
Si mon amour avait été aussi pur, aussi éthéré qu'il le paraissait, ce baiser m'eût été presque indifférent. Cette nouvelle preuve du cynisme d'Ursule m'eût peut-être indignée... elle ne m'aurait jamais troublée...
Hélas! je ne veux pas dire que sans cette circonstance de l'entrevue de M. de Rochegune et d'Ursule, j'aurais pour toujours échappé à ces émotions.
Peut-être n'avais-je fait que devancer ce moment fatal où je devais reconnaître la vanité de mes nobles desseins, la faiblesse de mon caractère, l'irrésistible puissance d'un amour coupable... Mais, je le jure par tout ce que j'ai souffert, ce fut pour moi une cruelle révélation que celle-là.
Ceux qui ont longtemps, orgueilleusement compté sur eux-mêmes, sur la solidité, sur l'élévation de leurs principes, qui les mettait si fort au-dessus du vulgaire, ceux-là comprendront mon chagrin.
Je ne m'abusais pas. De même qu'il suffit d'une étincelle pour allumer un incendie, il suffit de cette impression pour m'éclairer tout à coup sur la nature de mon amour.
Quelle serait ma vie désormais?
Si j'étais assez courageuse pour résister à ce penchant ainsi devenu criminel, que de luttes, que de douleurs cachées, que de larmes brûlantes, honteuses, dévorées en silence!... Quel supplice de chaque moment ne m'imposerait pas alors cette intimité jusque-là si facile! quelle contrainte! veiller, veiller sans cesse sur ce malheureux secret, qu'une inflexion de voix, qu'un regard pourraient trahir!
Flétrir, dénaturer par la crainte, par la réserve, cette affection jusqu'alors si confiante, si loyale et si sainte!...
Et puis, pour comble d'amertume et de misère, avoir été la première sans doute à profaner cet amour par la pensée... et le laisser soupçonner peut-être... Oh! non, non,—m'écriai-je,—plutôt mille fois la mort que ce dernier terme de l'abaissement...
Et si j'étais assez malheureuse pour succomber, non-seulement je justifiais l'abandon de mon mari, mais j'abusais ignominieusement de la plus vénérable protection.
Seule, abandonnée, brisée par le désespoir, en butte aux plus odieuses calomnies, des amis étaient venus à moi, m'avaient généreusement tendu la main, m'avaient défendue, entourée de soins, de dévouement; bien plus, prenant en pitié mes malheurs passés, voyant la préférence que j'accordais à un homme digne de moi, ces amis m'avaient dit: «Vous avez, bien souffert, votre cœur a été déchiré; mais courage, espérez des jours meilleurs; pour vous, si longtemps privée d'affections, ce n'est pas assez de la tendre amitié que nous vous témoignons: un sentiment plus vif, mais aussi pur qu'il est ardent, remplira votre vie; nous avons en vous et en l'homme que vous aimez une foi si entière, que nous prendrons avec fierté ce noble amour sous notre sauvegarde.»
Et moi, moi, indigne de ce rôle, unique peut-être dans les fastes du monde, je serais assez infâme pour abuser de cette sublime confiance! A l'abri de ces austères garanties, j'aurais la lâcheté de cacher un amour coupable!
Grand Dieu!... ne serait-ce donc pas me rabaisser encore au-dessous d'Ursule? Elle a au moins maintenu l'effrayant courage de ses fautes; elle foule aux pieds les lois du monde, mais elle brave les vengeances du monde, tandis que moi j'y échapperais par l'hypocrisie la plus odieuse... Non! non, m'écriai-je encore, plutôt mille fois la mort que ce dernier terme d'abaissement!
Tel était pourtant l'avenir que m'avait fait une seule pensée, brûlante et rapide comme la foudre...
D'abord je me révoltai contre ces idées, je voulus les chasser de mon esprit; elles revinrent incessantes, implacables. Je ne pouvais m'empêcher de songer aux traits de M. de Rochegune, aux grâces de sa personne, moi qui jusqu'alors avais été indifférente, ou plutôt inattentive à ces avantages; moi qui n'avais admiré en lui que son caractère, que ses grandes qualités.
Encore à cette heure je suis à comprendre comment le léger incident que j'ai cité pouvait causer en moi un tel bouleversement; il fallait qu'à mon insu j'eusse depuis longtemps le germe de ces pensées, et qu'il n'attendît que le moment d'éclore...
Oh! je ne saurais dire mon effroi en contemplant l'avenir, mes sombres prévisions, mes vagues épouvantes!
Il faut tout avouer... hélas! dans mon désespoir, je regrettai d'être si haut placée dans l'opinion du monde! je ne pouvais en déchoir sans paraître doublement coupable.
Oui, quelquefois j'ambitionnais la condition commune; si j'avais failli à mes devoirs, le monde, disais-je, n'aurait pas été pour moi plus intolérant que pour tant d'autres femmes, l'odieuse conduite de mon mari m'eût encore excusée.
Que faire, me disais-je, que faire? Fuir... abandonner ce que j'aime... mais c'est m'isoler encore, mais c'est me vouer encore aux larmes, au désespoir... Non, non, je suis lasse de souffrir. Et puis quitter des amis si bons, si dévoués; et puis enfui le quitter, lui... car je l'aime... je sens que je l'aime avec passion... avec idolâtrie.
Hélas! en était-il donc de cet amour comme de tous les amours, dont l'irrésistible puissance se révèle aux premiers chagrins?...
Pour la première fois il me coûtait des larmes... pour la première fois j'en reconnaissais toute l'immensité......
. . . . . . . . . .
J'attendais avec une anxiété cruelle le moment de vérifier si mes alarmes étaient fondées. Peut-être mon imagination avait-elle exagéré mes ressentiments.
Si, lors de ma première entrevue avec M. de Rochegune, je ne m'apercevais d'aucun changement dans mes impressions, je devais être rassurée.
Vers les six heures, je montai chez madame de Richeville. M. de Rochegune y dînait avec moi ce jour-là, et nous devions aller ensuite au concert.
—Eh bien! ma chère Mathilde,—me dit la duchesse,—vous avez profité de cette belle journée de froid pour aller faire vos emplettes. Que pense M. de Rochegune de ces bronzes anciens? il est si connaisseur, que j'aurais une foi aveugle dans son goût.
Pour la première fois je me sentis rougir en parlant de lui.
Je tâchai de répondre d'une voix ferme:
—Je ne suis pas sortie; j'ai eu un peu de migraine.
Madame de Richeville sourit, me menaça du doigt, et me dit:
—Oh! la paresseuse, elle se sera oubliée au coin de son feu à causer avec son ami, et les bronzes auront été sacrifiés.
—Mais non, je vous assure... je...
—Entre nous, vous avez bien raison; il est si difficile de s'arracher au charme d'une tendre causerie... Ah çà! j'espère que vous ne l'avez pas retenu trop tard?... Le concert commence par une symphonie de Beethoven que je voudrais bien ne pas perdre.
—M. de Rochegune m'a quittée de très-bonne heure...
—Il fallait donc qu'il y eût quelque bien grand intérêt pour ne pas finir, selon son habitude, sa matinée avec vous... En vérité, ma chère Mathilde, quelquefois je crois rêver en pensant qu'une telle intimité existe entre une femme de vingt ans et un homme de trente sans que les médisants osent dire un seul mot, car le monde a cela de bon qu'il s'enthousiasme de tout ce qui est nouveau; aussi je ne répondrais pas que vos imitateurs ne fussent aussi heureux que vous... sans compter qu'il serait très-difficile de trouver deux personnes qui réunissent les garanties que vous et M. de Rochegune pouvez opposer aux calomnies ordinaires.
Ces paroles de madame de Richeville, qui la veille m'eussent été, comme toujours, très-agréables, m'embarrassèrent et me firent de nouveau rougir; heureusement pour moi, madame de Richeville changea le sujet de l'entretien, et ne s'aperçut pas de mon émotion.
—Ah! les hommes de cœur et d'honneur sont si rares!—reprit-elle,—je ne puis m'empêcher de faire cette réflexion quand je songe qu'un jour il faudra marier Emma...
—Qu'avez-vous à craindre, mon amie? que lui manque-t-il pour trouver un homme digne d'elle?
—Si l'amour maternel ne m'aveugle pas, il ne lui manque rien; mais, hélas! ma chère, mériter, est-ce obtenir?
—Pensez donc combien elle est belle et merveilleusement douée?
—Oui, mais sa naissance!—dit la duchesse en soupirant.—Je serai sans doute forcée de lui chercher un mari dans une classe au-dessous de la nôtre. Cette crainte ne vient pas de mon orgueil, mais de ma tendresse; il y a mille délicatesses de savoir-vivre pour ainsi dire traditionnelles et presque générales dans notre monde, qui se trouvent bien rarement ailleurs. Or, plus le caractère d'Emma se développe... plus je reconnais qu'il lui serait impossible de supporter certaines manières, certaines façons; oui... je suis presque fâchée qu'elle soit d'une susceptibilité si impressionnable; c'est une véritable sensitive... Mais puisque nous parlons de cette chère enfant... il faut que je vous dise une chose que je vous ai tue jusqu'ici.
Je regardai madame de Richeville avec étonnement.
—Probablement je me serai trompée,—reprit-elle,—puisque la remarque que j'ai faite ne vous a pas frappée... vous qu'elle intéresse particulièrement.
—Moi? Expliquez-vous, je vous en prie.
—Eh bien!—continua madame de Richeville avec une légère hésitation,—ne vous êtes-vous pas aperçue, depuis quelque temps, d'aucun changement dans la conduite d'Emma envers vous?
—Non, en vérité; ou plutôt si, si, il m'a semblé qu'elle redoublait de soins et de prévenances... Bien plus, j'avais oublié de vous parler de cet enfantillage qui prouve encore son tendre attachement: il y a huit à dix jours, la voyant rêveuse, comme elle l'est souvent maintenant: je lui dis:—Emma, à quoi pensez-vous?... Je pense que je voudrais m'appeler Mathilde comme vous,—me répondit-elle.—Pourquoi cela? le nom d'Emma n'est-il pas charmant?—Oui, mais je préfère celui de Mathilde.—Mais encore, repris-je, pour quelle raison?—Je le préfère parce qu'il est le vôtre. Je crois qu'en effet cette chère enfant ressent cette préférence... puisqu'elle le dit, car cette âme angélique n'a jamais, je ne dirai pas menti, mais seulement hésité dans sa sincérité.
—Vous avez raison, Mathilde, je l'ai bien étudiée, la franchise est chez elle involontaire, spontanée, ce qui m'a expliqué beaucoup de ses bizarreries apparentes, oui: Emma sait si peu feindre, elle a un tel besoin d'expansion, qu'elle révèle ses idées à mesure qu'elles lui viennent, et sans savoir même le but où elles tendent. En un mot, cette chère enfant ressent pour ainsi dire tout haut, et la cause et la tendance de ses ressentiments lui échappent souvent... Quelquefois je crains que cette singulière disposition d'esprit ne soit une faiblesse de jugement...
—Pouvez-vous croire cela, lorsqu'au contraire Emma vous étonne, vous et nos amis, par sa prodigieuse facilité à tout apprendre, par la grâce charmante de ses réponses? Non, je trouve, moi, qui ai souvent, hélas! abusé de l'analyse, je trouve qu'il n'y a qu'une âme d'une pureté angélique, d'une candeur exquise, presque idéale, qui puisse dévoiler ainsi sans crainte et sans examen les impressions qu'elle reçoit... parce que son instinct lui dit que ses impressions ne peuvent être que nobles et généreuses. Vraiment ne trouvez-vous pas, au contraire, beaucoup de grandeur dans un esprit qui bien souvent dédaigne de se demander le pourquoi et le terme de ses pensées?
—Oui, vous avez raison, vous me rassurez; votre cœur la devine; vous l'aimez comme une sœur, et la pauvre enfant vous a voué les mêmes sentiments; vous ne sauriez croire l'espèce de culte qu'elle a pour vous. Elle m'a priée de la laisser vous imiter, c'est-à-dire se coiffer elle-même et de la même manière que vous; cela ne m'a pas surprise, votre coiffure vous sied à merveille. Elle m'a aussi demandé d'être mise comme vous, autant que cela pouvait s'accorder avec sa position de jeune personne.
