Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)
Aucune femme ne figurait dans les fêtes de Versailles.—Nouveau ballet donné à la cour.—Mademoiselle de Sévigné y figure sous le costume d'Omphale.—Vers de Benserade à sa louange.—Madrigal en langue italienne composé pour elle par Ménage.—Épigramme du même sur madame de Sévigné.—Les éloges donnés à son teint, dans cette pièce, sont confirmés par Bussy et madame de la Fayette.—Le temps entre 1663 et 1669 fut le plus heureux de la vie de madame de Sévigné.—Elle le passa dans la société de ses anciens amis et amants et dans des fêtes continuelles.—Intrigues de cour qui donnaient un grand intérêt à ces fêtes.—Madame de Sévigné était répandue dans la société des gens de robe et de finance, comme parmi ceux de la cour.—Elle était liée avec madame Duplessis-Guénégaud; elle l'allait voir à Fresnes, où celle-ci donnait des fêtes fréquentes.—Madame de Guénégaud donne un ballet à mascarades à Fresnes, lors du mariage de sa fille.—Son mari est obligé de rendre des comptes, et elle est privée d'une partie de sa fortune.—Louis XIV contraint à l'obéissance, par des moyens despotiques, tous ceux qui résistent à ses ordonnances.—Bussy est arrêté et mis à la Bastille.
Si madame de Sévigné se trouva avec sa fille aux fêtes de Versailles, elles furent toutes deux au nombre des spectatrices, et mademoiselle de Sévigné n'eut point de rôle à jouer; ce qui ne doit point étonner, puisque aucune dame de la cour ne figura dans ces fêtes. Il y eut une course de bague, où les hommes se montrèrent sous divers déguisements. Louis XIV y parut habillé d'abord en berger, et ensuite sous le costume du chevalier Roger, ce fameux paladin du poëme de l'Arioste. Il y eut des festins, des feux d'artifice, la comédie, des cavalcades, mais aucune représentation de ballet royal [567].
On en composa un nouveau pour l'hiver suivant. Il était intitulé: la Naissance de Vénus. Le duc de Saint-Aignan en était l'inventeur; Benserade avait mis ses idées en vers; Vigarani avait construit les décorations; les deux plus fameuses cantatrices de l'époque, mademoiselle Hilaire et mademoiselle Christophe, y faisaient entendre leurs voix. Mademoiselle de Sévigné, sous le costume d'Omphale, figurait avec le roi dans la dernière entrée de ce ballet. Les vers de Benserade que l'on y récitait à la louange de la jeune Omphale contenaient aussi un éloge de sa mère; et tout le monde applaudissait le poëte qui, au milieu de tant de licence, rendait justice à la vertu, et savait être flatteur sans flatterie.
Pour mademoiselle de Sévigny,
Omphale.
Blondins accoutumés à faire des conquêtes,
Devant ce jeune objet si charmant et si doux,
Tous grands héros que vous êtes,
Il ne faut pas laisser pourtant de filer doux.
L'ingrate foule aux pieds Hercule et sa massue;
Quelle que soit l'offrande, elle n'est point reçue:
Elle verrait mourir le plus fidèle amant,
Faute de l'assister d'un regard seulement.
Injuste procédé, sotte façon de faire,
Que la pucelle tient de madame sa mère,
Et que la bonne dame au courage inhumain,
Se lassant aussi peu d'être belle que sage,
Encore tous les jours applique à son usage,
Au détriment du genre humain [568].
Mademoiselle de Sévigné avait alors atteint l'âge de dix-sept ans; ses charmes avaient acquis tous leurs développements, et sa beauté était déjà devenue célèbre. Ménage, dans la nouvelle édition de ses poésies, avait adressé un madrigal en vers italiens «à la très-belle et très-vertueuse demoiselle Françoise de Sévigné». Il la prie de ne pas croire son cœur insensible, parce qu'il ne ressent pas pour elle l'amour qu'elle inspire à tous; mais ce cœur a déjà été enflammé par sa mère, et réduit en cendre par elle: il n'a plus la faculté de brûler [569]. Ménage ne croyait pas qu'il y eût du ridicule dans de pareilles fadaises, parce qu'il les écrivait en langue étrangère. Il donne encore, dans une petite pièce qu'il a intitulée, à la manière des anciens, Épigramme, parce qu'elle était courte, des éloges à mademoiselle de Sévigné; mais ce n'est que pour rehausser ceux de sa mère.
A madame la marquise de Sévigny.
ÉPIGRAMME.
