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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2

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XXI
ROBERT.

J'étais, par un heureux hasard, délivrée pour le moment de toute inquiétude matérielle. Je pouvais, pendant quelque temps, vivre de mes rêves et me bâtir des châteaux en Espagne.

Le temps me parut si long, jusqu'à quatre heures, que, pour l'abréger, je descendis au magasin.

J'avais écrit, quelques jours avant, à mon ami en Hollande. Je trouvai en revenant du souper une lettre de lui; il m'envoyait deux mille francs à toucher chez un banquier, rue d'Hauteville. Avec ces deux mille francs et mes trois cents francs de la veille, j'étais bien riche.

Je me mis à la porte; un encombrement de voitures barrait le passage. Un joli phaéton, attelé de deux beaux chevaux noirs, attendait pour tourner rue Geoffroy-Marie; les chevaux impatientés se cabraient, un des domestiques sauta en bas.

—Laisse, laisse, disait le jeune homme qui tenait les rênes.

Il calma les chevaux et dégagea sa voiture avec infiniment d'adresse.

Quand je le vis hors de danger, je traversai la rue pour monter chez moi; mais les forces me manquèrent en arrivant. Robert allait me demander à la concierge, il m'aperçut.

—Eh! bonjour, ma chère enfant, avez-vous bien dormi?

Puis, me regardant:

—Comme vous êtes pâle! est-ce que vous êtes malade?

—Non, mais j'ai eu peur quand je vous ai vu, au tournant du faubourg Montmartre, pris dans toutes ces voitures; vos chevaux se tourmentaient.

Il se mit à rire, et m'offrit le bras pour remonter chez moi.

J'étais gênée près de lui; je ne voulais pas m'abaisser, pourtant je me croyais si au-dessous de lui, que je n'osais me mettre en face; ma gêne était d'autant plus ridicule qu'il était sans façon, aimable, galant.

—Je ne viendrai plus avec mes chevaux, me dit-il, puisque je vous ai fait peur; je ne connaissais pas bien ce quartier, je demeure rue de Grenelle Saint-Germain. Je suis venu rarement rue Geoffroy-Marie; mais, si vous le permettez, j'y viendrai souvent.

J'étais réservée dans mes réponses; si perdue qu'elle soit, ou qu'elle ait été, la femme qui aime trouve dans son passé un souvenir de pudeur, de pureté; je l'aimais.

J'aurais voulu me relever un peu à mes yeux, cela n'était pas possible: la scène de la veille, les injures qui m'avaient été dites, avaient rappelé avec plus de force à ma mémoire et mon nom et ma vie; je n'avais rien à donner, rien.

Je restai pensive.

—Je vous gêne peut-être? me dit-il en se levant pour sortir.

—Non, non, restez encore.

Il y avait une prière dans ces quelques mots.

Il se rassit et commença à causer.

—Savez-vous, Céleste, qu'il y a longtemps que je vous connais? Je vous ai vue souvent à l'Hippodrome, et chaque fois j'admirais votre adresse et votre courage.

Cela me fit du bien de penser qu'il m'avait trouvé un mérite.

Du courage! oui j'en avais eu, car j'avais horriblement peur des chevaux.

Quand je montais à cheval, un tremblement nerveux secouait mes membres et je me disais, comme ce grand général, qui frissonnait quand il entendait le feu: «Tremble, tremble, misérable carcasse; si tu savais où je vais te mener tout-à-l'heure, tu tremblerais bien davantage.»

Je ne savais pas alors que tous ces efforts me seraient plus que payés par un mot de lui.

—Voulez-vous dîner avec moi ce soir?

—Oui, si vous n'avez rien de mieux à faire.

—Tenez-vous prête à six heures.

Il vint me prendre avec une de ses voitures; c'était un joli coupé doublé de soie bleue, si petit que nous y tenions à peine tous les deux. Je m'enfonçai dans le fond de la voiture.

—Vous avez peur d'être vue? me dit-il.

—Oui, pour vous.

Nous dînâmes chez Deffieux. Je fus triste: cet amour me faisait l'effet d'une vision qui allait s'envoler et me replonger dans la nuit; plus Robert était aimable, plus je craignais de voir la vision s'évanouir.

Il vint me reconduire; nous passâmes la soirée chez moi; je fis un grand effort; je l'aimais trop pour lui mentir. Je lui racontai tout ce que j'avais fait, tout ce que j'avais été.

—D'autres vous l'auraient appris, lui dis-je, des ennemis; vous auriez peut-être regretté une bonne parole, une caresse. Je vous aime Robert; je vous aimerai longtemps; un reproche de vous me ferait mal. Je voudrais ressaisir le passé, mais c'est impossible. Voulez-vous le présent?

Sa réponse fut un bon baiser. Il me sembla qu'une autre femme venait de s'éveiller en moi.

Le quartier que j'habitais lui déplaisait; il me trouvait trop loin.

—Si j'étais plus près, me disais-je, je le verrais plus souvent.

Je me décidai à louer un appartement place de la Madeleine, je donnai le magasin à ma mère.

J'étais si impatiente de me rapprocher de Robert, qu'au risque de faire une grosse brèche dans ma fortune, je payai deux termes, afin de déménager aussitôt que mon logement serait prêt.

