Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2
Je n'étais restée que dix jours absente; il me semblait que des années s'étaient écoulées, j'approchai de mon logement avec des battements de cœur. Peut-être avais-je une lettre de Robert!... Le concierge m'en remit une.
Jean prit congé de moi sans que j'y fisse attention. Je dévorais ma lettre en montant. Elle était longue! Robert me félicitait de la manière dont je prenais mon parti de sa perte. Il me disait que cela lui était moins facile qu'à moi, qu'il n'avait personne pour se consoler.
Cette lettre, je la lus plusieurs fois. Il était jaloux de moi. Un éclair de joie monta de mon cœur à mon cerveau! Il était jaloux. J'avais barre sur lui. Je ressentis un immense bonheur, parce que j'eus, pour la première fois, conscience entière de ma force. L'amour est le tyran du monde, mais devant la jalousie, il n'est plus qu'un pauvre enfant tremblant. On s'est effrayé, de notre temps, de l'empire que certaines femmes ont pris sur le caractère de leurs amants, et des ravages qu'elles ont faits dans leur existence. On a crié au miracle; on a cherché l'explication dans des contrastes impossibles. D'une part, on a supposé des monstres de cruauté et de sécheresse de cœur; de l'autre, des prodiges de niaiserie et de faiblesse. On s'est doublement trompé. Les données générales du cœur humain suffisent à tout expliquer. Quand la jalousie ne tue pas l'amour, elle l'aiguillonne: c'est le fouet des furies; l'âme qui a une fois senti ses lanières ne s'appartient plus. Il y a de pauvres femmes qui souffrent et qui meurent sans se douter de cela. Je connaissais trop le monde pour ne pas profiter de mon expérience, dans l'intérêt de cet amour qui remplissait mon cœur.
«Pour le ramener à mes pieds, me disais-je, je n'ai qu'un moyen: le tourmenter.» Et, comme je l'aimais beaucoup, je fus impitoyable.
Mes lettres pouvaient laisser à désirer sous le rapport du style et de l'orthographe, mais j'affirme qu'elles étaient des chefs-d'œuvre de coquetterie. Je réussis au gré de mes désirs. Au bout de huit jours, il était plus épris que jamais, et m'écrivait:
C'était un dimanche; le boulevard était plein de monde, je voulais aller vite, et ne réussissais qu'à me faire bousculer par les passants. Arrivée à la porte de Robert, je tâchai de me remettre pour avoir l'air calme, même froid. Il m'embrassa et, me regardant bien en face, il me dit:
—Est-ce que vous ne m'aimez plus, Céleste?...
—Si, lui dis-je; mais il faut bien que je me fasse à l'idée de ne plus vous voir, puisque vous allez vous marier.
—Non, me dit-il presque joyeux, je ne me marie pas; j'allais, sans m'en douter, faire un très-sot mariage. Ma bonne étoile m'a sauvé. Une femme de chambre m'a appris, sur le compte de ma fiancée, des choses... que ses parents ne m'auraient certainement pas dites. Ce sera pour plus tard.
—C'est pour cela que vous me revenez?
—Oui, un peu, et beaucoup parce que je vous aime.
—Vrai, Robert?
—Vous le savez bien!
—Jamais assez...
Nous passâmes huit jours ensemble; il ne me quittait pas. J'avais écrit à ce pauvre Jean pour lui éviter une rencontre, et, fidèle à ses habitudes d'abnégation devant les droits acquis, il n'était pas venu me voir. Robert était obligé de retourner en Berri.
—Je vous emmène, me dit-il.
Il n'avait pas besoin de me dire: «Voulez-vous venir?» Je passai deux mois près de lui. Il reçut une lettre qui lui annonçait l'arrivée d'une de ses parentes.
Pour moi, cette lettre était un ordre de départ. Je le compris. Il m'annonça cette nouvelle avec tous les ménagements possibles.
—Retournez quelque temps à Paris, me dit-il; dès que je serai seul, j'irai vous chercher.
Je me doutai bien que cette visite cachait quelque nouveau projet de mariage, et que Robert ne me disait qu'une partie de la vérité. Je cherchai la lettre et n'eus pas de peine à la trouver. Mes pressentiments ne m'avaient pas trompée. Il s'agissait d'une alliance proposée, qui devait se nouer par les soins d'une amie de sa famille.
Je revins à Paris et lui écrivis que je n'étais pas dupe de ce qu'il m'avait dit. Il resta quelque temps sans me répondre. Le pauvre garçon cherchait sans doute à affermir sa résolution. J'étais bien moins inquiète que la première fois.
