Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2
Ce n'était pas tout d'avoir le titre d'écuyère: il fallait apprendre mon métier. L'équitation et les fantaisies équestres ne s'improvisent pas plus qu'autre chose.
Je travaillais avec une ardeur extrême. Je prenais jusqu'à deux et trois leçons par jour, toutes accompagnées d'une heure de trot à la française. Dans le commencement, je fus très-fatiguée; je crachais le sang, mais cela ne m'arrêtait pas.
J'étais obligée de négliger beaucoup mes amis. Brididi fut celui qui en souffrit le plus, car il m'avait prise en grande affection.
Lorsque je l'avais vu se monter un peu trop la tête pour moi, après nos communs triomphes à Mabille, j'avais pensé que le meilleur moyen de le guérir était de lui faire confidence des sentiments que j'éprouvais pour un autre. Ce moyen n'était peut-être pas bien bon: d'abord, M. Brididi ne se découragea pas aussi complétement que j'aurais pensé qu'il le ferait, et puis, comme je l'avais mis au courant des affaires de mon cœur, il profita assez adroitement de ma rupture avec Adolphe.
Au moment de mon entrée à l'Hippodrome, il me faisait encore une cour très-vive.
On venait de faire une chanson sur Pomaré. On l'attribuait à un homme de beaucoup d'esprit. [1] C'était sur l'air de la valse de Rosita:
O Pomaré, ma jeune et folle reine,
Garde longtemps la verve qui t'entraîne,
Sois du cancan toujours la souveraine
Et que Chicard pâlisse à ton regard!
Paré de fleurs, ton trône, chez Mabille,
A pour soutien tous nos joyeux viveurs.
Mieux vaut cent fois régner là que sur l'île
Où vont cesser de briller nos couleurs.
et cinquante autres vers que j'ai oubliés.
[1] Romieux.
J'avais mes poëtes. Brididi m'envoya une épître en vers. Malheureusement, il dansait mieux qu'il ne chantait. En me rappelant ces vers, je m'aperçois qu'ils sont trop en désaccord avec la mesure pour que j'ose les reproduire ici.
Dans ces vers, M. Brididi parlait comme parlent tous les amoureux. Il me reprochait de ne pas l'aimer autant qu'il m'aimait, et finissait par un trait qui, je l'avoue, me parut alors charmant. Il me disait que j'étais pour lui ce qu'était Lise à Béranger.
Mon service à l'Hippodrome m'éloigna du monde où je l'avais rencontré. Je fis comme Lise, je fus infidèle à l'amitié; mais je lui ai toujours gardé un bon souvenir.
Enfin le grand jour arriva; mon professeur était content de moi. Je devais, le jour d'ouverture, paraître dans trois exercices.
Le premier était une promenade au pas, qu'on appelait la marche; le second, une course de vitesse; le troisième, une chasse au cerf.
Ceux qui ont assisté à l'ouverture de l'Hippodrome pourront encore se souvenir que ce fut là la partie comique de la représentation.
J'entrai dans l'arène première d'une colonne de quatre chevaux. J'avais un costume à la juive, comme toutes les écuyères. J'entendais circuler mon nom:
—Oh! voilà Mogador!
Je crus qu'on allait me siffler ou me dire des choses désagréables, car chacun faisait ses réflexions tout haut.
Il y avait bien huit mille personnes. On était les uns sur les autres; c'était un coup d'œil magnifique. Tout ce qu'il y avait d'élégant à Paris était là. Ces costumes neufs, cette salle fraîche étaient d'un merveilleux effet.
Le soleil qui, ce jour-là, étincelait sur le clinquant, réchauffa les cœurs, d'abord un peu froids d'émotion, et disposa bien le public qui, à cette première sortie, applaudit à outrance.
Deux ou trois exercices entrèrent avant ma seconde apparition. J'étais à cheval une demi-heure d'avance. Nous n'étions que cinq cette fois pour entrer. Je tremblais à ne pouvoir tenir mon cheval:
—Mon Dieu! me disais-je, je ne puis plus me soutenir, je vais tomber!
Et je me ployais en avant, quand je sentis quelque chose me cingler le dos, et j'entendis M. Laurent me dire:
—Est-ce que vous allez vous tenir comme cela? Redressez-vous donc, s'il vous plaît.
