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Mathilde: mémoires d'une jeune femme

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CHAPITRE VII.

MATINÉE DANSANTE.

Je passai une nuit cruelle.

Dès que le jour parut, j'envoyai Blondeau savoir des nouvelles de M. de Lancry. Il me fit dire qu'il allait parfaitement bien.

Un peu avant l'heure du déjeuner, il entra chez moi; sa figure était riante et douce comme si la scène de la veille n'avait pas eu lieu.

Je restai muette d'étonnement.

Il me prit la main, la baisa avec une gracieuse tendresse, et me dit:

—C'est un grand coupable qui vient vous demander pardon, mon amie.

Il y avait tant de douceur, tant de sérénité dans la voix de Gontran, que, malgré moi, je fus presque rassurée. L'influence de mon mari sur moi était telle, que mes traits reflétaient pour ainsi dire toujours l'expression des siens; et puis je désirais si ardemment de le voir heureux, que je devais accepter, trop facilement peut-être, les explications sur sa conduite de la veille.

—De quel pardon parlez-vous?—lui dis-je.

—C'est très-embarrassant, Mathilde; car comment vous avouer... vous expliquer... un si grand crime?...

—Un crime!... Vous plaisantez... Mais encore... dites... oh! vous êtes pardonné d'avance.

—Je le sais... vous êtes si bonne! et pourtant ce pardon, je ne le mérite pas.

—Comment?

—Hier, ne vous ai-je pas d'abord inquiétée par mon absence, et presque épouvantée par mon retour?

—Il est vrai... votre agitation...

—Mon Dieu! ma jolie Mathilde, comment oser vous dire que vous avez été assez bonne pour vous intéresser... à... un vilain ivrogne? Voilà le terrible mot prononcé... Oui, hier Lugarto m'a retenu à dîner chez lui avec quelques amis communs: on a porté je ne sais combien de toasts à mon bonheur, à votre beauté; je n'ai pas pu, je n'ai pas voulu refuser. Depuis que j'ai quitté la vie de garçon, j'ai, Dieu merci, perdu l'habitude de ces dîners britanniques; aussi oserai-je vous faire cet abominable aveu: je me suis grisé en pensant à vous! Vous voyez que je n'ai fait que changer d'ivresse... Mais, hélas! la première est aussi belle que l'autre est honteuse... Encore une fois, me pardonnez-vous?

—Comment? Ces reproches que vous m'avez faits hier en rentrant...

—Quels reproches?

—Vous m'avez dit que mes épigrammes et celles de ma tante avaient irrité M. Lugarto au dernier point; que sa vengeance pouvait être terrible, et que...

M. de Lancry partit d'un éclat de rire si franc, que je crus à sa sincérité.

—Malheureux Lugarto!—répéta-t-il;—j'en ai fait un ogre, je le vois... Pauvre Mathilde! je rirais davantage encore, si je ne vous avais pas inquiétée. Mais, sérieusement... quelle terrible vengeance voulez-vous que Lugarto?...

—Mais, mon ami, hier matin, vous m'avez paru fâché de la dureté de mes réponses.

—Oui, sans doute; car, je vous le répète, malgré quelques excentricités de caractère, je le regarde, Lugarto, comme un de mes meilleurs amis; comme tel, je désire le voir à l'abri de vos spirituelles attaques, ma jolie petite méchante; mais ce sera difficile, et, je le vois, on dira l'esprit des Maran, comme on disait l'esprit des Mortemart. Pourtant, je vous en prie, ménagez ce pauvre garçon; si ce n'est pour lui... que ce soit pour moi.

—Mais hier... vous m'avez dit aussi que vous craigniez de l'irriter.

—Sans doute, car alors il tombe dans des désolations sans fin, il me reproche de ne pas l'aimer, d'être un mauvais ami; en un mot, de sa part, ce ne sont pas des reproches, je n'en supporterais pas, mais des plaintes; c'est ce qui m'oblige à tant de ménagements pour lui...

—Et vous êtes bien sûr de son amitié?—demandai-je en hésitant à Gontran.

—D'autant plus sûr qu'elle est plus rare, et qu'il n'a aucune raison pour affecter un sentiment qu'il n'éprouverait pas.

Je racontai à Gontran l'entretien que j'avais entendu entre M. Lugarto et la princesse Ksernika.

—C'est une plaisanterie de bal masqué sans domino,—me dit Gontran:—il aura voulu s'amuser à la tourmenter; et cela n'est d'aucune conséquence avec la princesse, qui est la meilleure des femmes. A ce propos, si elle vous fait quelques avances, répondez-y, je vous en prie, car elle est très-bonne amie quand elle le veut, et les bonnes amies sont rares. D'ailleurs, vous la verrez ce matin à l'ambassade d'Angleterre.

—Irons-nous donc à cette fête?—dis-je à M. de Lancry d'un air chagrin.

—Eh! mais, sans doute. L'ambassadrice m'a écrit ce matin une lettre charmante, me disant qu'elle avait seulement appris hier soir notre retour, et qu'elle espérait bien avoir le plaisir de vous voir aujourd'hui.

—Allons, soit, mon ami, j'irai,—dis-je en soupirant.

—Un soupir, Mathilde! mais vous serez charmante. C'est un triomphe d'être jolie le matin; et moi je suis fier de vous, de votre ravissante beauté!...

—Hélas! mon ami, cette beauté est à vous; mais j'en suis plus fière encore quand je me fais belle pour vous seul.

Gontran sourit et me dit:—Je devine... encore vos rêves de maisonnette?

—Encore mes rêves de bonheur... Oui, Gontran.

—Eh bien! soyez jolie, bien jolie, plus jolie que toutes les femmes, vous voyez que je ne vous demande rien que de très-facile, et nous songerons à cette folie.

—Vrai? oh! bien vrai?—m'écriai-je avec ravissement.

—Silence,—me dit Gontran;—il faut dire cela tout bas à mon cœur, afin que ma raison ne vous entende pas; car elle est bien sévère et elle dirait non.

Blondeau entra, portant un carton carré.

—Qu'est-ce que cela?

—Je ne sais pas, madame; on l'a remis chez le concierge, c'est très-léger; cela doit être des fleurs ou des dentelles.

Je regardai Gontran, il ne put s'empêcher de sourire.

Je devinai quelque surprise. Mon cœur battit bien fort; c'étaient peut-être mes chères fleurs de prédilection que j'allais revoir.

Par un de ces enfantillages très-sérieux pour les esprits fatalistes, avec la rapidité de la pensée je me dis: Si je trouve un bouquet d'héliotropes et de jasmins dans ce carton, ce sera un bon présage, je serai heureuse de ma journée d'aujourd'hui, sinon ce jour me sera fatal.

Une fois cette espèce de défi jeté au sort, je me repentis presque de ma témérité; je n'osai plus ouvrir le carton.

Gontran s'aperçut que ma main tremblait, que je rougissais beaucoup.

—Eh bien!... Mathilde, qu'avez-vous?

—Rien... rien...—lui dis-je, et surmontant mon émotion, j'ouvris le carton...

Hélas! mon cœur se serra douloureusement. C'est à peine si je pus retenir mes larmes. Je ne trouvai ni jasmins ni héliotropes: les fleurs qui les remplaçaient étaient charmantes, il est vrai; jamais je n'en ai vu de pareilles... Il y avait un gros bouquet et deux branches de petites grappes de fleurs d'un pourpre très-vif; au centre de chaque fleur brillait comme un diamant une goutte de rosée solide, si je puis m'exprimer ainsi; de longues feuilles d'un vert d'émeraude glacé de cramoisi complétaient cette parure d'un goût parfait, sans doute d'une extrême rareté, et dont j'aurais été heureuse sans mon maudit souhait.

—Que vous êtes bon!—dis-je à Gontran avec reconnaissance.

—Ce sont des euphorbes[B], plantes fort rares et telles qu'il les faut pour parer une beauté rare,—me dit gaiement M. de Lancry; rien ne sera plus joli, plus coquet que ces deux branches de fleurs purpurines au milieu de vos beaux cheveux blonds, sous un chapeau de paille de riz.

Nous arrivâmes à l'ambassade.

Le temps était radieux; les toilettes des femmes étaient d'une fraîcheur extrême; les rayons du soleil, brisés et adoucis par le feuillage des plantes et des masses de fleurs qui garnissaient la galerie, ne jetaient qu'une douce clarté dans ces vastes salons.

Généralement il n'y a rien de plus gai, de plus riant que ces matinées dansantes, où le soleil remplace les bougies, où la tiède atmosphère du printemps, toute chargée du parfum des fleurs du jardin, remplace la chaleur étouffante des bals de l'hiver.

Presque en arrivant je me trouvai en présence de madame la duchesse de Richeville; elle donnait le bras à une femme de ses amies. Je ne pus m'empêcher de rougir extrêmement en la voyant. Gontran ne s'en aperçut pas.

Madame de Richeville lui dit avec beaucoup de grâce:—Je vais vous rendre malgré vous à votre liberté et vous enlever madame de Lancry. Lord Mungo nous garde deux ou trois places dans la galerie. Bien hardi et bien adroit celui ou celle qui les lui fera rendre avant notre retour.

M. de Lancry, quoiqu'il parût vivement contrarié, ne put qu'accepter la proposition de madame de Richeville. Celle-ci prit mon bras, Gontran offrit le sien à la femme qui accompagnait la duchesse, et nous nous dirigeâmes vers les places gardées par lord Mungo.

Il me parut en effet parfaitement capable de les conserver et de les défendre par sa force d'inertie; c'était un homme d'un embonpoint démesuré. Lorsqu'il nous aperçut, il fit un vain effort pour se lever. Madame de Richeville me dit en souriant:

—J'ai peut-être été imprudente de lui confier nos places; s'il n'allait pas pouvoir nous les rendre!

Pourtant, grâce à un nouvel effort, lord Mungo se leva, et nous nous assîmes toutes les trois parfaitement à notre aise.

Gontran s'éloigna après m'avoir jeté un regard expressif en me désignant madame de Richeville.

A ma gauche était un véritable buisson de camélias, la duchesse était à ma droite; aussi, en se tournant de mon côté, elle put me parler à voix basse sans être entendue de personne.

—Mon Dieu!—me dit-elle,—je vous parais bien hardie, n'est-ce pas, après ce qui s'est passé entre nous?...

—Madame...

—Ne m'en veuillez pas, j'ai à vous parler de notre ami, de M. de Mortagne. Il a été en grand danger.

—Que dites-vous, madame?

—Sans doute; il avait tant souffert! et puis les dernières émotions l'ont si vivement agité! maintenant il est encore bien souffrant, mais il est mieux.

—Je le sais, madame; hier, en rentrant chez moi...

—Vous l'avez vu à sa fenêtre. Oui, il est allé habiter en face de votre maison pour être plus près de vous. Si vous saviez combien il vous aime! toutes ses craintes... Eh bien! non... non, ne parlons plus de cela,—reprit la duchesse à un mouvement que je fis;—j'espère que lui et moi nous nous sommes trompés; vous semblez heureuse... c'est une conversion que vous avez opérée: je ne m'en étonne pas... seulement je n'osais l'espérer.

—Je suis en effet très-heureuse, madame, ainsi que je l'avais prévu.

—Et moi je vous jure que je suis aussi bien heureuse de m'être trompée dans ma prévision. Mais dites-moi, pendant que nous sommes à peu près seules, n'oubliez pas, si vous aviez quelques lettres à faire parvenir à M. de Mortagne, de les faire adresser rue de Grenelle à l'hôtel de Richeville, dans le cas où il serait absent pour quelques jours... Enfin, pauvre enfant, quoi qu'il vous arrive, dans quelque occasion que ce soit, rappelez-vous que vous avez une amie bien vraie, bien dévouée. Cela vous semble étrange, n'est-ce pas? Tout ce que je vous demande, c'est de mettre à l'épreuve cette amitié que je vous offre; elle ne vous manquera jamais.

A ce moment M. Lugarto entra dans la galerie.

Involontairement je fis un mouvement d'effroi en me rapprochant de la duchesse de Richeville.

—Qu'avez-vous donc?—me dit-elle.

—J'ai, madame, un peu froid: il vient beaucoup d'air par cette galerie.

Madame de Richeville vit par hasard M. Lugarto qui causait avec plusieurs personnes; elle me dit en me le désignant:

—Vous voyez bien cet homme?

—Oui, madame,—répondis-je en tremblant.

—Eh bien! votre tante est un ange de mansuétude auprès de lui. C'est l'orgueil dans la bassesse, et la lâcheté dans la cruauté; pourtant on le reçoit. Il y a des traits de lui qui font frémir. L'année dernière il a perdu, à jamais perdu, une malheureuse jeune femme, madame de Berny, qui est, à cette heure, seule, abandonnée de sa famille, repoussée par tout le monde; il a agi envers elle de la manière la plus brutale, la plus scandaleuse, la plus cruelle. M. de Berny, soit faiblesse, soit mépris, s'est renfermé dans une dédaigneuse indifférence sur le sort de sa femme; M. Lugarto est encore resté une fois impuni! Puisque les hommes sont si lâches, ce serait au moins aux femmes de faire justice des Lugarto et de ses pareils. Aussi je ne conçois pas qu'on tolère dans le monde une pareille espèce, ou même qu'on lui réponde quand il vous parle; car il est familier, et son impudence est grande.

Je restai muette. Je pressentais que M. Lugarto allait venir auprès de moi. En effet, madame de Richeville me parlait encore lorsqu'il s'approcha, me fit un léger salut, et me tendit la main en me disant:

—Eh bien! vous êtes venue à ce bal? Vous avez eu raison de m'écouter.

Voyant que je ne prenais pas la main qu'il m'offrait, il reprit en souriant d'un air sardonique:

—Nous sommes donc toujours en guerre? J'avais pourtant dû croire le contraire en vous voyant porter les fleurs que je vous avais envoyées ce matin.

—Je ne vous comprends pas, monsieur,—lui répondis-je; et, m'adressant de nouveau à madame de Richeville, je lui demandai le nom de deux très-jolies personnes qui entraient en ce moment.

M. Lugarto ne se déconcerta pas; il continua:

—Vous ne me comprenez pas: ce que je vous dis, c'est pourtant assez clair. Les fleurs que vous avez à la main et dans les cheveux viennent de mes serres: c'est moi qui vous les ai envoyées ce matin. Savez-vous que je n'en donne pas à tout le monde, au moins? J'avais, le printemps passé, donné la pareille garniture à la jolie petite madame de Berny... Ça lui a véritablement porté bonheur.

Ces fleurs, que je croyais devoir à Gontran, me firent horreur; il me fut cruel de penser que mon mari s'était entendu avec cet homme pour me les faire accepter. Je vis quelque chose de sinistre dans le rapprochement qu'il faisait entre moi et cette femme dont madame de Richeville venait de me parler. Je ne pus vaincre un mouvement de colère; dans mon dépit, j'arrachai quelques feuilles du bouquet que je tenais à la main.

—Prenez garde!—s'écria M. Lugarto en me montrant une sorte de liqueur blanche qui sortait de la tige des feuilles arrachées;—vous avez la main nue, cette substance est très-corrosive; ces fleurs sont charmantes, mais la plante qui les porte est très-vénéneuse.

En effet, une goutte de cette liqueur blanche était tombée sur mon doigt; je sentis une légère cuisson, et il me resta une petite tache livide à la peau[C].

Je ne devais pas sans doute m'étonner de la propriété vénéneuse de ces fleurs; mais en songeant qu'elles venaient de cet homme qui m'inspirait tant d'effroi, il me fut impossible de ne pas faire des rapprochements sinistres en pensant qu'il y avait quelque chose de fatal, de mortel jusque dans son présent. Saisie de terreur, je jetai cet affreux bouquet au milieu des camélias qui se trouvaient près de moi. M. Lugarto sourit et me dit:

—On dirait que vous avez été mordue par un serpent; il est bien dommage que vous ne puissiez pas jeter aussi loin de vous ces grappes des mêmes fleurs qui ornent vos beaux cheveux; je suis heureux, malgré vous, de vous voir obligée de les garder.

—Oh! madame,—dis-je à voix basse à madame de Richeville,—ce qui se passe ici a l'air d'un rêve terrible; emmenez-moi d'ici, je vous en conjure, allons retrouver M. de Lancry; je désire me retirer.

—Je ne reviens pas de ma stupeur,—me dit la duchesse;—vous connaissez donc cet homme?

—Non pas moi, madame; il est l'ami intime de mon mari, qui me l'a présenté; il me cause autant de frayeur que d'aversion. Oh! par grâce, emmenez-moi d'ici.

Pendant que je parlais à voix basse avec la duchesse, M. Lugarto répondit d'un air distrait et hautain aux empressements de quelques jeunes gens, grands admirateurs de son luxe et de ses chevaux.

Madame de Richeville resta un moment silencieuse et comme absorbée; puis elle me dit avec un accent profondément ému:

—Bénissez Dieu, pauvre enfant, de ce qu'il vous a rendu M. de Mortagne; je ne sais pourquoi cette intimité de votre mari et de M. Lugarto m'épouvante. Venez retrouver M. de Lancry, vous êtes toute pâle.

—Oui, madame; et puis c'est un enfantillage, mais il me semble que ces horribles fleurs que j'ai au front me donnent le vertige.

Je ne sais si M Lugarto m'entendit; abandonnant aussitôt les personnes qui l'entouraient, il se retourna au moment où moi et madame de Richeville nous nous levions.

—Vous vous en allez de là?—me dit-il;—voulez-vous mon bras?

Sans lui répondre, je me pressai contre madame de Richeville.

—A propos, madame la duchesse,—dit M. Lugarto en laissant tomber ses paroles une à une, et en suivant du regard l'effet qu'elles produisaient,—j'ai une question assez insignifiante à vous adresser. Y a-t-il longtemps que la vieille mademoiselle Albin a été au village de Bory en Anjou, chez le fermier Anselme?

Madame de Richeville resta stupéfaite, rougit et pâlit tour à tour, comme la princesse Ksernika avait pâli et rougi la veille.

M. Lugarto me regardait d'un air triomphant.

Tout à coup ses traits changèrent d'expression; son impertinente audace disparut sous un masque d'humilité forcée; il salua deux fois, avec une obséquieuse politesse, une personne que je ne pouvais voir:

Je me tournai: c'était M. de Rochegune.

Ce dernier répondit par un froid signe de tête aux civilités empressées de M. Lugarto, et s'approcha de madame de Richeville.

Encore sous le coup de son émotion, la duchesse n'avait pu trouver une parole.

Madame de Richeville parut éprouver un profond sentiment de joie en voyant M. de Rochegune.

—Que votre présence me fait de bien!—reprit-elle;—je suis mieux depuis que vous êtes là.

M. de Rochegune regarda madame de Richeville d'un air étonné.

—Mon Dieu! qu'avez-vous donc, madame?—lui dit-il.

—Rien, une folie; vous savez que je crois aux présages; madame de Lancry partage mes superstitions, nous venions de nous effrayer pour rien; mais en vous voyant, vous l'homme sage et raisonnable par excellence, nos folles visions se sont bien vite évanouies.

Lorsque madame de Richeville m'eut nommée, M. de Rochegune s'inclina respectueusement de mon côté. Je ne l'avais pas revu depuis la scène de reconnaissance dont j'avais été témoin chez lui avec ma tante et Gontran; il me semblait très-changé; un sourire douloureux donnait un caractère singulièrement triste à sa figure, à la fois douce et grave.

