Mathilde: mémoires d'une jeune femme
CHAPITRE X.
LA DEMANDE.
Que dirai-je de plus? La parole de M. de Rochegune était sacrée. Avec sa délicatesse ordinaire, il comprit la nécessité de laisser croire à Emma qu'il l'aimait depuis longtemps. Je me chargeai de faire sa demande à madame de Richeville.
Je courus chez elle... Avant de lui parler, je voulus voir Emma.
Je renonce à exprimer sa surprise, sa joie, son ivresse, lorsque je lui appris et le retour de M. de Rochegune, et la demande de mariage que je venais faire à madame de Richeville.
Cette chère enfant me promit de paraître très-étonnée lorsque la duchesse lui apprendrait cette bonne nouvelle.
Mon mensonge ne pouvait donc être découvert ni de ce côté, ni du côté de M. de Rochegune.
J'entrai chez madame de Richeville.
—Je viens de voir Emma, elle va beaucoup mieux—lui dis-je.
Madame de Richeville secoua tristement la tête.
—Je suis sûre qu'Emma me cache quelque chagrin. M. Gérard cherche en vain la cause de cette maladie de langueur... Il faut que cette malheureuse enfant ait une peine profonde et secrète qui la tue. En vain je l'interroge... Souvent je viens à penser qu'elle connaît le mystère de sa naissance, et pourtant rien ne me prouve que mes craintes soient fondées... à ce sujet.
—Votre médecin ne vous a-t-il pas dit qu'Emma était affectée d'une maladie nerveuse?... Vous le savez, la cause de ces affections est souvent aussi inexplicable que la rapidité de leur guérison...
—Hélas! rien n'est aussi plus rapide que leurs rechutes. Voyez: il y a quinze jours, Emma se portait à merveille... et maintenant... quelles inquiétudes ne me donne-t-elle pas!...
—Tous vos amis ont partagé votre anxiété, tous se réjouiront de l'espérance que vous devez concevoir... Parmi eux, je n'ai pas besoin de vous citer M. de Rochegune; je l'ai vu ce matin.
—Il est arrivé?
—Oui, et il m'a fait part d'une résolution très-importante; c'était pour y réfléchir plus mûrement qu'il était allé passer quelque temps dans la solitude. Ainsi que vous devez le croire, sa vie est maintenant... bouleversée.
—Hélas! ma pauvre Mathilde! on ne peut vous faire de reproches; vous avez obéi à la voix impérieuse du devoir... Mais M. de Rochegune est bien malheureux.
—Il l'a été beaucoup; à cette heure... il l'est moins. Vous le connaissez... son caractère est faible; il n'use pas sa force à se roidir contre l'impossible, il a le courage d'envisager l'avenir tel qu'il doit l'accepter... Il lui est resté pour moi un attachement sincère, mais son amour n'a pu résister à la rude épreuve que je lui ai imposée; souvent il vous l'a dit lui-même...
—Oui, je ne vous le cache pas, Mathilde, il m'a bien souvent répété avec désespoir que votre retour à votre mari avait tué son amour, que la Mathilde d'autrefois était comme morte pour lui.
—Mon amie, M. de Rochegune dit bien rarement de vaines paroles... Dans cette circonstance, comme toujours, il a été sincère... Il est complétement détaché de moi; la preuve de cela... je vais bien vous étonner, c'est qu'il désire se marier.
—Lui! lui! c'est impossible!
—Son absence, ainsi que je vous l'ai dit, n'a eu pour but que de réfléchir plus à loisir à cette grave détermination. Dans quelques années, l'âge mûr commencera pour lui. Il est isolé... l'avenir l'inquiète... lui semble sombre, désert... Il ne m'aime plus d'amour... ainsi qu'il vous l'a dit, et il ne ment jamais: ce sentiment est mort en lui... Par cela même que je tenais une grande place dans sa vie, et que je ne l'y tiens plus, il sent le besoin de se créer des liens durables, de chercher le bonheur dans les pures affections de la famille.
—Lui!... se marier... se marier!—répéta madame de Richeville avec surprise;—et c'est à vous, à vous qu'il fait cette confidence?
—Je suis toujours son amie... ne devait-il pas m'instruire d'un projet si important?
—Sans doute... Mathilde... et pourtant vous consulter à ce sujet... vous, qu'il a tant aimée... c'est presque cruel!
—J'ai vu dans cette confidence non de la cruauté, mais de l'affection... Comme lui, j'ai froidement envisagé sa position; que voulez-vous qu'il fasse désormais? Ne trouvez-vous pas naturel qu'il songe à l'avenir?... la femme qu'il choisira ne sera-t-elle pas bien heureuse? Vous connaissez la bonté de son cœur, la noblesse de son caractère; et s'il se marie, c'est qu'il se sait capable d'assurer le bonheur de celle qu'il épousera...
—Oh! je n'en doute pas... tous les liens, tous les devoirs sont sacrés pour lui.
—Eh bien! alors... pourquoi vous étonner de son désir de se marier?...
—Ah! Mathilde... il n'y avait qu'une femme digne de lui.
—Je ne pense pas tout à fait comme vous, mon amie; mais je crois que M. de Rochegune, à cause même de ses rares qualités... doit être aussi difficile à marier qu'Emma par exemple.
—Ah! Mathilde, à cette heure, je voudrais n'avoir que cette préoccupation.
—Rassurez-vous,—lui dis-je,—vous n'aurez bientôt plus qu'à vous occuper du soin de lui trouver un mari...
—Hélas! vous savez toutes met craintes à ce sujet.
—Vous allez me prendre pour une folle, mais je vous dirai pour elle ce que vous disiez pour M. de Rochegune: Il n'y a qu'au homme digne d'elle, et c'est lui.
—Qui!... lui?...
—M. de Rochegune.
—M. de Rochegune!
—Certainement.
—M. de Rochegune! M. de Rochegune!... En effet, ma pauvre Mathilde, vous êtes folle.
—Pas si folle, peut-être.
—M. de Rochegune!
—Mais oui. Qu'y a-t-il donc là de si étonnant? le croyez-vous homme à s'inquiéter de la naissance d'Emma? le croyez-vous capable de songer à sa fortune?
—Nullement... mais de sa vie il ne pensera, il n'a pensé à Emma.
—Mais enfin supposez qu'il y pense.
—Lui? c'est impossible!
—Supposez-le... Ne seriez-vous pas heureuse, bienheureuse?
—Quelle question!... mais à quoi bon ces rêves?
—Et si ce n'étaient pas des rêves?
—Comment?
—Et si M. de Rochegune, frappé de toutes les adorables qualités d'Emma, qu'il a pu apprécier depuis longtemps, en était épris, non pas peut-être d'un amour violent, exalté, mais d'un amour sérieux, grave, qui n'attend que le mariage pour devenir passionné... mais si M. de Rochegune, enfin, vous demandait sa main, la lui donneriez-vous?
—Mathilde, Mathilde... voici la première fois que vous me causez un sentiment de chagrin... Emma ne me donnerait pas les inquiétudes qu'elle me donne... que cette triste plaisanterie...
—Par le souvenir de ma mère, mon amie, ce que je vous dis est vrai; M. de Rochegune m'a priée de vous demander la main d'Emma, et, si elle y consent, le mariage se fera le plus tôt possible.
Ces paroles étaient sous une invocation si sacrée pour moi, que madame de Richeville fut obligée de me croire.
Je renonce à peindre son saisissement, sa joie, son étonnement redoublés par la joie et l'ivresse d'Emma, qui, du reste, me garda fidèlement le secret.....
. . . . . . . . . .
Tout était accompli.
Je l'avouerai, tant que je pus avoir un doute sur l'heureuse issue de mon projet, mes craintes, mes incertitudes, mes angoisses suffiront pour me distraire... Mais arrivée au terme que je m'étais proposé, j'eus un moment d'abattement désespéré.
Ma tâche était accomplie. Emma serait heureuse, M. de Rochegune serait heureux; mais moi... moi...
Je dirai tout...
Tant que M. de Rochegune considéra son mariage avec Emma comme une sorte de sacrifice, tant que je le vis presque malgré lui sous l'influence de mon souvenir, j'éprouvai une sorte de satisfaction mélancolique, mon dévouement me coûtait moins.
Mais lorsque peu à peu il subit le charme irrésistible de cette enfant, qu'il voyait, pour ainsi dire, renaître et revivre sous son regard; mais lorsqu'il découvrit les trésors de cette âme angélique, mais lorsqu'il me dit avec effusion qu'il n'y avait peut-être qu'une femme au monde capable de le consoler de mon abandon, et que cette femme était Emma... mais lorsqu'il me dit que le bonheur qu'il me devrait lui ferait sans doute oublier un jour... les chagrins que je lui avais causés... oh! alors, je l'avoue, j'eus de bien amers, de bien douloureux ressentiments... J'en avais honte... j'en savais l'indignité, mais je ne pouvais leur échapper......
. . . . . . . . . .
Bientôt ce mariage fut la nouvelle de tout Paris.
Les uns y virent une preuve de dépit ou d'inconstance de la part de M. de Rochegune; d'autres un tour de force de madame de Richeville, qui était arrivée à ses fins à force de finesse et d'habileté; pour d'autres, ce fut un mariage d'inclination; plusieurs, enfin, affirmèrent que M. de Rochegune, avant tout possédé du besoin de faire parler de lui, n'avait considéré dans cette union qu'une originalité, car il n'était pas supposable que l'on donnât cent mille écus de rente à une pauvre orpheline sans une arrière-pensée quiconque.
Le mariage devait se faire à Rochegune dès que les formalités le permettraient.
CHAPITRE XI.
UN MARIAGE.
Je n'ai pas parlé de ma vie intérieure pendant cette période; les funestes communications de M. Lugarto avaient complétement cessé. Je m'étais familiarisée avec mes premières craintes: Blondeau couchait dans ma chambre. Comme je mangeais fort peu et que je redoutais toujours quelque trahison, elle préparait elle-même mes repas avec des précautions infinies.
J'avais fait clouer solidement la boiserie qui servait de cachette. On sourira sans doute de mon héroïque résolution, mais j'avais acheté un poignard très-acéré qui restait toujours près de mon lit.
Pendant les premiers temps qui suivirent la réception de la lettre de M. Lugarto, j'eus des rêves horribles; mais peu à peu ils cessèrent: je m'habituai à cette position qui m'avait d'abord semblé effrayante et presque intolérable.
Je voyais rarement M. de Lancry; il avait sans doute perdu tout espoir de retrouver Ursule, malgré la soumission avec laquelle il avait obéi à ses ordres à mon égard.
Si j'avais insisté auprès de mon mari pour obtenir notre séparation, il y aurait peut-être consenti, mais, pour mille raisons que l'on comprend, j'étais obligée non-seulement de rester quelque temps encore dans cette position, mais de paraître l'accepter avec joie.
Ma vie était très-uniforme; je voyais presque tous les jours madame de Richeville et Emma, je ne recevais personne chez moi. Le jour, je dessinais, je brodais; puis j'allais faire quelques promenades au parc de Monceaux, ou quelques visites au bon prince d'Héricourt et à sa femme, qui m'avaient conservé leur amitié, tout en me grondant avec bienveillance au sujet de mon fol amour et de mon dévouement si mal placé.
J'attendais avec impatience le mariage de M. de Rochegune. Alors je comptais me retirer à Maran, que madame de Richeville avait racheté sous son nom; je lui avais aussi confié mes diamants, qui me venaient de ma mère; ils valaient, je crois, plus de cinquante mille écus. Mon mari avait tout tenté pour me forcer de les lui livrer; j'avais toujours résisté, comptant en faire un jour le prix de notre séparation légale.
S'il acceptait, comme je devais le croire, il ne me serait alors que trop facile de dire et de faire croire que M. de Lancry s'était lassé de la vie que nous menions, et que j'avais été encore une fois dupe de mon dévouement. On ne s'intéresserait pas sans doute à une victime aussi stupide que je l'étais, mais je me consolerais en rompant enfin mon horrible chaîne.
Un fait assez insignifiant en lui-même me fit prendre une résolution qui eut plus tard de funestes conséquences.
Depuis quelque temps rien ne me faisait soupçonner la funeste influence de M. Lugarto, lorsqu'un jour je crus m'apercevoir de quelque dérangement dans le classement d'une assez grande quantité de lettres que j'avais serrées dans un coffret d'écaille dont je portais toujours la clef sur moi.
Aucune lettre ne manquait, mais il me sembla que le coffret avait été ouvert en mon absence.
Je ne pouvais mettre un instant en doute la fidélité de Blondeau; mais quoique je n'eusse pas de raison de soupçonner l'autre domestique que j'avais, songeant à la puissance de l'or de M. Lugarto et à ses ressources de corruption, je me décidai à ne garder chez moi aucun de mes papiers importants.
Dans ce nombre il y avait ma correspondance avec Emma, correspondance qui prouvait la part que j'avais eue à son mariage, ainsi que plusieurs lettres de M. de Rochegune, dans lesquelles il me parlait de la maladie d'Emma, du chagrin où il était de ne pouvoir que se désoler, puisqu'il n'aurait épousé cette enfant que par pitié, etc., etc.
Il m'était donc impossible de confier ces lettres à M. de Rochegune ou à madame de Richeville, un hasard pouvant leur découvrir ce que j'avais tant d'intérêt à leur cacher; elle et lui étaient, d'ailleurs, comme moi, l'objet de la haine de M. Lugarto, et ces papiers n'eussent pas, sous ce rapport, été plus en sûreté là que chez moi. Je ne savais à qui les remettre, lorsque je songeai à M. de Senneville.
Je le voyais souvent chez sa tante; on me l'avait dit homme d'honneur, sûr et secret. Je le priai de me garder ce dépôt...
Il fut convenu avec lui que, lorsque j'aurais quelques papiers à joindre à ceux que je lui enverrais, Blondeau irait chez lui et les placerait dans la cassette, dont elle aurait la clef.
M. de Senneville mit la meilleure grâce du monde à me rendre ce léger service. Je craignais tellement l'espionnage de M. Lugarto et le terrible usage qu'il aurait pu faire de cette correspondance, s'il avait su où la surprendre, que je priai M. de Senneville de venir une fois chez moi le soir, afin qu'il pût emporter ce coffret sans être vu.
M. de Senneville eut le tact de ne pas me parler des soins qu'il m'avait rendus autrefois; il sentit qu'il eût été de très-mauvais goût de paraître renouveler ses prétentions à propos de l'obligation que je contractais envers lui.
Je reçus cette lettre de M. de Rochegune quelques jours après son départ pour sa terre, où s'était fait son mariage.
Rochegune, 20 octobre 1836.
«Emma est ma femme; c'est à vous, noble et sincère amie, que je viens rendre grâce de ce bonheur. Il est votre ouvrage, vos prévisions se sont réalisées, je marche maintenant dans la vie d'un pas libre et sûr, devant moi l'horizon s'éclaircit, de jour en jour il devient plus pur. Vos conseils m'ont rattaché à l'existence par des liens sacrés... Avoir des liens, c'est avoir des devoirs, et l'accomplissement d'un devoir a toujours été pour moi un sérieux plaisir.
«Je tiens à vous écrire parce que mon mariage doit être un événement dans votre vie. Plus je m'éloigne du temps où vous avez renversé mes espérances, plus la raison reprend d'empire sur moi; plus mon esprit se dégage des basses préoccupations qui l'avaient obscurci, plus je m'applaudis d'avoir suivi vos conseils.
«Vous avez été ce que j'ai aimé le plus au monde; vous êtes, vous serez ce que désormais j'estimerai le plus religieusement. Je vous dois de connaître un bonheur que je ne soupçonnais pas, le bonheur de vivre dans une autre; ou plutôt de faire vivre une autre personne, par cela seulement qu'on vit pour elle.
«J'éprouve pour Emma un attachement tout à part. Elle m'est tellement identifiée, assimilée, j'ai la conscience et la preuve d'avoir sur elle une influence si directe, pour ne pas dire si vitale, que je suis à la fois heureux, fier et inquiet de mon action.
«Rien de plus attendrissant, de plus charmant que la naïve extase avec laquelle elle considère parfois la vie que je lui ai faite. Vous aviez raison, Mathilde, son bonheur m'a rendu heureux, son amour m'a rendu presque amoureux.
«Pourquoi vous le cacherais-je? ce n'est pas là... l'amour que je ressentais pour vous... celui-là a été tué tout entier, tout d'un coup. Il est mort sans dépérissement, sans agonie; il a été foudroyé dans sa grandeur et dans sa force.
«Je vous l'ai dit souvent, les morts ne vieillissent pas dans la tombe; s'ils sortaient par miracle de leur sépulcre, ils revivraient tels qu'ils y sont descendus... Eh bien! il en est de même de mon amour pour vous; s'il revivait par miracle, il revivrait tel qu'il était lorsqu'il a été subitement frappé au cœur.
«Non, non, grâce au ciel, et heureusement pour moi, pour vous et pour Emma, le sentiment qu'elle m'inspire n'est pas composé de débris du nôtre: c'est un sentiment jeune et vierge qu'elle seule peut-être pouvait me faire éprouver; car son amour ne ressemble à celui d'aucune femme, et ce sont les amours pareils qui font les amours pareils.
«Je ne puis avancer d'un pas dans la voie généreuse où vous m'avez engagé sans me dire: Mathilde avait raison;—sans me rappeler ces nobles et saintes paroles:—Lorsqu'on est forcé de renoncer à ce qui aurait pu faire notre félicité sur la terre, que nous reste-t-il sinon de nous consoler en rendant les autres aussi heureux que nous aurions voulu l'être?
«Comme vous le disiez, je suis quelquefois tenté de me croire un peu dieu en voyant le bonheur de ceux qui m'entourent. Je ne puis vous peindre le profond ravissement de cette bonne duchesse. Elle ne peut croire encore à ce mariage. Quelquefois elle attache sur moi ses yeux humides de larmes en me disant:—C'est donc bien vrai, ce n'est pas un songe, vous avez pris mon enfant dans votre paradis!—Et puis; quelquefois, malgré moi, elle m'attriste en s'écriant avec effroi:—Cette félicité est trop parfaite, quelque malheur nous menace!
«Je la rassure autant que je le puis, mais elle est superstitieuse comme tous les gens qui ont éprouvé de violents chagrins; sans vous, sans votre insistance, qui m'a fait sortir de la morne apathie où j'étais plongé, moi aussi je serais devenu fataliste...
«Nous avons agité la question de savoir s'il était opportun de préparer Emma à la révélation du secret de sa naissance: je ne le pense pas; la délicatesse et la sensibilité d'Emma sont telles, que je craindrais que cette révélation ne lui devînt une source continuelle de chagrins en occasionnant une lutte douloureuse entre ses principes, qui lui feraient accuser sa mère, et sa tendresse, qui la lui ferait défendre.
«Si la fatalité veut qu'elle apprenne un jour ce secret, ce sera un grand malheur, je le sais, mais à quoi bon le devancer?
«Nous resterons à Rochegune jusqu'au mois de février ou de mars; Emma le désire. Je ne vous dis pas nos regrets en songeant que nous ne nous verrons pas; vous savez, hélas! de qui viennent les obstacles.
«Je me console en pensant que vous êtes heureuse. Je vous connais: la pauvreté vous est de peu; vous êtes même capable d'y trouver des charmes, pour n'avoir pas à la reprocher à votre mari.
«Puisque je vous écris, je dois tout vous dire. Lorsque j'ai prononcé le mot qui m'unissait pour toujours à Emma, j'ai ressenti un mouvement de poignante amertume. Ce mariage était le dernier pas que je devais faire pour être irrévocablement séparé de vous; jusqu'alors, quoique je n'eusse conservé aucun espoir, quoique vous ne vous appartinssiez plus, moi, du moins, j'étais resté libre.
«Cette émotion douloureuse fut bientôt effacée... je me trouve heureux du présent. Je ne puis dire que je ne regrette pas, que je ne regretterai pas toujours le passé; mais j'ai de précieuses espérances pour l'avenir.
«Je me défierais de mon sentiment pour Emma s'il était plus vif qu'il ne l'est à cette heure; tel qu'il est, il suffit à la joie, au bonheur de cette adorable enfant, et il doit nécessairement grandir encore.
«Ce qui me frappe dans Emma, c'est surtout un sens d'une droiture, d'une rectitude, d'une élévation qui me rappellent beaucoup ces parties saillantes de votre caractère; et puis, par une imitation enfantine qui a sa source dans son attachement pour vous, elle a pris plusieurs de vos habitudes, votre manière de vous coiffer, jusqu'à certaines de vos inflections de voix: vous pensez si cela me charme.
«Adieu, bien tendrement adieu. Il me semble que maintenant nos deux positions sont égalisées, et que je sens renaître pour vous cette affection douce et calme d'autrefois: peut-être même plus calme encore, car malgré moi je pressentais vaguement dans l'avenir les agitations de l'amour passionné.
«Maintenant ces folles ardeurs sont des cendres à jamais refroidies.
«Adieu et merci encore, Mathilde; sans vous non-seulement j'aurais causé la mort de cette enfant que j'aime si tendrement à cette heure, mais je traînerais une vie misérable, stérile, et peut-être dégradée: car je ne pense jamais sans effroi qu'il y a eu un moment où j'ai regretté de ne pas trouver à votre infernale cousine son audace et son cynisme habituels.
«Si elle m'était apparue ainsi que je la souhaitais, égaré par mon désespoir, qui m'aurait fait subir son charme fatal, je me serais peut-être accouplé à cette âme perdue; peut-être j'aurais, comme elle, employé au mal l'énergie et les facultés que Dieu avait mises en moi à d'autres fins.
«Vous le savez, plus on s'éloigne du péril, plus on le considère de sang-froid, plus on juge de son étendue... Eh bien! je vous le répète... je vous l'avoue, ce danger fut grand, très-grand; il a fallu l'absurde préoccupation de cette femme pour ne pas voir, dans l'impatience avec laquelle j'écoutais ses vertueuses homélies, mon désir de l'entendre me parler un autre langage.
«Oh, Mathilde! il n'y a rien de plus effrayant, de plus indomptable que les écarts d'un homme de bien qui se croit en droit de renier, de mépriser ce qu'il a jusqu'alors respecté.
«Tenez, quant je pense à ce qui aurait pu résulter du rapprochement du caractère d'Ursule et du mien, je suis épouvanté; dans ces circonstances, une fois sous l'influence du génie diabolique de cette femme, je ne sais jusqu'où nous ne serions pas allés.
«Me voici bien loin de mon angélique Emma... Pauvre enfant, elle ne pourrait pas croire à Ursule... mais... c'est justement lorsqu'on est calme dans le port qu'on aime à se rappeler les tempêtes qu'on a bravées; c'est parce que l'avenir est riant et paisible que je me plais à me rappeler de quels sinistres orages il aurait pu être assombri; c'est parce que je suis heureux de bercer sur mon cœur cette enfant candide, que j'évoque la fatale physionomie d'Ursule...»
J'en étais à ce passage de la lettre de M. de Rochegune, lorsque j'entendis un bruit de voix dans le petit salon qui précédait ma chambre à coucher; et tout à coup je vis entrer M. Sécherin pâle... égaré.
—Au nom du ciel... venez... venez...—s'écria-t-il.—Elle se meurt... elle veut vous voir!
—Qui... se meurt?—lui dis-je épouvantée, ne voulant pas croire qu'il s'agît d'Ursule, malgré tout le mal qu'elle m'avait fait.
—Je vous dis qu'Ursule se meurt... se meurt... et je ne suis pas là... Mais venez donc... chaque minute de retard, c'est une minute de sa vie que je perds!
—Ursule! Ursule!—répétai-je en joignant les mains de stupeur et d'effroi.
—Ah! vous êtes impitoyable!... Puisque moi... je suis venu à sa prière... vous pouvez bien venir aussi... vous! Je vous dis qu'elle se meurt.. que les minutes sont comptées... et je ne suis pas là! répétait ce malheureux en cherchant à m'entraîner.
Je pris à la hâte un châle, un chapeau; je le suivis machinalement.
Un fiacre nous attendait, nous y montâmes; il partit rapidement.
