← Retour

Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2

16px
100%

XXIII
LE HAVRE-DE-GRACE.

Le cœur est une singulière énigme; je m'aperçus, en arrivant au Havre, que j'avais eu pour m'éloigner de Paris un motif dont je ne m'étais pas rendu compte à moi-même. C'était un prétexte pour lui écrire. Datée du Havre, et motivée par un voyage, ma lettre semblerait plus naturelle. Aussi, la première chose que je fis, en descendant à l'hôtel, fut de demander du papier et de l'encre.

«Mon cher Robert, les raisons qui nous ont séparés sont si bonnes, que vous avez vu ma résignation. Pourtant, il ne faut pas demander à la créature humaine plus qu'elle ne peut! Je pense plus à vous que jamais. Grâce à vos soins, j'ai recouvré la santé. Je ne veux plus faire ces excès qui me rendaient si malade. Le chagrin qu'on étouffe un jour revient le lendemain plus fort. J'ai retrouvé l'amitié de Jean. Je suis ici pour quelques jours; si vous aviez quelque chose à me dire, vous pourriez m'écrire. Pensez à moi.

»CÉLESTE.»

Je n'avais jamais vu la mer; j'éprouvai que ce spectacle était bien grand, car il me consola. Mon admiration était mêlée d'un sentiment de tristesse et de mélancolie. L'aspect de la mer me rendait triste, tout en faisant une distraction à mes peines. Je me demandais comment des gens avaient le courage de confier leur vie à ces grands berceaux, appelés navires, qu'une vague soulève doucement un jour et peut engloutir le lendemain; vivre des mois entiers entre le ciel et l'eau m'aurait paru au-dessus de mes forces. L'hôtel où j'étais descendue donnait sur la jetée; je voyais loin en mer. A force de fixer le mouvement des vagues, il me sembla remuer comme elles; je pris ma maison pour un vaisseau; j'eus peur, j'arrachai ma pensée et mes regards à ce tableau; je rentrai et fermai ma fenêtre. Il faisait froid; mais la journée était belle.

Jean vint me demander si je voulais faire une promenade en mer avec d'autres voyageurs.

—Non, dis-je en me serrant dans mon manteau, par un mouvement nerveux d'appréhension; j'aime mieux marcher.

Je pris son bras et nous sortîmes.

J'achetai une foule de chinoiseries. Un coup de vent nous enveloppa si fort que je faillis être enlevée comme un ballon avec mes acquisitions. L'air qui s'engouffrait sous mes jupes m'inquiétait bien un peu; mais je ne voulais pas lâcher mes petits pots! Je marchais plus vite que je ne voulais; heureusement, nous étions poussés du côté de la maison.

Le temps devint si noir qu'il faisait presque nuit à deux heures. J'arrivai sans accident; je rangeai sur un meuble les fantaisies dont je venais de faire emplette. Le vent battait les maisons et les vitres en sifflant comme une furie.

—Quel temps! dis-je à Jean, comme j'ai bien fait de ne pas aller me promener en bateau, avec votre mer qui était comme une glace.

—Oui, me dit-il, c'est une vraie tempête! c'est beau à voir, regardez!

Je m'approchai de la fenêtre, je fus effrayée! Pourtant cette émotion me plaisait. Les grandes voix de la nature calment, en s'harmonisant avec elles, les voix des passions qui grondent sourdement dans nos cœurs.

—Vous trouvez cela beau? lui dis-je; mais c'est à vous faire mourir de peur! Ces pauvres gens qui sont sortis, que vont-ils faire avec leur coquille de noix, contre une pareille bourrasque?

—Bah! il n'y a pas de danger... ils ne doivent pas être loin!

Les flots arrivaient comme des montagnes, se brisaient sur la plage; d'autres les suivaient, semblaient les écraser, et se retiraient en mugissant. Plus loin, au large, nous voyions d'immenses masses d'eau s'élever avec fracas et retomber sur elles-mêmes en entr'ouvrant de grands abîmes qui semblaient plonger jusqu'au fond des mers.

Parfois, il me semblait distinguer la pauvre petite barque comme un point noir.

