Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2
J'ouvris; je restai pétrifiée!
—Ce n'est pas malheureux, dit Robert, qu'un grand jeune homme suivait; j'allais recommencer!... nous sommes gelés!...
Je ne bougeais pas de place, tant j'étais saisie, et je les laissai sur le carré.
Robert me prit dans ses bras, m'embrassa et m'emmena dans ma chambre en disant:
—Ah ça! j'espère qu'il y a du feu ici, et qu'on ne va pas nous mettre dehors sans nous laisser chauffer!... Il paraît que nous ne sommes pas bien venus! Je vous présente un de mes voisins de campagne, un de mes bons amis, Martin. Je vous l'ai amené, espérant que vous nous feriez meilleur accueil. Je vous demande pardon, mon cher Martin, si je me suis trompé.
Enfin la parole me revint.
—Vous avez bien fait de compter sur le plaisir que j'aurais à vous revoir et sur le bon accueil que je ferais à vous et à vos amis; j'ai été toute saisie de votre brusque arrivée. Je vous demande pardon du temps que j'ai mis à me remettre, mais j'étais si loin de m'attendre!...
—Bien, bien, dit Robert, si ce n'est que cela, ce n'est rien. Comment allez-vous?
—Mieux, depuis que je vous ai vu.
Il me regarda de côté et reprit:
—Vous dînez avec nous ce soir? Je vous préviens que je reste trois jours à Paris; je me cache chez vous. Voyez-vous toujours Frisette? Il faut l'inviter, afin que Martin ne s'ennuie pas trop. J'ai beaucoup de choses à vous dire. Voilà près de six mois que je ne vous ai vue; m'aimez-vous toujours un peu?
Il vit sans doute ma réponse dans mes yeux.
—On sonne, dit-il en riant; si c'est mon remplaçant, je vous préviens que je vais le mettre à la porte.
En effet c'était Jean; il l'avait connu en voyage. Il le reçut de l'air le plus aisé du monde, lui offrit un siége, lui fit les honneurs de chez moi, sonna Marie, commanda en maître. Le pauvre Jean paraissait le plus malheureux des hommes; il ne savait plus comment sortir. Moi, debout, près de la cheminée, j'étais aussi très-embarrassée de ma contenance. Enfin, Jean prit congé de nous, comme s'il était venu me faire une visite d'ami.
Robert riait comme un fou. Je m'efforçai de devenir l'amie de Martin. Plaire à ceux qui l'entouraient me semblait d'une bonne politique. Le soir j'avais fait sa conquête. Après dîner, je sortis pour donner un ordre; j'avais bien envie de savoir ce qu'il allait dire de moi: je ne pus résister à la tentation, j'écoutai à la porte.
—Comment la trouvez-vous? dit Robert.
—Très-bien répondit Martin; je l'aime bien mieux que celle chez qui vous m'avez conduit hier. Celle-ci a de l'esprit; l'autre est stupide.
—C'est vrai, dit Robert; elle est surtout embarrassante.
La curiosité est toujours punie. Cette fois encore, le proverbe n'avait pas menti. Je rentrai pâle. Il était allé chez une autre avant de venir chez moi. Il faisait à un provincial l'exhibition de ses maîtresses. Je ne voulais pas dire que j'avais écouté, mais je ne pus cacher le changement qui venait de s'opérer en moi. Il me regarda plusieurs fois sans comprendre pourquoi je l'attaquais à coups d'épingles.
—Qu'avez-vous donc, Céleste, vous êtes toute drôle?...
—Je suis drôle, je suis drôle; c'est vous qui l'êtes! vous avez rapporté de votre Berri je ne sais quel air campagnard. Vous arrivez comme une bombe; vous mettez mes amis à la porte, et vous dites que je suis drôle! Je pense que vous pourriez agir comme cela chez Mlle Zizi, qui est à vos gages, mais qu'avec moi c'est bien sans gêne!
Il ne répondit rien; il regarda Martin, pensant qu'il avait commis quelque indiscrétion. Le pauvre garçon, qui était la timidité même, se mit les deux mains sur la conscience et répondit à ce regard: «Je vous jure que je n'ai rien dit!»
Robert ne put s'empêcher de rire de sa naïveté. Il me dit qu'étant arrivé dans la nuit, et n'étant pas assez maître chez moi, il était descendu chez lui. Je ne querellai pas plus longtemps, mais il me sembla que je l'aimais moins. La moindre contrariété me donnait des palpitations, des crachements de sang! Mon médecin vint le lendemain. Robert lui demanda ce que j'avais:
—Elle a, dit-il, une très-mauvaise tête; elle ne veut rien écouter; elle fait tout le contraire de ce qu'on lui dit. Je ne reviendrai plus, car elle va de mal en pis. Elle avait une petite inflammation, elle l'a laissée grandir; ce n'est pas dangereux, mais c'est long, quand on ne s'y prend pas à temps.
