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Mémoires de Céleste Mogador, Volume 2

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XVII
LA MORT DE MARIE.

Ma mère avait trouvé tout préparé pour le déménagement; notre boutique était prête.

J'avais économisé un peu d'argent, mais cela ne suffisait pas. Je vendis mes bijoux, des cachemires; je payai toutes mes petites dettes, voulant rompre avec tous ces marchands qui s'accrochent à vous, et qui profitent de votre position, de votre désordre pour vous vendre six fois plus cher que la valeur des objets.

Je ne voulais pas devenir une vertu farouche, mais je voulais quitter cette servitude du plaisir des autres; je voulais ne rire que quand j'en aurais envie et pour mon plaisir à moi; vivre avec économie, avec gêne, s'il le fallait, pour être heureuse du bien qui pourrait m'arriver.

Je me rappelais les dimanches de mon enfance, qui, sans avoir été trop heureux, étaient des fêtes. Je me rappelais la robe de ma première communion, que j'avais mise jusqu'à ce que la taille me vînt sous les bras, et que je trouvais admirable, parce que je n'en avais pas d'autre pour m'habiller.

Dans ce temps-là, je regardais le ciel quatre jours à l'avance pour savoir s'il pleuvrait. Ce n'est pas l'habitude des désœuvrés du grand monde.

L'abus des plaisirs use la vie, l'intelligence; on devient insensible à tout, et surtout aux choses simples.

La gaieté naïve, qui est la meilleure, vous est insupportable. Voyez plutôt. Qu'est-ce que c'est que le dimanche pour la plupart des gens riches? Un jour d'ennui.

Ce jour-là, les badauds s'amusent; il est de bon ton de ne pas faire comme eux.

On va à la campagne; on cherche quelque endroit désert, moins par enthousiasme pour la nature que par dédain de la ville endimanchée et de la banlieue en goguettes.

Cependant, mes belles dames et mes beaux messieurs, ces badauds, dont vous vous moquez, sont gais à peu de frais, et souvent leur gaieté vaut mieux que la vôtre.

Regardez ces promeneurs qui reviennent le dimanche soir; ils ont fait quatre lieues dans la campagne pour ramasser une branche de groseillier, un bouquet de fleurs des champs.

Ils sont fatigués, poudreux, mais ils se sont amusés pour huit jours.

Je comparais ces plaisirs de mon enfance avec les plaisirs de cette belle jeunesse, dorée en Ruolz, au milieu de laquelle je venais de vivre, et je trouvais les premières bien préférables.

Que faisaient-ils, en effet, pour se distraire, tous ces jeunes gens, qui se croient originaux en mêlant l'anglomanie avec les traditions de la Régence?

Les plus inventifs avaient monté de grands chevaux maigres; ils s'étaient déguisés en domestiques; ils avaient couru, soit au bois de Boulogne, soit au Champ-de-Mars; ils étaient tombés deux ou trois fois; ils avaient perdu de l'argent; ils avaient dîné tous les jours au restaurant, joué une partie des nuits avec des maîtresses; ils allaient au bal, à leur cercle, et, dans tout cela, ils n'avaient pas trouvé moyen de s'amuser de bon cœur pendant une heure.

Ne me parlez plus d'un monde où, pour avoir l'air comme il faut, il faut être maigre et jaune. On dirait que leur vie est une chose qu'on leur a donnée à tuer.

J'avais vu les deux genres de vivre; l'existence des badauds me paraissait réellement plus amusante, et je faisais le projet de retourner à eux.

Ma boutique était très-jolie; ma mère s'était installée à merveille, mais nous n'aurions pas pu faire cinquante francs de ce qui nous restait.

Ma mère prit de bonnes ouvrières, et l'ouverture du magasin de modes fut fixée au vingt du mois; nous étions au neuf.

L'appartement que je m'étais loué était au second, sur la cour.

Je rangeai tous mes meubles avec délices. J'avais renvoyé Joséphine, qui ne dormait pas quand il s'agissait de me voler.

J'avais retenu une fille de Nantes, nommée Marie; elle était petite, avait les yeux gris-chat, un nez gros et un air bête qui n'était pas trompeur. On m'en avait dit grand bien; elle était bonne et honnête.

J'avais alors une jolie petite chienne blanche tachée de noir, que j'avais élevée; elle était gaie, aimante; j'y tenais beaucoup.

