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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2

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XIX
LE RETOUR DE LISE.

Tout allait pour moi de mal en pis! Les femmes à qui on avait refusé du crédit ne venaient plus.

Le terme arrivait; il n'y avait pas le premier sou de côté. Les marchandises étaient vendues; il fallait les payer.

On allait me poursuivre, me saisir. Je devenais folle; je pleurais tous les jours de ne pas m'être tuée.

Si cette bonne qui veillait sur moi avec la fidélité d'un chien caniche, n'avait pas fait si bonne garde, j'aurais recommencé; j'étais découragée, malade; je me laissais aller, espérant une fin.

J'étais allée quelquefois chez Lise; elle était en Italie.

La seule affection qui tenait un peu compagnie à mon désespoir, c'était celle de Deligny.

Au moment de mon départ pour la Hollande, mes relations étaient encore très-aigres-douces. Ce départ avait été un motif pour rompre avec Deligny et avec cette société dont il était un des plus tapageurs.

J'ai déjà dit, je crois, qu'il se donnait des airs militaires, qu'il était querelleur, se moquait de toutes les femmes.

Il avait un ami, nommé Médème, pâle, blond, grand, mince, qui suivait ses exemples. C'était à qui boirait le plus, aurait le plus de querelles, changerait le plus de maîtresses...

Avec un pareil caractère, il ne devait pas avoir gardé de moi un souvenir bien vif et bien durable. Je m'attendais à ne jamais le revoir. Je fus donc bien surprise quand je reçus sa visite.

J'étais dans une telle disposition d'esprit qu'il aurait fallu quelque chose d'extraordinaire pour me réconcilier avec l'idée de vivre.

Deligny n'aurait pas pu accomplir ce miracle. Mais il avait de l'esprit, il était amusant, et ma vie était si triste, si isolée, que je l'accueillis avec plaisir, trouvant dans ses visites une distraction à mes inquiétudes...

Notre première entrevue fut courte; nous discutâmes sur l'un, sur l'autre.

Il m'avait cédé sur tout; c'était presque une victoire sur une nature aussi volontaire.

Nous passâmes quelques soirées ensemble; je l'empêchais de se griser, de jurer. Ses amis l'excitaient; moi, je le priais d'abord, je défendais ensuite. Il obéissait en grommelant, mais il obéissait; cela devint une lutte dans laquelle je finis par trouver quelque plaisir à triompher.

Il avait bon cœur, mais la tête la plus extravagante du monde. Il était de M...

Son père avait une assez grande fortune... quinze ou vingt mille livres de rente; mais il avait quatre enfants et ne pouvait donner à son fils qu'une pension modeste, que sa vie de restaurant absorbait et au-delà.

Il fit tout son possible pour me venir en aide; il se gênait beaucoup et ne m'avançait pas à grand'chose; mais je lui en fus bien reconnaissante. J'aurais pu abuser de lui: il aurait signé des lettres de change, des billets à qui j'aurais voulu; car il en était venu au point de m'aimer à la folie. Je ne me suis servie de mon influence que pour lui faire quitter cette vie et cette société de gens qui, plus riches que lui, le perdaient.

Il était bon peintre; je l'engageai à travailler, à vivre avec des artistes. Il loua un atelier avenue Frochot. J'ai souvent entendu dire à Th. Rousseau, qui lui donnait des conseils, que, s'il voulait travailler, il aurait du talent.

Un jour, je vis une femme arrêtée en face de mes carreaux; cela arrivait toute la journée et ne m'étonnait nullement, pourtant je poussai un: Ah!... qui me fit questionner.

—Tu la connais? dit ma mère.

—Oui, répondis-je en me levant.

J'ouvris la porte pour mieux la voir; elle passa devant moi sans me regarder, traversa la rue et entra au no 7, vis-à-vis. Peu de temps après, la fenêtre de l'entre-sol s'ouvrit, et je la vis à la croisée, à côté d'une grosse femme appelée Fond.

Cette Fond était une de ces anciennes beautés qui, après avoir gâché leur existence sans penser à l'avenir, vendent la jeunesse et la beauté des autres, en se faisant leur part si large que celles qui tombent dans leurs serres n'ont, quand elles les lâchent, que l'hôpital ou la rivière en perspective!

Cette femme cachait son odieux commerce sous le nom de: Table d'hôte.

J'allais rentrer, me disant toujours: «Où donc ai-je vu cette figure-là?» quand une bonne vint me dire:

—Voulez-vous avoir la bonté de monter deux ou trois bonnets, là, au premier?

J'avais envie d'y envoyer ma mère; mais la curiosité l'emporta, j'y fus moi-même.

C'était, je crois, aussi un motif de curiosité qui me valait cette commande.