Robert fut le reconduire. Martin arriva; ils causèrent longtemps tous trois. Robert rentra; il semblait me regarder avec tristesse. Martin était aux petits soins. Je crus comprendre que j'étais plus malade que je ne le pensais. Je sus seulement que le médecin avait dit que, si l'on pouvait m'emmener de Paris, afin de me forcer à quitter la vie agitée que je menais, il était sûr que la santé me reviendrait. J'avais des sifflements dans la poitrine qui effrayaient tous ceux qui s'intéressaient à moi.
Robert et Martin causaient souvent ensemble; ils me regardaient et semblaient lutter contre une idée. Robert avait retardé son départ de quelques jours. «Il faut pourtant que je m'en aille,» me disait-il chaque matin.
—Partez: je vais recommencer ma vie pour oublier.
—Vous voulez donc vous tuer? vous en viendrez à bout.
—Faites ce que je vous ai conseillé, répondait Martin, je me charge de tout.
—Allons, dit Robert, je ne veux pas me faire prier pour me rendre heureux. Céleste, préparez une malle, je vous emmène à la campagne. Nous partirons ce soir. Je vous cacherai le plus possible. Si l'on vous voit, on supposera que vous êtes venue pour Martin.
Je ne pouvais en croire mes oreilles. Je ne me demandai pas si Robert ne se laissait pas entraîner par un mouvement de pitié qu'il regretterait! Je ne compris rien, si ce n'est que j'étais la plus heureuse des femmes; que jamais maladie n'avait causé tant de joie. Je fourrais à tort et à travers mes effets dans ma malle, mettant des bottines sur les bonnets à fleurs. Il riait de voir le plaisir qu'il me faisait. J'en perdais la tête; je venais de mettre mon petit chien dans la malle. L'heure du départ arriva. Je quittai Marie, en lui recommandant mon appartement. Elle se mit à pleurer; je la trouvai absurde.
Je partis gaie comme un pinson. Si Robert ne m'avait emmenée que par pitié, je lui aurais fourni une belle occasion de se repentir en chemin, car la joie m'avait guérie et je me portais comme le Pont-Neuf d'aujourd'hui.
Martin me donnait le bras pour descendre aux stations, il était galant! Robert s'approchait de temps en temps, craignant qu'il ne prît trop son rôle au sérieux.
Le chemin de fer n'allait alors qu'à Vierzon. Il fallait faire encore vingt-cinq lieues pour arriver chez Robert, aussi avait-il laissé sa voiture de voyage à l'hôtel. Son valet de chambre avait commandé des chevaux de poste. Nous montâmes, Robert et moi, dans le coupé. Martin, sans doute pour ne pas nous gêner, prit place sur le siége de derrière, avec Joseph, le valet de chambre.
Il avait neigé la veille; il faisait un froid noir. Robert ferma les glaces; notre haleine fit un rideau pour les curieux. Le postillon fit claquer son fouet, la voiture à huit ressorts s'ébranla et roula sur la neige comme sur un tapis; les roues ne faisaient aucun bruit. Nous allions vite; les arbres disparaissaient comme des ombres. Je me mis à rêver, je me crus entourée de fantômes. Je ne pouvais plus ressaisir la réalité; je me croyais endormie; je ne bougeais pas, dans la crainte de m'éveiller.
Les Mille et une Nuits étaient une petite histoire bien simple, tandis que ce qui m'arrivait était un conte, une légende.
La nuit commençait à venir; je ne voyais presque plus mes chimères, je sentais un malaise; nous nous arrêtâmes. Je fermais les yeux, je croyais la vision finie; c'était un relais. On alluma les lanternes.
Le postillon jura d'être obligé de monter en selle de ce temps-là. Les chemins étaient mauvais. Je serrai les deux mains de Robert, je lui dis tout ce que j'avais au cœur d'amour et de reconnaissance, puis, commençant à éprouver l'influence de la fatigue, je m'endormis sur son épaule.
Tout-à-coup, il se pencha par la portière; je perdis son appui, et je m'éveillai en sursaut. Il criait:
—Qu'y a-t-il, postillon? Vous allez nous verser!
