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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)

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CHAPITRE XXI.
1663-1666.

Réflexions sur les sentiments maternels.—Amour de madame de Sévigné pour ses enfants, et particulièrement pour sa fille.—Constance et durée de son affection pour elle.—Comment on doit désormais la considérer et la juger.—La tendresse de madame de Sévigné pour sa fille nous a valu ses Lettres.—Elles sont des mémoires curieux du siècle de Louis XIV.—Chaque année ajoute à la splendeur de ce règne.—Louis XIV envoie de puissants secours à l'empereur d'Allemagne.—Soins que Louis XIV se donnait pour maintenir la discipline, pour régler l'intérieur.—Circulaire envoyée par ses ordres aux intendants.—Travaux entrepris au Louvre et à Versailles.—Jonction des deux mers par un canal.—Encouragements donnés aux génies qui surgissent à cette époque.—Boileau fait paraître son Discours au roi et ses premières Satires.—La Fontaine, ses Contes.—Molière fait jouer les trois première actes de son Tartufe.—De Molière et de Lulli.—De Boileau, de La Fontaine et de Racine.—Les fêtes de Louis XIV étalent données pour mademoiselle de La Vallière.—Sa liaison avec le roi devient publique.—La reine mère voulut en vain s'y opposer.—Elle tombe malade.—Soins de Louis XIV pour sa mère.—Témoignage que lui rend madame de Motteville.—Louis XIV exige que les dames de la cour suivent mademoiselle de La Vallière.

Les sentiments énergiques et durables se rencontrent rarement: des désirs modérés, des volontés faibles ou changeantes, sont le partage du plus grand nombre. C'est là un des bienfaits de la nature. Si une vive et forte sensibilité, quand elle est satisfaite, exalte l'âme jusqu'au plus haut degré de félicité auquel l'humanité puisse parvenir, elle la plonge aussi dans le plus profond abîme de douleur et d'amertume quand elle est dépouillée de ses illusions ou déchue de ses espérances. Cependant comment se fait-il que le vulgaire se complaise dans la peinture des passions les plus délirantes, qu'il n'éprouva jamais, qu'il n'est pas même susceptible d'éprouver? C'est que ces passions, qui ne sont toujours au fond que l'amour ou l'ambition différemment modifiés, se rattachent aux plus impérieux besoins de notre nature, à nos penchants les plus universels, les plus irrésistibles; à cette sympathie qui entraîne les deux sexes l'un vers l'autre, ou à cette aversion pour toute contrainte, à ce désir de domination, à cette avidité pour les richesses, à ces jouissances de luxe, à ces émotions de haine, à ces désirs de vengeance, à ces mouvements d'orgueil et de vanité, que tous conçoivent parce que tous les ont éprouvés ou les éprouvent plus ou moins fortement. Mais, par la même raison, les passions qui sont les résultats de circonstances moins générales, ou qui naissent de notre organisation ou des facultés qui nous sont particulières, rencontrent moins de sympathie, ou n'en rencontrent point du tout; et dans ce dernier cas ceux qui en sont les témoins, ne pouvant les concevoir, en rejettent l'existence, et considèrent comme de simples apparences, ou comme des émotions factices, tout ce qui émane de sentiments étrangers à leur nature, et selon eux à toute nature humaine. Cependant il est de violents penchants dont personne ne conteste la réalité, quoiqu'il n'y ait qu'une certaine classe d'individus qui soient appelés à les partager. La nature nous en fournit des exemples journaliers, et qu'il nous est impossible de méconnaître sans cesser d'obéir à cette loi de notre raison qui veut que des effets toujours semblables nous paraissent produits par des causes semblables. L'amour maternel est dans le genre de ces passions exceptionnelles que tout le monde conçoit, sans qu'on se sente capable de les éprouver. Par une sage disposition de la Providence, cette passion n'a jamais plus de force chez les femmes que lorsque leurs enfants, en bas âge, réclament plus de soins, plus de vigilance, une protection plus constante. Aussi toutes les faiblesses, toutes les douleurs, toutes les anxiétés d'une mère pour son jeune enfant, émeuvent les personnes même qui ne sont pas destinées à éprouver le sentiment qui les fait naître; dès expériences journalières leur ont démontré la présence de ce sentiment dans le cœur de toutes les mères, et cette conviction leur suffit pour sympathiser avec toutes celles qui l'éprouvent. L'affection qui unit une mère à son enfant devenu grand, qui la surpasse par les forces du corps ou de l'intelligence, qui n'a plus besoin de ses soins, qui a pris son essor, a formé d'autres liens, qui n'est plus identifié avec elle par ses désirs et son amour, se conçoit bien encore comme un sentiment tendre, calme, réglé par la raison et avoué par elle, mais nullement comme une passion, parce qu'habituellement la tendresse maternelle n'a point alors cette force entraînante, irrésistible, qui caractérise la passion. Cependant il peut arriver que cet instinct, que ce besoin qui unit d'une manière si intime une mère à l'innocence au berceau, s'accroisse encore par les charmes attirants de l'adolescence, par l'éclatante beauté de la jeunesse, par les talents brillants, les qualités aimables et les hautes vertus d'un âge plus avancé; qu'ainsi l'amour maternel, au lieu de diminuer avec le temps, ne fasse que s'augmenter et se développer avec une chaleur et une énergie toujours croissantes; et qu'enfin dans le cœur d'une mère exempte de tout autre attachement il prenne le caractère d'une de ces passions ardentes qui absorbent une vie tout entière. Mais comme une telle passion doit être aussi rare que la réunion des circonstances qui peuvent la faire naître, comme elle contredit l'expérience journalière, elle ne sera pas toujours comprise, et trouvera beaucoup d'incrédules.

