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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)

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CHAPITRE XIX.
1661-1664.

Plusieurs lettres de madame de Sévigné sont trouvées dans les papiers du surintendant.—Louis XIV en prend connaissance.—Il en parle de manière à ne laisser aucune prise à la malignité publique; cependant elle s'exerce sur cet incident.—Chagrin qu'en ressent madame de Sévigné.—Lettre qu'elle écrit à Pomponne à ce sujet.—Madame de Sévigné se montre plus attachée aux amis du surintendant, parce qu'ils étaient exilés. Simon de Pomponne était de ce nombre.—Noble conduite des gens de lettres envers Fouquet.—Mademoiselle de Scudéry correspond avec lui.—Madame de Sévigné écrit à Ménage pour l'engager à détruire les bruits qui couraient sur son compte au sujet des lettres trouvées chez Fouquet.—Citation de cette lettre.—Fouquet comparait devant le tribunal qui doit le juger.—Madame de Sévigné, alors à Paris, écrit à Pomponne plusieurs lettres sur ce procès.—Position de Pomponne.—Intérêt des lettres que madame de Sévigné lui adresse au sujet de Fouquet.—Faveur dont madame de Sévigné jouissait auprès de la cour et de Louis XIV.—Fidélité de madame de Sévigné au malheur.—Sa sensibilité pour Fouquet partagée par madame de Guénégaud, avec laquelle elle était liée—Détails sur Arnauld d'Andilly;—sur le procès de Fouquet;—sur madame de Guénégaud.—L'hôtel de Nevers, des lettres de madame de Sévigné, et l'hôtel Guénégaud.—Madame de Sévigné agissait en faveur du surintendant.—Elle craignait qu'il ne fût condamné à mort.—Ses anxiétés pendant le procès.—Apparition d'une comète.—L'effet qu'elle produit sur les esprits.—Ce qu'en dit de Neuré.—Détails sur de Neuré.—Madame de Sévigné annonce à Pomponne que Fouquet a la vie sauve.—Louis XIV aurait voulu le faire condamner à mort.—Madame de Sévigné craint qu'on n'empoisonne Fouquet; la vue de la comète la rassure.—Madame de Sévigné mande à Pomponne le départ de Fouquet pour Pignerol.—Louis XIV, par la sévérité de son maintien, inspirait le respect et la crainte.—Les lettres de madame de Sévigné à Pomponne ne sont pas inférieures aux autres qu'elle a écrites.—Suite de l'histoire de Fouquet.—Il n'obtient la permission de voir sa femme qu'au bout de sept ans de captivité.—Son entrevue avec Lauzun.—Sa mort obscure.—On est incertain s'il est mort avant ou après avoir recouvré son entière liberté.

Comme tous ceux qui ont de nombreuses affaires dont les documents devront être réunis sous leurs yeux lorsqu'ils auront à s'en occuper, Fouquet conservait avec soin toutes ses lettres. Elles furent saisies. Les correspondances qu'il entretenait avec plusieurs femmes de la cour se trouvaient réunies dans des cassettes particulières [436]. Celles-ci furent portées directement au roi, qui les examina. Il en trouva un certain nombre de madame de Sévigné, qui attirèrent son attention par l'enjouement, la grâce et la facilité du style. Mais quoiqu'il eût dit, et que Le Tellier eût répété après lui, que ces lettres, uniquement relatives à des affaires de famille, ne pouvaient que faire honneur à celle qui les avait écrites, dès qu'on en connut l'existence la malignité publique s'exerça sur notre aimable veuve. On voit par la lettre suivante, que madame de Sévigné écrivit alors à de Pomponne, combien elle était péniblement affectée des discours qu'on tenait à ce sujet dans le monde.

LETTRE DE MADAME DE SÉVIGNÉ A M. DE POMPONNE.

«Aux Rochers, ce 11 octobre 1661.