Des plaintes répondirent à cet appel. Robert ouvrit la porte et sauta à la tête des chevaux, au moment où ils allaient rouler dans une fondrière. Martin, qui s'était bien entortillé dans la capote de derrière, s'était endormi avec Joseph; tous deux descendirent et allèrent au postillon, qui gisait dans la neige, à vingt pas de la voiture. Le malheureux était tombé avec le porteur; il n'avait pu se sauver, ni arrêter les chevaux. La voiture lui avait passé sur les jambes; il ne pouvait les remuer sans pousser des cris de douleur. Nous étions près du relais, Robert détela un cheval et partit à fond de train pour chercher du secours. Il revint avec un brancard improvisé et un médecin. Il donna quelques louis au blessé, et nous repartîmes avec un autre postillon.
L'émotion, la fatigue, le froid m'avaient engourdie; je m'étais endormie, mais d'un sommeil agité. Nous avions quitté la grande route, nous étions dans un mauvais chemin, car la voiture faisait des sauts énormes. Je tâchais de voir où nous étions. La nuit était noire; il me semblait distinguer de grands arbres qui se refermaient du haut en arcades. Nous allions au pas; mes paupières s'appesantissaient de nouveau. Je sentis une secousse; en même temps, j'entendis crier:
—La porte, s'il vous plaît?
Le domestique avait ouvert la grille; nous roulâmes de nouveau. La lune venait de sortir des nuages; elle éclairait un beau château. Les tours se dessinaient, sur un fond gris, avec une majesté imposante et sombre. La neige couvrait la terre comme un linceul; les pins se dressaient comme des tombes; on eût dit un cimetière avec de grands monuments.
Une porte s'ouvrit; un homme vint au-devant de nous avec une lanterne; les chevaux nous entouraient d'un nuage de vapeur.
On me fit entrer dans une grande salle, où la cheminée devait avoir huit pieds de haut. On conduisit M. Martin à sa chambre, dans le bâtiment de droite. Je suivis Robert. Il monta un escalier de pierre, dans une grosse tour, sur la gauche.
Je marchais silencieuse, n'osant pas respirer. L'écho devait être menaçant! L'aspect du dehors et du dedans me parurent sinistres! Il me semblait voir des ombres se détacher des murs pour me chasser. Nous entrâmes dans une grande chambre où un domestique allumait du feu. Il y avait quatre bougies allumées; c'est à peine si elle était éclairée. Je vis une chose dont je n'avais jamais eu l'idée: c'est la splendeur du quinzième siècle. Cette pièce, qui pouvait avoir dix mètres carrés, était tendue d'un brocard rouge, garni en haut, en bas et dans les angles de colonnes de bois sculpté et doré.
Des glaces à biseau dans des cadres superbes, des peintures sur les portes, sur les cheminées; un lit en bois doré, garni de soie pareille à la tenture. Au plafond, tenait une corbeille de fleurs en bois doré, d'où s'échappaient des rideaux de soie, à franges d'or; des meubles en bois de rose, de laque, en faisaient l'ornement. De grands fauteuils-bergères, rouge et or, complétaient le mobilier. Le lit était en face de la cheminée.
Je fus tirée de mon examen par des cris épouvantables; je ne connaissais pas ces voix-là, j'en fus très-effrayée. Robert se mit à rire; il me dit que, dans la pointe de la tour, il y avait des nids de chouettes; que souvent, la nuit, elles faisaient ce tapage.
Je répondis que j'étais fâchée qu'elles le fissent le jour de mon arrivée; que c'étaient des oiseaux de malheur!
Le feu petillait dans l'âtre, le sapin résineux claquait; cela me fit oublier les chouettes, qui furent silencieuses le restant de la nuit, et le matin, quand je m'éveillai, je fus longtemps à me reconnaître. On sonnait une cloche: c'était celle du déjeuner. Martin vint me chercher pour me conduire à la salle à manger. Nous traversâmes la grande salle de la veille, un billard, un énorme salon, un petit salon, et nous arrivâmes à la salle à manger. Après déjeuner, Martin me conduisit partout. Le soleil avait changé l'aspect de la nuit. Une vigne vierge enlaçait les tours, les arbres verts semés dans le parc égayaient un peu la tristesse des hivers. Le château était sur une hauteur et laissait voir à ses pieds une énorme vallée. La neige était à moitié fondue.
Allons voir les chevaux et les chiens, dit Martin, qui n'était pas fâché d'agir en maître. Les écuries étaient superbes, bien tenues. La première était de dix chevaux. Chaque stalle était garnie d'un cheval qui ne valait pas moins de trois à quatre mille francs.