—Les voilà, disais-je!... Ils s'enfoncent!

—Non, non, me disait Jean, ce sont des lames!

—Mon Dieu! mais si un de ces géants les enveloppe, ils sont perdus!

Oubliant le froid, nous ouvrîmes la fenêtre. Beaucoup de monde était sur la porte au-dessous de nous; chacun, le cou tendu, l'œil fixe, cherchait les promeneurs.

Dans la foule, un homme se désolait et disait:

—Mon Dieu! pourquoi ai-je permis à mon fils de sortir? ils sont perdus!

Il pleurait; il était bien vieux. Ses cheveux étaient tout blancs... il me fit mal... je partageais sa peine; la barque m'intéressa encore davantage! J'avais de bons yeux; je les plongeais dans le lointain, pour tâcher d'apercevoir les promeneurs.

Ce fut moi qui les vis la première. J'étais si émue que, pour dire au pauvre père: «les voilà,» je faillis tomber par-dessus le balcon. Je l'engageai à monter près de moi pour qu'il vît mieux. On s'était procuré des lorgnettes; cela ne lui servait à rien: il avait la vue trop basse pour rien distinguer. Je lui indiquais tous les mouvements que faisait la barque. La vieillesse et l'enfance se ressemblent.

Quand je disais: «ils avancent,» le pauvre vieillard riait, me serrait les mains! Quand je les perdais de vue, il me poussait et semblait me faire un reproche, comme si je les eusse empêchés d'avancer.

—Les voilà! je les revois! ils luttent avec peine, mais ils avancent!

Il m'attirait à lui, me serrait presque dans ses bras, et me disait:

—Regardez, mon enfant, regardez bien!

Cent fois, je les crus coulés. Ils étaient assez près pour que je les visse rouler comme une plume, monter, descendre! Ils étaient près, mais sans pouvoir aborder. Deux heures se passèrent ainsi, deux heures d'angoisse. Enfin, ils arrivèrent, pâles, défaits, brisés par la fatigue et par l'émotion.

Le vieillard me quitta, courant aussi vite que ses jambes le lui permettaient, pour aller embrasser un beau grand jeune homme, qui pouvait avoir vingt-cinq ans. Je me disais en le voyant partir:

—Ingrat comme un enfant! il ne me remercie pas d'avoir partagé ses terreurs.

Mais le soir, à table d'hôte, il vint se mettre près de moi. Son fils me remercia de l'intérêt que je lui avais porté et du service que j'avais rendu à son père.

Je m'étais trompée: au lieu d'une conquête, j'en avais fait deux. Le père n'avait pas cessé de parler de moi! Il me trouvait charmante, adorable! J'étais jolie! je vous ai dit qu'il avait la vue basse! J'avais un esprit d'ange! je ne lui avais pourtant dit que quelques mots, mais je les avais répétés à satiété:

«Ah! les voilà, ils sont sauvés! Ah! mon Dieu, je ne les vois plus! Si, les voilà! ils avancent!»

Le fils avait sans doute l'habitude de penser comme son père. Il devint plus qu'assidu, et, au bout de deux jours, il me déclara tout net qu'il était amoureux fou de moi.

Jean voyait bien ce petit manége, et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'il le protégeait en se retirant. Il détestait Robert; il se serait sacrifié à tous mes caprices pour me faire oublier un seul nom, un seul souvenir.

Mon naufragé n'avait pas grand esprit; il commençait à m'ennuyer beaucoup! Il m'écrivait de si drôles de lettres que je ne pouvais m'empêcher de lui rire au nez. Quand je le rencontrais, il voulait toujours m'enlever, ou par terre ou par mer, cela lui était égal; il ne parlait de rien moins que de m'épouser, sûr, me disait-il, que son père lui pardonnerait un amour que lui-même avait fait naître. N'étais-je pas l'ange qui l'avait sauvé des flots par mes prières? Pourrait-il repousser celle qui avait sauvé la vie de son fils?