—Vous n'êtes pas resté longtemps en voyage, monsieur; vos amis ont dû être bien satisfaits de votre prompt retour?—dit M. Lugarto à M. de Rochegune avec une excessive affabilité;—vous me permettrez, je l'espère, d'aller vous chercher un de ces matins.

—Je regretterais que vous prissiez cette peine, monsieur, car on me trouve rarement chez moi,—répondit M. de Rochegune d'un ton glacial.

—Si je ne suis pas heureux dans ma première visite,—reprit M. Lugarto,—je le serai peut-être dans la seconde, monsieur. Je ne me décourage pas facilement, lorsqu'il s'agit d'une chose à laquelle j'attache beaucoup de prix.

—Vous êtes trop bon, monsieur, je crains que vous vous exagériez beaucoup la valeur de mes relations; d'ailleurs, je n'ai ici qu'un pied-à-terre tellement modeste, que je n'y puis absolument recevoir que mes amis.

Ces dernières paroles, dites très-sèchement, terminèrent cette conversation.

M. Lugarto dissimula son dépit, et, voulant sans doute se venger sur quelqu'un, il dit à madame de Richeville:

—Vous n'oublierez pas le renseignement que je vous ai donné, madame la duchesse; lorsque vous le désirerez, j'aurai l'honneur d'aller causer avec vous.

A mon grand étonnement, à celui de M. de Rochegune, madame de Richeville répondit d'une voix émue:

—Mais, demain, si vous le voulez, monsieur... De quatre à cinq heures vous me trouverez.

—Je ne manquerai pas de profiter de cette bonne fortune, madame la duchesse,—dit M. Lugarto en s'inclinant profondément. Puis s'adressant à moi:

—Ah! madame, prenez garde... je vous dénonce M. de Lancry comme un infidèle... Je l'aperçois là-bas en grande coquetterie avec la belle princesse Ksernika, qui est fort expéditive, je vous en préviens... car chez elle un caprice prend bien vite le caractère de la passion. Tenez... voyez-vous ce monstre de Lancry! il est si absorbé, qu'il ne se souvient pas seulement que vous êtes ici.

En effet, Gontran traversait un salon avec la princesse Ksernika; il lui donnait le bras, et lui parlait bas en souriant.

Elle baissa les yeux, rougit légèrement, sourit aussi, et fit un petit mouvement d'impatience.

Gontran sembla insister dans sa demande, elle leva les yeux sur lui, rencontra son regard, et, au lieu de l'éviter, il me sembla qu'elle se complaisait à le soutenir; puis, comme si M. de Lancry se fût seulement alors souvenu ou aperçu de ma présence, il fit un brusque mouvement, dit un mot à la princesse en regardant de mon côté, et l'expression de leurs deux physionomies changea à l'instant.

Tout ceci s'était passé en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire; pour la première fois, je connus la jalousie.

Jamais je n'oublierai le coup douloureux, profond, que je ressentis au cœur en voyant la princesse sourire ainsi à Gontran.

Étrange et cruel mystère! cette jalousie envahit soudainement, complétement toutes mes facultés; il me sembla que depuis longtemps j'avais l'habitude de cette souffrance.

En un instant, j'éprouvai ses haines, ses défiances, ses humiliations... Je n'échappai à aucune de ses tortures variées.

Hélas! la jalousie est un de ces sentiments qui débutent par une terrible maturité; comme Minerve, elle naît armée de toutes pièces.

Mon âme se brisa, mes joues se colorèrent d'une rougeur fébrile; Gontran s'avança, il donnait le bras à la princesse. Celle-ci vint à moi d'un air riant et ouvert; je sentis mes larmes prêtes à couler: je ne pus que m'incliner, sans répondre à quelques paroles aimables qu'elle me dit.

—Monsieur de Rochegune, voulez-vous me donner votre bras?—dit madame de Richeville;—vous aurez la bonté de demander ma voiture.

—Vous ici, monsieur de Rochegune? dit Gontran en tendant la main à ce dernier;—je vous croyais en voyage. J'espère que vous n'aurez pas complétement oublié le chemin de votre ancienne maison, et que madame de Lancry et moi nous aurons le plaisir de vous voir souvent.

—Je crois rester très-peu à Paris,—dit M. de Rochegune; mais je n'oublierai pas votre bien aimable proposition; et j'aurai au moins l'honneur d'aller dire mes adieux à madame de Lancry, si elle m'accorde cette faveur.

Je répondis machinalement; madame de Richeville et M. de Rochegune quittèrent la galerie.

—Je désirerais m'en aller, je suis un peu souffrante,—dis-je à M. de Lancry.

—Pas encore, ma chère Mathilde; la princesse a traversé toute la foule pour venir vous trouver.

M. Lugarto s'approcha de madame de Ksernika; il me parut qu'ils échangeaient un regard d'intelligence.

La princesse, si hautaine la veille, lui dit avec une sorte d'affabilité craintive:

—Je vous pardonne vos méchancetés, vous êtes un homme terrible au moins!—Elle se retourna vers moi, et ajouta en s'asseyant à mes côtés:—Je prends la place de la duchesse de Richeville, dont j'étais vraiment jalouse.

—Vous êtes bien bonne, madame, mais...

—Je vais faire un tour dans le bal avec Lugarto,—me dit Gontran.—Tout à l'heure, si vous le désirez, je reviendrai vous chercher.

M. de Lancry prit le bras de M. Lugarto, et tous deux s'éloignèrent. Je restai près de la princesse.

—Savez-vous me dit-elle très-gaiement,—que vous avez un mari charmant? Je ne le connaissais que de réputation; car, depuis que je suis entrée dans le monde, le hasard a fait que lui ou moi nous avons toujours été en voyage; mais je compte bien me dédommager cette saison. D'abord je commence par vous prévenir que nous sommes déjà fort en coquetterie; et j'ai presque envie d'en être aux regrets, car il me semble très-dangereux. Ah çà, que diriez-vous donc si j'allais vous l'enlever?

La princesse aurait pu parler longtemps encore, sans que je songeasse à lui répondre. Ce qu'elle venait de me dire pouvait passer pour une de ces plaisanteries que le monde tolère. Pourtant, chacune de ces paroles me portait un coup cruel.

Mon amour pour Gontran était si dévoué, si sérieux, si fervent; cet amour, enfin, sur lequel reposait ma vie, ma destinée tout entière, était pour moi l'objet d'un culte si religieux, que, lors même que la jalousie n'eût pas été douloureusement excitée, j'aurais été blessée de la légèreté du langage de la princesse.

Il y a dans tout sentiment sincère et profond qui sent sa vaillance une sorte d'austérité ombrageuse, de susceptibilité farouche, de pudeur sacrée, qui se révolte à la moindre profanation. Aussi, songeant à mon isolement, à mon caractère défiant, aux malheurs de mon enfance, à l'espoir immense que j'avais fondé sur mon mariage avec Gontran, on comprendra peut-être mes ressentiments.

La princesse, étonnée de mon silence, me dit:

—Mais vous semblez préoccupée, madame; à quoi pensez-vous donc?

Je fus sur le point de lui dire avec candeur ce que j'éprouvais; et de la supplier, au nom de mon bonheur, de ne pas être coquette pour Gontran; mais je réfléchis au ridicule de cette démarche: j'y renonçai. Le monde est ainsi fait, qu'il n'a que des mépris ou des sarcasmes pour l'expression d'une douleur légitime et ingénue.

Alors mon orgueil s'indigna, des paroles remplies de fiel et d'amertume me vinrent aux lèvres; je tâchai de m'inspirer de la méchanceté de mademoiselle de Maran; je tâchai, mais en vain, de trouver quelque repartie sanglante... je souffrais trop pour avoir de l'esprit.

Forcée de répondre à une seconde interpellation de la princesse, je ne pus que trouver cette sottise, que je dis en souriant avec amertume:

—Je ne doute pas, madame, de la puissance de vos charmes.

—Mon Dieu! de quel air sombre et tragique vous me dites cela!—reprit madame de Ksernika en riant aux éclats.—Est-ce que vous seriez jalouse, par hasard? et jalouse de votre mari encore? mais ça serait très-piquant.

—Madame...

—Ah çà! n'allez pas avoir cette ridicule faiblesse, au moins! j'en serais désolée. Mon triomphe serait bien moins grand, la jalousie vous ferait perdre une grande partie de votre supériorité sur moi. Mais voyez donc un peu ma prétention, ma vanité! j'ose entrer en lutte avec vous, avec vous armée de tant d'avantages! avouez que c'est bien héroïque!

J'étais au supplice; il me fallut l'habitude de dissimuler mes chagrins, habitude que j'avais contractée pendant ma triste enfance, pour m'empêcher de pleurer à chaudes larmes.

Hélas! je n'aurais pas cru devoir sitôt recourir à cette faculté, fruit d'un si misérable passé. Toutes les forces de mon âme furent employées à cette contrainte. Je sentis que j'allais encore faire une sotte réponse; et presque malgré moi je balbutiai ces mots absurdes:

—Parlez-vous sérieusement, madame?

La princesse recommença de rire aux éclats.

—Comment, si je parle sérieusement!—reprit-elle;—vous me faites là une question de pensionnaire. Mais, certainement, tout ce que je vous dis est très-sérieux. Je raffole de M. de Lancry; et vous voyez en moi une rivale déclarée, prête à vous disputer ce cœur par tous les moyens possibles. Quelle belle occasion, enlever une charmante conquête à une adversaire redoutable!

Je regardai fixement madame Ksernika pour tâcher de pénétrer le fond de sa pensée. Cela me fut impossible, tant l'expression de ses traits était mobile et changeante.

Peu à peu pourtant je repris mon sang-froid, je surmontai mon émotion, je tâchai de prendre un air riant et léger.

—Mais, madame,—répondis-je,—savez-vous que vous risquez beaucoup en entrant en lice contre moi?

—Certainement, et c'est ce qui fait mon orgueil; car enfin vous êtes bien plus belle, bien plus jeune, bien plus aimable que moi,—dit la princesse avec un accent moqueur.

—Ceci n'est pas la question, madame; ce qui fait ma supériorité, c'est que je n'ai pas comme vous... une réputation à conserver...

—Comment cela, madame?—dit la princesse en me regardant avec surprise;—votre réputation...

—Oh! madame, j'ai la mienne comme vous avez la vôtre... Il y en a de toutes les sortes.

Madame de Ksernika fit un mouvement de dépit.

Je me hâtai de continuer.

—La vôtre est une réputation de beauté irrésistible, établie par de brillants et surtout par de nombreux succès. Si dans notre lutte vous triomphez encore, une nouvelle conquête n'augmentera pas de beaucoup votre gloire; tandis que si vous succombez... jugez donc... madame, ce sera devant qui? devant une pauvre jeune femme sans expérience qui entre dans le monde et qui défend bourgeoisement... son mari... ou, si vous l'aimez mieux, son bonheur...

La princesse prit son air hautain, et me dit assez aigrement:

—Vous êtes piquée, madame?

Je vis à ces mots que ma réponse avait porté juste; j'en ressentis une joie amère.

—Pas du tout, madame, car nous plaisantons... je crois.

Gontran revint avec M. Lugarto.

—Princesse,—dit M. de Lancry,—mesdames d'Aubeterre et M. de Saint-Prix viennent d'arranger une partie de petit spectacle et un souper au cabaret pour ce soir; vous conviendrait-il d'en être avec madame de Lancry, moi et Lugarto?

—Sans doute, avec le plus grand plaisir,—reprit-elle.

—Voici ce qu'on propose encore,—ajouta M. de Lancry.—Il est bientôt six heures, le temps est charmant, nous irions faire un tour au bois de Boulogne jusqu'à sept heures et demie, et de là nous irions voir Arnal au Vaudeville.

—C'est à merveille!—répéta la princesse;—adopté à l'unanimité; n'est-il pas vrai, madame de Lancry?

—Je me sens assez souffrante,—dis-je à Gontran,—pour vous prier de me dispenser de ce plaisir.

—Y pensez-vous?—répondit M. de Lancry;—au contraire, cela vous distraira.

—Arnal est ravissant d'abord,—ajouta M. Lugarto.

—Je vous en prie...—dis-je en jetant un regard suppliant sur mon mari.

—Monsieur de Lancry, soyez impitoyable,—dit la princesse;—faites le tyran, ordonnez.

—Nous serions trop privés de l'absence de madame de Lancry,—répondit Gontran en souriant,—pour que je ne suive pas le barbare conseil de la princesse. Ainsi donc,—ajouta-t-il avec une emphase comique,—madame de Lancry, je vous ordonne positivement de venir passer avec nous une charmante soirée.

—Si vous l'exigez...—dis-je à Gontran.

—Sans doute, nous l'exigeons tous,—ajouta M. Lugarto.

—C'est convenu,—reprit Gontran.—Je vais aller prévenir Saint-Prix et madame d'Aubeterre, et envoyer tout de suite prendre deux avant-scènes au Vaudeville et commander le souper chez Véry.

—Mais, j'y pense,—dit la princesse,—madame de Sérigny m'a amenée, et je n'ai pas demandé mes gens!

—Rien de plus simple, princesse,—reprit M. Lugarto.—Lancry dispose de sa voiture pour envoyer retenir les loges, je vous offre la mienne ainsi qu'à madame de Lancry et à Gontran.

—C'est on ne peut mieux,—dit mon mari en offrant son bras à madame de Ksernika.—Allons rejoindre ces dames, elles nous attendent.

M. Lugarto m'offrit son bras avec un sourire de triomphe... Il m'était impossible de le refuser malgré ma répugnance.

Il me dit tout bas:—Cela vous désole d'être parée de mes fleurs, d'accepter mon bras, de venir dans ma voiture. J'en suis désolé, c'est votre faute; pourquoi me traitez-vous si mal, que toutes mes prévenances tournent pour vous en contrariétés?

Je ne répondis rien; je traversai ces salons remplis de gens heureux et gais. Les fenêtres ouvertes laissaient voir le jardin avec tous ses trésors de fleurs et de verdure.

En contemplant ce riant tableau, en entendant l'harmonie de l'orchestre, j'avais la mort dans le cœur: ce contraste m'était insupportable. On me regardait beaucoup. J'entendais murmurer mon nom et celui de M. Lugarto; je rougissais de honte, pensant que tout le monde avait pour lui autant de mépris que moi. J'étais navrée de paraître liée intimement avec cet homme.

Il n'en était rien, du moins en apparence; les hommes échangeaient avec lui un salut cordial ou quelques paroles prévenantes; beaucoup de femmes lui souriaient en répondant à son salut: un moment nous nous arrêtâmes dans l'embrasure d'une porte.

La jeune marquise de Sérigny, très-grande dame pourtant, s'approcha de M. de Lugarto et lui dit:

—Je viens vous présenter une requête au nom d'une foule de jolies femmes.

—Voyons, de quoi s'agit-il?—demanda M. Lugarto.

—D'un ou de deux bals charmants que vous deviez nous donner ce printemps pour célébrer votre retour. Vous savez si bien organiser une fête! ce serait délicieux.

—Oui, oui, donnez-nous des bals de printemps, M. Lugarto,—reprirent quelques jeunes femmes en se joignant à madame de Sérigny.

M. Lugarto se retourna vers moi, et me dit très-haut avec sa familiarité choquante:

—Allons, voyons... décidez: voulez-vous, oui ou non, que je donne quelques bals? Fixez l'époque, le nombre, et je vous obéis... à vous...

Je devins pourpre de honte; tous les yeux se tournèrent vers moi: je remarquai quelques méchants sourires; mon cœur se serra, je ne trouvai pas un mot.

—Lancry, répondez donc pour votre femme,—dit Lugarto à mon mari, qui était devant nous;—je lui demande si elle veut que je donne des bals; elle ne dit ni oui ni non.

—Donnez-les toujours,—dit Gontran;—je suis sûr que la discrétion empêche seule madame de Lancry de vous dire oui.

—Eh bien! mesdames, alors, puisque cela plaît à madame de Lancry, je donnerai quatre bals.

—Deux bals du matin et deux bals le soir avec illumination dans votre magnifique jardin, ce sera ravissant!—dit madame de Sérigny.

—Peut-être bien...—répondit M. Lugarto.—Il faudra que je demande le goût d'une personne de mes amies,—et il me jeta de nouveau un regard expressif,—et en qui j'ai toute confiance.

—Monsieur Lugarto, vous êtes toujours un homme charmant,—dirent plusieurs femmes.

—Sans doute, quand je vous donne des bals,—répondit-il insolemment.

Nous passâmes pour aller attendre nos voitures.


CHAPITRE VIII.

LE SOUPER.

J'étais atterrée de l'impudence avec laquelle M. Lugarto s'était adressé à moi, et de l'indiscrétion effrontée avec laquelle des femmes de la meilleure et de la plus haute compagnie, dans leur ardeur effrénée pour le plaisir, mendiaient des fêtes à un homme qu'elles devaient mépriser.

La voiture de M. Lugarto avança.

—Il n'y a que vous au monde pour avoir des chevaux pareils,—dit la princesse.

—Ils sont assez chers pour être magnifiques,—dit Gontran;—l'attelage lui coûte quinze mille francs.

Nous partîmes pour le bois de Boulogne; M. de Saint-Prix et mesdames d'Aubeterre suivaient dans une autre voiture.

D'une tristesse morne, j'étais écrasée sous le poids des émotions si violentes de cette journée de fête.

La force factice et fébrile qui m'avait un moment soutenue m'abandonna tout à fait. Je m'étais en vain promis de lutter d'esprit, d'entrain, de gaieté avec la princesse. Sans m'abuser d'un vain orgueil, j'avais vu que je pourrais l'embarrasser, mais je n'eus pas le courage de le tenter.

Je tombai dans une sorte d'affaissement douloureux, je me résignai... Dans ma pensée, j'offris à Gontran le sacrifice que je lui faisais en assistant aux joies de cette soirée, qui, pour moi, était un supplice.

Je sentais, avec une sorte de consolation amère, que, tout en souffrant beaucoup des angoisses de la jalousie, mon amour pour Gontran n'éprouvait pas la moindre atteinte. Je ne pourrais, je crois, mieux comparer cette impression qu'à celle que ressent une mère en pleurant les erreurs d'un enfant adoré..., elle hait ses fautes en le chérissant toujours.

Oh! c'est qu'il y a dans l'amour invincible des femmes un sentiment de charité magnifique au-dessus de l'intelligence et des facultés du vulgaire. Plus on souffre, plus on désire épargner des souffrances à celui qui cause les vôtres; on met en pratique, avec une résignation pieuse, ce précepte évangélique d'une naïveté si sublime: Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît.

Je me souviens que cette pensée me vint à l'esprit au moment où la princesse riait très-haut et très-fort d'une plaisanterie de Gontran sur la tournure ridicule d'un homme qui passait à cheval auprès de nous.

Il y avait un tel contraste entre mes idées et celles qu'on venait d'exprimer, que j'en rougis d'abord presque de honte; puis vint une réaction contraire: je ne pus m'empêcher de jeter sur la princesse un regard de mépris écrasant, en me soulevant à demi du fond de la calèche où j'étais appuyée.

Gontran s'en aperçut; il profita d'un moment où M. Lugarto et madame de Ksernika étaient penchés à une des portières pour voir passer monseigneur le duc de Bordeaux, qui revenait de Bagatelle, et il me dit tout bas avec impatience:

—Vous n'avez pas l'air souffrant, mais fort maussade; vous vous ferez dans le monde la réputation d'avoir un caractère insupportable; c'est du dernier ridicule: on s'épuise en frais pour vous, et vous y répondez par le silence le plus dédaigneux.

—Gontran, je vous assure que je souffre...

Et deux larmes, longtemps contenues, me vinrent aux yeux.

