Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2
Dès qu'il m'arrivait quelque chose d'heureux ou de malheureux, ma grande ressource était d'aller voir Lise, pour partager avec elle ou mes joies ou mes peines. Elle m'avait annoncé son projet de faire un petit voyage; mais elle devait être revenue. Sa propriétaire, qui savait notre intimité, me donna sa nouvelle adresse sous le sceau du secret, parce que Lise persistait à ne vouloir voir personne. Elle demeurait aux Champs-Élysées, no 107, au cinquième. Je frappai.
—Entrez! me dit une voix bien connue.
J'ouvris la porte, et je vis ma Lise étendue sur son lit, une bougie allumée pour sa cigarette, un livre à la main.
—Tiens! c'est toi! Tu es gentille de venir me voir; mais si l'autre rentre, elle va jeter de beaux cris: elle ne peut pas te souffrir.
Je regardai la chambre: c'était un petit ménage, assez convenable.
—Chez qui es-tu donc ici? Et je me levais pour m'en aller.
Elle me retint par ma robe.
—C'est vrai, tu ne sais rien... Attends donc! elle ne me mangera pas. Figure-toi qu'après mon arrestation, je n'osais pas sortir; je ne voulais plus rester à l'hôtel. J'étais en train de me lamenter, quand on vint me dire qu'une demoiselle voulait me parler à toute force. Je crus qu'on me trompait, que c'était quelque créancier; je grondai ma propriétaire, qui redescendit rendre à l'inconnue le savon que je venais de lui donner à elle-même.
Au bout de quelques instants, ma propriétaire remonta, et me dit:
—Cette demoiselle insiste; elle a dit que quand vous sauriez son nom, vous la recevriez.
Si j'avais été debout, je serais tombée tout de mon long; c'était ma sœur! Que me voulait-elle?
Immédiatement, il me vint à l'esprit que mon père était en bas, qu'il allait m'étrangler.
Je dis à la propriétaire:
—Fermez les portes, je ne suis pas ici. Ah! mon Dieu! je suis perdue! Dites que je ne la connais pas, qu'elle se trompe.
—Mais non, je ne me trompe pas, dit Eulalie, en passant la tête par la porte.
Je courus derrière elle, je fermai la porte, en appuyant mon corps dessus de toutes mes forces.
—Ah ça, qu'as-tu donc? me dit-elle en riant.
Je la regardai, et à travers ma terreur, je fus frappée de son élégance. J'écoutais, je n'entendais rien.
—Qu'est-ce que tu me veux? Mon père est derrière toi, n'est-ce pas? Pourquoi l'as-tu amené, mauvais cœur?
—Mon Dieu! que tu es bête! Il ne sait pas où je suis, moi! Il ne peut donc pas me suivre ici.
—Comment, mademoiselle! votre père ne sait pas où vous êtes!... Vous vous êtes donc sauvée!
—Oui; depuis ton départ tout allait de mal en pis. Maxime m'a emmenée; comme il n'a pas grand'chose, je suis entrée à l'Hippodrome; je gagne un peu d'argent, cela l'aide; je reste aux Champs-Elysées, 107; si tu veux venir avec moi, je t'offre la moitié de ma chambre.
Le croirais-tu? cela me fit un mal atroce de voir ma sœur perdue. J'allais lui faire de la morale, elle m'arrêta:
—Ah! me dit-elle, laisse-moi la paix. Ce n'est pas à cause de toi que je suis partie; je serais partie tout de même: j'adore Maxime.
Je fus abasourdie; mais je n'avais pas le droit de la gronder, et d'ailleurs c'eût été parfaitement inutile.
Tu ne peux te figurer l'embarras où je me suis trouvée pour moi-même.
J'avais dans l'hôtel une assez grosse dette, et pas d'argent pour m'acquitter. On m'a gardé mes affaires en payement et je suis emménagée ici avec deux chemises, des pantoufles et la robe que j'ai sur moi. J'ai dit que je partais pour la campagne et je ne bouge pas.
Pourtant, il faut que je sorte de cette situation. Je suis à la charge de ma sœur; elle m'a offert de venir chez elle, comme on l'offre presque toujours, mais comme toujours, elle l'a regretté. D'abord, elle n'est pas riche, et elle le serait que cela ne me ferait pas la position meilleure; elle est avare. Hier, elle m'a reproché un cahier de papier à cigarettes; nous nous sommes déjà disputées vingt fois.
Après chaque scène, je prends mes deux chemises pour faire ma malle. Eulalie ne peut s'empêcher de rire, et je reste, en lui promettant d'avoir de l'ordre, ce à quoi je ne peux pas m'habituer; il faut lui rendre cette justice qu'elle a raison... Regarde cette petite chambre, comme elle est propre: il n'y a presque rien. Eh bien! c'est gentil comme tout; elle me suit toute la journée avec une serviette pour essuyer jusqu'à la marque de mes pieds; aussi, tu vois, je reste couchée... Comme cela je ne dérange rien.
Je ne pus m'empêcher de rire, car le lit, la table de nuit, la chambre entière étaient un vrai pillage; partout des livres, du papier à cigarettes déchiré, jeté çà et là, du tabac, de la cendre...
—Ah! mon Dieu, lui dis-je, en me levant, je me sauve... elle n'est pas aimable tous les jours, ton Eulalie. Je l'ai vue souvent à l'Hippodrome, sans savoir que c'était ta sœur, et j'ai déjà eu deux ou trois bourrasques avec elle; si elle me trouve ici, elle est capable de me faire quelque mauvais compliment.
—Non, reste, reste encore un peu; ce n'est pas l'heure à laquelle elle rentre. Elle est chez Maxime, et puis, je sais le moyen de la mettre de bonne humeur.
Et elle se mit à ranger autour d'elle, essuyant la table avec son unique robe.
—Maintenant, ouvre la fenêtre pour que la fumée sorte!
—Oh! lui dis-je, tu as au moins une belle vue pour te distraire.
—Ça ne me distrait pas du tout; ça me fait mal au cœur de ne pouvoir pas aller faire ma belle; je m'ennuie à crier.
Je revins m'asseoir près du lit, un peu embarrassée de la proposition que je voulais lui faire, car je connaissais son caractère.
—Voyons, ma chère Lise, puisque tu t'ennuies tant ici, veux-tu en sortir? Je te prêterai tout ce que je pourrai. Si tu veux venir chez moi, je suis à ta disposition. Je ne suis pas ta sœur, moi, je ne te ferai pas de scène.
—Non, me dit-elle, j'aime encore mieux une amie que de l'argent; si j'étais ton obligée, ça nous fâcherait peut-être... pas à cause de toi, je sais que tu ne me le reprocherais point, mais à cause de moi qui serais humiliée. Je me connais, vois-tu; je ne vaux pas grand'chose. Regarde, mes sourcils se joignent sur mon nez comme une paire de petites moustaches; on dit que c'est signe de jalousie... j'ai bien peur que le proverbe ne soit vrai. C'est plus fort que moi; je t'aime beaucoup, mais je ne pourrais pas demeurer avec toi; ton bonheur, si tu étais plus heureuse que moi, finirait peut-être par me faire de la peine.
Elle avait les larmes aux yeux en me disant cela; je lui pris la main, et je lui dis:
—Tu as raison d'être franche; rien ne pourrait m'être plus pénible que de me fâcher avec toi. Tiens! on monte... Si c'était Eulalie.
Nous ne restâmes pas longtemps dans l'incertitude. La porte s'ouvrit. Eulalie parut fort étonnée de me trouver là; Pomaré perdit complétement contenance; j'en fus d'autant plus surprise que j'ai connu peu de femmes ayant l'air aussi dominateur que Pomaré! Il fallait que sa sœur eût sur elle un grand ascendant. Je fus obligée de prendre la parole la première.
Eulalie était une fille d'une taille moyenne, boulotte, la figure ordinaire, la physionomie très-froide; d'une autre, je dirais l'air bête; mais elle avait infiniment d'esprit.
Quoiqu'elle n'eût guère, je crois, que dix-sept ans, elle en paraissait vingt-cinq; elle attendait que l'une de nous deux s'expliquât.
—Vous êtes étonnée, ma chère camarade, de me trouver vous faisant une visite, ne m'y ayant jamais engagée; mais je sortais de l'Hippodrome; en passant, j'ai vu Lise à la fenêtre, je suis montée.
Elle me regarda sans me saluer, et dit à sa sœur:
—Je t'avais défendu d'ouvrir ma fenêtre.
Le rouge me monta au visage. Ma petite Eulalie, pensai-je, voilà une impertinence que tu ne porteras pas en enfer.
Lise était restée tout interdite de cet air d'autorité.
J'avais heureusement un bon moyen de venger ses injures et les miennes.
Je repris de l'air du monde le plus tranquille:
—Je n'aurais pas vu Lise, que je serais montée tout de même; j'avais un service à vous demander.
—A moi?
—Oui, je vous ai entendue plusieurs fois vous plaindre de ce que l'on ne vous faisait pas faire de courses, de ce que l'on vous oubliait parmi les figurantes.
Elle devint pourpre, car je touchais la corde sensible.
—Eh bien! si vous aviez une occasion de vous montrer dans quelque steeple-chase, je suis sûre qu'on vous les laisserait continuer à la place d'Hermance, qui monte à cheval comme une poule.
—Je le sais bien, me dit-elle; mais ils ne veulent pas me laisser essayer.
—C'est révoltant; il est bien facile de dire aux gens: «Vous ne sauriez pas faire cela,» quand on ne veut pas les admettre à essayer. Je vous offre un moyen de vous passer de la bonne volonté de l'administration. Je pars dans quelques jours; je voudrais qu'une de mes camarades fît mon service pendant quinze jours, et voilà ce que je venais vous demander avant de solliciter mon congé.
Elle était rayonnante; je crois même qu'elle eut envie de m'embrasser.
—Je veux bien, me dit-elle; je leur montrerai que je suis bonne à quelque chose. Tâchez seulement qu'ils y consentent.
—Oh! j'ai un moyen de les y forcer; je ne les préviendrai pas à l'avance. Un jour je manquerai, vous serez toute prête; ils n'auront pas le choix: ils verront qu'ils se sont trompés sur votre compte.
—Ah! mon Dieu! dit-elle, il faut que je retourne chez Maxime, qui n'y était pas tout-à-l'heure. Restez avec Lise, je ne vais pas être longtemps. Si vous ne restez pas, revenez demain, nous causerons.
Lise me serra les mains; elle avait compris. Quand Eulalie fut partie, elle me dit:
—Tu sais que j'ai eu toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire devant elle; tu m'as dit, il y a une heure, qu'elle te faisait l'effet, à cheval, d'une cruche pleine d'eau!...
—Ma chère, il n'y avait que ce moyen-là de te voir. On ne peut rien en faire; si je la proposais, on me rirait au nez; et puis, il y a une autre difficulté, c'est que je ne pars pas; mais j'espère que dans dix jours tu ne seras plus là. Adieu, entretiens-la de ses succès; je reviendrai demain.
