Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2
Nous avions commencé, ma mère et moi, notre grande opération commerciale.
Le magasin était ouvert. Nous ne manquions pas de pratiques. Toutes les femmes que j'avais connues venaient chez moi faire leurs emplettes.
Cependant, nous n'étions pas sur le chemin de la fortune, par la raison toute simple que ces femmes m'achetaient à crédit. Je n'osais pas refuser.
Ma mère me fit comprendre que nous ne pouvions pas faire nos affaires comme cela; et elle se chargea de refuser de nouveaux comptes.
Je ne sais qui m'en voulait, mais je devais avoir quelque ennemie cachée, car on me fit un tour infâme...
Mon appartement donnait entre deux cours; en entrant, il y avait une antichambre; à gauche, un salon et une chambre à coucher; en face, un cabinet où couchait la domestique; dans le coin à droite, la porte d'un couloir faisant le coude et conduisant à la cuisine, dont la croisée faisait face à celle du cabinet.
Un matin, vers les huit ou neuf heures, on sonna... J'avais un grand mal de tête, je n'étais pas levée; je dis à Marie qui allait ouvrir:
—Je ne veux voir personne; que l'on descende au magasin.
Elle ouvrit et j'entendis de mon lit demander:
—Mademoiselle Céleste!
—Elle n'y est pas; si vous voulez voir sa mère, elle est au magasin...
—Non, dit la voix, c'est elle que je veux emmener. Voilà assez longtemps qu'elle me fait courir; je sais qu'elle est ici, qu'elle se cache. Il y a une plainte lancée contre elle; j'ai ordre de l'emmener n'importe où je la trouverai.
Mon mal de tête disparut. J'étais assise sur mon lit, sans respirer, pour entendre la réponse de Marie; je regardais à droite, à gauche, où je pourrais me sauver si elle disait que j'étais là; je ne vis que la fenêtre!
—Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit cette fille dont la voix tremblait; si madame était là, je vous l'aurais dit.
—Eh bien! dites-lui que si elle ne se rend pas à la Préfecture demain avant midi, je la fais emmener par la garde!
La porte se referma.
Je cachai ma figure dans mes mains; j'avais honte devant cette fille qui rentrait.
—Oh! madame, qu'est-ce qu'il vous veut donc, cet homme-là? Comme il m'a fait peur!
En effet, elle était toute pâle.
—Je ne sais, lui dis-je; il se trompe. Si j'avais été habillée, je serais sortie; mais il reviendra, vous le ferez entrer. Ne parlez de cela à personne; on ferait des conjectures.
Elle me promit de se taire. Je lui donnai une commission pour m'en débarrasser; j'avais besoin d'être seule.
Je me serrai la tête dans mes mains. Qu'allais-je devenir?
Je ne pouvais me sauver; j'avais mis le peu que je possédais dans cette boutique. Tout abandonner... je retombais dans la plus affreuse des misères.
Je ne pouvais plus descendre sans risquer d'être arrêtée, peut-être condamnée à un mois, pour avoir manqué aux sommations qui m'avaient été faites.
Que dire dans le quartier? Tout le monde saura cette histoire; je n'oserai plus reparaître. D'ici à demain, je ne puis rien pour éviter cela.
Je pensai à Marie. Demain, c'est dimanche; on ne peut pas m'arrêter demain, les bureaux sont fermés. Ma bonne sortira toute la journée, ma mère n'ouvrira pas la boutique... je serai seule, toute seule; oui, c'est ça, je suis sauvée.
Je fis prendre du papier; je passai ma soirée à écrire. A onze heures, ma mère vint me dire bonsoir.
—Tiens! je te croyais endormie. Tu écris à des fournisseurs.
—Oui.
Il ne me vint pas à l'idée de l'embrasser.
Je savais qu'elle revoyait Vincent; elle se cachait de moi, mais on me l'avait dit.
La première demoiselle m'avait fait un portrait que j'avais trop bien reconnu.
Comme ma mère lui avait défendu de me dire qu'elle recevait un monsieur, elle n'avait rien eu de plus pressé que de monter dans ma chambre et de me prévenir.
Elle me raconta même que souvent, quand je descendais, M. Vincent sortait par une porte de derrière qui donnait rue de la Boule-Rouge.