Robert jouait quelquefois; il donna une soirée à quelques amis, dans un appartement qu'il avait rue Bleue; Lagie y vint avec moi; le souper était magnifique. On parla plusieurs fois, pendant ce souper, d'une femme appelée Zizi, qui était à la campagne; on en riait: on me regardait, je ne comprenais pas.

—Quelle est donc cette Zizi? demandai-je à Lagie.

—C'est sa maîtresse; nous sommes chez elle: il l'a envoyée à la campagne.

La tête me tinta. On venait de se lever de table, je fus droit à Robert et je lui demandai si ce qu'on venait de me dire était vrai, si j'étais chez sa maîtresse.

—Pas précisément, me dit-il. Il est vrai qu'une femme que je connais depuis longtemps, avec laquelle je ne puis rompre de suite, demeure ici: mais vous êtes chez moi. Mon intention est de la quitter; mais en la quittant, je veux me conduire avec délicatesse, et je lui laisserai tout ce qui est ici.

On avait commencé à jouer et l'on jouait gros jeu.

Je restai longtemps sans voir, sans entendre, abîmée dans une seule pensée: il avait une maîtresse! Depuis quinze jours, il ne me donnait que ses heures perdues.

J'étais, je ne pouvais être pour lui qu'un caprice, un feu follet, dont il allait jeter les cendres au vent.

Il fallait rompre, je n'en avais pas le courage; tâcher d'oublier à tout prix. Robert perdit beaucoup d'argent; j'en fus contente.

Un de ses amis disait près de moi:

—Il est fou, ce Robert! Je ne sais comment il peut faire: il doit beaucoup, son père est jeune; il sera ruiné avant d'hériter.

Cela me fit plaisir. Un secret pressentiment me disait que sa ruine le rapprocherait de moi.

Le lendemain, il y avait des courses à Versailles; on ne se coucha pas. A six heures du matin, un break attelé de quatre chevaux était à la porte, avec d'autres voitures, que ces messieurs avaient demandées.

Une calèche restait vide.

—Voulez-vous venir? me dit Robert.

J'avais envie de refuser, mais je n'en eus pas le courage.

Je montai malgré moi pour le suivre des yeux: les courses finies, il vint me dire adieu; il partait pour Saint-Germain, où il avait affaire. Mais il me promit une visite pour le lendemain.

Ses amis, qui savaient à merveille quelle sorte d'affaire l'attirait à Saint Germain, voulurent lui faire une plaisanterie et nous invitèrent, Lagie et moi, à dîner à Saint-Germain.

J'étais trop avancée pour reculer.

Nous arrivâmes au pavillon Henri IV.

Robert, en m'apercevant, se sauva: ceux qui m'avaient accompagnée se mirent à rire.

—Pourquoi donc se sauve-t-il ainsi?

—Ah! me dit Georges, qui riait comme un enfant, c'est qu'il est entre deux feux: Zizi est ici; mais ça ne fait rien, vous dînerez avec nous; je vais dire que vous êtes ma maîtresse.

L'idée de jouer cette comédie me dégoûta de moi-même.

Me cacher devant cette femme comme une voleuse! mendier un regard, attendre une caresse dérobée aux droits d'une autre, cela me semblait impossible!

Je regrettai amèrement d'être venue.

On prévint Robert que j'acceptais, que je savais tout. Il vint me serrer la main; elle resta raide et froide dans la sienne.

On se mit à table, je n'avais pas faim, mais une soif ardente; ma gaieté tournait au cynisme.

Robert me regardait, j'abandonnais ma main, mon cou à mon voisin qui m'embrassait.

Il vint se mettre en face de moi, fixa son regard sur le mien et me fit signe de sortir. J'obéis, toujours malgré moi.

Il était temps, j'allais étouffer.

Il m'emmena dans le fond du jardin, me fit asseoir et me dit en me prenant les mains:

—Qu'avez-vous donc. Céleste? Vous paraissez vouloir me torturer à plaisir. Hier vous m'aimiez, vous le disiez au moins; si vous ne m'aimez plus, après l'amour ne peut-il rester un peu d'intérêt, d'affection? Si vous en avez pour moi, ne vous prodiguez pas ainsi.

—Que voulez-vous donc que je fasse. N'avez-vous pas une maîtresse? voulez-vous que je pleure devant elle? Je suis libre, je veux m'amuser, vous oublier... Je fondis en larmes...

—M'oublier! pourquoi? est-ce ma faute si avant de vous connaître j'avais une liaison? vous ai-je fait venir ici, et, enfin, puisque vous y êtes, ne me suis-je pas tenu éloigné de cette femme? Je ne lui ai pas dit un mot. Restez, vous verrez que ma chambre est loin de la sienne; je vous aime, et je ne l'aime pas. Je ne puis la quitter brutalement, sans motifs; attendez!

Il m'embrassa, et tout fut oublié.

Pourtant la nuit, j'écoutai si sa porte ne s'ouvrait pas. Zizi resta à la campagne et je le ramenai à Paris sans le perdre de vue. J'avais peur de l'avoir fâché; je l'aimais trop, je devais le fatiguer.

Il aimait le monde, et allait souvent au bal, ou à des parties de jeunes gens; je lui en voulais de ne pas me sacrifier ces plaisirs.

Un jour le comte de S... vint m'inviter pour un bal, donné tous les ans aux Frères-Provençaux par le Jockey-Club; il me fit promettre d'y aller. J'avais accepté, pour avoir une occasion de faire enrager Robert.