Je craignais de la perdre par la maladie, car elle toussait.

Une ouvrière me conseilla de lui donner une poudre affichée dans tout Paris comme préservant de la maladie; je la priai de m'en apporter, et le lendemain je fis prendre à ma petite chienne la dose qu'on m'avait désignée. J'avais dit d'enfermer la chienne dans la cuisine. Au bout d'une heure, j'entendis des plaintes, comme celles d'un enfant.

J'étais accourue dans ma chambre; je pensais que cela venait de chez quelque voisin.

Bientôt ce ne furent plus des plaintes, mais des cris, des gémissements lamentables.

On venait d'ouvrir la cuisine. J'entendis Marie défendre à la chienne de sortir; la pauvre bête passa entre ses jambes et vint tomber à ma porte; j'entendis geindre plus près, j'ouvris et je vis ma pauvre Blanchette couchée en travers. Une bave blanche lui sortait de la gueule; ses yeux étaient ternes; elle remua un peu sa queue en me voyant, voulut se lever pour venir près de moi: à peine relevée, elle retombait; elle tendit une dernière fois ses pattes et tomba morte à mes pieds, sa langue sur ma main.

Cela me fit une véritable peine. Peut-être est-ce une honte de pleurer un chien, mais j'avoue que je fondis en larmes.

J'avais empoisonné cette pauvre bête avec une trop forte dose.

J'ai toujours été superstitieuse. La mort de ma chienne n'était pas seulement un chagrin; cela me parut un mauvais présage. Mon logement ne me plaisait plus; j'y étais toute triste.

Nous avions plusieurs ouvrières. Une venant à nous manquer, ma mère me pria d'aller chez une femme qui s'était présentée, et qui avait indiqué son adresse rue Coquenard.

Je mis un châle, un chapeau, un voile, et je partis par le faubourg Montmartre.

Je marchais lentement, quelque chose d'invisible semblait m'attirer en arrière; je me retournais comme si je cherchais quelqu'un. J'eus envie deux fois de revenir; enfin je touchais le coin de la rue. J'entendis un bruit sourd, plusieurs voix crier, et je vis tout le monde courir. J'avançai; plusieurs personnes entouraient quelque chose à terre.

Je courus, j'écartai des deux mains; on ramassait une femme. Je poussai un cri affreux; je pris la main qu'elle me tendait, qui s'accrocha à la mienne; ses cheveux blonds s'étaient dénoués et lui cachaient une partie de la figure; je les écartai de la main gauche; ses beaux yeux, jadis si brillants, se ternirent comme glacés sous mon haleine.

—Adieu! murmura-t-elle; et sa main me serra plus fort.

—Marie! criai-je en l'embrassant, Marie! reviens à toi... Mon Dieu! quel malheur! Elle n'est pas morte, n'est-ce pas? elle va revenir?...

Un monsieur âgé, qui lui touchait le front, me répondit en ôtant son chapeau:

—Tout est fini!

Je me sentis une déchirure au cœur qui fit passage à un torrent de larmes.

On la remonta dans sa chambre; c'était une mansarde garnie; je suivais ce triste cortége. Elle n'avait laissé qu'une lettre et priait qu'on la remit à son adresse, sans l'ouvrir.

Je vis bien que c'était la misère qui l'avait poussée là.

On l'étendit sur son grabat; un médecin dit qu'elle s'était cassé la colonne vertébrale, rompu les liens du cœur, et que la mort avait dû être instantanée.

Ses yeux étaient restés ouverts; ses joues étaient creuses; elle était maigre.

Je connaissais celui à qui était adressée cette lettre, je me promis d'aller le voir; mais en attendant, je lui envoyai tout de suite la lettre par un commissionnaire.

Il y avait beaucoup de monde dans cette chambre. On me demanda si je connaissais les parents de cette pauvre morte. Je répondis que non.

On questionna la femme qui lui louait; on demanda s'il y avait longtemps qu'elle demeurait chez elle?

—Non, il y a à peu près deux mois. Je lui avais donné congé parce que c'est une fille inscrite à la police. J'ai une demoiselle, je ne pouvais pas la garder.

—Avait-elle des amis? Venait-il du monde la voir?

—Non, monsieur, elle n'a reçu personne depuis qu'elle est chez moi. Je crois qu'elle a toujours été malade.