Je me jetai en arrière.
—Bon! vous voilà comme un manche à balai, me dit-il; enfoncez-vous dans votre selle; le corps droit sans raideur, les coudes au corps, la tête en face; serrez les doigts sans dureté... bien! et n'ayez pas peur, vous avez un bon cheval.
Il lui frappa sur le cou; puis, passant près d'un monsieur, il lui dit:
—Ah! c'est que celle-là, c'est mon élève; elle va bien, mais il n'y a que deux mois qu'elle apprend.
Ce compliment me fit plaisir, mais ne put empêcher mon cœur de battre à m'étouffer.
Le rideau s'ouvrit! Dans la crainte que l'on ne pût dire que j'avais l'air effronté, je baissai les yeux à en loucher.
Arrivées au but, on nous rangea en ligne et on nous cria:
—Partez!
Mon cheval m'emporta comme le vent, la respiration me manqua; je me couchai sur son cou, comme font les jockeys; je lui fis un appel de la voix, il se lança plus fort... J'allais passer mes compagnes, peut-être gagner la course! cette idée me transporta. Je jetai mon cheval sur la corde dans un tournant... je coupai celle qui me serrait de plus près, je la passai! Je fus si contente que, dans la crainte de voir une autre gagner sur moi, je fermai les yeux, je rendis tout à mon cheval et je lui appliquai l'éperon dans le flanc gauche. J'entendais dire:
—Elle a gagné!
Puis applaudir! Je serrai les genoux davantage. Je fis un tour de plus; on m'arrêta pour me donner le bouquet: j'avais gagné!
La France était à moi... Je marchais en avant des autres; on m'applaudissait. Mon cheval, qui avait été attaqué durement, faisait mille gambades que je suivais avec assez de souplesse pour qu'aux bravos se joignissent des compliments sur ma tenue à cheval. J'étais radieuse en rentrant. Mon professeur partageait ma joie.
Une fois descendue, mes compagnes me cherchèrent querelle. Elles prétendaient que j'avais manqué de les renverser, que l'on ne devait pas couper.... Je crois qu'elles avaient raison, mais je les envoyai promener.
Je regardai mon cheval; il avait une tache de sang au côté. Je lui en demandai tous les pardons du monde... je lui montrai mon bouquet et lui donnai des raisons que je lui fis comprendre avec force morceaux de sucre.
J'allai m'habiller pour la chasse; j'avais un joli costume, et j'étais, j'en conviens, assez contente de moi.
Je montais un cheval d'école qu'on appelait Aboukir, je le faisais caracoler le plus que je pouvais.
On lâcha le cerf. Je prenais mon rôle au sérieux et je riais avec les seigneurs qui étaient rangés au milieu, en attendant que les piqueurs et valets de chiens eussent lancé et découplé les chiens.
Cette chasse eut un genre de succès auquel n'avaient certainement pas songé les organisateurs de la fête. Quand les chiens, qu'on tenait enfermés depuis plusieurs jours, se virent en liberté, au lieu de s'élancer sur les traces du cerf, ils se mirent à courir de droite et de gauche, en commettant des actes d'inconvenance dont le bas de nos robes et les jambes de nos chevaux portèrent les traces. Le public parisien, qui voit tout et s'amuse de tout, s'aperçut tout de suite du contre-temps qui faisait le désespoir des piqueurs.
On riait à se tordre. Enfin, on mit le cerf à la piste, et les chiens sur la voie.
Le cerf, fatigué, revint sur ses pas à travers les chiens. Ce fut lui qui les courut! On applaudit plus fort que jamais.
Je sortis après la représentation, plus triomphante qu'un général vainqueur dans une grande bataille. Je tenais mon bouquet dans mes bras pour que tout le monde le vît bien.
Rentrée chez moi, je priai mon portier de mettre l'écriteau: je ne pouvais demeurer si loin. Le lendemain, je trouvai un petit appartement, faubourg Saint-Honoré, no 1, au cinquième; il y avait une chambre à deux fenêtres sur le devant, une chambre sur le derrière et une cuisine. Je fus assez heureuse pour sous-louer de suite le logement que je quittais et je pus déménager. J'abandonnai ce quartier avec plaisir; il me semblait que je respirerais plus tranquillement dans celui où j'allais. Je m'arrangeai un petit jardin sur la gouttière, qui avançait d'un pied.