Tous avaient des camails marqués aux armes de Robert. On me fit voir la remise. Six voitures des plus belles étaient dessous. Nous sortîmes dans une autre cour. Les chiens, à l'approche du maître, se dressèrent à la grille. Jamais je n'en ai vu de plus beaux. Ils étaient blanc-orange, et ils avaient de bonnes grosses figures qui donnaient envie de les caresser.
Nous revînmes par le potager. J'ai toujours adoré les fleurs. Je cueillis des monceaux de violettes. Tout cela m'avait émerveillée. J'avais rencontré tant de monde! cochers, grooms, cuisinier, jardinier, hommes d'écurie, valet de chambre, filles de basse-cour, piqueurs, valets de chiens, gardes, que je me disais: «Mon Dieu! quelle fortune il faut avoir pour payer tout cela!» Je n'y étais pas depuis quatre jours que je vis ce qui en était. Robert ne pouvait continuer ce train, s'il ne se mariait à une femme riche. Il avait vécu dans un intérieur où il y avait quatre cent mille livres de rente. Cela s'était partagé en six. Cette terre, qui était toute sa fortune, ne valait que vingt-cinq mille livres de rente, et, bien administrée, eût à peine rapporté deux pour cent.
Il s'était mis entre les mains des juifs et des usuriers, qui lui avaient peu donné, mais à qui il devait beaucoup. Plutôt que de rompre avec ces gens-là qui le grugeaient, il se laissait entraîner par de nouvelles offres.
Les juifs des Champs-Élysées avaient toujours un cheval extraordinaire, qui arrivait de Londres tout exprès pour lui. On ne se contentait pas de lui écrire, on venait le relancer jusque chez lui. J'ai vu, pendant mon séjour, un certain brocanteur de Belgique, qui faisait tout exprès le voyage du Berri.
Quand un trafic lui manquait, l'autre réussissait. Il faisait de tout!... de la banque où on ne voyait jamais d'argent, des échanges dont il était le seul à profiter.
Robert ne savait pas se débarrasser de toutes ces sangsues. Il avait dix-sept chevaux... J'avais peur pour lui. Il adorait la chasse... C'est encore un plaisir fort cher. Il courait à sa ruine les yeux fermés. Quelquefois pourtant il était triste; mais cela ne durait pas longtemps. Il avait trop de cœur pour savoir compter. Il était bon; pourtant il avait des moments de brutalité; il me disait des choses dures, que j'aurais peut-être pu éviter si je n'avais pas répondu. Je faisais mon possible pour éviter les occasions de scènes.
Je tâchais de réformer mes habitudes et de prendre celles de Robert.
Le premier jour, je fus très-malheureuse d'avoir derrière moi ce grand maître-d'hôtel. Derrière encore ce n'était rien; mais quand il se mettait devant moi, je n'osais plus manger. Il me prenait mon assiette en même temps que celle des autres. Le dîner fini, j'avais très-faim.
On restait deux heures à table. Une fois, je m'en souviens, j'avais envie de m'en aller. J'avais fait un mouvement pour me lever. Robert m'avait regardée et m'avait dit d'un ton sévère:
—Où allez-vous? Règle générale, on ne se lève de table qu'avec le maître de la maison.
J'étais devenue pourpre! Quand, dans la journée, il venait un fermier, un paysan pour affaires, Robert me renvoyait en me disant:
—Enfermez-vous dans votre chambre, je n'ai pas besoin que tout le monde vous voie.
Je reçus une lettre de Marie, qui me disait:
«Madame ferait bien de revenir; elle était malade lorsqu'elle a quitté Paris; on dit partout qu'elle est morte. Plusieurs de ses amis sont venus voir si c'était vrai.»
J'en parlai à Robert, qui était sans doute de mauvaise humeur. Il me répondit:
—Eh bien! partez, vous êtes bien portante! Qui diable voulez-vous qui s'occupe de vous? vos amis de Mabille? J'aime à croire que vous y tenez peu.
—C'est ce qui vous trompe. Peu m'importe que mes amis soient des amis de Mabille ou d'ailleurs; s'ils pensent à moi, je leur en suis reconnaissante... Tenez, Robert, soyez franc. Vous m'avez amenée, vous le regrettez; vous voudriez que je partisse. Eh bien! je m'en irai demain.
J'avais beaucoup de courage en lui disant cela, mais, au fond de l'âme, j'espérais qu'il refuserait. Il accepta. Je pensai que, le lendemain, il me retiendrait. Le lendemain, il causa longtemps avec moi; il était triste.