Rentrée chez moi, j'écrivis un mot à l'hôtel des Princes, à un jeune homme nommé Manby, avec qui j'avais passé la soirée plusieurs fois chez Lise, et qui l'avait assurée, devant moi, de son amitié sans fin. Il ne se fit pas attendre: à quatre heures il était chez moi.
—Vous êtes aimable d'être venu, mon cher ami, j'ai un service à vous demander.
—Tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me laissiez vous embrasser.
—Vous pensez bien que je ne vous ai pas demandé pour cela.
—Je ne l'ai pas pensé, et je le regrette.
—Allons, pas de fadaises! Lise est malheureuse; elle ne veut rien de moi, mais de vous elle acceptera tout. Il faut qu'elle sorte de chez sa sœur, qui la traite comme un chien.
—Ma chère, me dit-il, je vous livre ma fortune. Je n'ai que dix louis sur moi, les voilà... Si cela ne suffit pas, pourvu qu'elle me demande par la même voie, je suis toujours prêt.
—Elle ne vous demande rien; elle ne sait même pas que je vous ai écrit. Adieu, merci pour elle.
Le lendemain, je courus chez Lise toute joyeuse. Je me disais:
—Elle va se louer une chambre, donner cent francs à son hôtel; la voilà sortie d'embarras.
Je lui racontai ce que j'avais fait; elle parut contente.
—Allons faire quelques emplettes, me dit-elle, j'ai beaucoup de petites choses à acheter.
J'avais envie de lui dire: «Va doucement!»
Nous nous arrêtâmes aux Bayadères, sur le boulevard; je l'attendais dans la voiture; elle revint au bout d'une heure avec un paquet.
—Ah! regarde la jolie couleur.
Et elle me montra un taffetas couleur maïs, de toute beauté.
—Qu'est-ce que c'est que ça? lui dis-je étonnée.
—Ça, c'est une robe.
—Oui, et combien te coûte-t-elle?
—Cent soixante francs.
Je la crus folle tout-à-fait. Je résolus de ne plus m'occuper d'elle; je m'enfonçai dans la voiture.
Notre fiacre n'allait pas vite: nous l'avions pris à l'heure; nous cheminâmes donc doucement. J'allais au faubourg Saint-Honoré, elle, aux Champs-Élysées.
—Est-ce que tu vas me quitter fâchée, me dit Lise, parce que je me suis acheté une robe abricot? Ç'a été plus fort que moi. Je sais bien que j'aurais pu mieux employer mon argent; mais je veux aller au Ranelagh jeudi; je vais avoir la robe et le mantelet pareils, un chapeau de paille de riz; on croira que j'ai fait fortune; on viendra causer avec moi. Si je n'avais pas quelque chose d'ébouriffant, on ne me ferait même pas danser.
Je savais qu'elle avait raison d'un côté; mais je ne pouvais lui pardonner cette folie, moi qui, jusqu'alors, achetais dix mètres de calicot à douze sous pour faire des chemises, quand je me trouvais à la tête de vingt francs.
—Allons, faisons la paix, me dit-elle en me quittant, donne-moi la main, et promets-moi de venir me prendre jeudi à huit heures, car je ne pourrais sortir avec ma toilette, ni le jour ni à pied.
—Ah! cela veut dire qu'il faut que j'aille te chercher en voiture. Eh bien! on ira, mais ne t'y habitue pas.
J'entrais dans mon allée, j'allais grimper mes cinq étages, quand mon portier frappa à son carreau. Sa loge était au fond de la cour. Il me fit signe; je courus très-intriguée, car il me montrait un paquet.
—Oh! oh! il y a du nouveau, me fit-il, ça embaume, ça.
Et il me remit un gros bouquet de fleurs des plus rares.
—Il est venu des personnes vous demander; puis on est venu de chez le commissaire.
Je cachai ma figure dans le bouquet comme pour le respirer, mais je ne sentais rien. Je devais être fort pâle; je fus obligée de m'appuyer à son établi de tailleur. Il releva ses lunettes et dit à sa femme:
—Comment a-t-il dit, l'agent?
Elle quitta son pot au feu.
C'était une bonne grosse femme, qui n'a pas maigri et que je vois souvent à sa porte.
—Il a dit que, si demain vous n'aviez pas enlevé vos fleurs de dessus votre croisée, vous seriez à l'amende.
Je respirai à faire le vide dans sa loge, et je grimpai mes étages comme un oiseau; je ne voulais rien avoir à faire avec le commissaire. J'ouvris ma fenêtre, je regardai mes pauvres fleurs qui grimpaient si vivaces.
«Chers pois de senteur, capucines et volubilis, je vous ai arrosés, attachés avec tant de soin; faut-il que je vous détruise? Petites fleurs du pauvre, comme je vous aime!» Je mis à côté mon beau bouquet, il me parut affreux; je le jetai dans la chambre et j'embrassai mon réséda et mes pensées. Je regardais comment je pourrais faire pour les déplacer sans les arracher. Je m'étais fabriqué une caisse moi-même et j'avais semé en pleine terre; les branches s'étaient enlacées par mes soins dans les cordes et fils de fer; impossible de les démêler. Un coup de sonnette me fit sauter; je me jetai sur mon jardin; j'arrachai tout comme une furie; j'entendis les tiges crier; elles semblaient me reprocher la mort de mes fleurs. Mais je redoublais d'efforts pour enlever les ficelles qui me coupaient les doigts.
«Ah! on vient me demander pourquoi vous n'êtes pas en bas. Vous voyez bien qu'il faut que je vous arrache!» Et j'enfonçais mes mains dans la terre.
On sonna plus fort; je fus ouvrir.
C'était Léon. Le duc m'avait défendu de le recevoir; mais moins par affection que par esprit d'indépendance je m'y étais obstinément refusée.
—Que diable faites-vous donc? voilà deux heures que je sonne!
—Pourquoi sonnez-vous?
—Tiens! quand on est arrivé à votre porte, on n'a pas envie de redescendre cinq étages.
—Qui vous a prié de les monter? Vous m'avez fait une peur atroce.
—Si je vous dérange, je m'en vais.
Mais sans attendre ma réponse et au lieu d'aller vers la porte, il entra jusqu'à la croisée.
—Oh! me dit-il, en ramassant mon bouquet, je comprends pourquoi vous arrachez votre jardin; il n'est plus digne de vous. Tout ce qui vous entoure va subir le même sort. C'est votre duc qui vous envoie cela?
Et le bouquet fut roulé de nouveau dans la chambre.
Cela me déplut. Je ramassai mon bouquet; il représentait quelqu'un chez moi; j'ai toujours défendu les absents.
—Je vous ai dit que je voulais être libre, que je ne m'engageais à personne. Vous dites m'aimer beaucoup: eh bien! le seul moyen de me le prouver, le seul moyen de garder mon amitié, à défaut d'amour, c'est de ne pas me tyranniser.
—Vous êtes méchante, Céleste. Vous m'appelez tyran, parce que je suis jaloux. C'est pourtant la plus grande preuve que je puisse vous donner de mon amour. Hermance m'a demandé d'aller la voir; elle serait bien contente si je lui disais le quart de ce que je viens de vous dire.
—Eh bien! allez le lui répéter, je ne vous retiens pas.
Mes querelles avec Léon étaient des scènes en trois tableaux. Il commençait par être impertinent, il devenait fat, et finissait par la soumission.
Alors seulement, je m'attendrissais.
C'était le tour de la fatuité.
Il jeta sur sa personne un regard de satisfaction. Il examina son pantalon acheté à Londres, son gilet du meilleur goût, sa redingote de la coupe la plus irréprochable. Il avait l'air de me dire: «Peut-on être à ce point dédaigneuse pour un homme aussi bien mis et ayant l'air aussi comme il faut que moi?»
J'ai connu des femmes qui se laissent prendre à ces façons-là: je ne suis pas du nombre. Les prétentions et la minauderie chez un homme m'ont toujours révoltée. Je gardai un silence glacial. Le pauvre Léon alors ne savait plus où il en était. Son impertinence et son orgueil tombaient à plat.
Tout en causant, j'avais entièrement enlevé ma caisse, coupé mes cordes, non sans peine et sans regret.
—Pourquoi vous donnez-vous tant de mal à ôter ces fleurs?
—Parce qu'on m'a fait dire de les enlever.
—Qui donc?
—Le commissaire.
Léon me regardait d'un air si triste et si contrit que je me sentis désarmée; je lui tendis la main.
—Voyons, je vous ai fait de la peine, pardonnez-moi. Vous savez bien que je suis brutale et colère, mais ça passe vite. C'est mon jardin qui en est cause, et j'ai mes raisons pour ne pas être à l'amende.
—Vous n'avez pas d'argent? Que cela ne vous tourmente pas; je serais très-heureux d'être votre banquier.
Mieux valait comprendre comme cela que pas du tout.
Je lui dis que j'allais au Ranelagh le lendemain. Il m'envoya une voiture.
Je fus chercher Lise à l'heure convenue. Elle était superbe, et nous fîmes deux ou trois tours avant d'aller au bal. En chemin, elle me raconta que le petit Camille était venu la voir, qu'il était toujours le même.
—Eh bien! tant mieux! J'ai confiance en lui, moi.
—Oui, c'est bien extraordinaire; il ne varie pas. Il me dit toujours: «Pour rien au monde, je ne voudrais t'avoir.» J'ai tâché une fois de le faire mentir; il s'est sauvé comme Joseph. Pauvre écolier! Il se prive de plumes pour m'envoyer un bouquet.
—Tâche de garder cette affection-là! Je crois qu'ils sont rares ceux qui ne vous aiment pas pour l'amour d'eux-mêmes.
—A propos, et toi, qu'est-ce que tu fais de Léon? On dit qu'il t'adore et qu'il est gentil.
—Oui.
—Pourquoi ne sort-il pas avec toi?
—Parce que je ne veux plus. L'autre jour, à onze heures, j'allais à l'Hippodrome, il m'offrit de me conduire; je lui fis remarquer qu'on pouvait le rencontrer, que cela ferait mauvais effet pour sa famille. Il prit un air dégagé et me dit qu'il ne craignait rien. Arrivés à la hauteur de la rue de Chaillot, il me lâcha le bras, et se mit à courir comme un voleur poursuivi. Quelques personnes me regardaient. J'attendis plusieurs minutes. On s'arrêta et on vint me demander ce qu'il y avait. Comme j'étais embarrassée, je me sauvai de mon côté. En rentrant chez moi, je le trouvai à ma porte, les mains dans ses poches; il sifflait.
—Ah ça, allez-vous me dire quelle mouche vous a piqué?
—Ma chère, je voyais venir devant moi ma mère et mon grand-père. J'aurais été joli, s'ils m'avaient vu donnant le bras à Mogador!
—Vous avez raison; mais pourquoi me l'avez-vous offert? Je ne vous l'ai pas demandé, au contraire, et, pour que pareille chose n'arrive plus, nous ne sortirons jamais ensemble.
Ce n'est pas faute qu'il me l'ait demandé depuis; mais je ne veux pas prendre l'habitude de me manquer de parole à moi-même: je ne céderai pas.