—Chère Emma! elle m'aime tant! vous l'avez habituée à s'exagérer si follement ce que vous appelez mes avantages, que, dans sa naïveté, elle ne croit pouvoir mieux me prouver son admiration qu'en m'imitant.
—Vous avez peut-être raison, ma chère Mathilde; pourtant il y a une chose qui m'a frappée.. c'est...
A ce moment Emma entra dans le salon...
Madame de Richeville me fit signe de rester attentive.
CHAPITRE XIII.
LE CONCERT.
Emma s'approcha de madame de Richeville, qui la baisa au front... puis, selon son habitude, après avoir embrassé sa mère, elle vint vers moi; mais tout à coup elle s'arrêta comme frappée d'une réflexion subite; son charmant visage et son cou d'albâtre se colorèrent d'un rose vif; elle attacha un moment sur moi ses grands yeux avec une expression indéfinissable, puis les abaissa sous leurs longues paupières, tandis que sa figure se nuançait d'un carmin plus vif encore.
Sa mère me fit un signe comme pour me dire d'examiner Emma.
Celle-ci, après un moment de silence, posa ses deux mains sur son cœur, et dit avec un accent de candeur charmante:
—Mon Dieu! comme mon cœur bat encore...—et elle ajouta en regardant sa mère:
—Je ne sais pourquoi je ne puis maintenant m'empêcher de rougir en voyant madame de Lancry; je me sens si émue que j'hésite un moment avant que de l'embrasser.
Et, comme si elle eût triomphé d'une lutte intérieure, qui se peignit par une sorte de contraction de ses traits, elle me sauta au cou en me disant avec une grâce enchanteresse:
—Ah! heureusement cela passe... mais pendant un moment cela fait bien mal.
Madame de Richeville me jeta un nouveau coup d'œil, et dit à Emma:
—Mais enfin, mon enfant, qu'éprouvez-vous? pourquoi ce mouvement?
—Je ne sais,—reprit-elle en secouant sa jolie tête d'un air d'innocence angélique;—j'arrive toute joyeuse; mais tout à coup, à l'aspect de madame de Lancry, mon cœur bat, se serre douloureusement... Mais cette impression s'évanouit bien vite, et tout mon bonheur revient en l'embrassant.
Et Emma m'embrassa de nouveau.
—Et depuis quand, chère enfant, éprouvez-vous cela?—lui dis-je en pressant ses mains dans les miennes.
—Je ne sais; cela est venu peu à peu. Et ce que je ne comprends pas, c'est que chaque jour ma peine et mon plaisir augmentent. Et encore, non,—ajouta-t-elle en ayant l'air de s'interroger,—non... c'est plus que du plaisir que j'éprouve après l'instant de peine que votre présence m'a causée...
—Qu'est-ce donc?—lui demanda sa mère comme moi intéressée au dernier point.
—C'est,—dit-elle en hésitant,—c'est comme la conscience d'une bonne action que j'aurais faite... c'est comme si j'avais triomphé d'une méchante pensée.
—Mais cette pensée méchante... quelle est-elle? lui dis-je.
—Je ne sais, je crois que je n'en ai jamais eu,—me répondit-elle;—mais il me semble que cela doit faire le même mal.
Madame de Richeville et moi nous nous regardâmes en silence.
On annonça successivement madame de Semur, le duc et la duchesse de Grandval.
La conversation se généralisa, on n'attendait plus que M. de Rochegune.
Il arriva bientôt.
Après avoir serré la main de madame de Richeville, il vint à moi; involontairement et contre mon habitude, mon premier mouvement fut de refuser la main qu'il me tendait. Voyant son étonnement, je me hâtai de la lui donner...
Je ne sais s'il la trouva brûlante ou glacée, je ne sais s'il s'aperçut de ma rougeur et du léger tressaillement qui m'agitait, je ne sais s'il devina l'émotion dont j'étais navrée; mais il garda ma main dans la sienne une seconde de plus peut-être qu'il n'était convenable de la garder, je la retirai brusquement.
—Comment vous trouvez-vous? votre migraine est-elle passée?—me dit-il avec intérêt.
—Je vous remercie mille fois, monsieur; je souffre toujours un peu.
Ma réponse causa un nouvel étonnement à M. de Rochegune; notre familiarité était si ouvertement avouée dans le très-petit cercle de madame de Richeville, que je ne lui disais jamais monsieur. Il ne me disait non plus jamais madame.
Pour la première fois, je fus confuse de cette preuve d'intimité. On annonça à la duchesse qu'elle était servie; M. de Grandval offrit son bras à madame de Richeville, comme étant plus âgé que M. de Rochegune; celui-ci m'offrit le sien, je lui dis tout bas presque d'un ton de reproche:
—Et madame de Semur?
Il était trop tard; madame de Semur, passant devant nous, avait pris gaiement le bras d'Emma.
Maintenant que je me rappelle une à une toutes ces maladresses, ou plutôt tous ces aveux involontaires, je ne puis que les attribuer à mon trouble cruel, à mon manque absolu de dissimulation. Sans me croire coupable, j'avais déjà perdu la sérénité de ma conscience; je répugnais à jouir des doux priviléges dont je me sentais alors moins digne.
Si la réflexion ne m'eût pas bien vite convaincue de la portée de mes imprudences, l'expression des traits de M. de Rochegune, l'inflexion de sa voix (il était placé à côté de moi à table), m'en eussent avertie.
—Mon Dieu, qu'avez-vous donc depuis tantôt?—me dit-il d'un ton doux et triste...
Ces paroles me rappelant à moi-même, pour la première fois je compris la nécessité de feindre; à tout hasard, quitte à trouver plus tard le moyen de justifier ma réponse, je répondis en souriant à M. de Rochegune:
—Je n'ai rien, c'est un enfantillage que je vous expliquerai; et puis je souffre encore un peu de ma migraine, mais je sens que cela va se passer...
Rassuré par ces mots, M. de Rochegune se mêla à la conversation avec son entrain ordinaire; je me remis tout à fait.
Ce qui me parut seulement singulier, ce fut de rencontrer plusieurs fois le regard d'Emma qui semblait vouloir lire jusqu'au fond de ma pensée.
D'abord, je soutins ce regard en souriant; mais sa physionomie resta impassible comme un masque de marbre, et son coup d'œil devint d'une fixité si pénétrante, que je finis par en ressentir du malaise et par l'éviter.
Je fus sur le point de faiblir encore, croyant follement qu'Emma devinait les pensées qui m'agitaient; mais par un nouvel effort, par un nouvel élan de volonté, je m'élevai au-dessus de ces préoccupations.
Puis, à ce mouvement de contrainte succéda je ne sais quel entraînement auquel je ne pus résister: au lieu d'avoir honte de l'émotion que j'éprouvais auprès de M. de Rochegune, je m'y livrai aveuglément, et je sentis sur mes joues une légère chaleur fébrile; ma réserve se dissipa complétement, je devins très-causante, et plusieurs fois madame de Richeville et nos amis s'exclamèrent sur ma gaieté, qui m'étonnait moi-même.
Le dîner fut très-amusant. Presque aussitôt nous partîmes pour le concert; j'acceptai, cette fois, très-bravement le bras de M. de Rochegune.
Je pris une résolution violente, je voulais faire une épreuve décisive pendant cette soirée tout entière passée auprès de M. de Rochegune; je ne changeai rien à mes habitudes de familiarité. Je ne voulais me refuser à aucune des nouvelles impressions que je pourrais éprouver près de lui.
Une fois bien convaincue que mes craintes étaient fondées, je prendrais fermement une détermination.
Nous arrivâmes au concert.
J'étais placée au premier rang, entre madame de Richeville et madame de Grandval; les hommes de notre société étaient derrière nous.
Je ne sais si mes émotions, combattues, refoulées, jointes à l'espèce d'irritation nerveuse dans laquelle je me trouvais, me prédisposèrent mieux que jamais aux jouissances de la musique; mais j'éprouvai d'ineffables ravissements, et mon âme enivrée se noya dans les flots d'harmonie qui me transportaient.
Je me souviens surtout d'un moment où, par une bizarre coïncidence, tout concourut à m'exalter encore.
Rubini chantait délicieusement son air de la Somnambule; madame de Richeville, par un mouvement d'admiration involontaire, m'avait saisi la main en me disant:
—Mon Dieu! que cela est sublime!...
Derrière moi était placé M. de Rochegune. Il s'était un peu avancé pour mieux entendre Rubini; son souffle léger effleurait mon épaule nue et courait dans les boucles de mes cheveux, que je sentais tressaillir... enfin, en écoutant ces chants si adorablement passionnés, j'aspirais le parfum pénétrant d'un magnifique bouquet de roses et de stéphanotis, don chéri d'une main bien chère.
Non, non, de ma vie je n'oublierai ce moment de bonheur si complet... Avoir à ses côtés sa meilleure amie, sentir près de soi l'homme que l'on adore, être bercée par des accents enchanteurs en s'enivrant de la senteur embaumée des fleurs qu'un amant vous a données... n'est-ce pas absorber l'ivresse du plaisir par tous les sens?
Je ne reculerai devant aucun aveu, je l'ai dit:
Je reconnus avec une sorte de voluptueuse angoisse que jusqu'alors je n'avais rien ressenti de semblable. Jamais la présence de M. de Rochegune ne m'avait aussi violemment agitée, aussi délicieusement émue. Je reconnus enfin que le changement qui s'était opéré dans mon amour, changement si coupable qu'il fût, donnait à toutes mes impressions, naguère si douces et si sereines, je ne sais quel mordant à la fois amer et brûlant qui me charmait et m'épouvantait à la fois...
Enfin à ce moment, moi toujours si peu glorieuse, je me sentis orgueilleusement belle. Il fallut que ma physionomie me trahît, car, après le morceau de Rubini, m'étant, ainsi que madame de Richeville retournée du côté de M. de Rochegune, la duchesse me contempla un instant en silence, puis elle dit à voix basse à notre ami:
—Mais regardez donc Mathilde... jamais je ne l'ai vue aussi jolie.
Lui, attacha ses yeux sur les miens d'un air à la fois étonné... ravi; il tressaillit légèrement et par un signe de tête expressif témoigna qu'il partageait l'admiration de madame de Richeville.
—Vraiment!—dis-je tout bas à celle-ci,—vous me trouvez jolie?... Eh bien! je serais ravie que cela fût, ajoutai-je en regardant fixement M. de Rochegune;—je n'aurais jamais été plus heureuse d'être belle.
M. de Rochegune me regarda aussi fixement pendant une seconde.
Il est impossible de dire la puissance électrique de ce regard, qui remua jusqu'aux dernières fibres de mon cœur... Dans un espace qui échappe à la pensée, je ressentis des enivrements, des défaillances, des extases, des épouvantes qui m'arrachèrent au présent, au passé, à l'avenir... Enfin dans ce regard d'une seconde qui répondait au mien... je vis s'allumer tout à coup les feux de la passion la plus ardente...
Le concert continua.
M. de Rochegune retomba comme accablé en appuyant son front dans ses deux mains. Plusieurs fois je détournai un peu la tête pour l'apercevoir; il était toujours dans la même position.
Le concert terminé, on convint de prendre le thé chez moi. J'y invitai quelques personnes de notre société que je rencontrai au concert.
Je revenais en voiture avec madame de Richeville, Emma et M. de Rochegune. Celui-ci fut taciturne, préoccupé.
Je demandai à Emma si la musique lui avait fait plaisir.
—Non, elle m'a fait mal... J'ai beaucoup souffert,—me dit-elle doucement;—j'ai eu toutes les peines du monde à ne pas pleurer: il m'a semblé que les chants se transformaient pour moi en une harmonie d'une tristesse navrante.
Nous arrivâmes chez moi.
En passant devant une glace, je fus frappée de l'expression de mon visage. Pourquoi n'avouerais-je pas cette lueur de vanité?
Ainsi que me l'avait dit madame de Richeville, je me trouvais beaucoup plus jolie qu'à l'ordinaire... Je me souviens que je portais une robe de moire bleu de ciel très-pâle, garnie de dentelles et de nœuds de rubans roses; des camélias de la même couleur étaient placés dans mes cheveux blonds, dont les longues boucles descendaient presque sur mes épaules.
