← Retour

Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2

Author: comtesse Céleste Vénard de Chabrillan

Release date: June 28, 2017 [eBook #54997]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DE CÉLESTE MOGADOR, VOLUME 2 ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.

MÉMOIRES
DE
CÉLESTE MOGADOR

Paris.—IMP. DE LA LIBRAIRIE NOUVELLE.—Bourdilliat, 15, rue Breda.

MÉMOIRES
DE
CÉLESTE
MOGADOR


TOME DEUXIÈME


PARIS
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15
La traduction et la reproduction sont réservées.


1858


4

MÉMOIRES
DE
CÉLESTE MOGADOR

XII

LA REINE POMARÉ.
(Suite.)

On me conduisit à Beaumarchais, où l'on me reçut d'une façon charmante, quand j'eus dit que je m'appelais Mogador.

Je fus engagée; je répétai le lendemain dans une revue, où je me jouais moi-même et où je dansais à la fin la mazourka. Mon costume était délicieux. Je débutai le même soir que Pomaré; j'eus beaucoup de succès dans la danse.

J'appris le lendemain que Pomaré avait été sifflée à outrance. Je lus quelques journaux où on l'accablait de mauvais compliments et de railleries. Les journalistes traitent les femmes comme les gouvernements: ils les inventent; après les avoir inventées, ils les prônent; après les avoir prônées, ils veulent les défaire. Si ces réputations, qui sont leur ouvrage, résistent, ils se déchaînent, insultent, méprisent; ils crient à la dépravation.

Mais, messieurs, si cette dépravation, dont on commence à s'effrayer, a fait tant de progrès, c'est un peu votre faute.

Autrefois, il n'y avait qu'un ou deux bals publics; pourquoi y en a-t-il dix aujourd'hui? A cause des célébrités que vous vous êtes amusés à créer à temps perdu, et quand vous ne saviez que faire. Cette gloire de clinquant a trouvé des envieuses; des milliers de jeunes filles sont entraînées dans les bals publics par l'appât de cet éclat menteur! Elles font tout au monde pour qu'on les regarde et pour que vous disiez leurs noms.

Les jeunes gens de famille vont voir ces combats, ces assauts de jambes; comment voulez-vous qu'ils gardent leur raison au milieu de ces jeunes femmes, dont quelques-unes sont charmantes? Ils s'enivrent ensemble de la même folie.

Pomaré avait une voiture; toutes veulent en avoir, beaucoup en ont. Les Champs-Élysées comptent tous les jours dix promeneuses nouvelles, élégantes, hardies.

Ce luxe fait mal à voir, je le confesse, quand on songe que beaucoup de femmes, qui n'ont pas une faute à se reprocher, végètent dans la misère ou dans la gêne avec leurs familles.

Les vaudevillistes et les dramaturges, toujours à l'affût des passions qu'on peut exploiter avec succès, ont mis la prostitution sur la scène.

Tout Paris s'est attendri pendant deux cents représentations sur le désintéressement de cœur et sur l'agonie d'une courtisane; puis, un beau jour, on a été effrayé du chemin qu'on avait fait.

Le monde galant a eu sa réaction, tout comme la société vertueuse. D'autres vaudevillistes et d'autres dramaturges, saisissant la nouvelle veine, nous ont attachées au pilori de l'opinion.

Les journalistes ont fait ces choses sans se rappeler qu'à une autre époque ils avaient battu la grosse caisse à la porte du Ranelagh, à la porte du bal Mabille, à la porte du bal d'Asnières.

Dans les grandes, comme dans les petites choses, dans les choses honnêtes comme dans les choses honteuses, l'esprit humain est toujours le même: il ressemble à la girouette qui est sur ma maison.

Si l'on veut réellement détruire cette puissance des femmes galantes, qui touche à tout, qui commence dans les plus hautes sphères pour finir dans les derniers rangs de la société, le meilleur moyen c'est d'étudier les faits. L'histoire vraie des femmes qui ont vécu de cette vie infernale serait plus éloquente, pour en détourner les jeunes filles, que les idylles attendrissantes ou les contrastes forcés, dont le public parisien s'amuse tour-à-tour à pleurer et à rire.

