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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)

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CHAPITRE XV.
1661.

Mort de Mazarin.—Une nouvelle ère commence pour la France.—La cour ne se sépare plus.—Elle part tout entière pour Fontainebleau.—Les divertissements sont interrompus à Paris dans la belle saison.—Plaisirs de Fontainebleau.—Intrigues amoureuses du roi avec mademoiselle de La Vallière;—de Madame avec le comte de Buckingham et le comte de Guiche;—de la duchesse de Toscane avec le duc de Lorraine.—Les personnes qui à Paris étaient invitées à la cour ne se trouvaient plus dans la même position à Fontainebleau.—Elles étaient obligées dans ce séjour à de grandes dépenses.—Madame de Sévigné se retire à sa terre des Rochers pendant l'été.—Durant l'hiver elle participe aux plaisirs de Paris.—Plusieurs mariages brillants y donnent lieu à des fêtes nombreuses.—On redonne aux théâtres les chefs-d'œuvre de Corneille.—Il compose la Toison d'Or, le premier opéra allégorique.—Molière s'essaye dans le genre héroïque; il y réussit peu, et revient à la comédie.—Toutes ces pièces furent jouées successivement à Paris, à Fontainebleau, et chez Fouquet à Vaux et à Saint-Mandé.—Madame de Sévigné, quand elle était à Paris, était de toutes les fêtes; elle ne se trouva point à la plus somptueuse de toutes.—Elle quitte sa terre pour faire un voyage au mont Saint-Michel.—Ce qu'elle écrit à sa fille trente ans après, au sujet de ce voyage.—Citation d'une lettre d'un conseiller au parlement, au sujet de madame de Sévigné et de sa fille, à l'époque de ce voyage.

Mazarin n'était plus: sa mort avait presque aussitôt suivi la paix qu'il avait conclue, et une nouvelle ère commença pour la France [305]. La haute société prit une nouvelle forme; elle se trouva forcée de changer les habitudes qu'elle avait contractées depuis longtemps. Pendant toute la durée de la guerre, une portion de ceux qui la composaient, appelée à l'armée, que suivaient le roi, la reine mère et son ministre, s'absentait régulièrement de Paris pendant la belle saison; l'autre portion, au contraire, restait dans la capitale, parce que là on se trouvait plus à portée d'être bien instruit des événements, de communiquer avec les amis, les parents que l'on avait à la cour, foyer ambulant de toutes les intrigues et de toutes les ambitions. Ainsi les cercles, les divertissements n'éprouvaient point d'interruption; et c'est alors qu'en l'absence du monarque et du premier ministre, Mademoiselle, le surintendant Fouquet, ou d'autres personnages moins considérables, étalaient le luxe de leur grande fortune, et comblaient le vide produit par l'absence du souverain.