On écrivit tous ces détails.

Je lui fis cadeau de sa dernière robe; j'envoyai un drap, un bonnet; je n'eus pas le courage d'assister à sa toilette. Je recommandai qu'on lui arrangeât bien les cheveux. Elle en avait si soin. Je me rappelle qu'un jour elle me disait:

—Pour rien au monde je ne voudrais mourir à l'hospice, crainte qu'on ne me coupe les cheveux.

Son amant, me disais-je, va la faire enterrer; je veux aller le trouver.

Je rentrai chez moi désespérée. Tout le monde fut consterné de cette nouvelle. Bien qu'on ne la connût pas, c'était une triste histoire.

Son amant demeurait rue Racine; je me fis conduire en voiture, car je n'avais pas la force de marcher. Il était quatre heures quand j'arrivai à la porte de son hôtel.

J'entrai chez le concierge; la première chose que je vis sur la table fut la lettre de Marie; il n'y était donc pas!

Je demandai si l'on savait où il était, qu'il fallait absolument que je lui parlasse.

Le portier ne parut guère disposé à l'aller chercher; mais sa femme, plus aimable, me dit qu'il était à l'estaminet à côté, que je n'avais qu'à le faire demander.

Je m'adressai à un garçon: on l'appela dans une salle de billard.

—Qu'on attende chez moi, dit-il, je finis une poule.

J'allai l'attendre chez son portier, après avoir recommandé au garçon de le prier de se presser, parce que j'avais une chose importante à lui communiquer.

—Il répondit qu'il ne se dérangerait pas pour un empire!

J'attendis plus d'une heure; enfin, il arriva, débraillé, plein de blanc.

C'était un étudiant de quinzième année; encore jeune, assez beau de sa personne, aussi mauvais sujet qu'il est possible de l'être.

—Ah! c'est vous! me dit-il; pourquoi n'êtes-vous pas entrée? Vous auriez pris l'absinthe avec nous. J'ai gagné la poule.

—Ne riez pas, mon ami, je vous apporte une triste nouvelle; lisez cette lettre.

Et je lui montrai celle de Marie, restée sur la table.

—Encore! dit-il. Si c'est pour ça que vous êtes venue, vous auriez pu rester chez vous. Ah ça! je n'en serai donc jamais débarrassé?...

Et il mettait les mains à son front comme un homme exaspéré.

—Je lui ai défendu de m'écrire; je ne veux pas lire ses lettres.

Et il fit un mouvement pour la déchirer. Je lui arrêtai les mains.

—Lisez celle-là, lui dis-je, c'est la dernière que vous recevrez!

—Elle m'a dit ça cent fois. J'en ai dix en haut que je n'ai pas ouvertes...

—Vous avez eu tort; vous auriez peut-être évité un grand malheur... Celle-là est bien la dernière... Elle est morte!

—Morte! fit-il en me regardant.

—Oui, morte! Elle s'est jetée par la fenêtre, et n'a laissé que cette lettre pour vous.

Il prit sa clef, demanda s'il y avait du feu chez lui et me pria de monter à sa chambre. Entré, il ôta sa casquette, jeta ses cheveux en arrière, décacheta sa lettre. Elle était de huit à dix pages. Il alluma une bougie et lut...

Il fit plusieurs mouvements de tête pendant la lecture, mais il ne versa pas une larme.

Pauvre Marie! voilà l'homme qu'elle aimait depuis six ans, et pour lequel peut-être elle s'était tuée.

Enfin, il me dit: «C'est un malheur irréparable; je n'y puis rien. C'est pourtant ce qui pouvait lui arriver de plus heureux. J'ai depuis un an, une autre maîtresse que j'aime beaucoup; je m'en suis caché dans les premiers temps, mais Marie me suivait; elle a tout découvert. Je n'avais rien à lui apprendre; je résolus d'en finir une bonne fois; je lui dis que je ne l'aimais plus, que je gardais l'autre, qu'elle me laissât tranquille. Alors, ce furent des larmes, des cris qui m'irritèrent. Je la pris en grippe. Un soir elle vint avec la résolution de me tuer... elle avait un couteau! Je fis monter ma maîtresse, et j'enfermai Marie dans une chambre vide, à côté, pour que sa colère eût le temps de se passer. Comme elle faisait du tapage, j'allai passer la nuit hors de chez moi.