Tant que j'ai vécu dans ce tourbillon, je n'avais guère le temps de réfléchir, ni à mon malheur, ni à celui des autres. Aujourd'hui, que je me suis retirée de ce monde; aujourd'hui, que j'envisage mon propre désenchantement et que je me rappelle comment ont fini les femmes que j'ai vues les plus brillantes et les plus adulées, il me semble que si, comme dans le petit drame de _Victorine_, on pouvait leur montrer leur avenir dans un rêve, toutes reculeraient.

Pomaré devait être triste; je fus la voir. Elle demeurait alors, 25, rue de la Michodière, à l'entre-sol. La maison, c'était un hôtel garni, était meublée très-proprement. Lise était très-élégante. J'attendais qu'elle me parlât de ses débuts; elle ne jugea pas convenable de le faire et me demanda les suites des miens.

—Je suis contente, lui dis-je; c'est un commencement.

—Ah bien! moi, dit-elle en riant, mon commencement ressemble joliment à une fin; j'ai eu au Palais-Royal le succès de Lola-Montès. On avait fait forger des clés à trous, et on s'en est donné à souffler dedans; le bruit a couvert l'orchestre. J'ai dansé à contre mesure; il était temps pour moi de me sauver, car on se disposait à me jeter les bancs à la tête. J'en suis encore malade; je ne sors plus de six mois.

—A part cela, lui dis-je, tu es heureuse?

—Oui, me dit-elle; vois.

Elle ouvrit une armoire et me montra un tas de chiffons, que je ne regardai pas, je l'avoue, sans une certaine envie.

—Je suis tranquille, me dit-elle. Je vis avec un jeune homme de Toulouse, qui m'adore et me comble. Il est employé au bureau des postes pour plaire à ses parents, qui veulent qu'il s'occupe, ce dont il n'a pas besoin, car il est fort riche.

—Tant mieux! cela me fait plaisir. Je t'aime beaucoup; je voudrais te voir ménager un peu plus ta santé et ta bourse.

—Oh! je n'ai pas longtemps à vivre; je veux bien m'amuser pour ne rien regretter.

—Joues-tu ce soir? me dit-elle en ouvrant la croisée.

—Oui, tous les soirs.

—Eh bien! j'irai te voir aujourd'hui avec mon époux.

Je la quittai. Je la vis le soir, dans une avant-scène du rez-de-chaussée, avec un petit homme blond mat, les cheveux frisés, portant lunettes. Il paraissait rempli d'attentions pour elle.

Elle me fit prier d'aller dîner le lendemain avec eux. Elle me dit, avant qu'il arrivât, qu'elle ne pouvait pas le souffrir, mais qu'il l'aimait tant qu'elle avait pitié de lui; que c'était la bonté même.

En effet, il m'intéressa; il avait l'air si honnête, si tendre; il faisait montre de si beaux sentiments, que je fus enchantée de lui, et que je fis promettre à Lise de mieux le traiter.

—Voyez-vous, mademoiselle, me dit-il le soir en me reconduisant, en ce moment, je ne puis pas faire tout ce que je veux pour elle; mais je vais avoir beaucoup d'argent d'une propriété que je fais vendre: je lui donnerai tout.

A quelques jours de là, j'entendis conter, au foyer du théâtre, que la reine Pomaré était arrêtée comme complice d'un vol très-important dont on recherchait les auteurs.

Je ne pouvais pas croire cela, et, d'ailleurs, je n'ai jamais pu supporter entendre dire du mal de mes amies. Je donnai des démentis à toutes ces vipères qui, ne m'aimant pas, étaient enchantées de me faire de la peine.

Une vieille duègne, qui, du reste, avait été très-belle, disait:

—Parbleu! des sauteuses comme cela, ça fait tous les métiers.