Pour la première fois depuis vingt-quatre ans, cet ordre de choses fut changé. Toute la cour partit dès le mois d'avril pour Fontainebleau, avec les reines, le roi, et son frère Monsieur, qui emmenait avec lui l'aimable fille du roi d'Angleterre, devenue sa femme. Deux reines mères, celle de France et celle d'Angleterre; un jeune monarque; une jeune reine déjà enceinte [306]; plusieurs princesses nouvellement mariées; un essaim de beautés empressées à plaire; de jeunes seigneurs, guerriers déjà illustrés par nombre d'actes de valeur; la sécurité qu'on ressentait en voyant les Condé, les Beaufort, ces redoutables héros de la Fronde, devenus d'assidus courtisans [307]; le soulagement que l'on éprouvait d'être délivré d'un ministre avare, rusé, quinteux, sous lequel on s'était vu forcé de ployer, après l'avoir outragé et proscrit [308]; l'espérance qui surgissait de voir appelé à lui succéder [309] ce surintendant si poli, si aimable envers tous, si insinuant, si serviable envers la richesse, si généreux, si prodigue même envers la haute noblesse, le talent, la faveur ou la beauté; enfin le printemps, un ciel pur, les eaux du fleuve, les ombrages de la forêt, tout contribua à exalter la joie générale, à imprimer un élan vers les plaisirs, qui se manifesta avec encore plus de force et d'éclat que dans les années précédentes. Les ballets, la comédie, les concerts, les navigations sur le canal, les bains de rivière, les cavalcades, les carrousels, les promenades en calèche, les chasses, les repas en plein air, les jeux folâtres, les mascarades, les parties nocturnes, les illuminations, les feux d'artifice, donnèrent pendant plusieurs mois à Fontainebleau et à toutes les campagnes des environs un aspect de fêtes toujours varié, toujours plus ravissant [310]. Favorisées par toutes les circonstances des lieux et des temps, les intrigues amoureuses se développèrent rapidement parmi cette brillante jeunesse, dont la joie était exaltée par des plaisirs sans cesse renaissants. Il semblait que la volupté s'empressât d'entourer de ses guirlandes, et de couvrir de ses fleurs, ce trône qu'elle se montrait jalouse de disputer à la gloire. Là se formèrent des liaisons qui devaient tenir une si grande place dans les événements de ce règne; là se développèrent des passions qui devaient exercer une si puissante influence sur les mœurs et les destinées du monde [311]. L'amour du roi pour mademoiselle de La Vallière [312], celui de Madame pour Buckingham [313], et ensuite pour le comte de Guiche, favori de son mari [314]; celui de la duchesse de Toscane, fille de Gaston, pour le duc Charles de Lorraine [315], cessèrent d'être un mystère pour des courtisans, si intéressés à pénétrer les secrets de leurs maîtres, et empressés à justifier leurs excès par de tels exemples. Aussi, à la réserve de la chaste épouse de Louis XIV, asservie, ainsi que la reine sa belle-mère, à une piété sévère, il n'y eut peut-être pas dans toute cette cour, si nombreuse en jeunes femmes, une seule qui ne fût alors, soit pour elle-même, soit pour une autre, engagée dans quelque intrigue amoureuse. Le récit des aventures galantes qui eurent lieu alors, et dans cette seule saison, a rempli plusieurs volumes, qui sont loin d'avoir épuisé la matière [316].

Cette translation et ce séjour du monarque à Fontainebleau produisirent un changement dans l'existence des personnes qu'on voyait habituellement à la cour, ou qui se trouvaient à ces divertissements sans qu'elles fussent obligées d'y être, sans qu'elles possédassent aucune charge ou eussent aucun emploi auprès du monarque, ou auprès des princes. Dans la capitale, ces personnes avaient avec la cour des points de contact et des jouissances communes à tous, par le moyen des promenades publiques, des théâtres, et des foires, alors très-fréquentées par la haute société. Lorsqu'elles se rendaient aux invitations du monarque, des reines ou des ministres, pour ajouter aux agréments ou à la pompe des ballets, des carrousels, des banquets, elles ne changeaient en rien leur genre de vie habituel. Elles n'abandonnaient point leurs somptueux hôtels, où plusieurs rendaient aussi à la cour les repas et les fêtes qu'elles en avaient reçus. Ces personnes semblaient ainsi plutôt consentir à être de la cour, que demander à en être: elles n'aliénaient pas leur liberté, leur indépendance. Mais, en quittant leur domicile pour se transporter à Fontainebleau, elles se mettaient à la suite de la cour; elles montraient l'intention de solliciter l'honneur d'y être admises, de participer à l'éclat des fêtes qui s'y donnaient et aux plaisirs qu'on y goûtait; elles manifestaient la volonté de parcourir la carrière d'ambition et d'intrigues qui y était ouverte. Elles se trouvaient alors nécessairement entraînées à supporter toutes les charges d'une telle existence: le gros jeu, les somptueux équipages, un grand luxe de maison, devenaient nécessaires.

Madame de Sévigné, que l'éducation de sa fille occupait alors fortement, était trop raisonnable, trop économe, pour se placer dans une telle situation. D'ailleurs, tout le fracas des fêtes et des intrigues de Fontainebleau ne convenait nullement à ses habitudes, à ses projets, à la pureté, à la délicatesse de ses sentiments. Aussi pendant ce temps se retira-t-elle à sa terre des Rochers. Une lettre d'un conseiller au parlement, que nous aurons bientôt occasion de citer, nous prouve qu'elle s'y était rendue au commencement du printemps, et au moment même du départ de la cour pour Fontainebleau: deux lettres d'elle, l'une à Ménage [317] et l'autre à Pomponne, nous démontrent qu'elle s'y trouvait encore au mois d'octobre.