Le genre de vie que j'avais adopté me mettait forcément en contact avec un grand nombre de femmes. Moins par goût que par nécessité, mon existence ressemblait à un kaléidoscope. Les courtisanes sont comme le Juif-Errant, il ne leur est pas permis de s'arrêter. J'avais cessé de voir Denise et Marie. Elles n'avaient pas une existence plus morale que la mienne, mais elles étaient lancées dans d'autres tourbillons. J'avais chaque jour, non pas de nouvelles amies, mais des relations nouvelles.
Je composerais plusieurs volumes avec les portraits et les caractères des femmes qui passèrent à côté de moi dans la vie; mais je me restreins autant que je le puis, ne m'attachant qu'aux souvenirs qui me paraissent présenter quelque originalité, ou qui sont nécessaires à la suite de mon récit.
J'avais connu, au moment le plus malheureux de ma vie, une grande fille qui n'était ni blonde ni brune, ni belle ni laide, ni bonne ni méchante; je lui donnai un conseil que j'ai toujours pratiqué.
Je ne cherche pas, on peut m'en croire, à me tromper moi-même. Je sais que le vice élégant est toujours le vice; mais j'ai toujours pensé que, même en faisant le mal, il y avait avantage à rechercher la société des hommes bien élevés. Le mieux serait d'être sage; mais quand on ne l'est pas, il est préférable d'être la maîtresse d'un grand seigneur que d'un parvenu, d'un homme de bon goût que d'un malotru, d'un homme d'esprit que d'un sot. J'ai gagné à cette délicatesse, de pouvoir, malgré ma déchéance morale, goûter les plaisirs de l'esprit, les jouissances des arts, et de rencontrer parmi les sommités de chaque société des chances heureuses et des amitiés durables, survivant à de trop faciles amours.
La femme à qui j'avais donné ce conseil sut le mettre à profit. Elle rencontra dans le monde un boyard qui, lui trouvant le cou et les bras trop longs, les lui couvrit de diamants, pour cacher cette difformité.
Elle me rencontra, et, sous prétexte que nous étions voisines, me fit monter chez elle, et passa la journée à me montrer ses richesses avec tant de:—Tu voudrais bien cela, hein?—Si tu avais cela!—que j'avais le cœur tout gros, sans savoir pourquoi.
Elle avait une grande passion pour les artistes, et passait toutes ses soirées dans les petits théâtres, se laissant tour-à-tour enflammer par un comique, un amoureux, un traître; elle n'était généreuse que pour les arts.
On dit qu'elle laissait tomber un diamant de son bracelet chez beaucoup de ses préférés.
Elle m'engagea à dîner avec elle et à aller au spectacle le soir; elle me dit qu'elle allait me prêter un châle, dans la crainte que je n'eusse froid. Cette attention me toucha, et je me dis:
—Décidément, c'est une bonne fille!
Je fus bien vite détrompée. Elle ne pouvait aller au théâtre seule; il lui fallait une compagne. Elle ne pouvait mettre tous ses châles à la fois; il lui fallait un mannequin. En voici la preuve:
Elle me fit dîner dans un petit restaurant, boulevard du Temple. Il y avait beaucoup d'acteurs; ils vinrent auprès de nous. On nous servit le potage. Je me disposais à manger, lorsque, m'arrêtant le bras, elle me dit, de sa voix braillarde:
—Prends garde, tu vas tacher mon châle!
Je devins pourpre. C'était uniquement pour cela qu'elle me l'avait prêté. Je vous laisse à penser si ma reconnaissance s'envola.
Elle n'en persista pas moins à me poursuivre de ses offres d'intimité. Il lui vint même, pour mieux colorer cette intimité aux yeux du monde dans lequel nous vivions, l'idée la plus folle et la plus excentrique: ce fut de me faire passer pour sa sœur; elle me pria de dire comme elle, parce que cela serait un prétexte pour être plus libre: son boyard lui permettrait plus facilement de sortir avec moi.
En réalité, elle s'accrochait à moi parce que je m'appelais Mogador.