Tel a été le sort de madame de Sévigné. Toutes les affections, toute la sensibilité de cette âme aimante s'étaient concentrées sur ses enfants, et plus particulièrement sur sa fille. L'admiration qui se joignait à la tendresse qu'elle avait pour elle lui faisait toujours croire qu'elle ne pouvait jamais la chérir et la louer assez, et toujours craindre de n'en être pas assez aimée. Il est difficile que l'expression si souvent répétée d'un sentiment qui par sa force et sa durée est une sorte de phénomène ne fatigue pas promptement; aussi a-t-on reproché aux lettres de madame de Sévigné ces éloges continuels donnés à sa fille, ces regrets sans cesse renouvelés, et ces répétitions fréquentes sur la douleur qu'elle éprouve d'en être séparée. On a cru qu'il y avait chez elle à cet égard défaut de sincérité, ou tout au moins exagération; et il devait en être ainsi, d'après les raisons que nous venons d'exposer.

Par les réflexions qui précèdent, je ne prétends pas que l'on doive se plaire à la lecture de toutes les lettres où madame de Sévigné a répandu avec tant de profusion, et sous des formes toujours variées, ses vives émotions; qu'on doive trouver les expressions de sa tendresse aussi naturelles que si elles étaient celles d'un amant à sa maîtresse, quoique cependant elles soient aussi tendres, aussi passionnées, quoiqu'elles soient les indices d'un sentiment aussi vrai et plus durable: j'ai voulu seulement avertir mes lecteurs que, parvenu à l'époque où madame de Sévigné a présenté sa fille dans le monde, c'est en qualité de mère que nous aurons à les entretenir de cette femme célèbre. Ils doivent encore être prévenus que ce n'est point seulement d'une mère tendre, affectionnée, dont il s'agira désormais dans cet ouvrage, mais d'une mère dont le cœur était frappé d'une véritable passion, et que cette passion ne différait de celle à laquelle on a donné trop exclusivement le nom d'amour, qu'en ce qu'au lieu de diminuer, comme elle, par l'effet du temps, de l'âge et de l'absence, elle croissait toujours en force par toutes ces causes. Ce n'est point là un éloge que nous voulons faire de madame de Sévigné, c'est simplement un fait que nous voulons signaler: parce qu'il est nécessaire que nos lecteurs le connaissent, pour bien saisir le but déguisé ou avoué, secret ou patent, de toutes ses actions, de toutes ses pensées, pendant les années de sa vie qui nous restent à parcourir. Ce fait fut de bonne heure reconnu par ses contemporains. Le grand Arnauld reprochait à madame de Sévigné qu'elle faisait de sa fille son idole, et il l'avait surnommée la jolie païenne. Au reste, pardonnons-lui ce besoin qu'elle éprouvait de s'occuper toujours de celle qu'elle chérissait, de lui écrire sans cesse lorsqu'elle en était séparée, de chercher à lui plaire, à la distraire, à l'intéresser par des traits d'esprit, d'imagination, des réflexions sérieuses des nouvelles plaisantes; pardonnons-lui ses écarts, ses redites, ses divagations, ses faiblesses, ces susceptibilités d'un cœur trop sensible, et les désirs insatiables de cette amitié goulue, comme dit Molière [525]; pardonnons-lui tout cela, puisque c'est à cela que nous devons les mémoires les plus amusants, les mieux écrits, les particularités les plus curieuses de l'histoire du règne de Louis XIV.

