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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2

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XV
UNE COURSE EN CHAR.

Je revins du bal sous l'impression la plus mélancolique.

Nous étions dans les premiers jours de juillet, la chaleur était accablante, ce qui rendait mon service à l'Hippodrome très-pénible.

J'avais déjà fait deux ou trois chutes avec mes chevaux. On m'avait saignée deux fois, cela m'avait fatiguée; je dormis mal la nuit.

Je fis mille rêves pénibles; je me levai triste, préoccupée.

J'ouvris ma fenêtre et je regardai le temps: il était superbe; le soleil resplendissait, ce qui d'ordinaire m'égaye et me ranime; pourtant j'avais le cœur serré. Je me mis à table sans pouvoir manger.

—Madame est malade? me dit ma bonne.

—Malade... non. Je ne sais, mais il me semble que je vais apprendre une mauvaise nouvelle; j'ai la mort dans l'âme. C'est aujourd'hui jour d'Hippodrome; j'ai idée que je vais me rompre le cou.

—C'est un vilain métier que vous faites là!...

Elle avait raison, car je gagnais bien peu. Je me proposais de demander de l'augmentation; m'en accorderait-on? Ils avaient plus de femmes qu'ils n'en voulaient; pour se mettre en évidence elles s'offraient pour rien. Elles n'avaient jamais pris de leçon; mais qu'est-ce que cela fait aux administrateurs, pourvu qu'ils fassent fortune? Ils méprisent celles qui les enrichissent. Si la police n'y mettait pas bon ordre, ils en feraient tuer quatre sur dix. Est-ce qu'un spectacle sans danger a du charme? On ne cherchait pas à éviter les accidents. On nous donnait des chevaux qui n'avaient pas de jambes et qui s'abattaient aussitôt qu'on les pressait. En faisant la Croix de Berny, un Anglais a tombé avec son cheval dans le fossé du milieu; ce fossé avait environ douze pieds de profondeur; on crut l'homme et le cheval morts, car ni l'un ni l'autre ne se relevèrent. L'homme était évanoui. Quand il revint à lui, on vit qu'il était abîmé. Ses dents étaient cassées; il avait sur le devant de la tête une large plaie béante. Le médecin ordonna de le coucher de suite. Un des directeurs, présent à la chute, qui semblait surtout préoccupé de la crainte de voir cet exercice défendu pour cause de danger, dit alors: «Mettez-le sur un brancard et qu'on le conduise à l'hôpital!»

A ce moment le pauvre blessé ouvrit les yeux, joignit les mains et supplia qu'on le laissât mourir là, mais qu'on ne l'envoyât pas à l'hospice.

Je ne sais pourquoi cela lui faisait si peur, je ne le lui demandai pas; mais voyant que personne ne répondait, je ne pus me contenir.

—Quelle infamie! dis-je. Voilà le sort qui nous attend si nous n'avons pas d'autre ressource. Ce n'est pas assez de nous supprimer nos appointements quand nous sommes malades, il faut encore faire mourir de chagrin ceux qu'une chute pareille n'a pas tués sur le coup. Conduisez ce malheureux chez moi, j'en aurai soin, pour faire honte à ces mauvais cœurs. Le pauvre garçon m'embrassait les mains; tout le monde m'approuva du regard.

Un des directeurs dit que j'avais raison, et donna l'ordre de conduire le blessé chez lui.

C'était une bonne âme, que Dieu a rappelée depuis; il avait été malheureux toute sa vie. C'était un esprit supérieur; le nom de Ferdinand Laloue est resté dans la mémoire de ceux qu'il a obligés et de ceux qui l'ont connu.

Le pauvre Anglais fut abîmé: il eut le nez de travers, une cicatrice à la joue et cinq dents cassées.

Pour faire cet exercice il faut de bons jockeys; comme les bons sont chers, on prend de mauvais sujets qui ne peuvent rester en place: ils sont presque toujours gris, logent dans de mauvais garnis, n'ont pas d'amis et seraient abandonnés. C'est peut-être ce qui lui faisait redouter l'hôpital.