«Il n'y a rien de plus vrai, que l'amitié se réchauffe quand on est dans les mêmes intérêts. Vous m'avez écrit si obligeamment là-dessus, que je ne puis y répondre plus juste qu'en vous assurant que j'ai les mêmes sentiments pour vous que vous avez pour moi, et qu'en un mot je vous honore et vous estime d'une façon toute particulière. Mais que dites-vous de tout ce qu'on a trouvé dans ces cassettes? Eussiez-vous jamais cru que mes pauvres lettres, pleines du mariage de M. de La Trousse et de toutes les affaires de sa maison, se trouvassent placées si mystérieusement? Je vous assure, quelque gloire que je puisse tirer par ceux qui me feront justice, de n'avoir jamais eu avec lui d'autre commerce que celui-là, que je ne laisse pas d'être sensiblement touchée de me voir obligée de me justifier, et peut-être fort inutilement, à l'égard de mille personnes qui ne comprendront jamais cette vérité. Je pense que vous comprenez bien la douleur que cela fait à un cœur comme le mien. Je vous conjure de dire sur cela ce que vous savez. Je ne puis avoir trop d'amis en cette occasion. J'attends avec impatience monsieur votre frère (l'abbé Arnauld) [437], pour me consoler un peu avec lui de cette bizarre aventure; cependant je ne laisse pas de souhaiter de tout mon cœur du soulagement aux malheureux, et je vous demande toujours, monsieur, la consolation de votre amitié [438].


Simon de Pomponne, lorsque madame de Sévigné lui écrivait cette lettre, subissait le sort de plusieurs amis du surintendant, qui, sans être inculpés ni impliqués en rien dans son procès, et même sans être entièrement en disgrâce, avaient cependant, par mesure de précaution, été envoyés en exil. Les amis du surintendant étaient aussi ceux de madame de Sévigné, et ils lui étaient devenus plus chers depuis qu'ils étaient malheureux et persécutés. Aussi se montrait-elle très-active dans sa correspondance avec eux, afin d'avoir plus fréquemment de leurs nouvelles, et de ne pas laisser échapper une seule occasion de leur être utile.

On connaît la noble conduite des gens de lettres envers Fouquet, qui s'était montré leur protecteur éclairé. Tous lui restèrent attachés dans son infortune [439]; et peut-être est-ce le concours unanime de leurs écrits qui a le plus contribué à intéresser si puissamment la postérité en sa faveur et à couvrir d'un voile les torts graves qui avaient fait de sa chute une des nécessités du bien public. Mademoiselle de Scudéry ne cessa point de lui écrire pendant tout le temps de sa captivité. Ce fut elle aussi qui s'éleva avec le plus de force contre ceux qui prenaient occasion des lettres trouvées dans les cassettes du surintendant pour se permettre des insinuations calomnieuses contre madame de Sévigné [440].

Les bruits qu'on répandait à ce sujet la tourmentaient tellement, qu'elle s'adressait à tous ses amis pour les engager à détruire ce qu'ils avaient d'injurieux à son égard. Elle en écrivit à Ménage; mais lui n'avait pas attendu ses instances pour s'acquitter de ce devoir, avec tout le zèle que lui inspirait son vif et ancien attachement. Dans la réponse qu'il lui adressa, il lui manda ce qu'il avait déjà fait; et en même temps il lui donna des nouvelles de la querelle survenue au sujet de la préséance des ambassadeurs de France et d'Espagne à Londres, qui fut sur le point d'occasionner le renouvellement de la guerre. C'est à cette lettre qu'elle répondit des Rochers par celle qu'elle lui écrivit en date du 22 octobre.

«Je me doutais, dit-elle, que vous auriez prévenu ma prière, et qu'il ne fallait rien dire à un ami si généreux que vous. Je suis au désespoir de ce qu'au lieu de vous écrire, comme je le fis, je ne vous envoyai pas tout d'un train une lettre de remercîments. Je m'en acquitte présentement, et vous supplie de croire que j'ai toute la reconnaissance que je dois de vos bontés. Je vous demande un compliment à mademoiselle de Scudéry sur le même sujet. Vous m'avez fait un extrême plaisir de me mander le détail de la grande nouvelle dont il est présentement question. Il n'en fallait pas une moindre pour faire oublier toutes celles que l'on découvre tous les jours dans les cassettes de M. le surintendant. Je voudrais de tout mon cœur que cela le fît oublier lui-même [441]