On me fit entrer dans un petit salon rouge, très-simple. La petite dame vint à moi en ôtant son chapeau.

—Avez-vous monté le rose; il me plaisait assez? me dit-elle avec un accent gascon.

Quand elle fut décoiffée, je la reconnus de suite.

C'était la jolie Bordelaise que Denise m'avait montrée à la correction, celle qu'un homme avait épousée pour la vendre.

Je la regardais sans défaire mes bonnets. Étrange puissance des souvenirs! elle me semblait une ancienne connaissance; pourtant elle ne m'avait jamais vue.

J'avais envie de lui faire une foule de questions. Nous n'étions pas seules; je lui montrai ce qu'elle m'avait demandé, en la priant, s'il lui fallait autre chose, de venir me voir.

Elle me le promit et tint parole. Le lendemain, elle vint me commander un chapeau.

Elle n'était pas Bordelaise pour rien; elle me raconta toutes ses affaires.

On l'appelait à Paris: la Belle Pâtissière; j'en avais entendu parler. Un monsieur l'avait enlevée; son mari, qui n'y trouvait plus son compte l'avait fait arrêter; elle l'avait dénoncé et allait se séparer de lui pour venir demeurer en face, chez Mme Fond, qui louait en garni. Elle me parut excellente fille, l'un esprit faible, d'une franchise extrême; j'avais envie de lui dire qu'elle tombait de mal en pis chez cette femme. Peut-être le savait-elle; je me tus.

Elle ne passait plus une fois sans entrer; elle avait la plus jolie figure qu'il fût possible de voir.

Elle était emménagée en face; deux ou trois fois elle m'avait invitée à sa table d'hôte, cela me souriait peu; enfin, pour ne pas la contrarier, j'acceptai, un soir, et je ne le regrettai pas.

C'est une drôle d'étude à faire, que celle de ces prétendues tables d'hôte.

Après le dîner, on fait une partie; les abonnés arrivent.

Ce sont des êtres impénétrables, on sait rarement leurs noms; ils ont été baptisés par la maîtresse de maison: l'un s'appelle le Major, on ne sait pas pourquoi; l'autre le Commandant; tous tâchent de s'arracher quelques pièces de cent sous.

Les femmes empruntent les plus petites sommes, jusqu'à cinquante centimes.

La vieille maîtresse de la maison appelle tout le monde mon chéri; elle prélève un droit sur les cartes; quoi qu'il arrive, elle fait toujours de bonnes affaires. Pourtant, ces femmes n'ont généralement rien.

Telle qui aurait dû être fort riche est misérable.

Pourquoi? Elle achetait des amours qu'elle ne pouvait plus inspirer; elle avait beau se faire teindre les cheveux, se mettre de fausses dents, on exigeait beaucoup d'elle. Si un nouveau venu tombe au milieu de ce monde, la maîtresse de la maison lui fait mille amitiés; elle l'engage d'abord à jouer petit jeu. L'étranger s'étonne de tant de politesse et de réserve.

On lui a donné, pour trois francs, un dîner qui vaut dix francs par tête. Il admire ce miracle d'ordre ou de générosité. Mais on apporte du champagne; les têtes s'exaltent, la gaieté pétille.

Le pauvre étranger perd tout ce qu'il a sur lui, quelquefois plus, et il reconnaît, trop tard, qu'il a été dupe.

Autour du principal personnage féminin voltigent d'autres femmes, quelques-unes jeunes et jolies.

Elles servent à la maîtresse, soit en lui amenant du monde, soit en amorçant les joueurs.

Pauvres comparses, qui font de petits profits; elles sont joueuses, et quand elles n'ont plus d'argent, elles donnent, comme fiche, la clef de leur chambre.

Je fis remarquer à ma nouvelle connaissance, qui s'appelait Marie, qu'elle était là dans une bien triste et bien dangereuse société.

—Je le sais bien, me dit-elle; mais que pourrais-je faire? On a éloigné mon mari; mais il peut revenir d'un moment à l'autre, et je ne sais où aller.

Elle ne s'était pas trompée... A quelques jours de là, son mari vint la trouver et s'imposa à elle. Il l'avait rouée de coups. Elle vint me conter ses peines.

—N'avez-vous donc pas d'amis, de parents chez qui vous pourriez vous retirer?

—Non, me dit-elle en pleurant, je suis bien malheureuse; voilà six ans que je mène cette vie; la plus pauvre des femmes est plus heureuse que moi. Quelle vie de misère! Si je pouvais rentrer chez mes parents, je partirais à l'instant même.

Je lui demandai si elle leur avait écrit.

—Non, je n'ai pas osé.

Je l'engageai à le faire, pour né partir qu'à coup sûr.