Quinze jours auparavant, on me fit essayer un cheval de steeple-chase; pour l'entraîner on fit monter deux jockeys à mes côtés; ils étaient ivres-morts; ils partirent si grand train que mon cheval s'emporta et me fit faire huit ou dix tours, je sautai vingt claies de trois pieds et demi, j'avais les mains en sang.

On mit les jockeys à l'amende; mais leur ivresse avait failli me coûter la vie, car mon cheval avait fait des fautes à chaque saut.

Cela les avait amusés, ils allèrent en rire chez les marchands de vin.

Je ne m'exposais pas ainsi de gaieté de cœur; si j'avais pu faire autrement, j'aurais quitté l'Hippodrome sans regret.

Je partis à une heure, mais j'étais triste.

Arrivée dans ma loge, je me mis à rire avec mes camarades.

La première partie finit; j'avais fait deux exercices, je rentrai plus rassurée. Je dis à Angèle et à Louise:

—Ne me serrez pas trop, je broie du noir depuis ce matin.

—La moitié s'est bien passée, le reste se passera bien, dit Angèle; mais on a des jours comme cela.

Nous fîmes un tour au pas pour gagner le but. Arrivées bien en ligne, on nous cria:

—Partez!

Mon cœur se serra; mais, emportée comme le vent, je perdis cette crainte.

La course promettait d'être belle, les chars se dépassaient tour-à-tour; j'avais dépassé Louise, j'allais dépasser Angèle; c'était le dernier tour.

Dans le tournant, près des écuries, je vis de côté Louise qui me serrait; j'allais frapper mes chevaux pour les exciter, quand je sentis une violente secousse.

Louise venait d'accrocher dans sa roue un des bouts de la queue de mon char, espèce de crampon qui sert à empêcher le caisson du char de traîner à terre; si elle eût arrêté court, ce crampon aurait pu sortir de suite de ses jantes; mais elle fouetta pour passer, et m'entraînant, me fit pirouetter; mon timon s'appliqua avec violence sur mon cheval de droite, il se cabra contre un poteau, poussa un hennissement qui fendit l'air, et retombant en arrière, il entraîna dans sa chute l'autre cheval qui, voulant se relever, tira de côté et fit sombrer mon char.

Je tenais encore les rênes pour empêcher les chevaux de se sauver et de me traîner; mais un cheval en se débattant me frappa l'épaule, je lâchai, engourdie par la douleur; j'entendais un bruit confus:

—Elle est morte!

Les chevaux firent un effort, me traînèrent pendant quelques pas, la face contre terre; quelque chose me passa à deux reprises sur la jambe, je poussai un grand cri; je venais de sentir mes os se broyer.

On arrêta les chevaux qui se débattaient; l'un avait la jambe cassée, il fallut l'abattre pour étouffer ses plaintes.

Cette scène avait dû être atroce pour les spectateurs. Des femmes pleuraient, d'autres étaient évanouies; le public avait escaladé les barrières et questionnait les médecins qui m'entouraient.

J'ouvris les yeux, je me mis à genoux, puis debout, je passai ma main sur ma cuisse droite, j'éprouvai une grande douleur, mais je me tenais debout; je n'avais pas les jambes cassées, comme je l'avais cru; j'écartai tout le monde, je voulais essayer de marcher pour m'assurer que je n'avais rien de brisé! J'y réussis, mais avec des douleurs atroces et en laissant derrière moi des traces de sang.

Je saluai le public qui venait de me montrer tant d'intérêt et que je voulais rassurer. Je fis quelques pas, soutenue sous les bras, puis je m'affaissai sur moi-même.

On me fit revenir, puis on me saigna deux fois; le sang ne partait pas.

On me pansa et on me coucha tout de mon long dans une calèche; on ordonna au cocher d'aller au pas. Quelques femmes me suivirent, par intérêt pour moi ou par ostentation.

Ce cortége était triste et se grossissait en route de tous les curieux. Chacun donnait son avis; la fin de toute conversation était:

—Elle est perdue!

Je ne pouvais guère repousser cette idée: mon corps était raide, froid; mon cœur semblait ne plus battre. Cela ne me fit aucune peine; au contraire, je remerciai Dieu. J'avais tant vécu en peu de temps, personne ne m'aimait en ce monde!