Nous fîmes une entrée magnifique. Je n'avais pas une robe jaune; mais j'étais si mince de taille que tout le monde le remarquait tout haut. C'est un reproche que je me suis souvent adressé; car Lise se mit à se serrer: cela lui a fait grand mal.
La soirée fut un éclat de rire. On commençait à s'habituer à nous. Les femmes comme il faut nous regardaient sans trop de courroux. Les jeunes lions faisaient encore leur tête et ne nous invitaient pas; ils ne voulaient pas danser à notre quadrille et refusaient de nous faire vis-à-vis, craignant, disaient-ils, de se donner en spectacle comme M. Brididi. Ils se plaçaient plus loin. Mais ils étaient seuls; la foule nous entourait et riait; ils s'ennuyèrent, cessèrent même de danser sous prétexte que ces cris empêchaient d'entendre la mesure; ils finirent par se disputer leur tour pour danser avec nous. Mais en voulant faire plus que Brididi, ils ne parvenaient qu'à être ridicules.
On arrangea un grand souper; plusieurs voitures se suivirent, et nous arrivâmes comme une noce au café Anglais, qui trembla toute la nuit de nos rires, de nos cris et de nos chansons.
Pomaré me regardait souvent avec une sorte d'envie.
J'avais une jolie voix, le charme inséparable de la jeunesse; on me faisait des compliments qui lui étaient pénibles. Je connaissais son caractère, et je m'effaçais un peu par amitié, ce que je n'aurais certes fait pour aucune autre femme.
Il y avait à ce souper un jeune homme qu'on appelait Gustave, dont j'avais remarqué l'air de préoccupation.
—A quoi penses-tu donc? lui disaient ses camarades.
—Je pense à ce pauvre Alphonse, qui s'ennuie pendant que nous nous amusons. Que n'est-il ici! Voilà ce qu'il faudrait pour le distraire. C'est si triste de voir un si charmant garçon se laisser mourir. L'ennui le tue; il est perdu.
—Qui est donc cet Alphonse? demandai-je.
—C'est un homme de talent.
—Il est malade?
—Non; mais il a le spleen.
—Oh! c'est deux fois dommage; il faut le distraire.
—Je le voudrais bien, mais il ne veut recevoir personne.
—Il faut le prendre d'assaut.
—C'est une idée... je tâcherai... Vous êtes toutes deux si gaies et si charmantes, que si vous voulez bien entreprendre cette cure, je suis certain que vous réussirez.
Le lendemain, nous reçûmes une invitation de M. Alphonse R..... On lui avait fourré dans la tête de recevoir quelques amis; il donna un thé, rien que pour nous voir; on avait tant parlé de notre entrain qu'il s'était laissé gagner.
Nous arrivâmes avec Lise, à neuf heures du soir, rue de la Bruyère. On nous introduisit dans un joli appartement. Je ne sais ce que j'avais ce jour-là; j'étais horriblement triste. Cela avait gagné Lise. Nous avions eu l'idée de mettre des robes foncées; nous devions avoir l'air de pleureuses. Et puis, aller chez un homme qui se meurt, cela n'est pas gai! Nous avions de vraies figures de circonstance.
Le maître de la maison était grand, mince, les joues creuses, décolorées, la figure douce, fine, l'air distingué et d'une amabilité rare; il vint à nous, nous remerciant d'avoir sacrifié une soirée à son ombre, nous fit asseoir, nous offrit lui-même des fruits, des gâteaux, du thé; puis, s'asseyant dans un fauteuil, il resta sans mouvements, sans avoir l'air de penser.
Je me penchai à l'oreille de Lise et je lui dis:
—Je suis fâchée d'être venue; il me fait de la peine...
Son ami Gustave était auprès de lui: une mère n'aurait pas eu des soins plus attentifs. Je voyais sur cette bonne figure passer tous les nuages de l'inquiétude.
—Alphonse, à quoi donc pensez-vous? Vous oubliez que vous nous avez promis d'être gai; le moment est venu de faire chanter la reine Pomaré.
L'intention était assurément très-bonne; mais il avait parlé très-haut: Lise l'entendit, et trouvant sans doute cette façon de disposer d'elle un peu cavalière, elle fronça les sourcils. M. Gustave vint à elle, l'air riant et sans se douter le moins du monde de ses dispositions.
—Voulez-vous, mademoiselle, être assez aimable pour nous chanter quelque chose?
Non, dit Lise assez sèchement; je suis beaucoup moins drôle que vous ne croyez.
M. Alphonse R.... vint se joindre à son ami, d'une manière si gracieuse, qu'il m'eût semblé de mauvais goût de se faire prier davantage.
—Oh! dis-je à Lise, tu ne peux plus refuser.
—C'est donc pour vous? dit-elle à Alphonse, qui approcha son fauteuil du piano.
Elle chanta avec un entrain, une verve incroyables. Alphonse avait ouvert les yeux et les oreilles; cela paraissait l'amuser beaucoup; Gustave fit mille tendresses de reconnaissance à Lise, qui venait de faire rire son cher ami.
Lise, qui était fantasque comme la lune, avait complétement oublié son mouvement d'humeur, et ils étaient les meilleurs amis du monde.
Cette soirée avait l'avantage de me montrer un monde que je ne connaissais pas encore; il y régnait une gaieté naturelle, qui me parut bien préférable à la joie un peu bruyante dont j'avais jusqu'alors été témoin. L'esprit seul peut donner de l'attrait au plaisir.
On fit de la musique. Un petit jeune homme se mit au piano: dès les premières notes, je reconnus un maître; je le regardai avec attention. Il était blond; il avait les cheveux crépus, les yeux bleus, les lèvres un peu fortes, les dents blanches; il était plutôt bien que mal, quoique sa figure manquât d'expression. Ses mains couraient sur le clavier avec une légèreté, une agilité incroyables. Ce n'était pas de la musique, mais une harmonie qui vous enveloppait le cœur.
Quand il eut fini de jouer, des applaudissements unanimes et bien mérités retentirent dans le salon.
Je profitai du bruit pour demander à M. Gustave quel était ce jeune homme qui avait tant de talent.
—Vous ne connaissez donc personne, ma chère enfant? C'est H... le compositeur, H... le petit prodige! Je vais vous le présenter.
Sans me demander si cela me plaisait ou non, il alla le prendre par la main et me l'amena.
Je crus remarquer que M. H... avait rougi en s'approchant de moi.
—Je sais bon gré à mon ami, me dit-il avec un petit accent allemand qui n'avait rien de désagréable, de me conduire vers vous. Depuis le premier jour où je vous ai vue, et il y a longtemps déjà, j'avais envie de vous connaître. La soirée s'avançait, et j'avais peur de manquer l'occasion.
Je lui demandai avec une certaine inquiétude d'où il me connaissait.
—Mais je vous ai vue monter à cheval, et vous avez emporté mon cœur, qui court avec vous depuis ce temps-là.
Il me salua et s'éloigna.
M. Gustave, qui était resté près de moi, me dit tout bas:
—Il a beaucoup de talent; mais il en aurait plus encore, si ses parents, qui sont israélites, ne l'avaient pas usé, pour exploiter plus tôt ses dispositions. A huit ans, il était d'une force remarquable: il jouait dans les concerts; on ne parlait que de lui.
—Comment! il est juif? dis-je avec un petit sentiment de répugnance que, tout d'abord, je ne pus réprimer.
Je sais que cela ne se discute pas, et qu'à moi moins qu'à toute autre personne il appartient d'avoir des préventions; mais enfin, dans mon enfance, j'avais les juifs en horreur. Voici à quoi cela tenait: il y en avait beaucoup dans le quartier que nous habitions; ma mère avait toujours eu à s'en plaindre. Quand je demeurais rue du Temple, il y avait au premier une famille juive; j'allais jouer souvent avec les deux enfants. Leur dimanche, qui est le samedi, les juifs ne doivent pas toucher d'argent; ils me priaient de faire leur feu, leurs commissions. La fille aînée mourut; c'était un vendredi. J'entrai le samedi, comme à mon ordinaire; j'entendis parler, je regardai à travers la porte vitrée, et je vis la jeune fille morte, nue comme un ver. Sa mère lui lavait la figure, la poitrine; sa petite sœur lui lavait les pieds. Je n'ai pas compris les pratiques de cette religion, mais cela me fit peur: tourmenter les morts me parut affreux. Jamais depuis je n'ai voulu entrer dans cet appartement, et j'en avais gardé un souvenir lugubre.
Le pauvre H... fit des efforts inouïs pour attirer mon attention; il quitta le piano et vint près de moi. Ne sachant plus que me dire, il invita tout le monde à venir passer la soirée chez lui, rue de Provence. Tout le monde accepta. Il attendait ma réponse. Pour le taquiner, je lui dis que je le remerciais, mais que je ne pouvais pas, que j'étais engagée.
—Eh bien! remettons à un autre jour, dit-il si haut et si vite, que je regrettai mon méchant refus.
—Non, je décommanderai mon dîner et j'irai chez vous.
Il me prit la main et me dit d'une voix suppliante:
—Ne manquez pas, vous me feriez tant de peine!
Ce serrement de main me donna le frisson. Je jouais de malheur; il n'y avait qu'un enfant d'Israël dans cette réunion, et c'était justement celui-là qui devenait amoureux de moi.
M. Alphonse voulait nous avoir dès le lendemain. Lise l'amusait beaucoup; elle paraissait décidément avoir trouvé un philtre contre la mélancolie. Gustave était enchanté. H... vint me reconduire avec d'autres personnes. A ma porte, il me prit la main, la mit sur son cœur.
—Tenez, voyez comme je vous aime; mon cœur bat à me briser la poitrine, tant il a peur de ne plus vous revoir.
Je retirai ma main en riant et je lui dis:
—Comme vous prenez feu! Allons, j'irai passer la soirée chez vous, pour voir si cela brûle toujours.
Léon vint me voir le lendemain; il était tout pâle.
—Qu'avez-vous donc?
—Mais rien, dit-il, d'un air qui signifiait: J'ai quelque chose que j'ai bien envie de vous dire, insistez.
—Voyons, vous savez bien que je n'aime pas les secrets. Dites-moi donc ce qui vous est arrivé!...
—J'ai eu une querelle hier à Tortoni; je me bats demain.
—Vous! lui dis-je d'un air de doute... Et pourquoi vous battez-vous?
—Parce que... parce que... hier on parlait de vous... dans des termes qui m'ont révolté. J'ai traité de lâche l'un de ces messieurs, qui avait jeté sur la table un billet de cinq cents francs en disant: «Voilà la clef de son cœur.» Je lui ai répondu qu'il en avait menti, que son billet me servirait de bourre pour lui casser la tête.
—Mon pauvre ami, je ne veux pas que vous vous battiez, surtout pour moi. Est-ce que j'en vaux la peine?... Il avait le droit de vous dire cela. J'aurais dû vous avouer ce que j'avais été; je jure de ne plus le laisser ignorer à personne. Si vous aviez été prévenu, vous n'auriez pas répondu. Voyons, Léon, je vous en supplie, tâchez d'arranger cette affaire. S'il vous arrivait malheur, à cause de moi, je ne me consolerais jamais.