Cette femme avait eu son jour d'éclat.

Elle avait été à son tour l'objet de l'envie des femmes et de l'admiration passionnée des hommes.

On la voyait tous les soirs dans une boutique, au coin de l'Opéra-Comique. Les passants pouvaient la croire heureuse; elle était couverte de bijoux, de dentelles et de soie: voilà ce qui égare tant de pauvres têtes.

Personne ne pourra donc leur montrer la réalité de cette vie: Honte et misère! On devrait écrire cela sur tout ce qu'on nous donne, pour que personne ne pût s'y méprendre.

Un matin, elle vint me conter qu'elle avait trouvé le moyen de se faire un peu d'argent pour retourner dans son pays; que son frère l'attendait. Son moyen était de donner un bal par souscription, aux Provençaux, à vingt francs le billet; elle me pria de m'en occuper et me fit presque promettre d'y aller.

J'en parlai à Deligny, qui en plaça quelques-uns près de ses amis, Médème et autres.

Un jour, un domestique galonné sur toutes les coutures regarda ma porte, puis entra.

—Est-ce ici que demeure Mlle Céleste?

—Oui, monsieur.

Il sortit, fit signe à une voiture, qui avança jusque devant notre maison.

C'était un joli coupé à deux chevaux.

Il ouvrit la portière. Une dame d'une grande élégance descendit doucement, s'appuyant sur lui; elle avait un voile si épais que je ne vis pas ses traits; elle fit signe au valet de pied de l'attendre dehors, souleva son voile d'une main et me tendit l'autre.

—Lise! dis-je en me reculant, tant elle était pâle.

—Eh bien! tu ne m'embrasses pas? tu me trouves changée?...

—Oui, lui dis-je, un peu remise; je suis saisie de te voir, tu es si belle; et puis, je ne t'attendais pas...

—Oh! si c'est ça, tant mieux! Vois-tu, c'est que tout le monde me croit malade, je me figure être beaucoup changée.

Je la fis asseoir près de moi; elle pouvait à peine se tenir.

—Voyons, lui dis-je, raconte-moi tout ce que tu as fait. D'où viens-tu?

—J'arrive de Nice; j'avais attrapé un rhume... Ernest est si bon qu'il a pris cela au sérieux, il m'aime tant!

—Ernest, c'est toujours ce vieux comte tout ridé, avec qui j'ai dîné une fois rue Saint-Georges?

—Oui, je sais que tu ne l'aimes pas; écoute ce qu'il a fait pour moi. Son médecin, pour faire des visites, lui a mis en tête que j'étais malade; il a pu se tromper. Ernest ne me permettait pas de sortir; je m'ennuyais, je ne voulais pas lui déplaire, j'étais triste, voilà ce qu'il a pris pour une maladie.

Elle toussa et reprit:

—Il commanda une voiture de voyage, et m'emmena en me faisant passer pour sa femme. Jamais on n'a été si bon, si prévenant; c'est un amour comme on n'en voit pas. Je ne suis pas inquiète de l'avenir: tant qu'il vivra, je ne manquerai de rien. Il m'a défendu de te voir, mais il est en voyage pour quelques jours, je puis bien lui désobéir pour toi.

Elle était pâle en entrant; en causant, il lui était venu des couleurs, ses yeux brillaient.

Je trouvai que je m'étais effrayée à tort, pourtant elle avait quelque chose de changé que je ne comprenais pas.

— Ah! me dit-elle en riant, je sais bien ce que tu regardes; je me suis fait arracher toutes les dents du haut, vois comme on m'en a remis de jolies.

Je fis une grimace en pensant à ce qu'elle avait dû souffrir.

—J'ai, me dit-elle, adopté une petite fille des Enfants Trouvés dans mon voyage, cela me fera une société.

—Comment! lui dis-je, mais tu n'as pas de fortune à toi; je croyais qu'il fallait justifier d'une certaine position.

—Aussi, n'est-ce pas à moi qu'on l'a donnée, mais à Ernest, qui s'est engagé à lui faire une rente, quand même il la renverrait à la crèche.

C'était une singulière fantaisie qu'elle avait eue là, mais elle était si fantasque que rien ne m'étonnait d'elle.

La Belle Pâtissière entra à ce moment pour me recommander ses billets de bal.

Lise lui en prit deux, faisant sonner beaucoup d'or dans une jolie petite bourse en filet. Elle avait des diamants aux oreilles, aux doigts. «Allons, me dis-je, elle est vraiment heureuse, tant mieux!»

Je lui demandai ce qu'elle allait faire de ces billets, car je ne pensais pas qu'elle y allât.

—Ce que je vais en faire? mais y aller avec Eulalie et toi, si tu veux.