M. Sécherin, défait, les yeux rouges, ardents, les traits contractés par les tressaillements du désespoir, semblait à peine s'apercevoir de ma présence; il prononçait des paroles sans suite, ne songeait qu'à accélérer la marche de notre cocher par toutes les promesses possibles.
—Mais quand avez-vous appris cette funeste nouvelle?—lui dis-je,—son état est-il donc tout à fait sans ressource? n'y a-t-il plus d'espoir?
Il me regarda fixement.
—Avec la dose de poison qu'elle a prise, de l'espoir!...—s'écria-t-il avec un éclat de rire convulsif.
—Elle s'est empoisonnée... Ursule?
Sans me répondre, il me prit la main avec violence, et me dit d'une voix sourde.
—Et je ne pourrai tuer votre mari qu'une fois!...
—Ne songez pas à la vengeance... songez à sauver cette infortunée... s'il en est temps encore... Et votre mère?
—Ma mère!—s'écria-t-il,—ma mère est ici... mon Dieu... nous n'arriverons pas!... Ursule sera morte... vous verrez qu'elle sera morte...
—Mais comment avez-vous appris cette funeste nouvelle?
—Par une lettre... seulement quelques lignes d'elle.—Si je voulais la voir une dernière fois,—me disait-elle,—il fallait accourir à Paris... Ma mère... implacable... comme elle l'est toujours... Ah! ce cocher... quelle lenteur... elle sera morte!
—Hé bien, votre mère?—lui dis-je, pour tâcher de l'arracher à cette pénible préoccupation.
—Oh! ma mère!—reprit-il d'une voix brève, saccadée, dans une sorte de demi-délire effrayant,—oh! ma mère a tout de suite dit:—C'est une comédie qu'elle joue pour obtenir son pardon!—Une comédie!... Cette lettre sentait la mort!... Je ne m'y suis pas trompé, moi... Je suis accouru de Rouvray... ma mère m'a suivi... Une comédie!... Vous allez voir... si vous reconnaissez seulement sa pauvre figure mourante! Et puis les derniers vœux des mourants... c'est sacré... Ah! nous approchons... Pourvu qu'elle vive assez pour me pardonner ma dureté... non pas ma dureté... ma faiblesse... car c'est par faiblesse que j'ai cédé à la haine de ma mère contre elle. Et voilà ce qui arrive!... voilà ce qui arrive... Une pauvre créature fait une faute: au lieu d'être indulgent... au lieu d'être bon... au lieu de la ramener au bien à force de générosité... on la chasse comme une infâme... on la maudit... Alors elle... que voulez-vous?... elle s'exalte dans le mal, elle se perd tout à fait... Et puis un jour, comme au fond il lui est resté du cœur... un jour... les remords viennent, la vie lui est à charge... elle s'empoisonne... et alors on dit: Bah!... comédie... comédie!... Voilà ce qu'a fait ma mère par haine... voilà ce que j'ai fait par faiblesse.
—Mais les médecins, que pensent-ils?
—Les médecins?—ajouta-t-il avec ce sourire convulsif et cet air égaré qui m'effrayait,—les médecins... n'ont pas dit comme ma mère: C'est une comédie! Eux... ils ont dit...—C'est une femme morte... Alors j'ai crié à ma mère:—Eh bien! vous voilà contente... vous entendez... C'est une femme morte!... Ah!... nous voici arrivés... C'est ici!—s'écria-t-il.
La voiture s'arrêta.
M. Sécherin descendit précipitamment. Je le suivis en hâte.
CHAPITRE XII.
LA MORT.
Après avoir traversé un petit jardin inculte, rempli d'herbes, de ronces et du pierres, nous arrivâmes dans une espèce d'antichambre, puis dans une assez grande pièce humide, sombre, triste et meublée avec une parcimonie qui annonçait la détresse...
Là... se mourait Ursule...
Une vieille femme d'une figure repoussante et couverte presque de haillons lui servait de garde-malade.
Ma cousine la renvoya d'un signe dès qu'elle me vit.
Quel lugubre spectacle, mon Dieu!
Ursule, vêtue d'une robe noire, était étendue sur un canapé; un grand châle couvrait ses pieds et ses genoux. Elle semblait frissonner de froid... De l'une de ses mains elle étreignait convulsivement le coussin qui soutenait sa tête appesantie... De l'autre main elle écartait de son front pâle et glacé les boucles éparses de ses beaux cheveux bruns.
Son visage, affreusement maigri, était livide, ses grands yeux bleus presque éteints.
Lorsqu'elle me vit, son regard se ranima un peu; un douloureux sourire erra sur ses lèvres décolorées; elle joignit ses deux mains avec une expression de profonde reconnaissance.
—Mathilde,—me dit-elle d'une voix affaiblie,—vous êtes bien généreuse... je m'y attendais... Je voudrais rester seule quelques instants avec vous...
—Encore! encore!!—s'écria son mari, qui s'était jeté à genoux auprès d'elle en sanglotant.—Non, non, je ne veux plus te quitter maintenant!
Ursule tourna vers lui ses yeux suppliants.
—Ah! son regard... son doux et beau regard!—s'écria M. Sécherin en contemplant sa femme avec une angoisse déchirante;—le voilà... quoique mourant... je le reconnais... C'est comme cela qu'elle me regardait autrefois... Je la retrouve... et elle meurt!... elle meurt!...
—Je vous en prie, mon ami, laissez-moi quelques instants avec Mathilde... Mes derniers moments seront à vous... pour vous demander pardon... comme à elle... du mal que je vous ai fait... comme à elle...
—Mon cousin... je vous en supplie,—lui dis-je.—Je n'ai plus le temps de vous faire beaucoup de demandes,—reprit Ursule en tâchant de sourire à son mari...—Par grâce, ne me refusez pas celle-là.
Il se leva brusquement et sortit en cachant sa figure dans ses mains.
—Mathilde...—me dit Ursule avec un pénible effort en me donnant une clef,—dans le secrétaire de ma chambre, vous trouverez une enveloppe remplie de papiers... de lettres... Je désire que tout soit brûlé. Cette découverte eût encore désolé après moi l'excellent homme que j'ai si indignement outragé... L'effet de ce poison a été trop rapide... je n'ai pu moi-même prendre ce soin avant l'arrivée de mon mari...
—Vos désirs seront exécutés,—lui dis-je en détournant la tête pour qu'elle ne vît pas mes larmes.
—Mathilde,—me dit-elle après un moment de silence,—je meurs pour M. de Rochegune... Je puis vous dire cela sans vous blesser... puisque vous ne l'aimez plus.
—Grand Dieu!... dans ce moment terrible... ayez d'autres pensées,—m'écriai-je.—Ne savez-vous pas qu'il est marié?
—C'est pour cela que je n'ai plus voulu vivre... Quoique jusqu'ici il m'eût toujours méprisée... quoiqu'il eût refusé de me revoir depuis les deux entrevues que j'avais eues avec lui, pourtant un vague espoir me soutenait... Insensée que j'étais!... quand j'ai su qu'il était marié avec un ange qu'il aimait... j'ai compris ce que j'aurais dû comprendre plus tôt... que pour moi... il n'y avait plus qu'à mourir.
—Ah! Ursule... que vous avez fait de mal... à vous... et aux autres!
—Oui... mais depuis, moi aussi... j'ai bien souffert... Oh! si vous saviez... lorsqu'il est venu aux deux rendez-vous que je lui avais donnés pour lui parler de vous... avec quel dédain... avec quelle aversion... il m'a d'abord accueillie! Moi, pour me rehausser un peu à ses yeux, en lui montrant l'influence qu'il exerçait déjà sur mon cœur, j'ai voulu lui dire... toutes les hautes inspirations que je lui devais... j'ai voulu lui prouver que, grâce à lui, je devenais digne de comprendre tous les sentiments purs, vertueux... Malheur à moi... malheur à moi!... Les paroles m'ont manqué; c'est à peine si j'ai pu exprimer les nouvelles et nobles idées qui se développaient rapidement en moi... Dans mon trouble, dans mon effroi, dans mon enivrement... moi... toujours si hardie... j'hésitais... je balbutiais... Un mot, un regard de lui, qui eussent approuvé le changement qui se manifestait en moi, m'auraient encouragée... il aurait pu lire dans mon âme, qu'il remplissait... qu'il transformait... Mais il me glaçait par son air ironique et froid... et je n'ai pu dire que quelques paroles sans suite... Pourtant je n'avais jamais été plus sincère... jamais je ne m'étais senti d'instincts aussi élevés! Hélas!... j'étais sans doute indigne de parler un si noble langage... Oh! Mathilde! si la douleur est une expiation... vous me pardonnerez, car j'ai bien souffert ce jour-là.
—Oui... oui, je vous crois, malheureuse femme... vous avez dû bien souffrir...
—Mais ce n'est pas tout... Vous ne savez pas ce qui rend ma mort épouvantable?
—Mon Dieu!... parlez... parlez...
—Oui... au moins vous saurez cela, vous... et vous me plaindrez... Lorsque j'ai eu pris le poison, lorsque tout a été fini, lorsque je n'ai plus eu qu'à mourir... Dieu, dans sa terrible vengeance, m'a tout à coup révélé le seul moyen que j'aurais eu d'expier mes fautes, de mériter l'intérêt de celui pour qui je meurs... et l'estime de tous...
—Comment cela?... Mais à cette heure n'est-il plus temps?
—Non... non... il n'est plus temps... je le sens... ma fin approche... Et c'est là, oh! c'est là ce qui rend ma mort affreuse!—s'écria cette malheureuse femme avec une explosion de sanglots.
—Ursule... Ursule... calmez-vous... vous êtes si jeune... tout espoir n'est pas perdu peut-être... Dieu prendra en grâce vos bonnes résolutions...
—Oh! la vie... la vie maintenant... cette vie que j'ai si criminellement sacrifiée! mon Dieu... ce n'est pas pour moi... que je vous la redemande,—s'écria-t-elle en joignant les mains avec désespoir,—c'est pour cet homme si bon que j'ai indignement outragé... Et je vous le jure, mon Dieu, à force de dévouement, de soumission, je lui ferai oublier les chagrins que je lui ai causés.
—Ursule, que dites-vous?... Ces remords!...
—Comprenez-vous... comprenez-vous?... au lieu de terminer mes jours par un crime stérile... j'aurais dû venir repentante... me jeter aux pieds de mon mari... aux pieds de sa mère; ni lui ni elle n'auraient pu rester insensibles à un véritable repentir... J'aurais passé le reste de ma vie à le rendre heureux, et je le pouvais... ou! je le pouvais, j'en suis bien sûre, moi... et un jour... dans bien longtemps, quand j'aurais eu prouvé que j'étais devenue honnête et bonne... j'aurais peut-être osé dire à cet homme dont l'influence m'avait faite ainsi:—J'étais une créature indigne et misérable... je vous ai aimé... vous ne l'avez jamais su... mais cet amour ignoré m'a donné les vertus que je n'avais pas... Il y a en vous quelque chose de si grand... que de vous aimer... même en secret, c'est vouloir être digne de vous... Depuis que votre pensée est venue épurer mon cœur, tout ce qui m'entoure m'aime et me bénit...—Mais malheur à moi... il est trop tard...—s'écria-t-elle,—vous voyez bien, il est trop tard...
—Ah! c'est affreux...—m'écriai-je,—En effet, cette réhabilitation eût été belle et grande.
—Oh! n'est-ce pas, n'est-ce pas... qu'elle eût été belle et grande?—reprit Ursule avec exaltation.—Vous me connaissez, Mathilde... vous savez si j'ai de la volonté, de l'énergie... eh bien! cette volonté, cette énergie, je l'aurais appliquée au bien... j'aurais été capable de tous les dévouements, de tous les héroïsmes... pour refaire à mon mari une vie heureuse et douce... pour mériter un jour l'estime austère de M. de Rochegune, et il me l'aurait accordée... à moi qui, grâce à lui, serais partie de si bas pour arriver si haut.
—Pauvre... pauvre Ursule!—lui dis-je avec un intérêt navrant.
—Oh! que vous êtes généreuse de me plaindre, Mathilde!... N'est-ce pas qu'il est horrible de mourir!... si jeune avec un tel avenir sous les yeux... de mourir abandonnée, méprisée... détestée de tous... lorsqu'on aurait pu vivre aimée, respectée? N'est-ce pas que cela est affreux et que c'est une terrible punition du ciel?
L'infortunée, épuisée par cette dernière émotion, ne put achever, sa voix s'altéra; elle tomba en faiblesse...
Depuis le commencement de cet entretien, mon aversion contre Ursule s'était presque évanouie devant la pitié qu'elle m'inspirait.
L'amour qu'elle ressentait pour M. de Rochegune avait quelque chose de si touchant, de si élevé, il se manifestait en elle par une si haute pensée de réhabilitation, que je ne pouvais que déplorer avec cette malheureuse femme la fatalité qui l'empêchait d'expier ses fautes.
Effrayée de la voir entre mes bras presque sans connaissance, j'appelai son mari, qui entra éperdu.
Ursule respirait avec peine. Sa figure était contractée par une expression de douleur atroce...
Cette crise s'apaisa peu à peu, mais déjà son visage se décomposait par les approches de la mort.
Elle agitait faiblement ses mains autour d'elle comme si elle eût voulu repousser de sinistres apparitions.
Enfin elle rouvrit les yeux et dit d'une voix éteinte:
—Mathilde... vous me pardonnez le mal que je vous ai fait?
—Oui... oui... je vous le pardonne... et Dieu aussi vous pardonnera en faveur de vos dernières pensées.
—Mon ami... où êtes-vous? Je ne sais, mais il me semble que ma vue s'obscurcit,—dit-elle en cherchant son mari d'un regard vague...
—Ursule... Ursule... je ne veux pas que tu meures... Ce n'est pas moi qui t'ai chassée sans pitié... non... Oh! ne m'accuse pas... ne m'accuse pas... c'est ma mère qui a été si impitoyable... c'est ma mère... qui l'a voulu!—s'écria-t-il avec angoisse,—c'est ma mère! Malheur à moi!... malheur à elle!
A peine ces funestes paroles étaient-elles prononcées, que madame Sécherin parut à la porte, que son fils avait laissée ouverte...
La figure de cette femme austère était, comme toujours pale, inflexible, menaçante.
Elle s'approcha lentement, avec une sorte de majesté formidable.
—Un fils impie a osé maudire sa mère!—dit-elle d'une voix éclatante et courroucée.
—Madame... ayez pitié de lui!—m'écriai-je,—Ursule se meurt.
—Sa mort est digne de sa vie... elle meurt par un crime!...
—Grâce! madame... grâce!—dit Ursule en joignant les mains avec terreur et en se dressant à demi malgré sa faiblesse.
—Pas de grâce pour vous!—reprit madame Sécherin.
Dominant Ursule de toute sa hauteur, elle accompagna ces paroles d'un geste, d'un accent, d'un regard si foudroyants que son fils resta frappé de stupeur et d'épouvante... comme si la vengeance divine se fût manifestée à sa vue dans la personne de sa mère.
—Grâce!—dit encore Ursule,—grâce!
—M'avez-vous fait grâce, à moi... quand je vous disais:—Pitié pour mon enfant!!!...
—Oh! je me repens... je me repens!
—Il est trop tard...
—Oh! pardonnez-moi... votre fils m'a pardonné... Mathilde m'a pardonné...
—Pas de pardon pour l'adultère!...
—Oh! mon Dieu!
—Pas de pardon pour l'impie!
—Grâce!...
—Pas de pardon pour le suicide!...
—Ah! je suis maudite!—s'écria Ursule en retombant presque sans mouvement sur son canapé.
M. Sécherin, ayant vaincu sa première stupeur, s'écria d'une voix retentissante d'indignation:
—Ma mère!... ma mère!... vous faites un martyr de cette femme... Dieu la prendra en pitié!
—Et votre martyre, à vous, insensé... et mon martyre, à moi... combien ont-ils duré?
—Mais elle se repent... ma mère... mais elle se repent...
—Elle redoute le châtiment de ses crimes... c'est là son repentir.
—Oui... comédie... comédie... n'est-ce pas, ma mère?
—Oui, comédie... oui... ces vains remords sont une comédie sacrilége... jouée en face de la tombe qui l'attend.—Puis s'adressant à Ursule avec une indignation croissante:—Par terreur d'une punition éternelle, vous vous repentez depuis quelques heures... vous! Et pendant trois ans... ce malheureux, renfermé dans la solitude que vous lui avez faite, n'a pas été un jour... une heure... sans verser des larmes de sang!... Vous vous repentez un jour... vous!... et pendant trois ans... moi qui n'ai que lui... moi qui ne vis que pour lui... j'ai vu... j'ai partagé ses tortures, parce qu'une mère endure tous les maux dont elle ne peut pas consoler son enfant!... Et parce que vous venez crier—Grâce... tant de tourments seraient oubliés! Comment? les uns auraient vécu de joies mondaines et de plaisirs adultères... pendant que les autres vivaient de pleurs et de désespoirs solitaires... et parce que l'indigne créature qui a causé tous ces maux renierait le passé qui l'épouvante!... bourreaux et victimes deviendraient égaux devant le Seigneur? Non, non, pas de pitié pour vous sur la terre, pas de pitié pour vous dans le ciel!...
M. Sécherin allait répondre.
Ursule lui prit la main et dit en tournant avec peine sa tête du côté de sa belle-mère:
—Hélas! madame! que puis-je faire... sinon me repentir? puis-je vaincre mes terreurs?... ai-je donc eu tort, mon Dieu! de vouloir avant de mourir demander pardon à ceux que j'avais offensés? Que peut faire une malheureuse créature que tout abandonne sur la terre, que tout menace... dans l'éternité, si ce n'est d'offrir en expiation... tout ce qu'elle peut offrir... la sincérité de ses remords?... Je vous ai fait bien du mal... madame... et aussi a votre fils... le meilleur des hommes... et aussi à Mathilde, qui avait été pour moi une sœur... ma vie a été bien coupable... ma fin est criminelle... je suis maudite par vous... mon père apprendra ma mort sans regrets... le monde dira que je suis justement punie...
—Oui... oui... justement punie,—répéta madame Sécherin d'une voix dure et légèrement altérée.
—Je ne dis pas cela pour me plaindre... seulement, madame... vous si sévère... mais si équitable... songez... que toute petite... j'ai été confiée à la plus méchante des femmes... Oh! par pitié, songez que pendant mon enfance, pendant ma jeunesse, cette femme a développé en moi les plus mauvais penchants; la haine, la jalousie, l'hypocrisie...
—Votre cousine... aussi a été élevée par cette abominable femme... comparez sa vie à la vôtre!
Ursule ne me laissa pas le temps de répondre et reprit doucement, pendant que son mari l'écoutait dans une sorte de douloureuse adoration:
—Mon naturel était aussi mauvais que celui de Mathilde était bon: c'est pour cela que j'aurais eu besoin de nobles exemples... de sévères enseignements. Peut-être mes fautes... sont-elles dues à ma funeste éducation... car, je le sens, j'aurais pu être meilleure que je ne l'ai été,—dit-elle en me jetant un triste regard d'intelligence... Puis elle reprit:
—Ah! si j'avais pu vivre... ce n'est pas par un vain repentir que j'aurais réparé le mal que j'ai fait... mais il est trop tard... trop tard... Cela est vrai... madame.... Dieu a voulu qu'une mort criminelle terminât une vie coupable... personne ne priera pour moi... excepté les deux êtres que j'ai le plus outragés au monde...
Les traits de madame Sécherin semblèrent perdre un peu de leur impassible dureté...
Au lieu de jeter sur Ursule des regards courroucés, elle la contempla pendant quelques instants avec une sombre attention... peut-être émue malgré elle à l'aspect de cette malheureuse femme qu'elle avait laissée dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté, dans toute la fougue de son caractère altier, audacieux, et qu'elle retrouvait luttant contre une si terrible agonie.
Ursule ne put supporter le regard fixe et pénétrant de sa belle-mère, toujours debout et muette à son chevet. Elle prit la main de son mari, qui pouvait à peine étouffer ses sanglots, et lui dit d'une voix de plus en plus affaiblie:
—Ma vie et mes fautes ont causé quelquefois... un refroidissement passager entre votre mère et vous... mon ami; c'est mon plus douloureux remords... Faites... oh! je vous en supplie... que je sois au moins délivrée de celui-là... Je m'en irai moins malheureuse si je vous sais une consolation que jusqu'ici vous avez pu méconnaître... Alors vous voyant redevenu bon et tendre fils comme vous l'étiez, comme vous l'auriez toujours été sans moi, peut-être votre mère ressentira-t-elle un peu de pitié... en pensant à moi, qu'elle n'a pas cru devoir pardonner... à moi qui aurais vu mon heure dernière avec moins d'épouvante... si ses mains vénérables m'eussent bénie!... Mon ami... en ce moment solennel... faites-moi cette promesse sacrée... je vous en supplie...
—Oh! je le jure... je le jure...—dit M. Sécherin, éperdu de douleur.
—Mais cette malheureuse ne peut pourtant pas mourir ainsi!—s'écria tout à coup madame Sécherin, dont les traits exprimaient enfin une pitié si longtemps combattue.—Elle ne peut pas mourir sans prières et sans prêtre!
—L'Église repousse de son sein les suicides... je n'ai pas osé demander un prêtre,—dit Ursule d'une voix basse et tremblante.
Madame Sécherin s'agenouilla lentement près de sa belle-fille; deux larmes sillonnèrent ses joues ridées; elle joignit les mains en disant:
—Seigneur... Seigneur... son repentir égale ses fautes... Je ne me sens plus la force de haïr... Puissiez-vous lui pardonner... comme je lui pardonne!...
—Ma mère... ma mère... oh! ma vie... toute ma vie... je le jure!—s'écria mon cousin.
Et sans pouvoir rien ajouter, il couvrit de larmes et de baisers les mains de madame Sécherin.
La figure d'Ursule rayonna un moment de surprise et de joie... Elle s'écria:
—O mon Dieu! vous aurez pitié de moi... elle m'a pardonné!
—Et je te bénirai, pauvre malheureuse femme! et je prierai pour toi... car on t'a perdue... oui... je veux le croire... je le crois... ton cœur aurait été bon si on ne t'avait pas pervertie si jeune...
Et madame Sécherin prit la tête d'Ursule entre ses deux mains tremblantes, et la baisa au front.
—Oh! permettez-moi... une fois... pour la première et pour la dernière fois... de vous appeler... ma mère... A cette heure... ce mot serait si doux à mes lèvres... Il me semble qu'il m'aiderait à mourir avec moins d'amertume...
—Oui... je suis ta mère... Mon cœur se déchire aussi à la fin!—s'écria madame Sécherin avec une profonde émotion...—Moi aussi j'ai des regrets, et il n'est plus temps... peut-être me suis-je montrée trop inflexible... j'aurais dû te traiter comme ma fille... et ne pas te fermer à jamais la voie du salut par une sévérité trop grande.
—Oh! ma mère... vous avez sauvé mon âme du désespoir... à mon heure dernière.. oh! ma mère... je vous laisse votre fils... digne de votre tendresse...—dit Ursule.
—Oh! oui... ici je le jure... ma vie... ma vie entière sera partagée entre ton souvenir et mon adoration pour ma mère,—s'écria M. Sécherin;—mais Dieu ne permettra pas maintenant que tu meures... il te donnera le temps du réparer tes fautes... de me rendre heureux... il aura pitié de moi, qui ai tant souffert, et de ma pauvre mère, qui a tant souffert aussi. Maintenant que tu es sa fille... qu'elle t'a pardonné... maintenant que nous pouvons être tous heureux, Dieu ne voudra plus que tu meures... n'est-ce pas, ma mère?
Les forces d'Ursule étaient épuisées.
Cette dernière secousse l'acheva.
—Ma mère,—dit-elle d'une voix mourante,—je voudrais... appuyer... ma tête... sur votre... sein...
Madame Sécherin se pencha sur le canapé, souleva un peu les épaules d'Ursule, et la serra dans ses bras.
—Mon ami... votre main... Mathilde... la tienne.