Je l'ai dit dans la famille,
Et je le dirai toujours,
Vous n'aimez point votre fille,
Ce miracle de nos jours.
Par l'éclat incomparable
De votre teint, de vos yeux,
Par votre esprit adorable,
Vous l'effacez en tous lieux [570].
Cet éloge était vrai sous le rapport de l'esprit, vrai sous le rapport de la vivacité des yeux. On pourrait croire, relativement à ce que Ménage dit du «teint incomparable,» qu'il fait son métier de poëte et d'amant, et qu'il flatte; car mademoiselle de Sévigné était blonde comme sa mère, et dans toute sa fraîcheur. Cependant l'assertion de Ménage est confirmée par les portraits que Bussy-Rabutin et madame de La Fayette ont faits de madame de Sévigné. Le premier commence le sien en disant: «Madame de Sévigné a d'ordinaire le plus beau teint du monde [571]....» La seconde, en s'adressant à madame de Sévigné elle-même, dit: «Je ne veux point vous accabler de louanges, ni m'amuser à vous dire que votre taille est admirable, que votre teint a une fleur qui assure que vous n'avez que vingt ans [572]....» Madame de Sévigné en avait environ trente-trois lorsque ces deux portraits furent écrits, et on doit remarquer que l'intention de Bussy, dans le sien, était de la déprécier, et non de la louer; de l'offenser, et non pas de la flatter. Il est vrai que lorsque Ménage écrivit son épigramme, elle avait quelques années déplus: elle était âgée d'environ trente-huit ans; mais c'est à cet âge que, dans nos climats du moins, les femmes prennent un embonpoint, signe de force et de santé, qui leur donne un teint plus égal, plus reposé, non aussi frais, mais plus vif que dans leur première jeunesse. C'est cette seconde jeunesse, c'est cette jeunesse de l'âge mûr, qui est dans la vie comme le second mouvement de la séve des végétaux dans le déclin de l'année, et que l'on a nommée avec énergie le regain de la beauté.
On peut affirmer, avec toute certitude, que cette époque a été pour madame de Sévigné la plus heureuse. Lorsqu'on réfléchit à sa fortune, à son rang, à sa position dans le monde, à son organisation vive et sensible, accessible à toutes les impressions agréables, parfaitement adaptée aux jouissances de son temps, il est permis de croire qu'il est peu de femmes qui aient jamais été appelées à jouir d'un aussi grand bonheur. Tous ses amis de la Fronde étaient rentrés. Le cardinal de Retz lui-même avait obtenu la permission de se rendre à Fontainebleau, et de se présenter devant le roi; madame de Sévigné était allée à sa rencontre jusqu'à Saint-Denis. S'il ne lui fut plus permis de demeurer à la cour, si la carrière de l'ambition lui fut pour toujours fermée, il fut plus entièrement livré à ses amis et à ceux dont il se faisait chérir. Il n'erra plus loin de sa patrie; et après tant d'agitations, dans sa belle retraite de Commercy, il put passer dans le repos les dernières années de sa vie [573]. Il s'y occupa de philosophie, de métaphysique [574], et s'amusa à rédiger ses Mémoires, qui lui ont acquis, comme écrivain, le premier rang en ce genre. Les autres amis de madame de Sévigné, Turenne, le comte du Lude, Tonquedec, le gai Marigny, et tant d'autres, restés en faveur, ou pardonnés, étaient revenus de leur exil. Ainsi tous ceux qui l'avaient vue entrer à la cour et dans le monde, elle les retrouvait; ils composaient encore sa société intime, et, toujours belle, riche, spirituelle, elle jouissait également des nouveaux hommages que ses charmes lui attiraient parmi les jeunes gens, et de ceux que depuis longtemps lui rendaient ses anciens adorateurs. Mais les succès qu'elle obtenait n'étaient rien en comparaison des jouissances que lui donnaient ceux de sa fille. C'est par elle, c'est pour elle, qu'elle semblait vivre et plaire, pour elle qu'elle éprouvait tant d'orgueil et de délices à ces ballets. La jeunesse et les grâces de mademoiselle de Sévigné attiraient tous les regards; et jamais peut-être les fêtes ne furent plus multipliées que depuis sa présentation à la cour jusqu'à son mariage, c'est-à-dire depuis l'année 1663 jusqu'à l'année 1669. Il y en avait sans cesse, il y en avait partout; car on ne se contentait pas de celles que donnaient le roi et les princes: à leur imitation, les personnages qui, par leur rang ou leur fortune, tenaient un grand état de maison avaient aussi leurs ballets, leurs mascarades, leurs musiciens et leurs danseurs.