Un pressentiment me disait que tous ces mariages manqueraient. Je marchai résolûment dans la voie que je m'étais tracée: je faisais au cœur de Robert une guerre terrible par mes folies et mes excentricités. J'allais partout, aux bals, aux concerts, aux spectacles. Cette époque est la plus agitée de ma vie. Mon esprit, du reste, était devenu plus réfléchi, et dans le monde nouveau que je voyais, tout pour moi était un objet d'étude. En sortant du théâtre, nous allions presque toutes les nuits souper au café de Paris. Ces beaux salons aux vases dorés garnis de fleurs resplendissaient de lumières. Le repas, préparé d'avance, ressemblait à une féerie. Les convives étaient jeunes, riches et élégants. Leurs noms étaient les plus beaux noms de France; mais leur vie était frivole, leurs caractères étaient capricieux et changeants. Ce monde ne ressemblait en rien à celui que j'avais vu pendant que j'étais à l'Hippodrome.
Léon et ses amis, tous fils de marchands très-honorables, de bourgeois très-honnêtes, étaient pédants, orgueilleux. Ils déblatéraient contre la noblesse, mais c'était par jalousie.
Tous ceux que j'ai connus auraient acheté de leur sang le droit de mettre à la porte de leur maison de commerce: «Le marquis un tel, tailleur. Monsieur le comte un tel, marchand de bois.» Ils avaient de grandes fortunes, mais il manquait quelque chose à leur bonheur: un petit bout de blason pour enjoliver les factures de leurs papas.
Ce qui me plaisait le plus dans mes nouveaux amphitryons, c'est qu'ils étaient presque tous liés avec Robert. Je les avais connus avec lui, chez lui; de cette façon j'étais sûre qu'il serait tenu au courant de ma conduite, et que pas une de mes extravagances ne serait perdue pour lui.
Le hasard est le plus habile des machinistes. Il arrange des combinaisons bien curieuses. Dans le tourbillon où j'étais de nouveau lancée, je faisais chaque jour de nouvelles connaissances. Dans cette vie-là, les amis et les amies disparaissent comme des ombres; on finit par se rencontrer sans se dire bonjour.
Je me liai avec une femme plus âgée que moi. Il y avait dans le caractère de cette femme et la disposition présente de mon esprit, des analogies qui me la firent étudier attentivement. Deux ans plus tôt ou deux ans plus tard, elle aurait traversé ma vie, je n'y aurais probablement pas pris garde; mais à cette date précise elle exerça sur moi une sorte d'influence.
Je ne trouvais pas sur sa figure les restes d'une grande beauté; pourtant elle avait été une des femmes les plus à la mode. Elle était riche et regardait avec mépris cette vie qu'elle avait quittée. Peut-être avait-elle été bonne et était-ce à force de méchancetés qu'on l'avait rendue méchante, ce qui arrive souvent. Toujours est-il qu'elle dépeçait ses chères amies de la bonne façon, et cela avec tant de verve, qu'il ne leur restait que les os; «Encore disait-elle, je les abandonne parce qu'ils sont gâtés.»
Cette Panthère, si féroce pour tout le monde, m'avait, je ne sais pourquoi, prise en grande affection. Un soir, je voulus l'emmener à l'Opéra.
—Non, me dit-elle, je ne ferais pas mes frais!
—Pourquoi?
—Parce que les gens d'esprit n'y vont plus, ou, s'ils y vont, ils mettent un faux nez.
—Ils l'ôteront pour vous! Venez, vous me ferez bien plaisir!...
—Je vous ferai bien plaisir! Je ne demande pas mieux; mais il y a cinq ans que j'ai donné mon domino de taffetas noir à une pauvre fille pour porter le deuil de sa mère.
—Nous en louerons un.
—Allons, je me laisse faire. Nous souperons avant; je ne veux pas, si je rencontre d'anciens amis, je ne veux pas qu'on dise la Panthère est édentée! Un verre de champagne, un masque et gare à ceux qui me tomberont sous la dent.
Après le souper, je la regardai avec une certaine inquiétude: ses yeux brillaient. Si elle n'avait bu qu'un verre, il était grand! Sous le vestibule de l'Opéra, elle arrêta un homme qui suivait plusieurs dominos, dont il portait le manteau. Elle lui dit:
—Pas si vite, Gerbier, on dit bonsoir à ses amies. C'est la seconde fois que tu affectes de ne pas me voir, en plein jour, à l'Hippodrome; je te pardonne ce manque d'égards, et puis je crois avoir remarqué que tu étais de mauvaise humeur. Avoue que tu as pris cette chasse au cerf pour une personnalité?