De ce règne chaque année accroissait l'éclat. La France était en paix avec toute l'Europe; mais le jeune roi avait envoyé un puissant secours à l'empereur d'Allemagne contre les Turcs. Les nombreuses lettres qu'il écrivit à Coligny, auquel il avait confié le commandement de cette petite armée, nous prouvent combien il avait à cœur l'honneur des armes françaises, la bonne discipline des troupes; combien il se donnait de peines et de soins pour récompenser les belles actions. Ces lettres sont des instructions particulières propres à Louis XIV, lettres confidentielles, et indépendantes de celles que ses ministres écrivaient en son nom pour les besoins du service [526]. Il nous reste encore de lui d'autres lettres, écrites alors à La Feuillade, parti pour la même expédition à la tête d'un bon nombre de gentils-hommes volontaires, où nous voyons comme ce jeune roi savait surveiller ses généraux [527], et se faire instruire par plus d'une voie de la conduite de chacun. La même sagesse, la même sollicitude se font voir dans les lettres adressées au duc de Beaufort [528] et à Vivonne, relativement à l'expédition de Gigeri en Afrique, et dans celles qu'il écrivit au marquis de Tracy, qui commandait dans les colonies [529]. A cette époque Louis XIV n'employait les forces de la France que pour protéger la civilisation et la chrétienté contre la barbarie du mahométisme, et délivrer les mers de la tyrannie et de la cruauté des pirates [530]. En même temps que par tous ses actes il imprimait au dehors le respect et la crainte [531], tout était par lui au dedans assujetti à des formes régulières, à des améliorations rapides et successives. Il terminait le Louvre et commençait Versailles [532]; il ordonnait que le projet de canal conçu pour la jonction des deux mers fût exécuté [533]; il donnait, par la construction des routes, une nouvelle vie au commerce intérieur; il faisait renaître le commerce maritime, en encourageant l'esprit d'association et en autorisant l'établissement d'une Compagnie des Indes orientales [534]; il enrichissait les artistes en leur confiant d'importants travaux; il acquérait pour son compte la manufacture des Gobelins [535], pour placer ensuite à la tête de cet établissement le peintre Le Brun; et la musique, la danse, l'art du décorateur, étaient naturalisés en France, avec des conditions de perfectionnement toujours croissantes par la fondation de l'Opéra [536]. Lorsqu'il voyageait, le jeune roi avait soin de faire prévenir les autorités de tous les lieux où il devait se rendre, afin qu'elles avertissent les habitants des campagnes et des villes du jour et de l'heure de son passage, et que tous ceux qui auraient à former des plaintes ou des demandes pussent les lui présenter en personne [537]. En même temps Colbert, par ses ordres, envoyait à tous les intendants du royaume une circulaire qui contenait un système entier et complet d'instruction, pour les recherches à faire sur toutes les branches de l'administration de la France [538].

Par une rencontre heureuse, des génies d'un ordre supérieur se développaient à la même époque pour célébrer les merveilles du nouveau règne, et en augmenter le nombre par leurs immortels chefs-d'œuvre. Les derniers rayons de la gloire du grand Corneille brillaient encore à l'aurore de celle de Louis XIV; et alors que Racine, encore inconnu, faisait entendre les premiers accents de sa muse harmonieuse [539], les premiers vers de Boileau furent publiés dans un recueil, sans l'aveu de leur auteur. Dans le Discours au Roi, tous les genres de mérite qui distinguaient le jeune monarque et le recommandaient à l'amour du peuple y étaient dignement célébrés [540]. Le recueil qui contenait ce discours renfermait aussi les premières satires du jeune poëte, où Ménage et Chapelain [541], ces hautes puissances littéraires, étaient attaqués sans ménagements, et où Molière était exalté et vengé de tous ses critiques. Racine venait de débuter au théâtre par une pièce assez faible, et La Fontaine avait mis en même temps au jour quelques-uns de ses Contes. Les écrits de ces quatre amis, qui se succédèrent rapidement, ne tardèrent pas à opérer une révolution dans le goût du public; et de tous les poëtes (trop prônés d'abord, trop dépréciés depuis) du règne de Richelieu, de la Fronde et de Mazarin, un seul resta debout, ce fut Corneille; semblable à un grand colosse qu'aurait entouré de ruines un tremblement de terre, sans pouvoir ébranler sa masse, et qui devient plus imposant et plus majestueux par les vieux débris couchés sur le sol et par les nouvelles constructions qu'on y a élevées.