—Comment, vous n'avez pas eu peur de son désespoir?

—Non. On lui a ouvert quand j'ai été parti, en lui disant que, si elle venait encore faire du bruit dans la maison, on irait chercher la garde pour l'arrêter.

—C'est mal, ce que vous avez fait là; vous n'avez pas de cœur.

—Si fait, j'ai du cœur, mais je ne pouvais pas la souffrir; j'aurais bien voulu vous y voir... Je ne connais pas de supplice pareil à celui d'avoir à côté de soi quelqu'un qui vous tourmente d'un amour qu'on ne partage pas... Un saint s'emporterait. Je n'ai qu'un regret, c'est de ne pas avoir eu pour elle ce que j'ai pour une autre; cela ne se commande pas. Si elle n'avait voulu que mon amitié, je la lui aurais gardée, car c'était une bonne fille. Je regrette aujourd'hui de l'avoir tant rudoyée; mais elle n'avait pas de cœur; j'avais beau lui en faire, elle revenait tout de même.

—Parce qu'elle vous adorait; vous étiez sa faiblesse... C'est dur à vous de lui reprocher d'avoir manqué de cœur. Est-ce que vous croyez qu'il n'en faut pas pour se tuer... à son âge?

Il relut la lettre sans plus d'émotion que la première fois.

Je l'appelais en moi-même: cœur de pierre. Les filles de marbre n'avaient pas encore été inventées.

On frappa... Il avait retiré sa clef.

—Qui est là? demanda-t-il.

—Moi! dit une voix de femme.

Il posa sa lettre et fut ouvrir. Je vis entrer une petite brune, le nez en l'air.

—Tiens! dit-elle en me regardant, vous recevez Mogador? Fallait me faire dire de ne pas monter... Et elle fit mine de s'en aller.

Il s'empressa de la retenir.

Je compris alors que si la pauvre Marie avait passé sous les fourches de cette pécore, elle avait dû en voir de dures.

Je pris la lettre, pour que cette femme ne la vît pas.

La scène qui se passait entre eux me fit comprendre que celle-là se chargerait de venger Marie. Elle lui disait:

—C'est encore ta Marie qui t'envoie chercher?.. Vas-y, mon cher, ça m'est bien égal; ce n'est pas moi qui te cours après: je n'ai pas besoin de toi. Tu sais bien que je ne suis pas jalouse.

Tout cela me faisait mal; je me levai pour céder ma place et je dis à cette demoiselle que Marie n'envoyait pas chercher son amant et qu'elle pouvait le garder sans partage; que j'étais venue de moi-même le prier de la faire enterrer et de la conduire à sa dernière demeure.

—Tu vois! lui dit-il, toujours en lui barrant le passage.

Je sortis sans qu'il m'eût dit: merci!

Je commençais à être de son avis. S'il était dans la destinée de Marie de ne pouvoir se détacher de cet homme, mourir était ce qui pouvait lui arriver de plus heureux.

J'avais, dans ma précipitation, emporté par mégarde la lettre de cette pauvre enfant. Je comptais la lui rendre le lendemain, car je ne doutais pas qu'il vînt chez moi. En voici quelques fragments:

«Lisez au moins cette lettre jusqu'à la fin; ne riez pas, je vous ai dit cela bien souvent, c'est que j'espérais toujours que j'arriverais à votre cœur, que vous auriez pitié de moi.

»Mon crime est de vous avoir trop aimé, pardonnez-le-moi, je vais le payer bien cher. Je n'ai jamais eu de courage quand il s'est agi de renoncer à vous; vous devez me mépriser d'avoir supporté les affronts, les duretés que vous me faisiez; je revenais et je vous demandais pardon du mal que vous m'aviez fait... Je me tenais à vos pieds et vous demandais grâce de la vie, que je voulais quitter, si vous ne vouliez plus m'aimer... Vous me faisiez chasser! Je vous envoyais mon âme et mes larmes dans une lettre que vous brûliez sans y répondre, ou que votre maîtresse me renvoyait avec une insulte de sa main.

»Mon désespoir excitait son amour; car elle ne vous aime pas, elle en aime un autre... mais, c'est si bon de torturer un cœur, que, pour me faire souffrir, elle se partage entre l'autre et vous!