—Allons, des pleurs maintenant! il ne manque plus que cela pour vous achever,—dit-il en haussant les épaules.

Je baissai la tête, je portai mon mouchoir à mes lèvres, je cachai mes larmes.

Sans doute Gontran regretta son mouvement d'impatience; car, relevant bientôt sur lui mes yeux, pour lui montrer que je ne pleurais plus, je rencontrai les siens...

Oh! jamais, jamais, je n'oublierai le regard rempli de tristesse et de bonté qu'il me jeta.

Puis ses traits se contractèrent... par un mouvement plus rapide que la pensée; pendant une seconde, sa figure si belle, si noble, porta l'empreinte d'un désespoir terrible.

Je ne pus retenir un léger cri, tant je fus effrayée.

La princesse et M. Lugarto se retournèrent vivement.

Les traits de mon mari avaient repris leur expression de gaieté habituelle; il me dit:

—Pardon, ma chère Mathilde; je suis un maladroit, j'ai manqué d'écraser votre joli pied.

L'heure du spectacle arriva; nous y arrivâmes avec les personnes qui devaient nous y accompagner, mesdames d'Aubeterre et leur oncle M. de Saint-Prix.

Les femmes étaient assez insignifiantes et parlèrent heureusement beaucoup. Les hommes avaient à peu près la même valeur. Je me mis dans un coin de la loge, M. Lugarto se tint derrière moi.

Gontran parut très-occupé de la princesse; celle-ci fut d'assez mauvais goût pour s'attirer plusieurs fois quelques chut énergiques, tant ses éclats de rire étaient désordonnés.

Je répondis par de rares monosyllabes à ce que me disait M. Lugarto; je causai quelque peu avec mesdames d'Aubeterre, placées près de moi.

Les lazzi de ce théâtre m'auraient peut-être amusée dans une autre situation d'esprit, mais ils me parurent insupportables.

Avant la dernière pièce, nous partîmes pour aller souper chez Véry. M. de Lancry fut placé entre la princesse et l'une des comtesses d'Aubeterre. J'eus à ma droite M. Lugarto, à ma gauche M. de Saint-Prix. J'espérais échapper à l'entretien du premier en causant avec le second; ce fut en vain: M. de Saint-Prix était fort gourmand, il prit le souper très au sérieux et me répondit à peine.

—Lancry a raison, vous avez un bien malheureux caractère, car vous méconnaissez vos amis,—me dit M. Lugarto de manière à n'être entendu que de moi;—mais avec le temps vous reviendrez de vos injustes préventions...

Je ne répondis rien. Il continua sur le même ton:

—J'ai entendu votre mari inviter M. de Rochegune à venir vous voir... J'espère bien que vous ne recevrez pas souvent cet original; il est ennuyeux comme la pluie, et je le déteste, moi.

Je ne pus m'empêcher de dire à M. Lugarto:

—Vous le détestez sans doute autant que vous le craignez, monsieur, car ce matin vous avez été plus que poli pour lui.

—Tiens!... vous le défendez!—dit-il en attachant sur moi un regard fixe.

—Je tiendrais beaucoup à compter M. de Rochegune au nombre de mes amis; c'est un homme de grande naissance, d'un rare savoir et d'un noble cœur.

—Ah!... ah!... c'est comme cela, c'est bon à savoir, dit M. Lugarto avec ce sourire convulsif qui annonçait toujours chez lui une colère contrainte.

Je me tus. J'étais fermement résolue à avoir avec M. de Lancry une dernière explication au sujet de cet homme.

De vagues pressentiments me disaient qu'il se tramait quelque machination perfide dont moi et Gontran nous devions être les victimes. En me rappelant l'expression de désespoir qui avait un moment contracté les traits de M. de Lancry, je faisais mille suppositions contraires. Je ne pouvais concilier son apparence de gaieté et son empressement auprès de la princesse, avec le regard tendre, désolé, presque suppliant, qu'il m'avait jeté à la dérobée.

Cette mortelle journée finit enfin. Hélas! elle devait contenir pour ainsi dire dans leur germe bien des malheurs pour l'avenir...

. . . . . . . . . .

Je viens de relire ces pages, cette réflexion me semble encore plus juste; il n'est pas un des faits les plus insignifiants de ce jour qui n'ait eu plus tard un cruel développement.


CHAPITRE IX.

EXPLICATION.

Plusieurs jours se passèrent; la princesse Ksernika vint me voir. Croyant sans doute qu'elle n'aurait pas un grand avantage sur moi dans une conversation un peu piquante, elle se contenta de m'accabler de paroles d'affection. Gontran continua de se montrer très-assidu près d'elle lorsqu'il la rencontrait dans le monde.

M. Lugarto venait presque chaque jour voir mon mari; il ne cessait de me persécuter de son odieuse présence. Malgré moi, malgré les observations que j'avais faites à Gontran, très-souvent cet homme m'envoyait des fleurs. Il demanda à mon mari une place dans notre loge à l'Opéra pour la fin de la saison; malgré mes supplications, M. de Lancry la lui accorda.

A toutes mes objections il n'avait que cette réponse:

«Lugarto est mon ami intime; je ne puis ni ne veux rompre une très-ancienne liaison pour satisfaire à votre antipathie, aussi injuste qu'elle est déraisonnable. Lugarto vous déplaît, soit, vous ne le lui prouvez que trop, je vous laisse libre d'agir à votre gré, laissez-moi la même liberté à son égard; seulement, par convenance, ménagez-le devant le monde.»

J'avais déjà pu reconnaître que la volonté de Gontran était inébranlable, je me résignai.

Heureusement je m'aperçus d'un changement notable dans les manières de Lugarto à mon égard. Au lieu de me poursuivre de sa conversation lorsqu'il se trouvait dans le monde avec nous, il m'adressait à peine quelques mots. Plusieurs fois Gontran m'avait obligée à offrir aussi une place dans notre loge à la princesse Ksernika. Je continuai de souffrir cruellement de mes soupçons jaloux. Vingt fois je fus sur le point d'en parler à Gontran; je n'osai pas.

Je me souvins de ce qu'on m'avait raconté de ma mère, de la force d'inertie avec laquelle elle se repliait sur elle-même, sous le poids de la douleur; je me sentis le même pouvoir; je contins, je cachai mon chagrin; je ne montrai jamais à M. de Lancry qu'un front calme et serein.

D'abord je m'interrogeai chaque jour presque avec effroi, afin de savoir si mon amour pour Gontran avait reçu la moindre atteinte: il n'en était rien.

Dans l'orgueil de mon dévouement, j'attendais avec une sorte de sécurité douloureuse que mon mari reconnût le néant de l'affection à laquelle il me sacrifiait sans scrupule. D'ailleurs, à part les soins apparents qu'il rendait à madame Ksernika, Gontran était bon pour moi, affable; il ne soupçonnait pas mes souffrances; car je le trouvais toujours riant et léger.

En vain je recherchais dans ses traits cette expression fugitive du désespoir qui m'avait une fois si vivement frappée, et qui un instant m'avait fait penser que sa conduite lui était imposée par la mystérieuse influence de M. Lugarto.

Je me trompais cependant en croyant que, pour être contraints et dissimulés, mes ressentiment perdaient de leur intensité; je ne pouvais me confier à personne, je vivais seule, je n'avais pas d'amie, Ursule était loin de moi; d'ailleurs j'aurais presque considéré comme un sacrilége toute récrimination contre Gontran.

Généralement l'on ne se plaint que pour faire excuser ses représailles ou pour faire montre de sa résignation.

J'aimais Gontran plus que jamais; ma résignation était si naturelle, que je ne pouvais songer à en tirer vanité.

Une douleur immense, solitaire, s'amassait lentement dans mon cœur. A mesure que cette douleur l'envahissait, j'éprouvais une sensation singulière. Je me sentais de plus en plus oppressée, comme si peu à peu l'air m'eût manqué. Je craignais qu'il ne vînt un moment où mon âme déborderait, où malgré moi je jetterais un premier cri d'angoisse en suppliant Gontran de me prendre en pitié.

Ce moment arriva.

Depuis quelques jours j'étais souffrante. Un matin je dis à mon mari:

—Gontran, j'ai à réclamer de vous une promesse bien chère.

—Que voulez-vous dire, Mathilde?

—Vous m'avez fait espérer que nous irions passer quelque temps dans notre maisonnette de Chantilly. Voici bientôt la fin du mois de mai, il me semble que le bon air de la forêt me ferait du bien.

—Comment, vous pensez encore à cette folie? Mais depuis huit jours cette masure est abattue. Mon homme d'affaires m'a dit que l'administration des domaines de M. le duc de Bourbon en avait pris possession. C'est une affaire terminée.

J'avais conservé une lueur d'espoir; voyant qu'il fallait y renoncer, je fondis en larmes. Gontran me parut impatienté, et me dit:

—Mais, en vérité, ma chère amie, vous n'avez pas le sens commun de pleurer pour un tel enfantillage. Je vous l'ai déjà dit, quoique riche, notre fortune ne nous permet pas de satisfaire à tous vos caprices.

—Des caprices! J'en ai bien peu, Gontran, et celui-là était saint et sacré pour moi.

—Encore une fois, ce qui est fait est fait; il est impossible de revenir sur cette vente: ce sont, mon Dieu! d'ailleurs des imaginations de roman; s'il fallait acheter tous les endroits où l'on s'est trouvé heureux, on se verrait au bout d'un certain temps singulièrement embarrassé de ces propriétés commémoratives qui ne vous rapporteraient que des souvenirs. Malheureusement, dans notre siècle de fer, il faut pour vivre d'autres revenus que ceux-là.

Cette plaisanterie de Gontran me fit un mal affreux. J'avais toujours cru à sa religion pour ces temps si fortunés, je ne pus m'empêcher de lui répondre en pleurant:

—Hélas!... mon ami, cette occasion de folle dépense, comme vous dites, était unique.

—C'est-à-dire que, depuis ce temps, vous vous trouvez très-malheureuse sans doute?

—Non... non... je ne me plains pas; seulement je regrette ces beaux jours où vous étiez tout à moi... où nous vivions l'un pour l'autre.

—Puisque l'occasion se présente,—reprit M. de Lancry après un long silence,—j'en profiterai pour vous donner quelques avis dont vous profiterez, je l'espère... Je ne sais pas quelle idée romanesque vous vous êtes faite du mariage; mais permettez-moi de vous dire ce qu'il doit être pour des gens raisonnables. Comme deux amants ou plutôt comme deux enfants, nous avons joué au bonheur solitaire, à une chaumière et à un cœur; toute exagération a un terme, nous avons usé toutes ces joies pastorales. Maintenant, nous devons seulement voir dans le mariage une douce intimité basée sur une confiance et surtout sur une liberté réciproque; nous sommes du monde, nous devons vivre pour et comme le monde.

—Gontran, vous souvenez-vous de ce que vous me disiez: «Pour moi le mariage, c'est l'amour, c'est la passion dans une union bénie de Dieu?»—Vous souvenez-vous que vous me disiez encore: «Il me serait impossible de me résoudre à ces relations froides et monotones où le cœur n'a point de part?...»

—Je vous disais cela! je vous disais cela... sans doute. C'est qu'alors j'étais persuadé que ce rêve était possible à réaliser, j'étais de bonne foi.

—Et vous ne vous trompiez pas, Gontran; oh! cette espérance n'était pas une chimère: pour moi, du moins... rien n'est changé... l'amour... la passion dans le mariage, c'est, ou plutôt, si vous le vouliez, ce serait... toujours ma vie, mon bonheur...

—Les femmes prennent toujours leurs désirs pour des faits accomplis. Vous vous abusez étrangement, vous êtes plus jeune que moi. Il se peut que votre illusion dure un peu plus longtemps que la mienne; mais, comme la mienne, elle se dissipera: vous verrez que l'amour romanesque que vous ressentez doit, comme toute chose, avoir son terme....

—Gontran, par pitié, ne blasphémez pas!

—Tout cela, ce sont des mots; il vaut mieux voir tout de suite clair dans sa vie. On n'en est que plus heureux... La preuve de cela, c'est que depuis quelque temps vous êtes horriblement maussade, tandis que moi je suis du caractère le plus égal... Pensez comme moi, renoncez à des idylles imaginaires, et vous acquerrez cette placidité, cette indulgence, qui font du mariage un paradis au lieu d'un enfer.

—O mon Dieu! mon Dieu!... et entendre cela de vous?... de vous?—dis-je en cachant ma tête dans mes mains pour étouffer mes sanglots.

—Allons... une scène à présent; ah! quel caractère!...

—Non!... non... Gontran, je ne vous ferai pas de scène.... Écoutez... je vous parlerai franchement. Oui! j'ai besoin de vous dire ce que je souffre depuis longtemps. Vous l'ignorez... car sans cela vous ne vous feriez pas un jeu de mon chagrin. Vous êtes si bon, si généreux!...

Je pris la main de M. de Lancry dans les miennes.

—Allons, voyons, parlez, Mathilde... si je vous ai tourmentée, c'est sans le savoir. Si vos reproches sont raisonnables je m'accuserai, vous me pardonnerez, et à l'avenir cela ne m'arrivera plus, comme disent les enfants...—ajouta-t-il en haussant les épaules.

—Je n'attendais pas moins de votre cœur, mon ami. Vous m'encouragez, votre gaieté dissipe la pénible impression que m'avaient causée vos paroles de tout à l'heure... Moquez-vous bien de votre pauvre Mathilde,—ajoutai-je en m'efforçant de sourire après un moment de silence:—elle est jalouse de la princesse Ksernika... Oui, vos assiduités auprès d'elle me font un mal horrible; depuis que vous vous occupez de cette femme, il me semble que vous m'oubliez.

—Sont-ce là tous vos reproches? et qu'en conclurez-vous?

—Que vous pourriez me rendre aussi heureuse que par le passé en m'accordant une chose qui ne doit nullement vous coûter, mon ami.

—Eh bien! voyons, parlez,—dit-il avec impatience.

—Je voudrais que nous pussions rompre les relations presque intimes dans lesquelles nous vivons avec la princesse... et cesser peu à peu de la voir.

—Voilà ce que vous me demandez: ah çà, vous êtes folle!

—Gontran!

—Comment!—s'écria-t-il courroucé,—je ne pourrai pas être convenable, poli avec une femme sans que vous me poursuiviez de vos jalousies! comment! sous prétexte de calmer vos visions, vous venez me demander de traiter avec impertinence une personne qui ne mérite que votre considération, que votre respect! mais vous perdez la tête!

—Eh bien! oui... je la perdrai, si mes souffrances se prolongent. Gontran, croyez-moi, mon calme apparent cache bien des douleurs! Par la mémoire de ma pauvre mère, qui a tant souffert aussi, je vous le jure... ce que j'endure depuis quelque temps est au-dessus de mes forces.

—Eh! que voulez-vous donc que j'y fasse?—s'écria-t-il de plus en plus en colère;—suis-je responsable des songes que vous forgez pour vous tourmenter?

—Mais si ce sont de fausses apparences, dissipez-les en m'accordant ce que je vous demande.

—Mais c'est justement parce qu'il s'agit d'apparences qui n'ont pas le moindre fondement, qu'encore une fois je ne puis, de gaieté de cœur, faire une grossièreté à une femme de mes amis et des vôtres.

—Mais il s'agit de mon bonheur, Gontran, de mon repos.

—Écoutez-moi, Mathilde,—dit Gontran en se contraignant avec peine,—j'ai de la raison, de la volonté. Il est de mon devoir de ne faire que ce que je trouve juste, convenable, ainsi que je vous l'ai déjà dit au sujet de vos répugnances à revoir mademoiselle de Maran et à recevoir mon ami intime. Vous me trouverez inflexible lorsqu'il s'agira de me prêter à des caprices extravagants; c'est vous dire qu'il n'y aura rien...—vous m'entendez!—rien de changé dans nos relations avec la princesse.

—Ainsi, vous continuerez d'être assidu auprès d'elle? Ainsi, dans le monde, vos regards, vos prévenances seront pour elle? Ainsi ce sera toujours votre bras qu'elle prendra pour se promener? Ce sera elle, mon Dieu! toujours elle!

—Ne voulez-vous pas que ce soit vous, vous! toujours vous! Et enfin que vous et moi nous soyons couverts de ridicule? Eh! madame! si vous n'aviez pas un abord si glacial, si dédaigneux, vous seriez assez entourée pour trouver un bras à défaut du mien! il y a mille coquetteries innocentes et parfaitement admises par le monde qui permettent à une femme de chercher dans les hommes qui l'entourent ces soins, ces prévenances que son mari ne peut lui consacrer sans se faire montrer au doigt; mais non, vous êtes d'une morgue, d'une hauteur qui éloigne tout le monde de vous... Et, après cela... vous venez vous plaindre d'être isolée! Si je faisais comme vous, où en serais-je? je serais un de ces maris maussades, jaloux, qui ne parlent à aucune femme, ne bougent de l'embrasure des portes, et qui, lorsque minuit sonne, viennent, comme les spectres de la ballade, enlever d'un air rébarbatif leur femme à ses danseurs! Qu'arrive-t-il? que ces maris-là sont bafoués. Or, ma chère, pour vous et pour moi, je suis décidé à toujours éviter un pareil rôle.

—Ainsi,—m'écriai-je avec amertume, il faut que je me soumette sans me plaindre à ces étranges lois du monde, qui regardent comme souverainement inconvenant qu'un mari s'occupe de sa femme, et qu'il l'entoure des soins qu'il prodigue à toute autre! Singulier usage qui consacre pour ainsi dire les apparences de l'infidélité comme une coutume de bonne compagnie! qui flétrit d'un ridicule impardonnable tout empressement légitime et naturel!... Vous haussez les épaules, Gontran... Ces réflexions d'un cœur ulcéré vous font pitié, n'est-ce pas?

—Encore une fois, madame, puisque nous vivons dans le monde, pour l'amour du ciel vivons en gens du monde... Quant à moi, je suis décidé à ne rien changer à ma conduite... et je désire... je n'aimerais pas à vous dire je veux, que vous modifiiez la vôtre... Il m'est déjà assez pénible de vous voir si mal répondre aux prévenances de mon meilleur ami. Mais j'ai renoncé à tout espoir de ce côté. Heureusement l'affection de Lugarto pour moi n'est pas de celles qu'une fantaisie, qu'une antipathie déraisonnable peut attiédir.

—Et je vous dis, moi, que vous n'avez pas de plus mortel ennemi que cet homme,—m'écriai-je;—et je vous dis qu'il est la seule cause de tous mes chagrins et des vôtres. L'instinct de mon cœur ne me trompe pas: il exerce sur vous je ne sais quelle mystérieuse influence; j'en ignore les causes, mais elle existe, entendez-vous, Gontran, elle existe. Bien des fois, malgré votre apparente sérénité, j'ai surpris sur vos traits l'expression d'un sombre désespoir; ce ne sont plus des soupçons, maintenant, ce sont des certitudes. Cet homme, je le hais... Et vous-même, au fond de votre cœur... vous me savez gré de cette haine... vous la partagez!...

—Mais c'est intolérable! Eh! pourquoi, madame, voulez-vous que je m'abaisse à feindre une amitié que je ne ressens pas?