Mais Molière était alors le seul des quatre nouveaux poëtes dont la réputation fût faite, dont le mérite fût reconnu [542] et universellement apprécié; le seul qui fût en possession de la faveur du roi. Déjà, dans une de ces fêtes brillantes données à la cour, où il figurait toujours et comme auteur et comme acteur, on avait représenté les trois premiers actes (les seuls qui fussent achevés) de son plus étonnant chef-d'œuvre, le Tartufe. Pour Louis XIV, tout divertissement eût été incomplet sans l'esprit de Molière et la musique de Lulli: les sons mélodieux de ce dernier étaient fort bien assortis à ces ballets magnifiques où le jeune monarque aimait à développer ses talents pour la danse; et ils convenaient aux madrigaux, aux allégories ingénieuses et quelquefois graveleuses que composait Benserade; mais le génie de Molière n'avait aucune analogie avec ces brillantes fadaises. Il était difficile de comprendre comment la comédie maligne et moqueuse, avec son franc-parler, ses mordantes saillies, pouvait se mêler à toute cette pompe, à tout ce bruit, à tout ce mouvement, de manière à ne pas former un ensemble qui ne fût pas incohérent. N'importe, il le fallait; le roi demandait, et Molière se prêtait à tout pour lui plaire; de là l'Impromptu de Versailles, le Mariage forcé, la Princesse d'Élide [543], compositions irrégulières, indéfinissables, dans lesquelles l'auteur, sachant faire ployer son art aux fantaisies du monarque, écrivait encore des scènes empreintes de naturel et de comique; et dans les efforts même qu'il faisait pour échapper aux difficultés qu'on lui imposait, mêlant ensemble la prose et les vers, des airs et du dialogue, du récitatif et des danses, des sujets sérieux et des jeux bouffons, il inventait de nouveaux genres de compositions scéniques, qui ont eu depuis leurs théâtres spéciaux, et ont contribué à varier les plaisirs des représentations théâtrales chez la nation qui a toujours montré pour elles le plus de prédilection et a su le mieux les apprécier.

Ce n'était pas le besoin de vaines distractions qui engageait Louis XIV à prodiguer des sommes considérables pour donner des fêtes splendides, à l'époque même où il cherchait, par une sévère économie, à mettre de l'ordre dans ses finances. Mais de même que ses désirs de gloire le portaient à violenter ses habitudes, à se condamner tous les jours à plusieurs heures de travail fastidieux, pour être puissant et redouté en Europe; de même l'amour l'excitait à se montrer généreux et galant, à déployer ses grâces et son adresse dans des exercices de corps; à se montrer vêtu avec goût et magnificence au milieu de son brillant cortége; à paraître toujours plus grand et plus aimable, pour être toujours plus admiré et plus aimé. Personne n'ignorait, depuis quelque temps, que ces fêtés multipliées, données sous divers prétextes aux reines ou à Madame, avaient lieu principalement pour mademoiselle de La Vallière, dont la liaison avec le monarque n'était plus un mystère [544]. Divers emblèmes de ces fêtes, les vers qu'on y récitait, les airs qu'on y chantait, faisaient des allusions non déguisées aux inclinations amoureuses du roi, à celle qui en était l'objet, et à toutes les liaisons de même nature qui avaient lieu dans cette cour galante et voluptueuse. Si Benserade se les permettait, c'est qu'il savait que c'était un moyen de plaire au roi, qui, fier et orgueilleux de sa belle maîtresse et de l'amour qu'il lui inspirait [545], croyait qu'il était au-dessous de sa dignité de feindre et de se cacher; qui éprouvait le besoin de faire connaître son bonheur, et d'y faire participer une cour jeune, indulgente et facile.