Un surnom, comme M. Véron le fait remarquer avec beaucoup de finesse d'observation dans les Mémoires d'un bourgeois de Paris, un surnom, pour des femmes comme nous, est une fortune.
A quelques jours de là, ma sœur me proposa de l'accompagner dans une soirée d'artistes. J'étais dans la même position: je n'avais pas ce qu'il me fallait. Elle mit généreusement toute sa garde-robe à ma disposition. Je refusai, me rappelant de: «Prends garde de tacher mon châle.» Mais il lui fallait un bras à tout prix.
Elle eut, cette fois, pour vaincre ma résistance, recours à un petit stratagème auquel j'eus la bonhomie de me laisser prendre. Elle m'acheta ce dont j'avais besoin, et me dit:
—Tiens, tout cela est à toi.
Je crus naturellement qu'elle me le donnait: une parure de fleurs de cinquante francs, des gants longs, une voiture louée pour la nuit. Voilà des dépenses que je ne me serais jamais permises.
Je la remerciai de sa munificence.
—Bon! bon! me disait-elle, tu me remercieras plus tard.
Quelques jours après, elle me remettait une note de cent francs. Je n'ai jamais, je crois, fait pareille figure depuis; j'avais à peine de quoi vivre et payer mes meubles.
Je la fis attendre; elle se fâcha et me fit des scènes devant tout le monde.
Je lui donnai cent sous ou dix francs que j'avais dans ma poche.
Un jour, j'étais au théâtre, dans une loge où il y avait six personnes; elle se fit ouvrir et me dit tout haut:
—Dis donc, toi, quand donc me payeras-tu?
Je n'avais rien sur moi ce jour-là. Une des personnes me demanda combien je lui devais et acquitta ma dette.
A partir de ce moment, on le comprend, il y eut entre nous une rupture complète.
Elle s'en allait disant partout:
—Je suis fâchée avec ma sœur.
Et nous restâmes longtemps brouillées, à son grand regret, car je commençais à faire pas mal de bruit.
J'avais appris de nouveaux exercices à l'Hippodrome. Il y avait surtout une course de haies qui faillit me coûter cher. Je montais une jolie jument alezane d'une vigueur incroyable. Elle tremblait une heure avant d'entrer; quand on ouvrait la barrière, elle était déjà en nage.
Un jour, elle s'était gonflée pendant qu'on la sellait; on oublia de la visiter au départ. Une fois lancée, je me sentis tourner; je voulais m'arrêter, mais j'étais devant une haie; elle sauta. Je tâchai de m'élancer de côté pour ne pas être traînée sous ses pieds; je fus tomber sur la piste, en dehors de la haie. J'allais me relever, quand je vis les pieds des chevaux sur ma tête. Tous ceux qui arrivèrent derrière moi me sautèrent avec la haie.
Ces quelques secondes furent pénibles pour moi et pour les spectateurs. J'avais le pied foulé; ma jument, en se sauvant, m'avait atteinte; mais je n'avais pas de fracture; la douleur n'était rien pour moi. Je demandai mon cheval, et je remontai devant le public, qui m'en sut un gré infini et me le prouva en m'applaudissant de toutes ses forces.
Ce genre de spectacle avait alors l'attrait de la nouveauté.
Il n'était bruit que de notre courage; on luttait vraiment avec une imprudence effrayante. Les spectateurs criaient souvent:
—Assez! assez!
On ne voulait rien entendre, et c'est incroyable la chance qu'on avait. Il y avait tous les jours des accidents où l'on aurait dû trouver la mort, eh bien, on en était quitte pour quelques contusions. Je pouvais avoir la tête ou les côtes cassées; je restai huit jours sur ma chaise, et je recommençai plus enragée que jamais.
Ces périls, du reste, n'étaient pas les seuls auxquels je fusse exposée à ce moment de ma vie.
Il y avait un danger bien autrement à redouter pour moi dans le nombre toujours croissant de mes adorateurs.