Le monsieur, qui pouvait avoir cinquante ans et qui bégayait un peu, lui dit de se taire, qu'il n'était pas seul!
—Oh! monsieur est en famille aujourd'hui; on fait sortir la petite de pension, on vient au bal de l'Opéra pour lui former le cœur et l'esprit.
Le monsieur se jeta dans la foule pour se débarrasser d'elle. Je lui demandai:
—Qui est donc ce monsieur?
—Un imbécile! A son âge, il se fait le groom d'une actrice. Je déteste les actrices en général et celle-là en particulier.
—Pourquoi?
—Parce qu'elle n'est pas bonne!
—Comment pas bonne? bonne actrice ou bonne femme?
—Les deux sont mauvaises. Le talent, pour la plupart de ces dames, n'est qu'un détail. Le théâtre ne les enrichit pas, il les ruine. Elles ne s'en retireraient pas sans les subventions de l'étranger. Qu'est-ce que la scène, à part quelques rares exceptions? un étalage.
—Toutes ne sont pas comme cela...
—Oh! non, me dit-elle en riant; je laisse de côté les vieilles, et si cela vous fait bien plaisir, une sur cent parmi les jeunes; mais le reste vit sur le fonds commun de la luxure européenne. Celle que vous venez devoir passer fait beaucoup avec Londres, Vienne et Saint-Pétersbourg. Elle est toujours en route. Son commerce est un commerce d'exportation. Au surplus, c'est une tradition dans cette famille. Elle fera comme sa mère; elle perdra sa fille! On devrait y mettre ordre.
Nous étions arrivées à la porte du foyer.
—Bonjour, beau masque! dit en me serrant la taille, un homme qui en sortait.
—Tu connais monsieur?
—Non, lui dis-je en me dégageant.
—Ah! tant mieux! je vais te décliner ses noms et qualités: c'est le grand commandeur de l'Ordre des rats.
—Eh bien, lui dit-elle, ton domestique s'est-il bien conduit?
—Pourquoi me demandes-tu ça? dit le monsieur, qui cherchait à la reconnaître.
—Dame, tu lui as dit l'année passée, au jour de l'an: «François, je vous donne cette vieille botte! Si vous me servez bien, vous aurez l'autre l'année prochaine.» A-t-il enfin la paire?
Tout le monde se mit à rire. Nous entrâmes dans la loge 21. Je fus étonnée de trouver deux personnes. Je pensais que Jean, qui me l'avait donnée, avait engagé quelques amis. Victorine me parlait sans déguiser sa voix. Un domino se retourna. Je vis les yeux de ce domino briller à travers son masque; puis je l'entendis qui disait en se penchant à l'oreille d'un monsieur:
—Oh! l'horreur! Il y a un serpent ici! Qui donc a ouvert à ces femmes?
—Je ne sais, dit le monsieur, mais je vais les renvoyer.
—Oui, oui, reprit la dame en baissant son capuchon.
Victorine et moi avions tout entendu. L'orchestre faisait grand bruit, et elle avait parlé presque haut pour être entendue du monsieur. Il se leva et nous dit:
—Mesdames, cette loge est louée?...
—Oui, lui dis-je, mais elle est louée pour moi; elle est à moi.
—Vous vous trompez sans doute!...
—Non, appelez l'ouvreuse, je viens de lui remettre le coupon.
Il l'appela. En effet il y avait erreur: leur loge touchait la mienne. Nous étions dans notre droit, et c'était à eux de sortir. Pendant ces explications, Victorine avait regardé attentivement le domino, et, malheureusement pour la femme qui le portait, elle l'avait reconnue. Quand elle se leva pour sortir, Victorine lui barra le passage, et se mesurant avec elle, elle dit:
—C'est bien elle!... Ah! je suis un serpent! Eh bien, tu m'entendras siffler.
Le masque ne répondit rien, sortit et rentra dans la loge de droite. Quand elle fut assise, Victorine me dit:
—Veux-tu que je te raconte pourquoi on m'appelle le serpent? L'histoire t'amusera et nos voisins aussi.
Il y avait beaucoup de monde dans la loge de gauche. Pas un mot de cette petite scène n'avait été perdu; on prévit que cela allait devenir sérieux, et on s'apprêta à écouter. Le domino se tourna de notre côté et regarda Victorine d'un air de défi.