—Là est le mystère, Gontran... Et si je ne craignais pas... Eh! d'ailleurs, pourquoi craindrais-je de tout vous dire? ne s'agit-il pas de votre bonheur, du mien?... Eh bien! oui... cet homme vous domine malgré vous, et vous n'osez pas m'avouer la cause de cette domination; pourtant me méconnaîtriez-vous au point de croire que je ne puis tout vous pardonner?... auriez-vous envers moi une fausse honte? En m'unissant à vous, n'ai-je pas voulu partager non-seulement votre vie à venir, mais, si cela se peut dire, votre vie passée? Mon ami, je suis courageuse, je trouverai des forces, des ressources immenses dans mon amour... Autant vous me voyez faible et abattue, autant vous me trouveriez vaillante et résolue s'il s'agissait de vous sauver.

—De me sauver? Et de quoi voulez-vous me sauver?... C'est à en perdre la tête!

—Mon Dieu! puis-je vous le dire positivement? Cet homme vous domine: c'est un fait. Il a peut-être surpris un de vos secrets, ainsi qu'il a surpris ceux de la princesse et de madame de Richeville, que sais-je?... Vous avez été prodigue: cet homme a une fortune royale; peut-être avez-vous contracté envers lui des obligations?

—Et vous osez croire que pour un si misérable motif je consentirais à montrer pour lui une amitié que je ne ressentirais pas!...—s'écria M. de Lancry en courroux.

—Je crois, mon ami, que, soumis comme vous l'êtes à l'opinion du monde, vous êtes capable de vous imposer les plus grands sacrifices pour y paraître.

—Madame! madame!...—dit Gontran avec une rage contenue.

—Vous vous résignez bien à me causer le plus cruel chagrin, plutôt que de passer aux yeux de ce monde pour un homme amoureux de sa femme? Pourquoi donc ne vous résigneriez-vous pas à passer pour l'ami de M. Lugarto, à subir sa pernicieuse influence, plutôt que de renoncer peut-être à une partie du faste qui nous environne?

—Madame... madame... prenez garde!...

—Mon ami... ne voyez pas là un reproche. Depuis bien longtemps vous avez l'habitude de mettre le bonheur dans ces brillants dehors... vous croyez peut-être que moi-même je n'y renoncerais qu'avec peine: combien vous vous trompez! Que m'importe ce luxe? je le hais s'il vous cause le moindre chagrin... Ce luxe n'était pour rien dans ce bonheur divin qui a duré si peu pour nous, qui durerait peut-être encore sans l'arrivée de cet homme! Que faut-il pour vivre obscurément dans quelque coin ignoré, vous, moi, et ma pauvre Blondeau? Cette vie ne serait-elle pas mon rêve idéal? Jusqu'à notre mariage n'ai-je pas vécu dans la solitude, loin de ces plaisirs qui sont pour moi une fatigue, car mon cœur n'y prend pas de part? Mon ami, vous êtes ému, je le vois... Oh!... par grâce, écoutez celle qui ne songe qu'à votre bonheur, qui l'achèterait au prix de sa vie entière... Gontran, c'est à genoux, à genoux que je vous en supplie, ne me cachez rien, comptez sur moi... Mettez mon amour à l'épreuve, cherchez-y un refuge, une consolation, vous verrez s'il vous manque.

Je me mis aux genoux de Gontran. La tête baissée sur sa poitrine, les yeux fixes, il semblait profondément absorbé; sans me répondre, il poussa un long soupir et cacha sa tête dans ses deux mains.

—Oh! je le vois... je le vois,—m'écriai-je presque avec joie,—je ne me suis pas trompée: courage! mon ami, courage! Tenez, j'admets l'impossible... Supposons que, pour vous libérer envers cet homme, nous soyons ruinés tout à fait; ne nous restera-t-il pas Ursule, mon amie? Mon Dieu! je viendrais à elle aussi confiante, aussi heureuse qu'elle l'aurait été elle-même en venant à moi. Quand on s'aime comme nous nous aimons, car vous m'aimez... malgré vos coquetteries avec cette belle princesse, est-ce qu'il y a des jours mauvais? Mais souvenez-vous donc de cette histoire si touchante que vous me racontiez à l'Opéra avec tant de charmes. Eh bien! nous ferons comme ces deux jeunes gens si nobles, si courageux...

Gontran se leva brusquement, et me dit avec une ironie amère:

—En vérité, vous peignez là une existence bien digne d'envie, et bien faite pour compenser la perte d'une grande fortune! Belle vie que celle-là! Je suis fou d'écouter vos rêveries; une fois pour toutes, vous m'obligerez de ne plus revenir sur ce chapitre. Vos suppositions n'ont pas de sens; aucune obligation ne me lie à Lugarto: il m'a rendu autrefois quelques services, mais ce ne sont nullement des services d'argent. Je m'étonne qu'avec l'exaltation romanesque de vos idées, vous ne compreniez pas que la reconnaissance suffise pour former des liens indissolubles d'une fervente amitié. En résumé, je vous dirai que votre jalousie est dérisoire, que vos soupçons sur Lugarto sont absurdes, que je suis d'âge à savoir me conduire dans le monde, et que vous ferez bien, dans l'intérêt de notre tranquillité commune, de prendre la vie comme elle doit être prise... Vous m'entendez?...

Ce qui se passa en moi fut étrange, je fis rapidement ce raisonnement:

Ce que je veux, c'est le bonheur de Gontran. Mon bonheur à moi doit être considéré comme un moyen de parvenir à ce but. Si en me sacrifiant j'assure son repos, sa félicité, je ne dois pas hésiter; quoiqu'il m'en coûte, je ferai ce qu'il désire.

Je suis encore à comprendre comment je me résignai brusquement à ce parti extrême, qui contrastait tant avec les plaintes que je venais d'exprimer à Gontran. Maintenant il me semble que ce revirement subit participa de ces résolutions désespérées que l'on prend avec la rapidité de la pensée dans les dangers de mort.

—Je vous entends, Gontran,—lui dis-je,—je vous obéirai. Mes plaintes vous importunent, je ne me plaindrai plus; il vous coûterait de vous occuper de moi dans le monde... je ne vous le demanderai plus... Vous trouvez une distraction dans les soins que vous rendez à la princesse, je ne vous ferai plus de reproches à ce sujet. Vous me voyez avec peine ne pas comprendre le sentiment qui vous lie à M. Lugarto, je ferai tout mon possible pour vaincre l'aversion que cet homme m'inspire. Seulement,—ajoutai-je en ne pouvant retenir mes larmes,—il est une grâce que j'implore de vous, permettez-moi d'aller dans le monde le moins possible. Je ne pourrais vaincre cette froideur que vous me reprochez; malgré moi... ma pensée se révolte à l'idée de recevoir d'autres soins que les vôtres, s'agît-il même des soins les plus insignifiants. C'est une faiblesse, c'est un enfantillage... je l'avoue... mais soyez généreux... pardonnez-le-moi... Pour le reste, je ferai ce que vous voudrez... Eh bien! êtes-vous content? me pardonnez-vous l'impatience que je vous ai causée?—lui dis-je en tachant de sourire à travers mes larmes.

—Pauvre Mathilde!—dit Gontran avec un attendrissement qu'il ne put vaincre;—il faudrait être de bronze pour résister à tant de douceur et de bonté... J'ai peut-être eu tort?

—Non! non!—dis-je en l'interrompant,—ce qui me manque, voyez-vous, c'était l'expérience de ce qui vous plaisait ou non... Vous avez raison, j'étais folle; mais il ne faut pas m'en vouloir, voyez-vous, j'ignorais vos désirs; mais rassurez-vous, mon ami... cette leçon ne sera pas perdue, croyez-le. Maintenant et toujours, dites-moi bien franchement, bien nettement votre volonté, je m'y résignerai; mais aussi, n'est-ce pas? si, malgré tous mes efforts, je ne pouvais quelquefois, oh! mais bien rarement... parvenir à vous obéir... lorsque vous aurez la preuve que cela a été au-dessus de mes forces, vous serez bon, indulgent, n'est-ce pas? vous ne me gronderez plus?

Gontran me regarda avec étonnement, presque avec inquiétude; il me prit vivement la main, il la trouva glacée.

En effet, je me sentais défaillir. Je venais de tenter une résolution désespérée. Ce n'était pas la volonté de tenir ma promesse qui me manquait, c'était la force physique de soutenir cette scène cruelle.

Sans mon mari, qui me soutint dans ses bras, je serais tombée; j'eus une sorte de douloureux vertige; le soir une fièvre ardente se déclara, et durant quelques jours je fus gravement malade.


CHAPITRE X.

LE BILLET.

Je fus plusieurs jours très-souffrante, et pourtant, après notre retraite de Chantilly, je comptai ces jours parmi les plus beaux de ma vie.

Gontran resta près de moi, me prodigua les plus tendres soins. Mes pensées étaient mélancoliques, tristes, mais d'une tristesse douce. Quelquefois je me demandais à quoi bon la vie désormais. Je craignais d'avoir épuisé toute la félicité que je pouvais espérer. Sincèrement, sans exagération, je priais Dieu de me retirer de ce monde; alors la mort m'eût paru presque belle.

Mon mari était redevenu affectueux, prévenant comme par le passé; il regrettait le chagrin qu'il m'avait causé, il ne me quittait pas; j'étais délivrée de la présence de M. Lugarto.

Mon bonheur était si grand que j'oubliais les chagrins qui avaient causé ma maladie. Je redoutais presque le rétablissement de ma santé, dans la crainte de voir cesser les précieuses attentions de Gontran, car, à mesure que mes souffrances diminuaient, il devenait moins assidu.

Dans mon égoïsme pour le retenir près de moi, je désirais ardemment une rechute. A l'insu de ma pauvre Blondeau, qui me veillait pourtant avec une sollicitude maternelle, je commis de grandes imprudences; je tombai assez gravement malade.

Je ne saurais dire ma joie en voyant que j'avais réussi. Gontran redevint pendant quelques jours ce qu'il avait été d'abord. Mais le bonheur d'être toujours près de lui avait sur moi une telle influence, que je renaissais bientôt à la vie; alors de nouveau je craignais de le perdre.

Au milieu de ces alternatives, je me traçai une ligne de conduite dont je me promis bien de ne pas m'écarter; elle était en tout conforme à la dernière résolution que j'avais prise. Il serait faux de dire que cette détermination ne me coûtait pas beaucoup; mais il y a dans tout sacrifice fait à l'amour une sorte de satisfaction profonde qui augmente, pour ainsi dire, en raison de la grandeur même du sacrifice qu'on s'impose.

Le lendemain de ma première sortie, Blondeau entra chez moi; elle m'apportait la liste des personnes qui étaient venues savoir de mes nouvelles et se faire écrire à ma porte pendant ma maladie.

La princesse de Ksernika, M. de Rochegune, M. Lugarto, s'y trouvaient; mademoiselle de Maran avait aussi envoyé chez moi, mais elle n'était pas venue me voir. Jamais elle n'approchait de la maison d'un malade, car elle avait la manie de croire toutes les maladies contagieuses.

Je fus étonnée de ne pas trouver sur la liste le nom de madame de Richeville; mes préventions contre elle avaient en partie disparu: non que j'eusse en rien reconnu la vérité de ses préventions au sujet de Gontran, car un des symptômes de l'amour est un aveuglement complet; mais le charme qu'elle possédait m'attirait malgré moi, et je ne mettais plus en doute l'intérêt qu'elle me portait.

—Madame la duchesse de Richeville n'a pas envoyé savoir de mes nouvelles?—demandais-je à Blondeau.

—Non, madame... mais...

Je vis à la physionomie de Blondeau qu'elle avait quelque chose à me dire au sujet de cette liste, et qu'elle hésitait.

—Qu'as-tu donc? tu parais embarrassée? (Quoique ce tutoiement fût assez peu convenable, je n'avais pu renoncer à cette habitude de mon enfance.)

—C'est que j'ai peur de vous inquiéter, madame.

—S'agirait-il de M. de Lancry?—m'écriai-je.

—Non, non, madame; c'est une aventure extraordinaire qui s'est passée pendant votre maladie. Je ne vous en aurais pas parlé s'il ne s'agissait pas, indirectement il est vrai, de ce bon M. de Mortagne.

—Dis donc vite, alors...

—Eh bien! madame, le lendemain du jour où vous êtes tombée malade, le soir, pendant que vous étiez assoupie, j'étais un moment descendue à l'office; M. René, votre valet de chambre, venait de nous apprendre qu'il quittait la maison.

—Il est vrai,—dis-je à Blondeau en me souvenant d'avoir vu le matin un nouveau domestique dont la figure m'avait frappée, car il ne me semblait pas inconnu;—sais-tu pourquoi René s'en est allé?

—Pour retourner dans son pays, en Lorraine,—a-t-il dit.

—Et celui qui le remplace,—d'où sort-il?—Il était chez des Anglais, il est au fait du service, il paraît très-bon homme et assez intelligent. Mais, madame, il ne s'agit pas de cela, ainsi que vous allez le voir. Le soir donc, on vint me dire que quelqu'un me demandait à la porte de l'hôtel, et on me remit un billet où étaient écrits ces mots de l'écriture de M. de Mortagne, que je reconnaîtrais entre mille.

«Ma bonne madame Blondeau, ayez toute confiance dans la personne qui vous remettra ce billet; elle vous dira ce que j'attends de vous: j'ai appris que Mathilde est malade, je tiens à avoir chaque jour de ses nouvelles par vous.

«Signé Mortagne

—Vous pensez bien, madame, que je n'hésitai pas un moment. Je descendis à la porte, je vis un fiacre, la portière était entr'ouverte; dans cette voiture était un homme dont je ne pouvais distinguer les traits à cause de l'obscurité; il me dit d'une voix émue et que je ne reconnus pas:

—Madame Blondeau, je viens de la part de M. de Mortagne savoir des nouvelles de madame la vicomtesse de Lancry...

—Elle est bien souffrante,—dis-je à cet inconnu.—Les médecins craignent une mauvaise nuit.

—Vous ne vous étonnerez pas du mystère avec lequel M. de Mortagne s'informe par moi, son ami, de l'état de madame de Lancry,—ajouta-t-il,—quand vous saurez que dans l'intérêt de votre maîtresse le nom de M. de Mortagne ne doit pas être prononcé chez elle.—Vous ne m'aviez pas caché, madame,—ajouta Blondeau,—la scène cruelle de votre contrat de mariage; il me parut très-simple que M. de Mortagne s'informât de vos nouvelles par un moyen détourné, d'autant plus qu'il n'était pas alors à Paris.

—Où est-il donc? dis-je à Blondeau.

—Cette même personne inconnue ajouta que M. de Mortagne était absent de Paris par suites d'affaires très-importantes qui vous concernaient, et qu'il lui fallait s'entourer du plus grand mystère pour les amener à bien.

—Qu'est-ce que cela signifie?

—Je ne sais pas, madame. Toujours est-il que cet inconnu me dit qu'il ne pouvait me faire ainsi désormais demander à la porte sans provoquer les remarques de vos gens, ce qui eût été fâcheux; que, pour avoir des détails fréquents et précis sur votre santé, il me priait, au nom de M. de Mortagne, de mettre chaque jour une espèce de bulletin sous une grosse pierre à la grille du jardin, du côté des Champs-Élysées, et qu'il viendrait le prendre le soir, cet endroit étant, la nuit, tout à fait désert; que si je pouvais quelquefois venir moi-même, il m'en serait bien reconnaissant au nom de M. de Mortagne, car il pourrait ainsi avoir des nouvelles encore plus détaillées; il ajouta que M. de Mortagne avait bien pensé à envoyer un domestique s'informer de votre santé, ainsi que cela se fait, mais que ce renseignement incomplet ne pouvait satisfaire son inquiétude; il me dit enfin qu'il avait aussi songé à me demander de lui écrire, par la poste, sous un nom supposé, mais que ce moyen était de tous le plus dangereux.

—Et pourquoi si dangereux?

—Je ne sais, madame, il ne s'est pas expliqué davantage; il m'a bien recommandé de vous dire, une fois pour toutes, que si vous aviez, dans un cas grave, à écrire à M. de Mortagne, vous ne remettiez votre lettre qu'à madame de Richeville elle-même, qui la lui ferait parvenir.

—C'est étrange! dis-je à Blondeau.—Et qu'as-tu fait?

—Ainsi que me l'avait demandé M. de Mortagne, j'ai écrit un bulletin de votre santé; sous le prétexte de me promener dans le jardin avant de revenir veiller, chaque soir je mettais ma lettre sous la grille, et cet inconnu venait la prendre. Le jour où vous avez été si mal, j'écrivis un mot à la hâte et je le portai comme d'habitude. Le lendemain je ne pus sortir de chez vous que très-tard, lorsque vous étiez un peu assoupie; il y avait du mieux; j'étais tout heureuse; j'écrivis deux mots pour M. de Mortagne, je courus à la grille; la nuit était noire. L'inconnu m'entendit sans doute, car il me dit à voix basse:

—Madame Blondeau,—c'est vous?

—Oui, monsieur,—lui dis-je.—Au nom du ciel, comment va-t-elle? s'écria-t-il d'une voix qui me parut bien altérée.—Mieux, bien mieux, dites-le à M. de Mortagne,—lui répondis-je;—je sors seulement depuis hier de la chambre de cette pauvre madame, et j'apportais un petit mot.—Je crois qu'en apprenant cette bonne nouvelle, la personne inconnue tomba à genoux, car la voix s'abaissa pour ainsi dire, et j'entendis ces mots prononcés comme par quelqu'un qui prie: «Mon Dieu! mon Dieu! soyez béni, elle vit, elle vivra.»—Je retourne bien vite auprès de madame,—dis-je à l'inconnu;—rassurez bien M. de Mortagne.—Soyez tranquille, ma bonne madame Blondeau, il ne sera pas longtemps sans apprendre cette heureuse nouvelle.—Je revenais à la maison, lorsqu'il me sembla entendre, du côté de la grille, comme des cris étouffés, un bruit de lutte, et un bruit sourd comme un corps pesant qui serait tombé.

—Tu m'effraies! Et ensuite?

—J'écoutai de nouveau, je n'entendis rien. Inquiète, je retournai bien vite à la grille, j'écoutai... encore rien... rien. J'appelai à voix basse, on ne répondit pas... Je crus m'être trompée, je rentrai.

—Et le lendemain? demandai-je à Blondeau.

—Le lendemain, à la nuit tombante, je portai un billet à la place accoutumée; j'attendis assez longtemps, personne ne vint: je supposai que le messager de M. de Mortagne n'avait pu arriver plus tôt. Je rentrai, me promettant bien d'aller voir de grand matin si le billet avait été retiré comme d'habitude.

—Eh bien?

—Eh bien, madame! le lendemain je le retrouvai... On n'était pas venu le prendre... Non, madame. Mais ce qu'il y a de plus malheureux et ce qui me donne des craintes...

—Mais dis donc!—m'écriai-je en voyant l'hésitation de Blondeau.

—Ah! madame,—reprit-elle en joignant les mains,—jugez de mon effroi lorsque je vis près de la grille une assez grande tache de sang.

-Oh! c'est horrible! Et ce billet, ce billet?

—Je le laissai toujours pour voir si l'on viendrait le chercher. Ce fut en vain. Hier seulement je l'ai retiré. Voilà donc aujourd'hui dix jours que cet événement est arrivé, car depuis dix jours on n'est pas venu retirer le billet... Il paraît donc malheureusement vrai que le messager de M. de Mortagne a poussé le cri sourd que j'ai entendu.

—Hélas!... cela ne semble que trop probable... Et tu es bien sûre d'avoir entendu un cri et comme la chute d'un corps?—dis-je à Blondeau.

—Oui, oui, madame, et ces traces de sang ne prouvent que trop que je ne m'étais pas trompée.

