Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)
La Fronde finit comme une pièce dramatique bien combinée.—Mariage du roi.—Rentrée de Condé.—Mort de Gaston.—Le cardinal de Retz est dans l'impuissance de nuire.—Pompes de la rentrée du roi.—La cour avait été obligée de faire de longues absences hors de la capitale pendant que se traitait l'affaire de la paix.—La noblesse alors resta à Paris.—Le théâtre devint pour ses divertissements sa principale ressource.—Une grande distance séparait la noblesse de la bourgeoisie.—La noblesse protégeait les acteurs.—Ceux-ci tenaient une conduite honorable.—Plusieurs étaient hommes de lettres.—Les auteurs dramatiques les ménageaient.—Ils accordent l'entrée de leurs théâtres à tous les membres de l'Académie Française.—Leur fréquentation avec les gens de cour et les grands leur donnait, sous le rapport des manières, une grande supériorité sur la bourgeoisie de la capitale et sur la noblesse de province.—Quelques-uns étaient gentils-hommes, et ne perdaient point leurs priviléges en devenant acteurs.—Molière n'éprouva aucun obstacle pour l'établissement de son nouveau théâtre.—Sa troupe, inférieure à celle des deux autres théâtres.—Son génie était son seul moyen de succès.—Succès du Dépit amoureux.—Vogue prodigieuse des Précieuses ridicules.—La raillerie était en honneur à la cour de Louis XIV.—Les véritables précieuses et leurs amis furent les premiers à rire de la pièce de Molière.—Toute la famille de Mme de Rambouillet se trouvait à la représentation de cette pièce.—Motifs qui font présumer que Mme de Sévigné y était aussi.—La preuve qu'elle était alors à Paris résulte du récit de Tallemant sur l'affaire du marquis de Langey.—Réflexions sur cette affaire.
La Fronde se termina comme un poëme dramatique bien combiné: toutes les intrigues qu'elle avait enfantées se dénouèrent par un mariage; presque tous les principaux acteurs se réconcilièrent, et celui qui toujours et sans cesse avait été occupé à tout brouiller fut écarté de la scène. Louis XIV épousa l'infante Marie-Thérèse; le traité des Pyrénées fut conclu; deux grandes monarchies, qui se faisaient la guerre depuis vingt-cinq ans, devinrent alliées; les frontières de la France furent reculées au nord, à l'est et au sud [277]. Condé fit sa soumission, et ramena avec lui cette courageuse noblesse qui avait suivi sa destinée [278]; le duc de Lorraine, retenu depuis six ans dans les prisons d'Espagne, à cause de ses liaisons avec la France, en sortit [279]; Retz, condamné à l'exil, forcé de fuir et de se cacher, ne fut plus à craindre [280]; l'indécis et faible Gaston, qui se défiait de tout le monde et de lui-même, qui ne s'intéressait à personne et auquel personne ne s'intéressait, mourut peu après [281].
Le faste et l'éclat qui avaient accompagné la demande de l'infante; les galanteries chevaleresques et les attentions du jeune roi pour sa femme [282]; la pompe triomphale de leur entrée dans Paris; la magnificence des réjouissances publiques qui la suivit, tout contribua à répandre un aspect de bonheur et un air de grandeur sur les commencements d'un règne qui s'annonçait d'une manière si brillante [283]. Le royaume entier semblait renouvelé et rajeuni par son monarque [284].
