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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)

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CHAPITRE XVII.
1661.

Aveux qu'a faits Louis XIV sur l'arrestation et le procès de Fouquet.—Cet événement mal jugé par les historiens.—Ce fut la fin du ministérialisme.—De la connaissance approfondie de l'affaire de Fouquet dépend l'intelligence complète du règne de Louis XIV.—Nomination de Fouquet à la surintendance des finances avec Servien.—Fouquet reste le seul surintendant.—Fonctions et attributions d'un surintendant.—Ordre qui était établi dans les finances.—Trois trésoreries de l'épargne.—Contrôleur ou teneur du registre des fonds.—Ordonnances de payement.—Billets de l'épargne.—Assignations et réassignations.—De quelle manière s'y prenaient les financiers et les traitants pour s'enrichir aux dépens de l'État et des particuliers.—Lorsque Fouquet parvint aux finances, il n'y avait ni crédit ni ressources.—Il emprunte sur son crédit.—Subvient à toutes les dépenses.—Fait disparaître tout contrôle.—Le désordre se met dans la comptabilité.—Fouquet lui-même ne connaît pas sa position; mais il est le seul maître des revenus de l'État.—Dispose d'énormes richesses.—Fait bâtir des palais.—Étale le luxe le plus prodigieux.—Fait des pensions aux hommes puissants.—Rivalise en influence Mazarin.—Colbert signale dans un mémoire ses malversations, et dresse un plan pour le perdre.—Fouquet intercepte la lettre.—Emploi qu'il fait de la connaissance de ce secret pour se maintenir.—Mazarin, ayant besoin d'argent pour conclure la paix, écrit à Colbert de se raccommoder avec Fouquet.—Ce que Colbert lui répond.—Défiance du surintendant depuis cette époque.—Il fortifie Belle-Isle.—Projet de résistance mis sur le papier, et retrouvé derrière une glace à Saint-Mandé.—Mazarin connaissait les grands talents de Fouquet, et ne voulait pas en priver son roi.—Comparaison de Mazarin et de Richelieu, de Louis XIII et de Louis XIV.—Richelieu força le roi à supporter son joug, Mazarin fit aimer le sien.—Instructions que Mazarin donne à Louis XIV, et comment il lui apprit à régner.—Aveux et recommandations de Mazarin à Louis XIV.—Position à l'égard de son roi, différente de celle de Richelieu.—Mazarin était moins le dominateur du monarque que son tuteur et son protecteur.—Tout le gouvernement, toute la cour étaient en lui.—Louis XIV, plein de reconnaissance pour Mazarin, accomplit toutes ses volontés, et suit tous ses conseils.—Mazarin avait conseillé à Louis XIV d'employer Fouquet.—Colbert est nommé pour tenir le livre des fonds.—Le roi déclare à Fouquet qu'il veut être instruit exactement sur ses finances.—Fouquet présente au roi des comptes simulés.—Il est démasqué secrètement par Colbert.—Le roi, s'apercevant de son système de déception, est résolu à le perdre.—Il dissimule avec lui.—Précautions qu'il avait à prendre.—Louis XIV se décide à différer l'arrestation de Fouquet.

Dans ses admirables Instructions au Dauphin, Louis XIV a dit que de toutes les affaires qu'il avait eues à traiter, l'arrestation et le procès du surintendant était celle qui lui avait fait le plus de peine et causé le plus d'embarras [348]. Et cependant les historiens n'en parlent que brièvement, et s'étonnent que le roi ait déployé dans cette circonstance un appareil de puissance tout à fait inutile; qu'il ait usé d'une dissimulation peu digne de la majesté royale. C'est que jusque ici on a considéré la chute de Fouquet plutôt comme un incident que comme un événement grave; on n'y a vu qu'un acte violent de despotisme envers un homme auquel ses grandes qualités personnelles, les amis qu'il s'était faits dans la prospérité, le courage qu'il a montré dans l'adversité, ont attaché un intérêt puissant.