Mais il est probable qu'elle séjourna dans la capitale durant l'hiver qui précéda ce voyage de Fontainebleau, et celui qui le suivit. A la vérité, nous n'en avons d'autre preuve que son genre de vie pendant plusieurs des précédentes années, où nous la voyons assez empressée à saisir les occasions de s'associer aux plaisirs de la cour. Ils furent très-actifs et très-brillants pendant ces deux hivers, signalés par les négociations et la conclusion de la paix, la naissance d'un Dauphin [318]; les mariages du duc d'Anjou avec Henriette d'Angleterre [319]; de mademoiselle d'Orléans, l'une des filles de Gaston et de Marguerite de Lorraine [320], avec le grand-duc de Toscane; celui de Marie de Mancini avec le connétable de Colonne [321]; celui de sa sœur la belle Hortense avec Armand de La Porte, qui prit le nom de duc de Mazarin [322]. Pendant l'un et l'autre carnaval, la joie se manifesta par des actions hors de toute prudence, hors de toute convenance. La passion pour le jeu et les mascarades alla toujours en croissant. On risqua des sommes énormes sur une seule carte [323]; des personnages de haute distinction coururent les rues, déguisés en poissardes, en Scaramouches, en Trivelins [324]. Durant ces deux années aussi, le théâtre jeta un grand éclat. Je ne veux point parler de la magnificence des ballets royaux [325], mais de la splendeur, bien préférable, que la scène reçut des chefs-d'œuvre dramatiques qui furent représentés alors. Le génie du vieux Corneille sembla se ranimer, et reprendre une nouvelle forme pour faire luire un dernier rayon sur ce nouveau règne. Corneille avait donné le premier modèle de la comédie dans le Menteur, composé le premier chef-d'œuvre de tragédie dans le Cid; dans la Toison d'Or il offrit le premier l'exemple d'une pièce à machines, également propre à être déclamée ou chantée, écrite avec noblesse, conduite avec régularité; enfin le premier exemple d'un bon opéra. On remit aussi alors au théâtre toutes les pièces qui avaient fait la gloire de ce créateur de la scène française, et elles excitèrent le même enthousiasme que dans la nouveauté. Son frère, uni avec lui d'intérêt, de fortune et de renommée, fit une pièce de circonstance intitulée Camma, dont le sujet avait été fourni par Fouquet. Le succès fut complet. Ainsi, cette époque, favorable pour la gloire et la prospérité de la France, le fut aussi pour son grand poëte [326]. Molière, trop sensible aux reproches que lui faisaient ses Aristarques et ses ennemis, de ne réussir que dans la farce, voulut habiller en grande dame et assujettir aux belles manières sa muse joyeuse, énergique, un peu dévergondée, mais vive, franche, naturelle, et habituée à marcher librement et à visage découvert. Il fit Don Garcie de Navarre, pièce dans le genre noble, qui n'eut point de succès et n'en méritait pas. Mais celui qu'il obtint presque aussitôt après, par son École des Maris, dut lui prouver qu'il vaut mieux supporter les défauts de son génie que de le contraindre dans son allure. La troupe de Molière était la troupe en vogue, celle que préféraient le monarque et le public, parce que c'était la plus réjouissante, et la seule à qui il fût permis de jouer les pièces de son directeur. On lui accorda le théâtre du Palais-Royal, et elle jouait alternativement sur ce théâtre et devant la cour, au Louvre ou à Fontainebleau, et chez Fouquet, à Vaux ou à Saint-Mandé [327].

Fouquet donnait encore plus fréquemment des fêtes que dans les années précédentes; et nous avons déjà exposé les motifs qui doivent faire penser que madame de Sévigné se trouvait à toutes ces fêtes. Cependant elle n'était pas présente à celle qui surpassa toutes les autres, à celle que Louis XIV avait demandée, à celle où Molière fit jouer pour la première fois la comédie des Fâcheux, à celle qui fut la dernière où Vaux resplendit d'une magnificence toute royale, à celle qui précéda de si peu de temps la chute du malheureux surintendant.