Mais les négociations qui avaient précédé ce moment avaient été longues et difficiles [285]; et plus on désirait les voir se terminer heureusement, plus on se trouvait agité par la crainte et par l'espérance, selon qu'on apprenait qu'elles avançaient vers leur terme, ou qu'elles étaient sur le point d'être rompues. Tout le monde paraissait pressé d'en finir, excepté les négociateurs eux-mêmes, Jules Mazarin et Louis de Haro, qui, sur leur petite île de la Bidassoa, combattaient ensemble de ruses et de finesses dans leurs interminables conférences. Ces délais, cette longue attente, les absences prolongées du roi, de la reine, du cardinal et de tous ceux de leurs maisons, avaient en quelque sorte dérouté les habitudes du grand monde de la capitale. La cour se trouvait partagée en deux, parce qu'une partie seulement avait pu être du voyage de Lyon; l'autre était restée à Paris. Le roi n'y revint qu'en février; Mazarin en repartit vers le milieu de l'été, pour se rendre à Saint-Jean de Luz [286]; et le roi, la reine et leur suite nombreuse allèrent peu après rejoindre le ministre et voyager dans le midi, en attendant le terme des négociations. Tout ce qui n'était point du voyage n'eut aucune envie de quitter Paris, où l'on s'attendait de jour en jour à voir revenir ceux dont on s'était séparé avec tant de regret: de fréquents courriers apportaient de leurs nouvelles, et instruisaient de tout ce qui préoccupait si fortement les esprits. Comme l'ouverture des négociations avait suspendu les opérations de la guerre, nul ne se trouvait forcé de s'absenter. La capitale était donc pourvue d'un plus grand nombre de personnes de la haute noblesse, ou de personnes riches et vivant noblement, qu'elle n'avait coutume de l'être dans cette saison. Mais comme les ballets royaux, les fêtes et les cercles de la cour, les bals et les mascarades, n'avaient plus lieu, on eut plus de loisir pour suivre les représentations théâtrales, et elles tinrent le premier rang parmi les jouissances de cette année.
Nous avons vu qu'indépendamment des deux troupes d'acteurs de l'hôtel de Bourgogne et du Marais, une troisième troupe (c'était celle de Molière) avait obtenu la permission de s'établir à Paris, et jouait sur le théâtre du Petit-Bourbon.
Il ne faut pas oublier l'inégalité des rangs qui existait à cette époque, et les effets qu'elle produisait. Un intervalle considérable séparait le bourgeois le plus riche d'un noble, d'un grand seigneur. Celui-ci donnait du lustre et de l'importance à tous ceux qu'il admettait à l'honneur de sa familiarité ou aux bienfaits de sa protection. Les grands choisissaient de préférence pour clients ceux qui pouvaient rehausser l'éclat de leur rang ou contribuer à leurs plaisirs. De là cette faveur dont jouissaient auprès d'eux les artistes, les gens de lettres, les chanteurs et les acteurs [287]. La condition de ces derniers, du moins dans la capitale, n'était point ravalée au-dessous de celle de la bourgeoisie, comme cela a lieu depuis que leur nombre s'est multiplié si extraordinairement avec celui des théâtres, et encore plus depuis que les lois ont voulu promener leur niveau sur tous les rangs, sur toutes les professions. Les lois peuvent bien contraindre les actions de l'homme, mais ne peuvent rien sur ses opinions: les lois veulent en vain établir en toute chose une parfaite égalité, rendre semblable ce qui diffère, rapprocher ce qui se repousse; l'opinion, qui exerce sur les lois mêmes son empire absolu, élève aussitôt ce qu'elles ont abaissé, abaisse ce qu'elles ont élevé, prononce ses incompatibilités et établit ses distinctions.
A l'époque dont nous parlons, les princes et les grands, qui, à l'exemple du monarque, aimaient à s'exercer dans l'art théâtral, et associaient à leurs divertissements les acteurs, ne laissaient échapper aucune occasion de manifester à ceux-ci l'intérêt qu'ils leur portaient, et le cas qu'ils faisaient de leurs talents. Ils les aidaient à maintenir l'ordre dans leurs représentations; ils n'hésitaient pas, pour les mettre à l'abri des insultes de la foule, à leur prêter le secours de leurs propres gardes ou de leurs nombreux valets, et souvent ils ne dédaignaient pas d'intervenir en personne, lorsque les circonstances l'exigeaient. Plus honorés, les acteurs tenaient aussi une conduite plus honorable. Ils maintenaient dans leurs petites républiques une police excellente [288]. Liés entre eux par un même intérêt et par les rapports continuels de leurs communs travaux, ils se secouraient mutuellement, et ne souffraient jamais