—Figure-toi, me dit celle-ci, que j'ai été aimée par un des hommes les plus à la mode de Paris. Il m'aimait beaucoup, mais il allait dans le monde. Une femme d'une grande naissance s'acharnait après lui. Elle savait notre liaison, et elle avait la rage de s'en occuper. Elle était sans cesse à lui demander quel charme pouvait avoir une fille comme moi, une courtisane, élégante il est vrai, mais dont le luxe devait inspirer le dégoût, le mépris, car tout cela ne pouvait s'expliquer que par le conte des Mille et une Nuits. J'avais une grande puissance sur mon amant. Il me racontait ces belles conversations en me disant: «Si tu veux, je n'irai plus chez elle; elle est folle de moi, mais je te la sacrifie.» En effet, il n'allait plus chez elle. Elle l'attendait des heures entières à la porte du club. Il finit par être touché de tant d'humilité! elle me l'enleva. Je lui en aurais moins voulu si elle n'avait pas dû être honnête femme et qu'elle eût eu de l'indulgence pour les autres; mais en bonne conscience, elle était trop rouée pour être intéressante. Les plus coupables sont nos ennemies acharnées, nous leur faisons du tort. Celle-là était descendue bien au-dessous de moi. Mon amant me revint; elle voulut le reprendre. Cela m'ennuyait. Je trouvai chez lui des lettres d'elle. Je l'avais priée de se tenir tranquille, elle n'en avait rien fait. Je me vengeai cruellement: je pris ses lettres et je les envoyai à son mari, après avoir rendu illisible le nom de celui à qui elles avaient été adressées. Ces lettres, avant de m'en dessaisir, je les avais lues; il y en avait de très-amusantes. Elle lui disait: «Ne vous contraignez pas, traitez-moi en fille entretenue!» Ainsi va le monde! Notre prétention est d'être respectées; celle de ces dames est d'être menées cavalièrement. Ici-bas, vois-tu, Céleste, une moitié du public vole l'autre. J'ai crié: au voleur! voilà pourquoi elle m'appelle serpent.
Le domino ne s'était pas attendu à tant d'impertinence; pendant tout le temps que Victorine avait parlé, la malheureuse femme n'avait pas osé sortir. Il était facile de voir son émotion, au tremblement de son éventail. Son compagnon faisait une figure que je me rappellerai toute ma vie. Les jeunes gens de la loge voisine souriaient.
Au bout de quelques secondes, la dame se plaignit de la chaleur, sortit et ne revint plus. Au moment où la porte de la loge se referma, la Panthère lui jeta son nom, pour que l'outrage fût complet. Je lui reprochai de crier ce nom si haut.
—Pourquoi donc? parce qu'elle a un mari, des enfants! Puisqu'elle ne les respecte pas, pourquoi les respecterais-je, moi? Je sais l'histoire de beaucoup d'autres! leurs femmes de chambre en disent plus que moi.
—Allons, viens faire un tour au foyer!..
Et je l'emmenai chercher la personne que j'attendais. Elle s'arrêta devant un jeune homme qui avait le dos appuyé à une colonne.
—Bonsoir, de J... Comment va ton père?
—Tu me connais? dit le jeune homme en s'arrêtant.
—Apparemment, puisque je te demande des nouvelles de la famille.
—Eh bien, mon père va mieux.
—Ah! je comprends pourquoi tu as l'air triste! l'argent va augmenter; pauvre garçon, va!
Elle se mit à rire. Je lui demandai pourquoi l'argent allait augmenter.
—Il va augmenter pour lui. Il y a quelque temps, il cherchait à emprunter à un usurier que je connais. Il voulait lui faire des lettres de change; l'usurier ne voulait pas les accepter.
—Vous avez tort, disait celui-ci, mon père a soixante ans!
—Je le trouve très-jeune, répondait l'usurier.
—Oui, répliquait le jeune homme, mais il est malade et n'ira pas loin, j'en suis sûr; ainsi vous serez payé à l'échéance.
L'affaire n'est pas encore faite; si le père va mieux, il faudra payer plus cher!
—Eh bien, c'est un vilain monsieur, votre jeune homme; il escompte tout bonnement la vie de son père.
—C'est vrai, mais il y en a beaucoup comme cela.
—C'est triste!