Hélas! elle était glacée, sa pauvre main défaillante. Elle n'eut pas la force de serrer la mienne.
Ursule reprit en s'affaiblissant de plus en plus:
—Maintenant... adieu... et pour jamais... adieu... Pardonnez-moi mes offenses, ma mère... mon ami... Mathilde... Priez pour moi.
—Ma fille... ma fille... je te bénis...—s'écria madame Sécherin d'une voix solennelle en posant ses mains vénérables sur le front d'Ursule.
Ursule mourut.
M. Sécherin, après des transports de désespoir furieux, tomba dans un état d'insensibilité, d'anéantissement complet. Il semblait ne rien voir, ne rien entendre; il agissait machinalement et sans dire une parole.
J'aidai madame Sécherin à rendre à Ursule un dernier et funèbre devoir.
Nous passâmes la nuit en prières auprès de son cercueil.
Le père d'Ursule n'avait jamais voulu la revoir depuis qu'elle avait quitté son mari, et il était parti depuis longtemps pour un voyage en Allemagne.
Voulant, de peur de scandale, ne pas ébruiter cette sinistre mort, et ne sachant à qui m'adresser pour les tristes formalités du décès, je priai le docteur Gérard, dont j'avais déjà éprouvé la discrétion, de se charger de ce pénible soin.
Ainsi qu'Ursule m'en avait prié, je brûlai les papiers que je trouvai dans son secrétaire.
A la dimension de l'enveloppe, il me parut qu'elle devait renfermer aussi les feuillets de l'album sur lequel ma cousine avait écrit quelques détails de sa vie, et dont M. Lugarto m'avait envoyé une copie due sans doute à l'infidélité de la femme de chambre d'Ursule.
Cette fille, créature de M. Lugarto, avait-elle abandonné sa maîtresse depuis ou avant son empoisonnement? je l'ignorais.
Heureusement pour M. Sécherin, il resta dans un complet égarement, absolument étranger à ce qui se passait autour de lui.
Sa mère le conduisit dans la chambre d'Ursule; il s'assit sur son lit les bras croisés, les yeux fixes, et resta ainsi longtemps muet, immobile.
Pourtant il vint plusieurs fois la nuit pendant que nous priions avec sa mère, s'agenouiller comme nous; mais il semblait nous imiter machinalement et ne pas comprendre ce qu'il faisait: son regard était toujours égaré, ou il s'en retournait dans sa chambre sans dire une parole.
Vers le matin, tombant de fatigue et de sommeil, il s'endormit dans un fauteuil.
Usant de son droit avec une rigueur peut-être extrême, l'Église avait refusé de recevoir le corps d'Ursule, qui fut directement conduit au cimetière.
Je ne voulus pas quitter cette triste demeure avant que tout ne fût accompli.
De ma vie... oh! de ma vie je n'oublierai ce tableau déchirant.
C'était au milieu de l'automne, par une matinée sombre, voilée de brouillard.
Une dernière fois, madame Sécherin et moi, nous allâmes prier près de ce pauvre cercueil exposé dans une espèce d'antichambre du rez-de-chaussée obscur et délabré qui s'ouvrait sur le petit jardin inculte.
Il n'y avait là ni prêtre, ni eau sainte, ni chapelle ardente... rien enfin ne voilait l'horrible nudité de cette mort...
Au dehors un silence profond, seulement interrompu par le sifflement du vent qui gémissait à travers les arbres, dont les feuilles jaunies, emportées par de fortes rafales, venaient tomber jusqu'à nos pieds...
Hélas! malgré moi, malgré la lugubre solennité de cette scène, je ne pus m'empêcher de songer que la dernière fois que j'avais rencontré Ursule, ç'avait été dans une fête, où je l'avais vue éclatante de jeunesse et de beauté, ravissante d'esprit, de grâce et de charme..... environnée d'hommages....
. . . . . . . . . .
Blondeau, que j'avais envoyé chercher, vint nous avertir que la funèbre voiture était arrivée. Je ne pus retenir mes sanglots.
Je baisai pieusement le cercueil, et je rentrai avec madame Sécherin et Blondeau dans l'intérieur de l'appartement.
Nous entendîmes des pas confus... quelques voix grossières... qui se turent un moment... puis une marche pesante, mesurée... et enfin le roulement sourd d'une voiture qui s'en allait lentement...
Je voulus jeter un dernier regard d'adieu aux restes d'Ursule... Je soulevai le coin d'un rideau... Je vis le char mortuaire s'éloigner seul... tout seul... personne ne l'accompagnait...
Il disparut... et puis ce fut tout...
Il y eut un moment horrible... Le bruit sourd de cette funèbre voiture sembla retentir jusqu'au fond du cœur de M. Sécherin... Il sortit de sa stupeur, jeta autour de lui des yeux égarés; puis se rappelant sans doute l'affreuse vérité, il tomba dans les bras de sa mère en poussant un cri déchirant.....
. . . . . . . . . .
Aucun prêtre ne dit une dernière prière sur la fosse béante qui attendait cette infortunée, et qui fut comblée sur elle...
Malheureuse Ursule... malheureuse victime de l'infernale méchanceté de mademoiselle de Maran, qui avait faussé, perverti cette nature énergique et puissante, afin d'en faire sûrement l'instrument de sa haine contre moi!
Pauvre Ursule!... Oui, car, malgré ses égarements, il y avait en elle de généreux instincts: une âme capable d'éprouver si noblement l'amour ne peut pas être à tout jamais corrompue.
Oh! oui, ce fut un affreux malheur pour elle d'avoir eu la pensée de sa réhabilitation alors qu'il était trop tard pour l'accomplir.
Oui... Ursule eût marché avec sa persévérance et sa fermeté habituelles dans cette voie honorable et élevée; elle eût appliqué au bien tout le charme de sa séduction, toute l'énergie de son caractère. La malheureuse femme le disait bien: «Il n'y a qu'une volonté divine et vengeresse qui puisse faire briller un tel avenir à nos yeux, alors que la tombe va nous engloutir.».....
. . . . . . . . . .
Ce jour-là, avant de rentrer chez moi, j'entrai à Saint-Thomas-d'Aquin; j'allai à la sacristie; j'y trouvai heureusement un prêtre, je le priai de dire une messe pour le repos de l'âme d'Ursule, et j'y assistai...
Hélas! en sortant de l'église, mes yeux se remplirent encore de larmes à l'aspect du bénitier où Ursule et moi, étant enfants, nous prenions l'eau sainte.
Dans cette église, Ursule avait fait sa première communion avec moi...
CHAPITRE XIII.
LES REGRETS.
M. Sécherin retourna à Rouvray avec sa mère.
Tous deux étaient venus me voir avant leur départ; mon cousin, toujours plongé dans un sombre désespoir, parla peu; en me quittant, il me dit à voix basse et d'un air de farouche inquiétude:
—Pourvu qu'on ne me tue pas votre mari avant la mort de ma mère!... Ah! c'est attendre bien longtemps la vengeance!...
Il ne me laissa pas le temps de lui répondre, et alla reprendre le bras de madame Sécherin.
Toute sa haine s'était concentrée sur mon mari. Cela ne pouvait être autrement: Ursule avait rejoint ce dernier à Paris; aux yeux du monde, comme aux yeux de M. Sécherin, M. de Lancry était le véritable auteur de la perte de ma cousine.
J'ai oublié de dire que mon mari s'était absenté pour un voyage de quelques jours; il ne revint à Paris que le surlendemain de la mort d'Ursule.
Je ne savais pas quelles seraient ses intentions à mon égard lorsqu'il aurait appris ce cruel événement.
Je ne pouvais faire aucun projet; j'étais désormais en sa puissance. Mon retour volontaire auprès de lui avait à jamais rivé ma chaîne; pourtant ses dernières espérances détruites par le suicide d'Ursule, quel intérêt pouvait-il avoir à me garder auprès de lui?
Je comptais d'ailleurs sur un moyen que je croyais presque infaillible pour obtenir ma liberté.
Deux jours après le funeste événement, M. de Lancry entra un matin chez moi.
—Eh bien!—me dit-il,—vous devez être ravie, vengée!
—Pourquoi cela, monsieur?
—Votre ennemie acharnée... Ursule... n'est-elle pas morte?... Ç'a a dû être un beau jour pour vous que celui-là!...
—Je lui ai pieusement fermé les yeux, monsieur... Son repentir m'a fait tout oublier...
—Oh! certes,—dit-il avec un sourire amer,—le pardon des injures, c'est fort édifiant, et votre cousine vous avait donné de quoi exercer votre magnanimité...
Je restai stupéfaite, épouvantée en entendant mon mari parler ainsi d'une femme pour laquelle il avait tout sacrifié...
Ses traits, loin d'exprimer le désespoir, révélaient... oserai-je le dire!... une sorte de sombre satisfaction...
Je n'étais pas à la fin de mes étonnements... Le cœur humain est un effrayant abîme.
Après s'être promené quelques moments en silence, il reprit d'abord avec une ironie sanglante, puis bientôt avec une exaltation croissante et furieuse:
—Morte à vingt-cinq ans... morte... dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté... Ah! moi aussi je suis bien vengé!...
—Ce que vous dites là est horrible... Elle ne m'a jamais fait que du mal à moi... et je l'ai pleurée...
—Vous l'avez pleurée!... Cela fait honneur à votre sensibilité, madame, et prouve de reste que les chagrins que vous affectiez, à propos de mon infidélité, étaient exagérés...
—Ah! monsieur...
—Mais moi qui sais ce que cette femme infernale m'a fait souffrir... mais moi qui n'ai pas votre générosité... je dis:—Ursule est morte... tant mieux!! je suis débarrassé de mon mauvais génie... elle ne sera plus à moi... mais elle ne sera plus à personne!! Je n'aurai plus à endurer les atroces contraintes d'une jalousie que je n'osais pas même exprimer... tant cette femme m'imposait... tant je redoutais l'amertume de ses sarcasmes!... Je ne serai plus tourmenté de cette idée fixe, brûlante, douloureuse... où est-elle?... que fait-elle? je n'aurai plus de ces accès de désespoir frénétique qui me transportaient lorsque depuis ma ruine je me disais:—A cette heure, peut-être, elle se rit de moi avec un rival heureux et riche... à cette heure, au sein du luxe et des plaisirs... elle se moque du niais qui, pour elle, s'est réduit à la misère...—Ursule est morte!! je suis donc enfin délivré d'une préoccupation incessante, odieuse, implacable comme un défi jeté à ma destinée... Oui, car j'aimais cette femme comme j'aimais le jeu!! oui, comme le jeu... elle était pour moi une source inépuisable d'émotions poignantes, désordonnées: la crainte, la rage, la haine, l'espoir, l'orgueil, l'extase du triomphe après des journées d'attente et d'espoir cent fois trompées... C'était comme le jeu... vous dis-je!... Ainsi qu'on risque des monceaux d'or sur une carte, je risquais des sommes immenses sur un de ses sourires! et comme au jeu... jamais les rares joies du gain ne compensaient pour moi les angoisses, les fureurs de la perte!! Ursule est morte!! je suis donc libre, enfin! Sans paraître stupide à mes propres yeux, je pourrai regretter un jour, non ses qualités, mais ses infernales séductions! Ursule est morte... bien morte! Depuis longues années je n'ai éprouvé un pareil épanouissement de l'âme!... C'en est donc fait de cette puissance mystérieuse, inexplicable, qui m'accablait, qui me brisait, qui m'anéantissait, qui me rendait faible, lâche, idiot!... Ursule est morte... je suis libre... je suis libre!... je ne serai plus le stupide et obéissant esclave de cette volonté de fer contre laquelle, moi si ferme toujours, je n'avais ni le pouvoir ni la force de lutter... Je ne m'indignerai plus de ma faiblesse invincible et abhorrée... Ursule est morte!... Il est donc éteint, à jamais éteint! ce regard implacable qui me fascinait, qui ne me laissait que la faculté d'exécuter en tremblant les désirs insensés de cette femme!!... Elle est morte!... Je n'entendrai plus sa voix altière et moqueuse, car cette horrible créature était la raillerie et l'insulte incarnées! Lorsque par ses outrages elle avait mis à vif et à sang toutes les plaies de mon amour-propre et de mon orgueil, lorsque seul je me débattais sous les douleurs atroces de cette torture morale, il me semblait entendre au loin son rire insolent répondre à mes imprécations... Elle est morte, enfin, elle est morte!... Béni donc soit Dieu qui la renvoie aux enfers... car elle fait croire à Dieu en faisant croire au démon!!...
Je n'avais pas pu trouver une parole...
Mon effroi avait augmenté avec les éclats de joie sauvage et féroce qui transportaient M. de Lancry.
Telle devait être la fin de son fatal amour...
Tels étaient les regrets que cette malheureuse femme devait laisser après elle...
Pendant quelque temps encore M. de Lancry marcha avec agitation, puis il s'arrêta devant moi.
—Et quel était le riche heureux... ou l'heureux riche qui vivait avec elle lorsqu'elle est morte?
—Elle est morte pauvre et abandonnée de tous, monsieur.
—C'est qu'elle a voulu être pauvre, car l'argent ne me manquait pas quand elle m'a quitté... Pourquoi, depuis notre séparation, m'a-t-elle écrit souvent pour me donner des rendez-vous... auxquels elle ne venait jamais? se dit mon mari en se parlant à lui-même. Puis il ajouta en s'adressant à moi, avec un sourire dédaigneux:
—Vous voulez sans doute faire l'ennemie généreuse pour rester fidèle à votre rôle de femme supérieure, de femme sublime... Eh bien! pour rendre votre générosité plus méritoire encore, je suis content de vous apprendre qu'Ursule vous haïssait si fort que c'est à son instigation que je vous ai ordonné de revenir chez moi.
—Le motif qui vous avait imposé cette obligation n'existant plus, monsieur, vous me permettrez sans doute maintenant de vivre seule... Si odieuse qu'elle fût, vous aviez au moins une raison pour me retenir près de vous, tandis que maintenant...
—Maintenant j'ai une autre raison de vous retenir,—me dit-il brusquement avec un sourire méchant.
Je crus comprendre où il voulait en venir. Il m'avait plusieurs fois parlé de mes diamants... Bien décidée à les lui abandonner en partie s'il me rendait la liberté avec les garanties suffisantes, c'est-à-dire par une séparation légale, je crus pourtant prudent d'attendre cette demande de sa part, au lieu de la provoquer.
—Je ne comprends pas, monsieur,—lui dis-je,—pour quelle raison vous me garderiez plus longtemps près de vous... Tout à l'heure, en énumérant vos griefs contre Ursule, vous n'avez pas dit que ce funeste amour vous avait rendu envers moi d'une cruauté inouïe. Je ne vous fais pas un reproche, monsieur; je préfère cette indifférence, elle me fait espérer que vous ne mettrez aucun obstacle sérieux à notre séparation.
—Vous vous trompez, madame... je refuse justement de vous laisser libre à cause de mon indifférence à votre sujet... oui, de mon indifférence... pour ne pas dire plus.
—La haine sans doute, monsieur!
—Eh bien, oui, madame, la haine! Au point où nous en sommes, vous devez tout savoir... Oui, maintenant j'ai de la haine contre vous... Cela vous étonne?... Écoutez-moi... vous apprendrez ce que je vous suis, ce que vous m'êtes; alors vous ne me ferez plus de demandes ridicules, alors vous ne vous bercerez plus d'espérances chimériques. Résumons les faits. Vous m'avez apporté une belle fortune, vous étiez un ange de douceur, de résignation et de vertu... je vous ai épousée... sans amour... Il s'agit à cette heure de parler avec franchise.
—Il y a longtemps, monsieur, que vous ne dissimulez plus... Mais à quoi bon?...
—Vous allez le savoir...—me dit-il en m'interrompant.—Je vous ai donc épousée sans amour; vous étiez une riche héritière, j'ai joué mon rôle en vous débitant le phébus qu'on débite en pareil cas. Vous m'avez cru, parce qu'il vous plaisait de me croire; vous étiez charmante, notre lune de miel s'était levée et a duré ce qu'elle a pu durer. L'amour passé... il m'était resté pour vous une forte de douce compassion... vous étiez bonne, soumise, résignée; pour rien vous pleuriez, cela n'était pas gai... mais cela était attendrissant... et me touchait quelquefois si vivement que, lors des obsessions de Lugarto, j'ai tout risqué pour vous délivrer de cet... infidèle ami... Plus tard, lors de vos jalousies contre Ursule, l'état toujours intéressant dans lequel vous vous êtes trouvée, vos larmes, votre profond chagrin, votre amour qui ne faiblissait pas... tout cela m'a encore apitoyé... Vous l'avez vu, j'ai eu quelques bons et honnêtes retours, même quelques vertueuses résolutions; mais alors vous étiez encore riche, mais alors vous étiez toujours humble, toujours tendre et aimante.
—Vous avez tout fait, monsieur, pour anéantir cette richesse et cet amour.
—En effet, vous n'avez plus ni amour ni richesse. C'est là justement où je veux en venir. Les temps ont donc changé: de votre fortune, il ne reste rien; que ce soit de votre faute ou non, il n'importe, le fait existe; vous êtes ruinée. Ce n'est pas tout; non-seulement vous êtes ruinée, mais vous ne m'aimez plus, et vous en aimez un autre; non-seulement vous en aimez un autre, mais vous m'exécrez, mais vous avez ameuté contre moi toutes les prudes de votre connaissance. Or, franchement, à cette heure, qu'êtes-vous donc pour moi? Une femme pauvre, hostile, et d'une vertu au moins douteuse; il vous reste votre beauté, c'est vrai... mais je ne vous ferai pas l'injure de la compter pour quelque chose. Aux termes où nous en sommes maintenant, madame, je vous demande ce que vous pouvez raisonnablement attendre de moi, si, comme cela se doit et se fait... on mesure les égards à la valeur des gens?
—Vous êtes parfaitement logique, monsieur; je terminerai, si vous le voulez, l'exposé de votre situation envers moi... Si j'étais seulement pauvre, soumise et dévouée à vos moindres volontés, vous me feriez peut-être la grâce d'être seulement indifférent à mon égard; mais comme le hasard m'a appris vos bassesses, comme j'ai acquis le droit de vous mépriser ouvertement, votre haine a remplacé l'indifférence.
—Vous déduisez et vous analysez à merveille, madame; je n'aurais pas mieux dit. Oui, quoique ruinée, vous auriez pu obtenir de moi... peut-être de l'intérêt, probablement de la compassion.. et assurément de l'indifférence... mais il fallait toujours rester aimante et résignée.
—Vous êtes généreux... monsieur..
—Non, madame... mais je suis fort original. Je ne vous aimais pas d'amour, soit, mais il me plaisait de me voir adoré par vous; aussi... platonique ou non, votre liaison avec Rochegune, et surtout le choix de cet homme, que j'ai toujours exécré, a fait à mon orgueil une blessure incurable; cette blessure s'est envenimée jusqu'à causer ma haine violente contre vous... Vous me direz que Rochegune s'est outrageusement moqué de vous... son mariage le prouve de reste; mais cela ne me venge pas, moi, et il me reste un terrible compte à régler avec vous, madame.
—Je vous sais gré de cette confiance, monsieur; c'est me dire que je dois de votre part m'attendre à tout.
—A peu près, madame.
—De la sorte, monsieur, les questions les plus délicates peuvent se poser nettement... Selon votre droit, vous avez fait vendre tout ce qui meublait le pavillon que j'occupais chez madame de Richeville, mon argenterie, mes tableaux; vous avez dissipé cet argent, je le suppose, car jusqu'ici j'ai vécu de quelques économies qui me restaient, et qui sont épuisées. Puis-je savoir, monsieur, vos projets pour l'avenir?
—Non, madame.
—Vous persistez à vouloir me garder près de vous?
—Oui, madame.
—Malgré la mort d'Ursule?
—Malgré la mort d'Ursule.
—Et quels seront mes moyens d'existence, monsieur?
—J'y pourvoirai.
—Vous y pourvoirez!... Comment cela, monsieur?
—Que vous importe, madame!
—Il m'importe beaucoup, monsieur! Il y a des ressources que je ne partagerais jamais avec vous... celles de la bassesse...
—Madame!!!... mais je me contiens... Pour me parler ainsi dans ce moment, il faut que vous soyez folle...
—Je ne suis pas folle, monsieur; je vais être forcée de vous dire à peu près ce que je vous ai déjà dit lors de notre première entrevue chez moi.
—Si c'est une redite... à quoi bon, madame?
—Je veux au moins essayer de me délivrer de l'horrible chaîne qui pèse sur moi, monsieur... c'est bien naturel. Vous vous êtes souvent informé près de moi de ce qu'étaient devenus mes diamants?
—Oui, madame.
—Mes diamants valent?...
—Cinquante mille écus environ.
—Eh bien! monsieur, la moitié de cette somme est à vous si vous voulez consentir à une séparation égale... le reste me suffira...
—Je vais, comme vous, madame, tomber dans les redites: je ne veux pas de la moitié du prix de vos diamants, et je veux vous garder avec moi.
—Mais, monsieur... je ne puis pourtant... vous offrir davantage... il faut bien que je vive, moi...
—Vous m'offririez les cinquante mille écus, que je refuserais.
Une idée effrayante me traversa l'esprit.
—Monsieur, vous avez comme moi de nombreuses preuves de la présence de M. Lugarto à Paris.
—Après, madame?
—Vous avez mille motifs de haïr cet homme, je le sais... mais vous aimez l'argent... presque autant que vous m'exécrez, monsieur.
—Après, madame?
—Cet homme est bien riche, monsieur... comme vous, il me hait!... comme vous, il a un terrible compte à régler avec moi.
—Après, madame?
—Réduit comme vous l'êtes à la détresse, si vous refusez la somme que je vous offre, c'est que vous avez d'autres espérances.
—Après, madame?
Exaspérée par cet horrible sang-froid, par mon indignation, par mon effroi, je m'écriai:
—Eh bien, monsieur, je vous crois capable de tout envers moi, si M. Lugarto... vous paye pour me garder près de vous... plus cher que je ne puis vous payer pour me délivrer de vous!
M. de Lancry me jeta un regard lent et cruel, mais sa physionomie ne trahit pas la moindre émotion.
—Vous ne manquez pas d'une certaine perspicacité, madame... et je vous plains... C'est un don funeste; il nous donne la prévision des malheurs, et non le pouvoir de les éviter. Je vous l'avouerai donc, il se peut que vos craintes ne soient pas exagérées... Mais que pouvez-vous faire?... Pour vous donner une idée de l'obéissance passive à laquelle vous êtes réduite, supposez que demain matin vous voyiez arriver à votre porte une berline de voyage: je vous offre mon bras, je vous fais monter en voiture, en vous ordonnant de laisser ici votre éternelle Blondeau, bien entendu.
—Je refuserais de partir, monsieur, et de me séparer d'une femme dont je connais la fidélité à toute épreuve...