Lorsque fut donnée cette fête, qui amusa tant le bon La Fontaine, et dont il nous a laissé une si charmante description [328], madame de Sévigné était retirée aux Rochers, car c'était l'époque où la cour se trouvait à Fontainebleau: on était au mois d'août, et tant que dura la belle saison madame de Sévigné ne quitta sa terre que pour faire un petit voyage, qui ne dut pas lui coûter une bien longue absence ni lui occasionner beaucoup de fatigue. Accompagnée de sa fille, elle se rendit au mont Saint-Michel. L'isolement de ce mont, sur une vaste plage couverte deux fois par jour des eaux de la mer; son double sommet, son château, son église, son abbaye; la salle où se rassemblaient les chevaliers de l'ordre formé sous l'invocation de l'archange dont il porte le nom; les prisonniers d'État renfermés dans ses sombres cachots; les superstitions, les pèlerinages dont il fut l'objet, lui ont donné depuis longtemps une grande célébrité [329]. Pour s'y rendre, en partant des Rochers, madame de Sévigné n'eut qu'un trajet de quinze à dix-huit lieues à faire; et dans sa route elle traversait Fougères, où son mari avait été gouverneur, et dont les environs sont si riants et si fertiles. C'est à cette époque de sa vie que madame de Sévigné faisait allusion, trente ans après, lorsqu'elle écrivait de Dol à madame de Grignan: «Je voyais de ma chambre la mer et le mont Saint-Michel, ce mont si orgueilleux que vous avez vu si fier, et qui vous a vue si belle; je me suis souvenue avec tendresse de ce voyage [330]

En effet, madame de Grignan, si elle avait revu le mont Saint-Michel lorsque sa mère lui écrivait cette lettre, ne lui aurait pas trouvé un aspect aussi imposant qu'au temps de sa jeunesse. A cette époque ses deux cimes étaient couronnées de deux majestueuses constructions, la plus haute par l'abbaye, la moins élevée par le château; mais ce château avait été rasé en 1669. Ce mont Saint-Michel n'aurait pas non plus retrouvé en 1689 madame de Grignan, âgée de quarante-trois ans, aussi fraîche et aussi belle que mademoiselle de Sévigné l'était en 1661, quoiqu'elle n'eût à cette époque que treize ans. Sa mère ne la flattait pas, lorsqu'elle lui disait qu'elle était alors déjà remarquable par ses naissants attraits. Voici de quelle manière s'exprimait, dans une lettre adressée à un ami, un conseiller au parlement qui se trouvait à Fontainebleau le 3 novembre 1661 [331]:

«J'ai eu l'avantage d'être un mois durant voisin de madame de Sévigné, dont la maison n'est qu'à deux lieues de nous. Cette favorable conjoncture me l'a bien mieux fait connaître par elle-même, que par ce grand et légitime bruit que son mérite fait dans le monde. Je ne vous en dirai rien du tout et je vous renvoie, ou à la connaissance que vous en avez, ou à la foi publique... Mademoiselle sa fille est une autre merveille, dont je ne vous dirai rien non plus:

Vous la verrez, si vous ne l'avez vue,

Vous la verrez, de mille attraits pourvue,

Briller d'un éclat sans pareil;

Et vous direz, en la voyant paraître:

C'est un soleil qui ne fait que de naître

Dans le sein d'un autre soleil.

«Le lieu où ces déités me sont apparues est une maison située à une lieue de Vitré, grande et belle pour ses bâtiments et ses jardins, où madame de Sévigné passe de temps à autre quelques mois, et où, dans un fond de province, on trouve la même politesse que dans l'Ile de France.

«J'ai encore à vous rendre compte du pèlerinage que j'ai fait au mont Saint-Michel... Ce mont est une chose singulière, où il y a une fort belle abbaye; et c'est tout vous dire que madame de Sévigné avait eu la même curiosité huit ou dix jours avant moi, et en avait été fort satisfaite; ce qui me donna lieu de lui en écrire, à mon retour, une lettre que je ne mets ici que pour vous servir de description de cette montagne.»

L'emphatique description que l'anonyme adresse à madame de Sévigné se termine ainsi:

Vous l'avez vu, madame, et savez si je mens.

Vous avez triomphé de la roche superbe;

Vos beaux pieds l'ont foulée, ainsi qu'on foule l'herbe:

Elle fléchit pour vous son invincible orgueil;

Et, sentant sur sa croupe une charge si belle,

Elle vous caressa par un muet accueil;

Puis de votre départ voyant l'heure cruelle,

Dans ses concavités elle en pleura le deuil.

Elle ne le dit pas; et je le dis pour elle [332].

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