Quand on m'eut montée et couchée dans mon lit, je fermai les yeux et j'attendis la fin. La fièvre me prit...

Le lendemain, je sortis de cet engourdissement; je fis l'examen de mon mal: j'avais une partie de l'épaule et du coude dépouillée; des grains de sable étaient entrés dans la chair et y avaient fait des trous.

Pour empêcher les chars de trop chasser dans les tournants, on avait plombé les roues; une de ces roues m'avait passé sur la cuisse et me l'avait entourée d'un bourrelet violet, large et épais comme la main; j'avais une luxation au genou; il s'était formé un épanchement sous la rotule; j'avais sur l'os une ouverture de deux pouces, qu'un cheval m'avait sans doute faite avec son fer en se débattant. Ma jambe était un brasier.

Le médecin de l'Hippodrome vint me voir; il m'ordonna des compresses et du repos.

Je suivis ses prescriptions pendant six jours, sans éprouver de mieux; au contraire, je souffrais de plus en plus.

Un jeune homme vint me voir; il avait été témoin de l'accident, et, sans me connaître, il avait pris très-régulièrement de mes nouvelles. Il me dit qu'on me soignait mal, qu'il allait m'envoyer le premier chirurgien de Paris, qu'il ne fallait pas rire avec les maux de jambes.

Le lendemain, un gros homme arriva à neuf heures du matin; il entra dans ma chambre tout droit; je lui demandai ce qu'il me voulait:

—Allons, défaites les bandes de votre jambe; je viens de la part de M. Gustave de Bel...

J'obéis; mais je tremblais, car il me faisait peur; il avait l'air si dur. Il me pressa le genou à me faire crier, il regarda ma plaie rouge, gonflée, mais à moitié fermée.

—Quel est l'imbécile qui vous soigne? me dit-il en ajustant ses deux doigts de chaque côté de la cicatrice.

Je crus qu'il allait serrer; je pris ses deux mains dans les miennes.

—Allons, n'allez-vous pas faire l'enfant? est-ce que vous ne tenez pas à conserver cette belle jambe-là?

Il appuya un peu; je me mis à crier.

—Criez, criez, me dit-il, cela soulage.

La porte de ma chambre s'ouvrit, et je vis ma mère en pleurs.

—Maman! dis-je, oubliant le médecin, qui ne m'oubliait pas, et qui, profitant de ma distraction, décolla les chairs presque cicatrisées.

Le cœur me manqua; je me jetai en arrière sans crier; je sentis quelque chose de tiède me couler sur le pied.

On lui donna une serviette, qui se teignit d'un sang noir. Sitôt que je retrouvai ma respiration, ce fut pour pleurer; je retirai ma jambe, que je ne voulais plus confier à ce bourreau.

Il se mit à rire de ma colère et me dit:

—Vous me détestez joliment, hein? Mais je ne viens pas pour me faire aimer: je veux vous guérir. Cela s'était mal fermé, il vous serait venu à côté un dépôt. Maintenant, il faut que je voie si l'os n'a rien et que je vous brûle.

—Jamais! lui dis-je; vous ne me toucherez plus, j'aime mieux mourir.

—Alors, je vais m'en aller. Et il se croisa les bras.

—Voyons, me dit ma mère, un peu de courage!

Je fus honteuse de ma faiblesse et je mis mon pied sur son genou. Il prit un bistouri, écarta les chairs, gratta légèrement l'os.

La sueur me perlait au front.

Ma mère me serra la main, de l'autre je serrais mes draps si fort que je fis des trous avec mes ongles.

Il frotta la pierre infernale autour de l'ouverture. Je demandai grâce; il s'arrêta et me dit:

—En voilà assez pour aujourd'hui, nous recommencerons cela dans deux jours. Vous allez mettre une toile cirée sous elle, vous placerez une traverse en bois au-dessus du genou. Vous irez chercher un alambic que l'on va vous donner; vous l'emplirez de glace, qui fondra goutte à goutte sur sa jambe, jour et nuit.

Ma mère le reconduisit; elle rentra toute pâle.

Une fois la douleur engourdie, je lui demandai comment elle avait su mon adresse, et qui lui avait dit que j'étais malade.