—Vous refuseriez, soit; mais de par la loi, qui vous aurait bien obligée de me suivre ici, rue de Bourgogne, vous seriez obligée de me suivre partout où bon me semblera... Continuons la supposition. Nous nous mettons en route: à cinq ou six relais d'ici, nous retrouvons un de mes plus anciens amis ou ennemis... peu importe... il me plaît d'en faire mon compagnon de voyage... Qu'avez-vous encore à dire?... La loi limite-t-elle le nombre et le choix de mes amis? La loi m'interdit-elle le pardon des injures? Je vous dis cela dans le cas où, par exemple, il s'agirait de Lugarto... Vous êtes épouvantée... vous n'avez rien à répondre, c'est tout simple. Je continue ma supposition... Nous sortons de France et nous allons habiter une magnifique villa que possède Lugarto à Florence. Qu'avez vous encore à objecter?... Rien... Il me plaît de m'établir en pays étranger, vous devez me suivre, toujours me suivre... La loi tiendra-t-elle compte de vos antipathies?... Vous voyez donc que vous êtes folle en parlant de vos volontés. Il vous est défendu d'avoir des volontés; vous ne pouvez qu'obéir aux miennes, qui sont votre destinée, telle que l'a voulu la haine de votre tante. Et voyez le hasard... il se trouve justement qu'au moment où mademoiselle de Maran, accablée par l'âge et les infirmités, ne pouvait plus vous poursuivre avec la même énergie, vous avez pris comme à tâche de m'irriter contre vous, et de tout faire pour m'exaspérer! Vous dites que j'aime beaucoup l'argent, madame, et que je suis capable de tout, pourvu que l'on me paye... Vous avez raison: la prodigalité a cela de bon ou de fâcheux, que c'est un vice immortel. J'aurais à cette heure autant de plaisir à mener de nouveau une vie splendide que si je ne faisais que d'entrer dans le monde. Le jeu, les chevaux, les femmes, la table, le luxe, j'aime encore tout cela avec l'ardeur d'un enfant de dix-huit ans, avec une ardeur d'autant plus dévorante que mon inconcevable passion pour votre infernale cousine m'empêchait de jouir des prodigalités dont je l'entourais: c'était un festin que je donnais et auquel je ne prenais point part; en un mot, celui qui à cette heure me mettrait à même de sacrifier largement à mes idoles chéries, non plus ici, mais ailleurs, car j'ai Paris en horreur; en un mot, celui-là qui, à sa générosité sans bornes, ne mettrait d'autre condition que celle de vous traîner à ma suite, à celui-là je dirais: Oui, oui, mille fois oui, celui là fût-il Lugarto! Tout ceci vous étonne un peu... méditez ce langage à votre aise; consultez même vos gens de loi si vous le voulez, et vous verrez que, quel que soit l'avenir que le sort vous réserve, il faudra vous y soumettre aveuglément... Il est impossible, j'espère, d'agir plus franchement que je ne le fais... En un mot, et pour vous laisser sur une idée agréable, je vous préviens qu'il est fort possible que les susdits projets de voyage se réalisent très-prochainement... après-demain, peut-être...
En disant ces mots, M. de Lancry me laissa seule.
CHAPITRE XIV.
LA SAINTE-CLAIRE.
Mon entretien avec M. de Lancry, l'effroi que me causèrent ses menaces, déterminèrent sans doute l'explosion d'une maladie dont le germe existait en moi.
Depuis assez longtemps je souffrais d'une fièvre lente, toujours négligée; les événements s'étaient tellement pressés, j'avais été forcée d'y prendre une part si active, toutes mes facultés avaient été si violemment surexcitées depuis la première maladie d'Emma jusqu'à son mariage et jusqu'à la mort d'Ursule, que je n'avais pour ainsi dire pas eu le temps d'être malade.
Et puis enfin... par cela même que mon sacrifice avait été grand... qu'il me comptait peut-être aux yeux de Dieu, il n'en avait été... il n'en était que plus douloureux... Mon amour pour M. de Rochegune n'avait rien perdu de sa force... ma seule consolation était dans les assurances qu'il me donnait que ce sentiment demeurait unique dans son cœur.
Je devais tôt ou tard me ressentir de tant de chagrins; je sentais déjà sourdre en moi une grande indisposition; je disais à ma pauvre Blondeau, qui s'étonnait de mon courage:—Ne te réjouis pas encore; dès que je n'aurai plus de vives préoccupations, je crains une violente réaction du physique sur le moral; jusqu'à présent je me suis soutenue par mon énergie, j'ai peur que cette force factice ne me manque tout à coup.
Je ne me trompais pas; seulement cette secousse fut amenée, non par la cessation de mes inquiétudes, mais par ma dernière conversation avec M. de Lancry.
Ainsi s'expliquait le sens d'un passage d'une des lettres de M. Lugarto, où il me disait qu'il créerait à mon mari d'impérieuses raisons de ne pas m'abandonner, et que l'avenir devait m'épouvanter.
M. de Lancry était sans ressources, M. Lugarto lui offrait sans doute beaucoup d'argent pour le forcer à m'emmener avec lui; je n'ose dire toutes mes frayeurs à cette pensée, connaissant la dégradation où était tombé M. de Lancry, son amour de l'or, sa haine contre moi, et surtout l'atroce méchanceté de M. Lugarto, qui depuis si longtemps me poursuivait de sa vengeance.
Je n'en doute pas, ces nouvelles frayeurs me causèrent une dernière commotion à laquelle je ne pus résister.
A peine M. de Lancry m'eut-il quittée que je tombai dans d'horribles convulsions suivies d'une violente fièvre cérébrale.
Je fus, à ce que me dirent Blondeau et le bon docteur Gérard, pendant quinze jours dans un état désespéré. M. de Lancry disparut le surlendemain du jour où j'étais tombée malade, en laissant une lettre pour moi dans laquelle il m'annonçait brièvement que ma maladie changeait tous ses projets et qu'il allait voyager en Italie.
Cette preuve de cruelle insensibilité ne m'étonna ni ne m'affecta.
Ma pauvre Blondeau avait écrit à madame de Richeville l'état alarmant dans lequel je me trouvais. Cette excellente amie était aussitôt revenue à Paris avec Emma et M. de Rochegune. On ne pouvait songer à me transporter hors de mon petit appartement de la rue de Bourgogne. Madame de Richeville s'y établit et ne me quitta que lorsque je pus aller avec elle passer à Maran le temps de ma convalescence.
Chaque jour Emma resta plusieurs heures auprès de moi, jusqu'à ma complète guérison. Je n'ai pas besoin de dire de quelles tendres attentions je fus entourée, et par quel admirable dévouement Emma me prouva sa reconnaissance de ce que j'avais fait autrefois pour elle.
Ma fièvre cérébrale s'était compliquée d'une fièvre pernicieuse, dont la guérison dura environ quatre mois. Je ne pus partir pour Maran qu'à la fin de l'hiver.
Vers le milieu de l'été de 1837, j'habitais donc cette terre; j'étais sinon complétement rétablie, du moins hors de convalescence. Il me restait une grande pâleur, beaucoup de faiblesse et une extrême sensibilité nerveuse. Le docteur Gérard avait regardé comme absolument indispensable que j'allasse passer l'automne et l'hiver suivants dans le Midi.
J'étais revenue à Maran avec de bien tristes ressouvenirs; j'y avais tant souffert! Mais depuis ma convalescence, madame de Richeville y habitait avec moi. M. de Rochegune et Emma vinrent nous y rejoindre plus tard, et ces tendres attentions suffirent pour adoucir l'amertume des pensées qui de temps en temps venaient m'assaillir.
Il me fallut pourtant du courage, de la force, de la résignation, pour comprimer la triste impression que me causait quelquefois malgré moi l'affectueux attachement de M. de Rochegune pour Emma. Ce mariage avait été le but de tous mes désirs, j'aurais été la plus malheureuse des femmes de ne pas le voir s'accomplir, et je ne pouvais m'empêcher d'éprouver de cruels, d'amers regrets.
Hélas! aigrie par tant de chagrins, je perdais sans doute mon élévation première; la vue du bonheur d'Emma, de madame de Richeville, auquel j'avais tant contribué, me ravissait toujours, mais il me faisait aussi songer à la vie malheureuse à laquelle j'étais réduite.
Je ne pouvais m'empêcher de faire souvent un douloureux retour sur moi-même, en contemplant les gens heureux, non pour les jalouser, grand Dieu! mais pour pleurer ma misère, hélas!... oui... ma misère, car pour être cachée, pour être morte à tous les yeux, ma passion n'en était pas moins profonde... J'aimais... j'aimais toujours M. de Rochegune.
Nous devions célébrer entre nous, à Maran, la Sainte-Claire, fête de madame de Richeville, le 12 août 1837.
On verra par quel motif je ne puis oublier ni cette date ni cette journée.
Il était onze heures du matin, il faisait un soleil radieux; je me promenais dans une des allées du parc les plus touffues; elle aboutissait à l'aile du château où se trouvait l'appartement de madame de Richeville. La duchesse se levait ordinairement assez tard; j'attendais Emma, qui devait venir me prendre pour aller souhaiter la fête à sa mère, et lui porter un gros bouquet de roses et de pervenches, ses deux fleurs de prédilection, que nous devions cueillir nous-mêmes.
Je vis venir M. de Rochegune, je lui tendis la main.
—Quel beau jour pour la fête de notre amie!—lui dis-je en souriant;—puis lui montrant les fleurs que je tenais à la main, j'ajoutai:—Le bouquet d'Emma est-il aussi beau que celui-ci?
—Elle finit le sien en mettant au pillage une des corbeilles du petit parterre... Il n'y a rien de plus charmant que de la voir s'escrimer ainsi au milieu de ce massif de rosiers du roi tout trempés de rosée.
—J'espère que vous lui avez fait à ce propos un délicieux madrigal? Et encore non,—lui dis-je,—l'incarnat de ses joues est si fin, que ce serait faire injure à Emma que de la comparer à une rose du roi. Cela serait dire rougeur au lieu de délicate fraîcheur; une rose thé du Bengale... à la bonne heure, telle est la seule comparaison qu'elle puisse accepter.
—Et vous, ma pauvre Mathilde,—dit-il en me regardant avec intérêt,—quand pourra-t-on vous comparer à autre chose qu'à un beau lis? quand votre pâleur se nuancera-t-elle d'un peu de carmin?
—M. Gérard compte beaucoup sur mon séjour dans le Midi pour me remettre tout à fait, et j'y compte aussi, mon ami.
Il me regarda avec attention, et me dit en secouant tristement la tête:
—Serez-vous donc la seule parmi nous qui ne soyez pas heureuse, vous à qui nous devons la félicité dont nous jouissons?
—Mon ami, quelle idée! Ma pâleur n'est-elle pas naturelle après une longue maladie?...
—Mathilde, vous ne pouvez pas en convenir... votre mari vous tourmente... Jamais vous ne recevez de ses nouvelles.
—Il écrit généralement très-peu... et puis le service des postes d'Italie se fait mal, dit-on...
—Ah! Mathilde... Mathilde...—ajouta-t-il en soupirant.—J'en reviens toujours là... comment a-t-il pu vous quitter au moment où vous étiez tombée si gravement malade? Il n'y a pas d'affaire d'intérêt qui puisse motiver une pareille conduite!
—Mon ami, je vous le répète, il s'agissait, m'a-t-il dit, d'une créance considérable sur laquelle il ne comptait plus, et qui, dans notre position actuelle, devient fort importante: je dis notre position, puisque, suivant l'avis de madame de Richeville et le vôtre, j'ai caché à M. de Lancry la conservation de cette terre, dans la crainte que ses idées de prodigalité ne lui reprennent; une fois que je le verrai corrigé par l'adversité, je lui avouerai que nous avons cette ressource. A cette heure, il ignore que nous la possédions; il est donc tout simple qu'il se soit occupé très-activement de cette affaire.
M. de Rochegune secoua la tête d'un air incrédule.
Je mentais mal sans doute, mais je n'avais pas pu imaginer d'autre prétexte au départ de M. de Lancry.
Laisser pénétrer à M. de Rochegune dans quels termes j'en étais avec mon mari pouvait éveiller ses soupçons et le mettre sur la voie de mon dévouement pour Emma, ce que je voulais éviter à tout prix depuis que j'avais sagement renoncé à mon dessein de tout révéler à M. de Rochegune.
—Il faut bien vous croire,—reprit M. de Rochegune avec un soupir,—vous me répondez toujours ainsi quand je vous parle de M. de Lancry; mais je ne sais pourquoi il me semble que sa conduite envers vous cache quelque mystère!... Je crains que vous ne soyez pas heureuse... non, vous n'êtes pas heureuse... vous avez été dupe de votre noble cœur, comme votre mari peut-être a été dupe de ses bonnes résolutions... Pendant quelque temps j'admets qu'il se soit sincèrement repenti, mais ses anciennes habitudes auront repris le dessus, et il aura mieux aimé sans doute mener je ne sais quelle existence aventureuse que de vivre obscurément auprès de vous... Et puis... Mais, tenez, Mathilde... ne parlons plus de cela... je ne veux pas dire tout ce que je pense... je me trompe sans doute et je vous affligerais.
—Vous avez raison, mon ami, ne parlons plus de cela... n'ayez aucune inquiétude... Quelquefois seulement, bien que je connaisse la paresse habituelle de M. de Lancry, je m'inquiète de ne pas avoir de ses nouvelles... voilà ce qui m'attriste. Pour chasser ces vilaines idées, parlons de vous et d'Emma, de vos projets.
—Parlons de nous, c'est encore parler de vous, nous vous devons tant!... Quant à moi, jamais ma vie n'a été plus calme, plus douce, plus sereine; et puis Emma est si heureuse... de si peu!!! Quelquefois, pauvre enfant... je me reproche de ne pas assez faire pour elle... je suis presque confus de la voir si satisfaite et contente.
—En parlant si modestement du bonheur que vous donnez, mon ami, vous êtes comme les grands poëtes, qui trouvent tout simple de faire très-facilement des œuvres magnifiques, et qui s'étonnent de voir l'admirable influence de ces ouvrages qui leur coûtent si peu.
—Non, je vous assure, Mathilde; j'ai l'air de tout donner, et je reçois beaucoup plus que je ne donne. Je suis très-heureux; je ne me sens pas vivre. Si je sors par hasard de ce délicieux état de calme et de confiante sécurité pour faire quelque projet, c'est pour y revenir bientôt avec un nouveau plaisir. Que vous dirai-je! cette vie n'a peut-être pas le grandiose, l'enthousiasme, les sublimes élancements de la passion, mais elle est paisible et riante. Après la vie que j'avais rêvé de partager avec vous, je n'en sais pas de plus agréable que celle-ci... Dans les premiers temps de mon mariage je désirais qu'un sentiment plus vif se développât en moi, maintenant je le regretterais; il ôterait à l'attachement que j'ai pour Emma ce caractère qui fait qu'il ne ressemble à aucun autre.
—Vous avez raison, mon ami; l'espèce de culte profond qu'Emma ressent pour vous exclut pour ainsi dire de votre part tout retour galant. Que votre modestie ne s'alarme pas de cette comparaison; mais les dieux, si bons qu'ils soient, n'aiment pas de la même manière qu'ils sont aimés.
—Ah! Mathilde!—me dit-il en riant,—je sens la griffe de mademoiselle de Maran sous cette divinisation moqueuse.
—Je vous estime trop pour exagérer vos louanges... Avouez qu'il y a du vrai dans ce que je vous dis, et que ma comparaison est aussi juste que peut l'être une comparaison.
—Je ne nie pas la folle idolâtrie d'Emma pour moi, il faudrait être aussi aveugle qu'ingrat; je nie seulement que je la mérite... Ou plutôt... tenez, je vais bien vous étonner, j'accepte votre comparaison tout entière, surtout à cause de ma divinisation...
—C'est très-heureux,—lui dis-je en souriant.
—Je l'accepte non comme une louange, mais comme un blâme rempli de justesse et de raison.
—Voyons, mon ami, expliquez-moi ce blâme, qui était bien loin de ma pensée, je vous assure.
M. de Rochegune reprit d'un ton sérieux:
—Vous jugez de mon cœur mieux que moi-même... Ces vagues reproches que je me faisais de ne pas faire assez pour Emma, n'ont pas d'autre cause que cette espèce de divinisation dont vous me pariez et à laquelle je me suis prêté... Je me laisse aimer... je vis trop en sultan... je suis comme ces faux dieux, qui, à force d'être adorés, finissent par croire à leur puissance et se persuadent qu'ils font beaucoup pour les pauvres humains en leur permettant de les idolâtrer... Sérieusement, Mathilde, vous m'éclairez; vous épargnez peut-être bien des larmes à Emma... Un jour elle aurait pu voir dans l'indolence de mon bonheur, ou de l'égoïsme, ou de la froideur, et j'aurais un remords éternel de causer le moindre chagrin à cet ange de bonté.
—C'est maintenant moi qui pourrais vous reprocher d'être aussi méchant que mademoiselle de Maran,—dis-je en souriant;—je vous dis non un compliment, mais une chose vraie, et vous en faites une épigramme contre vous.
—A propos de mademoiselle de Maran, vous savez que sa paralysie est complète maintenant?—me dit M. de Rochegune;—mon vieux valet de chambre Stolk a été, je ne sais plus à quel propos, voir Servien, le maître-d'hôtel de votre tante. Il paraît que lui et tous ses gens la traitent indignement; ce qu'elle est obligée de supporter en enrageant, personne ne s'intéressant à elle...
Notre conversation fut interrompue par Emma. Elle tenait un bouquet de roses d'une main, et de l'autre plusieurs lettres qu'elle remit à son mari en lui disant:
—Le courrier vient d'arriver. Voici vos lettres, mon ami.
M. de Rochegune lui dit, en mettant les lettres dans sa poche:
—Madame de Richeville peut-elle nous recevoir, ma chère Emma?
—Sans doute, voilà plus d'une demi-heure qu'elle cause avec le bon abbé Dampierre.
—Votre curé, dame châtelaine,—me dit M. de Rochegune.
—Et c'est bien le meilleur et le plus pauvre des curés de campagne,—lui dis-je;—vous ne pouvez vous faire une idée de cette charité, de ce caractère vraiment évangéliques.
—Et comme il parle simplement et noblement!—dit Emma.—L'autre dimanche, à l'église, j'étais dans l'admiration. Tout ce qu'il disait était à la portée de ses paroissiens, et pourtant ce sermon aurait pu être tout aussi bien prononcé devant un roi et sa cour.
—C'est qu'il n'y a en effet rien de plus digne que la simplicité,—dit M. de Rochegune.—Je ne sais pas un homme d'une raison plus saine, d'un jugement plus sûr que ce bon abbé Dampierre. Ce que dit Emma est très-vrai: son langage serait partout remarquable, et il ne s'en doute pas; il s'ignore complétement... C'est l'un des hommes dont je fais le plus de cas... Cela est si rare, la grandeur dans la modestie!... C'est comme la grâce et la beauté dans la candeur... Bien entendu que je ne dis pas ceci pour vous, Emma; notre sœur Mathilde ne me le pardonnerait pas; elle est jalouse de toutes les louanges qu'on vous adresse... quand elles ne sont pas d'elle.
Pendant que M. de Rochegune parlait, Emma ne le quittait pas des yeux; ce n'était pas de l'amour, c'était une adoration passionnée de tous les moments. Elle ne vivait pas en elle, elle vivait en lui.
Presque toujours après ces moments d'extase contemplative, pendant lesquels elle semblait aspirer le bonheur à longs traits, elle me jetait un regard de reconnaissance ineffable.
Lorsque M. de Rochegune eut parlé, elle lui prit la main, et lui dit avec un accent enchanteur:
—Notre sœur Mathilde a raison... il n'y a qu'elle qui puisse me flatter d'une manière ravissante.
—Vraiment... mieux que moi?
—Mais sans doute... Vous, mon ami... vous me parlez de moi... Elle au contraire me parle de vous... et me dit que vous m'aimez... n'est-ce pas me louer au delà de toute expression?
—J'accepte ceci en ce sens que lorsque Mathilde me dit que vous m'aimez... elle me loue aussi au delà de toute expression....
Emma secoua sa jolie tête blonde et dit en souriant:
—Oh! ce n'est pas la même chose... rien n'est plus simple que de vivre... on ne vous félicite de vivre que lorsqu'on vit heureuse......
. . . . . . . . . .
Nous passâmes une heureuse matinée avec madame de Richeville. Je priai M. l'abbé Dampierre de venir dîner avec nous pour célébrer cette petite fête de famille.
Vers les trois heures, M. de Rochegune vint frapper à ma porte.
Je fus surprise de sa pâleur et de la sombre expression de sa physionomie; il tenait une lettre ouverte à la main.
—Mathilde... on m'écrit d'Italie... je vous en prie,—me dit-il,—lisez ceci...
Et il m'indiqua un passage de sa lettre qu'il me présentait.
Voici ce que je lus...
«...A mon arrivée à Naples on ne s'entretenait que du luxe effréné que Lugarto avait déployé dans cette ville, de ses débauches et de quelques abominables méchancetés dont le retentissement avait été tel que le roi l'avait chassé de ses États quelques jours avant mon arrivée, sans que le chargé d'affaires du Brésil eût fait la moindre réclamation, sachant parfaitement ce que valait, ce que méritait son indigne compatriote, qui est, du reste, généralement exécré et justement méprisé de ses nationaux. Ceci ne m'étonna pas du tout, car je connaissais Lugarto de longue date; mais ce qui me renversa... mais ce que je n'aurais pu croire, si notre ambassadeur ne me l'avait certifié, c'est que l'ami intime, le compagnon de débauche de Lugarto était le vicomte de Lancry, qui s'était autrefois battu pour un motif très-sérieux que l'on m'a raconté, car je n'étais pas à Paris à cette époque. On dit M. de Lancry complétement ruiné et absolument dans la dépendance de son ancien ennemi. Ils ont quitté Naples sur un bateau à vapeur affrété par Lugarto. Il n'y avait, dit-on, qu'une voix dans toute la ville pour leur souhaiter la réunion de tous les accidents qui peuvent rendre une traversée funeste.»
Je laissai tomber la lettre sur mes genoux sans oser regarder M. de Rochegune.
—Ah! Mathilde!... vous m'avez trompé,—me dit-il avec un accent de profond reproche.—L'intimité de M. de Lancry avec ce monstre m'en dit plus que je ne voudrais en penser.
—Eh bien!... oui.. je voulais vous le cacher... Ainsi que vous l'avez deviné, les bonnes résolutions de mon mari n'ont pas duré. Son retour avait été sincère... mais il s'est lassé de cette vie obscure et paisible... Je crois maintenant, comme vous, que la raison qu'il m'avait donnée pour s'en aller en Italie était un prétexte.
—Et sa liaison avec ce monstre qui autrefois vous a tant poursuivie de sa haine,—s'écria-t-il,—comment la qualifierez-vous?
Hélas! je n'osais, je ne pouvais lui dire les preuves récentes que j'avais encore eues de la haine opiniâtre de M. Lugarto, tant ces événements étaient liés à mon sacrifice pour Emma.
Je ne répondis rien.
—Ainsi,—s'écria M. de Rochegune avec une explosion de douloureuse indignation,—voilà pour quel homme vous m'avez sacrifié... Voilà pour quel homme vous avez renoncé au bonheur que je vous offrais, en m'engageant... à.
Je l'interrompis.
—Pas un mot de plus à ce sujet,—lui dis-je avec une fermeté qui lui imposa.—Ce n'est pas vous... vous qui oseriez maintenant exprimer un seul regret sur le passé... Ce serait horrible pour Emma, qui vous rend si heureux, ce serait outrageant pour moi... Que mon mari se conduise désormais bien ou mal envers moi, ce n'est pas la question. L'attachement que j'ai eu pour lui s'évanouirait demain, que je mourrais mille fois plutôt que d'oublier mes devoirs... je vous le jure par la mémoire de ma mère... Quant à vous... vous êtes incapable de laisser jamais supposer à cette malheureuse enfant que vous regrettez de l'avoir épousée. Vous connaissez son caractère... Songez-y, vous la tueriez... elle mourrait de désespoir...
—Ah! c'est affreux,—dit-il en cachant sa tête dans ses mains. Et il sortit violemment.
Je fus moins épouvantée en apprenant la réunion de M. de Lancry et de M. de Lugarto que de l'impression que cette nouvelle devait faire sur M. de Rochegune.
Je le croyais incapable de laisser penser à Emma qu'il regrettait peut-être de l'avoir épousée, mais je tremblais qu'il ne se trahît malgré lui...
Cette journée, si heureusement commencée, s'annonçait d'une manière fatale. Quelle triste fin elle devait avoir!
CHAPITRE XV.
L'ABBÉ DAMPIERRE.
M. de Rochegune avait été assez maître de lui pour ne rien laisser pénétrer des émotions qui l'agitaient.
Nous étions réunis après dîner dans le petit salon d'été, M. l'abbé Dampierre, madame de Richeville, Emma et moi.
L'abbé Dampierre était un vieillard à cheveux blancs, d'une physionomie imposante; sa voix pleine, sonore, donnait un accent de gravité à ses moindres paroles.
Je vois encore cette scène.
Au fond du salon, madame de Richeville, assise sur un divan, avait l'abbé auprès d'elle; j'étais séparée d'Emma par la table sur laquelle on servait le café.