—Ah! reprenait une ingénue de trente ans, si j'étais juge, je la condamnerais à la prison pour toute sa vie.

Rien n'est méchant comme les vertueuses par force. Celle-là était si sèche, si laide, que je ne pus m'empêcher de lui dire:

—Il faudrait mettre en prison toutes les femmes un peu jolies; la disette en viendrait et vous trouveriez peut-être votre placement.

—Taisez-vous, me dit une de mes camarades; ne vous querellez pas ainsi sans savoir ce qui en est: vous pourriez vous compromettre.

Dès que le spectacle fut fini, je courus rue de la Michodière. La maîtresse de la maison me dit qu'on lui avait recommandé le plus grand secret: mais qu'à moi, elle allait tout me conter... Je devais être au moins la centième confidente.

—Hier, me dit-elle, il s'est présenté un homme, fort bien mis, qui m'a demandé quelle chambre habitait Mlle Lise et comment elle vivait. Je crus que c'était son père, dont elle a si peur, et je répondis à ce monsieur que j'ignorais sa manière de vivre.

—Oh! elle se cache: preuve qu'elle est coupable. Il fit signe à deux autres messieurs, qui entrèrent également, et ils montèrent tous trois à sa porte, en me faisant signe de les suivre. Je vis bien que c'étaient des agents de la police.

—Frappez vous-même, me dirent-ils. Il faut qu'elle ouvre sans avoir peur; un papier est vite brûlé.

Je fis ce qu'on me disait.

—Lise m'ouvrit en chemise. En voyant tout ce monde, elle voulut repousser la porte, mais elle n'en eut pas le temps; les trois hommes étaient entrés: deux s'étaient placés à côté d'elle, de manière à l'empêcher de faire un mouvement.

La pauvre fille était si pâle que ça me fendit le cœur.

—Habillez-vous, dit un de ces hommes, pendant que les autres visitaient les meubles, prenaient les papiers; habillez-vous donc, vous allez nous suivre.

—Vous suivre! dit Lise; où donc?

—Parbleu! pas à Mabille, dit l'homme, mais à la Préfecture.

—A la Préfecture! moi! Mais qu'ai-je donc fait?

—Ah! si vous n'aviez que dansé, vous n'auriez fait de tort qu'à vos jambes.

—Mais, monsieur, je n'ai fait de tort à personne.

—C'est ce que le juge d'instruction verra; en attendant, dépêchons.

—Un juge d'instruction! vous m'arrêtez donc comme une voleuse?

—Ou complice, dit l'homme; c'est la même chose.

—Moi! cria-t-elle en enfonçant ses deux mains dans ses cheveux en désordre; et vous avez pu croire que vous m'emmèneriez vivante?

Elle s'élança dans la seconde pièce, où sans doute elle voulait prendre un couteau; mais on s'empara d'elle avant qu'elle n'eût ouvert un meuble.

—Voyez-vous, mademoiselle Céleste, cette scène me fit un mal affreux. Ses cheveux étaient épars; elle était presque nue, car elle avait cessé de s'habiller. On la tenait le plus doucement possible. Elle se jetait à terre, frappait sa tête; je la crus folle! Voyant son désespoir, ils commencèrent à la traiter plus doucement.

—Allons, mon enfant, ne vous mettez pas dans cet état; on ne vous fera peut-être rien. Si vous n'êtes pas coupable, vous sortirez de suite. Allons, allons, pas de bruit; personne ne le saura. Vous vivez malheureusement avec des gens que vous ne connaissez pas assez, qui peuvent vous tromper sur leurs ressources, sur leurs moyens d'existence.

Et les trois hommes l'enlevèrent de terre pour la placer dans un fauteuil.

Elle avait les yeux fixes et paraissait ne pas entendre. Elle se leva, comme si elle avait pris une résolution, puis elle s'habilla, silencieuse, l'œil sec. On ne perdait pas un de ses mouvements. Elle me demanda si monsieur était venu.

—Non, lui dis-je, je ne l'ai pas vu.