—Eulalie est donc toujours chez toi?

—Oui, je l'ai emmenée partout.

—Et Camille?

—Il est toujours le même.

—Adieu; je viendrai te prendre samedi.

Elle remonta en voiture. Le samedi, on me fit dire qu'une dame m'attendait en bas, qu'elle ne pouvait pas monter.

Quand nous arrivâmes aux Frères-Provençaux, tout le monde fit un: Oh!... général.

Je la regardai aux lumières; elle était livide, elle se serrait à moi pour ne pas tomber; je la fis asseoir.

—Vois-tu, il y a longtemps qu'on ne m'a vue, on est étonné.

C'est effrayé qu'on était; on passait devant elle en chuchotant.

Elle avait un domino rose tout garni d'angleterre, une coiffure noire avec des roses.

Elle me demanda plusieurs fois:

—Entends-tu ce que l'on dit?

—Non, lui dis-je; sans doute, on remarque que tu es bien mise.

—Ou que je suis affreuse!

Puis, se regardant dans la glace, derrière elle, elle soupira.

—Tu souffres, lui dis-je, pourquoi es-tu venue?

—Allons donc, me dit-elle, sois franche, dis-moi que je ne suis plus que l'ombre de moi-même; que cette fatigue, cet engourdissement, c'est la mort!

—Es-tu folle, ma pauvre Lise? on peut être souffrante sans mourir; ça tient joliment, la vie, va!

—Ah! tu crois? c'est que j'ai peur de la mort.

Et ses yeux brillaient en voyant tourbillonner les danseurs; elle les suivait avec son âme; elle semblait respirer la vie des autres. On jouait une valse, elle se leva entraînée et me dit:

—Je veux valser.

Je n'osai la contrarier et priai Médème de l'inviter; je lui recommandai de la soutenir, car je voyais bien qu'elle ne ferait pas deux tours.

—Oh! je ne peux pas, dit-elle en s'appuyant au mur.

Après une toux sèche, le sang lui sortit à flots de la bouche.

—Comment l'avez-vous laissée venir? me dit Deligny; elle est perdue!

—Je ne savais pas qu'elle fût dans cet état, et puis, si je ne l'avais pas accompagnée, elle serait venue seule.

—Elle se trouve mal, dit Médème, qui était resté près d'elle.

Il l'enleva dans ses bras et la descendit; personne n'y prit garde, excepté Lagie, qui dit, en la voyant passer:

—Voilà la Pomaré qui fait ses manières.

Je la menai chez elle, elle avait la fièvre; elle ne voulait pas qu'on la déshabillât; elle voulait retourner au bal, danser.

Il fallut allumer tout chez elle. J'y restai une partie de la nuit; elle remettait sa coiffure, me disait des mots sans suite; enfin, la fatigue l'emporta, elle s'endormit.

Je rentrai chez moi fort triste.

Le lendemain, je fus la voir; elle était levée, plus pâle que la veille.

—Oh! te voilà, toi, me dit-elle les lèvres crispées, tu devais être la première à qui j'apprendrais cette nouvelle; les misérables!... je me vengerai! Ils me croient donc morte? Quelle trahison!

Je la crus folle.

—Ça ne t'indigne pas? me dit-elle en colère.

—Tu ne m'as pas dit ce que tu avais.

—Eh bien, Eulalie est la maîtresse de Camille. Ils me trompaient tous les deux; il est majeur dans quelques jours; elle s'est sauvée avec lui. Ah! que mon cœur me fait mal! Je les aimais tous les deux, ils m'abandonnent ensemble; elle lui disait tant de mal de moi, qu'il me hait. Elle est enceinte, il veut l'épouser; mais je connais son oncle, son tuteur: j'écrirai, j'irai s'il le faut. Je ne peux renoncer à cette affection, c'est la seule pure que j'aie eue de ma vie. Oh! que c'est mal de m'avoir fait croire à l'éternité; l'éternité c'est la vie. Ça ne sera pas long pour moi, il aurait pu attendre un peu.

Elle fondit en larmes; je tâchai de la calmer.

—Voyons, ne suis-je pas ton amie? Je ne t'abandonnerai pas... Ton amant, ce comte, il ne me plaisait pas, je l'avoue; mais enfin ne t'a-t-il pas donné de grandes preuves d'affection? Tout le monde n'est pas ingrat; oublie-les.

—Oublier! Oui, je veux oublier, tu as raison. D'abord, j'ai revu ma mère, elle vient me voir en cachette; je lui donne des effets pour mes frères et sœurs. C'était sa préférée, Eulalie! elle va la défendre; je ne veux pas lui en parler; je voudrais qu'Ernest revînt. J'attends son médecin aujourd'hui; je ne lui dirai pas que je suis sortie hier. Comme ma tête brûle! je vais me mettre sur mon lit.