M. de Rochegune venait de sortir pour répondre à quelques lettres; la malle-poste de Tours à Paris passait à neuf heures du soir, on pouvait ainsi répondre courrier par courrier aux lettres reçues le matin.
Stolk, le vieux valet de chambre de M. de Rochegune, entra et dit à Emma en lui présentant une lettre sur un plateau:
—C'est une lettre que M. le marquis a reçue ce matin avec les siennes, et qu'il avait oublié de remettre à madame la marquise.
—Une lettre pour moi?—dit Emma en riant,—c'est la première que je reçois ici... une lettre de Paris encore!—dit-elle en regardant l'enveloppe. Elle était sans doute avec celles que j'ai apportées ce matin à M. de Rochegune, je n'y aurai pas fait attention.
—Voyons vite... votre correspondance, chère enfant,—dit en souriant madame de Richeville.
—Vous permettez, monsieur l'abbé?—dit Emma.
L'abbé Dampierre s'inclina.
Emma décacheta la lettre, parcourut les premières lignes et nous dit:
—C'est une demande de secours.
—Lisez-la tout haut, mon enfant,—dit madame de Richeville.—Nous nous associerons ainsi à votre bonne œuvre.
Emma lut ce qui suit:
«Madame,
«C'est une infortunée qui vient à vous avec espoir et confiance, bien sûre que vous accueillerez la prière d'une malheureuse femme victime de sa faiblesse et de son cœur, et qui n'a d'excuse que dans la force de la passion coupable qui l'a égarée.»
Emma s'interrompit et regarda madame de Richeville et l'abbé.
—Peut-on trouver une plus pauvre excuse!—dit celui-ci en haussant les épaules;—autant se plaindre des ravages du feu lorsque l'on a soi-même allumé l'incendie... N'est-ce pas, madame la duchesse?
—Sans doute, monsieur l'abbé,—répondit madame de Richeville un peu embarrassée; car, malgré son expiation, elle était restée d'une susceptibilité très-douloureuse à l'égard de tout ce qui pouvait faire allusion à sa conduite passée.—Puis s'adressant à Emma:—Continuez, mon enfant.
Emma continua.
«Mes parents m'ont mariée très-jeune à un homme qui m'a rendu la vie bien malheureuse. Ses défauts et ses mauvais traitements ont seuls causé mon affreuse inconduite, madame, je puis vous le jurer devant Dieu.»
—Oh!—s'écria l'abbé avec indignation,—quel sacrilége! invoquer le nom de Dieu pour attester sa honte!...
—C'est vrai, monsieur l'abbé,—dit ingénument Emma.—Comment ose-t-on faire un tel aveu? Et puis est-ce que quelque chose au monde peut excuser l'inconduite?—demanda-t-elle à madame de Richeville.—Il me semble que, si mon mari avait des torts envers moi, au lieu de l'imiter je tacherais de le ramener à force de résignation et de tendresse... Et puis au moins quelqu'un pourrait prier Dieu de lui pardonner ses fautes, si les prières des cœurs purs sont toujours écoutées.
—Ah! madame!—dit l'abbé avec émotion en s'adressant à madame de Richeville et lui montrant Emma,—voilà votre ouvrage, voilà le fruit de l'éducation que vous avez donnée.
Madame de Richeville rougit et ne répondit rien, mais son regard me disait combien cet entretien lui devenait pénible.
Je le sentais aussi, mais je ne savais comment rompre la conversation.
Emma continua la lecture de cette lettre:
«Mon mari m'a abandonnée depuis quatre ans, madame, et depuis ce temps je ne sais pas ce qu'il est devenu; pourtant, madame, j'ose à peine tracer ces mots, tant ma confusion est grande... C'est pour une malheureuse petite créature qui vient de naître, et qui n'est pas sa fille, que j'ose réclamer vos bontés.»
—Ah! c'est infâme!—s'écria l'abbé.
Emma ne prononça pas un mot, mais elle fit un geste de mépris et douloureux de dégoût si profond en jetant la lettre à ses pieds, que son silence et l'expression de sa physionomie furent aussi significatifs que les paroles les plus acerbes.
Jamais, mon Dieu! jamais je n'oublierai l'émotion déchirante que madame de Richeville ne put cacher, sa rougeur, sa honte.
Ses yeux rencontrèrent les miens... elle me montra Emma du regard...
Je la compris.
La malheureuse mère se voyait flétrie par sa fille, au nom des excellents principes qu'elle lui avait donnés.
Madame de Richeville ne put s'empêcher de vouloir dire indirectement quelques mots pour sa défense.
—Mon enfant,—reprit-elle tristement,—il faut avoir un peu de pitié pour les coupables... peut-être cette pauvre mère... si blâmable qu'elle soit, est-elle à plaindre?
—Madame...—dit l'abbé Dampierre d'une voix ferme,—je suis prêtre... je suis vieux... vous me permettez de vous parler avec sincérité?
—Sans doute... monsieur l'abbé, je vous en prie,—dit madame de Richeville en sentant augmenter sa confusion.
—Eh bien! madame, il est à regretter que des personnes comme vous, comme ces dames, qui peuvent s'appuyer de l'autorité de leurs vertus et d'une vie exemplaire pour condamner sévèrement le vice, lui soient au contraire indulgentes par une pitié mal entendue! Vraiment, madame, est-il juste d'accorder à des malheurs honteux, mérités, presque autant d'intérêt qu'à de nobles et touchantes infortunes?
—M. l'abbé a raison,—dis-je effrayée de la tournure que prenait la conversation.—Ramassez cette lettre, Emma; nous ferons demander des renseignements sur cette femme; c'est peut-être une ruse pour abuser de vos bontés: ne parlons plus de cela.
—Je vais toujours terminer de lire sa lettre,—reprit naïvement Emma.—Mais, je l'avoue, ce que M. l'abbé vient de me dire me désintéresse complétement de cette femme, qui ose blâmer la conduite de son mari, lorsqu'elle se dégrade autant et peut-être plus encore que lui.
—Vous êtes bien sévère, Emma,—dit la malheureuse duchesse en tâchant de cacher une larme qui lui vint aux yeux.
Emma répondit en lui souriant, avec une candeur extrême:—Cela est vrai, mais vous m'avez élevée dans des idées si généreuses, vous m'avez donné de tels exemples, que je ne puis m'empêcher de ressentir une horreur insurmontable pour tout ce qui est bas ou criminel... Combien de fois ne m'avez-vous pas dit que la vertu était aux femmes ce que le courage était aux hommes! Et, je l'avoue... je déteste les lâchetés.
Emma continua de lire:
«Quoique dans l'infortune, je n'ai pas mérité mon sort: mon éducation, ma naissance semblaient me présager une autre destinée; j'ose croire que ces dernières considérations vous intéresseront en ma faveur; et puis enfin, madame, mon enfant, ma pauvre petite fille, ne doit pas être, ne peut pas être responsable de la faute de sa mère. Si je mérite le blâme... mon enfant mérite l'intérêt; si l'on a le droit de m'accuser d'inconduite, moi j'aurai le droit d'accuser d'insensibilité ceux qui n'auraient pas pitié de mon enfant...»
L'abbé Dampierre ne put contenir un nouveau mouvement de généreuse colère, il s'écria:
—Malheureusement, cette misérable répète là tout ce que disent ses pareilles; et, comme ses pareilles, tout ce qu'elle invoque pour elle doit être invoqué contre elle.
—Son éducation surtout ne la rend-elle pas impardonnable?—dit Emma en s'adressant à madame de Richeville.—Ne peut-on pas appliquer à cette femme ces paroles vraies que vous m'avez bien souvent répétées, et que je n'ai jamais oubliées? On disait jadis: Noblesse oblige... maintenant on doit dire la même chose de l'éducation... les fautes augmentent de gravité en raison de la culture de l'esprit... ajoutiez-vous encore.
—Madame la duchesse avait cent fois raison...—s'écria l'abbé;—mais ce n'est pas tout: voyez comme le vice se trahit toujours par un langage stupide, hypocrite et cruel! parce qu'elle s'écrie dans sa lettre... ma fille ne doit pas être responsable de la faute de sa mère, cette femme se croit absoute d'un des plus grands crimes qui affligent l'humanité, celui de marquer à tout jamais du sceau de la réprobation universelle... une pauvre créature innocente.
—Ah!... c'est affreux!—s'écria madame de Richeville en me regardant avec désespoir.
L'abbé Dampierre, croyant cette exclamation arrachée à la duchesse par l'approbation qu'elle prêtait à son discours, reprit avec chaleur:
—Et je ne dis pas assez; non... madame... car j'enveloppe dans le même anathème et la mère qui tue son enfant et celle qui le dévoue à une vie de honte et de douleur.
—Ah! monsieur!—s'écria madame de Richeville.
—Oui, madame... une femme criminelle est encore une mauvaise mère; ne sait-elle pas que par une terrible nécessité morale et sociale son enfant est responsable du crime maternel! Ne sait-elle pas qu'il est mis hors la loi commune! qu'il n'a ni nom ni famille! que ses lèvres ne prononceront jamais ce mot béni, ma mère! ou bien que s'il connaît le crime secret de sa naissance... c'est pour être forcé de mépriser malgré lui ceux que Dieu veut qu'il respecte et qu'il chérisse!
—Oh! oui,—s'écria Emma,—c'est épouvantable... Une mère qui expose son enfant à la mépriser un jour... ne lui fait-elle pas maudire la naissance qu'elle lui a donnée par un crime?... Être obligée de mépriser sa mère... mépriser sa mère!... mon Dieu!!! mais en effet... la mort est mille fois préférable...
—Oh! Emma!—m'écriai-je.
Elle me regarda avec étonnement.
—Que voulez-vous, mon amie?...—me dit-elle.
Madame de Richeville, qui avait été sur le point de se trahir, parvint à surmonter son émotion; mais elle était pâle.
—En vérité, ma chère enfant,—dis-je à Emma,—vous mettez une chaleur dans cette discussion... Et puis, ces idées sont pénibles; tenez, parlons d'autre chose. Je trouve comme vous que la manière dont on implore votre pitié dans cette lettre ne doit guère vous intéresser; la soirée est magnifique, je me sens un peu de migraine, allons faire un tour de promenade dans le parc.
Emma, par une étrange fatalité, s'opiniâtra à vouloir finir de lire cette lettre.
Je craignis que mon insistance à vouloir l'en empêcher ne lui parût singulière; d'ailleurs, rassurée par un regard de madame de Richeville, qui s'était tout à fait remise, je la laissai continuer.
—Il n'y a plus que quelques lignes,—m'avait-elle dit,—ce sera bientôt terminé...
Elle reprit donc ainsi qu'il suit:
«Plus que personne, madame, vous devez d'ailleurs compatir à mon infortune... ou plutôt à celle de mon enfant.»
—Pourquoi donc moi... plus que toute autre dois-je m'intéresser à cette malheureuse?—nous demanda Emma en nous regardant d'un air étonné.
—Laissez cela... Je vous dis, mon enfant, que cette femme est folle,—m'écriai-je.
Poussée par un inexprimable pressentiment, je me levai pour prendre cette lettre des mains d'Emma.
Il était trop tard.
Elle avait continué de lire.
Ses yeux, toujours attachés sur cette lettre fatale, s'agrandirent d'une manière effrayante.
Ses lèvres s'agitèrent convulsivement, elle devint pâle comme une morte; puis, par un mouvement plus rapide que la pensée, elle se jeta aux pieds de madame de Richeville en s'écriant d'une voix déchirante:
—Si vous êtes ma mère... oh! pardon... pardon... ne me maudissez pas!...
Peindre cette scène est impossible.
La duchesse, foudroyée par ces mots, resta muette... immobile.
L'abbé Dampierre se leva brusquement, et joignit les mains avec une expression douloureuse.
Emma, sanglotant, cachait sa tête sur les genoux de sa mère.
Après quelques minutes d'un profond silence, madame de Richeville, écartant doucement sa fille, la prit par la main, la fit se mettre debout, comme elle se mit elle-même, et dit à l'abbé Dampierre avec un mélange admirable de résignation et de dignité:
—Mon père, j'ai mérité les reproches que vous adressez aux mères criminelles... Emma est ma fille... je tâche depuis longues années d'expier ma faute... le Seigneur a voulu aujourd'hui m'infliger une punition terrible... que sa volonté soit faite... je ne désespère pas de sa miséricorde infinie...
L'abbé Dampierre répondit d'une voix profondément émue:
—La vérité est une pour tous, madame la duchesse; le devoir d'un ministre du Seigneur est de la faire entendre à tous... ici-bas; mais Dieu seul condamne ou pardonne... Vous l'avez dit, madame... sa miséricorde est infinie; au jour du jugement l'expiation nous est comptée...
Puis, saluant respectueusement, il sortit......
. . . . . . . . . .
Le reste de cette lettre infernale contenait ces mots:
«Plus que personne, madame, vous devez d'ailleurs compatir à mon infortune, ou plutôt à celle de mon enfant; car vous êtes la fille naturelle de madame de Richeville, je vous en donnerai des preuves si vous venez à mon aide. Veuillez envoyer le secours que vous pourrez m'accorder, par un mandat sur la poste, à Paris, poste restante, à madame Jenny Pierron, mère de mademoiselle Albin, qui vous a élevée et qui sait le secret de votre naissance.»
Cette lettre était-elle réellement écrite par cette femme?
Était-ce une nouvelle et horrible machination de M. Lugarto? C'est ce qu'alors ni moi ni madame de Richeville nous ne pûmes démêler.
Lorsque la réflexion me vint, je me dis qu'après l'exclamation d'Emma j'aurais dû peut-être empêcher madame de Richeville de faire son irréparable aveu, en affirmant que cette lettre mentait; mais le soupçon aurait toujours été éveillé dans l'esprit d'Emma, et pour elle ce doute aurait été probablement aussi cruel que la certitude......
. . . . . . . . . .
Plus j'approche du dénoûment de ces tristes mémoires, plus les événements s'assombrissent.
Je sens quelquefois le courage me manquer.
Ce qui me reste à raconter est encore si récent, que je n'ai pas la force de m'y appesantir comme sur des faits depuis longtemps passés.
Je n'ai jamais reculé devant l'analyse de mes douleurs; j'y cherchais, j'y trouvais un certain charme amer. Pour moi, bien souvent méconnue... pour moi, qui ne m'étais jamais plainte, ce récit était comme une explosion de larmes et de sanglots trop longtemps comprimés...
Mais lorsqu'il s'agit de peindre les angoisses déchirantes de ceux que j'ai tant aimés, mon cœur se serre atrocement... je sens ma plume presque s'arrêter......
. . . . . . . . . .
Le lendemain de cette scène fatale, Emma me dit ces mots, qui résumaient la douloureuse position dans laquelle elle devait se trouver déformais à l'égard de madame de Richeville.
«Je ne me pardonnerai jamais d'avoir parlé de ma mère comme j'en ai parlé devant elle.»
En m'entretenant des craintes que lui inspirait la découverte du secret de la naissance d'Emma, madame de Richeville m'avait toujours dit:
«La vie me serait horrible du moment où j'aurais à rougir devant Emma.»
Maintenant, que l'on songe aux tortures de cette malheureuse mère depuis qu'un funeste hasard avait amené cette conversation dans laquelle sa faute avait été si énergiquement flétrie devant sa fille et par sa fille elle-même.
Maintenant, que l'on songe aux remords d'Emma, qui se reprochait sans cesse d'avoir accusé sa mère! à la lutte qui s'éleva entre son attachement pour madame de Richeville et l'inexorable sévérité des principes que celle-ci avait elle-même développés dans sa fille!
Sans doute la tendresse d'Emma pour sa mère l'eût emporté un jour; mais la pauvre enfant ne devait jamais se consoler des dures paroles qu'elle avait prononcées.
Hélas! je recevais les confidences de ces deux âmes mortellement atteintes.
Quelquefois Emma me disait:
«La bonté de ma mère me navre, son insistance même à m'assurer qu'elle n'a conservé aucun souvenir de ce fatal entretien, me prouve qu'elle y pense sans cesse. Cela doit être. J'ai fait à son cœur une blessure incurable.»
Madame de Richeville me disait à son tour:
«Emma fait tout au monde pour me convaincre qu'elle ne me méprise pas; mais son caractère est trop élevé, l'influence de l'éducation est trop ineffaçable pour que, malgré sa tendresse, malgré son aveugle affection pour moi, elle ne se rappelle pas quelquefois le jugement inexorable... mais juste qu'elle a porté sur ma conduite... pour qu'elle oublie avec quelle indignation l'abbé Dampierre n'a que trop justement, hélas! flétri mes pareilles.»
Tous mes raisonnements étaient impuissants à rassurer ces deux infortunées, d'une susceptibilité d'autant plus vive que leur délicatesse était extrême.
Quelle contrainte, quelle défiance, quelle tristesse, quelle froideur involontaire de telles arrière-pensées ne devaient-elles pas jeter dans leurs relations jusque-là si douces et si tendres!
Que de fois les regrets poignants et silencieux de l'une ou de l'autre de ces deux victimes d'une atroce méchanceté furent mutuellement interprétés comme de tacites reproches! Hélas! lorsque les physionomies ont contracté une expression désolée, comment distinguer la nature des angoisses qu'elle trahit?
Dans ces circonstances si difficiles, si pénibles, je pus apprécier la force du caractère de M. de Rochegune, la bonté de son cœur: il trouva d'inépuisables ressources dans sa haute raison et dans son esprit pour calmer, pour adoucir, pour tromper ces ombrageuses méfiances.
Il redoubla de tendresse, de soins pour Emma dès qu'il la vit sous L'influence de ces funestes préoccupations.
A force d'éloquence, de persévérance, il parvint à lui rendre la réaction de ce coup moins douloureuse, en ne cessant de répéter, de commenter ce qu'il avait dit à madame de Richeville et à Emma le soir même de cette fatale découverte.
«La preuve, madame, que l'expiation de certaines fautes, si grandes qu'elles soient, peut être complète, c'est que moi, dont personne ne conteste les principes; c'est que moi, qui ai autant que personne la religion de l'honneur; c'est que moi qui pousse jusqu'au scrupule l'observance de tous les devoirs, j'ai demandé avec empressement, j'ai reçu avec bonheur la main d'Emma, que je savais votre fille... Au point de vue de son bonheur et du vôtre, au point de vue du monde, vous n'avez donc maintenant pas plus de raison de regretter sa naissance qu'elle n'en aurait de vous la reprocher. Quant au reste... l'inflexible abbé Dampierre vous l'a dit lui-même: La miséricorde de Dieu est infinie, et, au jour du jugement, il tient compte des expiations.»
. . . . . . . . . .
L'automne approchait; il était pluvieux, très-froid.
Ma santé n'était pas rétablie; j'avais eu même une légère rechute. Je répugnais à quitter mes amis dans ce moment, malgré les avis pressants, presque impérieux du docteur Gérard, qui s'intéressait véritablement à moi.
Voyant ses conseils rester toujours inutiles, il écrivit à madame de Richeville que ma santé ne se remettrait jamais, que ma poitrine même pourrait être gravement attaquée, si je m'opiniâtrais à ne pas vouloir aller passer l'automne et l'hiver dans le Midi.
Il fallut me rendre aux instances de mes amis et partir.
Emma et son mari devaient s'établir pendant quelques mois à Rochegune; madame de Richeville voulait retourner à Paris.
Malgré elle, malgré tous les raisonnements de M. de Rochegune, malgré toutes les assurances d'Emma, cette malheureuse mère souffrait toujours en présence de sa fille... de même qu'Emma ne pouvait vaincre sa sourde terreur d'avoir à jamais ulcéré le cœur de sa mère...
Lorsqu'elle me quitta, la duchesse me dit:
—«Je le savais bien, Mathilde... la justice du ciel ne pouvait pas être satisfaite... il fallait qu'elle m'atteignît par une terrible punition... En pouvait-il être une plus effrayante, plus providentielle!... Peut-on imaginer une position plus poignante que celle d'une mère qui se voit inexorablement accuser et juger devant sa fille... par la voix d'un prêtre vénérable; d'une mère... qui entend son enfant répéter les mêmes justes anathèmes!... Pourvu que la vengeance du ciel soit apaisée par ce que je souffrirai jusqu'à la fin de ma vie! et qu'elle ne me réserve pas un dernier coup... plus affreux que tous les autres!»
Hélas! je la compris, ses sinistres pressentiments ne la trompaient pas.
Mes amis me quittèrent.
J'embrassai Emma une dernière fois... hélas! pour la dernière fois... Je ne devais la revoir... jamais... jamais...
. . . . . . . . . .
Je partis pour Hyères avec Blondeau et un valet de chambre.
Je m'établis dans ce village au commencement d'octobre. A peu près à cette époque, je reçus cette lettre de M. de Lancry; elle était timbrée de Cadix.
«On vous dit toujours souffrante; rétablissez-vous donc promptement. Je viendrai vous chercher lorsque vous serez en état de voyager. Vous ne savez pas la surprise que je vous ménage. Votre maladie a changé subitement mes projets il y a un an, mais vous ne perdrez rien pour attendre. Je prends naturellement tant d'intérêt à ce qui vous concerne, que je suis au courant de tout ce que vous faites; je sais que vous êtes à Hyères, ou que vous y serez bientôt. Il se peut que je vienne vous y rejoindre.
«Mon compagnon de voyage me charge de mille souvenirs pour vous, et de vous demander si l'on n'a pas reçu à Maran, chez madame de Richeville (pour ne pas dire chez vous, car je sais maintenant que la duchesse n'est que votre prête-nom)... si, le 12 août, l'on n'a pas reçu à Maran une lettre de Paris; le 12 août, fête de la Sainte-Claire, bienheureuse patronne de la belle duchesse repentie.
«Dans cette lettre, adressée à la marquise de Rochegune, une pauvre femme demandait un secours pour son enfant naturel. Mon compagnon de voyage, qui est partout à la fois et qui connaît la pauvre femme, lui avait conseillé d'écrire ce jour-là, pensant qu'on fêterait toujours un peu la Sainte-Claire, et que cette demande de secours arrivant dans cette occurrence, et peut-être au milieu d'une très-bonne et très-nombreuse compagnie, n'en serait que mieux accueillie et ferait beaucoup plus d'effet à cause de la révélation qui la terminait; c'était une chance de plus.
«Mon compagnon demande encore si le curé de Maran n'assistait pas à la lecture de la lettre, qui, par négligence, n'aurait été remise qu'après dîner à la petite marquise de Rochegune?
«On vous fait ces questions, auxquelles on pourrait répondre aussi bien que vous, pour vous prouver qu'on est parfaitement instruit et qu'on a autant de suite dans les idées que d'opiniâtreté dans l'exécution de certains projets.
«Nous menons ici une vie de Sardanapale. Vous seule... vous nous manquez beaucoup; aussi je soupire ardemment après le jour où je vous reverrai belle, fraîche et bien portante. En attendant cet heureux moment, je tâche d'étourdir mes regrets.»
Ce que j'avais soupçonné était vrai. La découverte de la naissance d'Emma, cette prétendue demande de secours, était une nouvelle perfidie de M. Lugarto.
Il n'y avait pas à en douter, pour être aussi bien instruit qu'il l'était, cet homme avait une créature à lui, soit chez moi, soit chez madame de Richeville, soit chez M. de Rochegune.
Je passai l'hiver seule et bien tristement... recevant de temps à autre quelques lettres de madame de Richeville ou de M. de Rochegune. Ce dernier ne me cachait pas que la réaction du coup imprévu qui avait frappé Emma durait encore, qu'elle était souffrante, mais qu'à force de soin il espérait la rétablir complétement.
CHAPITRE XVI.
LE COFFRET.
Le printemps de 1838 arriva...
J'étais restée environ six semaines sans recevoir de nouvelles de mes amis.