Il n'en était pas ainsi. Le procès de Fouquet se suivait avec ardeur, mais le nombre de pièces qu'il fallait dépouiller pour dresser un acte d'accusation de cette nature était immense. Trois ans se passèrent avant que l'accusé pût comparaître devant les magistrats commis pour le juger. Le surintendant fut amené pour la première fois devant ce tribunal illégal qu'il récusait, le 14 novembre 1664. Madame de Sévigné se trouvait alors à Paris. L'attention générale était en quelque sorte concentrée sur cette grande affaire. On s'en entretenait sans cesse; on en recueillait avec avidité les moindres détails de la bouche des juges ou des personnes qui leur appartenaient. Madame de Sévigné, outre le vif intérêt qu'elle y prenait elle-même, avait encore un motif particulier pour s'informer de tout avec exactitude. Elle s'était imposé la tâche de tenir au courant de toutes les phases et de toutes les circonstances du procès Simon de Pomponne et les autres exilés amis du surintendant, de manière à les mettre à portée d'apprécier avec exactitude les motifs de crainte ou d'espérance qu'on pouvait avoir.

Simon de Pomponne, devenu suspect au roi par son amitié pour Fouquet [442] et son jansénisme, avait d'abord été exilé à Verdun; mais, protégé par de Lionne, qui était resté ministre, et aussi par Bertillac, trésorier de la reine mère, de Pomponne, après un an de séjour à Verdun, eut la permission de se rendre à La Ferté-sous-Jouarre, où des affaires de famille réclamaient sa présence [443]. De Pomponne resta dix-huit mois à La Ferté-sous-Jouarre. Ce ne fut qu'après ce temps écoulé qu'il lui fut permis de se retirer à sa terre de Pomponne; et c'est là que madame de Sévigné lui adressait les lettres où elle lui rendait compte de ce qui se passait à Paris, et surtout de tout ce qui concernait le procès de Fouquet.

Toutes les lettres que de Pomponne recevait de madame de Sévigné, il les communiquait à son père, le célèbre Arnauld d'Andilly, qui se trouvait alors avec lui, et qu'on avait forcé aussi, à cause du surintendant, de s'éloigner de Port-Royal. Ces mêmes lettres étaient ensuite transmises au château de Fresne, peu éloigné de celui de Pomponne [444]. Madame de Guénégaud, qui revint à Paris et rejoignit madame de Sévigné avant la fin du procès, madame Duplessis-Bellière [445], et d'autres exilés amis et amies du surintendant, s'adressaient à de Pomponne pour en avoir des nouvelles, et pour s'informer de ce que madame de Sévigné lui en avait écrit. Madame de Sévigné ne l'ignorait pas. Aussi écrivait-elle exactement ce qu'elle appelait elle-même la gazette du procès.

Les lettres qui renferment cette gazette sont peut-être de tous les écrits qui nous restent de madame de Sévigné ceux qui témoignent le plus de la sensibilité de son cœur, de sa grandeur d'âme, de sa constance et de son désintéressement dans le commerce de l'amitié. Lorsqu'elle les écrivit, elle était, ainsi qu'on le verra bientôt, en grande faveur à la cour. Elle avait autant d'admiration que d'affection pour Louis XIV; elle pensait déjà à l'établissement de sa fille; et ces nouveaux liens, ces intérêts si grands et si chers, ne l'arrêtèrent pas, et ne l'empêchèrent point de manifester les tendres et vives sympathies qui l'attachaient toujours à ses anciens amis, en butte aux rigueurs du pouvoir, et d'épancher tous les sentiments que lui inspiraient ses vives anxiétés sur le sort qui attendait le malheureux surintendant.

Madame de Sévigné ne doutait point que les lettres qu'elle écrivait à de Pomponne ne fussent décachetées et lues par les agents du gouvernement; mais elle ne s'en inquiète pas, et elle mande à son correspondant que pour continuer à lui écrire, elle a seulement besoin de savoir si ses lettres lui parviennent [446].

Ces lettres parurent pour la première fois en 1756, dans un recueil séparé, dont l'éditeur est resté inconnu [447].

La première de ces lettres est datée du 17 novembre 1664; la dernière, du mois de janvier 1665, ce qui comprend un intervalle de temps d'un mois et demi [448]. Ces lettres renferment les seuls détails authentiques relatifs au procès de Fouquet étrangers aux actes juridiques et aux actes officiels; et, dans un procès de cette nature, ces détails sont les plus intéressants et même les plus importants de tous, parce que les récits qu'ils contiennent sont les vraies pièces d'après lesquelles la postérité juge les juges et l'accusation.