Nous passâmes dans sa chambre; cette chambre était tendue en jaune, comme dans la rue Saint-Georges, mais mieux meublée: il y avait deux croisées sur le devant, garnies de rideaux blancs et jaunes; entre les deux croisées, un socle en bois doré supportant une Vierge en plâtre, sur laquelle retombait un voile de dentelle; on voyait, au travers, des perles et des fleurs.

La cheminée faisait face à son lit, dont la tête était tournée vers les croisées; il y avait une porte au pied, donnant sur l'antichambre; une autre donnant dans le salon.

C'est par cette dernière porte que nous étions entrées; l'autre s'ouvrait en même temps.

—Le docteur! dit sa femme de chambre.

—Je te laisse.

—Si je ne viens pas demain, à après-demain, sans faute.

Elle me serra la main, et je la quittai. Quand je revins, sa mère était là; elle refusa de me laisser entrer.

Je revins quelques jours plus tard; elle essaya de m'éloigner; j'insistai et j'entrai.

Lise me reprocha d'être restée si longtemps sans la voir. Sa mère me regardait, je n'osais pas dire qu'on m'avait renvoyée. Sa mère ressemblait à Eulalie; elle me déplut. Lise ne quittait plus le lit.

—Je voudrais qu'Ernest revînt, me dit-elle avec tristesse.

Je la fis répéter, car cet Ernest qu'elle attendait toujours, je l'avais rencontré la veille.

—Ça coûte si cher les maladies! J'ai déjà engagé beaucoup de choses. On dirait que tout le monde a peur que je meure; chacun m'apporte sa note.

—Ce n'est pas ça, lui dis-je, c'est que l'argent est rare, chacun en a besoin.

—Oh! tu as peut-être raison. Ernest ne peut pas tarder.

Je pris congé d'elle. Sa mère me fit entrer dans la salle à manger, et me dit:

—Vous qui connaissez ses habitudes, ses amis, vous savez sans doute que ce monsieur Ernest est à Paris? On a envoyé plusieurs fois chez lui, il ne fait pas de réponse. Le médecin qu'il envoyait ne vient déjà plus. Je n'ose pas lui dire cela, elle l'attend toujours. Avant-hier, on est venu pour saisir, du magasin de la Mère de famille. J'ai prié d'attendre. Il s'agit de trois cents francs pour un domino rose; ils reviendront dans quelques jours; je ne sais comment faire.

—Il faut éviter cela; je vais y passer.

Elle fut enchantée et me permit de venir voir Lise quand je voudrais.

J'allai dire à ce magasin que je répondais de la dette; que s'il arrivait un malheur et que Lise mourût, son mobilier serait plus que suffisant pour payer tout le monde; que jusque-là on voulût bien attendre.

La dame me le promit; je retournai quelques jours plus tard chez Lise.

—Oh! te voilà! Je suis bien mieux, va! J'espère sortir dans quelques jours. J'ai bonne mine, n'est-ce pas?

Je répondais oui sans la regarder; elle était plus mal que jamais.

Sa mère entra et me dit:

—Grondez-la, vous qu'elle aime; elle a écrit toute la nuit.

—Oui, dit Lise avec un sourire étrange; oui, c'est ce qui m'a fait du bien. Je vais mieux, n'est-ce pas?

Ses yeux, où brillait la fièvre, s'attachaient sur moi; je fus forcée de la regarder.

Ses joues étaient creuses, ses lèvres rouges; j'entendais sa respiration rauque; j'avais envie de pleurer.

Son regard ne me quittait pas. Je compris qu'elle avait quelque chose à me dire; mais nous n'étions pas seules: sa mère ne sortait jamais quand j'étais là.

Elle prit sur la table de nuit une petite montre émaillée bleu, la tourna longtemps dans ses doigts, la remit à sa mère et lui dit:

—Tiens, envoie cela là-bas, c'est mon dernier bijou. Qu'il me tarde qu'Ernest revienne! Pas une lettre de lui! Si je ne l'attendais pas, je pourrais m'adresser à quelques amis. Je suis sûre qu'il viendra me voir; j'aime mieux attendre. Va vite!

Sa mère sortit. Elle me tira près de son lit et me dit:

—J'ai écrit à l'oncle de Camille; il voulait lui faire épouser sa fille, il empêchera bien ce mariage. Je suis vengée! Oh! que je vive assez pour avoir la réponse! Tu lui diras, à Eulalie, si tu la rencontres, que c'est moi...

On marchait vers la porte, elle mit un doigt sur sa bouche; sa mère rentra.