—J'ai, me dit-elle, sur mon carré une femme qui donne des petits bancs à l'Hippodrome. Un jour elle m'avait fait cadeau de deux places; je voulais voir si cette Céleste, dont on parlait tant, n'était pas ma fille. Quand je te reconnus, je faillis m'évanouir. J'avais bien envie de t'embrasser, mais je n'osais pas aller à toi. Je ne voulus jamais retourner te voir faire ces courses maudites, j'avais trop peur. Tous les deux jours j'avais de tes nouvelles; mais depuis six jours je n'y tenais plus. Rosalie me rapporta qu'on disait qu'il faudrait te couper la jambe. Me voilà; m'en veux-tu?

—Non, au contraire.

Ce qu'elle m'avait dit m'avait fait passer dans la cuisse comme une lame d'acier; je sentais un froid vers l'os, je restai pensive. Je me consolai en disant que, s'il me fallait subir cette opération, je me tuerais.

Ma mère s'établit près de moi; je n'osai rien lui demander de sa vie privée.

Elle comprit ma discrétion et me dit qu'elle pouvait me donner tout son temps, vivant absolument seule.

Je reçus la visite de mes camarades.

Angèle, dont je n'avais jamais aimé le caractère, fut une des plus empressées. Je lui en sus gré et je ne l'ai pas oublié; tout le monde vint me voir à la fois, puis je restai seule.

Mon gros chirurgien me tint parole et vint me brûler une seconde fois. J'en avais une peur atroce.

Lorsqu'il me fit sa dernière visite, il me dit, en me tapant sur la joue:

—Eh bien! mon enfant, les plaies sont roses; vous êtes sauvée. Je vous ai fait du mal pour votre bien; m'en voulez-vous toujours? Il n'y avait pas à lésiner, la chaleur est si grande, le sang a été si décomposé par la peur, que je craignais la gangrène. Il n'y a plus de danger; vous avez été bien raisonnable; tâchez, si vous le pouvez, de ne plus continuer ce métier-là.

—Monsieur, lui dis-je, comment reconnaître les soins que vous m'avez donnés?

—Vous n'avez rien à reconnaître. Je ne suis plus médecin; il a fallu une occasion comme celle-là pour que je me dérange. Je suis trop gros, je ne puis plus monter; tâchez que je ne revienne jamais vous voir, et, si vous tenez à vos membres, qui en valent bien la peine, ménagez-vous.

Il partit sans me dire son nom; je ne l'ai jamais su.

Ma mère me conseillait aussi de quitter l'Hippodrome.

B..., qui, me sachant malade, avait oublié qu'il me boudait, m'engageait, de son côté, à en finir avec un métier aussi périlleux.

Je leur promis de cesser à la fin de la saison, si on ne me donnait pas d'augmentation.

Je fis d'abord quelques tours dans ma chambre, puis je descendis; je marchais, mais avec une vive douleur au genou; j'allai en voiture à l'Hippodrome; ma place était prise, on se souvenait à peine de moi.

Cela me mit dans une telle fureur, que j'exigeai que l'on me rendît mes costumes et mes chevaux pour la représentation suivante.

On avait beau me dire que je n'avais pas de force, je ne voulus rien entendre.

Quand je remontai dans mon char, raccommodé comme moi, j'eus une grande émotion; on m'applaudit beaucoup. Je perdis la tête et je m'arrêtai au second tour.

Cela faillit causer un nouvel accident; le char qui me suivait fut au moment de monter dans le mien. On criait:

—Arrêtez!

Angèle tira sur ses chevaux et les détourna adroitement. Une ligne de plus, et le timon allait me frapper entre les deux épaules; je n'avais pas vu le danger; j'étais calme, au pas.

Quand on me conta ce qui avait failli m'arriver, je me mis à rire; je remerciai Angèle et je dis:

—Vous verrez que je me tuerai dans mon char, comme Hippolyte.

—Ne ris pas avec cela, dit Angèle, je suis morte de peur! Tu n'es pas assez rétablie; tu devrais rester quinze jours à te reposer.

Je le fis, moins de bonne volonté que de force; mais l'ennui me prit; je voyais tout en noir.