Ce jour-là, précisément, il m'avait prévenue qu'il avait une partie chez un ami. Je crus qu'il me mentait; j'offris de lui sacrifier mon bal s'il voulait rester; il refusa.

J'attendis, espérant qu'il se raviserait; on sonna, je fus ouvrir: c'était le comte de S... qui venait me chercher avec un de ses amis. Ils me déclarèrent qu'ils ne partiraient pas sans moi. Je mis dix minutes à ma toilette et je les suivis.

C'était la première fois qu'on m'invitait à ce bal. N'y allait pas, en fait de femmes, qui voulait. On n'invitait que des actrices, des femmes entretenues; toutes s'y déchiraient à belles dents.

Il en est de cette classe comme de l'autre; les prix seuls diffèrent. Quand les reines en titre voient arriver une concurrente, elles lui jettent la porte au nez, elles en disent pis que pendre.

Si on leur avait dit d'avance: «Nous avons invité Mogador, elles se seraient soulevées en disant: «Fi! l'horreur! nous n'irons pas;» mais on n'avait rien dit; c'est un bouquet qu'on leur réservait, fatigué de leur ridicule vanité.

Lorsque j'entrai, ce fut un hourra général: les femmes se retranchaient dans les coins, les hommes vinrent à moi; on eut de la peine à me trouver un vis-à-vis. Sans une bonne fille qu'on appelle Brochet, et qui se souvint qu'avant d'avoir vécu sous des lambris dorés elle avait été blanchisseuse, j'aurais dansé en face de deux hommes; les autres femmes étaient scandalisées, elles s'étaient groupées et chuchotaient; j'entendais:

—Mogador! une écuyère de l'Hippodrome! une femme qui a dansé dans un bal public!

Elles ne savaient que cela sur mon compte et me trouvaient indigne d'elles.

Ces dédains m'auraient mise en fureur, si je n'avais été convaincue que la jalousie y était pour quelque chose. J'avais de quoi me consoler: les hommes les plus distingués, les jeunes gens le mieux nés furent charmants pour moi et me dédommagèrent largement du mépris de ces dames.

Dans le nombre, cependant, il y en avait une qui se montra moins aristocrate. Elle me plut beaucoup; on l'appelait Chouchou. Elle avait infiniment d'esprit; j'étais assise près d'elle, elle me fit toute sorte d'amitiés et me dit:

—Cela me fait mal de voir toutes ces pécores faire leur tête comme cela. Tenez, regardez-moi ces deux sœurs: il y a un an, elles étaient trop heureuses de partager le souper et le petit lit en fer d'un pauvre garçon qui les avait ramassées sur les quais. Elles sont entrées dans un théâtre où on leur donne une lettre à porter, afin qu'elles puissent montrer leur jeunesse. Pour se faire des illusions, il faut qu'elles aient la mémoire joliment courte. Voici la Verveine! elle minaude derrière son éventail pour cacher ses mauvaises dents; elle était, il y a quatre ans, domestique, passage des Panoramas. Je me la rappelle encore, avec ses sabots, lavant la boutique le matin; elle se persuade sans doute à elle-même qu'elle est une fille de grande maison.

Chouchou était en verve: elle continua longtemps et me fit la biographie de toutes ces femmes.

Je la remerciai en moi-même, car il était assez probable que j'étais destinée à faire le tour de ce monde, et il est toujours bon de savoir à qui on a affaire.

J'avais espéré rendre Robert jaloux en allant à ce bal; mais j'avais perdu ma peine: il me demanda si je m'étais amusée.

Je lui dis que oui.

Deligny était de retour de la campagne, il apprit ma nouvelle liaison. Comme il avait du cœur, il ne revint plus, mais il souffrit beaucoup.

Un jour que j'étais allée à Enghien avec Robert, nous entendîmes un grand bruit dans une salle au premier. Geniol, qui me connaissait, vint me prier de m'en aller. Il me dit que Deligny était en haut avec plusieurs de ses amis; qu'il m'avait aperçue dans le jardin avec Robert; qu'il avait bu, plaisanté, mais qu'il venait de tomber dans des attaques de nerfs; qu'il cassait tout.

—Partez, me dit Geniol; c'est un bon garçon, il vous aime toujours, évitez une scène.

Je voulus aller le voir, Robert me retint, nous partîmes. J'avais le cœur serré et je fus triste toute la soirée.

Le lendemain, j'envoyai savoir de ses nouvelles.

On répondit qu'il était malade.

Après avoir fait de grands efforts pour m'oublier, voyant qu'il n'y réussissait pas, il s'engagea et partit pour l'Afrique.

On m'a souvent reproché ce départ; on a dit que j'avais été cause de sa ruine. Cette dernière accusation est bien injuste: je ne lui ai jamais rien demandé; s'il eût suivi mes conseils, il aurait été plus économe.

Et quant à son départ pour l'Afrique, ce fut un bonheur pour lui, il trouva une glorieuse carrière. Au surplus, il m'a jugée moins sévèrement que le monde, qui s'attendrissait sur son compte. Quand il revint en France, sa première pensée fut de venir me serrer la main. C'était un brave garçon! aussi résolu qu'affectueux.

A son retour de M..., il était accouru chez moi. Je lui avais dit tout franchement ma liaison avec Robert. Il ne me fit pas de reproches. Il ne s'en prit qu'à lui-même.

—C'est ma faute, me disait-il, je n'ai pas su me faire aimer.