Je commençais à m'inquiéter sérieusement, lorsque M. de Rochegune m'écrivit ces mots:
«Emma est morte... Je suis son meurtrier. Voici ses dernières paroles...—Vous aimiez Mathilde; vous m'avez épousée par pitié... Pardonnez-moi... le bonheur que je vous ai dû...—Ce ne sont pas des regrets... qu'elle me laisse pour toute ma vie... ce sont des remords, d'affreux remords... Oui... je suis son meurtrier... oui, je n'aurai pas eu pour elle toute la tendresse qu'elle méritait; j'aurai, malgré moi, laissé pénétrer mes pensées... Un jour elle aura deviné l'amour que j'avais eu pour vous! la pauvre enfant aura cru que mon mariage avec elle ne me rendait pas heureux... Cette fatale erreur l'aura tuée... il n'y a pas à en douter. Le chagrin que lui avait causé la révélation de sa naissance était presque apaisé; je la voyais renaître, lorsqu'une rechute affreuse s'est déclarée... En un mois cet ange a été emporté!! J'ai la tête perdue... je suis fou de désespoir...»
On comprend ma poignante, mon horrible douleur en apprenant cette nouvelle.
Je ne pouvais m'expliquer comment Emma avait pu savoir l'amour de M. de Rochegune pour moi, comment elle avait pu supposer qu'il l'avait épousée par pitié, comment enfin lui... lui s'accusait de sa mort. Ce mystère devait m'être dévoilé un jour.
Je quittai Hyères. En arrivant à Paris, je courus chez madame de Richeville.
Je m'attendais à la trouver éplorée, gémissante: elle était ferme, résignée, pieusement résignée. Elle acceptait cette perte affreuse comme une punition méritée. Elle me dit avec un sang-froid plus effrayant que les convulsions de la douleur: «Dieu est juste; il me frappe dans mon enfant, la preuve vivante de mon crime.»
Madame de Richeville était d'une pâleur de marbre. Par un de ces phénomènes si peu rares dans les grandes douleurs, ses cheveux étaient devenus gris en un mois. Elle fit ses dernières dispositions pour se retirer au Sacré-Cœur et y vivre dans la pénitence jusqu'à la fin de ses jours. Elle ne voulait voir absolument que moi et la princesse d'Héricourt.
M. de Rochegune était parti peu de temps après la mort d'Emma; on ne savait pas où il était allé.
Madame de Richeville continuait d'attribuer la perte de sa fille à l'effroyable secousse que lui avait fait éprouver la découverte du secret de sa naissance. Depuis cette époque, elle avait changé beaucoup,—me dit-elle.—Sa santé, fortement ébranlée, s'était pourtant améliorée malgré un état de langueur, lorsque, environ un mois avant sa mort, elle avait été tout à coup saisie de convulsions violentes et d'un redoublement de tristesse qu'on ne savait à quelle cause attribuer. Depuis ce moment, sa vie n'avait plus été qu'une sorte de lente agonie, et elle s'était éteinte.
Pendant ce triste récit, madame de Richeville ne me dit pas un mot qui pût me faire soupçonner qu'Emma eût été instruite de l'amour de son mari pour moi ou qu'elle eut été persuadée qu'il ne l'avait épousée que par pitié.
Environ un mois après ce funeste événement, madame de Richeville se retira au Sacré-Cœur, après avoir employé en fondations charitables ce qu'il lui restait de fortune, à l'exception d'une modique pension viagère qu'elle payait aux dames du couvent.
Grâce à l'air du Midi, j'étais presque complétement rétablie; je ne voulais pas d'ailleurs quitter Paris et laisser madame de Richeville absolument seule pendant les premiers temps de l'austère retraite à laquelle elle s'était vouée.
Elle fut heureuse de la résolution que je pris de rester encore quelque temps auprès d'elle. Pour m'éviter l'embarras d'un établissement nouveau, elle me proposa d'habiter sa maison, dont elle avait encore, je crois, la jouissance pendant une année. Je dirai pourquoi j'entre dans ce détail.
J'acceptai cette offre. Ses gens d'affaires ne lui avaient pas suffi pour régler ses derniers arrangements de fortune; son neveu, M. Gaston de Senneville, avait avec elle quelques intérêts communs dans une succession vacante; il lui offrit très-obligeamment ses services pour certaines transactions, il devait la représenter dans plusieurs conseils de famille. Madame de Richeville, incapable de s'occuper d'affaires, accepta; ne voulant voir ni recevoir personne d'autre que moi et M. et madame d'Héricourt, elle me pria instamment d'être son intermédiaire lorsque M. de Senneville aurait quelques renseignements à prendre ou quelques signatures à donner.
Je reçus ainsi M. de Senneville quelquefois le matin.
Il conservait toujours le dépôt que je lui avais confié. Deux ou trois fois j'envoyai Blondeau chez lui pour ajouter quelques lettres à celles que renfermait la cassette dont je lui donnais chaque fois la clef; plus que jamais je redoutais les perfidies de M. Lugarto.
Vers le mois de décembre, M. de Rochegune m'écrivit qu'après avoir longtemps voyagé à l'aventure, pour s'étourdir, il était revenu à Paris, mais il ne se sentait pas même le courage de voir ni moi ni madame de Richeville; il avait loué une maison isolée au Marais sous un nom supposé, afin d'être absolument ignoré, et me donnait son adresse dans le cas où madame de Richeville ou moi nous aurions absolument besoin de lui.
Je respectai sa solitude et sa douleur. Je n'osai pas même lui répondre. J'appris par madame de Richeville qu'il avait obtenu la permission spéciale d'entrer la nuit au cimetière du Père-Lachaise, où étaient déposés les restes d'Emma dans le caveau mortuaire de la famille de Rochegune.
J'envoyai quelquefois Blondeau s'informer de la santé de M. de Rochegune auprès de Stolk, son homme de confiance. Son désespoir était toujours aussi profond; une seule fois il était sorti dans le jour pour accomplir un engagement pris autrefois avec les officiers qui avaient, comme lui, combattu pour l'indépendance de la Grèce, à la tête des troupes qu'ils avaient équipées. Il s'était, selon leurs conventions, rendu en uniforme à cette réunion solennelle; là, il avait dit qu'il arrivait de sa terre et qu'il allait y retourner à l'instant.
L'un des derniers jours de l'année, j'allai voir madame de Richeville: elle était plus triste que d'habitude.
—Je suis la cause involontaire d'une ignoble calomnie,—me dit-elle.—Mon neveu Gaston est un misérable que je ne reverrai de ma vie. Hier, la princesse d'Héricourt est venue me voir; elle a appris par hasard que M. de Senneville interprétait d'une manière odieuse les relations que vous aviez bien voulu avoir quelquefois avec lui pour mes affaires; il prétend que la vie retirée que vous menez lui est depuis longtemps consacrée tout entière, qu'il a été vous rejoindre dans le Midi. Il ose affirmer que madame Blondeau lui porte vos lettres et reçoit les siennes; il prétend qu'il l'a montrée à plusieurs de ses amis, qui l'ont vue maintes fois venir chez lui de votre part, et que c'est à cause de vous qu'il hésite à accepter un très-riche mariage qu'un de ses amis lui propose.
Je n'eus pas besoin d'affirmer à madame de Richeville que je n'avais pas entendu parler de M. de Senneville pendant mon séjour à Hyères; je lui expliquai une partie des raisons qui m'avaient autrefois obligée à confier un dépôt important à l'obligeance de M. de Senneville, et comment Blondeau avait quelquefois dû aller chez lui.
Comme moi, plus que moi encore, la duchesse s'indigna de cet ignoble abus de confiance.
Mon parti fut bientôt pris.
J'envoyai le lendemain matin Blondeau chez M. de Senneville avec l'ordre de me rapporter le coffret. Si M. de Senneville était absent, elle devait prier son valet de chambre de lui remettre ce dépôt. Cet homme, qui la connaissait, ne fit aucune difficulté, et le lui rendit.
Je montai en voiture avec Blondeau pour porter moi-même cette cassette chez M. de Rochegune, réfléchissant malheureusement trop tard que je n'avais plus à craindre que le hasard lui découvrît le contenu de ces lettres. En route je pensai que M. de Rochegune, voulant garder le secret de sa demeure, il serait plus prudent d'y aller en fiacre, de peur d'indiscrétion de mes gens, qui pourraient reconnaître Stolk. Je pris un fiacre et je renvoyai ma voiture. Nous arrivâmes au Marais.
Je me faisais un triste plaisir de voir au moins la maison qu'habitait M. de Rochegune. Nous laissâmes le fiacre près de la rue Saint-Louis, et je descendis avec Blondeau, qui alla remettre le coffret à Stolk.
Pendant qu'elle s'acquittait de cette commission, j'examinais avec angoisse les dehors de cette demeure; son aspect désert, désolé, me navra, je fus épouvantée en songeant aux heures de désespoir qui devaient si lentement s'écouler pour lui dans cette demeure abandonnée.
Blondeau remit le coffret à Stolk, me donna des nouvelles de M. de Rochegune, et nous revînmes chez moi.
J'allai faire mes adieux à madame de Richeville. Malgré le chagrin que lui causait notre séparation, elle m'avait engagée et j'étais décidée à partir le soir même pour Maran afin de faire cesser, par mon absence, les bruits odieux que la misérable fatuité de M. de Senneville avait fait naître.......
. . . . . . . . . .
Quelques jours après mon arrivée, madame de Richeville m'apprit un événement dont les suites auraient pu être bien douloureuses pour moi.
Voici le passage de cette lettre:
«..... Mon neveu Gaston a été en si grand danger, que malgré mon indignation, je n'ai pu refuser d'aller le voir; car il avait,—me disait-il,—un aveu important à me faire. Je le trouvai très-gravement blessé d'un coup d'épée qu'il a reçu de M. de Rochegune, et dont il se ressentira peut-être toute sa vie. Il m'a avoué franchement, d'ailleurs, que, cédant à un odieux sentiment d'orgueil et de vanité, il avait indignement abusé de vos relations confidentielles pour vous compromettre, et que son séjour dans le Midi était une fable comme le reste. Il me suppliait, dans le cas où sa blessure serait mortelle, de vous demander grâce pour lui et de vous dire qu'il avait reconnu la lâcheté de ses mensonges; il a enfin tâché de faire valoir, comme un titre à votre indulgence, sa discrétion profonde au sujet de M. de Rochegune. Voici à peu près comment il m'a raconté cette scène, qui aurait pu avoir, hélas! des suites plus funestes encore:
«J'appris,—me dit Gaston,—en rentrant chez moi, que mon valet de chambre avait remis à madame Blondeau le dépôt que sa maîtresse m'avait confié. Je fus étonné, presque blessé de cette manière d'agir; je courus chez madame de Lancry, elle était sortie. Je revenais chez moi, lorsque je la vis par hasard descendre de sa voiture avec madame Blondeau et prendre un fiacre. Cette apparence de mystère piqua ma curiosité; j'allais la suivre, lorsque je rencontre M. de Baudricourt, un de mes amis, arrivé récemment des États-Unis, où il était resté fort longtemps. Comme beaucoup de personnes, il avait ajouté foi à mes calomnies sur madame de Lancry. Je lui déguisai une partie de la vérité, et il m'accompagna pour m'aider à retrouver les traces de madame de Lancry, que j'avais perdues. Plusieurs circonstances bizarres, qu'il est inutile de vous raconter, me donnèrent la certitude que le coffret avait été déposé rue Saint-Louis au Marais, chez un certain colonel Ulrik.
«Je vous l'avoue, aigri par la conscience de ma mauvaise action, vaguement jaloux de l'inconnu auquel madame de Lancry accordait la confiance qu'elle me retirait, craignant enfin de passer pour un homme faible aux yeux de M. de Baudricourt, qui me croyait des droits sur madame de Lancry, je me décidai à exiger du colonel Ulrik la restitution du coffret. J'obtins à grand'peine une entrevue avec lui; j'y vins accompagné de M. de Baudricourt.
«Jugez de ma surprise en reconnaissant M. de Rochegune dans le colonel Ulrik. Mon ami ne l'avait jamais vu. J'agis alors, je crois, en gentilhomme. M. de Rochegune savait parfaitement qui j'étais; il ne parut pas vouloir me reconnaître. Mon premier étonnement dissipé, j'agis de même à son égard. Il se donnait pour le colonel Ulrik, je crus de bon goût de l'accepter pour le colonel Ulrik. M. de Rochegune refusa de rendre les lettres. L'entretien finit par un rendez-vous à Vincennes.
«Voulant, autant que possible, ménager le mystère dont s'entourait M. de Rochegune, j'eus l'attention de prendre pour mon second témoin le général-major Hartman, tout récemment arrivé de Vienne. M. de Rochegune avait envoyé chercher deux soldats à une caserne pour lui servir de témoins. Ainsi, avant, pendant et après le duel, il resta donc aux yeux de tous le colonel Ulrik, et son secret fut respecté.»
«Voici ce que m'a raconté mon neveu, ma chère Mathilde, en me suppliant d'intercéder pour lui auprès de vous et de faire valoir sa profonde discrétion. Sous ce rapport, je suis obligée de convenir que mon neveu Gaston a agi en galant homme: rien de plus, rien de moins. Mais ceci n'atténue en rien l'indignité de sa conduite envers vous, et de ma vie je ne le reverrai. Je vous donne ces détails pour vous rassurer, dans le cas où par hasard vous entendriez parler de ce duel....»
Je viens de relire cette longue histoire depuis mon mariage jusqu'aujourd'hui 10 avril 1839.
Je suis maintenant indécise: enverrai-je ces pages si tristes à celui pour qui je les ai écrites? L'heure de ma réhabilitation auprès de lui est-elle enfin venue? Est-il temps de lui avouer combien je l'aimais... combien je l'aime encore? Cet aveu n'est-il pas une faute?
Une faute? Non. Qu'importe qu'il sache que je l'aime... que je n'ai jamais aimé que lui?... Je suis sûre maintenant de n'être jamais indigne ni de moi, ni de lui...
Et puis je ne sais ce que l'avenir me réserve... Avant-hier j'ai reçu quelques lignes de M. de Lancry; il m'annonce son prochain retour... Il peut me forcer à le suivre... à quitter pour jamais la France... que sais-je! J'ai consulté plusieurs avocats; il ne me reste aucun moyen de me soustraire au pouvoir de M. de Lancry, s'il veut l'employer.
Si je suis réduite à cette extrémité, au moins l'homme que j'aime, que j'estime le plus au monde, connaîtra mes secrètes pensées. Il saura que je n'ai jamais démérité de lui... il saura que je me suis vaillamment sacrifiée au bonheur de ceux que j'aimais... Quel que soit le sort qui m'attende, au moins je serai sincèrement jugée par mes amis.
Sans les sinistres pressentiments que me cause la menace de l'arrivée de M. de Lancry, je me trouverais presque heureuse d'avoir eu la force d'achever ces pages.
Ce long coup d'œil sur le passé m'a calmée, m'a donné, sinon de l'orgueil, du moins de la confiance dans mon caractère et dans mon énergie.
Je me suis rendu compte de mes luttes, de mes souffrances; je ne me suis pas dissimulé ce que j'ai fait de mal, je ne me suis pas exagéré ce que j'ai fait de bien.
Cette analyse sévère, ce jugement impartial de ma vie ont réveillé en moi de bien navrants souvenirs, mais ils m'ont laissé une conscience d'une sérénité profonde. Ce sera ma seule consolation, ce sera mon unique refuge si de nouveaux malheurs viennent m'accabler.
Telle a été ma vie jusqu'ici.
On voit que les détestables prévisions de mademoiselle de Maran ne l'ont jamais trompée. Elle avait chargé Ursule et M. de Lancry de poursuivre son œuvre de vengeance... tous mes malheurs ont gravité autour de ces deux êtres.
En accordant ma main à M. de Rochegune qui la demandait, en suivant en cela les avis de M. de Mortagne... mademoiselle de Maran assurait le bonheur de ma vie... Ce mariage fut écarté... et ma tante me rendit complice involontaire de sa haine en m'amenant à épouser M. de Lancry.
FIN DES MÉMOIRES DE MATHILDE.
ÉPILOGUE.
CHAPITRE XVII.
LE CAFÉ LEBŒUF.
Environ un mois s'était écoulé depuis que madame Blondeau avait apporté les mémoires de Mathilde au colonel Ulrik, auquel nous restituerons son véritable nom et que nous appellerons désormais M. de Rochegune.
Le café Lebœuf offrait toujours à l'admiration des rares passants de la rue Saint-Louis ses bocaux de cerises et ses bols d'argent plaqué, à travers ses vitres. L'hôtel d'Orbesson semblait toujours solitaire; son unique habitant, successivement surnommé Robin des bois et le Vampire par les frères Godet, n'avait pas encore passé le seuil de sa porte, du moins pendant le jour.
De temps à autre la figure rébarbative de Stolk apparaissait à la petite porte de service. Toutes les fenêtres de l'hôtel restaient continuellement fermées. Madame Lebœuf, les frères Godet et les autres habitués du café avaient fini par conclure une trêve avec ce qu'ils appelaient l'ennemi commun, c'est-à-dire, qu'ils avalent renoncé à leur système d'espionnage; sacrifice d'autant plus méritoire qu'aucun fait nouveau ne s'était passé depuis la visite de madame Blondeau à M. de Rochegune. Chaque matin, les frères Godet venaient ponctuellement prendre leur tasse de café et augmenter le respectable cercle qui entourait le comptoir d'acajou de madame Lebœuf. Le 13 mai 1839, par une assez belle matinée de printemps, les deux frères, contre leur coutume méthodique, arrivèrent au café Lebœuf deux heures plus tard qu'à l'ordinaire; ce grave dérangement dans leurs habitudes était causé par une gracieuse invitation de madame Lebœuf, qui, depuis quelques jours, les avait conviés à une sorte de déjeuner dînatoire que du temps à autre elle offrait politiquement à ses plus fidèles commensaux.
Préparés à cette solennité gastronomique par une longue promenade au Jardin-des-Plantes, les frères Godet arrivaient au café Lebœuf disposés à faire largement honneur à la réfection de leur hôtesse. A quelques pas de l'établissement, M. Godet l'aîné s'arrêta, mit son parapluie sous son bras, souleva son chapeau, essuya son front, et de sa puissante voix de basse-taille il dit à son frère d'un air sentencieux:
—Je ne vous le cacherai pas, Dieudonné, le grand air, cette promenade, ce beau temps, la vue de la nature des quatre parties du monde que nous venons de contempler au Jardin-des-Plantes, y compris leurs animaux depuis les volatiles jusqu'aux reptiles les plus venimeux... tout cela m'a donné une faim canine.
—Cela ne m'étonne pas, mon frère—dit timidement M. Godet cadet.—Nous nous sommes levés de bonne heure, et, comme dit la romance: Quand ou fut toujours vertueux on aime à voir lever l'aurore.
A cet instant, les deux frères passaient devant la grande porte de l'hôtel d'Orbesson. Godet l'aîné jeta de ce côté un regard sarcastique, et dit à son frère avec l'expression d'une sanglante ironie:
—Si les gens vertueux aiment à voir lever l'aurore... je suis bien sûr que celui qui habite cette maison ne l'a pas vue souvent lever, l'aurore!!!...
Le mot était dur. Dieudonné en comprit la portée, et il dit tout bas à son frère:
—Prends garde, Godet... quelquefois les murs ont des oreilles.
—Si les murs ont des oreilles, la France a des lois,—s'écria Godet l'aîné d'une voix tonnante en s'adressant fièrement à la grande porte de l'hôtel d'Orbesson et lui jetant un regard de défi courroucé.—Oui,—reprit-il,—la France a des lois, un gouvernement constitutionnel et une garde municipale qui protègent les citoyens paisibles, et qui veillent d'un œil ouvert et paternel sur les individus qui s'embusquent sournoisement dans les ténèbres pour machiner... je ne sais quoi; mais il machine!! je suis sûr qu'il machine...
—Godet... Godet... calme-toi, je t'en conjure,—dit Dieudonné effrayé de l'audace de son frère.
—Qu'il me fasse, s'il le veut, massacrer par ses sbires,—s'écria Godet l'aîné.—Mais il a beau faire le mort depuis quelque temps, je soutiens qu'il machine!!
Après cette énergique et courageuse protestation, les deux frères entrèrent dans le café de madame Lebœuf. Ici commença pour eux une série d'étonnements plus foudroyants les uns que les autres. D'abord, au lieu du candide Botard, qui pêchait si merveilleusement les araignées dans les carafes, ils virent un grand homme maigre à cheveux et à barbe noirs, d'une physionomie sinistre, qui leur demanda d'une voix brusque:
—Que faut-il vous servir?
Godet l'aîné regarda son frère avec surprise; puis, se ravisant, et pensant que Botard était nécessairement employé aux préparatifs du banquet, il répondit d'un ton protecteur:
—Mon bon ami, nous venons pour le déjeuner...
—Quel déjeuner?
Godet l'aîné, se sentant sur son terrain, au lieu de répondre à cet intrus lui dit:
—Où est la chère madame Lebœuf?
—Qui ça, madame Lebœuf?
—C'est un véritable sauvage,—dit tout bas Godet l'aîné à Dieudonné, et, sans répondre un mot de plus, il se dirigea vers l'arrière-boutique, où devait être servi le déjeuner.
Le substitut de Botard saisit rudement le paisible rentier par le bras et lui dit:
—Où allez-vous donc par là?... on n'entre pas.
M. Godet l'aîné devint cramoisi; mais contenant sa colère, il dit d'un ton de majestueuse commisération:
—Mon bon ami... vous jouez gros jeu... fort gros jeu... au moins... mais vous êtes nouveau ici, vous avez droit à notre indulgence... vous ne savez pas que je n'ai qu'un mot à dire à madame Lebœuf pour...
—Eh! mille tonnerres! il n'y a pas de madame ni de Lebœuf qui tienne; asseyez-vous là, on vous servira ce qu'on aura, mais vous n'entrerez pas là-dedans.
M. Godet l'aîné eut encore la force de contenir son indignation, et d'une voix qu'il tâchait de rendre calme:
—Une dernière fois, je vous déclare que je suis un des membres du déjeuner qu'on prépare là-dedans; et je vous somme, oui, je vous somme hautement... d'aller tout de suite chercher votre maîtresse...
—Tenez, mon brave homme... si vous n'étiez pas un homme d'âge, ce serait à vous cribler de coups de pied dans le ventre,—dit le brutal personnage; et il tourna le dos à M. Godet l'aîné.
Celui-ci, malgré les supplications de son frère, ne put s'empêcher de s'écrier:
—Il m'en coûte, il me peine de descendre jusqu'à me commettre avec un mercenaire; mais je ne puis résister au besoin de vous déclarer que vous êtes un fier drôle!... que vous devez être le roi des drôles!
Le garçon se retourna vivement et fit un geste si menaçant, que les deux Godet rompirent simultanément d'une semelle; mais ils gardèrent toutefois une attitude défensive, en présentant leur parapluie à leur adversaire comme on croise la baïonnette.
Malgré ce mouvement, le garçon s'avança d'un air menaçant:
—Vous voulez donc que je vous fasse une bosse au genou?...—dit ce brutal en faisant une allusion offensante à la complète nudité du crâne de Godet l'aîné.
—Insolent malfaiteur! il n'y a donc rien de sacré pour toi?—s'écria M. Godet en rompant encore d'une semelle.
A ce bruit, un nouveau personnage survint: c'était un homme entre les deux âges, trapu, barbu, coloré, portant une veste ronde et une casquette de loutre.
—Hé bien, qu'est-ce qu'il y a donc, Jean?—dit-il au garçon.
—Monsieur Saunier, voilà deux particuliers qui s'acharnent à vouloir entrer à toute force là-dedans; ils disent qu'ils sont d'un déjeuner, et ils demandent madame Lebœuf. Il faut qu'ils soient bus.
—Il n'y a d'ivre ici que vous-même, grossier personnage,—dit Godet aîné, un peu rassuré par la présence de M. Saunier.
Mais M. Saunier dit d'un ton presque aussi bourru que celui de son garçon:
—Madame Lebœuf n'est plus ici; elle m'a vendu son fonds. Je ne donne pas à déjeuner.
On eût annoncé à M. Godet la résurrection positive de Napoléon, qu'il n'eût pas été plus pétrifié qu'il ne le fut à la nouvelle de la retraite subite de madame Lebœuf.