Je fus en proie à une véritable douleur. Nous passâmes trois heures à pleurer tous les deux. Il me dit qu'il fallait qu'il me quittât pour arranger ses affaires et voir sa mère. Je ne voulais pas le laisser partir, mais il était si résolu, il me paraissait si calme, que je n'osai plus dire un mot.
—Adieu, me dit-il en m'embrassant la main, si je ne suis pas ici à huit heures, c'est que tout sera fini pour moi. Je n'explique pas toujours bien ma pensée, mais je vous aime plus que je ne sais le dire.
Il tira la porte, et je l'entendis courir comme le vent. Je me jetai sur le lit en fondant en larmes.
—Malheureuse que je suis! Oh! je suis maudite! Je porterai malheur à tous ceux qui m'aimeront. Léon! pauvre enfant! on va le tuer!
Se battre pour moi! est-ce que c'est possible? Je ne l'ai pas assez prié de rester... Je suis une méchante femme! Je le traite souvent si mal! Il est bon! Je suis injuste! ingrate!... Oh! s'il revient, je le rendrai si heureux!... Je lui demanderai pardon. Que va-t-il se passer? Je ne puis rester ici... Chaque minute est un siècle!...
Je pris mon chapeau et je descendis quatre à quatre.
Je marchais devant moi si préoccupée, que je ne m'inquiétais pas du chemin que je suivais... J'étais si émue que le souvenir de toutes mes anciennes affections me revenait avec une puissance irrésistible. J'allai chez Marie; je demandai après elle. Le concierge me dit:
—Il y a bien longtemps qu'on a vendu ses meubles; je ne sais pas où elle est.
J'étais trop triste pour trouver place à une nouvelle inquiétude. Je rentrai chez moi espérant qu'il était revenu, que tout était arrangé. Je redescendis vingt fois; j'ouvris ma fenêtre; je passai la nuit à regarder, à écouter: ce fut une torture, un acte de mélodrame qui dura douze heures.
La peur d'être cause de la mort d'un homme m'épouvantait.
Six heures du matin sonnaient. Il me prit un frisson, un tremblement. J'avais passé la nuit; nous étions en octobre. Je crus que c'était un pressentiment, que tout était fini. Je me promenais à grands pas. Je me remis à la fenêtre; j'aperçus un cabriolet qui descendait du faubourg Saint-Honoré. Sans avoir vu la figure de celui qui était dedans, je m'élançai dans l'escalier; j'arrivai à la porte comme le cabriolet s'y arrêtait.
C'était Léon!
Je lui sautai au cou. Il me poussa dans l'allée.
—Folle! il fait froid; vous n'avez qu'un peignoir de mousseline.
Je lui obéis; mais je le tirai à ma suite en lui disant:
—Que je suis heureuse de vous voir! Comme j'ai eu peur!
Ma porte était restée ouverte. Il entra, fut s'asseoir dans un fauteuil.
Il était en habit noir boutonné, pantalon noir, des escarpins et des bas à jour.
Il était élégant de sa personne; il exagérait un peu les modes anglaises: cela ne lui allait pas trop mal.
Ce jour, je trouvai que tout lui allait bien. Il était pâle, il avait froid. Je cherchai à réchauffer ses mains dans les miennes; enfin, je lui demandai comment tout cela s'était passé. Il me répondit:
—Bien pour tout le monde. Nous avons tiré si mal tous les deux qu'il y avait plus de danger pour les témoins que pour nous.
—Ah! vous avez donc tiré?
—Oui.
Il me parut un grand homme... Je lui demandai le nom de son adversaire. Il refusa de me le dire, me suppliant de ne parler de cette rencontre à personne.
Quand je fus remise tout-à-fait de ma frayeur, je pensai de nouveau à tout cela, et je ne pus m'empêcher de sourire, en me rappelant la recommandation qui m'avait été faite de me taire. Il était si bavard, que souvent nous nous querellions à cause des mensonges stupides qu'il inventait pour parler.
Je vis plusieurs de ses amis qui me parurent ignorer complétement ce duel; cela me surprit beaucoup.
Je tâchai de m'informer adroitement; une dispute en plein café se sait bien vite: personne n'en avait connaissance.
Soupçonnant qu'il m'avait fait un mensonge, je me promis d'en avoir le cœur net, car je trouvais affreux de plaisanter avec la sensibilité et le point d'honneur.
L'Hippodrome donnait ses dernières représentations: les feuilles sèches, qui tombaient dans l'arène, criaient sous les pieds des chevaux comme un verglas qui se casse. Le zèle avait froid; les spectateurs avaient le nez rouge: il était temps que cela finît.
Le jour de la dernière représentation, il se mit à pleuvoir si fort, que le terrain argileux garda des mares d'eau à chaque bout; il y avait peu de monde, mais quand on est en scène, il suffit d'une personne de connaissance pour se monter, faire des efforts.
Ce jour-là, j'avais des amis; j'aperçus Pomaré; je voulais gagner. On nous recommanda d'aller doucement, parce que le terrain était mauvais; mais sitôt partie, je poussai mon cheval; les autres firent comme moi, et nous voilà courant comme des étourneaux.
Au premier tour, nous entendîmes crier qu'un cheval venait de s'abattre. Cela ne nous arrêta pas. J'étais seconde; celle qui était devant s'appelait Coralie.
Il paraît qu'elle avait aussi ses raisons pour gagner, car elle serrait sa corde avec une volonté bien arrêtée de la garder, et m'empêcha de passer. Son cheval fit un faux pas, elle l'enleva; mais elle perdit une demi-seconde que je mis à profit. Nous arrivâmes tête à tête.
On applaudit beaucoup. On fit sortir les autres et il nous fallut recommencer un tour.
Nous repartîmes bien ensemble. Arrivées au tournant, je ne sais laquelle accrocha l'autre, mais nos deux chevaux s'abattirent. Nous roulâmes quelques instants dans cette boue liquide et blanche. Coralie était tombée la tête la première; quand je la vis sur ses jambes, j'oubliai complétement de lui demander si elle s'était blessée. Je me mis à rire, mais à rire si fort que cela se gagna. On voyait bien qu'il n'y avait aucun mal. On n'appelle pas mal des coups et des bosses.
Nous voulions recommencer; mais on cria:
—Assez!
On nous porta le bouquet et nous rentrâmes couvertes de boue et de gloire.
Je dînai le soir au café Foy avec Léon et ses amis, on parla d'abord de ma culbute, puis on se mit à plaisanter Léon. Il y a toujours une victime dans ces sociétés, et c'est presque toujours celui qui paye.
Il me semblait que ce ridicule qu'on lui jetait déteignait sur moi; je le défendais souvent, et comme j'avais assez de bagout pour leur tenir tête, quand je commençais ils finissaient, parce qu'ils ramassaient toujours quelque chose de désagréable.
Ce soir-là, les têtes étaient échauffées; on voulait être drôle aux dépens de quelqu'un; on avisa Léon. Moi, je n'ai jamais pu discuter; je m'emporte, et les duretés ne m'arrêtent pas.
—Ah! ça, messieurs, voilà bien des fois que nous dînons et soupons ensemble; vous dites toujours la même chose. Si Léon ne paye pas d'esprit, je vous ferai remarquer qu'il paye toujours la carte; s'il fait cette dépense pour apprendre quelque chose, tâchez d'être drôles et d'avoir chaque fois du nouveau, sans cela nous vous changerons.
On se mit à rire; mais on rit jaune.
Celui qui avait l'air le plus piqué, était un grand jeune homme blond, mince, assez joli garçon, portant au cou, en guise de cravate, des rubans qu'il demandait aux femmes en souvenir d'elles, mais en réalité par économie.
Il est à toutes les premières... On le trouve souvent à la porte des cafés en renom; il n'a jamais faim, mais il entre sous prétexte de dire bonsoir pour qu'on l'invite, et mange comme quatre.
Il est commis de bureau; il gagne douze cents francs. Grâce à ce manége, il vit comme s'il avait cent mille livres de rente.
Il méprise les femmes qui n'ont pas de voiture. Il est grossier avec tout le monde. Il ne salue pas avec son chapeau, de peur de l'user; il fait un petit signe avec la main.
Une jolie actrice, c'est-à-dire une bonne actrice du Palais-Royal, s'était mise à l'aimer. Un soir qu'elle était chez lui, elle n'avait pas de monnaie; elle lui demanda deux francs pour payer sa voiture. Huit jours après, elle avait mis son argent sur sa cheminée; il reprit ses quarante sous. Pauvreté n'est pas vice; mais orgueil et misère ne sont pas dignes d'intérêt, et je ne le ménageais pas.
Impatientée de voir Léon ne rien répondre, je lui dis:
—Mon cher, au lieu de vous emporter pour un mauvais propos tenu sur moi et de vous battre en duel, vous feriez bien mieux d'être homme et de vous épargner toutes ces plaisanteries de mauvais goût.
Tout le monde se regarda. Je le vis devenir pourpre.
—Qui? lui s'est battu! dit l'un de ses amis... quand donc? où donc? avec qui?
—Je n'en sais rien; il n'a pas voulu me le dire.
Léon était d'une pâleur livide! Je me sentis passer comme un regret d'avoir dit cela. On lui fit des questions. Il balbutia.
Il m'avait menti, mais dans quel but? Histoire de mentir. Cela me dégoûta.
Il devint la fable de tout le monde et partit pour la campagne. Je repris ma liberté d'action avec une grande joie.
Le duc était en Espagne. J'allais de droite et de gauche avec Lise. Les soirées où nous nous amusions le plus étaient toujours celles d'Alphonse R.... Il renaissait à la santé et aux plaisirs; on nous traitait dans cette maison en vrais enfants gâtés. Chaque jour la réunion augmentait. Ce cercle de gens d'esprit me plaisait infiniment.
J'écoutais; mon intelligence se développait à ce contact: j'en avais bien besoin, car j'étais tellement ignorante que souvent je m'arrêtais court au milieu d'un mot que je n'osais finir dans la crainte de dire quelque sottise.
Chacun m'aidait un peu, et cela avec tant de bonté que je m'en souviendrai toujours.
Voilà pour les hommes; mais les femmes étaient impossibles et m'irritaient au dernier point.
Une d'elles fit remarquer que Pomaré n'était pas jolie, qu'elle avait les dents de devant gâtées; les siennes l'étaient un peu moins. Je demandai à mon amie Hermance quelle était cette grande planche qui nous éreintait?
—Elle se nomme Lagie.
—Elle est jolie, mais elle m'ennuie, et je vais me donner le plaisir de le lui dire.
Hermance se mit à rire.
—Attendez que je vous donne tous les renseignements:—Elle arrive de Metz; la garnison en masse a bien perdu à son départ. Elle a trouvé que les régiments ne changeaient pas assez souvent, et elle est venue ici. C'est une bonne fille; seulement, elle est bête et fantasque. Un jour, elle vous mange d'amitiés; le lendemain, elle ne vous regarde pas. Elle ne varie jamais sur le compte des femmes: elle dit du mal de toutes.
—C'est bon à savoir. Rendez-moi un service: allez lui dire, de ma part, que je voudrais bien faire sa connaissance.
—Pourquoi?
—Pour lui demander si elle veut la paix ou la guerre.