Dans ces lettres, madame de Sévigné ne nomme jamais l'illustre accusé que notre cher ami [449]; et tous les traits de présence d'esprit, de fermeté et de dignité de caractère qu'il déploie, elle les note avec soin, et n'oublie aucune des circonstances, quelque minutieuses qu'elles soient, qui peuvent leur donner du relief. En les racontant, elle verse des larmes [450]. Elle n'approuve pas cependant que son ami s'impatiente contre ses juges; quelquefois elle dit: «Cette manière n'est pas bonne. Il se corrigera; mais, en vérité, la patience échappe, et il me semble que je ferais tout comme lui [451]

A mesure qu'approche l'instant qui doit décider du sort de Fouquet, madame de Sévigné ne paraît plus susceptible de s'occuper d'autre chose, et, au lieu de vouloir se distraire de sa douleur, elle se complaît dans tout ce qui la lui rappelle, dans tout ce qui peut l'accroître. Elle se transporte dans une maison voisine de l'Arsenal, uniquement pour voir passer Fouquet; et, protégée par son masque, elle a enfin cette triste satisfaction; mais ses jambes tremblent, et son cœur bat si fort qu'elle est sur le point de se trouver mal [452].

Madame de Sévigné fait ressortir, avec une raillerie piquante ou une indignation amère, la partialité de certains juges, leur lâcheté, et l'animosité de Colbert, qu'elle appelle Petit [453]. Ce n'est pas qu'elle s'aveugle entièrement sur les torts de son ami. Elle comprenait bien quelles étaient les parties faibles ou glissantes, comme elle les appelle, de la défense [454]; mais elles augmentaient ses peines, sans rien diminuer de sa compassion. Ce qui lui importait dans cette cause n'était pas la culpabilité ou l'innocence de l'accusé; c'était le danger qui le menaçait, et les chances qu'il pouvait avoir d'y échapper ou d'y succomber. Et à cet égard les différentes phases du procès et les alternatives de crainte et d'espérance qu'elles faisaient naître la tenaient dans un état d'angoisse que sa plume nous peint à merveille.

«Je ne crois pas, dit-elle, qu'il m'ait reconnue; mais je vous avoue que j'ai été extrêmement saisie quand je l'ai vu entrer dans cette petite porte. Si vous saviez combien on est malheureux quand on a le cœur fait comme je l'ai, vous auriez pitié de moi; mais je pense que vous n'en êtes pas quitte à meilleur marché, de la manière dont je vous connais. J'ai été voir votre chère voisine (madame Duplessis-Guénégaud); je vous plains autant de ne l'avoir plus, que nous nous trouvons heureux de l'avoir. Nous avons bien parlé de notre cher ami (Fouquet). Elle a vu Sapho (mademoiselle Scudéry), qui lui a donné du courage. Pour moi, j'irai demain en reprendre chez elle; car de temps en temps je sens que j'ai besoin de reconfort. Ce n'est pas que l'on ne dise mille choses qui doivent donner de l'espérance; mais, mon Dieu, j'ai l'imagination si vive, que tout, ce qui est incertain me fait mourir [455]

A cette époque la pénurie des finances et le système d'économie substitué par Colbert à celui des emprunts firent supprimer un quartier des rentes sur l'hôtel de ville, ce qui ajouta encore au mécontentement qu'occasionnait le procès de Fouquet. Madame de Sévigné avait de ces rentes, et elle dit au sujet du retranchement et du procès: «L'émotion est grande, mais la dureté l'est encore plus. Ne trouvez-vous pas que c'est entreprendre bien des choses à la fois? Celle qui me touche le plus n'est pas celle qui me fait perdre une partie de mon bien [456]

Il est souvent fait mention dans ces lettres du vieil ami, c'est-à-dire du père de M. de Pomponne, d'Arnauld d'Andilly, qui, malgré son grand âge, suivait avec un vif intérêt tous les détails du fameux procès. Le chancelier Pierre Seguier, dévoué à Colbert, présidait le tribunal avec une révoltante partialité. Comme il affectait une dévotion sévère, et que le chef-d'œuvre de Molière, le Tartufe, faisait alors grand bruit, Arnauld d'Andilly disait au sujet de Seguier, que c'était Pierrot métamorphosé en Tartufe [457]. Madame de Sévigné fut si charmée de ce bon mot, qu'elle déclara être au désespoir de ne l'avoir pas dit la première. Le même aveu lui échappe, et elle éprouve le même plaisir, toutes les fois qu'on lui raconte une saillie, un trait d'esprit, une réflexion juste, une maxime utile, exprimée d'un manière vive et piquante.