Il y a tout autre chose dans le procès de Fouquet. Par les résultats qui en devaient être la suite, ce ne fut pas seulement un mémorable exemple des revers de la fortune donné par la chute d'un ministre; ce fut une véritable révolution, ce fut l'anéantissement du ministérialisme en France et le rétablissement de l'autorité royale dans toute sa plénitude. Ce fut la chute d'un gouvernement qui depuis plus d'un demi-siècle ne put jamais s'établir et se maintenir qu'en s'appuyant sur l'oligarchie nobiliaire, ou sur le frêle soutien de la faveur, que les courtisans et les familiers travaillaient toujours à lui enlever; consumant ainsi en efforts pour son existence les forces dont il avait besoin pour agir; faisant souvent le mal sans volonté, et renonçant au bien par impuissance. L'anéantissement de ce pouvoir, superposé à la couronne, concentra l'autorité dans le monarque seul, dont le droit et la puissance étaient hors de toute contestation, et qui loin d'avoir dans ses propres agents des ennemis, qui s'opposaient à lui ou cherchaient à le renverser, n'y trouvait plus que des instruments dociles, empressés, dévoués, qu'il pouvait déplacer, écarter, briser, selon qu'il le jugeait utile ou convenable à ses desseins. Alors on eut en France un roi et un gouvernement fort; c'est ce qu'on n'y avait pas vu depuis Henri IV. Mais rien ne nous montre mieux la fermeté, l'habileté et les lumières qui étaient nécessaires dans le souverain pour fonder ce gouvernement, que le procès de Fouquet. L'intelligence complète du règne de Louis XIV et du caractère de ce monarque dépend de la connaissance exacte de la situation des affaires lorsqu'il commença à gouverner par lui-même. On ne peut l'acquérir qu'en se faisant une idée précise de l'administration du surintendant, et en recherchant avec soin toutes les causes qui ont préparé sa chute, toutes les circonstances qui l'ont hâtée et aggravée.

Nous avons déjà dit comment, en 1652, Fouquet, d'abord accolé à Servien, était devenu, par le fait, le seul surintendant des finances, quoique les lettres patentes qui le reconnaissent comme tel ne lui aient été délivrées qu'en 1659, après la mort de son collègue [349]. Mais pour concevoir de quelle manière Fouquet, par le moyen de cette charge, qui ne lui conférait aucune part à la direction du gouvernement, put acquérir une puissance qui rivalisait avec celle du premier ministre, il est nécessaire de faire connaître quelle était à cette époque l'organisation des finances en France, et surtout le mode de comptabilité du trésor public ou de l'épargne, comme on disait alors.

Un surintendant général des finances n'était point un comptable, mais un ordonnateur. Il ne recevait aucun fonds, ne dépensait aucune somme; mais il ordonnançait toutes les recettes et toutes les dépenses. Il n'était point justiciable des cours souveraines sagement instituées pour examiner, juger et arrêter les comptes de tous les comptables publics; il ne devait justifier de sa gestion qu'au roi. Le surintendant général n'était astreint dans sa gestion à aucune loi, à aucune règle particulière, qu'à celles qu'il plaisait au roi de lui imposer. Le compte qu'il rendait était un compte de clerc à maître, un compte de conscience [350].

Cependant il ne faut pas croire que les finances du royaume et la gestion du surintendant fussent sans contrôle. Ce contrôle se trouvait dans les comptes des trésoriers de l'épargne, et dans la tenue du registre des fonds. Il y avait trois trésoriers de l'épargne, qui géraient à tour de rôle pendant un an, et qui rendaient leurs comptes à la cour des comptes séparément, et par exercice. Aucune somme ne pouvait être reçue ou payée pour le roi ou pour l'État, ou par le roi et par l'État, sans qu'il en fût fait écriture sur les registres du trésor de l'épargne. Ce trésorier ne recevait et ne payait que d'après les ordonnances du surintendant; ses registres ne faisaient connaître que la date de ces ordonnances, et les différends fonds sur lesquels elles étaient assignées. Mais près de lui se trouvait celui qui était chargé de tenir le registre des fonds sur lequel étaient enregistrées jour par jour toutes les sommes versées à l'épargne ou payées par elle, en vertu de toutes les ordonnances de recettes et de dépenses, avec les origines et les motifs de toutes ces ordonnances, ou de tous les payements et de tous les versements. Ce registre des fonds n'était point produit à la cour des comptes; il restait secret entre le roi et le surintendant. Les ordonnances de ce dernier étaient les seules pièces que les trésoriers de l'épargne eussent à produire pour la régularisation de leurs comptes, et le registre des fonds servait en même temps à contrôler leur gestion et celle du surintendant. Le teneur du registre des fonds et les trois trésoriers de l'épargne étaient nommés par le roi, et par conséquent indépendants du surintendant.