—Je ne regrette pas de vous avoir amenée, Céleste, puisque vous allez mieux. Seulement j'ai joué un jeu dangereux pour mon repos. Je vous aime beaucoup, mais il faut que je me marie. Une de mes parentes m'a écrit à ce sujet. C'est pour cela que je vous laisse partir. Je vous écrirai; nous serons bons amis.
J'avais le cœur gonflé, mais je ne pouvais m'empêcher de comprendre qu'il avait raison. On me conduisit le lendemain à Châteauroux avec ma malle.
Quand la voiture dépassa la grille, tout mon courage me quitta. J'avais envie de lui demander pardon, de le supplier de rétrograder. Dieu! comme j'ai souffert pendant ce trajet! Arrivée, je pris une place dans une diligence faisant le service de Vierzon. Je ne pouvais plus retenir mes larmes!... Robert m'embrassa et me quitta brusquement; mais si rapide qu'eût été son mouvement pour se retourner, j'avais eu le temps de voir ses yeux humides.
Quel contraste entre mon retour et le voyage que j'avais fait quelques semaines auparavant! Aux enchantements de l'amour heureux et de la vanité satisfaite, succédait la plus froide, la plus amère, la plus implacable déception. Il y a des joies qu'il ne faudrait pas éprouver, quand on doit les perdre! Il y a des horizons qu'il vaudrait mieux ne pas entrevoir, quand on est obligé de leur dire adieu! Cette grande existence qu'il m'eût été si doux de prolonger, jamais elle n'avait été faite pour moi. Le sort m'avait ironiquement permis de voler quelques instants de ce bonheur, moins pour me donner une joie passagère que pour me laisser d'éternels regrets. C'était un mirage, il avait fui. J'étais retombée lourdement dans la réalité médiocre de ma vie de bohémienne. Au lieu de cette splendide voiture, où je roulais si doucement sur de mœlleux coussins à côté de lui, j'étais seule, cahotée dans une mauvaise diligence. Du même coup j'avais perdu ce qui faisait mon bonheur et ce qui faisait mon orgueil.
Aujourd'hui, du reste, que des années me séparent de ces émotions, je suis bien aise de les avoir éprouvées. Quand ces brusques transitions n'énervent pas complétement le cœur, elles le relèvent et le fortifient. Elles vous donnent sur vous-même une force dont on apprend plus tard à se servir sur les autres.
Je souffrais d'autant plus que je voyais clair dans ma situation. Je n'avais pas eu le vertige et j'avais gardé mon bon sens. Je n'en voulais pas à Robert; mais l'idée qu'une femme allait s'établir près de lui me brûlait comme un fer rouge. Je me disais: «S'il m'aimait, il serait moins ambitieux, il me garderait! Pourtant il pleurait en me quittant. S'il m'aime, il reviendra.»
J'étais arrivée... Mes raisonnements ne me suffisaient plus pour retrouver un peu de calme, et je continuais à souffrir cruellement.
On avait dit dans tout Paris que j'étais morte. Adolphe, de retour de Metz, où il avait vécu depuis notre séparation, était arrivé chez moi tout défait, tout pâle! Entré dans mon salon, sans parler à Marie, il causait avec mon portrait.
—C'est donc vrai, pauvre fille, je ne te verrai plus? je suis revenu trop tard!
Marie lui disait:
—Trop tard! Pourquoi donc, monsieur?
—Mais pour voir Céleste avant qu'elle ne meure!... Je l'ai bien aimée, allez! je l'aime encore.
—Monsieur a raison, dit Marie; mais madame se porte bien: elle est à la campagne et m'a écrit hier.
Il l'embrassa de joie et partit laissant son adresse.
J'étais à peine réinstallée chez moi, qu'un agent du quartier de la Madeleine vint me demander. On lui dit que je n'y étais pas. Il s'éloigna en grommelant et en disant qu'il me trouverait bien. Marie me prévint.
Je pris aussitôt mon parti. Il y a toujours eu en moi une telle ardeur d'existence, une telle force de vie, que je ne puis rester longtemps sous l'impression d'une inquiétude ou d'une douleur. Je m'agite jusqu'à ce que j'aie retrouvé l'équilibre de mes facultés, sentant bien que si la souffrance s'acclimatait dans mon âme, elle me rendrait folle ou me tuerait.
Je me décidai à partir, à faire un voyage. J'allai chez le commissaire de mon quartier. Je pris un passe-port avec deux témoins, et je fis dire à Jean que je voulais aller au Havre. Je le priais de m'accompagner.
Il accepta. Mon passe-port, visé du Havre, était une garantie pour ne pas être punie si j'étais prise; je pourrais prouver que j'avais été absente. Nous partîmes le soir même.