Pendant tout le cours du procès madame de Sévigné allait souvent dîner à l'hôtel de Nevers [458], chez madame Duplessis-Guénégaud, dont le mari, autrefois ministre et secrétaire d'État, se trouvait impliqué dans la disgrâce du surintendant. Madame Duplessis-Guénégaud avait, pendant la Fronde, servi la cour avec zèle, en cherchant à réconcilier le prince de Condé avec la reine. C'était une femme d'un grand sens, spirituelle, pleine de bonté et de dévouement pour ses amis. «Avec elle, dit madame de Motteville, on goûtait le véritable plaisir de la société agréable et vertueuse. Madame de Sévigné, qui trouvait dans le cœur de madame de Guénégaud les mêmes sympathies que celles qu'elle éprouvait, sentait encore s'augmenter l'affection qu'elle avait pour elle. Rien n'étreint plus fortement les nœuds de l'amitié que lorsqu'on participe aux mêmes peines et aux mêmes émotions.

Il ne suffisait pas à madame de Sévigné de s'apitoyer sur le sort de son ami: elle agissait vivement, et sollicitait en sa faveur d'Ormesson, qui, nommé juge rapporteur du procès, pouvait avoir une si grande influence sur le jugement.

«Voilà qui est donc fait, dit-elle, c'est à M. d'Ormesson à parler; il doit récapituler toute l'affaire: cela durera encore toute la semaine prochaine, c'est-à-dire qu'entre ci et là ce n'est pas vivre que la vie que nous passerons. Pour moi, je ne suis pas reconnaissable, et je ne crois pas que je puisse aller jusque là. M. d'Ormesson m'a priée de ne plus le voir que l'affaire ne soit jugée. Il est dans le conclave, il ne veut pas avoir de commerce avec le monde; il affecte une grande réserve; il ne parle point, il écoute: et j'ai eu ce plaisir, en lui disant adieu, de lui dire tout ce que je pense [459]

La famille de Fouquet et ses affidés ne croyaient point qu'il pût être condamné à mort. Cette sécurité faisait mal à madame de Sévigné, intimement liée avec plusieurs ennemis du surintendant: elle n'ignorait ni leurs dispositions, ni leur puissance, ni les intentions du roi. Aussi elle n'aimait à parler de cette affaire qu'avec madame Duplessis-Guénégaud, qui partageait toutes ses craintes. Cependant elle écrivait: «Au fond de mon cœur, j'ai un petit brin d'espérance. Je ne sais d'où il me vient et où il va; et même il n'est pas assez grand pour que je puisse dormir en repos [460]

Si l'arrêt est tel qu'elle peut l'espérer, elle pense à la joie qu'elle aura d'envoyer un courrier, à bride abattue, porter cette nouvelle à de Pomponne. Toutes ses craintes se renouvellent, parce qu'elle a su que le roi avait dit à son lever «que Fouquet était un homme dangereux [461]». Et en effet un tel propos de la part du roi, dans la situation où se trouvait l'affaire, était une condamnation; c'était ravir l'indépendance aux juges et l'impartialité à la justice.

Aussi, lorsque madame de Sévigné apprit que d'Ormesson avait opiné au bannissement perpétuel de l'accusé et à la confiscation de tous ses biens, elle s'en réjouit, et, en annonçant cette nouvelle à de Pomponne, elle ajoute: «M. d'Ormesson a couronné par là sa réputation. L'avis est un peu sévère; mais prions Dieu qu'il soit suivi.» En effet, le rapport de M. d'Ormesson et son opinion modérée lui donnèrent dans le monde la réputation d'un homme de talent et de courage.