—Tout m'abandonne! Allons, je suis prête. Ah! misérable que je suis! voilà où cette vie devait me conduire! Je voudrais que toutes celles qui marchent sur mes traces pussent me voir en ce moment.

On avait fait avancer un fiacre. Ces messieurs lui prirent chacun un bras et se placèrent près d'elle dans la voiture. Je la vis jeter sa tête en arrière; la voiture partit.

La brave femme n'en savait pas davantage. Les informations qu'elle pouvait me donner s'arrêtaient là.

Je n'en revenais pas de ce que j'apprenais; je n'eus pas, du reste, un instant de doute sur l'innocence de Lise: je la savais incapable d'un acte d'improbité.

Je fis quelques démarches pour avoir de ses nouvelles; mais je dus être prudente, car j'étais moi-même sous une surveillance qui me désespérait, et mon intervention dans une affaire de cette nature aurait pu me coûter bien cher. Lise était au secret, rien ne pouvait lui parvenir.

Je fus vingt fois chez elle.

Je ne pouvais me remettre du coup que son arrestation m'avait porté; c'était la semaine aux mauvaises nouvelles.

Au moment où j'étais le plus triste, j'appris un nouveau malheur, qui m'impressionna d'autant plus vivement qu'il me faisait faire sur ma propre situation un cruel retour.

J'avais eu occasion de voir, chez Adolphe, un jeune homme qui avait une maîtresse charmante. Elle s'appelait Angéline; sa figure était fine, spirituelle au possible. Elle avait été inscrite très-jeune; elle avait compris dans quelle affreuse position elle s'était mise. Aussi, sans être devenue une vertu bien farouche, vivait-elle très-modestement avec son amant, qui ignorait sa position.

Je rencontrai ce jeune homme, un jour que je venais de faire chez Lise une nouvelle démarche qui ne m'avait pas plus servi que mes premières tentatives pour avoir de ses nouvelles.

—Ah! ma chère Céleste, me dit-il en m'arrêtant par le bras, vous me voyez désolé. Nous avons fait une partie de bal masqué, il y a trois jours; nous étions une douzaine: nous avions fait un bon souper avant d'entrer à l'Opéra. Angéline avait un costume charmant. Vous savez comme elle danse bien; on la regardait, on l'excitait à faire plus. Elle s'est un peu trop émancipée; un sergent de ville lui dit qu'il allait la mettre dehors. Je descendais du foyer en ce moment. Mon ami, avec qui elle dansait, répondit: ce fut une querelle, on les emmena au poste. Nous étions gris; nous avons voulu employer la violence; on garda la pauvre fille. Quand elle eut repris son sang-froid, on lui dit qu'elle allait être conduite à la Préfecture de police. Elle ne se plaignit pas; elle demanda seulement la permission de monter chez elle, disant qu'elle ne pouvait se présenter en débardeur chez un magistrat. On l'accompagna en fiacre. Elle pria les agents d'attendre cinq minutes, afin qu'elle eût le temps d'écrire un mot à sa mère et à moi. Ces messieurs s'impatientaient, ils frappèrent. «Entrez!» dit-elle. En ouvrant la porte, ils la virent disparaître par la fenêtre, puis ils entendirent un corps tomber sur le pavé. Ils trouvèrent deux lettres; on me remit celle-ci. Et il la lut en pleurant:

«Mon pauvre ami, je vais faire un saut bien pénible à mon âge: je n'ai pas vingt ans. Ce n'est pas la vie que je regrette, c'est toi; ce n'est pas de la mort que j'ai peur, c'est de me défigurer sans me tuer: tu ne m'aimerais plus. Fais-moi enterrer; si ma tête n'est pas mutilée, embrasse-moi. Je suis fille inscrite; depuis deux ans que je suis avec toi, je te l'ai caché: j'avais si peur de te déplaire! Je me suis soustraite au règlement; j'ai été prise hier; j'aurai payé tout à la fois. J'aime mieux rendre mon corps à la terre que d'aller quelques mois à Saint-Lazare. Tu me plaindras; tu m'aurais méprisée. Ne me regrette pas plus que je ne vaux, mais ne m'oublie pas trop vite. Adieu!»