Je lui dis combien j'étais peinée de n'avoir pas d'argent à lui offrir, pour lui épargner ces engagements au Mont-de-Piété; que je me consolais en pensant que ce n'était pas pour longtemps. Je mentais pour calmer ses inquiétudes.

Je quittai cette chambre le cœur serré.

A quelques jours de là, on vint saisir son salon, sa salle à manger, son cabinet de toilette. J'étais là, j'obtins qu'on n'entrât pas dans sa chambre.

Ce que l'on avait saisi suffisait largement à couvrir cinq cents francs qu'on réclamait.

Elle demanda qui marchait à côté; je lui répondis qu'on voulait voir son logement; elle disait tous les jours qu'elle voulait déménager; cela ne l'étonna pas.

—Oui, je vais quitter ce logement, j'irai demeurer à la campagne. Puis ses yeux se remplissaient de larmes et elle reprenait: Oui, à la campagne, au cimetière Montmartre.

Je tâchais de chasser cette idée de son esprit; j'y parvenais assez facilement, car elle tenait à la vie.

Quand elle m'entretenait de ses espérances, cela me faisait souvent plus de peine que quand elle me parlait de sa fin prochaine. Je lui conseillai d'écrire à quelques amis. Personne ne vint.

M. Ernest, instruit qu'il n'y avait plus de ressources, avait cessé de s'occuper d'elle; toutes démarches furent inutiles: il fit répondre que ce qu'elle avait suffirait, en le vendant, pour aller jusqu'à la fin; qu'il ne voulait pas faire de nouveaux sacrifices pour une femme qui n'avait pas un mois à vivre.

Je me disais chaque jour, en quittant le chevet de cette pauvre fille:

«Pourvu qu'elle meure avant qu'on lui enlève son lit!»

Elle m'avait demandé du bon vin, du raisin, des asperges, cela hors saison. Quoique j'eusse peu d'argent, je m'étais procuré ce qu'elle désirait.

J'arrivai les bras chargés. Ce fut Eulalie qui m'ouvrit la porte: je faillis tout laisser tomber par terre.

Elle me fit entrer dans la salle à manger en me disant:

—N'entrez pas, elle dort! Le diable doit la tourmenter, car elle s'est donnée à lui.

Je ne comprenais pas; elle reprit:

—Vous savez ce qu'elle m'a fait. Hier, l'oncle de Camille l'a fait venir, censément pour un rendez-vous d'affaires, et l'a enlevé dans sa voiture, presque de force. C'est elle qui est cause de tout cela. J'ai reçu une lettre ce matin à l'hôtel. Camille me dit adieu; il m'annonce qu'il m'enverra de l'argent et me répète qu'il voulait m'épouser. Me voilà encore sans ressources, car je le connais: avec lui, le dernier qui parle a raison. Elle le savait bien: je ne le reverrai jamais. Dans quinze jours, il ne pensera plus à moi; il n'a pas mis tant de temps à oublier son amour pour Lise. Qu'elle se réveille, je vais lui dire tout ce que j'ai sur le cœur.

Je la priai de n'en rien faire, de ménager les derniers moments de sa sœur.

—Qu'est-ce que ça me fait? Je voudrais qu'elle fût morte un mois plus tôt.

Sa mère, qui avait pour Eulalie une faiblesse marquée, paraissait s'être rangée de son côté.

Lise sonna.

Pendant cette conversation, j'avais souhaité dans mon cœur qu'elle se fût endormie pour toujours.

Sa sœur ouvrit la porte qui donnait au pied de son lit, s'appuya au chambranle et, se croisant les bras, dit:

—Eh bien! c'est moi! est-ce que ça t'étonne?

J'étais derrière; je vis Lise à peine éveillée se lever sur ses coudes, sourire et retomber en arrière, en disant:

—Enfin!...

Eulalie s'approcha.

—Tu es contente de ton ouvrage, fille du diable; au lieu de te repentir, tu fais le mal jusqu'au dernier moment. Regarde-toi donc; tu es à moitié morte, tu ne jouiras pas longtemps de ton triomphe; je suis abandonnée, tu l'es aussi. Ton Ernest, il est ici, il ne veut plus te voir; toi qui te croyais aimée de tout le monde! où sont-ils donc tes amants?

Lise ferma les yeux sans répondre; je vis des larmes percer ses paupières. Sa mère tirait Eulalie et lui faisait signe de se taire. Elle allait sans doute continuer.

—Emmenez-la donc! m'écriai-je, si vous êtes la mère des deux; et vous, Eulalie, ne dites pas un mot de plus: n'avez-vous pas honte? Sortez!

Je ne sais ce qu'elle me répondit; mais je la poussai peut-être un peu fort dans la pièce voisine. Je fermai la porte au verrou, malgré sa résistance.