A Paris, dès qu'une femme est en évidence, si elle n'est pas protégée par une réputation de vertu intraitable, tout le monde se met sur les rangs. Il y a des jeunes femmes qui, par bonté ou par bêtise, se croient obligées de répondre à toutes les avances qu'on leur fait. Elles sont perdues en quelques mois. L'abandon et le mépris ne tardent pas à suivre un enivrement passager. Je n'étais ni assez bonne, ni assez bête pour me prodiguer à ce point; j'avais, heureusement pour moi, compris de suite que la galanterie est comme la guerre, où, pour remporter la victoire, il est bon d'employer la tactique. J'avais, d'ailleurs, deux défauts de caractère qui m'ont beaucoup servi pour me défendre. J'ai toujours été capricieuse et hautaine. Personne, parmi les femmes disposées à dire souvent oui, n'éprouve plus de plaisir que moi à dire non. Aussi, les hommes qui ont le plus obtenu de moi sont ceux qui m'ont le moins demandé.
Plus une femme a la réputation d'être facile, plus elle a besoin de se faire désirer. J'avais plus que toute autre besoin de réserve à cause de mon passé.
Ceux qui voulaient obtenir mes bonnes grâces ne m'expliquaient pas toujours eux-mêmes leurs vœux. La plupart, ainsi du reste que c'est d'usage dans ce monde, avaient recours à des moyens détournés, et m'envoyaient des ambassadrices.
Dans une seule semaine, je reçus je ne sais combien de femmes qui venaient m'annoncer mes conquêtes et tâcher de négocier des traités d'alliance. J'avais à cet égard des idées bien arrêtées. Je ne voulais à aucun prix avoir de commerce avec ces femmes pour qui j'avais la plus profonde aversion. Aussi redescendaient-elles furieuses mes cinq étages. Quand elles rendaient compte de leur mission, on ne pouvait les croire, tant, je l'avoue en rougissant, la conquête de Mogador semblait facile.
Je n'eus qu'à me féliciter du parti que j'avais pris. L'opinion changea à mon égard. On ne cessa pas de me faire la cour, mais on y mit plus de délicatesse, et l'on me laissa le temps de respirer et de choisir.
Ici encore, je retrouve un souvenir de ma sœur.
Depuis que je refusais de la voir, il lui était passé une autre idée par la tête: c'était de me donner un amant de sa main. Un jeune baron plus ou moins allemand, qui avait une charge à la cour de... était au nombre de ceux dont j'avais si mal reçu les plénipotentiaires. Il raconta sa défaite à ma sœur.
—Présentez-vous de ma part, lui dit-elle avec son aplomb ordinaire; vous êtes sûr d'un excellent accueil.
Il la crut et vint chez moi, convaincu qu'il se présentait sous les meilleurs auspices.
C'était un homme de trente à trente-cinq ans, blond, assez grand, assez joli garçon, l'air doux et distingué.
Il tombait mal: j'avais encore les fleurs sur le cœur; mais il s'en tira en homme d'esprit. Devinant mes véritables sentiments pour ma chère sœur, il m'avoua qu'il ne pouvait pas la souffrir, et il m'en dit tant de mal, que je finis par l'écouter.
—A votre tour maintenant, me dit-il.
J'avais bien aussi quelques méchancetés qui ne demandaient qu'à s'évaporer en paroles. Notre entretien se prolongea. La médisance aidant, le baron emporta la permission de revenir.
Il en profita plusieurs fois. Il avait beaucoup d'esprit: l'esprit est la plus irrésistible des séductions. Il est donc possible qu'une fois encore j'aurais cédé malgré moi à l'influence indirecte de ma sœur. Mais le baron fut brusquement rappelé en Hollande par un ordre.
Je repris mon service à l'Hippodrome.
Les jeunes gens à la mode ou ceux qui aspiraient à le devenir avaient leurs entrées du côté des écuries; c'est là que chacune de nous avait ses prôneurs, ses partisans, ses enthousiastes. Il y en avait un qui s'occupait de moi avec une persévérance acharnée. C'était un jeune homme brun, mince, très-recherché dans sa toilette. Il me regardait constamment avec de grands beaux yeux noirs qui, sans avoir d'esprit, exprimaient assez bien ce qu'ils voulaient faire comprendre. Il n'avait jamais osé me parler.
Je demandai à une de mes amies:
—Qui est donc ce jeune homme qui me suit partout et qui se trouve mal quand je fais un faux pas?
—Ma chère, me répondit Hermance, une jolie petite Anglaise qui avait une perruque, c'est le fils d'un pharmacien.