—Et elle s'est tuée! dis-je, émue jusqu'au cœ.

—Non; elle s'est cassé les deux jambes; elle sera estropiée toute sa vie. Mais j'en aurai soin; je ne la quitterai jamais.

J'avais envie de l'embrasser; je lui donnai une bonne poignée de main en lui disant:

—Vous êtes un brave garçon, embrassez-la pour moi.

Il me quitta. Je regardais autour de moi tout effrayée, car j'étais dans la même position qu'elle.

Je trouvais Angéline heureuse, plus heureuse que moi. Après un pareil malheur, il était impossible qu'elle n'obtînt pas d'être rayée, tandis que moi, je n'avais pas l'espérance d'atteindre de bien longtemps ce but de tous mes désirs, car ma maudite célébrité devait redoubler les obstacles.

Je n'avais pu me résigner à retourner à la Préfecture, avec ces femmes qui sont tenues de s'y présenter toutes les quinzaines, sous peine d'être punies.

J'étais en contravention: on aurait eu le droit de m'arrêter partout où l'on m'aurait trouvée. J'étais dans cette position de ne marcher qu'en tremblant. Je ne passais jamais sur les boulevards; le quartier Montmartre étant rempli de femmes, la surveillance y était plus active qu'ailleurs.

Chaque fois qu'un homme me regardait, je croyais voir un inspecteur; je courais de toutes mes forces, mon cœur battait. Cette vie, toujours dominée par le sentiment de la peur, était atroce; je n'osais sortir à pied la nuit.

Un soir, on me vola ma montre. J'y tenais beaucoup; du jour où je l'avais eue, je me croyais en possession des richesses du Pérou: eh bien! dans la crainte d'être obligée de dire mon nom, je n'osai faire ma déclaration.

En entrant à Beaumarchais, je m'étais crue sauvée. Je m'imaginais que j'allais avoir un état, gagner de l'argent: c'était encore une illusion.

On m'avait reçue à bras ouverts; on me faisait jouer et danser tous les soirs, mais... on ne me donnait pas d'appointements.

Je demandai si cela irait ainsi longtemps? On me répondit que non, que le théâtre allait fermer.

Ce fut pour moi comme un véritable coup de foudre. La misère, à laquelle je me flattais d'avoir échappé, allait revenir, plus menaçante, frapper à ma porte.

Un hasard me tira de ce mauvais pas.

Un jour où je me sentais encore plus triste qu'à l'ordinaire, le désœuvrement conduisit mes pas chez une marchande à la toilette de ma connaissance, qui demeurait faubourg du Temple, no 16.

Le malheur rend communicatif; je lui racontai mes peines.

Il y avait chez elle un homme âgé, les cheveux gris, l'œil enfoncé, le nez courbé, des lunettes d'argent, des diamants plein les doigts, grand, maigre, mais bien droit et l'air vigoureux. C'était le propriétaire de la maison.

Ce monsieur paraissait m'écouter avec intérêt, et me regardait surtout avec une attention dont je me demandais la cause, sans la deviner.

—Je crois, mademoiselle, me dit-il, après m'avoir bien considérée, que je suis à même de vous offrir un emploi plus avantageux que celui que vous allez perdre à Beaumarchais; je cherche des écuyères pour l'Hippodrome. Il nous faut des femmes jeunes et élégantes.

—Oh! me dit Mme Alphonse, voilà votre affaire. Vous avez de l'adresse et du courage, vous apprendrez bien vite à monter à cheval. On va ouvrir un hippodrome magnifique, barrière de l'Étoile; vous serez bien payée.

Je demandai combien je gagnerais.

—Cela dépendra de vos dispositions et de ce que vous saurez faire. Dès à présent, je puis vous donner cent francs par mois, et je vous montrerai moi-même.

—Ma foi! dis-je, c'est bien tentant; et vous me ferez un engagement?