Hermance s'acquitta de la commission que je lui avais donnée. Je vis à l'accueil qui lui était fait que Mlle Lagie me trouvait bien osée. Je dressai mes batteries en conséquence.
Au bout de huit jours, je l'avais tellement raillée, persifflée, ennuyée, qu'elle m'invita à dîner. C'était une gâcheuse qui achetait à tort et à travers et qui menait grand train.
Un fils d'Albion lui jetait une pluie d'or; elle ne s'inquiétait pas si le soleil se lèverait le lendemain. Rien n'était assez beau pour elle. Ses dîners étaient somptueux; aussi avait-elle force amis. Elle s'entourait d'un tas de pique-assiettes qui approuvaient chaque bêtise faite ou dite par elle.
Ce jour-là, il y avait beaucoup de monde. On sonna pendant qu'on servait le potage; elle fit signe à tous les convives de se taire; elle craignait que ce ne fût son Anglais.
Au lieu d'obéir à son invitation, quelques loustics se mirent à chanter à tue-tête:
Guerre aux tyrans!
Jamais, jamais en France,
Jamais l'Anglais ne règnera.
L'imprudente Lagie chantait avec eux.
Nous entendîmes quelques mots sur le carré qui finissaient par goddem! On rit de l'aventure toute la soirée.
Mais le lendemain, on ne savait comment faire pour payer le dîner; l'Anglais était parti à tout jamais.
Nous tînmes notre promesse à M. H..., et nous allâmes passer la soirée chez lui. On fit une partie de lansquenet. J'ai joué quelquefois, mais je n'ai jamais eu de goût pour le jeu. Les femmes qui jouent me semblent affreuses. C'est une passion qui défigure un homme souvent, une femme toujours.
H... était assis à côté de moi et me conseillait; il était plus occupé de moi que de mon jeu. Je devais lui en savoir gré, car jusqu'alors, après la musique, les cartes avaient été sa grande passion.
Mes dédains ne le rebutaient pas; il mettait dans son amour une persistance infatigable. J'avais beau lui dire:
—Voyons, H..., vous êtes un bon garçon; je ne veux pas vous faire aller; ne m'aimez pas, ou ne m'aimez plus, parce que je ne vous le rendrai pas. J'ai beaucoup d'amitié pour vous; mais vous êtes un juif, et je ne pourrai jamais aimer un juif, et puis vous valez mieux que moi. Je vous ferais de la peine à chaque instant. Vous êtes jaloux maintenant, qu'est-ce que cela serait si vous en aviez le droit?
—Je vous jure, Céleste, me répondit-il avec un sérieux qui ne manquait pas d'esprit, que ce n'est pas de ma faute si je suis de la race de Jacob. Si l'on naissait à l'âge d'homme et si l'on choisissait sa religion, je me serais fait catholique pour vous plaire.
Pendant que je le taquinais ainsi, un nouveau personnage était entré et venait au maître de la maison pour lui donner la main. Je poussai un cri et je baissai la tête, afin de cacher le rouge qui me venait aux joues avec tant de force qu'il me sembla que le sang me sortait des yeux.
H... me serra la main sans comprendre; il me regardait, puis regardait le nouveau venu.
Je levai enfin la tête, espérant m'être trompée; mais il n'en était rien. L'homme qui était debout devant moi, me regardant avec un œil terne, était bien celui dont j'ai parlé dans le cours de ce récit, mon amphitryon du Rocher de Cancale.
Il allait dire où il m'avait vue; tous ses amis allaient me mépriser. Je m'appuyai sur l'épaule de H..., comme pour lui dire: «Défendez-moi!» mais, me redressant tout-à-coup, je regardai l'ennemi en face pour tâcher de lire dans sa pensée.
Je ne vis rien à travers ce voile impénétrable, ce nuage qui ressemble à la mort ou au sommeil. Il fit quelques pas, alla s'asseoir plus loin, sans avoir l'air de me reconnaître.
Mon cœur eut un élan de reconnaissance; pourtant je ne le perdais pas de vue. Chaque fois qu'il parlait à quelqu'un, les oreilles me tintaient; il me semblait l'entendre.
—Vous le connaissez? me dit H...
—Non! lui dis-je si vite que, pour un jaloux, cela ressemblait à un oui.
Il se leva au bout de quelques minutes et alla causer avec son ami. Je perdis contenance.
Un jeune homme vint prendre la place de H...; ce jeune homme me parlait, je ne l'écoutais pas, toute mon attention était concentrée sur le petit groupe où H... causait avec le nouveau venu. Heureusement, il parlait un peu haut; il n'était pas question de moi. Je commençai à respirer, et je pus répondre à mon voisin, qui me disait:
—Vous n'êtes pas gentille. Ce pauvre H... est amoureux fou de vous; vous le faites aller; vous le rendez malheureux: ce n'est pas agir en bonne fille.
—Ah! comme vous êtes bien tous les mêmes! A votre compte, pour être bonne fille, il faut se donner à tous ceux qui ont envie de vous; mais, mon cher, j'en suis à mon dixième amoureux de la soirée. Que deviendrais-je, si j'étais obligée d'être bonne fille avec tous?
—Vous avez toujours raison. Il est vrai qu'il est difficile de vous regarder sans être de votre avis, mais je ne suis pas convaincu. Des dix personnes qui vous ont fait ce soir une déclaration, neuf n'y penseront plus demain. Quant à H..., c'est autre chose; il est blessé au cœur. Il est si bon! c'est une nature si tendre!
—Parlez-vous sérieusement?
—Très-sérieusement.
Tel est ce monde: les indifférents mêmes contribuent à favoriser le commencement de ces liaisons. En apparence, rien de plus frivole, mais l'expiation n'est pas loin.
Ce qui n'est pour une des personnes engagées dans ces attachements qu'un lien passager que le caprice a formé, que l'ennui dénouera, est souvent pour l'autre un obstacle où l'existence entière trébuche. L'heure sonne pour tout le monde, tantôt pour l'amant, tantôt pour la maîtresse. On a traversé ce tourbillon le sourire aux lèvres, les fleurs dans les cheveux; on n'en sort que pour tomber, les uns dans la misère, les autres dans le désespoir. Ceux-ci vont aux cloîtres, celles-là vont à la Morgue.
Mes amours avec H... sont un triste exemple du danger des passions. En croyant satisfaire un caprice, j'ai peut-être changé sa vie.
L'heure était venue de se quitter; tout le monde prit ses chapeaux, ses paletots; je restai assise.
On me regardait étonnée; Lise me dit:
—Tu ne viens pas?
—Non, je reste.
Je crus qu'H... allait perdre la tête de joie. Pour reconduire ses invités plus vite, il les poussait dehors par les épaules.
Ne vous effarouchez pas! Je vous ai promis d'écrire la vérité, et je tiendrai parole.
Si je rappelle les souvenirs de cette nuit, c'est que je puis le faire sans blesser la modestie. Mais peut-être est-ce vous qui êtes en faute et votre imagination a-t-elle déjà été trop loin? Tant pis pour vous.
J'étais appuyée sur un grand piano couvert de musique commencée. Je regardai H... quand il rentra: il voulut m'embrasser, je l'arrêtai.
—Tenez, H..., si vous étiez raisonnable, vous viendriez m'accompagner chez moi... Je ne suis pas méchante, mais je vous rendrai malheureux si vous m'aimez.
—Ça m'est égal, je donnerais toute ma vie pour vous avoir à moi, ne fût-ce qu'un jour.
Je crois qu'à ce moment, il pensait ce qu'il disait; sa main brûlait, ses yeux brillaient.
Je lui montrai le tabouret du piano. Il s'y assit en m'embrassant la main.
Je m'étendis dans un fauteuil à ses côtés; il jouait avec tant d'âme, il improvisa de si jolies choses que mon cœur se fondit.
—Je suis, me disait-il, entre les deux grandes passions de ma vie.
Il devint beau. Sa musique avait une harmonie si douce; elle ressemblait aux chants des églises; ces airs religieux, un peu de fatigue aussi, peut-être, m'engourdissaient les sens...
Petit à petit, lui, semblait m'avoir oubliée. Je me réveillai au jour dans le fauteuil où je m'étais endormie... Il notait sur un papier rayé la musique qu'il avait composée pendant la nuit.
J'étendis mes bras raidis par la fatigue, et je lui demandai pardon de l'avoir empêché de se coucher.
Il me remercia du bonheur que ma présence lui causait.
Je lui fus reconnaissante d'une affection si douce et si respectueuse. Je lui promis de passer la soirée avec lui.
Cette douceur et cette réserve durèrent peu.
Je ne conseillerai à aucune femme d'encourager de sang-froid l'amour d'un artiste. Au bout de quelque temps, je ne savais plus à quel saint me vouer.
L'amour d'H... grandissait tous les jours. Il se tourmentait au point de se rendre malade. Il me suivait partout, passait les nuits à ma porte. On le voyait changer et on m'en faisait un reproche. Il ne voulait plus travailler, quoi que je pusse lui dire.
—Ayez pitié de moi, me répétait-il sans cesse, ayez pitié de moi! Cela ne sera pas long; je ne tiens plus à la vie. Dites-moi que vous me détestez, et je me tuerai pour vous épargner un ennui. Il n'était raisonnable que devant le monde. Seul avec moi, il me désespérait. Il avait la peau moite; il toussait souvent: on le disait attaqué de la poitrine. Cela me faisait peur. «Mon Dieu, me disais-je, s'il allait mourir de chagrin!» Et je tâchais de le consoler. Mais les grands amours sont exigeants: j'y parvenais mal.
Quand par hasard, il faisait de la musique, cette musique était mélancolique, son piano ressemblait à un orgue d'église.
Il s'arrêtait et me disait:
—Si je n'étais pas juif, vous m'aimeriez, n'est-ce pas? Si je le savais, je renierais mon Dieu pour l'amour de vous!
—Mon pauvre ami, vous êtes en délire, je ne veux pas le plus petit sacrifice... avec quoi pourrais-je le reconnaître!... Je vous avais bien dit: Ne m'aimez pas, je vous porterai malheur! Je ne me suis pas trompée: vous devenez fou; vous ne faites plus rien. On dira que c'est ma faute... pourtant vous savez le contraire.
—Non, on ne vous fera aucun reproche... Je sens bien que ma vie se fane; je n'ai pas longtemps à vivre!... Laissez-moi être heureux à ma manière.
Il était si triste que je l'évitais le plus que je pouvais.
Un jour, je le vis entrer à l'église de la Madeleine; il y resta deux heures. Il devenait de plus en plus sombre.
On me conseilla d'en finir. Il valait mieux lui faire une grosse peine qui se guérirait que de le laisser mourir à petit feu.
Lise se chargea de lui annoncer le parti que je prenais par affection pour lui.
Il se mit à pleurer et descendit avec elle; elle remarqua qu'il la quittait à la porte d'une église où il entra.
A quelques jours de là, je reçus une lettre dans laquelle il me disait que sa vie ne lui appartenait plus; qu'il mettait sa confiance en Dieu qui le consolait de toutes ses douleurs...