—Écoute, Blondeau, M. de Mortagne demeure en face de cette maison; il faudra que ce soir tu ailles savoir s'il est à Paris; s'il n'y est pas, demain j'irai voir madame de Richeville pour l'en informer, car je suis cruellement inquiète. Dès que M. de Lancry sera rentré, je lui dirai tout, afin qu'il se joigne à moi pour tâcher d'éclaircir ce triste mystère.

—Madame,—dit Blondeau en m'interrompant,—permettez-moi de vous faire observer qu'il ne serait peut-être pas prudent de parler de cela à monsieur le vicomte. Vous le savez, il déteste M. de Mortagne, et cet inconnu m'avait dit que ce dernier s'occupait de graves intérêts qui vous regardaient. Hélas! madame, vous êtes heureuse maintenant,—ajouta cette excellente femme en attachant sur moi ses yeux baignés de larmes...—mais qui sait, enfin...; un jour peut venir où vous aurez besoin de la protection de M. de Mortagne. Ne vaudrait-il pas mieux ne parler de tout ceci à personne, de peur d'ébruiter quelque chose, d'attirer l'attention sur M. de Mortagne, et ainsi de contrarier peut-être ses projets, en nuisant au mystère dont il croit devoir s'entourer? Pourquoi instruiriez-vous monsieur le vicomte de ceci? Après tout, j'ai agi à votre insu; si quelqu'un a tort, c'est moi. Et encore, quel tort y a-t-il à donner de vos nouvelles à un de vos parents, le seul qui vous ait véritablement aimée?

Malgré la répugnance que j'éprouvais à cacher quelque chose à Gontran, je me rendis aux observations de Blondeau.

Mes inquiétudes au sujet de l'influence que M. Lugarto exerçait sur mon mari étaient aussi vives qu'avant ma maladie. Cet homme m'inspirait toujours une profonde terreur. Je pensais qu'un jour, moi et Gontran, nous serions peut-être forcés de réclamer la protection de M. de Mortagne.

J'imaginai que la conduite mystérieuse de ce dernier devait avoir pour but de déjouer ou de pénétrer les méchants desseins de M. Lugarto. Sous ce rapport, la disparition de l'émissaire de M. de Mortagne éveillait mes craintes.

Au milieu de ces inquiétudes, on annonça M. de Rochegune.

Je le fis prier d'attendre un moment. Je donnai quelques ordres à Blondeau, et je rejoignis bientôt M. de Rochegune, remerciant le ciel de me mettre peut-être ainsi à même d'avoir des nouvelles de M. de Mortagne, car je savais l'intimité qui les unissait.


CHAPITRE XI.

L'ENTREVUE.

M. de Rochegune me parut très-changé, très-pâle il avait l'air plus triste que d'habitude.

—Aussitôt, madame, que j'appris que vous receviez,—me dit-il,—je me suis empressé de me présenter chez vous pour m'acquitter d'une commission dont m'a chargé une personne de mes amis, qui serait très-heureuse d'être comptée parmi les vôtres.

—De qui voulez-vous parler, monsieur?

—De madame la duchesse de Richeville. Forcée de quitter subitement Paris pour se rendre en Anjou, elle n'a su que là, et par moi, votre maladie. Elle me priait de vous faire part de tous ses vœux pour votre prompte guérison. Aussi, sera-ce une consolation pour elle que d'apprendre votre rétablissement.

—Une consolation, monsieur! lui serait-il arrivé quelque accident fâcheux?

—Je le crains, madame; elle est partie soudainement en m'écrivant qu'un malheur imprévu l'obligeait de quitter Paris; qu'elle ne savait pas encore toute la portée du coup qui la frappait. Sa dernière lettre me laisse dans la même incertitude; elle ne m'a écrit que pour me prier d'être son interprète auprès de vous.

Involontairement je me rappelai l'espèce de menace mystérieuse que M. Lugarto avait faite à madame de Richeville; un pressentiment me dit que cet homme n'était pas étranger au malheur qui éloignait la duchesse de Paris.

—Il est une autre personne, monsieur, à qui je porte un bien vif intérêt,—dis-je à M. de Rochegune,—et qui est aussi de vos amis, M. de Mortagne.

—Il est absent de Paris depuis quelques jours, madame; il est parti encore souffrant, car il aurait besoin de longs soins pour remettre sa santé qui a déjà supporté de si rudes atteintes.

—Savez-vous où est M. de Mortagne, monsieur?

—Non, madame... et je regrette d'autant plus de ne pas le savoir, que je suis au moment de quitter la France... pour bien longtemps peut-être... Avant mon départ je voulais avoir l'honneur de venir prendre vos ordres, madame, dans le cas où vous auriez eu quelque commission à me donner pour Naples, où je vais m'embarquer.

—Vous êtes mille fois bon, monsieur, mais je n'ai pas à profiter de votre extrême obligeance.

M. de Rochegune garda quelques moments le silence d'un air embarrassé. Par deux fois il leva les yeux sur moi, par deux fois il les baissa; enfin, après une assez grande hésitation, il me dit d'un air grave, solennel:

—Madame, me croyez-vous un honnête homme?

Je regardai M. de Rochegune avec étonnement.

—Vous êtes l'ami de M. de Mortagne,—lui dis-je,—et le hasard m'a permis de me convaincre, monsieur, que vous étiez digne de cette amitié. Ici, dans cette maison, la scène de reconnaissance dont j'ai été témoin...

—Par grâce, madame,—dit M. de Rochegune en m'interrompant,—permettez-moi d'oublier ce temps-là; pour moi, trop d'amers souvenirs s'y rattachent. Je vous ai demandé, madame, si vous me croyez honnête homme, parce qu'il faut que je sois bien fort de votre confiance, moi qui vous suis inconnu, moi que vous ne verrez plus peut-être, madame, pour oser dire ce que j'ai à vous dire.

—Monsieur, je suis sûre que je puis vous écouter sans crainte.

—Je vais donc parler, madame, avec sincérité... Un mot seulement... Croyez que l'homme auquel vous voulez bien reconnaître quelque noblesse de cœur est incapable de cacher une arrière-pensée. Si vous ne connaissiez pas, madame, plusieurs antécédents de ma vie, peut-être la démarche que je tente vous semblerait blessante, incompréhensible. Permettez-moi donc d'entrer dans quelques détails.

—Je vous écoute, monsieur.

M. de Rochegune, avant de continuer, parut se recueillir. Sa figure douce et triste devint pensive; il continua d'une voix légèrement altérée, malgré les visibles efforts qu'il faisait pour vaincre son émotion.

—Le projet favori de M. de Mortagne et de mon père avait été d'obtenir votre main pour moi, madame.

—Monsieur, à quoi bon ces souvenirs... je vous prie?...

—Pardonnez-moi de vous parler d'un passé, de projets qui vous intéressent si peu, madame; mais j'ai eu l'honneur de vous le dire, c'est indispensable. J'avais souvent entendu M. de Mortagne, avant son funeste voyage pour l'Italie, dire à mon père combien votre enfance était malheureuse, malgré les rares qualités qui s'annonçaient en vous. Le récit des mauvais traitements que vous faisait subir mademoiselle de Maran excita plusieurs fois la généreuse indignation de mon père. J'étais bien jeune, mais je n'oublierai jamais quel intérêt votre position m'inspirait. J'avais jusqu'alors habité avec mon père une de ses terres; c'est vous dire, madame, que j'avais eu toujours sous les yeux l'exemple des plus nobles vertus. En entendant M. de Mortagne raconter quelques traits de mademoiselle de Maran, pour la première fois de ma vie j'appris qu'il existait des êtres méchants et pervers... Quand je voyais M. de Mortagne, je l'accablais de questions à votre sujet; vous étiez pour moi, madame, la personnification de la douleur et de la résignation. Je partis pour d'assez longs voyages; bien souvent en songeant à mon père, à la France, je donnais une triste pensée à la pauvre orpheline abandonnée aux méchants caprices d'une femme impitoyable. Si vous saviez, madame, la haine invincible que m'a toujours inspirée l'abus de la force; si vous saviez combien j'ai toujours pris le parti du faible contre le puissant, vous ne vous étonneriez pas de m'entendre parler ainsi du profond intérêt que vous m'inspiriez déjà.

—Je vous en sais gré, monsieur, croyez-le...

—A mon retour, je trouvai M. de Mortagne à Paris; il vint nous apprendre, à mon père et à moi, l'issue de la scène violente à la suite de laquelle votre conseil de famille, madame, vous avait laissée sous la tutelle de mademoiselle de Maran. Alors seulement mon père me parla de projets qui ne devaient jamais se réaliser. Au retour d'une campagne en Grèce, que j'avais projetée avec M. de Mortagne, celui-ci voulait tout tenter pour éclairer l'opinion de votre famille, afin de vous soustraire à l'influence de mademoiselle de Maran. Vous avez su, madame, par quelles odieuses machinations notre courageux ami avait été retenu dans les prisons de Venise pendant de longues années; nous le crûmes perdu pour nous... Cet homme généreux nous avait si vivement intéressés à votre sort, que mon père crut obéir à un pieux devoir en tâchant de remplacer M. de Mortagne auprès de vous.

—Que voulez-vous dire, monsieur?

—Mon père fit tout au monde pour se rapprocher de mademoiselle de Maran. Dans la noble illusion de sa belle âme, il croyait, par la seule influence de la raison et de la vertu, pouvoir décider madame votre tante à changer de conduite envers vous. Il eut plusieurs entrevues avec elle; il la trouva inflexible. Je ne puis vous dire, madame, ses regrets, le chagrin qu'il en éprouva. Il fit entendre à cette femme un langage tour à tour sévère, menaçant, suppliant: rien ne put la toucher.

—J'avais toujours ignoré cette intervention, monsieur; maintenant je comprends l'éloignement que ma tante a souvent témoigné pour monsieur votre père.

—Après de nouveaux voyages je le perdis... madame.—M. de Rochegune garda un moment le silence, baissa la tête, essuya furtivement une larme et reprit:—En mourant, mon père me recommanda, au nom de l'amitié qui nous unissait à M. de Mortagne, de toujours veiller sur l'orpheline qui méritait à tant de titres l'intérêt de notre ami. Hélas! madame, j'étais réduit à faire des vœux stériles pour votre bonheur. Je voulus en vain me présenter à mademoiselle de Maran; le nom que je portais fut un motif d'exclusion: elle me refusa l'entrée de sa maison. Vous aviez alors seize ans, je crois, madame. Plusieurs fois, attiré par une sorte de curiosité pieuse que m'inspirait votre position, je me trouvai sur votre chemin; il y avait sur vos traits je ne sais quel mélange de tristesse contenue, de résignation douloureuse qui me navrait. Vous me pardonnerez, n'est-ce pas? cette part mystérieuse que je prenais à votre vie. La respectueuse sympathie que j'éprouvais pour vous était comme un legs pieux que mon père, que M. de Mortagne, notre meilleur ami, avaient fait à mon cœur. Ne pouvant vous rencontrer, souvent je m'entretenais de votre position avec madame de Richeville. L'inquiète et jalouse surveillance de mademoiselle de Maran empêcha souvent quelques personnes de nos amis et des siens de parvenir jusqu'à vous. A la moindre question sur votre sort, sur ses projets sur vous, mademoiselle de Maran détournait la conversation ou refusait formellement de répondre. Un an se passa de la sorte. Je reçus une lettre de M. de Mortagne: après des tentatives et des efforts inouïs, il était parvenu à corrompre un de ses gardiens, à s'évader de Venise. Obligé de s'arrêter à Marseille par suite de ses fatigues, il m'écrivit de me rendre auprès de lui le plus tôt possible. J'y courus: je le trouvai presque mourant, mais préoccupé d'une seule chose, de votre avenir. Je lui appris que madame de Richeville, une de nos amies, avait en vain essayé de parvenir jusqu'à vous. Il me demanda si vous étiez bien portante, si vous étiez belle; je lui fis votre portrait, madame; une lueur de bonheur et de joie brilla dans son regard mourant.

—Excellent ami!—m'écriai-je.

—Oui, madame, vous n'en avez pas de plus fervent, de plus dévoué... Je ne le quittai plus... Madame de Richeville, bravant les convenances peut-être, mais suivant le premier mouvement de son amitié et d'une inaltérable reconnaissance, vint passer quelque temps à Marseille; elle amenait avec elle l'un des meilleurs médecins de Paris: M. de Mortagne fut sauvé... Comme toujours, il se préoccupait avant tout de votre sort... Alors revint à sa pensée ce projet d'union qui avait fait la joie, l'espérance de mon père... Cette espérance, que j'ai crue un moment réalisable, a suffi pour me donner, j'ose presque le dire, le droit... de vous supplier de disposer toujours de mon religieux dévouement. M. de Mortagne, à son arrivée à Paris, devait avoir un long entretien avec vous. Que mademoiselle de Maran y consentît ou non, il voulait vous faire part de ses projets. On croit ce qu'on veut dire, madame; il me semblait si beau d'avoir la mission de vous faire oublier une enfance, une jeunesse malheureuses! l'amitié prévenue de M. de Mortagne me montra l'avenir sous un si beau jour, que je revins à Paris partageant presque les espérances de mon ami. Tout à coup deux nouvelles foudroyantes firent évanouir ce beau rêve: votre mariage était arrêté avec M. de Lancry; et M. de Mortagne, ayant voulu se mettre trop tôt en route, était retombé gravement malade à Lyon: l'on désespérait presque de ses jours. Je courus près de lui... Ce que je lui appris empira tellement sa maladie, qu'il fut saisi d'une fièvre ardente; elle dura un mois environ. Quelques affaires pressantes m'obligèrent de le précéder à Paris; il y arriva la veille de votre mariage. Quant à moi, renonçant à un espoir caressé depuis bien longtemps, je résolus de voyager; je mis cette maison en vente, alors que j'eus l'honneur de vous voir chez moi, madame, avec M. de Lancry et mademoiselle de Maran.

—Permettez-moi une question, monsieur, savez-vous la démarche que madame de Richeville a faite auprès de moi avant mon mariage?

M. de Rochegune me regarda avec surprise, et me dit avec l'accent le plus sincère:

—Je ne sais, madame, de quelle démarche vous voulez parler.

—Veuillez continuer, monsieur,—dis-je à M. de Rochegune.

Je pensais avec angoisse qu'il allait sans doute me parler de Gontran dans les mêmes termes que madame de Richeville. Quoique jusqu'alors la conversation de M. de Rochegune eût été remplie de délicatesse, de mesure et de respect, je n'aurais pas souffert la moindre attaque contre M. de Lancry.

M. de Rochegune continua:

—Vous le voyez, madame, par ce long préambule, depuis dix ans votre sort n'a pas cessé d'occuper M. de Mortagne, mon père ou moi, tout ceci à votre insu, je le sais; mais enfin, puisse cet intérêt si vif, si soutenu, me donner maintenant le droit de vous dire une vérité utile, quelque cruelle que soit cette vérité.

—Monsieur, je ne sais ce que vous avez à me dire... mais s'il s'agit de quelque récrimination contre M. de Lancry, il est inutile de prolonger cet entretien.

M. de Rochegune me regarda avec un étonnement presque douloureux.

—Je le vois, madame, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous... Du moment où vous avez donné votre main à M. de Lancry, ce choix si honorable pour lui l'a placé à mes yeux parmi les personnes auxquelles je serais heureux de prouver mon dévouement. Une des raisons qui me donnent le courage de venir à vous en toute confiance, madame, c'est que mes paroles intéressent autant M. de Lancry que vous-même.

Ce simple et noble langage me débarrassa d'un poids énorme, mais il éveilla mes craintes au sujet de Gontran.

—Que venez-vous m'apprendre, monsieur?—m'écriai-je vivement.

Après un moment de silence, il me répondit:

—Vous voyez souvent M. Lugarto, madame?

—Oui, monsieur, et je dirais presque malgré moi, s'il n'était pas l'ami de M. de Lancry.

—Savez-vous, madame, ce que c'est que M. Lugarto?

—Hélas! monsieur, je le sais.

—Savez-vous, madame, que M. Lugarto passe maintenant sa vie chez mademoiselle de Maran?

—Je l'ignorais... monsieur; j'avais au contraire entendu mademoiselle de Maran le traiter avec l'ironie la plus impitoyable.

—Sans doute mademoiselle de Maran l'a traité ainsi jusqu'au jour où elle a reconnu que vous n'aviez pas, madame, d'ennemi plus dangereux que cet homme.

—Cela devait être,—dis-je en souriant avec amertume...—ma tante m'avait presque prévenue de cette nouvelle perfidie.

—Mais vous ignorez, madame, toute la noirceur, toute la lâcheté de cette nouvelle machination de mademoiselle de Maran... Vous ne savez pas l'indigne appui qu'elle prête par ses discours aux calomnies infâmes de M. Lugarto!

—Et quelles calomnies... monsieur? Ce que dit un pareil homme est-il compté? et d'ailleurs que peut-il dire?

—Oh! rien qu'il ne puisse justifier, madame, rien non plus qui ne soit vrai, ce qui rend malheureusement ses affreuses médisances plus fatales... Il dit que M. de Lancry est son ami intime, et il le prouve en se montrant sans cesse avec vous et avec lui. Il dit que chaque matin il vous envoie des fleurs dont vous vous parez, et cela est encore vrai; il dit que les fêtes qu'il va donner, c'est pour vous qu'il les donne; il dit que devant le monde vous lui témoignez de la froideur, mais que cette froideur est une feinte convenue avec vous pour tromper votre mari... Il dit enfin que vous l'aimez, madame!

Je regardai M. de Rochegune avec tant de stupeur qu'il crut que je ne l'avais pas entendu; il reprit:—Oui, madame... M. Lugarto dit que vous l'aimez.

Cette accusation me parut d'une stupidité si révoltante, que je m'écriai avec un éclat de rire sardonique:

—Moi! aimer cet homme! mais c'est de la folie, monsieur; qui croira jamais cela? qui admettra cela comme possible? Sans doute, je regrette amèrement l'intimité qui s'est établie entre lui et mon mari, je regrette amèrement d'être de sa part l'objet d'attentions que je méprise et que je hais... mais, jamais, mon Dieu! je n'ai craint de voir ces relations que j'abhorre interprétées de la sorte.

M. de Rochegune me regardait avec une expression de pitié douloureuse.

—Hélas! madame,—reprit-il après un assez long silence,—il m'en coûte de vous convaincre d'une réalité bien affligeante; mais votre repos, mais... le dirai-je? le soin de l'honneur... oui, de l'honneur de M. de Lancry, me font un devoir de vous éclairer.

—Ah! monsieur, parlez...