Fendant ce moment rapide où je me contemplai avec une sorte de complaisance, il me sembla que ma taille était plus souple, mes yeux plus brillants, mon teint plus transparent, mes lèvres plus vermeilles, ma démarche plus décidée; je me sentais comme animée, dominée par une force supérieure: c'étaient en moi des rayonnements, des espérances de bonheur qui arrivaient à l'idéal lorsque je rencontrais le regard amoureux et inquiet de M. de Rochegune.
Je me plaisais à admirer sa noble physionomie si mâle et si hardie; je m'étonnais de n'avoir pas jusqu'alors assez remarqué combien il était beau de cette beauté fière qui est aux hommes ce que la grâce est aux femmes; chacun de ses regards m'arrivait au cœur et me bouleversait.
Oh! non, non, je ne pouvais plus me tromper, cette fatale expérimentation me dévoila toute l'étendue, toute la profondeur de ce ressentiment passionné.
Cette soirée passa comme un songe; chose singulière! malgré mes préoccupations, je fis à merveille les honneurs de chez moi; en me quittant, madame de Richeville m'embrassa et me dit:
—Je vais vous répéter pour votre esprit ce que je vous ai dit pour votre visage, il n'a jamais été plus charmant que ce soir.
Malgré ma tendre affection pour madame de Richeville, je désirais de la voir sortir, je sentais la force factice qui m'avait jusqu'alors soutenue m'abandonner.
A peine la duchesse m'avait-elle quittée, qu'épuisée par les émotions de la journée, je me sentis défaillir; bientôt je tombai presque sans connaissance entre les bras de ma pauvre Blondeau.
L'épreuve que j'avais voulu tenter ne me laissa aucun doute. L'amour pur, héroïque, était un rêve, une chimère...
Ma faiblesse, l'ardeur de la jeunesse avaient-elles fait évanouir ces admirables illusions? ou bien un tel amour est-il une de ces dangereuses utopies, un de ces funestes mirages qui cachent un abîme? Je ne savais...
D'autres femmes que moi avaient-elles su garder un juste et prudent équilibre entre la froideur et l'entraînement? Était-il des caractères assez fermes des vertus assez hautes, pour étouffer jusqu'au timide et secret désir? Je l'ignore...
L'amour platonique enfin était-il possible entre deux jeunes gens qui s'aiment avec tous les chaleureux instincts de leur âge? Je l'espérais, je le croyais; j'aimais mieux douter de moi que de douter des autres et de porter atteinte à une idéalité morale et consolante...
Ce qui m'effrayait, c'était la rapidité avec laquelle les mauvaises idées envahissaient mon âme; c'était de voir quels pâles reflets elles jetaient déjà sur le calme attachement qui, la veille encore, suffisait à mon cœur.
Alors comme il me semblait terne et glacé! avec quelle barbare ingratitude je dédaignais déjà les jours passés où j'avais goûté de si nobles jouissances!
Ce brusque changement était et est encore un problème pour moi.
J'aurais oublié mes devoirs pour M. de Rochegune,—me disais-je, que ses paroles ne seraient pas plus tendres, ses prévenances plus charmantes, ses soins plus délicats, ses empressements plus vifs.
Y aurait-il donc dans une faute, dans les remords qu'elle cause un attrait fatal? Y aurait-il dans les violentes agitations d'une conscience troublée une sorte de charme cruel et irrésistible? Ou bien enfin croyons-nous n'avoir absolument prouvé notre amour qu'en lui faisant le plus douloureux des sacrifices... celui de notre vertu, celui du repos de notre vie entière?
. . . . . . . . . .
J'étais encore amèrement humiliée en pensant que notre affection était peut-être profanée par moi seule, que M. de Rochegune aurait assez de volonté, assez de raison pour dompter ses passions, pour préférer un bonheur pur et durable aux angoisses d'un amour coupable et sans doute éphémère et méprisable.
Oui, méprisable, oui, éphémère... car la conscience d'une première faute a cela d'horrible, qu'elle fait germer le doute et la défiance de soi.
On a failli une fois aux résolutions les plus nobles, pourquoi n'y faillirait-on pas de nouveau?
On a cru d'abord à la domination de l'âme sur les sens, l'on s'est trompé... pourquoi ne se tromperait-on pas aussi sur la durée, sur la constance de l'amour qu'on éprouve?
Oh! encore une fois, il n'y a rien de plus horrible que l'idée de cette dégradation successive, pour ainsi dire logique, qu'une première déviation de la vertu doit fatalement entraîner.
CHAPITRE XIV.
L'AVEU.
L'on s'étonne peut-être de ce qu'alors je raisonnais comme si j'eusse été déjà coupable. C'est que je prévoyais que si M. de Rochegune était aussi faible que moi, je n'aurais pas la force de résister à mon penchant.
A ce moment donc les conséquences morales de cette faute vénielle étaient les mêmes; je faisais peu de différence entre la certitude de la commettre et le remords de l'avoir commise.
Je ne pouvais plus compter que sur la délicatesse, que sur l'honneur de M. de Rochegune; je ne songeai donc qu'à lui cacher à tout prix ce que j'éprouvais... Si j'étais devinée, j'étais perdue.
Je m'attendais à voir M. de Rochegune le lendemain de ce concert.
Il vint en effet sur les deux heures, et me pria de faire fermer ma porte.
Je le trouvai pâle, triste, accablé; ses traits avaient une expression de langueur touchante que je ne lui avais jamais vue.
Il s'agissait pour moi d'un moment décisif; ma destinée tout entière allait dépendre de ma résolution.
Je rassemblai toutes mes forces, j'appelai à mon aide toute la dissimulation dont j'étais capable, afin de composer mon visage et de paraître insouciante et gaie.
Je me hâtai de dire presque étourdiment à M. de Rochegune:
—Vous m'avez trouvée bien maussade hier matin, n'est-ce pas? Après vous avoir demandé votre bras pour sortir, je vous ai renvoyé; avouez que je suis horriblement capricieuse!
M. de Rochegune garda un moment le silence; puis il me dit:
—Mathilde, vous me croyez honnête homme?...
—Mon Dieu!... quel grave début, mon ami!...
—Grave, en effet, bien grave... et il doit l'être.
—Et pourquoi cela?
Après un nouveau silence, il reprit:
—Mathilde, je n'ai jamais menti. Hier je vous ai juré de vous confier toutes mes pensées... bonnes ou mauvaises... je ne croyais pas devoir tenir si tôt ce serment...
—En vérité, mon ami, vous m'effrayez presque... quel changement subit!
—Mathilde, ceci me paraît un songe. Expliquer ce que j'éprouve est impossible... Je cède à je ne sais quel charme fatal qui depuis hier a bouleversé mes idées les plus arrêtées, mes principes les plus solides; je ne me reconnais plus... je ne vous reconnais plus vous-même.
—Que dites-vous?
—Depuis hier j'ai vu en vous une femme que je n'avais pas encore vue.
—Je... je.. ne comprends pas,—dis-je en tâchant de sourire,—je ne sais comment, depuis hier, j'ai pu vous apparaître sous un jour si différent.
—En vain j'ai voulu m'expliquer la cause de cette transformation, je ne l'ai pas pu. En vain je me suis demandé pourquoi votre vue m'a causé hier une émotion que je n'avais jamais ressentie. Votre physionomie n'était plus la même... Madame de Richeville s'en est aperçue comme moi, sans doute, car elle vous a dit que jamais vous n'aviez été plus jolie... Cela était vrai... Votre regard, ordinairement si doux, si calme et si limpide, était tout à tour brillant ou chargé de trouble et de langueur; votre voix était plus vibrante, votre teint plus animé, votre sourire plus éclatant... Penché sur votre épaule, j'ai cru la voir frissonner sous mon souffle... Vous étiez entourée de je ne sais quelle atmosphère magnétique qui m'attirait, qui m'enivrait... Non, ce n'est pas une illusion. Vous étiez, vous êtes maintenant plus belle que vous ne l'avez jamais été... ou plutôt vous êtes belle d'une beauté de plus.
—Allons, mon ami, vous êtes encore plus poëte que d'habitude; vous voulez essayer de nouvelles flatteries... Peut-être, hier, étais-je mise à mon avantage... Voilà tout le mystère de ce changement... Ce qui n'a pas changé, ce sont les sentiments que vous a voués votre amie... votre sœur...
—Ma sœur... ma sœur! Je ne vous ai jamais aimée comme une sœur... je vous l'ai dit... Seulement jusqu'ici j'ai eu du courage, jusqu'ici j'ai eu de la volonté... jusqu'ici j'ai cru que l'on pouvait impunément aimer une femme comme vous... jusqu'ici j'ai cru que l'intimité dans laquelle nous vivions me suffirait, et j'ai cru que la sublimité d'un amour idéal, que l'admiration qu'il m'inspirait me raviraient à toute humaine passion... Eh bien, Mathilde, je n'ai plus ce courage, je n'ai plus ces croyances: serments, vœux, promesses, tout est oublié... Ma passion, si longtemps comprimée, éclate à la fin... Mathilde... Mathilde, je l'avoue, il n'y a qu'un lâche... c'est moi... qu'un coupable... c'est moi; mais au moins pitié, pitié pour un amour brûlant... insensé... qui égare ma raison!
Je frémis du péril que je courais. En me retraçant ses émotions, M. de Rochegune me disait les miennes.
Je ne pus vaincre un secret sentiment de bonheur et d'orgueil en me voyant si follement aimée; mais je rappelai bientôt mon courage: je me sentis plus forte en voyant M. de Rochegune si faible... Je me dis qu'il serait beau à moi de remonter cette grande âme à sa hauteur et de me sauver de moi et de lui. Je ne craignais mon enivrement que s'il le partageait.
Après un moment de silence, je lui répondis d'un ton affectueux mais calme et sérieux:
—Pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir d'abord répondu légèrement; vous me donniez une touchante preuve de confiance en me faisant cet aveu, je vous en remercie.
Et je lui tendis la main avec dignité. La réserve de mon langage le frappa; je repris:
—Quoiqu'il y ait sans doute de l'exagération dans ce que vous m'avez dit, cela ne m'étonne pas, je m'y attendais.
—Vous, Mathilde!
—Oui... mon ami; souvenez-vous de notre conversation d'hier... Ne m'avez-vous pas dit: «L'intimité dont nous jouissons ne nous est acquise qu'au prix de nos sacrifices; plus ils seront grands, plus ils nous seront comptés!»
—Mathilde,—s'écria-t-il avec exaltation,—ne me parlez pas du passé, un abîme sépare hier d'aujourd'hui!
—Alors donc, mon ami,—lui dis-je en souriant doucement,—alors, comme la fée de la légende, je jetterai un pont invisible sur cet abîme, je vous prendrai par la main, et je vous ramènerai dans notre région céleste, toute rayonnante de pureté, de noblesse et d'honneur, où, comme par le passé, nos deux âmes planeront encore fières et radieuses de leur élévation.
Malgré le sourire que j'avais aux lèvres, mon cœur était navré; M. de Rochegune semblait douloureusement affecté de mes paroles. Il resta quelque temps silencieux, puis il reprit, avec une tristesse douce, accablée, presque craintive:
—Vous avez raison, Mathilde; le passé a été tel que vous le retracez. J'ai eu ces généreuses croyances, ces nobles inspirations; je vous ai aimée ainsi. Mon caractère était énergique, ma volonté ferme, ma parole sacrée, mon cœur vaillant et hardi. Par quel phénomène inexplicable tout a-t-il changé? Je ne le sais... Oui... cela est vrai; hier encore, je vous le disais, au-dessus du bonheur dont je jouissais près de vous, je ne voyais que la réalisation du dernier vœu de mon père. Eh bien! en un jour, mon ambition s'est accrue jusqu'au délire; mais cette ambition ne m'a pas fait déchoir dans ma propre estime... Elle m'a élevé...
—Que voulez-vous dire, mon ami? ne serait-ce pas profaner notre amour que...
Il ne me laissa pas achever, et reprit d'un air grave et pénétré:—Le profaner... oh! non, Mathilde, non; ne voyez pas dans ce que je vais vous dire une subtilité sacrilége ou l'hypocrite excuse d'un amour coupable... Ce ne sont pas seulement les désirs passionnés de la jeunesse que je vous exprime ici... non, j'exprime encore le vœu le plus noble que Dieu ait mis au cœur de l'homme, le vœu de ce bonheur de tous les instants que l'on ne peut goûter que dans la douceur enchanteresse du foyer domestique. En un mot, vous me comprendrez, Mathilde; en vous j'adorerais peut-être plus encore l'épouse... que la maîtresse... Vous êtes à la fois si belle et si sainte... que l'ivresse que vous inspirez devient chaste et sérieuse... Il suffit de votre pensée pour tout épurer, pour donner à un amour coupable le but, le caractère sacré d'une union solennelle...