Lise me serra la main et me dit:

—Si tu pouvais rester près de moi! Oui, elle a raison, je suis abandonnée par tout le monde, excepté par toi. Pourquoi mon amant reviendrait-il?

Elle me montra ses bras et ses mains décharnés.

—La vie que j'ai menée, c'est un commerce; on m'achetait un baiser; je n'ai plus rien à vendre, on ne vient plus. Que tu as bien fait de quitter cette vie-là! dans quelque temps on oubliera ton passé, peut-être l'oublieras-tu toi-même; fais-toi des amis. Ah! que celle qui a été vertueuse, honnête, est bien récompensée à cette heure suprême! le compagnon de sa jeunesse la soigne jusqu'au dernier moment, l'accompagne à son dernier asile et va pleurer sur sa tombe. Pour nous, rien que la raillerie et l'insulte pendant et après. Tout l'or du monde ne suffirait pas pour compenser ces dernières heures.

Je pleurais.

—Pourquoi pleures-tu? ma pauvre Céleste; parce que je vois plus clair qu'hier? C'est ma sainte Vierge qui a inspiré Eulalie; elle m'a fait comprendre que je perdais mon temps à espérer un intérêt que je ne méritais pas. Donne-moi le chapelet qui est aux pieds de la Vierge, ôte le voile qui la couvre, mets-la près de moi, sur cette table; vois, ses bras sont ouverts pour tous ceux qui vont à elle. Ne pleure pas; laisse-moi, mais ne reste pas plus d'un jour sans venir; envoie-moi un prêtre ou charges-en ma mère.

Elle appuya sa tête sur le coin de la table de nuit. La lumière de la veilleuse, le reflet de la Vierge blanche éclairaient sa figure; elle était calme, ses yeux se fermèrent, je crus tout fini.

Je tirai la porte doucement; sa sœur voulut parler, je lui fis signe de se taire et je priai sa mère d'aller chercher un confesseur, si elle voulait qu'il arrivât à temps.

—Comment va-t-elle? me demanda ma mère en rentrant.

—Elle va bien, lui dis-je, je voudrais être à sa place... Et je montai toute triste dans ma chambre.

Le lendemain, je retournai chez Lise. J'avais rêvé d'elle toute la nuit: je la voyais habillée pour un bal; ses fleurs étaient noires.

En entrant, j'interrogeai son concierge du regard; il me fit un signe de tête qui voulait dire:

«Tout n'est pas fini, mais ça ne tardera pas.»

Je montai ses trois étages sans respirer. J'allais sonner, quand j'entendis rire, parler. Je frappai; sa sœur vint m'ouvrir, une serviette à la main; j'entrai dans la salle à manger, je vis des huîtres, du vin blanc: on déjeunait gaiement dans l'antichambre de la mort.

Je fus indignée.

—Elle va donc mieux? dis-je en regardant ce festin.

—Oui, me répondit sa mère, elle repose, laissez-la.

—Si elle repose avec le bruit que vous faisiez tout-à-l'heure, il faut qu'elle dorme du dernier sommeil. S'est-elle confessée?

—Oui, elle a vu son père hier; cela l'a rendue heureuse; elle a demandé pardon à sa sœur.

—Il est bien temps, dit Eulalie; je me moque de son pardon. Je n'oublierai jamais ce qu'elle m'a fait.

J'entrai dans la chambre de Lise. Elle avait les yeux ouverts; elle ne bougeait pas. Je n'osais avancer.

Elle fit un mouvement; je voulus lui prendre la main; elle tourna sur moi ses grands yeux éteints, me fit un signe de reconnaissance et soupira sans dire un mot.

Je m'assis dans un fauteuil près d'elle et lui demandai comment elle se sentait; elle me fit signe de la tête qu'elle était bien. Elle avait roulé son chapelet autour de son bras; son livre de prières était près d'elle; elle remua ses lèvres comme si elle voulait me parler, elle regarda de tous les côtés, fit un mouvement d'impatience; puis, appelant toute sa volonté:

—Ah! fit-elle, écoute.

Je me penchai, car sa voix était faible.

—J'ai commandé mon portrait à un pauvre artiste; il est presque fini; personne ne voudra le prendre, va le chercher. Tu le garderas, toi!

Je le lui promis.

Elle eut à peine le temps de me dire le nom du peintre: Montji.

La parole lui manqua de nouveau; elle me fit des signes en me montrant sa Vierge, embrassa la croix de son chapelet; elle voulait être seule.

Je sortis, je ne pouvais plus retenir mes larmes; j'écoutai à la porte, elle cherchait à prier tout haut. Dieu seul pouvait comprendre sa pensée.