Cela m'avait fait une peine que je ne puis rendre et j'avais retrouvé au fond de mon cœur toutes mes colères contre lui, toute mon indifférence pour elle.
Une fois seule, je mis tout en ordre, je cachetai quelques lettres à mes amis et je me couchai presque heureuse du parti que j'avais pris.
Je me levai de grand matin. Vers dix heures, il tombait une espèce de pluie qui ressemblait à du brouillard tant elle était fine. J'appelai Marie.
—Allons, lui dis-je, habillez-vous et allez vous promener; c'est votre jour de sortie.
—Oh! me dit-elle, il fait trop vilain temps. Je n'ai que ma payse à voir, j'irai chez elle la semaine prochaine.
Cela ne faisait pas mon compte, car j'avais dit à ma mère que je dînais dehors, que ma domestique sortait, et je l'avais engagée à aller elle-même passer la journée chez des amis.
Elle ne s'était pas fait prier; M. Vincent l'attendait chez sa mère.
Cela ne me suffisait pas; il fallait absolument que Marie sortît. Je mis un morceau de papier blanc sous enveloppe, avec un nom supposé sur l'enveloppe.
—J'ai besoin que vous portiez cela avenue de Saint-Cloud, dis-je à Marie.
Je savais que sa payse était aux Champs-Élysées; elle profiterait de l'occasion pour aller la voir, et elle y resterait assez de temps pour que je pusse mettre mon projet à exécution.
Je lui donnai donc ma commission, avec ordre de partir de suite. Je la rappelai dans l'escalier pour lui dire que je sortais et qu'elle pouvait rester chez ses amis jusqu'à onze heures.
Ma porte fermée, j'étais seule, libre; j'en sentis une vraie joie.
J'entrai dans la chambre de Marie; j'enlevai toutes ses affaires, que je plaçai dans la mienne; je mis des draps blancs dans son petit lit de fer. J'allai à la cuisine; je regardai sous le fourneau: il n'y avait que quelques morceaux de charbon. Je vis avec attendrissement le panier de ma petite chienne... je pensai que la maison ne m'avait pas porté bonheur.
On portait, à cette époque, de grandes pelisses, comme cette année; j'en avais une en soie noire, je la mis; je descendis, tremblant de rencontrer quelqu'un qui pût apporter une minute de retard à mon projet.
Le pavé était glissant, le ciel sombre; les boutiques étaient fermées en partie. Je fus un moment inquiète, mais je respirai quand je vis celle du faïencier ouverte. J'achetai deux fourneaux en terre, que je montai chez moi, les cachant comme si j'emportais un trésor. Je retournai à la provision du charbon; j'allumai les deux fourneaux dans la chambre de Marie; je m'y enfermai, calfeutrant les fenêtres et les plus petites ouvertures; j'entendais le craquement du charbon qui s'allumait et qui semblait me dire:
«Hâte toi, fais ta prière!»
J'avais bouché jusqu'au trou de la serrure.
Je m'assis sur le lit; je demandai pardon à Dieu et à tous ceux à qui j'avais pu faire de la peine, et j'attendis, calme, comme si j'étais sûre de la miséricorde divine... Je me couchai.
Le brasier était derrière ma tête; je ne le regardai pas, mais je voyais s'élever au-dessus de moi un rayon diaphane qui se baissait, attiré par mon haleine: c'était la mort. Je respirais à pleins poumons; je ne souffrais pas encore.
«Oh! me disais-je, si je n'allais pas mourir, demain je serais arrêtée!»
Je n'avais peut-être pas mis assez de charbon.
Je me levai: je sentis mon corps se balancer malgré moi; je m'appuyai au lit avec un sentiment de joie; je me mis à genoux pour remettre du charbon: la flamme bleuâtre m'attira; je restai en extase, les yeux fixés, la bouche ouverte. Je me sentis vaciller comme le battant d'une cloche; j'eus peur de tomber la tête dans le feu: je me traînai en arrière...
A ce mouvement, un cercle de fer m'entoura le front; le feu semblait être dans ma poitrine... Je portai les mains sur ces deux douleurs pour en apaiser les déchirements. Ma vue se troubla. Je voulais crier; ma langue, ma gorge étaient enflées. Je me levai à force d'efforts, les deux mains appuyées sur une table; je me regardai dans un petit miroir.