Rien ne semblait mieux imaginé pour que le roi ou son gouvernement, sans être gêné par la cour des comptes dans l'emploi des revenus de l'État, sans lui révéler des secrets qu'elle ne devait pas connaître, pût la faire servir à faire régner l'ordre dans les finances; et aucun moyen ne paraissait plus simple, ni plus propre à se garantir des inconvénients qui pouvaient résulter, dans la comptabilité, de la négligence ou de l'erreur, ou à prévenir les abus, plus grands encore, de la collusion et de l'improbité. Il est vrai que si cet ordre de choses eût été maintenu, toute confusion eût été impossible; et quelque multipliés, quelques compliqués que fussent d'ailleurs les comptes particuliers, quelque nombreuses que fussent les différentes espèces de dépenses et les diverses natures de recettes, le souverain eût toujours pu connaître l'état au vrai de ses finances, la grandeur de ses charges et l'étendue de ses ressources. Mais ce n'était pas là ce que voulaient les financiers. Examinons comment ils parvinrent à échapper aux entraves qu'on avait mises à leurs fraudes et à leur rapacité.

Toute ordonnance de payement, ou commandement fait à un trésorier de l'épargne de payer une somme au nom du roi ou de son conseil, devait être signée ou contre-signée par le surintendant. Mais cela ne suffisait pas encore pour qu'elle pût être payée. Dans cet état, une ordonnance de payement n'était qu'une reconnaissance de la dette, qu'un ordre général portant que telle dépense était faite; elle devait être soldée par l'épargne. Pour que l'argent fût délivré à la personne ainsi reconnue créancière de l'État, il fallait encore qu'il fût mis au bas de cette ordonnance un ordre particulier du surintendant, qui assignait sur un fonds spécial [351] le payement de la somme qui y était mentionnée. Le trésorier de l'épargne ne pouvait et ne devait vous payer qu'autant qu'il avait des valeurs appartenant au fonds sur lequel le payement de l'ordonnance était assigné; et comme il n'en avait presque jamais, vu les retards qui avaient lieu dans la perception des diverses branches de revenu public, au lieu d'argent il donnait en échange de l'ordonnance un billet de l'épargne, qui était une sorte de mandat sur le traitant, le fermier de l'impôt, ou tel autre débiteur, envers l'épargne, du fonds sur lequel le payement de l'ordonnance était assigné. Par ce mandat, le trésorier de l'épargne déclarait qu'il tiendrait compte à celui-ci de la somme payée par lui sur le fonds qui se trouvait désigné, et qu'on lui en fournirait quittance.

Pour la facilité des affaires et des payements, on subdivisait le plus souvent le montant d'une même ordonnance en plusieurs billets de l'épargne; et comme il y avait plusieurs espèces de fonds ou plusieurs sources de revenus publics, il y avait aussi plusieurs espèces de billets de l'épargne. Par la même raison, ainsi qu'il y avait des revenus ou des fonds encore intacts, ou dont les rentrées étaient certaines et prochaines au moment de l'émission des billets qui les concernaient, on en trouvait d'autres dont les rentrées étaient incertaines et éloignées; d'autres qui se trouvaient entièrement épuisés, sans qu'on pût en avoir la preuve qu'au moment de la reddition du compte. Il en résultait qu'il y avait des billets de l'épargne dont la valeur était au pair avec l'argent; d'autres, plus ou moins au-dessous du pair; d'autres, absolument sans valeur, quoique cependant tous ces billets, et les ordonnances qu'ils représentaient, émanassent des mêmes autorités, fussent revêtus des mêmes signatures. Mais les billets sans valeur pouvaient redevenir tout à coup supérieurs à ceux dont la valeur était incertaine; et voici comment:

On assignait souvent, par erreur ou autrement, des ordonnances dont le montant total était quelquefois le triple et le quadruple du fonds qui devait les acquitter; cela donnait lieu à ce qu'on appelait une réassignation de billet, c'est-à-dire à un second ordre de payer tel ou tel billet sur un autre fonds que celui qui était mentionné dans l'ordonnance. Cette réassignation pouvait être faite sur un fonds du même exercice, ou, comme on disait, d'une même épargne; alors cette réassignation se mettait tout simplement au pied du billet. Mais si cet exercice était terminé, et qu'il fallût réassigner sur un autre exercice, c'est-à-dire faire peser le billet sur le compte d'un autre trésorier, il était nécessaire de rendre une ordonnance de comptant ou de remise. Cette ordonnance de comptant ou de remise se trouvant séparée du billet pour lequel elle avait été obtenue, il était facile de l'annexer à un autre billet, et de changer ainsi un papier d'une valeur incertaine ou nulle, en un autre dont la réalisation n'éprouvait aucun retard [352]. On comprend ainsi sans peine de quelle manière les ordonnances de payement se trouvant morcelées en un grand nombre de billets assignés sur des fonds différents de leur mandat primitif, puis réassignés sur d'autres fonds, et brisés en plusieurs exercices, payés souvent sur des ordonnances de comptant qui ne leur appartenaient pas, finissaient par former dans la comptabilité une complication que pouvaient seuls démêler le surintendant, les trésoriers de l'épargne et les traitants qui en étaient les auteurs. On voit aussi pourquoi la finance était devenue un arcane, une science secrète, dont la connaissance était réservée à une certaine classe de personnes; pourquoi les financiers formaient en quelque sorte une classe à part, et peu estimée. Les profits que les trésoriers de l'épargne pouvaient faire par leur collusion avec les fermiers des impôts étaient énormes, puisque les uns pouvaient payer les ordonnances et les autres les taxes, avec des billets qui entre leurs mains étaient évalués au pair, et qui en d'autres mains, même celles des détenteurs primitifs, des ayant-droit, des créanciers légitimes, pouvaient être dépréciés au tiers, au quart, au dixième de leur valeur, ou même réduits à rien. Car lorsque les billets de l'épargne avaient vieilli, et qu'on avait laissé passer un trop grand nombre d'exercices sans les réassigner, leur réassignation devenait de plus en plus difficile à obtenir. Les billets récents, qui représentaient les besoins du moment, les dépenses courantes, obtenaient la préférence sur les anciens, considérés comme une dette surannée; et si ceux-ci n'étaient pas annulés légalement par un arrêt de déchéance, ils l'étaient de fait par le refus absolu de réassignation. On imagine facilement combien, dans un tel état de choses, un surintendant peu scrupuleux avait de moyens de s'enrichir et de dilapider la fortune publique; lui, qui était maître d'assigner les payements sur telles espèces de fonds qu'il lui plairait de choisir, d'accorder ou de refuser les assignations ou les réassignations, de faire ou de ne pas faire des ordonnances de remises; lui, chargé de passer les baux avec les fermiers des impôts; lui, qui pouvait autoriser un débiteur de l'épargne à retarder ou à anticiper les termes de ses payements; lui, enfin, qui, par l'autorité de sa charge, avait le pouvoir de surveiller, de corriger tous les abus, et qui pouvait prendre de telles mesures qu'aucun agent des finances ne pût faire de gains illicites sans qu'il lui en revînt la plus forte part. Plus la pénurie du trésor était grande, plus il était facile à un surintendant de malverser, plus il devenait difficile de le convaincre de malversation.