Il y avait tant de grandeur, d'élévation dans cette lettre, que je voulais le voir, lui demander pardon!...
Il refusa de me recevoir... Je crus qu'il avait une maîtresse, et je me moquai de ma crédulité.
Le duc était revenu à Paris. Il ne ressemblait en rien à H... et ne me fatiguait pas de son amour.
Pour lui j'étais à la mode... Il était riche: les nouveautés lui revenaient de droit. Je demeurais si haut, il avait le pied si petit, que pour lui complaire, je fus obligée de déménager. J'allai demeurer au second, 5, rue de l'Arcade, douze cents francs de loyer.
Dans mon nouvel appartement, il y avait un salon, tout meublé en velours, par parenthèse; dans ce salon, il y avait un piano. Ce piano fut cause que je pris un maître.
C'était un nommé Pederlini, Italien, d'une patience... Je n'ai jamais été assez riche pour le récompenser comme il l'aurait mérité...
Le duc venait me voir tous les deux ou trois jours... Il ne m'adressait pas quatre paroles.
Je ne sais vraiment pas pourquoi il me continua ses visites. Je crois que c'est parce que ses amis pensaient grand bien de moi, venaient me voir souvent, et lui disaient: «Quand elle vous ennuiera; nous nous disputons à qui vous succédera.» Par esprit de contradiction, il les faisait attendre.
J'allais quelquefois à l'Opéra, où je m'ennuyais toujours. Mon maître de piano me raconta qu'un de ses compatriotes allait débuter; qu'il avait une voix magnifique; que seulement il avait beaucoup de mal parce qu'il ne parlait pas français; qu'on lui apprenait par cœur la Lucie... C'est moi qui l'accompagne. Je lui parle souvent de vous; il voudrait bien vous connaître.
—Bah! et pourquoi cela?
—Mais parce que les Françaises ont un grand charme pour lui... et puis, parce qu'il vous a vue à l'Hippodrome!...
—Eh bien, alors, s'il m'a vue, il doit être satisfait!...
—Oh! il paraît que non, puisqu'il voudrait que je le présentasse, sans doute pour causer avec vous.
Je fis une fausse gamme qui m'écorcha les oreilles.
—Bon, je fais des bêtises, et, vous, vous en dites. Quelle conversation voulez-vous que j'aie avec votre ami? Vous m'avez dit tout-à-l'heure qu'il ne savait pas un mot de français. Est-ce que vous croyez que je vais chanter la Lucie pour me faire comprendre?
Mon professeur était timide; il ne m'en parla plus.
—Eh bien, lui dis-je après ma leçon, amenez-moi votre chanteur; vous lui servirez d'interprète. Venez sur les midi, une heure; je suis toujours seule.
—Voulez-vous demain? me dit-il en sautant de joie.
—Quel enfant vous faites!... Eh bien! soit, à demain...
En me réveillant, je me fis à moi-même reproche d'avoir consenti. J'étais payée pour me défier des artistes... mais l'isolement où me laissait le duc me pesait. Je m'ennuyais, et, quand on s'ennuie, on accepte plus facilement l'occasion de faire de nouvelles connaissances.
Le duc avait depuis longtemps une vieille maîtresse, grosse, mal bâtie. Je la voyais étaler ses quarante ans dans une belle calèche doublée de velours bleu.
Elle faisait une grimace pour se donner l'air souriant; le tout recouvert d'un voile à pois noirs, qu'elle avait le soin de ne jamais quitter.
Je me levai donc, sans trop de regret, et je m'habillai de mon mieux pour recevoir mes deux Italiens.
Midi et le timbre de ma porte sonnèrent en même temps; j'allai ouvrir moi-même.
Mon antichambre était obscure; je vis l'ombre d'un grand corps qui dépassait de la tête mon pianiste.
—Pardonnez-moi de venir si tôt, me dit Pederlini, mais il n'y a point de ma faute. Depuis que j'ai promis à B... de l'amener chez vous, il ne me laisse pas une minute de repos... Si je l'avais écouté, nous serions venus à huit heures.
Je leur désignai deux fauteuils dans le salon, et je m'assis en face...
Mon nouvel admirateur était un beau garçon, grand, fort; des cheveux de jais; de grands yeux noirs, brillants, qui me fixaient avec tant d'expression, qu'involontairement je baissai la tête sous son regard.
Il parla à Pederlini; celui-ci me transmit sa phrase.
—Il dit vous trouver plus jolie de près...
Je levai les yeux pour remercier, mais je fus obligée de les baisser encore plus vite que la première fois...
Je me mis à jouer avec la bague que j'avais au doigt, en la faisant tourner pour me donner une contenance, et je lui dis:
—Comment, vous ne parlez pas du tout français?
—Si, un poco, Céleste.
—Ah! vous savez prononcer mon nom?...
—Je crois bien, reprit Pederlini; il y a assez longtemps qu'il l'apprend. Il sait un peu parler français, mais vous l'intimidez.
J'avais envie de répondre que c'était plutôt lui qui m'intimidait...
Il m'offrit de m'apprendre l'italien; à moins que je ne fusse assez bonne pour lui apprendre le français...
Il me promit de bien travailler pour pouvoir causer avec moi et me dire tout ce qu'il pensait. Je l'engageai à se dépêcher, car nous devions avoir l'air fort bêtes...
Ils prirent congé de moi. B... me tendit la main et serra la mienne avec tant de force, que je fus quelques instants sans pouvoir parvenir à décoller mes doigts engourdis par la douleur.
Je ne sais si c'est une mode italienne, toujours est-il que je commençai par la trouver brutale; puis je réfléchis qu'il fallait prendre cela pour une marque énergique d'affection.
C'était vraiment une belle nature que ce B... avec son teint mat, ses lèvres rouges, ses dents blanches, son air de franchise et son regard de feu!
Quand je le comparais au duc, si blond, si froid, si tranquille, la comparaison était tout à l'avantage de l'Italie sur l'Espagne; mais le duc flattait ma vanité.
Quand sa belle voiture s'arrêtait à ma porte, j'étais fière de ce qui aurait dû nous faire rougir tous les deux.
Il arriva au moment même où j'étais encore sous l'impression de la visite que je venais de recevoir.
—Qu'avez-vous donc, ma chère? vous êtes toute préoccupée!
—Oui, lui dis-je, un peu embarrassée, car j'ai toujours eu horreur de mentir.
—Qu'avez-vous?
—Je m'ennuie ici toute la journée, je voudrais sortir un peu.
—Que ne m'avez-vous dit cela plus tôt? me dit-il, toujours avec le même flegme... Demain, je vous enverrai une voiture.
Je sautai de joie; je ne dormis pas de la nuit.
A quatre heures, une jolie voiture à deux chevaux s'arrêta à ma porte. Le cocher vint me dire qu'il était à mes ordres.
Je sortis, et ne voulus rentrer que quand les promenades furent désertes. J'étais si fatiguée que je ne pus dîner. La crainte que l'on ne me vît pas dans le fond de la voiture me fit tenir assise au bord des coussins, la figure au carreau, secouant la tête comme un magot en porcelaine chinoise, tant j'avais peur qu'on ne m'accusât d'être fière.
Le lendemain, même manége; seulement j'avais avancé l'heure de ma promenade, et je fus toute triste de trouver les Champs-Élysées déserts; je ne voulais plus sortir de la voiture. Si le cocher ne m'avait fait observer que ses chevaux avaient faim, je serais restée toute la nuit.
Le surlendemain, toute cette ridicule gloriole était tombée, le bon sens m'était revenu, et je rabattais mon propre caquet en me répétant bien haut et bien souvent à moi-même que toutes ces splendeurs étaient passagères, et que cette voiture, dont j'avais été si fière, ne m'appartenait pas... Un caprice me l'avait donnée... un caprice pouvait me la reprendre.
Je fus plusieurs jours sans voir le chanteur italien, occupé de préparer ses débuts; je n'en étais pas fâchée.
Le langage des œillades et la conversation par interprète n'auraient pas été longtemps sans me fatiguer. Décidément, il valait mieux pour lui qu'il eût le temps de faire des progrès dans la langue française.
Il en est de la Bohême comme des autres pays situés sur la carte du monde: il n'est pas toujours prudent d'y rendre des services.
Je fis de cette vérité, à propos précisément du duc et de B..., une épreuve assez cruelle.
Un jour que je me promenais sur le boulevard du Temple, je vis passer une fille que j'avais connue au théâtre Beaumarchais. Je tirai le cordon de la voiture, et je l'appelai. Comme elle n'avait rien à faire ce jour-là, je l'emmenai dîner.
C'était une fille d'une vingtaine d'années, grande, pas mal faite, jolie, le teint très-coloré; je la savais peu spirituelle, mais je la croyais bonne.
—Eh bien, ma pauvre Joséphine, lui dis-je, quand elle fut assise à côté de moi, qu'as-tu fait depuis que je ne t'ai vue? Es-tu heureuse?
—Non, je pourrais l'être si je voulais, mais je ne le suis pas par bêtise. J'ai une passion qui me mange tout. Ça a commencé par mes robes et a fini par mes meubles. Aujourd'hui, je n'ai plus rien; il ne veut plus me voir; il me dit que je le dégoûte avec mes grands pieds et mes grosses mains.
Le fait est que, sous ce rapport, la nature avait été un peu trop libérale envers elle.
—Ah ça! de qui diable es-tu donc si entichée?
—D'un acteur! Je me suis faite figurante aux Délassements, par amour.
—Eh bien! il faut quitter les Délassements, par raison. Veux-tu entrer à l'Hippodrome, je parlerai pour toi?... Veux-tu rester avec moi? je t'aiderai à oublier ton amour. C'est une stupidité d'aimer un pareil homme!
Nous avions dîné; je l'habillai des pieds à la tête, et je l'emmenai à l'Opéra, voir Robert-le-Diable.
Je la présentai au duc et à ses amis, qui nous conduisirent prendre des glaces au café Anglais.
Joséphine paraissait trouver ce genre de vie fort agréable. Elle s'accrochait à moi et me faisait les plus belles protestations d'amitié.
On afficha les débuts de B...
Je dînais dehors ce jour-là; j'arrivai tard au théâtre. Le bruit de la loge en s'ouvrant fit lever la tête à mon ténor, qui avait à dire dans un passage de la Lucie: «Céleste Providence!»
Je le vois encore. Il ouvrit les bras, regarda de mon côté et resta court sur le mot «Céleste.» Cela dura deux ou trois secondes; peu de personnes s'en aperçurent.
Pederlini vint, dans l'entr'acte, me dire qu'il avait eu peur; qu'il regrettait que je fusse là; que j'allais le troubler.
Je lui offris de me retirer pour ne pas gêner ce pauvre garçon.
Il me dit:
—Non, maintenant je crois que l'effet est produit. Il vous chercherait; cela serait encore pis.
—Comme il est beau! me disait mon amie, émerveillée sans doute du costume de velours noir.
Elle lui fit faire des compliments sur la manière dont il avait chanté le premier acte. Il crut sans doute que c'était moi, car il parut me remercier du regard en entrant.
Il voulut tant faire qu'il chanta faux.