—Tout de suite, si vous voulez.

—Je préférerais le théâtre; mais gagner cent francs par mois! cela vaut la peine d'y songer... D'ailleurs, je vous préviens que je mettrai tant d'ardeur que vous serez forcé de m'augmenter l'année prochaine. Eh bien! j'ai réfléchi: c'est fait. A quand ma première leçon?

—La semaine prochaine, si vous voulez. Dès demain, je vous présenterai à mon fils.

Il sortit, en ayant soin de prendre mon adresse.

Quand il fut parti, Mme Alphonse me dit:

—Vous avez joliment bien fait de saisir la balle au bond; vous y gagnerez toujours une chose, c'est d'apprendre à monter à cheval avec le premier maître d'équitation de Paris. C'est un homme bien remarquable que M. Laurent Franconi; personne ne le remplacera: il vous fera faire en un mois ce qu'un autre ne vous ferait pas faire en un an.

Tout fut arrangé et signé le lendemain. Ma pièce finissait à Beaumarchais; je quittai le théâtre.

On dit qu'un malheur n'arrive jamais seul; je crois qu'il en est de même des bonheurs de la vie.

Je me sentais toute joyeuse; je courus chez Lise avec un heureux pressentiment. Il ne me trompait pas; elle était revenue: on l'avait mise en liberté la veille au soir. Elle était si honteuse qu'elle ne voulait voir personne. Je pensai que cette consigne n'était pas pour moi; je montai au deuxième: elle était dans une toute petite chambre sur la cour.

La clef était sur la porte, j'entrai sans frapper. Je la trouvai étendue sur une petite couchette en bois peint, ses bras le long de son corps, la figure tirée, les yeux bordés d'un cercle noir. Elle râlait plutôt qu'elle ne respirait. Je lui pris la main; cette main était froide.

—Lise! lui dis-je doucement.

Elle ouvrit les yeux et me regarda sans me voir, car elle me demanda:

—Qui est là?

—C'est moi; pardon de t'avoir réveillée; mais ton sommeil paraissait pénible.

—Ah! ma chère Céleste, je sais que tu es venue bien des fois; j'aurais dû aller chez toi, je n'en ai pas eu le courage: je suis brisée. Tu n'as pas pensé que j'avais volé, n'est-ce pas? me dit-elle avec des yeux égarés et en me secouant le bras.

—Non, puisque je suis là. Mais conte-moi ce qui s'est passé, car c'est un rêve.

—Oh! me dit-elle, un mauvais rêve. Tu sais comme je fus emmenée. On visita mes papiers, et on ne trouva rien qui pût faire croire que je fusse complice de ces hommes. Depuis quelque temps, on se plaignait que des envois d'argent faits par la poste n'arrivaient pas; on faisait des réclamations, des recherches: impossible de découvrir les coupables. Il y a un mois environ, un jeune homme se présenta pour toucher un mandat dans un bureau de poste. Il y avait là un monsieur qui, attendant de l'argent, venait faire une réclamation. Ce monsieur entendit prononcer son nom, et fut tout surpris de voir le jeune homme signer pour lui et tenir dans sa main la lettre d'avis que lui s'étonnait de n'avoir pas reçue. On fit arrêter ce jeune homme, on le fouilla; il avait plusieurs lettres chargées décachetées, portant différentes adresses. D'abord, il ne voulut pas répondre, dire qui il était, mais il finit par tout avouer: c'était une association. Ils étaient sept ou huit. Ils avaient un employé à la poste; chaque fois qu'une lettre était chargée, cet employé la volait, et alors les associés allaient faire les recouvrements. Sans compter ces vols, qui étaient très-importants, ils faisaient un tort considérable au commerce, car, lorsque les lettres contenaient des valeurs qu'ils ne pouvaient pas toucher, ils les brûlaient.

Tu as deviné quel était l'employé de la poste; tu comprends quel soupçon ont eu les juges. On a cru que j'étais complice! Une adresse, une lettre oubliée chez moi, dont je n'aurais pas eu connaissance, et j'étais perdue!