—Eh bien, mon ami... je vous en conjure au nom de ces sentiments que vous m'accordez, calmez votre exaltation.
—Non, non! le bonheur dont je jouis près de vous ne me satisfait pas, parce qu'il est incomplet; ce n'est plus la liberté de vous voir maintenant que je veux... c'est passer ma vie entière près de vous... Entendez-vous, Mathilde! oui, je veux entre nous des liens indissolubles pour vous être à tout jamais enchaîné: je veux tous les droits pour vous prouver tous les dévouements; tous les bonheurs, pour vous devoir toutes les reconnaissances!
—Mais jusqu'ici, mon ami, n'avez-vous pas été pour moi plein de dévouement et de bonté?
—Et! qu'est-ce que cela auprès de cette vie intime, concentrée dans sa propre félicité, où l'on jouit de tous les dons que Dieu a accumulés sur ceux qu'il aime, où l'on se repose d'une adoration par une idolâtrie, où la beauté morale rend plus précieuse encore la beauté physique: car si Dieu a voulu qu'une belle âme eût une belle enveloppe, c'est pour que ces deux charmes se confondissent en un seul; les séparer, c'est outrager la nature!
—Ah! ce langage...
—Contraste avec celui que je tenais hier: soit; mais hier comme aujourd'hui j'ai parlé vrai.
—Mais ce changement si brusque?
—Il me confond, il m'accable, Mathilde. Pour l'expliquer, il faut avoir recours à cette vulgaire mais juste comparaison de la goutte d'eau qui fait enfin déborder la coupe. Les circonstances les plus infimes décident des événements les plus graves lorsque l'heure est venue... Je n'en doute pas, demain, un serrement de main, l'accent de votre voix, eussent fait éclater toutes les violences de cette passion longtemps comprimée. Hier, en vous parlant de sacrifices, Mathilde, je ne me servais pas d'un vain terme. Mais l'héroïsme a des bornes. Et puis une pensée fixe, unique, est maintenant sans cesse présente à mon esprit: ce serait de vivre avec vous au fond de je ne sais quelle solitude. Pour vous et pour moi les plaisirs du monde sont une vanité, Mathilde... Ah! si vous vouliez...—Et il s'interrompit, craignant d'avoir trop dit.
Je ne le comprenais que trop; le même désir m'était déjà venu: il fallait encore que mes lèvres continuassent de démentir ma pensée. A ces élans passionnés, dont, malgré moi, je ressentais le choc jusqu'au fond du cœur, il fallut répondre par de froides, par de sévères paroles...
—En vérité, mon ami,—lui dis-je,—je ne vous reconnais plus... C'est vous... vous qui me proposez de fouler aux pieds toutes les convenances, tous les devoirs; de tromper l'amitié, la confiance de nos amis... Songez-y... de quels sarcasmes le monde ne les poursuivrait-il pas! Les rendre complices de notre faute, les vouer à d'amères railleries, parce qu'ils ont une foi aveugle en notre honneur... tenez, soyez franc et répondez... Si je consentais à fuir avec vous... que penseraient de nous le prince d'Héricourt, sa femme, qui ont si loyalement protégé notre amour?...
Cette question interdit M. de Rochegune: il hésita quelques moments de parler; j'étais désolée de la lui avoir faite, car il me semblait, hélas! que nous ne pouvions y répondre.
Dans cet entretien, malgré la réserve apparente de mes paroles, je me sentis plus troublée, plus éprise que jamais... J'étais, hélas! j'ose l'avouer, peut-être encore plus de l'avis de M. de Rochegune qu'il n'en était lui-même, mon amour pour lui atteignait son paroxysme; à chaque instant j'étais sur le point de lui dire: Fuyons...
Il reprit tristement:
—Je n'ai jamais menti, Mathilde... je ne mentirai pas en cette occasion... Si vous consentiez à me suivre... j'irais trouver le prince et je lui dirais tout...
—Et quels reproches n'aurait-il pas le droit de vous faire, lui, lui!...
—Eh! après tout,—s'écria M. de Rochegune avec une impatience douloureuse,—qu'importent le prince, les jugements du monde! voulons-nous les braver? En disparaissant de la société, ne nous condamnons-nous pas; ne renonçons-nous pas à son estime, à son intérêt? Que veut-on de plus? Ne pouvions-nous pas agir moins noblement, abuser de cette confiance qu'on nous témoignait, est-il donc si difficile de tromper des yeux prévenus!
—Ah! vous et moi étions incapables d'une telle infamie!
—Je le sais; aussi aurions-nous le courage de renoncer hardiment à la haute position que nous nous étions faite; tant que nous y sommes restés, n'en avons-nous pas été dignes? Une chute houleuse ne nous en ferait pas démériter; ce serait une renonciation libre, volontaire. A l'admiration du monde, nous aurions préféré notre bonheur; il n'y a là ni lâcheté ni trahison... Je le dirais à la face de tous... comme j'ai dit...
—Hélas! mon ami,—lui dis-je en l'interrompant,—cesserions-nous d'être coupables en avouant hautement que nous le sommes? Cet aveu ne serait plus une généreuse audace, mais une grossière effronterie. Ah! croyez-moi, si nous succombions, il faudrait fuir honteusement et nous cacher comme des criminels.
—Oh! vienne ce jour bienheureux, Mathilde, et jamais mon front n'aura été plus fier... plus justement fier!
—Pouvez-vous parler ainsi! et la honte... et le déshonneur pour moi?
—Le déshonneur! n'êtes-vous pas libre? Le monde n'a-t-il pas lui-même prononcé une sorte de divorce moral entre vous et votre mari? Votre position peut-elle être comparée à celle d'aucune autre femme?
—Oui, aujourd'hui, à cette heure encore, je ne puis être comparée à personne; mais que j'oublie mes devoirs, et demain je serai, comme tant d'autres, une femme qui se venge des tromperies de son mari en le trompant à son tour. Bien plus, après avoir eu l'insolente audace de me poser en femme supérieure aux faiblesses humaines, je serai renversée de cet orgueilleux piédestal au milieu des mépris universels...
—Et où vous atteindront-ils, ces mépris? Venez... oh! venez, Mathilde, mon amour vous en défendra... le bonheur vous vengera... Qui vit pour le monde et par le monde peut le redouter; qui vit par soi et pour soi dans la retraite le dédaigne et le brave. Amis, orgueil, ambition, devoir, j'ai tout oublié; je ne vis que pour une seule pensée, que pour un seul désir... vous, vous, toujours vous.
—Mais votre carrière, mais votre avenir, mais tant d'infortunés qui n'existent que par vous, mais votre pays, auquel votre voix est si souvent utile?
M. de Rochegune haussa les épaules.—Rêveries creuses et sonores, stériles utopies que toute cette vaine politique. Quant à mes malheureux, c'est différent: du fond de cette retraite nous veillerons sur eux, nous serons leur mystérieuse Providence; ils n'y perdront rien... Est-ce qu'un amour comme le nôtre ne suffirait pas à nous rendre généreux et bienfaisants si nous ne l'étions déjà?... Vous me regardez avec surprise, Mathilde... vous êtes étonnée de m'entendre parler ainsi, moi naguère si jaloux de ce que je dédaigne aujourd'hui... Moi aussi je m'étonne et je m'en réjouis...
—Que dites-vous?
—Oui, ce brusque changement dans mes idées me prouve que votre influence sur moi augmente encore.
—Autrefois j'étais fière de cette influence, elle vous inspirait les plus nobles actions; aujourd'hui j'en rougis, elle ne vous inspire que des résolutions indignes de vous.
—Et qui vous dit cela? et qui vous dit que de nos tumultueuses passions ne sortiront pas quelques grands exemples, quelque dévouement sublime? Je ne sais ce que l'avenir nous réserve, mais ce n'est pas en vain que Dieu nous a rapprochés. Oui, notre chute apparente doit cacher quelque résurrection magnifique; deux âmes comme les nôtres ne peuvent se rencontrer dans un véritable, éclatant et profond amour, sans laisser après elles quelque souvenir de majesté; oui, une voix, qui ne m'a jamais trompé, me dit que, malgré les reproches, l'éloignement peut-être momentané de nos amis, ils nous reviendront, par la force des événements, plus dévoués que jamais, parce que jamais nous n'aurons été plus dignes d'eux...
—Comment?
—Je ne sais, mais j'en suis sûr; encore une fois, Mathilde, je vous dis que quoi qu'il paraisse, cet amour est noble et grand s'il en fut jamais; je vous dis que l'avenir le prouvera.
L'accent, la physionomie de M. de Rochegune exprimaient tant de foi dans ce qu'il disait, je me sentais aussi moi-même si fatalement persuadée que notre amour devait avoir de brillantes destinées, que malgré ma résolution de rester froide et réservée, je ne pus résister à un mouvement d'entraînement, et je m'écriai:
—Oui, oui, je vous crois, ce que vous dites là, je le sens, il me semble que vous traduisez les plus secrets mouvements de mon cœur!
—Mathilde!...—s'écria-t-il en tombant à mes genoux et en prenant mes mains dans les siennes avec un mouvement d'adoration passionnée,—oh! venez... Fuyons alors... Venez... venez... mon amie, ma sœur, ma maîtresse, ma femme...
Ces mots, les regards enivrés de M. de Rochegune, tout me rappela à moi-même; je me levai brusquement...
—Mathilde,—s'écria-t-il en cachant son visage dans ses mains,—pardonnez-moi... je suis insensé!
Quelques minutes me suffirent pour calmer mon émotion. Je lui dis le plus froidement qu'il me fut possible:
—Vous êtes insensé en effet de croire que je m'exposerai jamais à rougir de vous et de moi.
Il jeta sur moi un regard désolé; puis il s'écria d'un ton déchirant:
—Ah! vous ne m'aimez pas comme je vous aime... Et il pleura.
Je l'avoue, ô mon Dieu! si j'eus la force de ne pas le détromper, de ne pas lui dire que je partageais sa folle passion... ses idées justes ou injustes, élevées ou coupables, c'est qu'en ce moment même je prenais la résolution de fuir avec lui si, après une dernière et courageuse épreuve, je ne pouvais vaincre ce funeste entraînement.
Pour me réserver toute liberté d'agir, je devais alors lui ôter tout espoir et le rendre ainsi à son insu mon auxiliaire dans la lutte suprême que je voulais tenter.
—Je ne vous aime pas?—lui dis-je.—Pouvez-vous me faire ce cruel reproche! N'est-ce pas parce que je vous aime tendrement que j'ai le courage de vous épargner, ainsi qu'à moi, des remords éternels?
Il se leva et se mit à marcher avec agitation en essuyant ses yeux.
Je fus mise encore à une rude épreuve. Quelques boucles de sa chevelure s'étant dérangées, je vis à son front la cicatrice de la blessure qu'il avait autrefois reçue en venant savoir de mes nouvelles, lorsqu'il était tombé dans un guet-apens que lui avait tendu M. Lugarto.
La vue de cette cicatrice, en me rappelant depuis combien d'années durait le dévouement de M. de Rochegune, fit que ma résolution de lui cacher ce que j'éprouvais me devint plus pénible encore.
Il s'arrêta tout à coup devant moi et me dit:
—Mathilde, croyez-vous qu'il me soit possible de cacher aux yeux de nos amis les émotions qui m'agitent?
—Je crois qu'en réfléchissant aux suites cruelles que...
Il m'interrompit:
—La réflexion, la volonté sont,—dit-il,—impuissantes à contenir, à dissimuler un sentiment aussi violent... A chaque instant d'ailleurs ne remarquera-t-on pas entre nous une contrainte, une réserve affectée, qui ne contrastera que trop avec notre abandon habituel?
—Peut-être... mon ami, et en vous observant bien... Et puis laissez-moi espérer... que cette exaltation passagère se calmera, que vous, si courageux, vous vaincrez ce fol enivrement.