Je dis à Jean que je voulais dîner chez moi. Il me demanda pourquoi je ne voulais plus descendre. Je lui répondis que le père et le fils étaient fous; qu'ils voulaient absolument faire de moi un ange; qu'ils méditaient un enlèvement, ce qui m'obligeait à prendre des précautions, pour ne pas les exposer à une si mauvaise capture.

—Je croyais que cela vous amusait? dit Jean.

—Je ne m'amuserai jamais aux dépens des gens qui m'aiment; si je fais souffrir quelqu'un, ce sera involontairement.

Je le regardai en disant ces mots, car ils étaient à son adresse. Il ne répondit rien.

Jean avait un ami au Havre. Après dîner, il me demanda la permission d'aller le voir une demi-heure.

Il était à peine sorti que la porte s'ouvrit. Je crus que c'était lui qui revenait; je ne quittai pas même ma lecture. J'entendis donner un tour à ma serrure; je me retournai, et je vis mon naufragé, plus pâle que le jour où il était revenu de sa promenade.

—Pourquoi n'êtes-vous pas descendue dîner?.. me dit-il d'un air effaré; vous me fuyez, n'est-ce pas?..

Il était vraiment effrayant. Je crus prudent de lui parler doucement; je lui dis que je n'étais pas descendue parce que j'avais mal à la tête.

—Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu?

L'aplomb naïf avec lequel il démasquait ses petits plans de tyrannie m'étonna tellement, que je fus quelques minutes sans savoir que répondre. Il reprit:

—Vous n'êtes pas descendue pour me faire souffrir, vous êtes une coquette, comme toutes les Parisiennes. Vous vous faites aimer des gens afin de les tourmenter. Je vous aime et ne m'arrangerai pas de cela; j'ai vu votre passe-port, vous êtes libre; vous allez quitter ce monsieur et me suivre, ou je lui cherche querelle.

Il était du Midi et paraissait avoir mauvaise tête.

La conversation commençait à prendre une tournure inquiétante. Jean pouvait rentrer. Il était d'un caractère froid, mais il était amoureux et ne céderait pas à un nouveau venu, comme il avait fait à Robert, qui avait des droits antérieurs. Je ne vis qu'un moyen: lui dire du mal de moi:

—Voyons, mon ami, ne vous montez pas ainsi la tête! Vous rencontrez une femme avec un homme qui n'est pas son parent, cela ne doit pas vous donner bonne opinion d'elle... Au lieu de vous raisonner, vous vous mettez à l'aimer comme un fou, vous voulez l'enlever, l'épouser, vous battre; et pour qui, je vous le demande?.. Vous n'en savez rien!.. Je vais vous le dire... Pour une fille qui a gâché sa jeunesse, qui n'est digne de l'intérêt de personne, que l'on prend et que l'on quitte, qui pourrait abuser de vous et vous entraîner dans cette vie infernale, d'où l'on ne sort qu'après avoir laissé ses illusions, sa fortune, quelquefois son honneur; enfin, pour Mogador!

Je croyais que ce nom allait l'épouvanter; il me dit:

—Mogador! je ne sais pas ce que c'est; mais je vous aime! peu m'importe ce que vous avez été, je vous aime. Je n'habite pas Paris, vous cacherez votre passé dans mon pays. Venez avec moi, ou je vous suivrai partout, même à Paris, dans ce gouffre dont vous croyez en vain me faire peur. Vous me verrez toujours.

—Eh bien! lui dis-je, soyez raisonnable... attendez quelques jours; la personne avec laquelle je suis venue au Havre va partir; quand je serai seule, nous verrons. Seulement, je ne veux pas lui faire de peine; il ne faut pas qu'il vous trouve ici. Sortez; mais, pour Dieu, calmez-vous, et, jusque-là, ne faites point de folie.

Il me le promit en m'embrassant les mains!... Il paraissait bien heureux! Jean rentra quelques minutes après et me dit tout surpris:

—Tiens! vous faites votre malle?...

—Oui; nous partons demain, au petit jour.

Personne n'était levé dans l'hôtel, que j'en sortais, laissant un regret pour ce pauvre garçon, qui m'aimait au moins autant que j'aimais Robert.

Chargement de la publicité...