Madame de Sévigné était invitée aux fêtes les plus magnifiques: elle n'était pas seulement répandue dans la noblesse; ses liaisons avec Fouquet lui avaient procuré des amis parmi les gens de robe et parmi ceux de la haute finance. Ainsi qu'on l'a vu, madame Duplessis-Guénégaud avait conçu une vive amitié pour elle: cette amitié s'était augmentée par l'intérêt qu'elle lui vit prendre au surintendant, lors du fameux procès; ce qui faisait dire alors en plaisantant, à madame de Sévigné, que madame de Guénégaud l'aimait «par réverbération.» Madame de Sévigné nous dépeint madame de Guénégaud «comme une femme d'un grand esprit et de grandes vues, et qui avait un grand art de posséder une grande fortune [575].» Ceci est dit à cause des fêtes brillantes que M. et Madame de Guénégaud donnèrent dans le magnifique hôtel qu'ils avaient fait construire sur l'emplacement de l'hôtel de Nevers, et dans leur beau château de Fresnes. La plus remarquable de ces fêtes eut lieu à Paris en 1665, lors du mariage de mademoiselle de Guénégaud avec le duc de Caderousse [576]. Les amis de madame de Guénégaud y exécutèrent un ballet-mascarade, intitulé: les Muets du Grand Seigneur. Madame de Guénégaud y était désignée sous le nom d'Amalthée; et voilà pourquoi madame de Sévigné la nomme si souvent ainsi dans sa correspondance.
On voyait dans ce ballet des démons habillés sous mille formes différentes, pour faire invasion dans le beau palais d'Amalthée, c'est-à-dire dans cet hôtel de Guénégaud, qu'on nommait encore l'hôtel de Nevers. Puis les ombres racontaient ce qu'elles avaient observé de la vie intérieure d'Amalthée; ce qui leur donnait occasion de dévoiler sa bonté, sa générosité, toutes les qualités qui la faisaient chérir, et de varier, au moyen des caractères de chaque démon, les louanges délicates qui lui étaient adressées.
Lorsque Duplessis-Guénégaud jouissait ainsi avec profusion de sa grande fortune, il n'ignorait pas que l'examen de la chambre de justice chargée de prononcer sur la gestion de ceux qui avaient eu part aux opérations du surintendant tendait à l'en priver [577]; mais en ne changeant rien à sa manière de vivre il croyait montrer par là qu'il n'avait rien à craindre des poursuites dirigées contre lui, et qu'il suffisait seulement de gagner du temps: il espérait que Louis XIV se relâcherait des mesures de rigueur que l'on présumait lui être inspirées par les ennemis du surintendant.
Mais au milieu des pompes et des délices de sa cour, dont il paraissait uniquement occupé, le jeune monarque poursuivait ses desseins avec une constance et une ardeur que nul autre souverain n'a égalées. Malheureusement il ne connaissait que les mesures despotiques, dont le règne de Richelieu et l'anarchie de la Fronde lui avaient facilité l'emploi, en donnant lieu de penser qu'ils étaient les seuls moyens de gouvernement possibles et efficaces [578]. La Bastille et le For-l'Évêque se remplissaient de financiers, de maltôtiers, prévenus de prévarications; de gentils-hommes et de militaires qui, au mépris des ordonnances, s'étaient battus en duel ou étaient accusés de contraventions à d'autres édits du roi [579]; de jansénistes qui s'opposaient au formulaire et à la bulle du pape Alexandre VII, pour l'enregistrement de laquelle Louis XIV s'était rendu lui-même au parlement et avait fait violence à cette compagnie [580]. On emprisonnait aussi arbitrairement tous ceux qui avaient offensé, soit par leurs écrits, soit par leurs discours, la personne du roi ou mal parlé de son gouvernement, ou même qui étaient simplement soupçonnés de ce délit. Dans le nombre de ces derniers se trouvait le comte de Bussy de Rabutin; il fut arrêté le 17 avril 1665, et renfermé à la Bastille [581]. Pour bien connaître les causes de son arrestation, il faut reprendre la suite de ses aventures, et l'histoire de sa liaison et de ses rapports avec madame de Sévigné, depuis l'époque où nous avons cessé d'en entretenir nos lecteurs, jusqu'à cet événement même, qui eut une si triste influence sur le reste de sa vie. Ce récit fera le sujet des deux chapitres suivants.