Il chercha à se rattraper au troisième acte; la voix lui manqua: l'émotion de ses débuts lui avait donné un enrouement subit.
A la fin de la pièce, je le crus mort pour tout de bon, tant il avait râlé son finale.
Cela me fit beaucoup de peine. Il était si beau garçon qu'avant d'avoir ouvert la bouche il avait déjà des ennemis dans la salle.
On ne siffla pas, mais on riait; peu de gens furent indulgents. Il avait un accent; on l'appelait Gascon, Auvergnat.
Il s'agissait pour lui de quarante mille francs par an s'il réussissait!
Je compris combien il devait avoir de peine, et je lui fis dire que je prenais une grande part à ce qui venait de lui arriver, mais qu'il ne fallait pas se décourager, qu'il avait encore deux débuts.
Pederlini me l'amena le lendemain. Je ne le trouvai pas trop démonté. Je lui indiquai les mots qu'il avait mal prononcés; je les lui fis répéter plusieurs fois.
—Puisque vous avez commencé, il faut continuer, dit Pederlini en riant; je suis sûr qu'il fera de grands progrès avec vous.
B... paraissait de cet avis, car il venait prendre jusqu'à deux leçons par jour.
A son second début, j'étais pâle comme une morte; j'avais mal aux nerfs; je tremblais pour lui.
Il chanta mieux, prétendit que c'était à cause de moi, et ne voulut plus me quitter, sous prétexte que je lui étais indispensable et qu'il voulait me prouver sa reconnaissance. Il donna un grand dîner en mon honneur et à l'occasion de ses débuts.
Le troisième avait réussi tout-à-fait, B... était aux anges: son bonheur l'exaltait.
On ne sait pas à quoi on s'expose quand on s'attire la reconnaissance d'un Italien.
J'avais fait engager Joséphine à l'Hippodrome; nous répétions ensemble. J'apprenais un nouvel exercice. On devait faire conduire des chars romains par des femmes. Nous étions trois qui devions courir: Angèle, Louise et moi.
Je vivais dans une sécurité complète, sans me douter du danger qui me menaçait. Joséphine était un serpent que je réchauffais dans mes cachemires.
Cette chère amie trouva qu'elle était mon obligée depuis trop longtemps, que le moment était venu de me prouver sa gratitude; elle n'imagina rien de mieux que de me supplanter dans les affections du duc.
Elle vint donc un beau matin se faire belle dans ma chambre, avec un châle, et un chapeau qu'elle m'emprunta, et se fit conduire à l'hôtel du duc. Il refusa d'abord de la recevoir; mais elle mit tant de persévérance qu'il y consentit.
Ce qu'elle lui conta, je ne l'ai jamais su. Il avait assez d'esprit pour ne pas me raconter le mot à mot d'un cancan.
Elle rentra chez moi après lui avoir fait promettre le secret. Elle avait sans doute reçu quelques louis pour prix de sa trahison.
Le duc vint me voir à quatre heures... Il me parla beaucoup de l'Opéra et des chanteurs. Je compris que j'avais passé par la langue de quelqu'un.
Joséphine ne changea pas de couleur.
Quand il fut parti, elle me dit qu'elle ne s'expliquait pas comment il avait pu savoir tout cela.
Je l'avais vue lui faire un signe dans une glace; je ne pouvais donc conserver aucun doute sur sa perfidie.
Il n'a jamais été dans mon caractère de marchander avec une situation. Je voyais bien que tout était fini entre le duc et moi. Je n'avais nulle envie de m'humilier pour rentrer en grâce; mais je voulais faire justice de Joséphine.
J'écrivis au duc de venir me parler le lendemain; qu'il pourrait me retirer son amitié après; mais que je désirais avoir avec lui une dernière entrevue.
Il fut exact au rendez-vous, au grand regret de ma chère amie qui, depuis la veille, était mal à son aise. Elle voulait sortir; je la priai de n'en rien faire. Comme elle insistait, je le lui défendis.
—Vous sortirez dans quelques instants; je veux avoir le cœur net d'un soupçon.
Elle se redressa avec un aplomb incroyable.
Je n'eus pas le temps d'en dire davantage, le duc entrait.
—Vous êtes bien aimable d'être venu, je vous en remercie. Je ne veux pas contrarier votre volonté; si vous ne devez plus me voir, je ne tenterai rien pour changer votre résolution. Il se peut que j'aie fait tout ce qu'on vous a dit; il se peut qu'on ait beaucoup exagéré. Je pourrais essayer de me justifier; mais si votre intention est arrêtée, je vous ennuierais sans vous convaincre. Je veux seulement connaître l'auteur de tous ces beaux récits... Je ne vois qu'une femme qui était placée de façon à me nuire dans votre esprit: c'est Joséphine; mais je ne puis croire que ce soit elle. Je l'ai rencontrée, ne sachant où manger et disposée à se mettre au coin de la rue pour offrir sa beauté aux passants. Voyez, je ne vous mens pas: elle a mes bas aux jambes; elle y aurait mes souliers si elle n'avait pas de si gros pieds. Elle porte mes chemises, mes robes, mes cols! je la nourris depuis plusieurs mois, je l'ai fait engager; je partageais avec elle tout ce que je pouvais avoir; si c'était elle, avouez que cela serait bien mal et que j'aurais bien fait de vous prier de venir, pour lui dire devant vous: «Vous êtes ce que je connais de plus méprisable au monde, sortez de chez moi, votre trahison ne vous profitera pas.»
Je m'étais exaspérée petit à petit. Joséphine ne bougeait pas; elle se croyait sûre de la protection du duc; mais il avait l'esprit juste et le cœur droit.
Les reproches qu'il avait à me faire ne l'empêchèrent pas de comprendre mon indignation contre Joséphine. Me voyant pâle de colère, il me pria de passer dans ma chambre; il fit tous ses efforts pour me calmer, puis, sonnant ma domestique, il lui ordonna de renvoyer Mlle Joséphine, qui ne devait pas rester une minute de plus chez moi.
Quand elle fut partie, il me dit qu'il avait voulu ménager mon amour-propre, qu'il serait toujours mon ami, que si jamais j'avais besoin de lui, je n'avais qu'à lui écrire.
Il m'annonça son départ pour la campagne, sans me dire quand il reviendrait.
Je compris que c'était un congé; j'en avais pris mon parti d'avance, et pourtant je fus triste pendant quelques jours.
Il n'y a si petit lien qui ne se brise avec effort, et en dépit de tous mes beaux projets de philosophie, je ne pouvais quitter sans peine ma vie de bien-être et de luxe pour me trouver de nouveau exposée aux chances de la gêne et de l'imprévu.
Je fus étonnée de voir la voiture venir, le lendemain matin, comme à l'ordinaire. Le cocher me dit qu'on avait payé trois mois d'avance.
Dans mon désastre financier, il devait m'être bien indifférent de garder quelques jours encore ce débris de mes splendeurs passées. J'eus l'enfantillage d'en juger autrement, et le plaisir de courir en voiture m'aida à me consoler plus vite.
Je m'ennuyais seule. J'allais dîner presque tous les jours chez B...; ce n'était assurément pas par gourmandise, je n'ai jamais pu souffrir le macaroni, et c'était le fond de la cuisine; je déteste le fromage, on en mettait partout; mais je trouvais nombreuse compagnie.
On chantait, on faisait de bonne musique.
Il arriva même que le commissaire de police, la trouvant trop bonne, la défendit.
B... avait loué un très-bel appartement meublé, rue de Richelieu, 110, pour être près de l'Opéra.
Quand il chantait avec ses amis, surtout le Belisario, on s'amassait dans la rue et au coin du boulevard. La foule grossissait tellement que les voitures ne pouvaient plus circuler. On le pria de fermer les fenêtres et de chanter moins fort.
Il me montrait souvent des lettres qu'on lui écrivait contre moi. Quant un ténor a le malheur d'être amoureux en dehors de l'Opéra, les rattes exaspérées grignotent leur rivale jusqu'au sang.
L'une d'elles, qui s'était prise d'une grande passion pour ce chanteur, lui écrivait:
«Comment pouvez-vous être assez aveugle pour ne pas voir qui vous aimez, et pour vous attacher à une femme qui n'a pas même l'estime du cheval qui la porte?»
Je le priai sèchement de garder ses poulets et de ne jamais m'en faire part.
J'avais envie de lui dire une belle phrase, que j'avais lue le matin dans un journal:
«Leurs injures n'arrivent pas à la hauteur de mon mépris!»
Mais je réfléchis, qu'étant étranger, il n'en comprendrait pas toute la valeur.
Le jour de la réouverture de l'Hippodrome était arrivé!
Les chars de Rome eurent un très-grand succès. Les costumes étaient magnifiques.
J'avais un bonnet phrygien rouge avec des étoiles d'or; une tunique blanche brodée en or, venant aux genoux, ouverte sur le côté jusqu'à la hanche; des sandales rouges avec des cothurnes; un grand manteau sur l'épaule droite, la manche retroussée sur l'épaule gauche avec un camée.
Ce costume était impossible pour les femmes mal faites. Plusieurs de mes compagnes jetèrent les hauts cris et rallongèrent leurs jupes. J'avais négligé de prendre cette précaution.
Cet exercice, du reste, était horriblement dangereux et horriblement fatigant.
Je rentrai chez moi, le jour de la première, avec un mal de tête fou. Je me jetai sur mon lit en robe de chambre.
B..., qui était venu me complimenter sur mon succès, désolé de me voir malade, m'incommodait à force de soins et d'offres de service.
J'avais beau lui dire qu'il n'y a qu'un remède pour la migraine: le repos, il s'obstinait, ce qui m'avait mise d'une humeur exécrable.
On sonna; ma bonne entra effrayée:
—Madame, le duc!
—Oh! mon Dieu! dis-je étonnée, je ne veux pas qu'il vous voie ici... Allez dans l'autre chambre!
—Impossible, madame, il est dans le salon; il faudrait passer devant lui.
—Que faire?... Tenez, entrez là.
Je lui montrai la porte d'un petit cabinet au pied de mon lit.
Il fronça les sourcils et répondit net qu'il ne voulait pas.
Entrez, lui dis-je avec autorité, ou je ne vous reverrai jamais. J'ai déjà trop risqué pour vous; si vous n'entrez pas là, je vais rompre avec vous devant lui.
Il était temps: la porte s'ouvrait.
—Vous me faites faire antichambre, dit le duc en regardant autour de lui; vous n'étiez donc pas seule?...
—Si, lui dis-je en lui montrant un bain de pied resté près de la cheminée; je ne voulais pas vous recevoir pieds nus...
—Qu'est-ce que cela faisait? Vous avez admirablement conduit votre char aujourd'hui! Ce costume romain vous va à merveille. J'ai promis à mes amis de vous faire dîner ce soir avec eux.
—Je suis fâchée de vous faire manquer de parole, mais je n'y puis aller; l'émotion et la secousse des chars m'ont donné un mal de tête et de cœur qui me fait atrocement souffrir.
—Oh! ma chère, j'ai promis; il faut absolument que vous veniez. Vous serez malade demain.