—C'est parce que mon caractère était ferme et courageux, Mathilde, que je sens mieux encore l'irrésistible puissance du sentiment qui me domine... mais c'est aussi parce que je suis ferme et courageux...
Puis il hésita.
—Parlez, mon ami... parlez...
—Eh bien! c'est parce que je suis courageux que j'aurai la force de prendre le seul parti qui puisse nous sauver tous deux!
Puis, les lèvres contractées par le désespoir, il dit d'une voix altérée:
—J'aurai la force de vous quitter.
Ce coup était si terrible, j'y étais si peu préparée, que je m'écriai en joignant les mains:
—Me quitter! mais c'est impossible!... Mon Dieu!... vous n'y pensez pas!
—Mais que voulez-vous donc que je fasse, alors, malheureuse femme?... Cesser de vous voir, c'est éveiller mille soupçons, provoquer les questions de nos amis, qui seront d'autant plus pressantes que nous ne devons avoir rien à cacher... Vivre auprès de vous comme autrefois, je vous dis que cela m'est impossible. Je prétexterai donc un voyage; je partirai.
—Vous ne partirez pas... je ne le veux pas... Je vous aime, moi... j'ai mis en vous tout l'espoir... tout l'avenir de ma vie. Il est impossible que vous m'abandonniez ainsi! vous n'aurez pas cette cruauté!
—Mais que faire alors? que résoudre?
—Je ne sais... mais, au nom du ciel... par la mémoire de votre père... ne me quittez pas... Je n'y pourrais pas survivre... J'ai été déjà si malheureuse... mon Dieu! que je n'aurai plus la force d'endurer de nouvelles douleurs.
—Écoutez, Mathilde... Vous ne me croyez pas capable de vous menacer de mon départ pour vous forcer à me suivre... Je ne parle, je n'agis jamais légèrement... Après avoir tout considéré, je vois qu'il ne me reste qu'à partir... Je partirai donc... Que Dieu me soit en aide!
—Ciel! vous m'épouvantez,—m'écriai-je, frappée de la sinistre expression de ses traits.
Il me comprit et me répondit:
—J'ai sur le suicide des idées qui ne changeront jamais: c'est une lâcheté..... Je ne serai jamais lâche... C'est parce que je ne pourrai pas me tuer, que je serai désormais le plus misérable des hommes.
Et il cacha encore sa figure dans ses mains en sanglotant.
Vaincue par ses larmes, j'allais tout lui avouer, renoncer à une dernière lutte, lui dire combien je l'adorais, lorsqu'après un moment de silence il releva la tête et me dit:
—Après tout, nous sommes des insensés de vouloir décider en une heure du destin de toute notre vie entière... Mathilde... pas un mot de plus... Nous sommes sous le coup d'impressions trop vives pour continuer cet entretien. Je pars aujourd'hui; je reviendrai dans quinze jours avec les mêmes idées que j'emporte... je vous en préviens... Mais vous... vous aurez eu le loisir de réfléchir mûrement à la proposition que je vous ai faite. Je reviendrai donc pour vous consacrer ma vie tout entière ou pour vous dire un éternel adieu. Je ne vous écrirai pas... je vous laisserai seule à vous-même. Tout mon espoir est que le passé vous parlera de moi... et que l'avenir... vous parlera pour moi...
Puis, me tendant la main avec une triste solennité, il me dit d'une voix profondément émue:
—Dans quinze jours...
Je serrai sa main en répétant:
—Dans quinze jours.
Il me quitta.
CHAPITRE XV.
UNE VISITE.
Après le départ de M. de Rochegune, je me mis à fondre en larmes; je me reprochai mon apparente insensibilité; je craignis de l'avoir désespéré, d'avoir risqué peut-être de l'éloigner de moi.
Je regrettai amèrement de n'avoir pas suivi mon premier mouvement, qui me disait de tout abandonner pour le suivre; s'il me quittait... la froide estime du monde compenserait-elle jamais la perte de cet amour dans lequel j'avais concentré tout le bonheur, toutes les espérances de ma vie?
Au milieu de ces perplexités poignantes, je me demandais si je ne résistais pas plus par orgueil que par devoir; je tâchais de me convaincre de cette pensée afin d'avoir un prétexte de céder aux vœux de M. de Rochegune.
Alors je rêvais avec délire à la vie qui m'attendait près de lui; la sûreté de son caractère, son esprit, sa tendresse exquise, tout me présageait l'existence la plus fortunée.
Je reconnaissais de plus en plus la vérité des paroles de M. de Rochegune. Mon amour pour M. de Lancry avait-il été, en effet, une surprise de cœur? je n'avais pour ainsi dire, en aucune raison sérieuse de l'aimer avant mon mariage. Ses dehors charmants, la grâce de son esprit, m'avaient séduite. Dans mon opiniâtreté à l'épouser, malgré les sages avis de madame de Richeville et de M. de Mortagne, il y avait eu plus de parti pris, plus d'étourderie, plus de désir d'échapper à mademoiselle de Maran que de passion réfléchie; plus tard, lorsque les torts de mon mari devinrent si odieux, je persistai à l'aimer par habitude, par héroïsme de souffrance et d'abnégation, et surtout par suite de cette influence presque irrésistible que prend toujours sur une jeune fille le premier homme qu'elle aime.
Au milieu de mes chagrins j'avais haï cet amour sans nom, j'en avais rougi comme d'une mauvaise action; et pourtant en aimant ainsi mon mari, je remplissais un devoir sacré. Enfin lorsque, poussée à bout par une dernière trahison qui m'avait coûté mon enfant, j'avais échappé à l'épouvantable domination de M. de Lancry, je n'avais conservé pour lui qu'un mépris glacial...
Quelle différence, au contraire, dans les phases de mon attachement pour M. de Rochegune! Son généreux dévouement pour moi, l'admiration que m'inspiraient ses rares qualités avaient d'abord jeté dans mon cœur, et presque à mon insu, les profondes racines de cet amour; puis lorsque je me retrouvai moralement libre, ce furent de nouvelles et touchantes preuves de l'affection la plus constante et la plus noble: alors à mon admiration pour lui, sentiment sévère et imposant, se joignit une amitié affectueuse et tendre... puis l'amour pur et idéal... puis enfin la passion brûlante.
La gradation constante de ce sentiment n'en assurait que trop la durée.
Ainsi que toutes les choses grandes, puissantes et humainement éternelles, cet amour avait une base profonde, inébranlable. Comme le chêne que la foudre brise et ne déracine pas, cet amour avait lentement, imperceptiblement grandi....; l'orage ou les saisons pouvaient effeuiller ses verts et frais rameaux, mais jamais l'arracher au sol où il était né.
En un mot, telle était la différence de ces deux amours:—en aimant mon mari, en me dévouant pour lui avec l'abnégation la plus aveugle, j'avais éprouvé une sorte de honte, j'avais été la plus malheureuse des femmes; et me résignant avec courage, mes souffrances avaient à peine intéressé; ma résignation avait semblé stupide.
Au contraire, j'étais heureuse et fière de mon amour pour M. de Rochegune; le monde m'approuvait, je me sentais enfin élevée, grandie par ce sentiment, qu'une inflexible morale aurait pu réprouver.
Tantôt ces réflexions me semblaient toutes-puissantes en faveur de M. Rochegune, tantôt j'y puisais une nouvelle force pour lui résister... Notre position, à tous deux me semblait si magnifique, que je ne pouvais me résoudre à la perdre.
Mais alors je comparais malgré moi les enchantements d'une vie amoureuse et ignorée aux sacrifices que m'imposaient cette brillante couronne de pureté, cette souveraineté de vertu, cette éclatante majesté du renoncement.
Oh! alors il me semblait insensé de préférer un vaste et froid palais de marbre et d'or que l'on occupe seule... à une délicieuse retraite où l'on cache un amour heureux au milieu de la verdure et des fleurs...
Hélas! il faut être femme pour comprendre ces terribles luttes de la passion et du devoir.
Les hommes ne les subissent jamais; leurs cruelles alternatives se réduisent à obtenir ou à ne pas obtenir... tandis que ce n'est souvent qu'après de douloureuses anxiétés, qu'après d'affreux tourments, que nous accordons ce que nous désirons le plus d'accorder.
Les hommes ressentent ces terribles angoisses lorsqu'il s'agit de leur honneur, jamais lorsqu'il s'agit du nôtre.
M. de Rochegune était le type des hommes de cœur, de courage et de loyauté chevaleresque. Il n'avait pourtant pas hésité un moment entre son amour et l'éloignement de ses amis... entre sa passion et ma honte....
. . . . . . . . . .
Ces résolutions, tour à tour faibles et héroïques, avaient duré plusieurs jours.
Le départ de M. de Rochegune m'accablait, m'ôtait beaucoup de ma force. Cette absence me donnait une douloureuse idée de ce que serait ma vie sans lui.
J'en étais déjà venue à ne plus admettre cette hypothèse, j'aurais consenti à tout plutôt que de le perdre: j'espérais seulement obtenir de lui d'essayer encore de vivre près de moi comme par le passé, de tacher de se vaincre, dussions-nous pendant quelque temps renoncer aux douceurs de notre habituelle intimité.
Une fois placée dans l'alternative de le perdre ou de le suivre, que résoudre? le désespérer... lui toujours et depuis si longtemps dévoué... lui que j'aimais, que j'aimais de toutes les forces de mon âme... Le désespérer... lorsque d'un mot, d'un seul mot, en faisant le bonheur de sa vie... je réalisais l'idéal de la mienne... Non... non... jamais... Et j'étais sur le point de lui écrire... Venez... venez... partons...
Les heures, les jours, les nuits se passaient dans ces irrésolutions; peu à peu elles affaiblirent mon courage: bientôt... funeste symptôme, je n'osai plus interroger mon cœur, tant j'étais sûre de le voir me répondre en faveur de M. de Rochegune....
. . . . . . . . . .
M. de Rochegune avait donné à madame de Richeville une explication toute naturelle de son départ, en lui annonçant que quelques affaires importantes l'appelaient dans une de ses terres. J'avais prétexté moi-même une migraine violente pour rester seule le soir.
Un jour madame de Richeville, à qui j'étais allée faire ma visite habituelle, me dit qu'Emma, indisposée depuis quelques jours, se trouvait très-souffrante, elle était beaucoup plus absorbée qu'à l'ordinaire. Je demandai à la voir; elle reposait, je ne voulus pas la réveiller.
J'envoyai plusieurs fois Blondeau savoir de ses nouvelles, la journée se passa assez paisiblement.
Le lendemain de très-bonne heure, madame de Richeville entra chez moi; je fus frappée de l'altération de ses traits.
—Grand Dieu... qu'avez-vous?—lui dis-je.
—Emma m'inquiète au dernier point,—me répondit-elle;—j'ai passé la nuit près d'elle... Tout à l'heure, elle vient de s'assoupir un peu: je profite de ce moment pour venir... pour venir pleurer auprès de vous!—s'écria-t-elle en ne pouvant plus contenir ses larmes,—car devant elle je n'ose pas...—Et la pauvre mère se mit à sangloter.
—Mais rassurez-vous,—lui dis-je,—il ne peut y avoir rien de sérieux dans l'indisposition d'Emma. Hier que vous a dit votre médecin? Il n'en est pas de plus habile et de plus sincère...
—C'est justement parce qu'il est très-habile, et qu'il m'a avoué son ignorance au sujet de la maladie d'Emma, que je suis horriblement effrayée; il ne trouve aucune cause apparente à la langueur qui accable de plus en plus cette malheureuse enfant... Il lui trouve une fièvre lente et nerveuse; mais il avoue que d'un moment à l'autre... une crise violente peut éclater.
—Mais Emma souffre-t-elle?
—Non; elle le dit du moins, peut-être de crainte de m'affecter.
—Mais cette nuit qu'a-t-elle éprouvé? Pourquoi êtes-vous plus inquiète ce matin?
—Cette nuit elle a été très-agitée... Hier soir, je me suis établie près d'elle... elle allait mieux. Son visage était pâle, mais calme; elle ne dormait pas. Je lui ai proposé de lui lire une méditation de M. de Lamartine, elle m'a tendrement remerciée; après m'avoir écoutée, elle m'a dit avec cette grâce naïve qui n'appartient qu'à elle: «Mon Dieu, quelle douceur dans ces vers admirables! Merci! oh! merci, je me sens mieux... il me semble que je suis moins oppressée; mais puisque le langage de l'âme me fait tant de bien... c'est donc l'âme que j'ai malade?»