—Je ne dis pas non, reprit Victorine. C'est un peu la faute des pères, qui les élèvent mal. Petits, on les fait nourrir par des étrangères. Plus tard, on les fait manger avec des gouvernantes; puis on les envoie au collége, hors de la famille, d'où ils sortent à dix-sept ou dix-huit ans. L'amour les prend avant qu'ils aient songé à aimer leurs parents. Ils font des dettes, leurs pères ne les payent pas. Les meilleurs attendent la fin, les plus mauvais la souhaitent. Il me semble que si j'avais un enfant, je le ferais élever près de moi, et que, surtout, je ne l'obligerais pas à passer dix ans de sa vie à apprendre un tas de choses qui doivent bien ennuyer les jeunes gens, puisque, sitôt en liberté, ils font le diable pour les oublier. Oh! te voilà, dit-elle à un homme que nous croisions. Tu gênais donc ta femme, qu'elle l'a envoyé à l'Opéra.
—Qu'est-ce que tu veux dire? dit le monsieur, qui paraissait fâché.
—Là, là, lui dit la Panthère, ne t'emporte pas; nous savons que tu as commencé par là; mais tu t'es raisonné, tu t'es dit: Bah! les cornes, c'est comme les dents, ça fait du mal quand ça pousse; quand c'est venu, ça sert pour manger. Tu en es un vivant exemple, puisque, grâce à ta femme, tu as une place qui te fait vivre.
Le monsieur fronça les sourcils. Je tirai Victorine, que j'entraînai dans la foule.
L'heure se passait et je ne voyais pas Jean. Cela commençait à me préoccuper. Ma compagne devina ma pensée.
—Pourquoi ne vient-il pas? me dit-elle.
—Je n'en sais rien. Il m'a envoyé la loge que je lui ai demandée, mais je suppose qu'il me boude. Si Robert savait cela, il serait enchanté.
—Ton Robert t'adorera, me dit Victorine; tu prends le seul moyen. On dit que nous sommes des monstres! la faute à qui? Soyez douce, bonne, ils vous font aller. Il me semble me rappeler que j'ai été douce, bonne, il y a longtemps. Mon premier amant, qui était un rapin, me faisait coucher sur le carré au mois de janvier; mon amour me tenait chaud! Quand il s'est en allé, j'ai senti le froid et j'ai fait comme mon amour; je suis partie. Je me suis vengée de mon premier amant sur le second, du second sur le troisième et ainsi de suite. On m'a appelée Panthère, Serpent, mais on m'a aimée. Maintenant, on me déteste, je vis seule, je m'ennuie; j'ai thésaurisé tous les dégoûts de la vie; je n'ai jamais une bonne pensée, je ne sais plus dire une bonne parole; je déteste les gens heureux; je me venge du mal qu'on m'a fait en me prenant ma jeunesse et mes illusions. J'ai trente ans! une honnête femme serait jeune; je suis vieille. On ne parle plus de moi, sans dire la vieille Victorine, ce qui me fait damner. C'est sans doute la punition qui m'était réservée, car, au fond, je sens que mon cœur n'a pas vieilli et que je souffre de cet abandon.
—C'est votre faute! pourquoi ne vous êtes-vous pas gardé des amis, au lieu de vous faire haïr? Tout le monde a peur de vous.
—Des amis! mais les honnêtes gens n'en ont pas, comment voulez-vous que j'en aie! Je ne prête pas d'argent!...
—Oh! ma chère, vous êtes désespérante!... Allons-nous-en.
Après l'avoir reconduite, je rentrai chez moi, triste, et je m'endormis sous l'influence de ce mauvais génie, qui, dénigrant tout, se vantait de n'avoir plus d'illusions.
Voilà comment les femmes se perdent entre elles: après la déchéance physique vient celle de l'âme, la pire de toutes les déchéances.
FIN DU DEUXIÈME VOLUME
TABLE
| Pages | |
| XII La reine Pomaré (suite) | 1 |
| XIII L'Hippodrome | 24 |
| XIV La robe jaune de Lise | 49 |
| XV Une course en char | 124 |
| XVI Impressions de voyage | 142 |
| XVII La mort de Marie | 161 |
| XVIII Un acte de désespoir | 179 |
| XIX Le retour de Lise | 190 |
| XX Un souper au café Anglais | 221 |
| XXI Robert | 238 |
| XXII La campagne | 273 |
| XXIII Le Havre-de-Grâce | 291 |
| XXIV Un bal masqué à l'Opéra.—Victorine, dite la Panthère |
301 |