Je dis à ma mère que, si elle voulait, je quitterais le monde avec elle; que dès que j'aurais un peu d'argent, nous irions nous cacher dans quelque coin. Elle y consentit.

La saison était finie; je demandai un rendez-vous à mon directeur, pour savoir quelles étaient ses intentions à mon égard; s'il voulait m'engager pour deux ans et m'augmenter.

Il me regarda et me dit:

—Pourquoi vous augmenterais-je? Est-ce que vous ne faites pas vos affaires? Qu'est-ce que c'est, pour vous, que quelques centaines de francs par an de plus ou de moins? Je compte diminuer tout le monde: j'ai plus de femmes qu'il ne m'en faut; si je vous laisse au même prix, vous devez vous estimer bien heureuse.

—Voilà donc la récompense que je devais attendre de mes services! Je m'en vais, car, l'année prochaine, vous seriez capable de me demander de l'argent pour l'honneur de vous servir.

Il ne me retint pas, et je rentrai chez moi désespérée.

Ma mère me consolait et me disait:

—N'ont-ils pas eu le feu?... C'est peut-être la gêne qui les rend ingrats.

Je ne voulais rien entendre; j'avais deux grosses peines et une affreuse inquiétude:

Je quittais mes chevaux, pour lesquels j'avais une vraie passion; je n'avais plus d'état et mes craintes allaient me reprendre.

Je renfonçai mes larmes, et je pris une voiture pour aller chercher mes affaires.

Jusqu'au dernier moment, j'espérais qu'on allait me retenir; mais rien, pas même un adieu poli.

Quel parti prendre? me consoler de cette nouvelle déception.

C'est ce que je fis, en jurant de ne jamais rentrer à l'Hippodrome comme écuyère.

Pour m'étourdir, je me remis à courir le monde. J'allais tantôt chez Lise, tantôt chez Lagie.

Je rencontrai plusieurs fois un petit monsieur blond, le teint coloré, se donnant un genre militaire, jurant, buvant, spirituel, rageur, querelleur, rarement poli. Il se nommait Deligny.

Il me déplaisait si fort, que je n'entrais jamais sans demander s'il était là, afin de l'éviter.

Il s'aperçut de mon antipathie et cherchait tous les moyens de me rencontrer pour me taquiner.

Ainsi, quand il donnait un dîner, on m'invitait en me cachant sa présence; nous nous querellions toute la soirée.

Il se vantait de n'avoir jamais aimé, de traiter les femmes à la hussarde. On dit que l'amour se présente souvent en tenant la haine par la main. C'est ce qui arriva.

Il buvait moins devant moi, il devenait presque aimable; on le plaisantait beaucoup, mais cela prenait assez de force pour dompter la raillerie.

Un jour, ma mère me dit:

—Tu devrais t'établir, j'aurais soin de ta maison; cela te ferait une position; je pourrais rester près de toi sans t'être à charge.

Cette idée me sourit: je donnai congé; ma mère chercha une boutique et en trouva une, rue Geoffroy-Marie, no 2.

Je louai un logement au no 5, presque en face.

Pendant que nous nous occupions de nos préparatifs, je reçus une lettre de la Haye; elle était du baron, que m'avait envoyé ma fausse sœur. Il avait cessé ses rapports d'amitié avec moi parce que son service auprès du roi l'avait rappelé en Hollande.

Il me disait dans cette lettre qu'il venait d'être très-malade, que mon image était toujours présente à sa mémoire, et que ma présence avancerait plutôt sa guérison que tous les secours de la Faculté.

Six mois avant ou six mois plus tard, je l'aurais envoyé promener avec cette fantasque proposition.

Mais elle arrivait fort à propos; j'avais grand besoin de distractions. L'idée d'un voyage me souriait.

Une promenade en pays étrangers me semblait une excellente préparation à la carrière commerciale, dans laquelle je me proposais d'entrer.

Je n'hésitai donc pas un instant.

J'annonçai à ma mère que je partais le soir pour Anvers, que de là je gagnerais la Haye, que j'emmenais ma domestique et que je serais de retour dans six jours au plus tard.

Ma mère me conduisit au chemin de fer et pleura à chaudes larmes en me voyant partir.

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