—Pauvre enfant!—dis-je à madame de Richeville,—cela est étrange.
—Oui, bien étrange, Mathilde, et ces paroles ont éveillé en moi une crainte affreuse...
—Et quelle crainte?
—Toute la nuit une cruelle pensée m'a poursuivie, lorsque l'agitation d'Emma est revenue avec son accès de fièvre, lorsque plusieurs fois ses regards brillants se sont attachés sur les miens... Oh!... Mathilde, il m'a semblé y voir un secret reproche.
—Mais expliquez-vous, mon amie; je ne vous comprends pas...
—Eh bien, sans pouvoir deviner comment elle pourrait être instruite de ce fatal secret... je tremble quelle ne sache que je suis sa mère... Oh, Mathilde! cette âme est si candide que pour elle ce coup serait mortel...
Je regardai madame de Richeville avec étonnement; cette idée me frappa d'autant plus, qu'elle m'expliquait les rêveries et la triste préoccupation d'Emma. Je ne doutai pas non plus que la révélation de ce mystère ne fût fatale pour cette jeune fille, qui éprouvait une horreur insurmontable pour les actions honteuses ou criminelles. Cette angélique et précieuse ignorance avait été soigneusement entretenue par sa mère, et les enseignements qu'Emma trouvait dans l'entretien des amis de madame de Richeville avaient encore exalté son excessive délicatesse.
Qu'on juge donc de la terrible perturbation qu'une pareille découverte aurait apportée dans l'esprit d'Emma, quelle lutte effrayante se serait engagée entre la susceptibilité outrée de ses principes et l'attachement profond qu'elle ressentait pour madame de Richeville.
N'apprendre que celle-ci était sa mère... que pour être forcée de la mépriser...
—Eh bien!—reprit la duchesse avec angoisse,—n'est-ce pas, Mathilde, que mes craintes sont fondées?... C'est affreux...—s'écria-t-elle avec désespoir.—Elle sait tout... elle sait tout... Je n'oserai plus la regarder sans honte... Ah! c'est une terrible punition que celle-là... rougir devant son enfant... La vengeance de Dieu n'est pas encore satisfaite... Oh! je suis bien loin d'avoir tari ma coupe d'amertume,—dit-elle avec abattement.
—Ne croyez pas cela,—lui dis-je,—par cela même que je partage vos craintes, que je connais le caractère d'Emma et l'effet que produirait sur elle une révélation pareille... je crois qu'elle a des soupçons, peut-être... mais non pas une certitude... qui aurait causé en elle une secousse violente.
—Mathilde, vous voulez me rassurer; au nom du ciel parlez-moi franchement.
—Ma pauvre amie, je m'adresse à votre raison. Vous connaissez comme moi le cœur d'Emma; nous avons, naguère encore, analysé cette franchise si impérieuse chez elle, qu'elle épanche toutes ses impressions à mesure qu'elles lui viennent, sans même prévoir où elles tendent. Et bien! croyez-vous qu'il lui soit possible de vous cacher un secret d'une telle importance, de dissimuler les agitations qu'elle en ressentirait?... Et, tenez, maintenant je vais plus loin: il se pourrait que l'instinct de son cœur eût suffi pour éveiller en elle de vagues soupçons qu'elle ne s'explique pas encore...
—Mais, il n'importe; pour être éloigné, le danger n'en est pas moins menaçant!—s'écria madame de Richeville.—Si ce secret n'appartenait qu'à vous et à moi ou à M. de Rochegune, je n'aurais aucune crainte; mais mon mari, mais cet infâme Lugarto, mais cette femme indigne qui le lui a vendu, le possèdent, ce secret; d'un moment à l'autre ce coup peut m'atteindre?
—Ne prévoyez pas le malheur de si loin, mon amie; vous allez me trouver bien optimiste, mais, en y réfléchissant davantage, je pense qu'il vaut mieux que ces vagues soupçons se soient peu à peu éveillés dans l'esprit d'Emma; peut-être notre salut est-il là. Sans doute alors on pourra, on devra peut-être lever avec ménagement le voile qui couvre sa naissance, et prévenir ainsi une brusque révélation qui... je le crains, et je dois vous l'avouer, mon amie... serait dangereuse pour elle.
—Mathilde, vous êtes mon ange tutélaire; vos paroles, remplies de tendresse et de raison, vont à la fois à l'esprit et à l'âme... Je crois votre avis plein de sens... Oui, il serait peut-être possible, avec la plus grande circonspection, de la préparer à cet aveu et d'en amortir l'effet. Alors, oh! alors, je serai trop heureuse de pouvoir lui dire, ma fille... Oh! mon Dieu! Mais non... non... une telle félicité ne peut m'être réservée...—ajouta tristement la duchesse; cela serait trop de bonheur. Il faut que j'expie la naissance d'Emma...
—Mais ne l'avez-vous pas déjà expiée par vos chagrins, rachetée par votre vie exemplaire?
—Ma crainte est d'adopter trop aveuglément votre avis, j'y suis trop intéressée... Tenez, dès que M. de Rochegune sera de retour, nous en causerons avec lui; s'il partage votre opinion, nous aviserons aux moyens de faire connaître la vérité à Emma. Bonne... mille fois bonne et sincère amie,—s'écria madame de Richeville en serrant mes mains dans les siennes...—Ah! vous méritez bien tout le bonheur dont vous jouissez enfin... Ah! à propos de bonheur... et encore non... car le malheur des méchants ne peut pas être un bonheur pour vous... Savez-vous ce qui arrive à mademoiselle de Maran?
—Non? qu'est-ce donc?
—Depuis quelques jours, elle est atteinte d'une attaque de paralysie; elle était déjà inconsolable de la disparition de votre infernale cousine, et ce dernier coup doit lui être bien cruel. Du reste, elle est si universellement détestée que personne au monde ne va la voir; on s'affranchit même à son égard de la plus simple politesse, ou encore à peine s'informe-t-on de ses nouvelles, et reste-t-elle abandonnée aux soins de ses gens.
—Et je la plains, car son principal et plus ancien serviteur a été l'épouvante de mon enfance,—lui dis-je.—Je vois encore cette physionomie sinistre, rendue plus repoussante encore par une horrible tache de vin.
—Quant à votre cousine, on croit qu'elle a quitté Paris; toutes les recherches de votre mari pour la retrouver ont été vaines, et on dit qu'il s'est mis à jouer avec fureur pour se distraire de l'abandon d'Ursule.
Je fus sur le point de raconter à madame de Richeville l'aventure du bal masqué et de lui dire les raisons que j'avais de penser que M. de Rochegune y avait rencontré Ursule; mais à cette aventure se rattachaient mes irrésolutions présentes: ne voulant y faire aucune allusion et ne prendre conseil que de moi-même, je me tus.
—Et M. de Lancry?—demandai-je à madame de Richeville.
—Il avait d'abord soupçonné Ursule d'être allée rejoindre son mari; il s'est aussitôt rendu mystérieusement à Rouvray, et a acquis la certitude que cette odieuse femme n'y était pas retournée auprès de M. Sécherin. Tout le monde s'accorde à dire qu'elle est allée secrètement retrouver en Italie lord C..., qui s'en est beaucoup occupé cet hiver. Cela me paraît probable, car lord C... est puissamment riche.
J'aurais voulu, comme madame de Richeville, croire à l'absence d'Ursule; mais malgré moi un triste pressentiment me disait que ma cousine n'était pas loin. Je ne redoutais pas sa rivalité auprès de M. de Rochegune; je redoutais sa rage lorsqu'elle s'en verrait dédaignée, ce qui devait nécessairement arriver si elle avait l'audace de se faire connaître à lui.
—Je désire que vous soyez bien informée et qu'en effet Ursule ait quitté Paris,—dis-je à la duchesse.—Mais voulez vous que nous allions voir Emma? j'attendrai chez vous qu'elle soit éveillée; aujourd'hui je vous remplacerai auprès d'elle, cette nuit surtout, si elle est encore souffrante...
—Non... non... ma chère Mathilde, vous êtes vous-même indisposée.
—Je me sens mieux déjà; si vous voulez me guérir tout à fait, laissez-moi partager avec vous les soins que vous donnez à cette chère enfant; et puis vous savez que je ne manque pas de perspicacité; j'observerai, j'étudierai, j'interrogerai Emma bien attentivement: cela pourra nous servir et nous guider dans le cas où nous croirions toujours une révélation opportune.
—Je savais bien que vous trouveriez les meilleures raisons du monde pour me forcer d'accepter cette nouvelle preuve de dévouement... Eh bien donc! je l'accepte comme vous l'offrez... avec bonheur.
—Mon amie, par grâce, ne parlons plus de dévouement... vous me rendez confuse... que ne vous dois-je pas, moi!... comment m'acquitterai-je jamais!
—Mathilde!
—Quand je songe qu'avant mon mariage, sans me connaître, vous veniez me rendre un service de mère, et que je vous ai accueillie avec sécheresse... avec dureté... que j'ai osé insulter à ce qu'il y avait d'admirable dans votre démarche... Oh! tenez, mon amie, de ma vie je ne me pardonnerai de vous avoir alors méconnue. Ce sera pour moi un remords éternel.
—Et pour moi aussi, chère enfant, car si vous m'aviez écoutée... vous seriez aujourd'hui madame de Rochegune... Je sais que le sort a fait que vous êtes bien près de la destinée que moi et ce pauvre M. de Mortagne nous avions rêvée pour vous; mais, ma noble et courageuse Mathilde... je sais aussi l'immense différence qui existe entre l'amour tel que vos devoirs, votre fermeté, vous l'imposent, et la vie enchanteresse qui vous attendait auprès de M. de Rochegune. Maintenant que vous pouvez l'apprécier comme moi, mieux que moi,—ajouta-t-elle en souriant,—avouez qu'il est surtout l'homme de l'intimité; n'est-ce pas que c'est là seulement qu'on peut connaître tout le charme de son caractère, de son esprit? car c'est seulement dans l'intimité qu'il consent à user des merveilleux avantages dont il est doué. Est-il alors une conversation plus attachante que la sienne, un savoir à la fois plus universel, plus modeste et plus piquant dans son expression? Et que de talents variés! Et surtout quel caractère! en est-il un plus doux, plus égal, plus gai, de cette gaieté qui exprime la sérénité d'une belle âme? Enfin, en lui que de ressources! Avant votre retour, j'ai quelquefois passé des heures entières avec lui et Emma; il nous laissait encore plus émerveillées à la fin de l'entretien qu'au commencement: on passerait des jours, des années près de lui, sans ressentir, je ne dirai pas un moment d'ennui, mais sans ressentir diminuer un moment l'intérêt qu'il inspire... Après cela, il faut tout dire, dans ces longues soirées il parlait sans cesse de vous et nous disait gaiement: «Je ne cause jamais mieux qu'avec vous, parce que vous aimez et admirez aussi madame de Lancry; et comme elle est presque toujours au fond de ma pensée, vous me comprenez à demi-mot, nous parlons pour ainsi dire la même langue.»
—Je le reconnais bien là,—lui dis-je en rougissant,—et vous aussi, mon amie, qui, comme lui, parlez toujours le noble langage de la bienveillance et du dévouement... Mais allons-nous voir Emma?—ajoutai-je,—car je pouvais à peine contenir mon émotion.
—Venez, j'espère qu'elle sera éveillée,—me dit madame de Richeville.
Je la suivis, encore toute troublée de l'étrange à-propos avec lequel elle venait de me peindre si ravissemment le bonheur qu'on devait goûter dans l'intimité de M. de Rochegune.
Une des femmes de madame de Richeville lui apprit qu'Emma dormait encore. Cet état pouvant être salutaire pour elle, nous ne voulûmes pas le troubler.
J'étais depuis quelque temps chez madame de Richeville, lorsqu'un valet de pied, que j'avais nouvellement, vint me prévenir qu'un homme, qui avait à me parler d'une affaire très-importante, m'attendait chez moi, sachant que j'étais chez madame la duchesse de Richeville.
—C'est sans doute un de vos gens d'affaires,—me celle-ci.—Allez, ma chère Mathilde, je vous ferai prévenir lorsque Emma sera éveillée.