—Mais, monsieur,—s'écria-t-il,—ceci est inadmissible, ceci tombe dans la fable. J'aurai l'honneur de vous faire observer que madame Lebœuf, hier soir, à huit heures trois quarts, m'a encore réitéré l'invitation qu'elle m'avait faite pour...
—Je vous dis que madame Lebœuf m'a cédé son fonds, son mobilier, son bagage, tout enfin, excepté ses robes et ses bonnets, dont ni moi ni Jean nous n'aurions su que faire, et, hier soir, elle a filé à dix heures.
—Il n'en est pas moins fort extraordinaire, monsieur, que, venant très-disposés à déjeuner, on...
—Qu'est-ce qu'il faut vous servir?... Je n'ai pas le temps de causer... Jean... sers ces messieurs.
Et M. Saunier rentra dans l'arrière-boutique, dont il ferma soigneusement la porte...
—Alors... servez-nous ce que vous voudrez... du lait... une bavaroise, que sais-je?—dit M. Godet l'aîné d'un air égaré en se laissant tomber sur une banquette et en levant les mains au ciel.
—Il n'y a pas de bavaroise,—dit Jean.
—Comment! pas de bavaroise?... allons... eh bien alors donnez du café au lait,—dit Godet avec un profond soupir.
—Il n'y a pas de café au lait non plus.
—Comment!
—Il n'y a que du chocolat en morceaux, du café en grains, des cerises à l'eau-de-vie et de l'eau sucrée.
—Mais c'est épouvantable! on n'ouvre pas un café, monsieur, quand on ne peut offrir aux consommateurs que de tels comestibles!—s'écria Godet l'aîné.
—Eh! mille tonnerres! ne consommez pas. Qu'est-ce que ça nous fait donc, à nous, que vous consommiez?
Ces derniers mots parurent faire une vive impression sur Godet l'aîné; il jeta un regard d'intelligence à son frère et dit à Jean:
—Eh bien! donnez-nous une tablette du chocolat, un verre d'eau sucrée et du pain.
Évidemment Jean était absolument étranger aux premiers principes de sa profession; il apporta du sucre dans une tasse, une tablette de chocolat sur un vieux journal, et de l'eau dans une bouteille.
A la vue de ces énormités, les Godet échangèrent de nouveaux signes d'étonnement et presque d'effroi...
Quelques fidèles habitués, conviés comme les deux frères au déjeuner de madame Lebœuf, apprirent par eux la brusque disparition de l'hôtesse et quels étaient les sauvages,—ce fut l'expression dont se servit M. Godet l'aîné;—quels étaient les sauvages qui remplaçaient la digne veuve toujours si prévenante pour ses habitués, et son fidèle et inoffensif Botard.
MM. Godet et leurs amis, tout en grugeant leur tablette de chocolat, se livraient à des suppositions fabuleuses à l'endroit de la disparition de la veuve et de l'apparition de ses étranges successeurs; quelques uns penchaient pour un enlèvement tenté par un Anglais ou un Américain. Comme Dieudonné faisait assez sagement observer que l'âge et la figure de madame Lebœuf semblaient donner un flagrant démenti à cette supposition, un ex-clarinette de l'Ambigu, qui avait scruté profondément les mystères du cœur humain, se crut en droit d'affirmer que l'âge et la figure de madame Lebœuf n'étaient pas un obstacle à un enlèvement, vu que plusieurs milords richissimes portaient dans leurs goûts une épouvantable dépravation. Si peu flatteuse que fût cette conclusion pour madame Lebœuf, elle réunit une majorité assez imposante; mais les conjectures mêmes manquaient, lorsqu'on en vint à se demander quels étaient les gens qui succédaient à la digne veuve. Tout dans leur conduite semblait mystérieux. D'abord ils semblaient fort peu s'inquiéter des consommateurs. Pourquoi donc alors tenaient-ils un café?
Jean le brutal regardait constamment dans la rue et ne quittait pas des yeux les deux portes de l'hôtel du Vampire. Le vieux domestique Stolk ayant ouvert la petite porte de service au pourvoyeur, Jean quitta précipitamment la porte, alla chercher son maître, le ramena et lui dit en lui montrant Stolk:
—C'est pourtant toujours lui...
—Il faut qu'il ait l'âme chevillée dans le corps,—répondit Saunier.
La petite porte se referma, Stolk disparut.
Quelques heures après, un homme d'assez mauvaise mine entra précipitamment dans le café et dit à Jean:
—Attention! je ne la devance que de quelques minutes... Il avait bien dit qu'elle y viendrait.
—Je le crois bien, la souricière est fameuse,—dit Jean.—Simon est à la petite porte de la ruelle. On ne pouvait pas nous échapper.
—Ah! la voici,—reprit l'autre.
Les deux interlocuteurs et les habitués, qui n'avaient pas perdu une parole de cette conversation, regardèrent attentivement aux vitres.
—Dieudonné, Dieudonné!—s'écria Godet l'aîné,—vite... vite... c'est la même vieille femme qui, il y a quatre mois, a apporté le coffret chez le Vampire, et il y a un mois une lettre sans doute. Comme elle a l'air effaré!...
C'était en effet madame Blondeau... toute pâle et toute tremblante.
Elle sonna et fut reçue et introduite par le fidèle Stolk dans l'intérieur de l'hôtel d'Orbesson.
—Bon!—dit l'interlocuteur de Jean,—quelle heure?
Jean tira sa montre.
—Elle y est entrée à midi vingt minutes.
—Suffit,—dit l'homme;—je m'en retourne à l'hôtel Meurice, où ils sont descendus ce matin à dix heures. Et il sortit.
Jean rentra précipitamment dans l'arrière-boutique.
Quand on connaît la curiosité féroce des habitués du café Lebœuf, quand on pense que depuis plusieurs mois cette curiosité était réduite au plus maigre régime, on se figure facilement de quelle fièvre dévorante durent être transportés les Godet et la troupe en voyant la mystérieuse intrigue qu'ils avaient crue terminée se renouer et se compliquer davantage par l'intérêt que semblaient y prendre les nouveaux possesseurs du café Lebœuf.
CHAPITRE XVIII.
L'HOTEL DE MARAN.
Pendant que les nouveaux propriétaires du café Lebœuf et ses anciens habitués ont les yeux attentivement fixés sur les portes de la maison habitée par M. de Rochegune, nous conduirons le lecteur à l'hôtel de Maran, toujours habité par la tante de madame de Lancry.
La nuit approchait. Une table abondamment et somptueusement servie était dressée au milieu d'une belle office parfaitement éclairée, avoisinant la grande salle à manger.
Servien, maître d'hôtel, présidait au dîner. Deux femmes de chambre, deux valets de pied, le cuisinier et deux ou trois de leurs connaissances, faisaient donc bonne et joyeuse chère aux dépens de mademoiselle de Maran, retenue depuis plusieurs mois dans son lit par une paralysie qui lui permettait à peine de remuer le bras gauche. Ainsi qu'on l'a vu dans les mémoires de madame de Lancry, mademoiselle du Maran, exécrée, abandonnée de tout le monde, était entièrement livrée à la merci de ses domestiques.
—A votre santé, monsieur Servien,—dit le cuisinier,—à tout seigneur tout honneur... Vous êtes plus ancien que nous dans la maison, vous!...
L'homme à la tache de vin se leva et dit d'un air singulièrement sardonique:
—A la santé de notre bonne maîtresse!... Puisse-t-elle vivre encore longtemps comme ça pour faire notre bonheur!...
Ce toast fut accueilli par les éclats de rire des convives.
—Tiens... ça me fait penser que j'ai oublié son potage au tapioka,—dit le cuisinier.—Ah bah!—reprit-il,—elle mangera de la soupe à la tortue... ça sera tout de même, et ça la changera; il en reste dans la soupière.
A ce moment, une sonnerie retentit bruyamment dans l'office.
Personne ne bougea.
—Bon! la voilà qui recommence son carillon de tout à l'heure; ça va être amusant,—dit mademoiselle Julie, la première femme de mademoiselle de Maran.
On sonna une seconde fois.
—C'est insupportable; je la croyais calmée,—dit mademoiselle Julie;—on ne peut pas dîner tranquille. Vous êtes aussi bien peu aimable, monsieur Servien! Vous nous promettez de casser une fois pour toutes le mouvement de ses sonnettes pour que nous ayons la paix, et vous n'y pensez pas...
—Le fait est,—dit le cuisinier, qu'elle devient sonneuse, mais sonneuse que c'en est fastidieux.
Trois ou quatre coups de sonnette précipités confirmèrent l'assertion du cuisinier.
—Décidément il n'y a que cela à faire,—dit Servien;—vous avez raison, mademoiselle Julie. On détraquera le mouvement, et alors... nous serons en repos.
—On pourra lui laisser une petite sonnette de main pour l'amuser,—dit mademoiselle Julie;—les portes fermées, on ne l'entendra pas.
—Oui... mais madame fera venir un serrurier,—dit un valet de pied d'un air fin;—on raccommodera le mouvement, et alors, alors...
—Vous êtes encore bien de votre village, monsieur Goujon,—dit mademoiselle Julie.—Est-ce qu'on l'écoutera, avec son serrurier?... Elle donnera l'ordre, d'y aller? eh bien! on n'ira pas... et on lui dira...
—On lui dira qu'il y a une épizootie qui a emporté tous les serruriers,—dit M. Servien.
Cette plaisanterie fit tellement rire les convives, que le bruit des coups de sonnette de mademoiselle de Maran, qui allaient alors crescendo furioso, fut un moment étouffé; mais lorsque ces éclats de gaieté cessèrent un peu, on entendit un carillon assourdissant.
—Il n'y a pas moyen d'y tenir!—s'écria mademoiselle Julie.
—Est-elle sonneuse... est-elle sonneuse!—dit le cuisinier.
—C'est maintenant qu'elle doit joliment mâchonner entre ses dents et se tortiller, colère comme une possédée,—dit Goujon.
—Ah! bien oui! je lui en défie, de se tortiller,—dit Servien.—Elle est impotente sur son lit... Il n'y a que sa main gauche qu'elle puisse remuer...
—Eh bien! elle se rattrape joliment sur sa main gauche,—dit le cuisinier.—Tenez... tenez... entendez-vous son bacchanal?... Allons, allons, j'en suis pour ce que j'ai dit... c'est une sonneuse...
—Mais c'est à devenir folle!—s'écria mademoiselle Julie.—Mais j'y songe, monsieur Goujon. Allez donc prendre l'échelle de la bibliothèque; le mouvement de la sonnette passe ici: nous allons le couper, et nous serons tranquilles.
On applaudit d'autant plus à l'excellente idée de la femme de chambre, que la sonnerie de mademoiselle de Maran devenait convulsive, incessante, et n'était interrompue que par de rares repos, que mademoiselle Julie, qui se piquait d'un peu de musique, appelait ingénieusement des points d'orgue.
Goujon apporta l'échelle; Servien lui confia une pince à déboucher le vin de Champagne. Le fil de fer du mouvement fut coupé au milieu d'un tintement formidable, et le bruit cessa subitement.
—Dieu... quelle figure elle doit faire dans son lit avec son chapeau de soie carmélite!—dit mademoiselle Julie en éclatant de rire.—Je ne voudrais pas m'en approcher à cette heure; elle me mordrait, bien sûr.
—Et voilà une morsure qui serait venimeuse,—dit le cuisinier.
—Mais pourquoi donc que madame s'ostine à porter un chapeau de soie et un casaquin puce dans son lit... puisque voilà deux mois qu'elle ne se lève plus?—dit Goujon.
—C'est un vœu qu'elle a fait au diable,—dit M. Servien avec un sérieux comique.
—Le fait est que si le diable est son parrain, elle est bien sa filleule,—dit mademoiselle Julie.—Est-elle méchante! est-elle méchante! Nous a-t-elle tourmentés quand elle se portait bien! a-t-elle lésiné sur tout! nous a-t-elle brutalisés. Tiens, chacun son tour!
—Ce qui l'enrage,—reprit M. Servien,—c'est qu'elle ne peut plus écrire... à M. Luchet, son homme d'affaires, ce grand caliborgnon, à qui elle se plaignait toujours de nous... Elle a beau m'ordonner de lui écrire de venir... moi pas si bête...
—Le père Fabri, le concierge, l'a renvoyé il y a huit jours, dit Goujon.
—Je le lui avais recommandé dans le cas où il viendrait de lui-même, ce M. Luchet, mauvais intrigant... Vous sentez bien, mes enfants, que madame serait capable de le faire installer ici. Alors ça serait fini pour nous. Au lieu de nous asseoir bien à notre aise dans l'office de la salle à manger, devant un bon dîner à deux services... il faudrait descendre dans l'office de la cuisine... Nous n'aurions plus les mêmes douceurs.
—Dites donc, monsieur Servien,—dit mademoiselle Julie,—si l'on disait de M. Luchet ce qu'on dira des serruriers, qu'il est mort, qu'il y a eu aussi une épizootie sur les hommes d'affaires?
—Ma foi, ça ne serait pas de refus; nous aurions la paix. D'un autre côté, l'on dirait à M. Luchet que madame ne veut plus le voir, et il n'en serait que ça... S'il écrivait, comme je connais son écriture, je ne donnerais pas ses lettres, et il n'en serait encore que ça...
—Oui, mais il faudrait prendre garde aux amis de madame, qui pourraient lui dire que ça n'est pas vrai, ces épizooties,...—dit mademoiselle Julie d'un air malicieux.
—Avec ça qu'il en vient, des visites!—dit M. Goujon.—Depuis six mois que je suis dans la maison, je n'ai encore vu personne... que ce vieux savant si mal peigné.
—M. Bisson le brise-tout,—dit Servien,—il n'y a plus que lui de fidèle. Il est venu au moins trois fois depuis que la maison est fermée, et on lui a toujours dit que madame ne reçoit pas... Ah! quelle différence du temps de madame Ursule! Les bals, les concerts, les dîners, comme ça roulait! On a tant dansé, tant chanté, tant dîné, qu'il m'en est resté... une bonne petite ferme en Bauce.
—Ah! voilà ce que c'est que l'économie,—dit mademoiselle Julie.—Mais ça fend le cœur... cette pauvre madame Ursule.
—Si j'avais à plaindre quelqu'un, je plaindrais plutôt madame la vicomtesse, la nièce de madame, qu'elle tourmentait si méchamment quand elle était petite...—dit Servien.
—Avec cela que ça vous réussirait bien de plaindre madame la vicomtesse,—dit mademoiselle Julie.
—Vous avez vu comme madame s'est disputée il y a quinze jours avec son médecin, le docteur Gérard, qui lui disait du bien de madame de Lancry. Madame a dit tant d'injures à M. Gérard qu'il a déclaré qu'il ne remettrait plus les pieds ici.
—Et pour la punir, au lieu d'aller, le lendemain, chercher M. le docteur Verteuil,—dit Servien,—je n'y suis pas allé... Bah! un médecin nous gênerait.
—Tiens... dit mademoiselle Julie,—est-ce qu'on a besoin de médecin quand on est paralytique?
—C'est pas une maladie... paralytique,—dit Goujon;—on ne bouge pas... on est comme quelqu'un qui reste bien tranquille... bien tranquille, voilà tout.
—Bien sûr,—reprit Julie.—Et puis, pour ce que lui ordonnait le docteur Gérard... c'était pas la peine d'avoir un médecin.... De petites bouteilles avec de la fleur d'orange... de petites drogues de rien du tout; c'était pour l'amuser...
Le fait est que depuis quinze jours qu'elle se passe de médecin... elle n'en va pas plus mal,—dit M. Servien;—ça peut aller comme cela très-longtemps: les bossus ont la vie dure... c'est comme les chats. Nous aurons toujours de quoi faire la dépense; j'ai l'habitude de donner les reçus aux fermiers pour madame... je ne prends que juste ce qu'il faut pour que nous ne manquions de rien... le reste, je le mets dans la caisse de madame.
—Quant à cela, nous sommes très-bien, très-bien,—dit mademoiselle Julie,—seulement il nous faudra prendre un petit garçon pour nous servir à table, car c'est ennuyeux de se lever à chaque instant.
—C'est ça,—dit le cuisinier.—Je dresserai le dîner, ma fille de cuisine donnera les plats au gamin, et nous mangerons plus chaud.
—Adopté,—dit Servien.—A propos,—reprit-il,—depuis que son dernier chien est mort, madame me relance tous les jours pour que je lui en achète un autre.
—Ah! je ne veux plus de chien ici; non!—s'écria mademoiselle Julie,—je ne veux plus de chien ici! j'ai été assez comme ça la servante des animaux... Et d'ailleurs, ça n'était pas pour en avoir un second que j'ai donné une arête au dernier.
—Tiens, tiens, tiens... c'est vous qui l'avez fait étrangler?—dit Servien.
—Sans doute: c'était une horreur que cette vieille bête-là, si méchante.
—C'est pour sa méchanceté que madame l'a pleuré, bien sûr.
—Ainsi bien décidément... pas de chien?—demanda Servien.
—Non, non, pas de chien,—répéta-t-on en chœur.
—Accordé,—dit le maître d'hôtel;—je lui dirai qu'ils ont le même sort que les serruriers, les hommes d'affaires et les médecins.
Cette facétie fit beaucoup rire les convives, qui en étaient au fruit.
—Eh bien! il n'y a pas de vin de Chypre, monsieur Servien? voilà un joli dessert!—dit mademoiselle Julie.
Servien regarda sur la table.
—Je croyais en avoir pris une bouteille chez madame...
—Voyez donc ce genre, de garder comme ça son vin de Chypre dans l'armoire de son grand cabinet de toilette,—dit mademoiselle Julie,—tandis que les autres vins sont à l'office ou à la cave.
—C'est une idée qu'elle a; ne m'en parlez pas, ça fait pitié,—dit Servien.—Puis il se leva en disant:—Je vais en aller chercher.
—Dites donc, monsieur Servien, portons-lui son potage en même temps, nous ferons d'une pierre deux coups,—dit mademoiselle Julie.
—Vous avez raison. Quelle heure est-il? Neuf heures. Elle le voulait à huit heures et demie; il n'y a qu'une demi-heure de retard.
Le cuisinier mit négligemment un reste de soupe à la tortue dans une assiette de porcelaine. Servien prit une serviette, l'étendit sur un plateau d'argent, se fit précéder de mademoiselle Julie portant une bougie, et traversa les trois salons qui séparaient la salle à manger de la chambre à coucher de mademoiselle de Maran.
La nuit était complétement venue.
—Dites donc, monsieur Servien, prenez garde qu'elle ne vous dévore quand vous allez lui servir son potage,—dit mademoiselle Julie en riant et en ouvrant la porte.
L'intérieur de cette chambre était toujours ainsi qu'il a été décrit par madame de Lancry dans ses mémoires.
Sur la cheminée, des pagodes de porcelaine verte à yeux rouges toujours en mouvement; sur le secrétaire de vieux laque, trois générations de chiens-loups blancs empaillés: de graves portraits de personnages des siècles passés se détachaient des boiseries grises.
A la faible clarté que projeta dans cette vaste chambre la bougie que portait mademoiselle Julie, on put voir se détacher du fond de l'alcôve, drapée de damas rouge sombre, la figure jaune et terreuse de mademoiselle de Maran assise dans son lit et adossée à un énorme coussin.
C'était toujours la même robe de soie carmélite, le même manteau de lit, le même tour de cheveux noirs couvrant à demi son front plat et déprimé comme celui d'une vipère; c'étaient toujours ces yeux renfoncés, ardents, et qui, au moment où Servien entra, brillaient d'une indicible rage...
La position de cette femme était d'autant plus affreuse que la paralysie ne lui laissait de libre que le cou, l'avant-bras et la main gauche; le reste du corps était complétement inerte.
Les imprécations qu'elle, se mit à vomir contre Servien et mademoiselle Julie n'étaient donc accompagnées que d'un faible balancement de tête et de quelques mouvements convulsifs de la main gauche.
—Misérable!—s'écria-t-elle en écumant de colère,—affreux scélérat!... C'est donc ma mort que vous voulez, brigand que vous êtes?
Servien s'approcha du lit avec un sang-froid imperturbable pour y déposer son plateau.
Ce silence redoubla l'exaspération de mademoiselle de Maran, qui s'écria:
—Va-t-en... sors d'ici... je te chasse... que je ne te voie plus.
Servien tourna sur ses talons, fit un signe à mademoiselle Julie, et regagna la porte.
—Mais le vin de Chypre?—lui dit tout bas celle-ci.
—Laissez donc, elle va me rappeler.
—Servien... Servien... Julie... Voulez-vous rester là!... Ah! les misérables!... ils ont juré de me faire mourir à petit feu!...
Servien fit une seconde conversion sur lui-même, et revint du même pas lent et solennel avec son plateau.
Mademoiselle de Maran sentit le besoin de se contenir, et dit d'une voix entrecoupée par la colère:
—Quelle heure est-il?... A quelle heure avais-je demandé mon tapioka?...
—J'attendais que madame eût sonné pour la servir,—dit Servien en posant le plateau sur le lit.
—Madame sonne ordinairement pour avoir de la lumière,—dit ingénument mademoiselle Julie.
Mademoiselle de Maran leva les yeux au ciel et dit d'une voix sourde:
—Ils me tueront... Ils me tueront... Je mourrai de male-rage... Comment!... je n'ai pas sonné... sonné depuis une heure à me rompre le bras!—s'écria-t-elle avec une explosion de fureur impossible à décrire.
—Madame a sonné?—demanda Servien.
—Madame... aura peut-être cru sonner!—dit mademoiselle Julie.
—J'aurai cru sonner... entendez-vous cette sotte bête, cette vilaine menteuse! J'aurai cru sonner!!! Je sonne depuis une demi-heure à tout briser... drôlesse que vous êtes!...
—C'est ça... madame, en sonnant si fort, aura cassé le mouvement, et nous n'aurons rien entendu,—dit Servien.
—Et à qui la faute si j'ai cassé le mouvement, animal!... N'est-ce pas la vôtre? Voilà une demi-heure que je suis dans l'obscurité, et vous savez bien que j'en ai horreur, de l'obscurité. Eh bien! voyons, les allumerez-vous, ces bougies, au lieu de rester là à bâiller aux corneilles, butorde que vous êtes...
Au lieu d'obéir, mademoiselle Julie prit le coin de son tablier, le porta à ses yeux, feignit de pleurer, gagna la porte et disparut en disant d'une voix entrecoupée:
—Je ne peux pas m'habituer à être traitée comme ça... hi, hi, hi...
—Julie... Julie... voulez-vous bien rester là... Ah! la malheureuse...—s'écria mademoiselle de Maran,—je ne veux pas qu'elle reste un moment de plus chez moi... je ne veux plus de ça ici... qu'on la chasse, qu'on la jette à la porte... non pas ce soir... mais à l'instant... Entendez-vous, Servien?...
—Oui, madame... soyez tranquille... calmez-vous.
Et après avoir mis le plateau sur une table de lit, qu'il plaça devant mademoiselle de Maran, il alla dans le cabinet prendre une bouteille de vin de Chypre; il refermait l'armoire lorsqu'il entendit le bruit d'une assiette qui se brisait sur le parquet, et la voix de mademoiselle de Maran qui s'écriait dans un nouvel accès de rage:
—Servien!... Servien!...
—Qu'est-ce qu'il y a, madame?
—Mais voulez-vous donc m'empoisonner? mais c'est affreux! mais qu'est-ce que c'est que ce potage-là?
—Comment! madame l'a jeté au milieu de la chambre? et l'assiette aussi? en voilà par tout le parquet.
—Vous me donnez de la soupe en tortue... à une malade? Mais vous voulez donc me tuer, infâme gueux que vous êtes!
Servien, songeant sans doute que ses camarades s'impatientaient en son absence, sortit sous le même prétexte que mademoiselle Julie, et dit d'un ton douloureux et pénétré:
—Il est bien dur pour un vieux serviteur de se voir traiter de la sorte... ça me fait trop de peine d'entendre madame me parler ainsi... j'aime mieux m'en aller.—Et il disparut en fermant respectueusement la porte derrière lui.