Anne d'Autriche, ne pouvant empêcher les écarts de son fils, avait voulu l'engager à sauver au moins les apparences. Mais tous ses efforts, et les vertueuses résistances ménagées ou appuyées par elle, ne servirent qu'à irriter le jeune monarque: il signala ses impérieuses volontés par d'éclatantes disgrâces, dans lesquelles Anne d'Autriche parut elle-même enveloppée. Mais alors elle tomba malade; et l'affection que son fils lui portait se manifesta par des actes touchants, qu'à tort on a cru peu dignes de la majesté de l'histoire. L'histoire, au contraire, ne doit rien laisser en oubli de tout cc qui peut contribuer à nous mieux faire connaître les personnages qui ont exercé une grande influence sur les destinées des hommes et des États.

Tant que Louis XIV put craindre de perdre sa mère, toutes les réjouissances furent suspendues. Les emportements de l'amour ne l'empêchèrent pas de consacrer à cette mère chérie tous les moments que les affaires de son royaume lui laissaient pendant le jour. La nuit, il couchait près d'elle tout habillé, sur un matelas qu'il faisait étendre au pied de son lit. Madame de Motteville, qui veilla seule plusieurs fois auprès d'Anne d'Autriche, vit dormir le roi dans cette situation. Son visage, qui brillait alors de tout l'éclat de la première jeunesse, acquérait, dit-elle, par le sommeil, plus de douceur, sans rien perdre de sa beauté et de sa majesté. Madame de Motteville montre dans tout ce qu'elle a écrit un jugement exquis et un rare discernement; mais elle avait cependant, comme toutes les femmes de son temps, la mémoire remplie de faits chevaleresques et des aventures amoureuses des héros de l'Arioste, d'Astrée, d'Amadis, des romans de La Calprenède et de mademoiselle de Scudéry. C'étaient les lectures favorites des femmes les plus spirituelles de cette époque. Madame de Motteville, d'un âge déjà mûr, avoue avec naïveté qu'en contemplant le jeune monarque ainsi endormi, oubliant la tristesse et les inquiétudes que lui causait l'état où se trouvait la reine mère, il lui est arrivé quelquefois, dans le silence de la nuit, de s'abandonner aux rêves de son imagination, et que, moitié éveillée moitié assoupie, elle croyait être une jeune princesse qui, après mille courses aventureuses, avait été transportée dans l'épaisseur d'un bois ou sur le rivage de la mer, où un beau guerrier, un héros illustre, accablé par la fatigue et plongé dans un profond sommeil, s'était offert à ses regards [546]. Puis, honteuse de ces folles pensées et de l'impression qu'elle en ressentait, elle se levait de dessus son fauteuil, et se mettait à genoux, priant Dieu avec ferveur pour celui qui les lui avait inspirées. Ce mélange d'émotions sensuelles ou profanes et de sensibilité religieuse caractérise surtout les personnages de ce temps, et se retrouve dans presque tous.

Louis XIV ne se reposait sur personne pour la surveillance des soins dont dépendaient les jours de sa mère. «Il l'assistait, dit madame de Motteville, avec une application incroyable; il aidait à la changer de lit, et la servait mieux et plus adroitement que toutes ses femmes [547].» Ce témoignage rendu à la piété filiale de Louis XIV est d'autant moins suspect, que madame de Motteville, amie de madame de Navailles, ne jouissait pas de la faveur du roi; il attribuait à ses conseils la sévérité de sa mère à son égard, et il pensa un instant à la séparer d'elle en l'exilant.

Lorsque Anne d'Autriche fut convalescente, Louis XIV lui témoigna son repentir des chagrins qu'il lui avait causés; mais il ne se montra pas plus disposé à en tarir la source. Au contraire, son amour pour La Vallière continuant à prévaloir sur toute autre considération, il déclara que, sous peine d'encourir sa disgrâce, les dames de qualité devaient la suivre. Cette résolution du jeune monarque remplit pendant quelque temps la cour d'intrigues et de cabales; les résistances et les complaisances auxquelles elle donna lieu devinrent l'origine de l'abaissement des uns et de l'élévation des autres [548].

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