»Vous me regretterez, ne fût-ce que par amour pour elle; quand je ne serai plus, elle vous abandonnera; vous penserez peut-être à moi, vous relirez cette lettre que je vous supplie de conserver, et vous ferez, pour récompenser mon âme du mal que vous avez fait au cœur et au corps, ce que je vous conseillais.

»Quittez le quartier Latin, retournez en Bretagne, où votre mère vous attend encore... Je vous ai vu recevoir des lettres d'elle où elle se désolait de votre abandon; elle vous suppliait de revenir au pays; vous négligiez de lui répondre!...

»Voilà quinze ans que vous êtes à Paris; cette vie de billard, d'estaminet, a gâté vos habitudes, flétri votre figure.

»Moi, je vous trouvais le plus beau du monde, parce que je vous aimais comme une insensée; mais ce grand amour, vous ne le retrouverez peut-être jamais; vous connaîtrez alors l'abandon.

»Partez! il est temps encore; plus tard, vous ne verriez peut-être plus que la tombe de votre mère, sainte femme! qui n'a que vous.

»Oh! si elle avait vu le fond de mon cœur, elle m'aurait aimée à cause de l'amour que j'avais pour vous. Si vous aviez voulu me garder près de vous, je me serais faite si petite que je ne vous aurais pas gêné; si vous m'aviez tendu la main, il me semble qu'à force de dévouement je serais sortie blanche de l'abîme où j'étais tombée.

»Oh! toute la force de la vie s'accroche à moi, au souvenir d'une espérance. Comme je t'ai aimé, comme je t'aime encore! Tu as été la première et la dernière passion de ma vie! Le Créateur m'avait faite indolente, j'aurais trouvé une énergie de fer, si tu m'avais dit: «Fais un miracle et je t'aimerai!»

»Ma tête brûle... Allons, c'était impossible, il faut en finir. J'ai tout tenté; je ne puis pourtant te quitter; l'idée que tu liras cette lettre m'arrête. Depuis deux mois, je souffre mille morts; si j'avais pu me traîner, je serais allée mourir près de toi, sur ton passage... je t'aurais vu une dernière fois. Je voudrais t'écrire jusqu'à mon dernier soupir...

»Si j'avais de l'argent pour me procurer du charbon, je te dirais si la mort fait autant souffrir que ton abandon; mais je n'ai rien, je n'ai que ma fenêtre ou la rivière; je ne puis aller jusqu'à elle. J'ai près de moi un couteau; je l'ai plusieurs fois approché de ma poitrine, mais j'ai peur de cette lame froide, éraillée...

»Comme je souffre! mon Dieu; si vous me pardonnez, faites-moi mourir de suite... Je me repens... je vous prie depuis deux jours... je vais vous oublier au moment suprême!...

»Mon ami, je vous pardonne!

»Tout-à-l'heure, sur le bord de cette fenêtre, je vais m'agenouiller, joindre les mains, et me penchant en avant, je dirai: «Mon Dieu, pardonnez-moi! mon Dieu, prenez-moi en pitié! faites-moi mourir!...»

»MARIE.»

Cette dernière prière avait été exaucée, car elle n'a poussé qu'un soupir et s'est éteinte!...

Rentrée chez moi, je cachai cette lettre et la manière dont j'avais été reçue.

Le lendemain, je ne sortis pas, attendant la personne chez laquelle j'étais allée la veille; n'en ayant aucune nouvelle à quatre heures, je pensai qu'elle s'était rendue rue Coquenard. J'y fus: on n'avait vu personne!

Le corps de Marie avait été enlevé à deux heures; la charité, qui a tout prévu, avait fait passer sa voiture d'indigence; personne ne l'accompagna.

Mortes, toutes les créatures inspirent le respect; les passants la saluèrent jusqu'à sa dernière demeure.

On m'a dit que la lecture de Werther avait causé des suicides; je l'ai lu...

J'étais, à cette époque, trop heureuse ou trop ignorante pour le comprendre; cette lecture ne me donna pas même le spleen, mais le souvenir de Marie produisit sur mon imagination un effet incroyable.

Ce souvenir me faisait songer au repos qui ne finit point, au repos de la mort.

Toutes les nuits, je la voyais en rêve; elle me parlait et toujours elle me disait la même chose.

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