—Vous êtes bien jeune, madame; vous êtes fière de la noblesse, de la pureté de vos sentiments; vous êtes fière de l'amour que vous éprouvez, de celui que vous inspirez à l'homme que vous avez choisi; vous êtes fière de votre bonheur enfin, parce qu'il est noble, grand et légitime; vous dédaignez des calomnies infâmes. Qui voudra les croire? dites-vous. Écoutez, madame. Au lieu de supposer le monde ce qu'il est, avide de scandale et de médisance, croyant au mal, parce que la sottise et la vulgarité ont juste l'intelligence qu'il faut pour répéter, pour colporter une médisance; supposez le monde spectateur impartial... que voit-il? Vous, belle, jeune, sans expérience, paraissant déjà presque oubliée par votre mari, tandis que lui rend ses soins empressés à une femme très à la mode et d'une réputation souvent compromise. Ce n'est pas tout, l'ami de votre mari, madame, vit dans votre intimité de chaque jour, partout il vous accompagne; sa renommée est telle qu'on le sait incapable de s'occuper d'une femme avec désintéressement; il dit bien haut, il affiche à tous les yeux les préférences forcées, je n'en doute pas, qu'il reçoit de vous: ces apparences fâcheuses sont envenimées par la jalousie qu'une femme dans votre position, madame, inspire à tontes les femmes. Mademoiselle de Maran, poursuivant l'œuvre de perfidie et de méchanceté qu'elle a commencée dès votre enfance, joue un autre rôle maintenant. C'est contre sa volonté, dit-elle, que vous avez épousé M. de Lancry; elle redoutait sa légèreté, dont il ne donne maintenant que trop de preuves en s'occupant si évidemment de la princesse Ksernika. Mademoiselle de Maran dit encore qu'elle a représenté à M. de Lancry qu'il vous pousserait dans quelque funeste voie de représailles; que votre position est d'autant plus dangereuse que vous voyez souvent M. Lugarto, et qu'à part quelques prétentions puériles elle ne peut s'empêcher de trouver cet étranger doué de qualités charmantes et faites pour séduire une femme... Ce n'est pas tout, madame; préparez vous à un dernier coup plus cruel encore que les autres, parce qu'il n'attaque pas que vous seule... mademoiselle de Maran donne encore une autre cause au regret qu'elle éprouve de votre mariage avec M. de Lancry; elle affirme que, par suite de dettes énormes contractées par votre mari avant votre mariage, votre fortune est maintenant gravement compromise, et que...

—Vous hésitez, monsieur?—dis-je à M. de Rochegune en contenant mon indignation, non contre lui, mais contre les auteurs de cette trame odieuse qui se déroulait alors tout entière à mes yeux...—Continuez, continuez, je suis préparée à tout entendre...

—Et moi à tout vous dire, madame; car, heureusement, je crois avoir le moyen de ruiner et de confondre tant de méchantes impostures...

—Eh bien, madame, votre tante a l'infamie de répéter que M. de Lancry, voyant ses affaires embarrassées, s'est adressé à l'obligeance de M. Lugarto, et qu'il est dans une telle dépendance à l'égard de cet homme, qu'il se voit presque forcé de souffrir ses assiduités auprès de vous.

—Oh! mon Dieu!... mon Dieu! m'écriai-je en cachant mon visage dans mes mains...

—Vous frémissez, madame; c'est un abîme de honte et d'infamie, n'est-ce pas? Vous si noble, vous si pure! c'est à peine si vous pouvez comprendre ce tissu d'horreurs... Eh bien, madame, croyez un homme qui de sa vie n'a fait un mensonge... Tel est le bruit qui court sur vous, sur M. de Lancry, sur M. Lugarto... Et ce n'est pas un vain bruit sans écho, madame, non... non; malheureusement c'est une conviction basée sur les apparences les plus funestes. M. Lugarto a agi avec une infernale habileté. M. de Lancry, vous-même, madame, à votre insu, vous avez accrédité ces abominables calomnies.

Je restais anéantie; je m'expliquais alors l'invincible aversion, la terreur instinctive que m'inspiraient les soins de M. Lugarto. Alors je voyais toute l'étendue du mal.

Mes soupçons sur la nature des obligations que M. de Lancry avait pu contracter envers M. Lugarto me semblaient justifiés. En cela, sans doute, mademoiselle de Maran ne calomniait pas.

Quoique sans expérience du monde, je le connaissais assez pour savoir qu'il accueillait les bruits les plus infâmes. Malheureusement mille circonstances interprétées dans le sens odieux qu'on attachait aux relations qui existaient entre nous et M. Lugarto me revinrent à l'esprit.

Jusqu'alors elles m'avaient semblé insignifiantes, à cette heure elles m'épouvantèrent par l'influence qu'elles pourraient avoir sur les jugements du monde.

Je me sentis un moment accablée; j'appuyai ma tête brûlante dans mes deux mains sans trouver une parole.

—Vous le voyez, madame,—me dit M. de Rochegune,—il fallait toute l'impérieuse nécessité du devoir, il fallait l'absence de M. de Mortagne, pour me décider à venir vous parler de ce coup douloureux. Maintenant, permettez-moi de vous indiquer ce que crois utile dans cette circonstance. Il faut, sans perdre un moment, tout apprendre à M. de Lancry. Pour qu'il ne doute pas de la vérité, je vous conjure, madame, de lui raconter notre entretien. Quant à la manière de faire tomber ces bruits infâmes, elle est bien simple; je n'ai pas oublié les leçons de M. de Mortagne; avant tout et pour tout, la vérité, telle brutale, telle violente qu'elle soit, c'est le seul moyen d'écraser la perfidie et le mensonge. Lorsque vous aurez tout confié à M. de Lancry, ni vous ni lui ne changerez rien dans vos manières avec M. Lugarto. Dans quelques jours vous donnerez une soirée privée, vous y inviterez toutes les personnes de votre connaissance, M. Lugarto, mademoiselle de Maran, et moi-même, madame. Je retarderai mon départ jusque-là, car je pourrai vous servir, je l'espère; alors ce jour-là, madame, hautement, à la face de tous, devant ce tribunal composé de gens du monde, j'accuserai M. Lugarto et mademoiselle de Maran d'avoir indignement calomnié vous, madame, et M. de Lancry. Mademoiselle de Maran, malgré son audace, M. Lugarto, malgré son impudence, resteront accablés devant une accusation si solennelle; alors vous, madame, et M. de Lancry, vous sommerez cet homme et cette femme de répéter devant vous les indignes mensonges qu'ils ont accrédités; de donner la preuve des horreurs qu'ils avancent. Alors, madame, croyez-moi, quelque prévenu que soit le monde, il sera bien forcé de croire à la honte, à l'infamie de ceux qui, foudroyés par votre généreuse indignation, ne pourront que balbutier une lâche défaite.

—Oui... oui... vous avez raison!—m'écriai-je, ranimée par le noble langage et par le généreux conseil de M. de Rochegune.—Oui, c'est une inspiration du ciel! Béni soyez-vous, monsieur, vous qui nous le donnez! Il faudra que la vérité sorte éclatante de cette explication... Je serai sans merci ni pitié. Mensonge à mensonge je poursuivrai ces infâmes jusqu'à ce qu'ils avouent leur lâcheté à la face de ce monde qu'ils avaient fait complice, et qui sera leur juge!

—Bien! bien! madame. Alors moi je partirai plus tranquille, plus rassuré sur l'avenir d'une personne à qui j'ai voué le plus inaltérable dévouement...

—Ah! monsieur, vous êtes le digne, le noble ami de M. de Mortagne!—m'écriai-je en tendant la main à M. de Rochegune.—Au nom de M. de Lancry, au nom de notre gratitude éternelle, recevez l'assurance d'une amitié non moins vive que la vôtre. Par cette courageuse révélation, vous nous aurez sauvé de bien des malheurs. Jamais, oh jamais! nous ne pourrons l'oublier.

M. de Rochegune prit respectueusement la main que je lui offrais, la serra cordialement dans les siennes et me dit avec émotion:

—Par la mémoire sacrée de mon père, je prends ici l'engagement d'être pour vous le frère... l'ami le plus dévoué... Le voulez-vous? Me croyez-vous digne de cette amitié, madame?

—Elle nous honore trop tous deux pour que nous ne la contractions pas avec joie et fierté,—lui dis-je.

On frappa à la porte.

Blondeau entra.

—Que voulez-vous? lui dis-je.

—Madame,—reprit-elle en regardant attentivement M. de Rochegune,—je viens de recevoir une lettre qu'on me dit de remettre sans délai à M. le marquis de Rochegune.

Elle me présenta une lettre, je la donnai à M. de Rochegune; il s'écria:

—Elle est de M. de Mortagne. Je lui avais laissé un mot chez moi dans le cas où il arriverait, le prévenant que j'étais chez vous, madame... Me permettez-vous de lire cette lettre? elle peut vous intéresser.

Je fis un signe de tête à M. de Rochegune; il ouvrit la lettre et la lut.

—Madame,—me dit tout bas Blondeau en me montrant M. de Rochegune,—je reconnais sa voix... c'est lui...

—Comment?

—C'est la personne qui venait savoir de vos nouvelles de la part de M. de Mortagne.

—Que dis-tu?

—Aussi vrai que le bon Dieu est au ciel, c'est lui, madame; je suis sûre de ne pas me tromper; c'est sa voix, vous dis-je.

Pendant que Blondeau me parlait, j'examinai les traits de M. de Rochegune; ils prirent tout à coup l'expression d'une anxiété profonde... Je ne pus m'empêcher de m'écrier:

—Qu'avez-vous, monsieur? M. de Mortagne...

—Il faut que je le rejoigne à l'instant... madame... Nous allons quitter Paris... pour quelque temps; il est sur la voie d'une abominable machination,—me dit-il sans s'expliquer davantage.

—Et ce complot, qui menace-t-il?—m'écriai-je.

—Pouvez-vous me le demander, madame?... vous... vous!

—Et Gontran, et mon mari?

—M. de Mortagne vous recommande avant tout de ne pas le quitter; s'il voyage, de voyager avec lui; mais avant tout et surtout, pour son salut et pour le vôtre, de ne jamais vous séparer de lui un seul instant.

—Mon Dieu!... mon Dieu!... et qui soupçonne-t-il? de quoi avons-nous tant à craindre?

—Est-il besoin de vous le dire, madame? de M. Lugarto. L'immense fortune de cet homme met à sa disposition des ressources inconnues; il est aussi rusé que méchant. M. de Mortagne, pour contreminer ses projets, s'est absenté ou a feint de s'absenter de Paris depuis quelque temps.

—Mais, monsieur, vous me laissez dans une mortelle inquiétude!

—Voyez la lettre de M. de Mortagne; il m'écrit à la hâte et ne m'instruit d'aucune particularité: tant que durera l'absence de madame de Richeville, il ne pourra vous donner de ses nouvelles, car c'est seulement par son entremise qu'il pourrait vous écrire. Il craint que plusieurs de vos gens ne soient gagnés, et la moindre indiscrétion sur ses desseins les ferait avorter; il est donc obligé d'agir dans l'ombre et dans le silence... Adieu, madame, je m'en vais plus rassuré. Si M. de Mortagne croit que je puisse vous assister dans la justification que vous provoquerez, j'aurai l'honneur de venir vous en instruire, sinon persistez dans le projet que je vous ai indiqué; lui seul peut couper le mal dans sa racine et confondre les méchants... Mais, j'y songe, pour remédier à mon absence, j'écrirai à M. de Lancry tout ce que je vous ai dévoilé, l'autorisant à se servir de ma lettre. Adieu, madame. M. de Mortagne me dit que chaque minute est comptée... Espoir et courage; vous avez des ennemis bien acharnés.

—Mais nous comptons deux amis bien précieux,—dis-je à M. de Rochegune.—Adieu, monsieur; vous entreprenez une noble tâche. Dieu vous soutiendra.

M. de Rochegune sortit.

—C'est lui, madame, qui a été assailli, blessé, j'en suis sûre,—me dit Blondeau.—Avez-vous remarqué combien il était pâle et la cicatrice que ses cheveux cachaient à peine.

—Tu te trompes,—lui dis-je.

—Oh! madame, sa voix est trop douce pour que je ne la reconnaisse pas.

Le valet de chambre ouvrit la porte et annonça M. le comte de Lugarto.

Blondeau sortit.

Je me trouvai seule avec cet homme.


CHAPITRE XII.

L'AVEU.

En voyant entrer M. Lugarto chez moi, je fus sur le point de me retirer; mais, me rappelant les conseils de M. de Rochegune, je contins mon indignation.

Il dut lire sur mon visage une partie des émotions violentes qui m'agitaient et que je réprimais avec peine.

Assise près d'une croisée, je regardais dans le jardin en attendant que M. Lugarto prît la parole.

Après un assez long silence, il s'assit à côté de moi et me dit brusquement:

—Vous avez été très-malade; j'ai été bien inquiet de vous; cela m'a fait une peine que vous ne sauriez croire.

—Je sais, monsieur, tout l'intérêt que vous me portez,—lui dis-je en souriant avec amertume.

—Vous me haïssez donc toujours?

—Monsieur...

—Eh! mon Dieu! pourquoi le nier? Pourtant, que vous ai-je fait?

—Je n'ai pas à répondre à de pareilles questions, monsieur!

—Mais, enfin, on dit aux gens ce que l'on a contre eux. Depuis que vous êtes à Paris, j'ai toujours tâché de vous être agréable.

—Cette peine était inutile, monsieur.

—Je m'en suis bien aperçu, et de reste! Vous n'avez répondu à mes soins, à mes prévenances, que par le mépris.

—Vous auriez dû voir par là, monsieur, que ces soins, que ces prévenances ne pouvaient m'agréer.

—Mais pourquoi cela, encore une fois? Vous ne me répondez pas. Était-ce donc vous insulter que d'avoir pour vous des attentions que toute femme accueille, sinon avec gratitude, du moins avec complaisance?

Je levai les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l'exécrable duplicité de cet homme.

M. Lugarto fit un mouvement d'impatience; il reprit en tachant de donner à sa voix aigre un accent affectueux et insinuant:

—Voyons, ne soyez pas aussi méchante, causons en bons amis; oui, car je suis votre ami, quoique vous ayez tout fait jusqu'ici pour m'irriter contre vous; mais je ne sais pas comment... vous m'avez ensorcelé! Moi qui me souviens toujours du mal qu'on me veut, et qui sais prouver que je m'en souviens, je ne puis vous garder rancune, je vous pardonne tout. C'est qu'aussi vous exercez sur moi une influence incroyable! D'abord je n'ai rien compris à cette influence, puis peu à peu j'ai reconnu... mais vous allez encore vous fâcher... En vérité, moi qui ne suis pas un écolier, moi qui connais les femmes, pour la première fois de ma vie... j'hésite... à vous dire... car vous avez un air si froid, si hautain, que... Allons, de mieux en mieux. Si vous me toisez avec cette figure-là, ce n'est pas le moyen de me décider à parler.

Je regardai M. Lugarto si fièrement, avec une expression de mépris si écrasant, que, malgré son audace, il s'interrompit un moment; mais, rougissant bientôt de s'être laissé déconcerter, il reprit:

—Après tout, je suis stupide; je ne vous apprendrai rien que vous n'ayez depuis longtemps deviné: les femmes ne sont pas aveugles, elles sont les premières instruites des sentiments qu'elles inspirent... Eh bien! je vous aime, oui... je vous aime avec passion.

M. Lugarto dit ces derniers mots d'une voix basse, émue, tremblante.

Avertie par M. de Rochegune, je prévoyais cet insolent aveu; mon visage resta impassible.

M. Lugarto s'attendait sans doute à une explosion d'indignation de ma part, il parut très-surpris de mon calme, de mon silence.

—Oui, je vous aime à l'adoration,—reprit-il;—moi qui jusqu'ici n'ai eu que des fantaisies, que des amours éphémères, je sens près de vous le besoin de me fixer tout à fait. Si vous vouliez, nous arrangerions notre vie à merveille... Maintenant je suis établi dans votre intimité, nous pourrons mener l'existence la plus agréable... Mais vous ne me répondez pas! Est-ce que cela vous fâche?

—Continuez, monsieur, continuez.

—De quel air vous me dites cela! Vous ne me croyez peut-être pas capable de vous être à tout jamais fidèle? Vous avez tort, voyez-vous. J'ai joui de la vie et de tous ses plaisirs, avec trop d'excès peut-être; je serais charmé de pouvoir me reposer dans une affection bien douce, bien paisible. Mon caractère, qui est souvent détestable, je l'avoue naïvement, y gagnerait beaucoup, vrai... Je suis sûr que, si vous vouliez vous en donner la peine, vous pourriez me rendre bien meilleur que je ne le suis. Voyons, essayez, qu'est-ce que cela vous fait? je vous aimerai tant! Oh! vous ne savez pas ce que c'est que d'être aimée par un homme qui méprise tous les autres hommes!... Vous ferez de moi tout ce que vous voudrez... et l'on dira partout:—Voyez donc l'empire de madame de Lancry! elle a su fixer, adoucir, assouplir cet homme, le plus indomptable qu'il y ait au monde!!!

Si je n'avais pas senti au brisement de mon cœur que je touchais à une crise fatale de ma vie, et qu'un grand danger grondait sourdement autour de moi et de Gontran, l'incroyable suffisance de cet homme, sa fatuité cynique, dont le ridicule touchait à l'odieux, m'auraient fait sourire de pitié; mais j'étais obsédée par de cruels pressentiments.

M. Lugarto m'épouvantait; il me semblait que, malgré sa grossière audace, il ne m'aurait pas parlé ainsi, à moi, s'il n'avait cru pouvoir le faire presque impunément. Aussi, je lui dis en joignant les mains avec frayeur:

—Que se passe-t-il donc, monsieur, que vous osiez me parler ainsi?

—Mon langage est tout simple pourtant... Mon Dieu! rassurez-vous... je ne suis pas exigeant... je ne vous demande que des espérances pour l'avenir, accompagnées d'un peu de confiance pour le présent. Laissez-vous aimer, ne vous occupez plus du reste; seulement soyez assez loyale pour me promettre de ne pas lutter contre le penchant qui pourrait s'éveiller dans votre cœur en ma faveur. Voyons, avouez que je vous parais fat en vous parlant ainsi; je parie que cela vous choque?... Eh bien! vous avez tort... c'est le langage du véritable amour... L'homme qui aime bien se sent toujours sûr de faire tôt ou tard partager sa passion... Êtes-vous bizarre! Adoucissez donc ce regard effarouché. Après tout, qu'est-ce que je vous demande? de vous laisser être heureuse... Vous verrez, vous verrez... Mais répondez-moi donc... au moins... Mathilde.

En m'appelant ainsi, M. Lugarto s'approcha de moi; il voulut me prendre la main.

J'entendais ce langage ignoble et je croyais rêver; l'impudence de cet homme m'était connue, et j'en vins presque à me demander si à mon insu je n'avais pas mérité une pareille humiliation.

Je me crus fatalement punie de n'avoir pas assez témoigné à M. Lugarto l'aversion qu'il m'inspirait.

Lorsqu'il voulut me prendre la main, la honte, le courroux, l'épouvante, m'exaspérèrent, je me levai brusquement:

—Sortez, monsieur!—m'écriai-je,—sortez! Le dégoût et le mépris arrivent quelquefois à ce point que l'âme se révolte malgré les efforts que l'on fait pour se contenir; je vous dis de sortir, monsieur!

—Mais vous êtes donc sans pitié... sans cœur!...—s'écria M. Lugarto.—Est-ce vous injurier que de vous aimer? car je vous aime, moi, je vous jure que je vous aime. Si jusqu'ici je vous ai choquée, contrariée, je vous en demande pardon, cela vient de ma mauvaise éducation... Et puis, je n'ai pas été habitué à rencontrer souvent des femmes comme vous... on m'a gâté... J'ai de mauvaises manières, je l'avoue; d'un mot... d'un mot seulement un peu affectueux, vous auriez pu me changer; il m'aurait été si doux de vous obéir! Et puis, je ne savais que penser.... En vous voyant si indifférente à mes soins, je croyais que vous n'en compreniez pas la signification; je ne savais qu'imaginer pour vous faire entendre que c'était de l'amour. Quelquefois j'étais tenté de m'éloigner, mais j'étais retenu malgré moi par le charme qui vous entoure. Tenez... ayez non pas un peu d'intérêt, mais un peu de pitié pour moi; donnez-moi un ordre, dites-moi de m'éloigner, j'aurai la force de vous obéir: mais que je sache au moins que ce cruel sacrifice me sera peut-être un jour compté. Répondez-moi... par grâce! répondez-moi... Rien... rien... pas un mot... toujours ce regard de haine, de mépris implacable! Ah! je suis bien malheureux!... et l'on m'envie encore!—s'écria M. Lugarto.