Il m'a défendue, il paraît, tant qu'il a pu. Le magistrat qui m'a interrogée me disait toujours:

—Mais enfin, c'est pour vous qu'il l'a fait.

Je lui répondais:

—Cela est possible, et j'en suis assez malheureuse; mais je ne me doutais de rien.

On est fort, va, quand on a pour soi l'innocence et la vérité.

On a rapproché des dates, et l'on a vu que longtemps avant de me connaître il faisait déjà les mêmes soustractions. C'est une affaire bien lamentable. Son père est un des personnages les plus importants de Toulouse, et le premier parmi les plus honorables. On a reconnu mon innocence et l'on m'a renvoyée! mais je n'en suis pas moins perdue.

Que vais-je devenir? Je n'oserai plus me montrer!

—Il ne faut pas ainsi se décourager; tu n'es pas coupable. Reste chez toi quelque temps, ne te montre pas; cela s'oubliera.

Elle hocha la tête d'un air d'incrédulité.

—Et toi, me dit-elle, que fais-tu?

—J'ai quitté le théâtre, j'entre à l'Hippodrome.

—Ah! j'aimerais bien monter à cheval.

—Eh bien! veux-tu entrer à l'Hippodrome avec moi? Rien n'est plus facile; j'en parlerai à M. Franconi.

Elle sourit tristement.

—Non, non, ne parle pas de moi.

On frappa à la porte. Elle se cacha dans les rideaux et me dit:

—Je ne veux voir personne.

J'ouvris. C'était un grand jeune homme blond; il n'avait pas de barbe. Sans être joli garçon, sa figure était agréable.

—Peut-on voir Lise? me demanda-t-il presque bas.

—Oh! c'est toi, Camille; entre, dit Lise, avant que j'aie eu le temps de répondre. Et elle l'embrassa bruyamment sur les joues. Camille, c'est personne, me dit Lise en riant.

—Non, dit le jeune homme, je ne suis rien et je le regrette, car tu ne serais pas là.

—Nous verrons cela plus tard, dit Lise en lui serrant la main.

—J'ai eu bien peur, lui dit-il. Enfin, tu es libre; je pars, mon tuteur m'attend; je reviendrai bientôt. Et je l'entendis sauter l'escalier quatre à quatre, comme un écolier.

—Quel est donc ce jeune homme? demandai-je à Lise.

—C'est presque un enfant, car il a dix-neuf ans d'âge, douze ans de raison; il en convient lui-même. Depuis quatre mois, il me répète tous les jours: «Vois-tu, Lise, je ne t'aime pas comme tout le monde. Si je voulais, peut-être qu'en te priant bien je pourrais t'avoir; eh bien! je ne veux pas, je ne serai que ton ami; je souffrirais trop de te partager. A ma majorité, j'aurai une grande fortune; alors tu seras à moi tout entière, je t'emmènerai bien loin, je te rendrai si heureuse que tu ne regretteras pas ta vie passée!»

—Mais, est-il vrai qu'il aura de la fortune? Prends bien garde maintenant aux aventuriers: cela ne me paraît pas clair.

—Oh! il n'y a pas de danger; c'est le fils d'un commerçant immensément riche. Son père, en mourant, l'a confié aux soins d'un tuteur, qui ne lui rendra ses comptes qu'à vingt-un ans.

—Eh bien! te voilà sûre de l'avenir. Je voudrais bien en dire autant.

—Est-ce que tu crois cela? me dit-elle en se levant. Il m'aura oubliée depuis longtemps, ou bien je serai morte.

Elle se frappa la poitrine, toussa et me dit:

—Entends-tu? je sens le sapin.

—Allons! tu es folle avec tes idées; tu vivras plus longtemps que moi, et, dans ma famille, on va à cent ans. Je te quitte; je viendrai te voir dans le courant de la semaine.

Je partis bien joyeuse.

Lise était libre! et j'avais douze cents francs d'appointements!

Chargement de la publicité...