Ses yeux bleus étaient pleins de larmes; il me dit en me quittant:

—Je n'ai que ce que je mérite; de pauvres filles m'ont aimé, je les ai fait souffrir. Elles me disaient: «Ton tour viendra.» Elles avaient raison, vous les vengez. Adieu, Céleste; tâchez d'être heureuse; je n'aimerai jamais une autre femme que vous. Plus tard, dans longtemps, vous reviendrez peut-être à moi. Quoi qu'il arrive, mon cœur vous sera ouvert; adieu.

Il s'était sauvé.

Je ne l'avais plus vu que le jour où Geniol m'avait dit: «Partez, il ne peut supporter votre présence.»

Je parlais souvent de lui. Robert aurait voulu m'arracher ce souvenir qui le rendait jaloux.

Je m'en étais aperçue, et pour exciter l'amour de Robert, je revenais sans cesse à ce souvenir.

Le cœur est ainsi fait.

On est heureux d'avoir une victime à sacrifier à son idole; c'est une barbarie générale qui existe dans tous les mondes, dans toutes les classes. Nous qui n'avons pas de vertu à donner à celui que nous aimons nous lui donnons un trophée des cœurs qui souffrent pour nous. Le cœur de notre amant s'y attache et grossit la masse pour un autre. Être jeune et jolie ne suffit pas pour réussir à se faire aimer.

Cette moisson est longue à faire; les unes y sont plus habiles que les autres. On dit que nous n'avons pas de cœur; sottise et dérision! Il est dans la conformation humaine d'en avoir un de la même matière, pierre, bronze ou marbre! vains mots! Le cœur ne s'use pas, il change d'émotion, mais bat toujours jusqu'à ce que Dieu arrête les battements de cette horloge de la vie. Tout le monde a un cœur et tout le monde n'en a qu'un. Ceux qui achètent un baiser et qui avec leur or donnent leur cœur, ont-ils la prétention d'acheter des âmes? Ils les dépravent voilà tout!

Pauvres fous! une femme peut vendre dix baisers; elle ne peut donner dix cœurs. Cessez donc de gâter les femmes par le luxe la vanité, la jalousie, et vous verrez qu'elles sont toutes capables de bons sentiments; que la plus perdue sent remuer son cœur quand elle aime. Il s'était endormi sous le dégoût; qu'importe? Il se réveille à cet appel marqué par la destinée.

J'aurais voulu me faire grande comme le monde pour que Robert m'aimât. Je mettais ma vie en lui; j'aurais voulu anéantir le passé. Quand je l'attendais, j'étais inquiète, je me faisais mille chimères, je le croyais chez une autre femme. Les heures passées sans lui étaient de la vie perdue; quand je le voyais, tout était oublié. Il était taquin; il s'amusait à voir les progrès de l'ascendant qu'il prenait sur moi. Sans fortune actuelle, il dépensait énormément et faisait des dettes comme beaucoup de jeunes gens de famille.

Je n'étais pour rien dans ses folies.

Depuis le premier jour où je l'avais vu, il m'avait donné une bague; ce que j'aimais en lui, c'était bien lui. Nous sortions quelquefois ensemble le soir; j'étais fière, heureuse, au point d'oublier le passé, l'avenir. Je me serrais contre lui; je l'aimais trop pour qu'il m'aimât ou s'en aperçût. Sait-on si l'on aime quand votre maîtresse vous attend toujours, qu'elle lit dans votre pensée pour prévenir un désir, qu'elle vous suit des yeux, qu'un mot de votre bouche fait sa joie ou sa peine; on s'y fie, on en abuse. Robert en abusait. Plusieurs mois s'étaient passés ainsi; chaque jour je l'aimais davantage: tout ce qui n'était pas lui m'était indifférent.

Mon asphyxie manquée m'avait laissé une grande inflammation des bronches; j'avais la respiration pénible.

—Soignez-vous donc! me disait Robert.

—Bah! lui répondais-je, je vivrai plus longtemps que ton amour.

Un matin, son valet de chambre vint le chercher chez moi.

—Il faut que monsieur le comte vienne de suite; monsieur le marquis est bien mal.

Robert devint pâle.

—Mon Dieu! mon père!

Il suivit son domestique sans me dire adieu. Mon cœur se serra; je sentais venir un malheur.

Quelques jours se passèrent sans que j'eusse de nouvelles, ce fut un siècle; j'étais à bout de courage et de patience; j'allais le soir à la porte de son hôtel, je regardais, je savais qu'il était là, je rentrais plus calme.

Je lui écrivis combien j'étais inquiète.

Enfin, je reçus une lettre; je la regardais de tous côtés sans oser l'ouvrir. Elle était de lui, mais que disait-elle? Il me fallut faire un grand effort sur moi-même pour la décacheter.

«Ma chère enfant, je vous remercie de votre bon souvenir. Je souffre beaucoup. Quand vous reverrai-je? je n'en sais rien. Un malheur affreux vient de me frapper; quoique je m'y attendisse depuis longtemps, je ne le croyais pas si près.

»Vous comprenez qu'il est des douleurs qui ont besoin d'isolement.

»ROBERT.»

Il était temps que la lettre finît; mes larmes m'auraient empêchée d'en lire davantage. Il ne m'aimait pas; c'était un adieu. Il me sembla que la vie me quittait.

—C'est impossible, me disais-je, dans quelques jours il viendra; je le reverrai; tout n'est pas à jamais fini entre nous.