Horreur! ma tête était enflée, les veines de mon front gonflées, les artères de mon cou nouées comme des cordes, mes lèvres bleues, mes cheveux hérissés!...
Alors commença une lutte épouvantable: la mort me fit peur. Je voulais appeler au secours, la voix me manqua; je voulais me sauver, les forces s'y refusèrent...
Je me traînais à terre; je n'y voyais plus... Enfin, je sentis la porte, je me redressai, pour retomber comme une masse; j'avais souffert tout ce qu'il y a à souffrir pour mourir...
Rien ne peut peindre cette agonie; elle est surtout affreuse pour les personnes nerveuses, qui se débattent toujours à la fin et cherchent à se sauver.
Quand je revins à moi, j'étais sur mon lit; ma chambre était pleine de monde; deux hommes me frottaient les bras, deux autres les jambes, cela si fort que je croyais être brûlée. Je regardais, les yeux à moitié ouverts. Les douleurs que j'avais dans la tête me firent croire que j'étais folle et que tout ce que je voyais n'était que des ombres; la souffrance était trop grande pour que je pusse douter longtemps.
—Elle est sauvée, disait le coiffeur, dont la boutique était voisine de notre maison, et qui, un des premiers, m'avait porté secours.
—Sauvée! de quoi donc? demandai-je.
Ma mère était près de mon lit.
Tout me revint à la mémoire, jusqu'aux menaces de la police...
Je me mis à pleurer, à me débattre; je voulais recommencer; je reprochais à tout le monde d'être venu me secourir.
Les deux médecins déclarèrent que j'avais le délire, et qu'il ne fallait pas me perdre de vue une minute.
Ma mère crut remarquer que sa présence m'irritait; elle me laissa: Vincent sans doute l'attendait. Ce fut Marie qui me veilla.
—Comment donc m'a-t-on sauvée? lui demandai-je, étonnée d'être vivante, après avoir tant souffert.
—Ah! sans moi, madame, vous étiez bien perdue. Vous m'aviez donné une commission; il faisait si vilain temps que j'ai pris l'omnibus pour aller et revenir. Je n'ai pas trouvé la personne chez qui vous m'envoyiez; je suis revenue pour vous le dire. Je ne vous ai pas vue dans votre chambre, je vous ai cru sortie; j'ai été dans la cuisine et j'ai vu dans ma chambre tant de fumée que je craignais qu'il n'y eût le feu. J'avais voulu entrer; quelque chose tenait la porte fermée: c'était vous qui étiez tombée derrière. Je n'osais pousser: votre figure était juste sur l'ouverture. Je vous ai crue morte; j'ai appelé au secours. On vous a mise sur votre lit; vous êtes restée trois heures sans donner signe de vie. Le feu avait pris dans le cabinet; le parquet en était tout brûlé.
Le médecin a dit que vous étiez tombée la tête en face la rainure de la porte, que cela vous a donné un fil d'air pur, que sans cela tout était fini.
—Et je serais bien heureuse!...
—Oh! madame, ne dites pas des choses comme cela.
—Ma pauvre Marie, c'est que vous ne savez pas... Cet homme qui est venu l'autre jour, il reviendra, et alors...
—Ne vous tourmentez pas, madame; s'il revient, je lui dirai de m'arrêter, moi, s'il faut qu'il emmène quelqu'un; et puis on ne laissera monter personne. S'il vous voyait comme cela, il n'aurait pas le cœur de vous faire de la peine. Allons, madame, guérissez-vous bien vite, et n'ayez plus jamais de vilaines idées comme ça. Il n'y a pas longtemps que je suis chez vous, mais je vous aime beaucoup.
En effet, elle me surveillait jour et nuit.
Je priai tous ceux qui m'entouraient de taire cette aventure. Quand on tente pareille chose, il ne faut pas se manquer, sous peine de ridicule.
Je me remis bien lentement: cependant je descendis au magasin au bout de quelques jours, malgré de grands maux de tête, des vomissements et une toux d'irritation qui me déchirait la poitrine.