—Servien... Servien... voulez-vous bien rester!... Ah! mon Dieu... qu'est-ce que c'est que cette bouteille qu'il emporte là... Servien... mais c'est de mon vin de Chypre... j'en suis sûre... Servien... Ah! les infâmes voleurs... les misérables... j'étouffe de rage...
Elle saisit péniblement la sonnette, mais elle rejeta bientôt le cordon en s'écriant:
—Elle a cassé... ils ne viendront pas... Ah! que faire... seule, seule... personne pour me délivrer de cette valetaille!... Ils m'insultent... ils me torturent... ils me pillent... et je ne puis rien... seule... vieille... impotente... abandonnée de tous... Après cela, je chasserais ceux-là, j'en prendrais d'autres, ça serait tout de même; je n'ai personne pour me soutenir, pour prendre mes intérêts. Ah! mon Dieu... que je suis donc malheureuse... à mon âge, malade, infirme, privée des soins les plus vulgaires... je ne mange au monde qu'un pauvre potage... je ne peux pas seulement l'avoir... mais j'ai faim... moi... j'ai faim... mon Dieu! mon Dieu... Moi souffrir de la faim... au milieu de ma maison... de mes gens... mais c'est affreux!... Servien... Servien... Rien... ils ne veulent pas venir. Mais il n'y a donc pas de justice au ciel et sur la terre? mais qu'est-ce que c'est que cette barbarie-là?... mais c'est atroce... mais la dernière des femmes du peuple lorsqu'elle est malade... a une famille qui la soigne... a quelqu'un qui prend pitié d'elle... et moi, personne... personne!... j'en suis réduite à une fureur impuissante... à écumer de rage... et dire que c'est ainsi tous les jours! Servien... Servien... J'ai beau appeler... ils ne m'écouteront pas... Oh! les scélérats... mon Dieu, que faire! Si je criais au secours... au feu... oui... oui... ils viendront peut-être.
Mademoiselle de Maran se mit alors à crier de toutes forces d'une voix chevrotante:—Au feu!... au secours!...
Sa voix, encore affaiblie par l'émotion de la colère, ne parvint pas aux oreilles de ses gens; tout resta silencieux.
La hideuse figure de mademoiselle de Maran devint livide de terreur; la pâle clarté de la bougie qui éclairait sa chambre suffisait à peine pour dissiper l'obscurité qui y régnait. Comme tous les caractères méchants et lâches assaillis par les remords, mademoiselle de Maran avait horreur des ténèbres.
—Au secours!—répéta-t-elle d'une voix épuisée,—au feu!...
Après un moment de profond silence, elle reprit avec désespoir:
—Ils ne viennent pas... je brûlerais... je mourrais... qu'on me laisserait mourir et brûler... Ah! mon Dieu... mourir... c'est affreux de mourir... mourir ainsi seule... sans personne autour de vous... que des valets qui n'attendent que votre agonie... pour vous dévaliser... Mourir... mourir... et après... après... oh! non... après il n'y a rien... il n'y a rien.
A ce moment ses yeux égarés par la frayeur s'arrêtèrent sur le portrait d'une de ses parentes, autrefois abbesse des Ursulines de Blois; cette figure pâle et presque sépulcrale, coiffée d'un camail noir, semblait sortir de son cadre.
Mademoiselle de Maran sentit redoubler son épouvante.
Son isolement, la vue de cette religieuse lui donnèrent quelques idées de piété, que son égoïsme odieux flétrit bientôt.
—Mon Dieu... ayez pitié de moi...—s'écria-t-elle,—j'aurai de la religion... je prierai... je prendrai un aumônier... un confesseur... il ne me quittera pas... il me soignera... il me débarrassera de ces infâmes valets... il les chassera, il me défendra... ça me fera une société... Oui, je vous le jure, mon Dieu! Mais comment l'aurai-je? Ce prêtre... qui l'avertira?... J'aurai beau ordonner qu'on m'en cherche un, ces misérables mépriseront mes ordres... Depuis quinze jours je demande un médecin... ils font exprès de me désobéir... et à qui me plaindre? qui me soutiendra?... je suis seule... toujours seule... Je crois bien... on me hait tant... qui viendrait voir une pauvre vieille femme infirme?... C'était bon quand je donnais des fêtes, ou que je pouvais nuire... Maintenant on ne me craint plus, et l'on m'abandonne... on se venge du mal que j'ai fait... ah! c'est horrible... Mais... j'entends du bruit... une voiture... une voiture s'arrête devant ma porte... Ah! mon Dieu... quel bonheur!... Mais ils ne laisseront entrer personne... ils vont la renvoyer... Non, non, elle reste, on a refermé la porte... Oh! je suis sauvée... si c'était le médecin que j'attends depuis si longtemps! Des pas... oui... oui... j'entends des pas... c'est quelqu'un; Jésus! mon Dieu... c'est quelqu'un...
On entendit en effet des pas précipités, et madame de Lancry, ouvrant violemment la porte, entra chez mademoiselle de Maran, suivie de Servien.
CHAPITRE XIX.
L'ENTREVUE.
—Mathilde, c'est le bon Dieu qui vous envoie!—s'écria mademoiselle de Maran,—venez à mon secours!
—C'est moi, madame,—répondit madame de Lancry éperdue en courant auprès du lit de sa tante;—c'est moi qui viens vous demander de me sauver. Mon mari sera ici tout à l'heure... sauvez-moi, par pitié! sauvez-moi!
Servien disparut.
—Oui... oui... je vous sauverai, mon enfant... mais nous ne nous quitterons plus,—s'écria mademoiselle de Maran.—Vous verrez... oh! vous verrez... je serai aussi bonne pour vous que j'étais méchante autrefois! Mais aussi vous n'abandonnerez pas votre pauvre vieille tante à ses bourreaux, n'est-ce pas? Si je pouvais me mettre à genoux, Mathilde, je m'y mettrais... pour vous implorer... Tout ce que vous voudrez, je le ferai... je vous le jure... Mais ne me laissez pas seule, vous ne savez pas à quelle horrible vie je suis condamnée.
Malgré son effroi, Mathilde ne put s'empêcher d'être frappée des paroles et de l'accent désespéré de mademoiselle de Maran.
—Madame,—répondit-elle précipitamment,—les moments sont précieux. Je viens vous demander ce que vous me demandez vous-même, de ne pas vous quitter... Vous êtes ma plus proche parente. On ne me refusera peut-être pas la permission de rester auprès de vous?
—C'est-il bien vrai, mon Dieu!—s'écria mademoiselle de Maran au comble de la joie et de l'étonnement.—Vous me demandez de rester auprès de moi?
—Oui... oui... madame... tout plutôt que de... Ah! c'est horrible!—dit la malheureuse femme avec angoisse.
Puis elle reprit:
—Mais il a les lois et la force pour lui... Oh! je me tuerai plutôt... oui, je me tuerai plutôt que de le suivre!...
—Non, non, ne le suivez pas, restez avec moi... Mathilde... Ma fortune... toute ma fortune vous appartient depuis longtemps... Je vous la destinais... oh! bien vrai... bien vrai... Mais je vous la donnerai tout entière de mon vivant, je ne garderai rien pour moi, rien... si vous consentez à ne pas me quitter.
L'effrayante préoccupation de Mathilde était si grande qu'elle ne se choqua pas de la proposition de mademoiselle de Maran; elle ne songeait qu'à échapper à son mari.
—Mais... il peut me forcer à le suivre... comme il l'a déjà fait,—s'écria-t-elle.
—Non, non, non, il ne le pourra pas; nous aurons des avocats, voyez-vous, les meilleurs, les meilleurs: rien ne nous coûtera... Nous plaiderons. Rien ne nous coûtera, rien... pour garder auprès de moi ma nièce... mon enfant chéri... car enfin vous êtes presque mon enfant, vous êtes la fille de mon frère, de mon bon frère que j'ai tant aimé.
—Mais dans une heure, madame, dans une heure peut-être mon mari sera ici... Avant-hier il est venu à Maran... me chercher... j'ai refusé de le suivre; il a été trouver le maire, et alors j'ai été forcée d'accompagner M. de Lancry. En arrivant ici, à l'hôtel Meurice, avec Blondeau qu'il m'avait permis d'emmener, il m'a dit de l'attendre, que nous ne resterions que douze heures à Paris, le temps nécessaire pour mettre nos passe-ports en règle et obtenir les pouvoirs que la loi lui accorde; il veut avoir entre ses mains les moyens de me contraindre, dans le cas où je voudrais encore lui résister.
—Eh bien! mon enfant, il faut vous cacher ici; il ne saura pas que vous y êtes venue.
—Tous mes pas sont surveillés, madame; il m'a prévenue que je ne pourrais pas lui échapper, qu'il saurait me retrouver. Pourtant, dès qu'il a été parti, j'ai couru chez madame de Richeville; elle m'a conseillé de venir ici, de ne céder qu'à la force, et, quand les magistrats viendront, de les supplier de me laisser auprès de vous, ma plus proche parente, jusqu'à ce que j'aie prouvé l'infamie de la conduite de M. de Lancry envers moi.
—Mais elle a raison... cette bonne... cette excellente duchesse, elle a raison; les magistrats ne peuvent pas vous refuser ça... Est-ce qu'on arrache une nièce à sa tante? Non... non... vous ne me quitterez pas. Comme ça sera généreux à vous!... comme ça sera beau! après tout le mal que je vous ai fait... mais ça vous est bien égal, le mal qu'on vous a fait à vous. Vous êtes si bonne! vous avez une si belle âme! et puis, c'est si sublime de pardonner! et puis je suis si malheureuse... Figurez-vous, ma pauvre enfant, que je suis la victime des misérables valets qui m'entourent. Voyez jusqu'où ils poussent la méchanceté! j'avais un chien, un pauvre animal... qui m'était attaché... la seule créature au monde qui ne me haït pas. Dans mon isolement, c'était mon unique joie, mon unique consolation; avec lui, au moins, je n'étais pas seule... Eh bien! ils ont eu la barbarie de me le tuer... oui, j'en suis sûre... ils me l'ont empoisonné; car, depuis qu'il est mort, je leur ai ordonné de m'en acheter un autre... ils ne m'ont pas obéi: ça n'a pas l'air croyable, c'est pourtant comme ça... Figurez-vous qu'ici personne ne m'obéit... qu'est-ce que cela leur faisait pourtant de m'acheter ce chien?... Mais à qui me plaindre? ils ne laissent approcher personne de moi... au lieu que lorsque vous serez ici, ils me respecteront... Vous leur imposerez, vous, vous les forcerez bien à écouter mes ordres, vous ferez respecter votre pauvre vieille tante infirme... n'est-ce pas?
—Silence!—dit tout à coup Mathilde;—une voiture... c'est lui... c'est lui.
—Non, non...—dit mademoiselle de Maran en écoutant,—la voiture passe... Mais que veut-il donc vous faire, ce monstre-là?... car c'est un monstre, voyez-vous! Jamais vous n'en direz assez de mal! Si vous le connaissiez comme je le connais... Ah! maintenant, je me repens bien d'avoir consenti à votre mariage avec lui... mais la tête vous en tournait, pauvre petite... ah! ce sera le chagrin de toute ma vie, de vous avoir donnée à un pareil bandit... un faussaire... un escroc... Tenez, si je pouvais pleurer... j'en pleurerais des larmes de sang. Mais qu'est-ce qu'il vous veut encore, ce misérable-là? n'a-t-il pas mangé votre fortune!
—Ce qu'il veut, madame, il veut me vendre à M. Lugarto...—s'écria madame de Lancry avec épouvante.
—Ah! Mathilde... c'est abominable.
—Je vous dis que, pour de l'argent, cet homme est capable de tout,—s'écria Mathilde. C'est un abîme d'horreur et d'infamie; pour assouvir la haine dont ce monstre me poursuit sans relâche, haine qu'il partage lui-même à cette heure... mon mari ne reculera devant aucun crime... En venant ici... il m'a fait d'horribles confidences, me disant que personne ne l'entendait, que si je parlais il nierait tout, et que je ne serais pas crue... Et pourtant, madame... telle est la loi que les hommes ont faite, qu'elle me force à accompagner cet homme, qui me conduit, non à mon déshonneur, mais à la mort... car je me tuerai plutôt que de rester au pouvoir de ces deux hommes... Si je me tue... Dieu me prendra en pitié. Mais... écoutez... écoutez... cette fois... oh! cette fois... c'est bien une voiture qui s'arrête,—s'écria Mathilde avec terreur.
—En effet, mon enfant! une voiture s'arrête... Mais c'est peut-être le médecin que j'attends... car ils ont aussi eu l'atrocité de ne pas vouloir m'aller chercher le médecin.
—Non, non, c'est lui! Ah! c'est lui... il m'aura fait suivre... il aura découvert où j'étais, il me l'avait dit... il me l'avait dit.
—Mon Dieu!... il y a peut-être quelque chose à faire; je vais envoyer Servien me chercher tout de suite des avocats. En tout cas, chère petite, résistez; mon enfant, résistez... Ne cédez qu'à la force. Ah! si mes gens m'étaient dévoués, je le ferais jeter par les fenêtres... ce misérable... ce monstre... qui vient m'enlever ma tendre enfant.
Mathilde ne s'était pas trompée, M. de Lancry entra chez mademoiselle de Maran.
Quoiqu'il eût beaucoup engraissé, sa taille était encore élégante. Il était vêtu avec une recherche extrême, presque mignarde; malgré son embonpoint, sa figure était blafarde, ses yeux caves, clignotants et entourés d'un cercle brun. Les vices les plus odieux avaient flétri ce visage de leur ineffaçable empreinte. La physionomie de M. de Lancry, autrefois fine, gracieuse et spirituelle, avait alors un caractère de férocité doucereuse: les empereurs sanguinaires et efféminés de l'ancienne Rome devaient offrir cet aspect révoltant. Jadis insolente et altière, sa voix était devenue mielleuse; un grasseyement affecté l'affaiblissait encore.
Il s'avança vers le lit de mademoiselle de Maran, lui prit la main, qu'il baisa, et lui dit:
—Quel charmant hasard rassemble aujourd'hui près de vous le couple heureux que vous avez uni!
—Laissez-moi donc tranquille, avec votre voix flûtée et votre afféterie,—dit mademoiselle de Maran; vous me faites peur, vous avez l'air d'un tigre qui fait la bouche en cœur... Pourquoi tourmentez-vous cette pauvre femme?... D'abord, je vous préviens qu'elle veut rester ici... avec moi... avec sa chère tante... entendez-vous?... Je suis la sœur de son père, sa plus proche parente, et vous ne me l'enlèverez pas... je vous en préviens.
—Vraiment, ma belle chérie?—dit-il en s'adressant à Mathilde avec une sorte de minauderie railleuse et cruelle, en s'asseyant dans un fauteuil auprès de l'alcôve de mademoiselle de Maran.—Vous avez donc bien peur de moi, que vous prenez un tel parti?
—Monsieur, vous ne m'arracherez pas vivante d'ici!—s'écria Mathilde en frissonnant.
—Vous l'entendez... j'espère... vilain homme... Cette chère petite... je ne le lui fais pas dire... on ne l'arrachera pas vivante d'ici... Ainsi, allez-vous-en... allez-vous-en... et laissez-nous en repos l'une à l'autre.
—Mon Dieu! mon Dieu!—dit M. de Lancry en continuant de minauder,—vous ne serez donc jamais raisonnable, mon bel ange? Vous ne voudrez donc jamais comprendre que vous êtes à moi, que vous êtes mon épouse chérie... que vous m'appartenez corps et âme?... A quoi donc servent les leçons?... Avant-hier j'arrive à Maran, vous refusez de me suivre, mon adorée, vous m'obligez d'envoyer chercher M. le maire: eh bien! qu'arrive-t-il? Que ce digne municipal, assisté du juge de paix, vous prouve clair comme le jour que vous êtes obligée de m'accompagner partout où il me plaira de vous conduire, mon doux amour. Est-ce que je peux renoncer à tant de charmes? Vous êtes plus jolie que jamais... vous avez le teint d'un éclat, d'une fraîcheur adorable.
—Ta, ta, ta!—s'écria mademoiselle de Maran,—votre maire de village était un imbécile... un âne... voyez donc la belle autorité que celle de ce municipal en sabots! A Paris, ça ne se passera pas ainsi; nous aurons de bons avocats, de bons juges, ils nous obtiendront une bonne séparation, et vous nous laisserez tranquilles.
—Vous croyez, ma belle tante?...
—Certainement; est-ce qu'il est possible d'abandonner une malheureuse jeune femme aux mains d'un... allons donc!... il faudrait qu'il n'y eût pas de justice sur la terre.
—Dame! ça s'est vu,—reprit doucement M. de Lancry,—tout n'est pas roses dans ce monde; j'ai justement là dans ma poche, ma belle tante, de quoi vous contredire... Par sa fugue de ce matin, mon adorée m'a servi comme à souhait... Je l'avais prévu... En passant à Paris pour aller à Maran, j'avais eu une entrevue avec M. le préfet de police; oui, ma belle chérie, une fois ici, vous avez été immédiatement suivie, non-seulement par les gens de M. le préfet, mais par d'autres non moins habiles. Ainsi on sait qu'en arrivant vous avez dépêché votre fidèle Blondeau chez un certain colonel Ulrik, qui s'appelle M. de Rochegune. On sait qu'elle y est arrivée à une heure, et qu'elle y est restée jusqu'à deux heures moins un quart. On sait qu'en sortant de l'hôtel Meurice, où nous étions descendus, mon bel ange aimé s'est rendu au Sacré-Cœur, puis ici; aussi je viens d'envoyer à l'hôtel Meurice dire qu'on m'amène tout de suite ma voiture de voyage, car, je vous en ai prévenue, mon amour, nous n'avons que douze heures à rester à Paris. J'ai employé ce temps à faire mettre mes passe-ports en règle, mon bel ange, et à obtenir un ordre de M. le président du tribunal de première instance, lequel ordre enjoint aux autorités de me prêter aide et assistance dans le cas où ma légitime épouse aurait la folle idée de se débattre contre la volonté de son mari; je ne voudrais pas dire de son maître. Désirez-vous jeter vos beaux yeux sur ceci, mon adorée?... Ne déchirez pas ce papier, vous ne me donneriez que la peine d'en aller chercher un autre.
Et M. de Lancry remit en effet à Mathilde un acte légalement conçu... La loi l'appuyait, il était dans son droit, il en usait.
—Allons donc!—s'écria mademoiselle de Maran pendant que Mathilde parcourait machinalement cet acte,—est-ce que c'est possible?... Vous ne savez donc pas ce dont elle vous accuse?... Ça suffirait pour amener une séparation... car c'est infâme... Oui, elle prétend que vous voulez l'emmener retrouver cet abominable nègre blanc de Lugarto...
—Vraiment! cette pauvre chérie, elle a deviné cela? Mais certainement oui... elle ne se trompe pas... ce bon et tendre ami nous attend à Nice... Nous partons ce soir; c'est Fritz, que Mathilde connaît bien, qui nous sert de courrier... Nous n'emmènerons personne... Elle laissera sa madame Blondeau ici... Je serai trop heureux de servir ma belle chérie.
Depuis quelques moments, Mathilde paraissait absolument indifférente à ce qui se disait autour d'elle.
Tout à coup, sans dire un mot, elle tomba à genoux, baissa la tête et pria avec ferveur.
—Vous voyez bien,—dit mademoiselle de Maran,—elle prie le bon Dieu; elle n'a plus de ressource qu'en lui, et il ne l'abandonnera pas. Est-ce que vous croyez qu'il laissera consommer une pareille abomination?... Revoir un pareil homme!...
—Je vous assure, ma toute belle tante, qu'on le calomnie. Mon adorée en jugera... Une fois arrivés à Nice, nous partons tous trois pour la Sicile, pays fort sauvage et fort pittoresque, où Lugarto a l'envie de s'établir pendant quelque temps. Lors de notre séjour à Naples, nous avons été visiter une espèce de château vénitien situé à quelques lieues de Messine, dans une solitude admirable, au milieu de gorges profondes et inaccessibles... Nous nous établirons là, moi, Mathilde et Lugarto; nous y mènerons la meilleure vie du monde. Dans cet endroit désert, on est aussi libre qu'à Otaïti. Nous improviserons là une manière de petite Caprée...
Tout à coup Mathilde se leva droite, fière, imposante, les yeux brillants, le teint coloré, et dit à mademoiselle de Maran d'une voix ferme:
—Dieu ne m'abandonnera pas... non... je le sens... il ne m'abandonnera pas... puisque la justice humaine m'abandonne... Il a lu dans mon cœur... Quoi qu'il arrive, il me pardonnera; et quoiqu'il arrive aussi, soyez maudite,—dit-elle d'une voix solennelle à mademoiselle de Maran,—soyez maudite, vous qui avez confié à cet homme la vie de la fille de votre frère... sachant que cet homme était un monstre...
—Mathilde...—s'écria mademoiselle de Maran d'une voix suppliante.
—Dieu a voulu,—reprit madame de Lancry avec une exaltation croissante,—Dieu a voulu que par un rapprochement terrible vous ayez à cette heure sous les yeux l'horrible tableau du mal que vous avez causé... Pour vous le jour des expiations commence... Vous êtes abandonnée de tous, livrée à la barbarie de vos gens; vous mourrez ainsi, abandonnée de tous... maudite de tous... Ursule, que vous avez perdue... Ursule, qui, grâce à vous, est arrivée de crime en crime jusqu'au suicide, vous a maudite!... M. de Mortagne tombant sous les coups d'un assassin.... vous a maudite!... car si vous ne m'aviez pas fait épouser cet homme, M. Lugarto n'eût pas poursuivi M. de Mortagne de sa haine...
—Mon Dieu! mon enfant... je m'en désespère... je suis la plus malheureuse des créatures.
—Il y a vingt ans... sur ce lit de douleur où vous êtes, vous m'avez fait verser mes premières larmes, vous m'avez causé mes premières terreurs en coupant mes cheveux, que ma mère mourante avait bénis et touchés!... Aujourd'hui, vous me voyez prête à suivre... cet homme, puisque la force, puisque les lois m'y condamnent... le suivre!!! Vous comprenez tout ce que ce mot renferme d'épouvantable! Songez au mal que vous m'avez fait depuis mon enfance jusqu'à cette heure... songez à tout ce qui peut encore m'arriver de sinistre... et si vous entendez dire que moi, la fille de votre frère, je me suis tuée pour échapper à l'infamie.... que mon sang retombe sur vous... comme celui d'Ursule... et soyez maudite!
—Mathilde... grâce! grace!... vous me faites peur,—s'écria mademoiselle de Maran.
Dix heures sonnèrent. On entendit le bruit d'une voiture de poste qui s'arrêta dans la rue.
—Mathilde... abandonnez-moi si vous le voulez, mais ne suivez pas votre mari... il est capable de tout...
—C'est l'époux que vous m'avez choisi, madame, et les lois veulent que je le suive!—s'écria Mathilde.
Puis se retournant vers M. de Lancry, elle lui dit d'un ton qui le fit tressaillir malgré lui:
—Monsieur, je suis prête...
M. de Lancry s'attendait à une résistance désespérée. Il fut étonné du calme effrayant de Mathilde. Néanmoins il se leva en souriant et lui offrit son bras.
Madame de Lancry le repoussa d'un geste plein de mépris et de dignité.
Servien entra et dit à M. de Lancry:
—Monsieur le vicomte, voici la voiture et ces messieurs; ils vous attendent dans le salon.
—Quels messieurs?
—Trois messieurs qui sont venus dans la berline depuis l'hôtel Meurice... Fritz, le courrier, est parti en avant pour commander vos relais.
—Qu'est-ce qu'il veut dire, avec ces trois messieurs?—reprit négligemment M. de Lancry.
Au moment où il faisait un pas vers la porte, une main vigoureuse écarta Servien... et M. Sécherin parut à la porte, pâle comme un spectre.
Il était en grand deuil...
—Ma mère est morte... je viens, vous tuer, monsieur de Lancry,—dit M. Sécherin d'une voix éclatante.