qu'aucun d'eux, qu'elle que fût son infortune, tombât à la charge de la charité publique. Ce qui ajoutait encore à la considération dont jouissaient particulièrement les acteurs des deux théâtres royaux de l'hôtel de Bourgogne et du Marais, c'est que plusieurs étaient hommes de lettres, et composaient des pièces dans lesquelles ils jouaient. Dans ce nombre étaient Hauteroche, Villiers, Poisson, Champmeslé, la Thorillière: par ceux-ci, la nuance qui séparait les acteurs des gens de lettres faisant profession de travailler uniquement pour la scène était faible et peu marquée; car ces derniers étaient obligés de fréquenter les acteurs, de faire société avec eux; ils avaient besoin de leur appui, et semblaient appartenir à leur théâtre et faire partie de leur troupe. Les acteurs, de leur côté, se montraient dignes, par leur générosité, d'une telle confraternité. Ils avaient accordé à tous les membres de l'Académie Française le droit d'entrer à leur spectacle sans payer. Ainsi les acteurs, par leur liaison avec les beaux esprits, par la nature même de leur profession, possédaient toujours ce genre d'instruction qui contribue le plus aux agréments de la conversation, et leur fréquentation avec les grands leur donnait cette élégance dans les manières, cette pureté dans le langage, cette politesse naturelle, et toutes les qualités brillantes de l'homme du monde, alors si inégalement réparties, auxquelles la bourgeoisie était entièrement étrangère, et qu'on ne trouvait même pas parmi la noblesse de province: elles semblaient être l'apanage presque exclusif de la cour, des cercles et des ruelles de la capitale. C'était donc un immense avantage que de les posséder, et les acteurs y trouvaient pour l'exercice de leur profession un élément de succès: ils s'étudiaient continuellement à les acquérir, et parvenaient sous ce rapport à égaler leurs modèles. Enfin, la plupart d'entre eux étaient sortis de la bourgeoisie, et quelques-uns même de la noblesse. Ces derniers ne dérogeaient pas alors en montant sur les planches. Floridor, le meilleur acteur de cette époque, était de ce nombre. Le fisc voulut lui contester son titre, et le priver des priviléges et exemptions qu'il tenait de sa naissance; mais la justice prononça en sa faveur [289], et le rétablit dans ses droits, sans que pour cela il fût obligé de renoncer au théâtre. Plus tard, Le Noir de La Thorillière quitta la glorieuse profession des armes, et le grade de capitaine de cavalerie, pour se faire acteur; et ce fut avec le consentement et l'approbation du roi qu'eut lieu ce changement d'état [290].
Ainsi Poquelin, ce fils d'un tapissier du roi sous les Piliers des halles [291], n'avait pas, autant qu'on l'a cru, trompé l'espoir de sa famille en mettant de côté la soutane du séminariste [292] et la robe d'avocat, pour devenir acteur et chef de troupe, surtout depuis que, par la protection du prince de Conti et de Monsieur, il eut obtenu la permission de s'établir dans la capitale. Sa profession ne parut nullement incompatible avec la charge de valet de chambre du roi, qu'il tenait de son père, et avec l'honneur qu'il avait, lorsqu'il était de service, de faire quelquefois le lit de Sa Majesté [293]. Mais si Molière était favorisé par l'opinion, les mœurs et les besoins de son temps [294] pour l'établissement d'un nouveau théâtre à Paris, il trouvait de grands obstacles dans les deux autres théâtres, qui depuis longtemps étaient en possession d'attirer la foule. Les acteurs qui y jouaient, déjà en faveur auprès du public, avaient une grande supériorité sur ceux du sien; aucun auteur en réputation ne voulait consentir à confier ses pièces à ces comédiens de province, si peu habiles. Tous moyens de succès leur étaient donc ravis, hors un seul: le génie de celui qui était leur chef. Instruits par lui, inspirés par lui, les camarades de Molière, médiocres dans les pièces des autres, jouaient les siennes avec un ensemble, une verve, un naturel, qui ne laissaient rien à désirer. Pour que la nouvelle troupe réussît et l'emportât sur les deux autres, il fallait donc que Molière composât des pièces pour elle, et que ces pièces fussent supérieures à celles que l'on jouait aux autres théâtres: c'est ce qu'il fit, du moins pour les comédies. Déjà les Étourdis et le Dépit amoureux avaient commencé à attirer le public à son théâtre, et lui avaient fait entrevoir la possibilité de réussir; lorsqu'une simple farce en prose, en un seul acte, composée en quelques jours, dont l'intrigue ou la conduite, misérable en elle-même, ne lui