J'attendais toujours, j'aspirais tous les bruits du dehors. J'écoutais les passants, les voitures; j'avais envie de sortir, de me distraire; mais s'il venait pendant mon absence... et je restais.

Je n'y tenais plus. Cette existence d'espoir chaque jour déçu était antipathique à ma nature.

Je fus chez ma mère; elle avait fermé le magasin, et était partie avec Vincent.

J'allai chez Frisette. Elle me consola, en me disant que dans un pareil moment, avec un deuil si récent dans le cœur, Robert ne pouvait s'occuper d'une maîtresse, quelque affection qu'il eût pour elle; il avait des devoirs à remplir.

Selon elle, j'étais folle de me tourmenter ainsi.

Il me sembla que Frisette était plus sage que moi, et qu'elle devait avoir raison.

Je pris confiance, et je rentrai un peu plus calme.

Deux amis de Robert vinrent me voir quelques jours après.

—Eh bien! me dit l'un d'eux, Robert vient d'hériter; c'est une bonne affaire pour vous!

—Bonne affaire pour elle? ce n'est pas sûr, dit l'autre, qui s'appelait Georges; il va partir faire son deuil à la campagne, et puis, il faut qu'il pense à se marier.

—Vous l'avez donc vu?

—Oui, à l'église, reprit le premier; il m'a fait de la peine: il était pâle, ses yeux étaient rouges. Il aimait beaucoup son père; mais c'est ce qui pouvait lui arriver de plus heureux.

—Est-ce que c'est jamais heureux de perdre son père? dit Georges en le regardant.

—Dame! quand on a des dettes! Son père avait quatre cent mille livres de rentes; mais il laisse quatre ou cinq enfants... Robert aura cependant une belle fortune. Il ne faut pas lâcher cela, Céleste.

J'étais brisée de tout ce que je venais d'entendre; d'abord, je n'avais compris qu'une chose: c'est qu'il allait partir.

La dernière phrase me rappela à moi; je me redressai pour leur dire que je ne l'aimais pas pour sa fortune.

Ils me rirent au nez et sortirent en me disant:

—C'est égal, ne lâche pas cela, Céleste.

Je demeurai abasourdie: faire un pas vers lui n'était pas possible, sans m'exposer à lui donner une arrière-pensée.

A mes chagrins commençaient à se joindre de nouveaux embarras.

J'avais déménagé à cause de lui; j'étais installée dans mon nouvel appartement. Pour qu'il s'y plût, j'avais fait des dépenses assez considérables; il ne le savait pas et je ne le lui aurais dit pour rien au monde.

Il partit sans me dire adieu; j'étais désespérée. J'ignorais même son adresse; je savais seulement qu'il s'était retiré dans une terre qu'il voulait garder dans ses partages.

Je retournai chez Frisette; je lui dis:

—Je veux l'oublier; c'est un ingrat. Viens, courons les fêtes et les plaisirs.

Nous passions les nuits à jouer; ma santé s'altérait, mais je ne réussissais pas à oublier.

Georges revint. Il me trouva si triste, si changée, qu'il eut pitié de moi. Il me dit:

—Si vous l'aimez tant, écrivez-lui, voilà son adresse.

Quand je fus seule, je lus et relus cette adresse cent fois; je ne pouvais voir clairement dans mon cœur, et, dans mes résolutions, je ne savais point si je voulais ou si je ne voulais pas lui écrire; je commençai dix lettres, je les déchirai. Non, disais-je; quand j'aurai de l'argent, beaucoup d'argent. S'il revenait, s'il voyait la gêne autour de moi, il croirait que c'est par besoin, il me jetterait quelques louis et repartirait.

Je jouais partout, chez les femmes, dans les tables d'hôte; je serais allée en enfer pour attraper une bonne chance, car j'aurais mieux aimé devoir ma fortune au jeu; mais le jeu me traitait mal. Je fis la connaissance d'un prince russe, jeune, beau, riche, bon! Il m'aimait, quoique je ne lui eusse pas caché mon indifférence pour lui.

Quand j'eus payé le plus pressé, que je me vis quelque argent devant moi, j'écrivis à Robert. Je fus heureuse deux heures; je venais de souffrir quatre mois.

«En vous écrivant, mon ami, je ne veux pas vous faire un reproche pour vous intéresser à moi; je vous ai aimé: c'est bien peu de chose qu'un amour comme le mien; vous aviez le droit de le fouler aux pieds.

»Vous m'avez marché sur le cœur; il a saigné longtemps. Je me suis jetée, depuis votre départ, dans les tripots, ne tuant votre souvenir qu'après avoir épuisé mes forces.

»Aujourd'hui que j'y suis parvenue, je vous demande pardon. Vous ne m'avez pas dit adieu, pas un mot; c'eût été humain. Je ne vous avais jamais fait de mal. Si vous aviez écouté dans votre solitude, vous auriez entendu mon âme crier près de vous.

»J'étais folle de vous aimer ainsi; je savais bien que vous ne pouviez pas me garder; avec un mot de raison j'aurais essayé de me guérir. Vous m'avez brisée sans ménagements. Ne faites jamais cela, Robert; c'est une mauvaise action. Je suis malade, j'ai changé de douleur, ou plutôt, mes douleurs se sont confondues.

»La vie est un livre dont on tourne un feuillet tous les jours. J'aurais voulu m'arrêter au chapitre de nos amours, car je m'étais relevée un peu à mes yeux. Je ne me savais pas capable de tant aimer.