—Il faut!... Vous êtes étonnant, vous autres grands seigneurs; il semble que quand vous avez dit ce mot, la nature entière doit obéir, les morts doivent sortir du tombeau, les malades doivent bien se porter. Je trouve «il faut» charmant! Si j'étais bien portante, ce il faut-là me ferait refuser net. Supposez que je puisse sortir: qui vous a dit que je n'avais pas un autre engagement? Depuis quinze jours, vous ne m'avez pas donné signe de vie. J'étais libre...
—Je suis assez riche pour vous faire manquer de parole aux autres. Habillez-vous et soyez à six heures au café Anglais; je vous enverrai demain un cadeau dont vous serez satisfaite. N'ai-je pas continué d'user envers vous des meilleurs procédés? Vous ai-je retiré votre voiture? Si vous y tenez, ne manquez pas.
Il sortit sans attendre ma réponse.
J'avais dans la tête le bourdon de Notre-Dame. B... était sorti de son cabinet... les regards enflammés de colère et fixés sur la porte.
—Il ne faut pas avoir de cœur pour vivre comme cela!... Moi qui vous en croyais tant! Cet homme-là ne vous aime pas! Il vient vous voir aujourd'hui parce qu'il a entendu vanter votre grâce et votre élégance. Ce sont les murmures approbateurs du public qui le ramènent à vos pieds.
—Vous ne m'apprenez rien de nouveau, mais que voulez-vous que j'y fasse?... Il y a longtemps que je vous en ai prévenu. Dans tout le mal que l'on dit de moi, il y a beaucoup de vrai: ne vous forgez pas d'illusions sur mon compte. Il me faut une petite fortune pour atteindre un but que je ne puis vous expliquer; mon état ne me suffit pas.
—Pourquoi ne pas vous établir? Cette vie-là est ignoble, et si je devais la voir de près, je prendrais en dégoût la femme que j'aimerais le mieux. Allez-vous-en à ce dîner, l'ordre est précis... Je vais vous y conduire si vous voulez, je vous ferai mes adieux pour toujours à la porte.
Quoique dit dans un mauvais français, tout cela me touchait au vif.
Les murmures de mon cœur me répétaient bien souvent tout bas ce que B... venait de me dire tout haut; mais il n'était pas dans mon caractère de céder et de donner raison sans répondre.
—Prenez garde, mon ami, vous êtes sur le chemin de me faire une défense, je vous en avertis, c'est un peu dangereux; vous me dites que si je vais à ce dîner, vous ne me verrez plus. Ce n'est pas à cette menace que je cède; je n'y vais pas, parce que je ne peux pas ou ne veux pas y aller. J'écrirai au duc une lettre polie. Si la grandeur et la fortune en ont fait un enfant gâté, ce n'est pas sa faute; j'ai été heureuse de ce qu'il a bien voulu faire pour moi; je me brouillerai peut-être avec lui, mais je ne serai ni grossière, ni ingrate.
Sur ce, je priai assez sèchement B... de me laisser reposer.
Le duc vint le lendemain savoir de mes nouvelles; il était froid et maussade. Habitué à tout faire plier devant sa volonté, il ne comprenait pas le mot: Impossible.
Je crois cependant qu'à cause de mon caractère et de la résistance que j'opposais souvent à ses fantaisies, il avait fini par avoir pour moi une certaine affection.
J'étais retombée dans un grand découragement; je voyais autour de moi s'élever et tomber toutes ces femmes dont le sort, de loin, m'avait fait envie.
Rien de plus triste que ces amours qui commencent avec la nuit pour finir avec le jour. La fumée évanouie, la réalité apparaît, affreuse, effrayante!
Les dettes, la misère guettent les femmes derrière leurs rideaux de dentelle.
Les vieilles sont dénuées de tout. Les jeunes ont une brillante toilette qu'elles doivent presque toujours; si elles mouraient, on ne trouverait pas dans leur armoire un drap de toile pour les ensevelir; et pourtant, une fois dans ce tourbillon, il est bien difficile d'en sortir. C'est à qui fera le plus d'extravagances. Les sages sont les fous. Les jeunes gens veulent montrer chaque jour un cheval nouveau, les femmes mettre une robe neuve.
L'existence n'est plus qu'un défi à l'impossible, une course au clocher, une sorte de steeple-chase, où l'on perd, à moins d'un miracle, santé, repos, conscience et bonheur.
A travers mes infortunes, j'ai eu une chance: c'est que la douleur, ou morale, ou physique, est toujours venue me réveiller à propos, et m'empêcher de boire jusqu'à la mort, comme j'ai vu tant d'autres le faire, à la coupe fatale de cette fausse volupté!
Grâce à ces diversions, qui m'ont sauvée en me torturant, j'ai pu, des qualités que le bon Dieu avait mises dans mon cœur, en garder une seule intacte: l'énergie!
Une grosse peine vint me distraire du découragement où j'étais près de me laisser entraîner.
Rien n'est contagieux comme la mode. Il y avait cette année-là, à cause des exercices de l'Hippodrome, une véritable rage d'équitation. Toutes les femmes montèrent à cheval et cherchèrent des obstacles partout, pour en faire autant que nous. Ne pouvant conduire des chars, elles se mirent à conduire elles-mêmes leurs voitures.
Lise montait souvent à cheval.
Elle était fort heureuse; elle avait un appartement rue Saint-Georges, no 33; elle aussi s'était jetée dans les amours armoriées. Son nouvel amant était le comte de ***.
Elle m'avait fait dire qu'aussitôt installée, elle m'écrirait, et n'avait pas encore tenu sa promesse.
Un jour, en sortant de l'Hippodrome, je vis beaucoup de monde réuni par groupes; il devait être arrivé un malheur; je m'approchai.
—Pouvez-vous me dire ce qu'il y a, monsieur, s'il vous plaît?
—Un accident qui serait affreux s'il était arrivé à une autre, mais à celle-là, il n'y a pas grande perte.
Je regardai cet homme; j'avais le pressentiment qu'en insistant j'allais me faire de la peine; pourtant je voulais savoir et je lui dis:
—Qu'est-il donc arrivé?
—Ah! me dit-il, moitié riant, c'est la Pomaré, qui faisait ses embarras au milieu des voitures; son cheval a eu peur et s'est emporté, sans que personne cherchât à l'arrêter. Les cheveux de la reine étaient défaits, elle avait l'air d'une folle.
D'autres personnes, qui venaient de la barrière, vinrent auprès de moi en disant:
—Ah! la pauvre femme! elle a voulu sauter, son pied s'est accroché dans l'étrier, et le cheval l'a traînée si longtemps que sa tête est mutilée. Ça fait mal d'y penser; on ne pouvait pas voir sa figure: ses cheveux et le sang faisaient un masque.
Je sautai dans ma voiture, je me fis conduire dans la direction indiquée. Il y avait des rassemblements autour de taches de sang. On avait emmené cette malheureuse femme; personne ne l'avait reconnue. Je dis au cocher:
—Rue Saint-Georges!
Sa bonne me dit qu'elle était sortie depuis le matin, mais en toilette de ville. Cependant cela ne signifiait rien, parce que sa robe d'amazone était au manége.
Je dis que j'allais rue Duphot; que s'il y avait du nouveau, on envoyât de suite chez moi.
On m'assura, au manége, ne pas l'avoir vue de la journée; on me fit voir sa robe. Je rentrai chez moi pour me changer; j'étais en nage. J'allais ressortir quand on sonna.
—Oh! c'est elle! j'en suis sûre.
Chose étrange! en m'habillant, je venais de la voir passer dans ma glace.
J'ai souvent eu de ces visions-là; elles ne m'ont jamais trompée.
J'allai ouvrir ma porte et mes bras. Quand je l'eus bien embrassée, je lui racontai le bruit qui courait, la peur que j'avais eue; je ne la quittai pas de deux jours.
La malheureuse femme qui était tombée de cheval mourut de ses blessures.
Lise me dit beaucoup de bien de son amant, qu'elle appelait Ernest, et me le présenta à dîner.
Sa sœur était enceinte et était venue demeurer chez elle, pour être mieux soignée.
Nous dînâmes tous quatre.
M. Ernest était un homme de quarante-cinq ans, blond, demi-chauve. Il portait les cheveux longs et les ramenait sur sa tête pour cacher les places claires. Sa figure était longue, mince; il gardait ses favoris pour dissimuler le creux de ses joues; il était petit, maigre, sa peau était jaune, semblait être beaucoup trop grande pour sa figure et formait un tas de plis; ses yeux étaient bleu passé, sa bouche grande, son nez mince, ses moustaches d'un blond roux. Il avait des dents superbes.
Je suis bien fâchée d'être obligée de lui rendre cette justice, car il me déplaisait.
Lise eut beau me vanter sa bonté, son amitié pour elle, je ne revins pas sur la première impression; seulement, pour ne pas lui faire de peine, puisqu'elle paraissait avoir des obligations à cet espèce de singe, je le trouvai charmant.
Eulalie était près d'accoucher, elle faisait faire sa layette à Lise qui devait être marraine.
On avait acheté un petit berceau. Camille avait demandé à être parrain. Il était toujours le même; Lise commençait à compter sur lui.
Elle me parla d'un bal où elle devait aller, à Passy, chez des jeunes gens; elle me demanda si j'irais et si je voulais venir la prendre.
Je lui dis que oui, mais que, comme il y avait encore huit jours, si elle changeait d'avis, elle me fît prévenir.
Les huit jours écoulés, n'ayant pas de nouvelles, je fus la voir sur les deux heures.
—Eh bien! viens-tu toujours?
—Mais certainement, me dit-elle. Entre par ici, j'arrange des fleurs pour ma coiffure.
J'entrai dans son cabinet de toilette; il y avait des bougies allumées. Sa sœur était couchée sur un divan: il servait de lit.
—Est-ce que vous êtes malade? lui dis-je en la voyants si pâle.
—Oui, me dit-elle, mais ce n'est rien.
—Tiens, me dit Lise, je vais mettre ces grenades-là.
Je regardai d'autres fleurs éparses sur le petit berceau; je sentis quelque chose comme une tête d'enfant; je me penchai un peu et je vis une petite croix et du buis béni. Je me retournai tremblante.
—Que veut dire cela?
—Tu le vois bien: ma sœur a fait une fausse couche cette nuit. C'est une fille; on ne l'enterrera que demain.
Je sortis de cette pièce à reculons, disant à Lise:
—Viens me prendre si tu veux, je ne reviendrai pas ici.
Elle arriva le soir, toute parée, sans avoir l'air de penser qu'elle avait laissé la mort chez elle.
Le caractère de cette femme était rempli des plus étranges contradictions.
Son insensibilité dans cette circonstance m'étonnait d'autant plus, que je me rappelais le désespoir qu'elle avait éprouvé à la mort de son enfant, et que j'aurais cru cet événement de nature à renouveler toutes ses douleurs.
Je ne sais pas, au surplus, si cela tient à la société au milieu de laquelle j'ai vécu, mais il me semble que je n'ai jamais vu autre chose dans la vie: partout et toujours l'inconséquence.
C'est peut-être heureux; car il y a de si vilaines choses dans l'espèce humaine, que, si elle était toujours d'accord avec elle-même, elle serait horrible!