appartenait pas [295], lui procura un succès prodigieux [296], et lui acquit tout à coup une réputation qui ne fit que s'accroître depuis, mais que les deux comédies en cinq actes et en vers qu'il avait déjà fait jouer n'avaient pu lui faire obtenir. Dans cette parade bouffonne, Molière faisait ressortir les ridicules du langage affecté et des manières composées de la haute classe, en montrant ce qu'ils devenaient lorsqu'ils étaient singés par la bourgeoisie et les gens de bas étage. Ces ridicules avaient déjà été signalés, mais personne n'avait soupçonné qu'ils fussent aussi comiques. Ces scènes sans liaison étaient une suite de peintures admirables par cet air de vérité auquel l'exagération même donne plus de relief; c'était une satire mordante, spirituelle et comique des folies les plus extravagantes, et des travers les plus saillants, de la société de cette époque. Personne ne put s'empêcher d'en rire; les plus grandes précieuses et leurs sectateurs s'en amusèrent comme les autres, tant était contagieuse cette verve de gaieté qui animait les dialogues dans les endroits où l'auteur avait placé ses traits les plus malins. «Qui ne sait pas supporter la raillerie, dit Loménie de Brienne dans ses mémoires, ne doit point vivre à la cour [297].» La raillerie fut à cette époque même le sujet d'un ballet, où le roi représenta le principal personnage [298]; la cour de Louis XIV était essentiellement railleuse et moqueuse, et cette disposition générale des esprits contribua beaucoup au succès de Molière et aux allures franches et hardies de son génie. Non-seulement on ne lui en voulut point de ses piquants sarcasmes sur les ruelles de la capitale et sur celles des provinces, mais on lui en sut gré. C'est en vain que quelques envieux cherchèrent à animer contre lui les courtisans, les grands seigneurs et les grandes dames qu'il avait eu, disaient-ils, l'audace de traduire sur le théâtre [299]; personne ne s'avisa de réclamer le privilége d'être sot et ridicule par droit de naissance. Nous savons qu'à la réserve de M. et de madame de Montausier, qui étaient dans leur gouvernement d'Angoumois, toute la famille de madame de Rambouillet se trouvait à la première représentation des Précieuses de Molière; Ménage y vit madame la marquise de Rambouillet, mademoiselle de Rambouillet, sa fille, madame la marquise de Grignan, son autre fille, le marquis de Grignan, son gendre, et leurs nombreux amis. Tous applaudirent à ces réjouissantes caricatures, à ces scènes d'un comique si vrai, si spirituel, si original surtout, et qui ne rappelaient en rien les imitations des pièces anciennes ou des pièces espagnoles, dont on était rassasié. On connaît le mot de Ménage et son espèce de palinodie: «Dès cette première représentation, dit-il, on revint du galimatias et du style forcé [300].» On connaît l'exclamation énergique d'un vieil amateur: «Courage, Molière! voilà de la bonne comédie.» Mais ce qui est ignoré, ce qui importe à notre objet, c'est que probablement madame de Sévigné se trouvait aussi à cette première représentation des Précieuses ridicules. Du moins est-il certain qu'elle était alors à Paris: nous en avons la preuve par le récit de Tallemant des Réaux sur l'affaire du marquis de Langey, dans lequel madame de Sévigné figure au nombre des jeunes femmes vives et légères qui ne voyaient que le côté plaisant de cette cause singulière, devenue le sujet de tous les entretiens. Elle partageait l'attention publique au point de faire oublier les succès prodigieux de la comédie des Précieuses ridicules et de la tragédie de Bélisaire du sieur de la Calprenède, et même les négociations de Saint-Jean du Luz [301]. L'étrange et scandaleuse accusation d'une jeune femme contre un mari, si opposée à la réputation d'homme à bonnes fortunes qu'il s'était acquise, avait forcément monté toutes les conversations sur un tel ton de licence dans l'expression, qu'on doit peu s'étonner du propos que Tallemant des Réaux dit avoir été tenu par madame de Sévigné au marquis de Langey [302], pour exprimer à celui-ci qu'elle ne doutait nullement des moyens victorieux qu'il avait de gagner sa cause.
Les vers énergiques de Boileau, l'absurde contradiction de deux jugements contraires rendus pour et contre un seul homme, et le plaidoyer de Lamoignon [303], amenèrent dans notre législation, à l'égard du mariage, un changement qui, considéré sous le point de vue religieux, n'était pas aussi fondé en raison que le pensent ceux qui n'ont fait attention qu'aux circonstances scandaleuses de cette affaire [304].