Deux larmes feintes ou vraies roulèrent sur ses joues livides; il cacha sa tête dans ses deux mains.

Si je n'avais pas été prévenue par M. de Rochegune des bruits odieux que répandait cet homme, sans être aucunement touchée de sa douleur apparente, j'y aurais cru peut-être. Je n'y vis qu'une insultante hypocrisie: il me faisait horreur.

Je m'avançai vers la porte pour sortir.

M. Lugarto s'aperçut de mon mouvement, il se plaça devant cette porte.

J'eus peur.

Je revins précipitamment près de la cheminée afin de pouvoir sonner.

—Vous voulez donc me réduire au désespoir?—s'écria-t-il d'une voix altérée en joignant ses deux mains d'un air suppliant.—Oh! dites, dites-moi seulement que vous me laisserez essayer de vous plaire, que vous me permettrez de tâcher de vaincre l'éloignement que je vous inspire; cela, rien que cela?—Et il tomba à mes genoux.

Je sonnai précipitamment.

M. Lugarto se releva.

—Ah! c'est comme cela?—s'écria-t-il en devenant tout à coup livide de rage;—rien ne vous fait, ni les prières, ni la tendresse, ni l'humilité? Eh bien! j'emploierai d'autres moyens; c'est à genoux, entendez-vous, femme orgueilleuse, c'est à genoux que vous me supplierez d'avoir pitié de vous.

Il y avait tant de confiance, tant de méchanceté dans l'accent de cet homme, que je frissonnai d'épouvante.

Un valet de chambre entra.

—Dites à mes gens de s'en aller, dit M. Lugarto avec le plus grand sang-froid et avant que j'eusse pu prononcer une parole.

Rien ne paraissait plus simple que cet ordre. Le domestique sortit.

J'étais si stupéfaite que je n'osai pas le retenir.

M. Lugarto, qui avait un moment contenu sa colère, perdit toute mesure.

Il devint hideux, ses yeux s'injectèrent, tout son corps trembla convulsivement; ses lèvres décolorées se contractèrent par un tressaillement nerveux.

Je ne pouvais faire un pas, j'attendais avec anxiété quelque révélation horrible.

—Ah! vous voulez lutter avec moi! s'écria-t-il;—mais vous ne savez donc pas ce que je puis, moi?... Vous avez pourtant vu que d'un mot j'ai maté cette insolente princesse! Quant à cette belle duchesse, vous ne savez pas les larmes de sang que lui coûte à cette heure son impertinence à mon égard; vous ne savez pas que si je voulais... entendez-vous, que si je voulais, je n'aurais qu'un mot à dire, un seul, pour vous faire tomber évanouie de terreur... Ah! vous croyez que lorsqu'un homme comme moi veut quelque chose... qu'il le veut en vain! ah! vous croyez que je ne sais pas me venger de qui m'outrage! ah! vous croyez que pendant que vous m'abreuviez de mépris et d'insultes, je ne vous rendais pas mépris pour mépris, insulte pour insulte! J'aurais été bien niais. Mais apprenez donc que, grâce à moi et à votre tante, que j'ai su mettre de mon parti, vous êtes déjà perdue dans l'opinion publique. Quoi que vous fassiez désormais, c'est une blessure incurable faite à votre réputation! Le monde juge, condamne et frappe d'une honte éternelle pour mille fois moins que cela! Mais apprenez donc que pour compléter, que pour achever de rendre mes calomnies vraisemblables; la princesse, par ma volonté, a fait des avances à votre mari; que celui-ci, encore par ma volonté, vous est infidèle: c'est un fait avéré pour tous... le monde dit que vous vous vengez de votre mari en le trompant avec moi... Maintenant, je vous défie de détruire ces bruits, ces apparences. Que vous le vouliez ou non, je serai là, toujours là, toujours auprès de vous. Je vous épouvante, je vous fais horreur, tant mieux! vous n'aurez qu'un moyen de vous délivrer de mon obsession. Je suis blasé sur les succès trop faciles: j'aime mieux triompher, comme on dit, par la terreur que par l'amour. Je vous vois d'ici suppliante... éplorée... épouvantée... vos beaux yeux noyés de larmes... tant mieux! vous en serez plus ravissante encore!

En prononçant ces exécrables paroles, les yeux vitreux de cet homme semblaient briller d'une férocité sauvage.

Depuis quelques moments je l'écoutais machinalement, comme si j'avais été le jouet d'un rêve affreux; tout à coup j'entendis du bruit dans l'appartement de mon mari.

C'étaient ses pas, il allait entrer dans le salon.

Je joignis les mains en m'écriant:—Béni soyez-vous, mon Dieu!... le voici.

M. Lugarto me regarda avec étonnement.

La porte s'ouvrit.

M. de Lancry parut.


CHAPITRE XIII.

LE DÉFI.

A l'aspect de Gontran, mon premier mouvement fut de courir à lui et de m'écrier:

—Sauvez-moi!... sauvez-moi!...

Mes traits bouleversés frappèrent Gontran; il s'écria en regardant M. Lugarto:

—Mathilde, qu'avez-vous? Au nom du ciel! qu'avez-vous?

M. Lugarto se prit à rire aux éclats, et dit à M. de Lancry:

—Ah çà! mon cher, savez-vous que votre femme est incroyable! Elle est capable de prendre au sérieux une mauvaise plaisanterie.

—Vous êtes un infâme!—m'écriai-je;—je n'ai aucun ménagement à garder... En dévoilant votre conduite à mon mari, je n'expose pas ses jours; vous n'oseriez pas vous battre avec lui, et lui ne daignerait pas se battre avec vous.

—Vous entendez, mon cher, comme elle me traite,—dit M. Lugarto à M. de Lancry;—avouez que j'ai un bon caractère.

—Trêve de plaisanterie, monsieur!—s'écria Gontran.—Je vois à l'agitation, à la pâleur de madame de Lancry, qu'elle est péniblement émue. Quelle que soit mon amitié pour vous, je ne souffrirai jamais que vous oubliiez un moment le respect que vous devez à ma femme, monsieur.

—Vous le prenez comme cela, mon cher? c'est différent,—dit M. Lugarto;—n'en parlons plus, oublions cette folie, et songeons à autre chose... Que faites-vous ce soir?

—Vous l'entendez!—m'écriai-je,—cet homme vous dit d'oublier ce qu'il appelle une folie! Il va vous demander votre main et vous trahir encore. Non... non... mon noble, mon généreux Gontran, quoique votre âme confiante et bonne doive souffrir de cette découverte, je vais tout vous dire: il faut que cet homme que vous croyez votre ami soit démasqué; il faut que là, devant lui, vous appreniez les bruits infâmes qu'il répand sur vous, sur moi; il faut que vous sachiez, qu'ici, tout à l'heure, il m'a déclaré son indigne amour, non pas comme une vaine galanterie... il ment... non... non... D'abord il a parlé de son amour en suppliant... avec des larmes dans les yeux, avec de douces et hypocrites paroles.

—Monsieur!—s'écria Gontran en devenant pourpre de colère et en jetant un regard furieux à M. Lugarto.

—Écoutez-la donc jusqu'à la fin, mon cher; je vous répète qu'elle s'indigne à tort, qu'elle prend sérieusement une mauvaise plaisanterie.

—Et puis,—continuai-je,—lorsqu'il a vu le mépris, le dégoût qu'il m'inspirait, alors sont venues les menaces de vengeance, les révélations horribles... Le monde,—disait-il,—croyait que vous m'étiez infidèle, Gontran; le monde,—disait-il encore,—croyait que je me vengeais de votre abandon en aimant cet homme. Avez-vous dit cela, monsieur, avez-vous dit cela?

M. Lugarto sourit et haussa les épaules.

—Monsieur Lugarto, prenez garde!—dit Gontran d'une voix sourde...—La patience humaine a des bornes... et depuis longtemps... oh! bien longtemps, je suis patient, voyez-vous.

M. Lugarto baissa les yeux et ne répondit rien. Fière de sa confusion, espérant m'en délivrer à jamais après cette scène cruelle, je continuai:

—Mais cela n'est pas tout; il s'est joint à notre plus mortelle ennemie, à mademoiselle de Maran, pour proclamer partout que vous, que vous, mon noble Gontran... vous subissiez sa présence tout en la maudissant... que les soins qu'il me rendait étaient tolérés par vous. Et savez-vous pourquoi? parce que notre fortune était compromise par vos dettes, et que vous aviez eu recours à l'argent de cet homme.

Un moment je fus effrayée de l'expression de rage qui anima les traits de Gontran.

Il se leva, il saisit M. Lugarto par le bras et lui dit d'une voix foudroyante:

—Entendez-vous ce que dit ma femme, monsieur? l'entendez-vous?

—Enfin, mon Dieu! nous serons délivrés de ce démon!—m'écriai-je en joignant les mains.

M. Lugarto était resté assis.

Lorsque Gontran s'approcha de lui, il ne fit pas un mouvement; il se dégagea froidement de l'étreinte de Gontran, le regarda fixement et lui dit avec un calme sardonique dont je fus attérée:

—Ah çà! mon cher, décidément vous êtes fou.

—Je vous dis, monsieur, que ces bruits que vous répandez sont infâmes... et que je ne souffrirai pas...

—Vous ne souffrirez pas?—articula lentement M. Lugarto en riant d'un rire sardonique.—Ah! ah!... ah! je le trouve charmant, ma parole d'honneur; il ne souffrira pas! Ah çà! est-ce que par hasard vous vous donnez les airs de me menacer, monsieur le vicomte de Lancry?

—Oui... oui... quoi qu'il puisse arriver, une fois au moins je...

—Quoi qu'il puisse arriver, vicomte?—s'écria M. Lugarto d'une voix stridente, en interrompant mon mari.—Quoi qu'il puisse arriver... Répétez donc cela.

Gontran était dans une angoisse inexprimable: son beau visage, douloureusement contracté, exprimait la haine, la rage, le désespoir; mais on aurait dit qu'une mystérieuse influence empêchait l'explosion de ces violents ressentiments.

Ils éclatèrent. M. de Lancry s'écria en frappant du pied:

—Eh bien! oui, oui! quoi qu'il puisse arriver, puisque vous me poussez à bout, je vous insulterai, entendez-vous, je vous insulterai à la face de tous; nous nous battrons, et je vous tuerai ou vous me tuerez; l'un de nous maintenant est de trop sur la terre: cette existence m'est insupportable... Si ce n'était la crainte de vous causer une joie infernale, je me serais déjà délivré de cette vie qui m'est odieuse.

Il y avait tant de désespoir dans ces paroles de Gontran, elles me menaçaient d'un nouveau et si formidable malheur, que je me sentis défaillir.

—Vous ne m'insulterez pas et je ne me battrai pas avec vous,—reprit froidement M. Lugarto.—Comme l'a dit madame, je ne l'oserais pas d'abord, et puis vous ne le daigneriez pas... Mais revenons à votre quoi qu'il arrive. Est-ce un défi?..... hein..... vicomte? Voulez-vous qu'à l'instant, devant madame, je dise...

—Arrêtez! oh! arrêtez! pas un mot de plus!—s'écria Gontran avec effort;—par pitié... pas un mot!...

Il retomba dans un fauteuil, mit sa main sur ses yeux en s'écriant d'une voix étouffée:

—O mon Dieu!... mon Dieu!...

Je restai frappée de stupeur.

—Allons donc... on a bien de la peine à vous convaincre, mon cher et intime ami, qu'après tout je ne suis pas si diable que j'en ai l'air,—reprit M. Lugarto.—Qu'est-ce que je demande? à vivre en paix avec vous et avec votre femme, à réaliser le triangle équilatéral des Italiens, en tout bien tout honneur s'entend... car vous êtes un vilain jaloux, un Othello. Voyons... de quoi vous plaignez-vous? Admettez que je fasse la cour à votre femme; que vous importe? Elle est vertueuse, elle vous adore et elle m'exècre; voilà trois raisons pour une de vous tranquilliser... une manière de Cerbère à trois têtes qui défend suffisamment votre bonheur conjugal. Mais,—me dites-vous,—«le monde jase, il croit que vous êtes au mieux avec ma femme.»—Eh! mon Dieu... laissez le monde jaser; n'êtes-vous pas sûr de la fidélité de votre femme?—Allons, vicomte, soyez philosophe, et n'attachez pas de prix à de vaines paroles.—«Mais ce bruit, tout mensonger qu'il est, est contrariant,»—me direz-vous encore.—C'est possible... mais, vous le savez, de deux maux il faut choisir le moindre, et puisque les propos du monde vous effrayent, songez donc, mon cher, à ceux qu'il ferait, le monde... si je jasais, moi, sur certaines choses... si je disais comment... à Londres...

—Monsieur... oh! monsieur!...—s'écria Gontran d'un air suppliant.

M. Lugarto me regarda en souriant d'un air ironique.

—Vous voyez, voilà ce beau matamore souple comme un gant!... Vous qui êtes la sagesse même, conseillez-lui donc d'être raisonnable. Tenez, je vais finir en parlant comme un traître du mélodrame. Vicomte de Lancry, vous êtes en ma puissance; vous ne pouvez m'échapper qu'en m'assassinant ou qu'en vous suicidant. Or, je vous sais de trop bonne compagnie pour recourir à de tels moyens. Ceci bien établi, passons. Voyons, mon cher, oublions les rêveries de votre femme; vivons tous les trois dans une douce intimité, comme par le passé; laissons dire le monde, et jouissons de la vie, car elle est courte. Pourtant, comme on ne m'insulte pas impunément, comme je tiens à me venger des mépris de cette chère Mathilde, je veux la punir, et je la condamne à venir dîner avec vous aujourd'hui chez moi pour célébrer sa convalescence. Nous serons peu de monde... la princesse Ksernika, trois ou quatre femmes ou hommes de nos amis. Ceci est sérieux, mon cher... vous entendez... je le veux... Madame de Lancry fera quelques façons; mais je vous laisse le soin de décider ma belle ennemie. Vous ne manquerez pas d'excellentes raisons à lui donner, j'en suis sûr.

Je regardais Gontran avec stupeur; il ne disait pas un mot; il avait les yeux fixes, la tête baissée sur sa poitrine.

M. Lugarto se leva et ajouta:—Dites donc un peu, mes bons amis, comme c'est bizarre! Qui est-ce qui dirait qu'à cette heure, dans un des plus jolis hôtels du faubourg Saint-Honoré, par cette belle journée de printemps, il se passe une de ces scènes incroyables qui feraient la fortune d'un romancier?... C'est pourtant vrai... La vie du monde est après tout beaucoup moins prosaïque qu'on ne le croit. Ah çà! à tantôt; nous dînerons à sept heures. Vous essayerez un nouveau cuisinier; il sort de chez le prince de Talleyrand; on en dit des merveilles. Ah! j'y pense, vous renverrez votre voiture après dîner; nous irons tous à Tivoli: il y a une fête charmante; on dit que madame la duchesse de Berri doit y assister. Je tiens à y paraître avec vous, votre femme et votre adorable princesse, vilain infidèle... Ainsi, c'est convenu; je vous ramènerai chez vous, et avant que de rentrer nous irons prendre des glaces chez Tortoni... Vous le voyez, je tiens absolument à continuer de compromettre Mathilde, et je choisis bien mon théâtre, je crois... Ah çà! mon cher, m'avez-vous entendu?... Hein!...

—Oui, monsieur...—dit Gontran à voix basse.

—Je compte donc sur vous et sur ma belle ennemie... Mais répondez-moi donc... Je vous ai dit que je le voulais... cela doit vous suffire, je pense.

—Madame de Lancry et moi... nous irons dîner chez vous, monsieur...—répondit Gontran avec un effort désespéré.

M. Lugarto sortit en me jetant un regard de triomphe infernal.


CHAPITRE XIV.

EXPLICATION.

Après le départ de M. Lugarto, ni moi ni Gontran nous n'eûmes le courage de dire un seul mot; je tombai dans un abîme de réflexions désolantes.

Il était donc vrai, un mystérieux, un terrible secret mettait M. de Lancry dans la dépendance de M. Lugarto.

Pour la première fois, mon mari avait parlé de se tuer; cette horrible pensée ne m'était jamais venue à l'esprit; je frémissais en songeant à la résolution de Gontran.

J'avais ressenti au cœur un coup bien douloureux lorsqu'il s'était écrié, en s'adressant à M. Lugarto:—Sans la crainte de vous coûter une joie infernale, je me serais déjà tué.

Hélas! et moi, il oubliait donc que je lui survivais?... Alors je me reprochai amèrement d'être comptée pour si peu dans la vie de Gontran; je me reprochai de l'avoir pour ainsi dire mal aimé.

Ce n'était pas une vaine humilité de cœur, c'était conscience. Sans doute, j'avais toujours été pour lui dévouée, prévenante, soumise, passionnée; mais j'avais sans doute mal employé ces nobles sentiments, puisqu'il pouvait mourir sans me regretter.

De ce moment, j'acquis cette amère conviction, née de l'amour le plus fervent et d'une profonde défiance de moi-même:—L'on a toujours tort de n'être pas aimée.

Je m'attachai de toutes mes forces à cette conviction, paradoxale sans doute; j'employai toutes les ressources de mon esprit, toute la puissance de mon cœur à lui donner une irrécusable autorité.

Elle me permettait de m'accuser et de pardonner à Gontran.

Les femmes qui ont aimé avec cet aveuglement sublime, avec cette magnifique abnégation de soi qui constitue la passion, comprendront le bonheur qu'on a de saisir la moindre occasion d'excuser les cruautés de celui qu'on chérit, lors même qu'on doit se sacrifier à cette réhabilitation.

Maintenant que les années, maintenant que le malheur ont mûri mon jugement, il me semble qu'il faut peut-être attribuer aussi cette opiniâtre indulgence à l'impérieux besoin que nous avons de justifier notre choix à nos propres yeux, même au prix de nos plus chères espérances.

Une fois dans cette voie de défiance de moi, je me reprochai encore de n'avoir pas su inspirer à Gontran assez de tendresse pour qu'il m'eût appris le malheureux secret dont M. Lugarto faisait un si funeste abus.

En voyant l'accablement de Gontran, j'en vins à me faire presque un crime de m'être montrée si dédaigneuse envers M. Lugarto, de n'avoir pas su mieux dissimuler mon aversion. Au lieu de s'exaspérer contre nous, peut-être cet homme fût-il resté inoffensif.

Je fus heureuse et pourtant presque épouvantée de cette dernière réflexion.

Telle était la formidable puissance de l'amour! Moi, si fière, surtout depuis que j'appartenais à Gontran, je regrettais presque de m'être conduite avec dignité envers le plus méprisable, le plus méchant des hommes.

Maintenant je m'étonne du silence prolongé que moi et Gontran nous nous gardâmes après cette scène; mais les paroles de M. Lugarto établissaient si nettement l'horrible dépendance de Gontran à son égard, que nous devions rester quelque temps comme étourdis de ce coup écrasant.

M. de Lancry tenait son visage caché dans ses deux mains.

Je m'approchai de lui toute tremblante.—Mon ami...—lui dis-je.

—Que voulez-vous encore?—s'écria-t-il brusquement et d'une voix courroucée. Il redressa son front, qui me parut sombre et comme la nuit, et me jeta un regard qui me fit pâlir.