A cet égard Fouquet se trouva dès son début dans la position la plus favorable lorsqu'il fut nommé surintendant. Le maréchal de la Meilleraye, qui avait dirigé les finances, venait de faire une véritable banqueroute en donnant en payement à tous les créanciers de l'État des billets de l'épargne assignés sur des fonds depuis longtemps épuisés. Nonobstant le discrédit complet produit par une mesure aussi déloyale, Fouquet trouva encore des ressources pour toutes les dépenses. Il emprunta sur son crédit propre, sur celui de ses amis, et prêta ensuite à l'épargne, mais à des intérêts considérables. Les traités qu'il conclut comme surintendant des Finances furent approuvés par le roi, c'est-à-dire par Mazarin: la nécessité le voulut ainsi. Mais les intérêts stipulés, quoiqu'ils fussent au moins de douze pour cent, et allassent même jusqu'à dix-huit, n'étaient pas les seuls profits de ceux qui s'engageaient avec Fouquet dans les affaires du gouvernement. Avant de traiter ils avaient soin d'acheter communément au denier dix, et souvent à moins, un certain nombre des billets de l'épargne émis par le maréchal de la Meilleraye; et ils stipulaient, dans les conditions de l'emprunt qui leur était fait, qu'outre l'intérêt convenu, les billets de l'épargne dont ils étaient porteurs seraient réassignés par des ordonnances de comptant; et par le moyen de cette réassignation, faite de concert avec les trésoriers sur des fonds disponibles, ils parvenaient à obtenir le payement intégral de ces ordonnances [353]. Cela leur était d'autant plus facile que la plupart de ces prêteurs étaient devenus aussi, par le moyen du surintendant, les fermiers des impôts. Ils se payaient par leurs mains, au fur et à mesure des rentrées; c'est-à-dire qu'ils donnaient en payement de leurs engagements envers l'épargne ces mêmes billets de l'épargne qu'ils avaient achetés à vil prix et fait réassigner [354].

Ce n'était pas encore tout. Les lois et les ordonnances royales, qui en tenaient lieu, ne permettaient pas à l'État d'emprunter à un taux plus élevé que le denier dix-huit, ou à cinq cinq-neuvièmes pour cent. Les cours souveraines chargées de la vérification des comptes ne pouvaient donc admettre un taux plus fort; mais comme l'intérêt qu'on était obligé de subir était le double et le triple de l'intérêt légal, les prêteurs faisaient sur les sommes qu'ils versaient à l'épargne la retenue de la différence, et on leur donnait quittance de la somme entière stipulée dans leurs engagements, sans faire mention de cette retenue; puis on faisait des ordonnances, qu'on appelait ordonnances de fonds, qui assignaient sur un fonds effectif ou imaginaire, au profit de gens inconnus ou supposés, le payement de la différence entre le taux légal et le taux réel de l'emprunt. Ces ordonnances, délivrées par le conseil des finances, contre-signées par le surintendant, servaient aux trésoriers de l'épargne à régulariser leur comptabilité. Il fallait bien, pour couvrir leur responsabilité, avoir recours à de fausses écritures en recettes et en dépenses. Les ordonnances de fonds faites au nom du roi et de son conseil opéraient une simulation qui mettait les traitants à l'abri de toute recherche [355]. Ces ordonnances de fonds en valeurs fictives étaient cependant, comme les autres, scindées et converties en billets de l'épargne, selon que cela était nécessaire pour la commodité du service et la régularisation des écritures sur les différents fonds. Souvent le traité qui avait donné lieu à une ordonnance était révoqué. Alors les billets qu'on avait faits en exécution de cette même ordonnance devaient être rapportés, et biffés par le surintendant et ceux du conseil du roi qui avaient signé la première ordonnance, et qui signaient également l'ordonnance de révocation. Ces billets, lors même qu'ils n'étaient point biffés, se trouvaient nuls de droit; et de là on prenait occasion de négliger de les biffer et de les annuler. Mais comme ils pouvaient être séparés de fait des ordonnances qui les avaient autorisés, et se trouvaient sous la forme de billets de l'épargne, on parvenait, par des assignations et des réassignations, à déguiser entièrement leur origine, et à convertir en valeurs réelles des valeurs primitivement fictives, mais qui n'étaient plus même alors des valeurs fictives, qui n'étaient plus rien. Ainsi, on faisait payer deux fois à l'État une différence d'intérêt déjà si énormément usuraire.