—Ah! lui dis-je, c'est dommage; il est gentil.
—Si tu ne l'aides pas un peu, me dit une autre, il n'osera jamais te parler. Il est très-riche; son père est un grand fabricant de locomotives.
—Bon! tout-à-l'heure c'était un pharmacien... Il faudrait vous entendre.
Je montai à cheval et j'entrai dans l'arène.
Il me sembla que ma selle n'était pas solide; je m'arrêtai devant la grande loge. Pendant qu'on sanglait mon cheval, j'entendis un bruit confus de compliments toujours agréables pour l'oreille d'une femme. J'oubliai ma chute de la dernière fois et me promis de gagner cette course si je pouvais. Je poussai ma jument, j'arrivai la première d'une demi-tête de cheval. Quand je revins aux écuries, je vis mon amoureux tout pâle; ses yeux étaient si brillants, que je les crus pleins de larmes; il vint à moi et me dit:
—Oh! que vous m'avez fait peur! Je me suis figuré vous voir tomber dix fois.
J'eus la malheureuse idée de lui répondre qu'il était beaucoup trop bon.
A partir de ce moment, il me fut impossible de m'en défaire; la glace était rompue. Il me suivit jusqu'à la porte de ma loge; je la lui fermai au nez.
Il vint me voir le lendemain, sans que je le lui eusse permis; il finit par ne plus bouger de chez moi. Il était bête à manger du foin, mais si bon garçon, si obligeant, surtout si amoureux, que j'étais souvent tentée d'être indulgente, malgré ma répugnance pour les gens stupides.
Il se nommait Léon. On comprend, sans que je m'en explique, la délicatesse qui m'empêche d'ajouter les noms de famille aux prénoms. Il y a des secrets que tout le monde ne doit pas savoir. Permis aux curieux de chercher, aux habiles de deviner.
J'étais devenue bonne écuyère.
Je fis une demande au préfet pour obtenir ma liberté. On me fit venir, me disant qu'il n'y avait pas assez longtemps; que si l'Hippodrome fermait, je n'avais aucun moyen d'existence. Je rentrai chez moi tout en larmes et toute découragée. Il vint encore des femmes m'apporter des propositions plus brillantes que celles que j'avais reçues d'abord. Je crus ces femmes envoyées de la police, et les reçus plus mal que les premières.
J'étais allée un soir au Ranelagh avec une de mes camarades de l'Hippodrome qui se nommait Angèle; nous causions assises dans un coin de la salle. Une marchande de fleurs vint m'apporter des roses magnifiques.
—De la part de ces messieurs, dit-elle, en me montrant deux hommes assis à quelques pas de nous, tous deux petits; l'un blond, insignifiant de figure: il aurait eu l'air commun s'il n'avait eu un petit pied long comme ma main. L'autre était joli garçon, plus jeune et effronté comme un page.
J'avais envie, pour les faire enrager, de refuser les fleurs.
—Es-tu folle! me dit Angèle: gardons-les. Tu ne vois donc pas comme elles sont belles!
Je ne répondis rien. Je laissai les fleurs sur une chaise devant moi, sans regarder ceux qui me les avaient envoyées.
Ils s'approchèrent de nous. Le plus jeune des deux prit la parole, et s'adressant à moi:
—Ah! vous aimez les fleurs! je suis fâché de vous en offrir d'aussi laides; si vous le permettez, je vous en enverrai d'autres.
Je répondis par un petit signe de tête et par une petite moue qui voulait dire: «Je vous remercie des premières, mais je ne recevrai pas les secondes.»
—Je vois, mademoiselle, que vous n'aimez pas causer; c'est quelquefois une preuve d'esprit.
Et il se rapprocha de moi, si près qu'il mit sa chaise sur ma robe; je le lui fis remarquer en le priant de s'éloigner.
—Non, me répondit-il, je l'ai déjà abîmée, je vous en enverrai une autre.