Les premiers juges qui opinèrent après le rapporteur furent Saint-Hélène et Pussort, l'oncle de Colbert. Fouquet, mais en vain, les avait récusés tous deux. Ils conclurent à ce que l'accusé eût la tête tranchée. Mais un des juges, nommé Berrier, voué à Colbert et à toutes ses haines, devint fou pendant qu'on était aux opinions, et avant le jugement. Dans cet intervalle aussi une comète apparut; M. de Neuré, fameux astrologue, assurait qu'elle était d'une grandeur considérable. Tout cela mit les esprits en émoi, et ajoutait aux agitations de madame de Sévigné. C'est très-sérieusement qu'elle entretient de Pomponne du pronostic de cette comète. Ce n'étaient pas seulement les femmes qui croyaient alors à l'influence des astres sur les affaires humaines [462], c'étaient aussi des hommes remarquables par leur esprit et leurs lumières. Cependant Fouquet n'avait pas cette faiblesse; et lorsqu'il sut que l'on rattachait l'apparition de la comète à ce qui lui arrivait de personnel, il dit spirituellement: «La comète me fait trop d'honneur [463]

Mais plus le moment qui devait décider de son sort, s'approchait, plus l'on s'occupait de lui, plus s'augmentaient aussi les anxiétés de madame de Sévigné. «Tout le monde, dit-elle, s'intéresse dans cette grande affaire. On ne parle d'autre chose; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s'attendrit, on craint, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé; enfin, mon pauvre monsieur, c'est une chose extraordinaire que l'état où l'on est présentement, c'est une chose divine que la résignation et la fermeté de notre cher malheureux. Il sait tous les jours ce qui se passe, et il faudrait faire des volumes à sa louange [464]

Enfin, le samedi 20 décembre madame de Sévigné envoie un courrier à de Pomponne, pour lui annoncer que Fouquet a la vie sauve. Dans la lettre qu'elle écrivit ensuite, quoiqu'elle ait appris que le roi avait aggravé la peine, changé l'exil en prison et refusé à Fouquet sa femme, elle ne veut pas que de Pomponne rabatte rien de la joie qu'a dû lui causer l'arrivée de son courrier. «La mienne, dit-elle, est augmentée s'il se peut, et le procédé me fait mieux voir la grandeur de notre victoire.» Elle avait raison: le roi prouvait par cet abus de sa puissance combien il avait compté sur la condamnation à la peine capitale [465]. Fouquet ne l'ignorait pas, ainsi que le prouve le passage suivant de la lettre où madame de Sévigné raconte ce qui eut lieu lorsqu'on reconduisit le surintendant en prison, après qu'il eut entendu la lecture de l'arrêt qui le condamnait. «Cependant M. Fouquet est allé dans la chambre de M. d'Artagnan: pendant qu'il y était, il a vu par la fenêtre passer M. d'Ormesson, qui venait de reprendre quelques papiers qui étaient entre les mains de M. d'Artagnan. M. Fouquet l'a aperçu; il l'a salué avec un visage ouvert et plein de joie et de reconnaissance; il lui a même crié qu'il était son humble serviteur. M. d'Ormesson lui a rendu son salut avec une grande civilité, et s'en est venu, le cœur tout serré, me conter ce qu'il avait vu [466]

Comme on avait séparé Fouquet, non-seulement de sa femme, mais de son médecin resté son ami, et de son plus fidèle domestique, on crut que ses ennemis, après l'avoir vu échapper à regret à une exécution publique, avaient formé le projet de l'empoisonner. En tout temps, une des premières punitions que subissent ceux qui tiennent le pouvoir quand ils s'écartent des formes de la justice est d'être aussitôt jugés capables des crimes les plus odieux.

«Si vous saviez, dit madame de Sévigné, comme cette cruauté paraît à tout le monde, de lui avoir ôté Pecquet et Lavallée! C'est une chose inconcevable; on en tire des conséquences fâcheuses, dont Dieu le préserve, comme il a fait jusque ici!» Puis après cette citation, Tantæne animis cœlestibus iræ, qui prouve ses études classiques, elle ajoute: «Mais non, ce n'est point de si haut que cela vient. De telles vengeances, rudes et basses, ne sauraient partir d'un cœur comme celui de notre maître. On se sert de son nom, et on le profane, comme vous voyez.» Cependant elle a vu le même jour la comète avec sa longue queue, et elle y met une partie de ses espérances [467]. Puis ses soupçons lui reviennent, et elle écrit à son correspondant: «Soyons comme lui, ayons du courage, et ne nous accoutumons pas à la joie que nous donna l'admirable arrêt de samedi. Il a couru un bruit qu'il était malade. Tout le monde disait: Quoi, déjà [468]!...»