Je revins chez moi.
Qu'on juge de mon saisissement, de ma frayeur.
Dans mon salon, assis et lisant auprès de la cheminée, je vis M. de Lancry... mon mari.
CHAPITRE XVI.
L'ENTREVUE.
Frappée de stupeur, je restai immobile à la porte du salon, une main posée sur un meuble pour me soutenir; mon autre main semblait vouloir comprimer les battements de mon cœur.
M. de Lancry se leva, posa tranquillement son livre sur une table, et se plaça devant la cheminée en m'invitant d'un geste à venir auprès de lui...
L'expression de sa physionomie était dure, sardonique, et trahissait je ne sais quelle secrète satisfaction.
Je n'osais pas avancer; je croyais rêver: M. de Lancry vint à moi.
—Quel accueil après une si longue séparation!—me dit-il en voulant me prendre la main.
Je me reculai brusquement; il sourit d'un air ironique.
—Ah çà! mais... c'est donc tout à fait de l'aversion... ma chère!
Ces mots excitèrent à la fois mon indignation et mon courage; je m'avançai d'un pas ferme au milieu du salon:
—Que désirez-vous, monsieur?
—Oh! je désire beaucoup de choses; mais comme cela serait fort long à vous expliquer... veuillez d'abord vous asseoir...
—Monsieur...
—A votre aise... restez debout...
Et il s'assit.
Après quelques moments de silence réfléchi, il releva la tête et me dit:
—Avouez, ma chère amie, que je suis un mari commode et peu gênant.
—Vous n'êtes pas venu ici pour railler misérablement, monsieur... Vous avez sans doute un grave motif pour m'imposer une entrevue si pénible... Veuillez l'abréger.
—Attendriez-vous M. de Rochegune, par hasard?
La rougeur me monta au front; je ne répondis pas.
—Je serais d'ailleurs,—reprit-il,—enchanté de le revoir, et lui aussi serait charmé de cette rencontre. Voilà ce qu'il y a d'agréable dans les positions franches! voilà l'avantage des relations vertueuses et platoniques; personne n'est embarrassé, ni la femme, ni l'amant, ni le mari.—Puis, jetant un regard autour de lui, il ajouta:—Mais savez-vous que vous êtes parfaitement établie ici? c'est tout à fait solitaire et mystérieux.
—Encore une fois, monsieur, puis-je savoir ce que vous désirez de moi?
Sans me répondre, M. de Lancry m'examina attentivement et dit:
—Vous êtes fort en beauté, votre condition de femme abandonnée vous sied à merveille; il me paraît que vous avez pris votre parti. Pas le moindre attendrissement, pas la moindre émotion, pas même l'expression de la haine, pas un reproche... Un impatient mépris, voilà tout ce que ma présence vous inspire après plus de trois ans de séparation.
—S'il en est ainsi, monsieur, vous sentez que j'ai hâte de finir cet entretien, dont je ne comprends ni le but ni le motif.
—Je conçois parfaitement cet empressement, quoiqu'il soit aussi peu flatteur que peu... moral et... conjugal; car enfin, ma chère amie... vous êtes ma femme... n'oubliez pas donc cette circonstance, tout insignifiante qu'elle vous semble peut-être.
—Grâce au ciel, monsieur, je l'ai oublié; il faut votre présence pour me le rappeler.
—Et il suffira de mon absence pour effacer de nouveau cet importun souvenir, n'est-ce pas?... Fort bien, je comprends votre silence. C'est une réponse comme une autre; mais heureusement, madame, je n'ai pas les mêmes facultés oblitatives: excusez ce barbarisme. Moi, je me souviens parfaitement que je suis votre mari, surtout en vous voyant si charmante; aussi je viens vous demander pardon de vous avoir négligée si longtemps....
—Il est inutile, monsieur, de me demander pardon d'un abandon que je ne ressens pas, que je n'ai pas ressenti...
—Sans doute; aussi mon excuse est-elle seulement un acquit de conscience, un moyen d'amener la grâce que je viens solliciter de vous...
—Je vous écoute, monsieur... Mais jusqu'ici vous parlez en énigmes.
—Vraiment,—dit-il en me jetant un regard d'une profonde méchanceté,—vraiment, je parle en énigmes? Eh bien, voici le mot de celle-ci: il m'est impossible de vivre plus longtemps sans vous... et je vous prie de mettre un terme à cette trop longue séparation. Je haussai les épaules de pitié sans dire mot.
—Vous croyez peut-être que je plaisante?
—Je n'ai rien à vous répondre, monsieur...
—Je vous dis, madame, que je vous parle sérieusement.
—Je vous dis, monsieur, que cet entretien a trop duré; il est incroyable que vous veniez chez moi me tenir de pareils discours...
—Chez vous?... comment, chez vous?—reprit-il avec un éclat de rire sardonique.—Ah çà! vous perdez donc la tête... Ce serait déjà beaucoup si, comme chef de notre communauté de biens, à titre universel, notez bien cela... à titre universel... je vous permettais de dire chez nous... car vous êtes ici chez moi.
—Mais, monsieur...
—Mais, madame, avez-vous lu le Code civil?... non, n'est-ce pas? Et bien, vous avez eu tort: car vous sauriez quels sont mes droits.
Je crus comprendre l'odieux but de cette visite; j'en rougis d'indignation.
—C'est de l'argent, sans doute, que vous voulez, monsieur?—lui dis-je avec un regard plein de mépris écrasant.
Il se leva vivement, les traits contractés par la colère.
—Madame, prenez garde...
—Et vous venez sans doute mettre à prix votre absence... Je regrette plus que jamais que vous m'ayez ruinée, monsieur... car il ne me reste malheureusement pas assez d'argent pour acheter de vous cette inestimable faveur...
—Ah! vous faites des épigrammes... malheureuse que vous êtes!—s'écria-t-il l'œil enflammé de rage et de haine,—mais vous ne savez donc pas que vous êtes dans ma dépendance? que je suis ici chez moi, que vous êtes ma femme, entendez-vous?... toujours ma femme! que je dispose de vous, que je puis faire de vous ce que bon me semble, que vous n'avez pas un mot à dire, que j'ai la loi pour moi, et que demain, qu'aujourd'hui je puis m'établir ici ou vous emmener chez moi!
—Je sais, monsieur, que vous voulez m'effrayer en me menaçant ainsi, et certes la menace est bien choisie; il y aurait de quoi mourir d'effroi à cette pensée, que je pourrais être condamnée à vivre auprès de vous; mais vous ne songez pas, monsieur, que le scandale de votre conduite a été tel, que vous avez perdu tous vos droits sur moi!
—Vraiment, j'ai perdu mes droits sur vous?
—Quant à votre visite, monsieur; comme elle ne peut avoir d'autre but que celui de me demander de l'argent, et que malheureusement, vous m'avez à peine laissé de quoi vivre, je vous répète que vous n'avez rien à attendre de moi.
—Tenez,—ajouta-t-il avec un sombre sang-froid plus effrayant que l'accès de colère auquel il s'était laissé emporter,—si j'étais encore susceptible de quelque pitié, vous m'en inspireriez, pauvre folle!!! Écoutez-moi; ce bavardage me fatigue. En parlant du scandale de ma conduite, vous faites allusion à mon amour pour Ursule et à ma liaison avec elle, n'est-ce pas? Eh bien, aux termes de la loi, je puis avoir dix maîtresses sans que vous ayez le plus petit mot à dire, pourvu que je ne les aie pas introduites dans le domicile conjugal; or, je vous défie de prouver qu'Ursule ait mis le pied chez moi.
—Monsieur... il ne s'agit pas seulement d'Ursule!
—Bon! voulez-vous parler de mes prodigalités, de mes dissipations? Je vous répéterai ce que je vous ai dit autrefois, à propos de votre imagination d'hospice, qu'aux termes de la loi à moi seul appartient l'emploi de nos biens. Que cet emploi soit bon ou mauvais, personne n'a le droit de le contrôler... je n'ai de compte à rendre à personne. Voilà, j'espère, ma position assez clairement établie et mes droits suffisamment prouvés.
—Très-clairement, monsieur, et...
—Finissons; ma volonté est que vous reveniez désormais avec moi. Je vous donne quarante-huit heures pour faire vos préparatifs. C'est aujourd'hui vendredi; dimanche matin je viendrai vous chercher... Je pourrais vous emmener ce soir... à l'instant même; mais cela n'entre pas dans mes arrangements... Seulement, comme vous pourriez prendre subitement la fantaisie de voyager d'ici à dimanche, quelqu'un de sûr ne bougera pas d'ici et vous suivra partout, afin que je sache où vous retrouver... Quant à votre platonique amant, vous pourrez lui dire de ma part que je le dispense de ses visites... à moins qu'il ne veuille m'en faire une à moi... personnellement... et alors... alors... le reste ne vous regarde pas.
—Vous parlez à merveille, monsieur... je tacherai de vous répondre aussi nettement. Soyez tranquille, je ne prendrai pas la peine de fuir, mais jamais je ne vous suivrai volontairement. Pour m'y contraindre, il vous faudra employer la force. Un magistrat seul peut ordonner l'emploi de la force; or, dès que la justice interviendra entre vous et moi, la question sera immédiatement décidée.
—Ah! ah! ah! vous êtes sans doute un très-habile et très-subtil avocat, madame; mais je crains fort que vous ne perdiez votre première cause... Vous voulez dire sans doute que vous demanderez votre séparation? j'y ai pensé. Il n'y a qu'un inconvénient, c'est qu'il ne suffit pas à une femme de vouloir une séparation pour l'obtenir... Au pis-aller... nous plaiderons... soit... Vous me direz Ursule, je vous répondrai Rochegune. La voix publique m'accusera, elle vous accusera aussi... et l'on nous renverra plus mariés que jamais, vu l'égalité de nos positions.
—Monsieur, ne poussez pas l'injure jusqu'à cette comparaison.
—Ah çà! mais elle est charmante... Comment, parce qu'un vieillard à peu près en enfance, sa bigote de femme, ou une vestale de la force de madame de Richeville, viendront attester de la pureté de vos relations avec Rochegune, vous vous imaginez que cela suffira? Eh bien! moi, je me donnerai aussi comme un héros du platonisme, et, au besoin, mademoiselle de Maran et ses amis viendront témoigner en masse de l'angélique pureté de mes relations avec Ursule; sur ma parole, ce sera un procès très-divertissant. Tout ceci est pour l'avenir, bien entendu... Quant au présent, en attendant l'issue du procès, un magistrat, autrement dit un commissaire de police, vous enjoindra provisoirement d'avoir à regagner immédiatement le domicile conjugal, chère petite brebis égarée.
—Je ne le crois pas, monsieur.
—Ah bah! et par quel philtre puissant, par quel charme magique attendrirez-vous M. le commissaire?
—Par un moyen très-simple, monsieur, en mettant sous les yeux de ce magistrat les preuves positives de votre liaison criminelle avec madame Sécherin, et du coupable emploi que vous avez fait de ma fortune.
—Des preuves? Une attestation du prince d'Héricourt, sans doute, ou un certificat de cette belle duchesse repentie?
—Mieux que cela, monsieur.
—Alors ce sera quelque doléance de ce pauvre M. Sécherin ou de madame sa mère, la femme de ménage de la Providence? comme disait mademoiselle de Maran.
—Prenez garde, monsieur,—m'écriai-je,—prenez garde: il peut y avoir en effet quelque chose de providentiel dans la triste destinée de cette famille...
Je ne pouvais m'empêcher de songer à ces menaces de mort que M. Sécherin avait prononcées contre M. de Lancry.
—En effet, il doit y avoir quelque chose de providentiel, car ce pauvre M. Sécherin me semble singulièrement prédestiné...—me dit mon mari en souriant de cette grossière plaisanterie.
—Monsieur, je ne sais ce qui l'emporte de l'indignation ou du dégoût. D'un mot je veux terminer cette scène: les preuves au nom desquelles je demanderai de me retirer provisoirement au couvent du Sacré-Cœur en attendant qu'on prononce notre séparation...
—Les preuves, madame... voyons.
—Ces preuves, monsieur, sont les lettres écrites de votre propre main à un de vos amis de Bretagne sur votre liaison avec Ursule.