»Je ne veux pas vous attirer ainsi, ou vous dire que je vous attends. Pour vous écrire cela, il faut que tout soit fini entre nous.

»Je n'ai besoin de rien; je suis presque riche. Je vous souhaite tous les bonheurs du monde, en vous pardonnant votre oubli.

»CÉLESTE.»

Je cachetai cette lettre, je la mis à la poste; je comptai les heures de son trajet. Au moment où il devait la recevoir, le lendemain, je mis la main sur mon cœur pour en arrêter les battements.

Heureuse lettre! il la tenait, il la lisait peut-être. Je cachai ma faiblesse à tout le monde.

A Marie seule, ma bonne, à cette fille qui m'avait sauvé la vie, à Marie, je parlais de lui; une fleur, un bouquet fané étaient devenus un trésor.

Je n'avais pas demandé de réponse, mais j'en attendais une.

Marie entra dans ma chambre le lendemain; je ne pouvais pas encore avoir de réponse, pourtant je regardai ses mains; elle n'avait rien, que l'air embarrassé. Je lui demandai ce qu'elle voulait.

—Ah! pardon, madame, mais je ne sais comment vous dire cela.

—Quoi donc? lui dis-je, presque impatientée.

—Après ça, madame est si bonne! Voilà ce que c'est: j'ai une sœur de mère qui a dix-sept ans; elle était venue à Paris pour apprendre un état, mais elle s'est sauvée. Je ne sais pas ce qu'elle a fait, mais on l'a arrêtée. Ma mère m'a envoyé un pouvoir pour la réclamer à la maison de réclusion où on l'a enfermée. Elle sort demain; je ne sais qu'en faire. Elle voulait entrer dans une maison; ma mère ne l'a pas voulu.

—Ah! votre mère n'a pas voulu? Elle a bien fait.

—Je voulais demander à madame la permission de la loger dans ma chambre, en haut, jusqu'à ce que je lui eusse trouvé une place ou que ma mère vint la chercher; elle va revenir en service à Choisy-le-Roi.

—Ma pauvre Marie, je le veux bien; mais elle ne pourra jamais descendre à l'appartement; ma vie n'est pas assez régulière pour que je puisse recevoir ouvertement une femme dans une fausse situation.

Augustine, c'était le nom de sa sœur, sortit le lendemain et vint chez moi; Marie la fit entrer dans ma chambre. C'était une grande jeune fille, mince, la figure fine, délicate, presque blonde. Je pensai que cette pauvre fille, enfermée au cinquième étage, seule, dans un cabinet, allait s'ennuyer à mourir.

Je dis à Marie de la garder le jour dans sa cuisine, qui était grande et assez éloignée de l'appartement, qu'elle raccommoderait du linge, que je lui donnerais tant par jour et qu'elle serait nourrie, jusqu'à ce qu'elle fût placée. Elle parut enchantée.

Nous reçûmes une lettre de sa mère, qui nous annonçait son arrivée très-prochaine. J'étais contente de la voir partir; j'avais bien regardé sa figure, elle n'avait pas l'air franc, son regard était hardi, elle était paresseuse. J'avais acheté deux robes d'indienne, on eut toutes les peines du monde à obtenir qu'elle fît la sienne. Cependant elle me paya sans le savoir sa dette de reconnaissance. Ce fut elle qui, venant de faire une commission, m'apporta une lettre de Robert que le concierge lui avait remise. Cela était bien simple, et pourtant je l'embrassai de joie; je m'enfermai, sûre que personne ne me verrait; je baisai l'écriture, le cachet.

«Ma chère Céleste, je ne vous ai pas répondu plus tôt, quoique j'en eusse grande envie. Il ne faut pas m'en vouloir; soyez bien persuadée que j'ai de vous le meilleur souvenir, et que vous aurez toujours une bonne place dans mon affection. Mais, ma chère enfant, vous connaissez ma position maintenant; j'ai des intérêts trop graves pour les négliger; je suis obligé de sacrifier mes jouissances présentes pour ma position à venir. Je suis content de vous savoir dans l'opulence; je connais celui dont je suis condamné à envier le bonheur, mais bien certainement il ne sera jamais aussi heureux que je l'ai été près de vous. Je savais que vous étiez souffrante: j'ai des nouvelles de Paris.

»Si, comme vous me le dites, vous avez pour moi quelque affection, vous prendrez soin de votre santé; elle m'est chère. Quand on aime, on cherche à faire plaisir; vous y réussirez en vous soignant.

»J'attends un de mes amis; mon vieux castel va l'effrayer, son aspect est sombre; la nature et le pays sont superbes; mais je crois que ce sont des beautés dont il fera peu de cas. J'aime cette tristesse et cette solitude. J'éprouve une joie mélancolique à me sentir séparé du monde entier; l'imagination la plus froide deviendrait poétique, en face de cette belle nature.

»J'habite une des vieilles tours du château. Ma fenêtre donne sur de magnifiques prairies en fleurs; au milieu coule l'Indre; l'horizon tout autour est fermé par des bois et des forêts splendides. Je voudrais être peintre, je vous enverrais des croquis de mon castel. On aime à deviner l'intérieur des gens auxquels on pense, on les suit presque de loin.

»Enfin, ma chère enfant, ma vie est maintenant tout autre, et je tâche d'oublier un passé trop entraînant.