Il fallait que la crainte de voir condamner à mort le surintendant eût été bien forte et bien générale, pour que madame de Sévigné donnât l'épithète d'admirable à un arrêt qui consommait la ruine totale de l'accusé et le condamnait à un exil perpétuel. Tous ceux qui à la cour lui étaient attachés dans son malheur s'efforçaient de lire sur le visage du monarque l'espérance d'un meilleur avenir. Mais madame de Sévigné, à qui Louis XIV n'adressa jamais que des paroles agréables et flatteuses, nous prouve, par ce qu'elle dit de lui à ce sujet, qu'il eut dès sa jeunesse cet air digne et réservé qui ne permettait pas de pouvoir deviner aucune des pensées qui l'occupaient ou des sentiments dont il était agité, et qu'il conservait même au milieu des fêtes et des plaisirs cet aspect sévère qui imposait à tous ceux qui l'approchaient. Après avoir raconté à de Pomponne les détails qu'elle a appris sur le voyage de Fouquet à sa prison de Pignerol, d'où il ne devait plus sortir, elle parle ensuite des égards que d'Artagnan, chargé de le conduire, avait pour lui. «On espère toujours des adoucissements à son sort; je les espère aussi. L'espérance m'a trop bien servie pour l'abandonner. Ce n'est pas que toutes les fois qu'à nos ballets je regarde notre maître, ces deux vers du Tasse ne me reviennent en mémoire:

Goffredo ascolta, e in rigida sembianza
Porge più di timor che di speranza [469]

Louis XIV avait trop de grandeur d'âme et un cœur trop généreux pour conserver du ressentiment contre ceux qui s'étaient montrés sensibles à l'amitié et étaient restés fidèles à l'infortune. Les amis et les parents de Fouquet rentrèrent en grâce auprès du jeune monarque; plusieurs même jouirent de toute sa faveur, et firent un chemin rapide; mais il ne se relâcha en rien de ses rigueurs contre le prisonnier de Pignerol. Le temps travaille vite pour ceux qui sont heureux. Bientôt Fouquet, avec lequel il était devenu impossible de communiquer, pour lequel il était défendu de solliciter, fut oublié. Ceux même qui l'avaient chéri le plus, qui lui avaient donné les plus grandes preuves de dévouement, satisfaits d'avoir, par la courageuse conduite qu'ils avaient tenue au moment du procès, contribué à lui sauver la vie, n'en parlèrent plus. De nouveaux événements, plus importants, se succédèrent avec rapidité, et attirèrent l'attention publique. Madame de Sévigné, dans une lettre écrite à sa fille huit ans après le jugement rendu contre Fouquet, nous apprend qu'il supportait héroïquement sa prison [470], et qu'il espérait de voir alléger sa peine. Mais la manière dont elle en parle prouve bien que, même chez elle, le souvenir de cet ami de sa jeunesse s'était affaibli avec les années, et qu'entièrement livrée à d'autres intérêts et d'autres affections, elle en était peu préoccupée. Les espérances qu'avait alors Fouquet de voir se relâcher les rigueurs de sa captivité furent encore longues à se réaliser; car ce ne fut que dix ans après qu'il lui fut permis de s'entretenir avec sa femme [471]. C'était l'époque où Lauzun fut aussi enfermé à Pignerol [472]. Les chambres des deux prisonniers étaient l'une au-dessous de l'autre. Par un trou que Lauzun pratiqua, il parvint à communiquer avec Fouquet [473]. Quelle fut la surprise de celui-ci, qui depuis quinze ans avait été tenu au secret, et dans une ignorance complète de tout ce qui s'était passé dans le monde, de voir ce Puiguilhem, ce cadet de Gascogne, qu'il avait laissé jeune homme, pointant à peine à la cour, lui raconter comment il avait été fait général des dragons, capitaine des gardes du corps, général d'armée; puis lui donner les détails des dispositions prises pour son mariage avec la grande Mademoiselle, mariage qui devait se faire avec le consentement du roi! Fouquet crut que Puiguilhem était devenu fou, et n'était enfermé que pour cette cause; sa surprise fut au comble lorsqu'on lui assura que M. de Lauzun n'avait rien dit qui ne fût vrai [474]. Enfin la captivité de Fouquet devint moins sévère; il put voir sa famille, et même les officiers et les habitants de la ville de Pignerol [475]. Il paraît qu'on finit alors par lui accorder la permission de sortir de sa prison, pour aller aux eaux de Bourbonne y rétablir sa santé. Si cette permission fut accordée, elle parvint trop tard à Pignerol; Fouquet n'était déjà plus. Dans une lettre datée du 3 avril 1680, madame de Sévigné exprime en deux ou trois lignes le chagrin que lui cause l'annonce de cette mort; mais elle paraît en même temps bien plus affectée de légères altérations qu'éprouvait alors la santé de madame de Grignan, que de la perte de cet ami de sa jeunesse [476].