—Voilà où votre causticité, voilà où votre sotte pruderie nous ont conduits! à une explication positive. Vous devez être satisfaite, maintenant! Ma position envers Lugarto est claire et tranchée, j'espère?

—Comment! Gontran, je devais écouter sans indignation les horribles aveux de cet homme!... Mais mon honneur! mais le vôtre!

—Eh, madame! qui vous parle de compromettre votre honneur et le mien? Il y a un abîme entre une faute et une innocente coquetterie... Si vous aviez eu l'ombre de perspicacité, aux premiers mots que je vous ai dit sur Lugarto, vous auriez deviné que c'était un homme à ménager. Mais non, malgré mes recommandations les plus expresses, vous avez vingt fois pris à tâche de l'irriter. Blasé, méchant comme il est, il trouve un affreux plaisir dans les contrariétés, dans les résistances... Quelques banalités affectueuses de votre part nous en auraient débarrassés... Mais vous l'avez piqué au jeu... Maintenant,—ajouta M. de Lancry avec rage,—maintenant il est poussé à bout. Malgré moi je me suis laissé aller à lui dire de dures paroles... Maintenant je sais qu'il vous fait la cour, et il faut que je sois assez lâche pour ne pas le souffleter, et pour aller ce soir, demain, tous les jours en public avec vous et avec lui... Voilà ce dont vous êtes cause, madame.

—Moi!... moi!...

—Eh! oui, mille fois oui! Puisque vous étiez sûre de vous autant que je le suis moi-même, il fallait, sans agréer ses soins, ne pas le repousser brutalement; il fallait lui dire avec grâce et bonté que ses assiduités vous compromettaient, et que puisqu'il voulait vous être agréable, il devait commencer par vous obéir en cela. Il vous aurait écoutée; car, ainsi vous ne lui ôtiez pas toute espérance, vous ne l'exaspériez pas... Mais était-ce à moi à entrer dans de pareils détails? était-ce à moi à vous dire le rôle que vous deviez jouer dans cette circonstance? Ne deviez-vous pas m'épargner ce soin à la fois humiliant et ridicule? Si vous m'aimiez pour moi, je n'aurais pas eu besoin de vous dire tout cela... Il ne suffit pas d'être une femme de bien, de faire parade de sa vertu,—ajouta-t-il en souriant avec amertume;—il faut encore tâcher de ne pas mettre son mari dans une position dont il ne puisse sortir que par le déshonneur, ou par un crime... Entendez-vous, madame?

—Grand Dieu!... Gontran!

—Vous parliez d'obligations d'argent... je donnerais ma vie pour n'en avoir pas d'autres... envers lui; car sachez-le donc, malheureuse femme, il tient entre ses mains plus que ma vie... entendez-vous, plus que ma vie... Maintenant, comprenez-vous?

—Je comprends, mon Dieu! je comprends... Pardonnez-moi, Gontran, soyez bon; tout à l'heure, je me suis dit aussi que j'avais tort. Vous le savez, avant ma maladie, j'ai pris la résolution de vous aimer pour vous; cette résolution je la tiendrai toujours, mon ami... Notre position est horrible... Ce secret, je ne vous le demande pas; non, non; mais enfin que faut-il faire?

—Aller ce soir à ce dîner d'abord, puis à cette fête...

—Soit, nous irons... nous irons... Oh! vous verrez, j'aurai du courage. Je parlerai à cet homme sans lui témoigner mon aversion. S'il le faut, je lui sourirai. Le monde interprétera ma conduite comme il le voudra... Peu m'importe, pourvu qu'aux yeux de Dieu et de vous, je n'aie pas à rougir... Gontran, j'ai plus de résolution que vous ne le pensez. Voyons, regardons notre position bien en face... Cet homme peut vous perdre; je l'abhorre autant que je vous aime, Gontran; je pourrai bien, je vous le promets, cacher l'horreur qu'il m'inspire... mais enfin s'il persiste, si un jour il me dit... à moi... car cet homme ose tout:—Ce secret qui peut perdre votre mari, je le dévoile, si vous ne m'aimez pas?...

Gontran rougit d'indignation et s'écria:

—Je le tuerai... et me tuerai après!

—Cet homme avait donc raison... mon ami... un crime ou le suicide... Allons... c'est bien... En tout cas vous ne mourrez pas seul. Voici donc nos chances les plus terribles... Maintenant écoutez-moi... Ce matin M. de Rochegune est venu me faire ses adieux; il a reçu ici une lettre de M. de Mortagne. Ne prenez pas cet air courroucé, Gontran; notre position est bien triste, et M. de Mortagne est peut-être notre seul ami. Il sait, je ne sais comment... que M. de Lugarto a de funestes desseins sur vous, sur moi. Il est parti, dit-il, de Paris pour les déjouer; il me fait surtout recommander de ne jamais vous quitter si vous voyagiez. Tout ceci est bien vague, sans doute; mais enfin il est toujours consolant de penser que nous avons des amis qui veillent sur nous.

—Et M. de Mortagne aura bien à faire pour que j'oublie ses lâches insultes!—s'écria Gontran.

—Ce qu'il faudra faire pour cela, mon ami, il le fera de grand cœur, croyez-le.

—Mais au fait... il ne s'était pas trompé; il vous avait prévenue que je vous rendrais très-malheureuse,—dit Gontran avec une irritation continue,—vous devez reconnaître la justesse de ses prévisions.

—Mon ami,—dis-je en tâchant de sourire,—sans doute j'aime beaucoup M. de Mortagne, mais je suis forcée, en cette occasion, de lui donner tort; ce n'est pas vous, c'est cet homme implacable qui me rend si malheureuse! Tant que vous avez été libre, ne m'avez-vous pas comblée de toutes les félicités possibles? Avant mon mariage ne vous ai-je pas dû de beaux jours tout rayonnants d'amour et d'espérances?

—Et ces espérances ont été bien trompées... n'est-ce pas?

—Gontran... vous savez bien qu'il n'en est rien. N'ai-je pas goûté un bonheur idéal dans notre retraite de Chantilly? Qui est venu nous arracher de cet éden? cet homme odieux! Son arrivée n'a-t-elle pas été le signal de nos chagrins! Ne sais-je pas maintenant qu'en rendant des soins à cette femme dont j'étais si jalouse, vous obéissiez encore à l'influence de cet homme? N'avait-il pas besoin, pour ses affreux projets, que vous eussiez l'air de m'être infidèle? Encore une fois, Gontran, je ne vous accuse pas.

—Vous êtes pourtant, et toujours et malgré tout, une noble et excellente créature,—me dit Gontran en me regardant d'un air attendri.—Ah! maudit soit le jour où j'ai écouté les avis de mon oncle et de votre tante!... Quelle vie je vous ai faite, malheureuse enfant! Ah! c'est affreux! Tenez, j'ai quelquefois horreur de moi-même.

En disant ces mots, Gontran sortit violemment.

Le malheur donne quelquefois une grande décision de caractère.

Je résolus de suivre les ordres de Gontran, d'être affable pour M. Lugarto. Maintenant que je ne suis plus sous le charme de l'amour que m'inspirait M. de Lancry, ni sous l'impression de la terreur que m'inspirait son ami, je puis à peine concevoir comment j'ai pu me résigner à cette honteuse, à cette humiliante concession, après la scène odieuse qui avait eu lieu le matin.

Mais alors je n'hésitai pas; avant tout il fallait surtout gagner du temps. M. de Mortagne agissait de son côté: peut-être espérait-il trouver le moyen d'arracher Gontran à l'influence de M. Lugarto.

Nous partîmes pour ce dîner, pour cette fête.

Il faisait un temps magnifique; je me rappelle une circonstance puérile, mais bizarre.

Au coin de l'avenue de Marigny, notre voiture fut obligée de s'arrêter quelques instants. Un pauvre, d'une figure hideuse et difforme, s'approcha et demanda l'aumône.

Gontran, je crois, ne l'entendit pas; le mendiant jeta sur nous un regard de courroux et nous dit avec un geste menaçant, au moment où notre voiture repartit:—Ces riches! ils sont bien fiers, ils sont si heureux!

Par un mouvement spontané, nous nous regardâmes, Gontran et moi, comme pour protester contre cette accusation de bonheur.

Hélas! pourtant, l'erreur de ce pauvre était excusable: il voyait une jeune femme, un jeune homme, dans une brillante voiture, entourés de ce luxe que le vulgaire prend pour le bonheur et qui cache souvent tant de douleurs, tant de plaies incurables. Ce pauvre pouvait-il deviner les chagrins dont nous étions navrés? et cette fête somptueuse à laquelle nous nous rendions comme à un supplice avec une sourde et vague frayeur? Que de tristes enseignements dans ces contrastes de l'apparence et de la réalité!

Nous arrivâmes chez M. Lugarto.

Mon découragement, ma tristesse avaient fait place à une sorte d'animation fébrile et factice. M. Lugarto nous reçut le sourire sur les lèvres; il triomphait dans l'orgueil de son exécrable méchanceté.

Sa maison, que je ne connaissais pas, était encombrée de toutes les magnificences imaginables, mais entassées, mais accumulées sans goût. Au milieu de ce chaos d'admirables choses, certaines mesquineries inouïes dénotaient des instincts d'avarice sordide. Cette vaste et opulente demeure, malgré ses proportions, manquait complétement d'élégance, de noblesse et de grandeur.

Nous y trouvâmes réunies les personnes que M. Lugarto nous avait annoncées. De temps en temps je regardais Gontran pour prendre courage. M. Lugarto parut frappé du changement qui s'était opéré dans mes manières à son égard.

Tout ce que je pus faire fut d'être pour lui d'une politesse presque bienveillante; il en parut plus étonné que touché: il me considérait attentivement, comme s'il eût douté de cette apparence; il fut pour moi de la plus extrême prévenance.

Gontran était placé auprès de la princesse Ksernika; soucieux, absorbé, il répondait à peine aux coquetteries provocantes de cette femme.

M. Lugarto me dit à voix basse et en sortant de table qu'il était le plus heureux des hommes, puisque je semblais renoncer à mes injustes préventions contre lui; qu'il regrettait amèrement son emportement du matin, mais que je devais l'excuser en faveur de la violence d'un amour dont il n'était pas le maître.

—Hélas!—pensais-je en l'écoutant,—qui m'aurait dit, un jour, que trois mois après mon mariage, après cette union qui était pour moi si adorablement belle et sainte, je serais réduite à entendre de telles paroles sans pouvoir témoigner ma honte, mon dégoût, mon indignation? Oh! profanation! oh! sacrilége! un amour que j'avais rêvé si noble, si grand, si pur!

Après dîner, ainsi que l'avait voulu M. Lugarto, nous montâmes dans sa voiture, lui, la princesse, Gontran et moi; nous allâmes à Tivoli. Mon supplice continua.

M. Lugarto me donnait le bras; mon mari donnait le sien à la princesse: il y avait beaucoup de monde à cette fête; presque toutes les personnes de la cour que leur service retenait à Paris y assistaient.

J'étais restée assez longtemps malade; depuis quelques semaines je n'étais pas allée dans le monde: aussi certaines nuances dans la manière dont on m'accueillait, ainsi que M. de Lancry, me surprirent sensiblement.

Les hommes lui rendaient ses saluts d'un air froid et distrait; quelques femmes auxquelles il parla lui répondirent à peine. M. Lugarto fut, au contraire, accueilli comme d'habitude; son visage rayonnait. Je crus voir que les hommes lui jetaient des regards d'envie et que plusieurs femmes me montraient avec dédain.

Les révélations de M. de Rochegune me vinrent à la pensée; je frissonnai en songeant aux bruits ignominieux dont moi et Gontran nous étions peut-être l'objet en ce moment, tant les apparences semblaient accablantes...

Je me sentis défaillir; je dis à M. Lugarto d'une voix suppliante:

—Vous tenez notre destinée entre vos mains, monsieur, ayez pitié de nous... sortons de ce jardin...

—Voici, madame, la duchesse de Berri. Gontran ne peut se dispenser d'aller la saluer, ni vous non plus,—me dit M. Lugarto.

En effet, Madame était venue à cette fête; elle entrait alors sous une tente où l'on dansait.

Je repris un peu d'espoir. Lorsque j'avais été présentée à Madame, après mon mariage, elle avait bien voulu m'accueillir avec cette grâce touchante et cordiale qui n'appartenait qu'à elle.

—«C'est un trésor que mademoiselle de Maran; en vérité; vous êtes plus heureux que vous ne le méritez, monsieur de Lancry,»—avait-elle dit à Gontran d'un air moitié souriant, moitié sérieux.

Je pensais que Madame, en nous accueillant avec sa bonté accoutumée, imposerait aux méchants propos du monde, et que, par habitude de cour, toutes les personnes présentes modèleraient leur conduite envers nous sur celle de Madame.

Je pris le bras de Gontran; nous nous approchâmes de S. A. R.

Mon cœur battait à se rompre.

En nous voyant venir, les personnes qui accompagnaient Madame s'écartèrent de façon à laisser un assez grand espace vide entre nous et la princesse.

Je vis avec frayeur la figure de Madame, d'une expression ordinairement si bienveillante, se rembrunir tout à coup et devenir hautaine et sévère.

Malgré son assurance, M. de Lancry tressaillit légèrement. A peine avait-il salué Madame, que S. A. R., après avoir regardé mon mari avec un mélange de dédain glacial et de fierté révoltée, comme si elle eût été indignée que nous eussions osé nous présenter devant elle, nous tourna le dos sans lui dire un mot.

M. de Lancry devint pâle de douleur et de rage. Il me fit tellement pitié que j'eus la force de surmonter mes ressentiments. Je lui dis d'une voix ferme:

—Mon ami, pardonnez à Madame. Elle, toujours si bonne, si généreuse, aura été involontairement surprise par les calomnies du monde... Venez, venez... Pas un mot de ceci à M. Lugarto; ne donnons pas ce nouveau triomphe à sa méchanceté.

J'entraînai presque M. de Lancry.

Un grand nombre de personnes curieuses de voir Madame l'avaient suivie; nous pûmes cacher notre confusion dans la foule, et rejoindre M. Lugarto et madame de Ksernika.

—Il me semble que madame la duchesse de Berri vous a parfaitement accueillis,—dit M. Lugarto avec ironie à M. de Lancry.

—Oui... oui... fort bien,—dit Gontran en souriant d'un air contraint.

Je donnais le bras à Gontran; son cœur battait si vite, si violemment, que j'en sentis les pulsations. Je vis qu'il se contenait à peine.

—Je ne veux pas, mon cher, vous enlever plus longtemps à madame de Ksernika,—dit M. Lugarto.

Je me pressai contre Gontran; il me dit à voix basse:—Un moment encore... donnez-lui le bras... je vous en prie.

L'accent de sa voix me parut singulièrement altéré; il ajouta tout haut:

—Et moi, mon cher Lugarto, je ne veux pas vous enlever plus longtemps non plus à madame de Lancry; nous nous entendons à merveille. Mais ne devions-nous pas aller prendre des glaces chez Tortoni, ce soir?

—Sans doute,—répondit M. Lugarto. J'y pensais bien, mon cher, et je ne vous aurais pas fait grâce de cette partie du programme de notre soirée,—ajouta-t-il avec un sourire sardonique.

—Ni moi non plus, mon cher,—reprit Gontran.

J'étais désolée, je croyais cette malheureuse soirée terminée. Tout Paris était à Tortoni; notre présence allait être une nouvelle occasion de calomnies.

En regagnant notre voiture, M. Lugarto me dit à voix basse:

—Je n'ai pas été dupe de Lancry; la duchesse de Berri l'a reçu de la manière la plus humiliante. J'ai vu cela aux figures rayonnantes des personnes qui accompagnaient Son Altesse; car Gontran est aussi détesté par les hommes que vous l'êtes par les femmes, tout cela grâce à vos avantages naturels à tous deux. Vous le voyez bien, la ville et la cour, comme on disait autrefois, croient que nous sommes ensemble du dernier mieux... Vous n'avez donc plus maintenant à craindre pour votre réputation... Laissez-moi donc vous aimer; vous verrez que je parviendrai à me faire supporter... Déjà, ce soir, vous êtes mieux pour moi... Tenez... je vous aime tant, que si vous le vouliez, vous pourriez m'ôter tout pouvoir sur votre mari.

Je ne répondis rien; nous montâmes en voiture, nous arrivâmes à Tortoni. A mon grand chagrin, Gontran nous conduisit dans un salon au premier. J'y reconnus plusieurs personnes qui avaient vu avec quel dédain Madame avait accueilli mon mari. Ma confusion fut à son comble lorsque je vis beaucoup de personnes nous regarder en souriant malignement.

—Enfin,—dit Gontran,—le moment est venu...

Ne sachant ce qu'il voulait dire, je le regardai. L'expression de son visage me fit peur... Je me rappelle cette scène effrayante comme si j'y assistais encore. Gontran était assis à côté de moi, il avait en face de lui madame de Ksernika et M. Lugarto. M. de Lancry se leva tout à coup, et dit à M. Lugarto d'une voix haute et vibrante de colère:

—Monsieur Lugarto, vous êtes un misérable!...

Celui-ci, stupéfait malgré son audace, ne sut que répondre. Plusieurs hommes se levèrent vivement. Un profond silence régna dans le salon. Je ne pus faire un mouvement... je croyais rêver. Gontran reprit:

—Monsieur Lugarto, vous osez attaquer dans le monde la réputation de madame de Lancry et faire entendre que je suis un mari complaisant, parce que je vous ai certaines obligations; je vous dis ici bien haut que vous êtes un infâme imposteur! Madame de Lancry vous a toujours méprisé comme vous le méritez, et vous avez indignement abusé de l'intimité qui existait entre nous pour donner une apparence à vos lâches calomnies.

La première, la seule idée qui me vint, fut que cet homme allait perdre Gontran et révéler le funeste secret qu'il possédait.

—Mon Dieu! mon Dieu!—m'écriai-je en fondant en larmes:

Deux ou trois femmes de ma société, que je ne connaissais cependant que de vue, vinrent auprès de moi et m'entourèrent avec la plus touchante sollicitude, tandis que plusieurs hommes s'interposaient entre Gontran et M. Lugarto.

Ce dernier, sa première stupeur passée, redoubla d'impudence; je l'entendis répondre à M. de Lancry avec l'apparence d'une dignité contrainte et offensée:

—Je ne comprends pas, monsieur, le motif de vos reproches; je déclare ici hautement que personne ne respecte plus profondément que moi madame de Lancry, et j'ignore complétement les calomnies auxquelles vous faites allusion. Quant aux obligations que vous pourriez avoir envers moi, je ne sache pas que j'en aie dit un mot à personne... Votre attaque est si violente, monsieur, votre accusation tellement grave, et surtout si imprévue, car nous venons de passer la soirée ensemble, que je ne puis l'attribuer qu'à une imagination passagère que je déplore sans me l'expliquer.

—Misérable fourbe!—s'écria Gontran, mis hors de lui par la fausse modération et par l'infernale perfidie de la réponse de M. Lugarto.

—Toutes les personnes ici présentes,—dit ce dernier,—comprendront, je l'espère, dans quelle position nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre, monsieur, et qu'il est des injures qu'on doit savoir tolérer.

—Et ceci, le tolérerez-vous?...—s'écria Gontran.

Et j'entendis le bruit d'un soufflet.

Il y eut un moment de tumulte, au-dessus duquel domina la voix de M. Lugarto, qu'on entraînait, et qui s'écriait avec un accent de rage que je n'oublierai jamais:

—Offense pour offense, monsieur, nous sommes quittes. Demain, tout Paris saura comment je me venge!...

FIN DU TOME DEUXIÈME


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