Ce fut au tour de M. de Lancry à me regarder avec stupeur. La colère, la honte, la rage, la haine, bouleversèrent ses traits. Il me prit les bras et s'écria d'une voix terrible:
—Malheur à vous... si vous avez lu ces lettres... malheur à vous...
Je sentis mon courage se monter à la hauteur de la circonstance. Je répondis en me dégageant de la brutale étreinte de M. de Lancry:
—J'ai lu ces lettres, monsieur!
—Vous les avez lues!... Et où sont-elles? où sont-elles?
—En ma possession.
—Oh!...—s'écria-t-il en jetant un regard autour de lui comme pour découvrir où elles pouvaient être...—Oh! ce serait une infâme trahison! et il la payerait de sa vie.
Puis portant ses deux mains crispées à son front avec une expression de fureur effrayante et frappant violemment du pied, il s'écria:
—Tenez... ne me répétez pas que vous les avez lues, ces lettres, ou je ne réponds plus de moi...
Je sonnai précipitamment. Mon valet de chambre entra.
—Restez dans le petit salon,—lui dis-je d'une voix ferme;—j'aurai tout à l'heure quelques ordres à vous donner.
Ces mots rappelèrent M. de Lancry à lui-même... Il fit quelques pas avec agitation et revint vers moi...
—Mais comment avez-vous ces lettres en votre possession?... Par l'enfer, il faut que je le sache à l'instant même.
—Peu vous importe, monsieur, de savoir de qui je les tiens... Ce qui est certain, c'est qu'elles sont entre mes mains. Si vous m'y forcez, j'en ferai usage.
—Et vous les avez déjà montrées sans doute,—s'écria-t-il avec une bonté désespérée;—vous les avez colportées dans votre société pour montrer jusqu'à quel point Ursule me bafouait et me rendait malheureux, n'est-ce pas? Oh! comme vous avez dû triompher, vous et vos imbéciles amis! Vous et eux avez bien ri de ces plaies saignantes de mon âme, n'est-ce pas? Ç'a été un amour bien ridicule, bien niais que le mien, n'est-ce pas? Me ruiner pour une femme qui se moquait de moi... Voyons,—ajouta-t-il avec un éclat de rire convulsif,—combien vous et Rochegune en avez-vous fait de copies? combien y en a-t-il en circulation à cette heure?
Cet ignoble soupçon me révolta.
—J'ai le malheur et la honte de porter votre nom, monsieur; cette punition est assez humiliante pour que je ne l'augmente pas encore.
—Cela n'est pas répondre. Les lettres, qui vous les a remises? depuis quand les avez-vous?
—Après tout, je ne vois, monsieur, aucun inconvénient à vous apprendre comment je les possède. Les deux premières ont été apportées chez moi dans un carton qui renfermait un bouquet de fleurs pareilles à celles que M. Lugarto m'avait autrefois offertes par votre entremise. J'ai donc tout lieu de croire que c'est lui qui m'a fait parvenir ces lettres. Comment se les est-il procurées, je l'ignore... Quant à la dernière, elle m'est arrivée par la poste.
—Plus de doute, Lugarto est secrètement ici,—s'écria-t-il,—on ne m'avait pas trompé... on l'avait vu... Pourtant c'est un de mes gens en qui j'avais toute confiance qui a mis ces lettres à la poste... et bien plus, la personne à qui je les écrivais m'a répondu comme si elle les avait reçues.
—Ce ne serait pas la première fois que M. Lugarto aurait contrefait votre écriture et corrompu vos gens.
—Oui... oui... c'est cela, par l'enfer; mais pourquoi se cache-t-il?... Oh! si je le découvre... Quant à son but... s'il a été d'augmenter jusqu'à la haine la plus impitoyable l'aversion que j'avais déjà pour vous, il a réussi, entendez-vous... réussi au delà de ses vœux... Mortel enfer! et dire que vous... vous... vous avez ainsi lu dans mon cœur mes plus honteuses, mes plus secrètes pensées: et vous me l'avouez encore! Mais vous ne réfléchissez donc pas que mon exécration augmente en raison de l'avantage que vous donnent ces lettres sur moi? Ces lettres... vous dis-je, ces lettres, il me les faut à l'instant!
—Vous oubliez, monsieur, que vos menaces me les rendent plus précieuses encore...
—Tenez, Mathilde, ne me poussez pas à bout! puisque vous les avez lues, vous avez dû y voir que mon âme était noyée de fiel Eh bien! cela était presque de la mansuétude auprès de ce que j'éprouve à cette heure. Encore une fois, ne me poussez pas à bout...
—Vivons comme par le passé, monsieur, séparés l'un de l'autre, et ces lettres resteront ignorées.
—Je vous dis qu'il faut que vous veniez habiter avec moi; que maintenant il le faut plus que jamais... m'entendez-vous?
—J'emploierai tous les moyens possibles pour échapper à l'épouvantable sort dont vous me menacez...
—Mais je vous dis que vous êtes folle, que malgré ces lettres vous serez d'abord obligée de me suivre et d'attendre chez moi l'issue de ce procès.
—Nous verrons, monsieur; si, en présence d'une telle présomption contre vous, on ne me permet pas de me retirer dans un asile neutre... dans un couvent... eh bien! monsieur, je subirai mon sort.
—C'est votre dernier mot?...
—C'est mon dernier mot... Cependant, dans votre intérêt et aussi dans le mien, car j'ai horreur, je vous l'avoue, de remuer toute la fange de votre passé!... écoutez-moi bien: je vous le répète, l'insistance que vous mettez à vous rapprocher de moi ne peut être qu'une menace, qu'un moyen de me faire consentir à quelque proposition intéressée; peut-être voulez-vous que je renonce à la pension que vous m'avez reconnue, et que vous avez déjà réduite... Si cela est... pour vous épargner la honte du rôle odieux que vous jouez, je consens...
Il m'interrompit avec une nouvelle violence.
—Je serais réduit à la dernière misère et vous me couvririez d'or... entendez-vous... que je ne renoncerais pas à exercer le droit que j'ai sur vous; et sans la circonstance impérieuse qui m'en empêche... ce ne serait pas après-demain, entendez-vous?... ce serait à l'heure même que je vous emmènerais.
—Mais c'est une démence féroce!...—m'écriai-je;—il est impossible que nous soyons jamais rapprochés... Vous venez de me le dire encore... vous me haïssez au moins autant que je vous méprise... que voulez-vous donc de moi?... Il y a là quelque horrible mystère... mais, Dieu merci, je ne suis plus seule, j'ai des amis maintenant; ils sauront me défendre...
Trois heures sonnèrent.
—Trois heures, déjà trois heures,—dit-il avec impatience.—Puis il ajouta:—Il faut que je parte; une dernière fois, vous refusez de venir après-demain habiter avec moi?
—Je le refuse.
—Prenez garde!
—Je refuse, je ne céderai qu'à la force.
—Vous voulez de l'éclat... du scandale?
—Je ne sais pas, monsieur, ce que vous voulez faire de moi... et maintenant—ajoutai-je avec terreur,—je vous crois capable de tout...
—Eh bien!... oui... oui,—s'écria-t-il avec égarement,—je serai capable de tout pour vous forcer à me suivre... parce qu'il y va de plus que ma vie...—Puis, comme s'il craignait d'avoir trop dit, il ajouta en souriant avec amertume:—Parce qu'il y va de mon bonheur... de mon bonheur intérieur... ma douce Mathilde; car de bien beaux jours nous attendent; ainsi donc, à dimanche midi.
Il sortit violemment......
. . . . . . . . . .
Après son départ, la force factice et fébrile qui m'avait soutenue me manqua tout à fait; je restai quelque temps inerte, incapable de réunir mes idées.
Cette scène foudroyante les avait brisées; il me fallut quelques moments de calme et de réflexion pour les rassembler et envisager froidement les conséquences des menaces de M. de Lancry, et jusqu'à quel point il pourrait les exécuter...
Quant aux raisons qu'il pouvait avoir de se rapprocher de moi, je ne pouvais les pénétrer; mais elles devaient être sinistres... Cela d'ailleurs m'inquiétait peu, résolue que j'étais de ne jamais retourner auprès de lui.
Restait la question de savoir s'il pourrait m'y forcer.
Souvent mes gens d'affaires m'avaient instamment engagée à demander ma séparation, ne doutant pas que je ne l'obtinsse facilement; j'y avais toujours répugné par horreur du scandale: mais jamais il n'était venu à leur pensée ni à la mienne de supposer que M. de Lancry aurait un jour l'audace de me sommer de revenir habiter avec lui.
Il me semblait impossible qu'à la vue des lettres que j'avais en ma possession on me forçât de rester, même temporairement, avec M. de Lancry. D'un autre côté, la loi était souvent si singulièrement injuste envers nous autres femmes, que je n'étais pas complétement rassurée.
J'écrivis donc sur-le-champ à un jurisconsulte très-distingué qui s'était occupé des intérêts de madame de Richeville, en le priant de venir le plus tôt possible causer avec moi.
Après de mûres et profondes réflexions, l'issue de cette scène terrible fut pour moi presque heureuse. Elle fixa mes incertitudes au sujet de M. de Rochegune.
M. de Lancry venait de se montrer à moi sous un aspect si repoussant, ses prétentions étaient à la fois si odieuses et si effrayantes, que je fus indignée d'avoir pu mettre un moment en parallèle ma conduite et la sienne.
Il y avait désormais entre lui et moi une si grande distance, que je finis par avoir pitié de mes scrupules.
La marche que j'avais à suivre et que je résolus de suivre était bien simple: plaider en séparation de corps et de biens contre M. de Lancry; cette séparation obtenue, suivre les vœux de mon cœur et m'en aller dans quelque retraite ignorée, attendre M. de Rochegune et lui consacrer le reste de ma vie.
Une séparation légale, complète, était une sorte de divorce; je me considérais comme absolument libre.
Sans doute il eût été plus héroïque de continuer le rôle d'abnégation sublime auquel je m'étais condamnée; mais, en définitive, je me trouvais stupide de pousser à ce point l'exagération de mes devoirs.
Jamais je n'aurais de moi-même provoqué une séparation; et ainsi peut-être j'aurais éternisé mes scrupules; mais M. de Lancry me mettait dans cette extrémité: bien qu'elle me fût pénible sous certains rapports, je l'accueillis cependant avec joie; car je lui devrais, après tout, le bonheur du reste de ma vie, je lui devrais ce radieux avenir que j'avais été sur le point de sacrifier.
Jamais je ne me sentis l'esprit plus ferme, plus net, plus calme, plus décidé qu'après cette violente secousse; jamais je n'avais pris une détermination plus prompte.
Je ne m'aveuglai sur rien, je ne reculai devant aucune prévision si désolante qu'elle fût.
Je me supposai forcée d'habiter avec M. de Lancry jusqu'au moment de mon procès; j'étais sûre de supporter fermement cette épreuve, soutenue par la certitude du bonheur qui m'attendait ensuite.
J'allai plus loin, je supposai mon procès perdu, et M. de Lancry maître de mon sort.
Mais alors cette injustice était si flagrante, le jugement de la société, résumé par ce verdict, était d'une partialité si révoltante, que je ne me croyais plus tenue à aucun respect, à aucun devoir envers cette société si monstrueusement partiale... je confiais mon avenir et ma vie à la tendresse de M. de Rochegune.
Cela sans remords, cela sans crainte, cela à la face et sous l'invocation de Dieu, appelant du jugement des hommes à son tribunal suprême, dernier refuge, dernier espoir des opprimés.
Quoique je fusse bien certaine de ma résolution; autant pour m'engager irrévocablement envers M. de Rochegune que pour avoir son conseil et son appui dans des circonstances si graves, je lui écrivis ces mots à la hâte:
—Revenez... revenez vite... mon tendre ami... cette fois ce sera pour toujours et à tout jamais à vous... ma vie vous appartient.
Je demandai Blondeau et lui dis:
—Tu vas aller à l'hôtel de Rochegune, tu remettras cette lettre à l'intendant, en lui disant de ma part de renvoyer à l'instant à son maître par un courrier.
A peine Blondeau était-elle sortie, qu'une des femmes de madame de Richeville entra chez moi tout en larmes, toute éperdue:
—Au nom du ciel! madame!—s'écria-t-elle,—venez... mademoiselle Emma se meurt; madame de Richeville est dans le délire.
FIN DU TOME CINQUIÈME.