Ainsi, cet homme dont l'existence avait eu tant de splendeur et d'éclat, et qui pendant les neuf dernières années de sa prospérité avait été entouré de tant de clients, de protégés, de partisans et de flatteurs; qui avait eu si souvent pour hôtes, à sa table, des rois et des reines; qui, avide de toutes les jouissances des sens et de l'esprit, s'était saturé de toutes les délices de la vie, après une captivité qui dura dix-neuf ans, disparut du monde, tellement oublié, tellement délaissé, obscur, inaperçu, que ce fut un problème, même parmi ses amis d'autrefois, de savoir s'il était mort en prison, ou quelques jours après avoir recouvré sa pleine et entière liberté [477].

Voltaire lui-même ayant paru incertain sur le lieu où mourut Fouquet, on a, selon l'usage, cherché à fonder sur ce doute les plus étranges romans. On a fait du surintendant un ermite des Cévennes, et on a voulu trouver en lui l'Homme au masque de fer. Aujourd'hui aucun doute sur ce sujet n'est permis pour qui sait apprécier la valeur des preuves historiques, et dégager leur lumière vive et pure des brouillards dont la crédulité et l'amour du merveilleux se plaisent souvent à l'envelopper. Des actes authentiques et notariés et la correspondance de Louvois avec Saint-Mars démontrent que Fouquet est mort à Pignerol, où alors se trouvaient présents sa femme et un de ses fils, auxquels son corps fut livré pour être inhumé selon leur volonté [478]. Cette mort presque subite contraria les généreuses intentions de Louis XIV et de ses ministres, qui depuis longtemps avaient résolu de donner la liberté au surintendant [479]. A cette époque (en 1680) les ministres savaient que Fouquet n'était plus à craindre pour eux; qu'il ne pouvait plus participer aux affaires, ni rentrer en grâce auprès du monarque. Le temps avait diminué l'importance des secrets d'État qui avaient forcé Louis XIV à faire subir à Fouquet une si longue et si dure incarcération. Les événements qui s'étaient passés avaient cessé d'en faire craindre la divulgation. La mort de Fouquet enleva à Louis XIV tout le fruit de sa tardive clémence, et vint donner à une juste punition ce caractère d'implacable cruauté, qui eût disparu si ce grand coupable, devenu un homme sage et pieux, eût passé les restes d'une vie qui pouvait encore longtemps se prolonger, auprès de son héroïque femme et dans le sein de sa famille, encore riche, heureuse et puissante, par les bienfaits du monarque. Les graves délits du surintendant furent oubliés; on ne se souvint plus que de ses talents, de sa prospérité, de sa chute et de ses souffrances. Sa mort, qui sembla prématurée, fit même soupçonner un crime; et le procès qui lui fut fait est devenu le canevas banal sur lequel aiment à broder ceux qui s'imposent la tâche facile d'émouvoir la sensibilité des lecteurs vulgaires, et qui ne voient dans les actes du pouvoir que des motifs de haine, de vengeance, et d'odieuse tyrannie; et dans ceux qu'il est obligé de frapper, que des héros du malheur et des victimes innocentes.

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