Le lendemain, quand je revins, toutes les portes étaient ouvertes; l'âme était partie; une bougie gardait le corps; tous les yeux étaient secs autour d'elle.

Je me mis à genoux au pied du lit, je fis une longue prière; je l'embrassai sur le front, je lui fermai les yeux restés ouverts, je lui coupai une mèche de cheveux, et je quittai cette chambre, le cœur et les yeux pleins de larmes.

Je ne rentrai pas chez moi; j'allai chez Deligny, qui, voyant ma douleur, fit son possible pour me distraire et pour me consoler.

Le lendemain, il pleuvait à verse; je pris un petit coupé, j'allai rue d'Amsterdam. Arrivée à la porte de Lise, j'entendis clouer sa bière. Je redescendis à reculons: il me semblait que les clous m'entraient dans les chairs.

On exposa son corps à la porte.

La rue est déserte à cet endroit, le temps était affreux, personne ne passait. Il y avait deux personnes à son enterrement: moi et le cocher qui me conduisait.

Quand on eut jeté la dernière pelletée de terre sur elle, on mit une croix avec ses initiales. Je restai les pieds scellés dans cette terre glaise; il me semblait qu'une partie de moi-même était en terre avec Lise. Je m'arrachai en faisant un effort; j'étais fascinée: il me semblait entendre des voix m'appeler. J'eus peur, je sortis en courant.

Deligny était chez moi; il me reprocha de me faire tant de mal. C'était plus fort que ma volonté: je pleurais sur elle et sur moi.

Le même sort ne m'était-il pas réservé?

Je fus au cimetière huit jours après, espérant trouver une pierre, un entourage. Rien. Pourtant sa mère avait, en payant quinze cents francs de dettes, pris la succession, qui valait bien quinze mille francs.

Je pensai qu'elle n'avait pas eu le temps de s'occuper encore de ces soins.

Je revins au bout de dix jours. Rien.

On avait abandonné la morte, comme on avait abandonné la malade.

Je commandai un entourage en fer, un mausolée en marbre, avec ces deux lignes:

Ici repose Lise..... née le 22 février 1825, morte le 8 décembre 1846. Son amie, Céleste.

J'étais allée chez Montji. Il m'avait donné son portrait, moyennant deux cents francs, au lieu de trois cents, qui étaient le prix convenu. Il n'était pas heureux et me fit ce sacrifice parce que j'étais l'amie de Lise.

C'est le portrait que l'on a vu chez moi.

Ces dépenses me gênèrent beaucoup, mais je les fis sans regret. Deligny m'aida encore en cette circonstance: il était vraiment bon.

J'allai voir la tombe de Lise; j'avais donné des ordres, et elle était garnie de fleurs. Personne autre n'y avait mis une pensée depuis sept ans. Quelques petits journaux eurent le courage de faire des plaisanteries sur cette fin pourtant bien triste et bien abandonnée: Il lui sera beaucoup pardonné, parce qu'elle a beaucoup aimé; ils auraient dû dire: «Il lui sera peut-être pardonné, parce qu'elle est morte en bonne chrétienne et qu'elle a beaucoup souffert.»

Elle avait beaucoup souffert, en effet. Sa mort avait été une cruelle et longue agonie. Depuis plusieurs jours, le corps mourait, que l'esprit vivait encore, et vivait pour la torturer. Je n'ai jamais connu personne qui eût une si grande peur de la mort. Sous l'influence des sentiments religieux auxquels elle avait été fidèle toute sa vie, elle voulut cependant regarder en face sa fin prochaine, se préparer à ce terrible passage; elle s'imposa un dernier devoir, qui l'effrayait tant parce qu'il lui montrait que tout espoir terrestre était perdu pour elle. Elle faisait des efforts surhumains. Elle réussissait pendant quelques instants, mais la nature l'emportait bientôt sur sa volonté, et elle retombait dans des spasmes nerveux, dans des accès navrants de terreur. Souvent, pendant la nuit, elle appelait au secours, elle avait des visions et elle criait: «Mon Dieu, laissez-moi vivre!» Alors, m'a-t-on dit, sa main défaillante semblait chercher un ami dans le vide. La pauvre fille qui la servait, qui lui était attachée, pourtant, demanda son compte, pour ne plus être témoin de ces scènes déchirantes.

Je ne pouvais m'habituer à la pensée que j'étais seule à la pleurer; je me rappelais les souvenirs de notre vie passée pour trouver un cœur qui sympathisât avec les regrets que je lui donnais. Je songeai à Alphonse, qui avait réchauffé sa vie, sa gaieté à ce feu follet; il apprit sa mort avec peine. C'est peut-être le seul qu'elle n'avait pas appelé; c'est le seul qui aurait répondu.

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