Son ami, qui était resté debout, lui dit quelques mots en langue étrangère; il lui répondit dans la même langue, et se retournant vers moi:
—Le duc a raison, je n'ai pas le droit de vous faire la cour. Le duc et moi, nous vous avons vue monter à cheval; nous sommes devenus amoureux tous les deux; nous avons joué à pile ou face. D'après nos conventions, le gagnant seul devait avoir le droit de se mettre sur les rangs pour obtenir vos bonnes grâces. J'ai perdu; le duc vous a envoyé une de ses amies que vous avez mise à la porte. Croyant qu'il avait renoncé à toute espérance, j'ai fait comme lui; je n'ai pas été mieux reçu.
—Oui, nous avions parié cinquante louis.
Il me dit cela d'un air si impertinent que je le pris en grippe, et que je songeai tout de suite à me venger.
—Assurément, monsieur, lui dis-je, il n'y a pas de distraction plus innocente que celle-là. Pour que l'enjeu eût un intérêt pour vous, il aurait fallu vous assurer de mon consentement, et c'est une condition qui aurait toujours manqué à votre pari. Je vous avouerai même que, si j'avais été obligée de faire un choix, je crois que j'aurais été de l'avis du sort.
Je ne réfléchissais pas que, pour lui dire une chose désagréable, je faisais une véritable déclaration à son ami.
Ce dernier s'en aperçut et parut m'en savoir beaucoup de gré. Poli, mais grave et taciturne, il formait en tous points avec l'autre un contraste complet. Peut-être était-il arrêté par la difficulté du langage, car il parlait le français avec un accent méridional prononcé; mais j'avais la tête montée, et pour faire enrager son ami, je fis seule les frais de la conversation.
Le duc me demanda la permission de venir me voir; je la lui accordai en appuyant bien haut sur un: «Vous me ferez grand plaisir,» qui fut à son adresse, car l'autre petit monsieur quitta la place en disant:
«Voilà ce que c'est que d'être duc et d'avoir trois cent mille francs de rente.»
Son dépit le servait mal: cette énumération des avantages de son rival n'était guère propre à m'inspirer de l'aversion pour ma nouvelle conquête. Il en est du monde où je vivais, comme de l'autre, je crois: un beau titre et beaucoup de millions n'empêchent pas de faire la cour à une femme.
Nous restâmes seuls; le duc devint plus causeur. Ce fut lui qui continua la conversation.
—Quel drôle de caractère a mon ami! C'est un charmant garçon; mais il est un peu fat: il faut que tout lui cède. Il a, du reste, beaucoup de succès auprès des femmes. Il croit, quand on me donne la préférence, que c'est pour ma fortune; cela m'a rendu défiant, et j'ai fini par le croire moi-même.
La provocation était directe, et quoique je n'aie jamais aimé être de l'avis d'un homme quand il s'agissait de le trouver bien, je me résignai d'assez bonne grâce à dire au duc qu'il avait tort de douter ainsi de lui-même.
Il m'offrit son bras pour faire le tour du jardin. J'acceptai avec un double plaisir; d'abord, parce que cela flattait ma vanité, et ensuite, parce que c'était le moyen de continuer à faire enrager son ami, à qui j'en voulais d'avoir été si brutal. J'ai toujours détesté les gens qui prenaient avec moi des airs d'autorité.
J'éprouve, en me retraçant à moi-même les souvenirs de ma vie, un singulier effet: je suis plus heureuse à la pensée de raconter mes faiblesses, que je ne l'ai jamais été, dans l'entraînement de la jeunesse, à la pensée de les commettre. Il faut que la décence et l'étude aient entre elles de mystérieux rapports pour réveiller ainsi la conscience endormie.
A chaque instant, je suis tentée de tricher avec l'inexorable réalité; mais je ne cède pas à la tentation, car je comprends que mon récit perdrait tout intérêt, s'il cessait d'être complétement sincère.
Ma liaison avec le duc me mettait dans une position tout-à-fait nouvelle... Elle me donnait mes entrées dans le grand monde... de Bohême.
Je devins trop élégante pour ne pas avoir d'ennemies; rien ne me manquait, pas même la jalousie de mes camarades, qui me déchiraient à belles dents.
Le duc n'était pas brouillé avec son ami. Je le voyais donc souvent. Il n'avait perdu ni son aplomb, ni ses espérances.
—Vous me reviendrez, me disait-il; c'est une question de temps. Le duc ne vous gardera pas toujours.
Je lui répondais:
—Jamais!
Et je lui tins parole.
Il se consola avec Angèle.