»Adieu, ma pauvre amie, pardonnez-moi mon bavardage, en raison du plaisir que j'ai à causer une dernière fois avec vous. Soignez-vous bien; gardez-moi une bonne place dans votre souvenir.

»Je vous embrasse.

»ROBERT.»

Cette lettre me brûlait les doigts et les yeux; je cherchais un mot de tendresse, je n'y trouvais qu'indifférence et raison.

—Allons, me disais-je en larmes, tout est fini. Tout ce que j'ai fait d'efforts est perdu. Rien qu'en lisant son nom, je sens que je l'aime plus que jamais! Que vais-je devenir?

Marie entra, elle m'annonça que sa mère arrivait dans deux jours. La pauvre fille m'était si attachée qu'elle pleurait quand elle me voyait du chagrin; elle cherchait à me consoler. J'avais un peu de fièvre, je restai au lit.

Sa sœur était sortie sans rien lui dire; elle lui avait pris son plus beau bonnet, son tablier de soie. Marie était inquiète. C'était avec raison, car elle ne rentra pas, elle s'était sauvée. Sa mère arriva. C'était, je crois, son approche qui l'avait fait fuir; elle avait dit à sa sœur qu'elle ne voulait pas retourner avec sa mère. La pauvre femme, qui ne l'avait pas vue depuis longtemps, partit toute triste pour Choisy-le-Roi, où on l'attendait.

Trois jours après le départ d'Augustine, Marie m'apporta une lettre qu'elle venait de recevoir, et qu'elle ne comprenait pas. Il y avait sur l'adresse: «A mademoiselle Marie, chez mademoiselle Céleste.» En tête de la lettre, il y avait: «HOSPICE DE L'HOTEL-DIEU.»

»Mademoiselle, veuillez passer, sous les vingt-quatre heures, reconnaître une personne nommée Augustine... décédée, hier à quatre heures du soir.»

Je lisais bien, mais je ne comprenais pas non plus; il devait y avoir une erreur. Je dis à Marie d'aller voir de suite ce que cela signifiait; qu'il n'était pas possible que sa sœur fût morte.

La pauvre fille paraissait folle; elle me pria de l'accompagner. Je n'osai lui refuser.

Nous prîmes une voiture. Arrivées à l'Hôtel-Dieu, je présentai la lettre; on nous conduisit dans un bureau: c'était bien elle que l'on demandait.

Une jeune fille avait été amenée, l'avant-veille, et était morte le lendemain.

Du reste, dit le garçon de salle, vous allez la reconnaître.

—Allez, lui dis-je, je vais vous attendre là.

—Ah! madame, criait-elle, ne me quittez pas, venez avec moi.

—Voyons, ma fille, du courage, ne pleurez pas comme cela, vous me faites mal, je vais avec vous.

Nous traversâmes une galerie vitrée, nous descendîmes quelques marches; pendant qu'on ouvrait un caveau, j'écoutais un bruit étrange: les flots de la Seine battaient en passant la muraille; avec le vent, cela ressemblait à des voix qui chuchotaient; la porte était ouverte, un froid humide nous vint au visage.

J'eus peur; je fis un pas en arrière, la pauvre Marie aussi; le jour était sombre; le gardien alluma une mauvaise chandelle sur l'escalier. Mes yeux s'étaient habitués à l'obscurité du caveau et je distinguai; il était long, éclairé par des croisées comme des soupiraux de cave, il n'y en avait que d'un seul côté; à droite en entrant, par terre, des deux côtés, il y avait comme des lits en pierre, de distance en distance; les uns étaient plats, les autres formaient un dôme assez élevé.

—Venez, nous dit le gardien, en mettant la main devant la lumière pour nous éclairer et la préserver du vent.

Je pris la main de Marie, nous étions au quatrième lit; l'homme s'arrêta, me donna le flambeau à tenir et enleva le dôme. C'était un couvercle en osier couvert en toile cirée. Je tenais la lumière trop élevée.

—Regardez si c'est celle-là, dit l'homme.

—Ah! madame, fit Marie, en me serrant le bras, ce n'est pas ma sœur.

J'éclairais le cadavre d'une femme que la maladie avait desséchée; c'était un squelette couvert d'une peau presque bleue. Je n'aurais jamais cru qu'on pût arriver à un pareil état de maigreur. Le mouvement que Marie avait fait m'avait donné une palpitation qui m'empêcha de dire un mot. Tous les lits recouverts étaient occupés; je n'osais plus faire un pas.

—Elle y est, j'en suis sûr, dit l'homme, je me serai trompé.

Il leva un autre couvercle et dit:

—Regardez celle-là.

Marie poussa un grand cri que l'écho répéta de voûte en voûte. Elle venait de reconnaître sa sœur! J'oubliai ma peur. Elle avait soulevé la jeune fille dans ses bras, et lui parlait comme si elle pouvait lui répondre et la comprendre. Je voulais l'emmener.

—Non, laissez-moi, je ne veux pas la quitter. Augustine! ma sœur! réponds-moi donc! tu n'es pas morte? Notre mère est à Paris, elle mourrait si elle te voyait; réveille-toi donc!

Et elle secouait ce cadavre, dont la tête allait en tous sens. C'était affreux à voir; jamais cette scène ne put s'effacer de ma mémoire. Sans une gorge naissante qui dessinait la femme, je ne l'aurais pas reconnue. Son corps était couvert de grandes taches noires, ses cheveux coupés ras lui donnaient l'air d'un garçon; je ne pouvais revenir de mon étonnement. Je fis signe au gardien d'ôter Marie de là. Elle poussait des cris lamentables.

—Voyons, lui dis-je, ne troublez pas ainsi le repos des morts; on ne doit pas crier près d'eux. Venez dans la chapelle... Et je l'entraînai hors du caveau, malgré sa résistance.

Je demandai dans quelle salle elle était morte. On m'envoya à Sainte-Marie.

Je voulais savoir quelle avait été sa maladie. Une sœur vint à moi et me demanda si j'étais parente du numéro quinze. Je me souvins de Saint-Louis, où j'étais sous ce numéro. Je répondis que non, que j'accompagnais sa sœur. Elle m'attira dans un coin et me dit:

—Je ne voulais pas raconter devant une parente comment on nous a amené cette malheureuse; elle avait été ramassée par la garde, à la barrière de l'École; on l'avait fait boire; elle s'était trouvée dans une rixe où on l'avait battue, car elle était noire de coups; on l'a conduite ici.

Un érysipèle s'est déclaré; je lui ai coupé les cheveux. Elle m'a donné votre adresse, disant qu'elle était domestique chez vous. La fièvre l'a prise; elle est morte à quatre heures. Consolez sa sœur: je crois que le bon Dieu a eu pitié d'elle en la prenant.

Nous descendîmes. On nous demanda si nous la faisions enterrer, si nous enverrions de quoi l'ensevelir. Je payai trente francs. J'emmenai Marie, que je crus folle pendant quelques heures.

Elle envoya chercher sa mère, à qui elle donna rendez-vous le lendemain, à dix heures, à l'Hôtel-Dieu, pour voir sa fille Augustine, qui était bien malade.

Ce fut encore plus affreux que la veille. La mère nous attendait à la porte, et dit à Marie:

—Tu ne m'as pas dit le nom de la salle d'Augustine.

Je dis bas à Marie de porter le linge pour sa sœur, de hâter les préparatifs; je tâchais de gagner du temps. Un garçon descendit, sans doute par un autre escalier, et vint me dire:

—Madame, voulez-vous voir la jeune fille, avant qu'on la cloue? C'est l'usage, pour s'assurer qu'on n'a pas travaillé le corps.

—Qui donc veut-on clouer? dit la mère de Marie.

Et elle suivit le garçon sans que je pusse l'arrêter. On mettait le couvercle quand elle arriva.

—Où est donc ma fille? Est-ce que c'est elle que vous voulez emporter?

Elle se jeta sur l'homme qui travaillait, le repoussa, se déchira les ongles pour enlever les planches. On céda, car elle avait le droit de voir. Elle écarta le linge, reconnut sa fille, tomba sur elle. On la releva, elle se débattait; on la coucha sur des matelas à terre.

Marie fit enlever sa sœur, me priant de ne pas abandonner sa mère, qui tombait quelquefois du haut-mal et qui avait une attaque en ce moment.

Quand elle eut repris connaissance, je l'emmenai sans qu'elle se souvînt de rien. Marie lui rappela tout.

Je m'enfermai pour ne plus voir ces figures en larmes. Tout cela m'avait rendue malade; mes palpitations augmentaient; je fus obligée d'envoyer chercher le médecin. Il m'ordonna beaucoup de choses: du repos et de fortes doses de sirop de digitale. Je ne fis que la moitié de ce qu'il m'avait prescrit: au lieu de me reposer, je passai quelques nuits. L'hiver était venu, je tombai plus sérieusement malade. On fut obligé de me saigner. Je pris le lit.

Une nuit que je pensais à Robert, et que mon cœur battait à son souvenir, je pris machinalement la bouteille de teinture de digitale; au lieu d'en boire les quelques gouttes qui me calmaient toujours, j'avalai tout. Cela me fit un mal affreux; je disais au médecin que je suivais régulièrement ses ordonnances; je n'en faisais rien. Il ne comprenait pas l'impuissance de son art.

Tout le monde disait que je n'irais pas loin, que je m'étais frappée de la mort de Lise. Les personnes qui venaient me voir, ne sachant pas l'état de mon cœur, attribuaient mon dépérissement à cette cause. Ce n'était pas la seule pourtant; il y avait peut-être du vrai dans ce que disaient mes amis. Toutes ces fins malheureuses, qui venaient se grouper autour de moi, m'atterraient. Je ne pouvais dormir sans voir cette fantasmagorie de songes que la fièvre, le chagrin grossissaient. Tantôt je me laissais aller, tantôt je prenais le mal corps à corps et je luttais bravement avec lui; mais toutes ces fatigues morales ne m'embellissaient pas.

Je savais que Robert avait loué une maison à Mme Zizi, à Saint-James; que s'il l'avait quittée, il avait toujours soin d'elle et se préoccupait de son sort. Je me demandais ce que cette femme avait pour être si heureuse!... Un jour, qu'assise près d'un grand feu, dans ma chambre, je tâchais de réchauffer mon corps et mon esprit, un coup de sonnette fit trembler la flamme du feu. Marie était sans doute sortie, car un second coup, plus fort succéda au premier. Je me levai de mauvaise humeur d'être dérangée et en disant: «Qui donc sonne ainsi en maître? je ne pardonnerais cela qu'à une personne au monde.»

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