Celui qui tenait le registre des fonds, obligé de coucher sur ce registre le détail de toutes les opérations financières, de décharger ce même registre des traités annulés, des billets qui en étaient provenus, aurait pu, par l'utilité de son contrôle, mettre obstacle à d'aussi énormes dilapidations; mais ce registre, soit par l'influence de Fouquet, soit par négligence, soit par impéritie, ne fut pas tenu avec exactitude [356]. Cependant la comptabilité de l'épargne, tout imparfaite, toute sommaire qu'elle était, aurait pu jeter quelque jour sur ces désastreuses opérations, et empêcher qu'on ne s'y livrât avec autant d'audace et d'impudeur; mais ce contrôle, si faible, si insuffisant, fut anéanti par Fouquet, non pas peut-être de dessein prémédité, mais par suite de l'exigence et de l'entraînement des affaires.

En effet, quand il parvint aux finances, il n'y avait rien dans l'épargne. Par la seule confiance qu'on avait dans ses talents, dans sa loyauté, dans sa sincérité, dans sa fidélité à remplir ses engagements, il trouva les fonds dont on avait besoin. Plusieurs d'entre ses prêteurs étaient aussi, comme lui, des centres de crédit, et eurent pour plus grande sûreté les impôts ou les branches de revenus publics, qu'il leur délégua en sa qualité de surintendant; d'autres devinrent les principaux gérants de sa vaste administration. Tous avaient sa garantie personnelle pour les engagements contractés envers l'État; c'était à lui qu'on prêtait, à lui que les prêteurs avaient affaire: c'était donc en quelque sorte lui qui prêtait à l'État; c'est à lui seul que le roi ou son gouvernement était redevable [357]. Comme les besoins d'argent étaient souvent pressants, instantanés, les sommes qu'on se procurait par son moyen étaient remises à Mazarin ou aux chefs de service, directement par les commis ou les caissiers du surintendant, et pour son propre compte [358]. Le surintendant faisait ensuite des ordonnances pour se rembourser, et se payait par les billets de l'épargne faits en vertu de ces ordonnances. Ces billets étaient acquittés au fur et à mesure de la rentrée des impôts ou des différentes branches de revenus publics sur lesquels le payement en était assigné; et, pour éviter tout retard, ces sommes étaient versées directement dans les caisses du surintendant; de sorte que, selon l'expression de cette époque, l'épargne se faisait chez lui, c'est-à-dire que la comptabilité de l'État se trouvait confondue avec sa comptabilité personnelle, et celle du trésor public devenait celle de sa caisse particulière. Il était à la fois ordonnateur, receveur et payeur. Les trésoriers de l'épargne, qui étaient parents ou amis de Fouquet, et associés à ses immenses opérations, recevaient de lui les ordonnances et les billets acquittés: ils les enregistraient avec exactitude; mais comme ils ne recevaient rien que du papier, et ne payaient rien qu'avec du papier, leur comptabilité devint toute fictive: recette et dépense, tout se réduisait à des écritures. Les comptes des trésoriers de l'épargne ne pouvaient donc plus contrôler les actes du surintendant, puisque ces trésoriers recevaient de lui toutes les pièces qui devaient former et justifier ces comptes [359]. Les profits qui résultaient pour eux de leur participation à tous les emprunts ne leur donnaient que le désir de voir prolonger un tel état de choses; leurs charges, étant devenues un moyen certain de s'enrichir, se vendaient à des prix exorbitants [360].

Ainsi Fouquet était devenu le seul dispensateur de la fortune publique, et tenait dans ses mains la ruine ou la prospérité de tous ceux qui avaient des intérêts à régler avec l'État, puisqu'il pouvait à son gré accorder ou refuser, avancer ou retarder le payement de ce qui était dû par l'État, donner de la valeur à des créances simulées, et réduire à rien les créances les plus légitimes. Comme surintendant, Fouquet avait encore l'administration entière des colonies. Son père était le président du conseil qu'il avait institué pour les régir. Alors ces possessions lointaines n'étaient considérées que sous le rapport fiscal, et produisaient de si faibles revenus, que Fouquet aliéna l'île de Sainte-Lucie tout entière pour la modique somme de 39,000 liv. (78,000 fr. de notre monnaie actuelle) [361].

Dans les grands mouvements de fonds, dans les opérations financières qui donnent lieu à une comptabilité compliquée, dès qu'on néglige les moyens propres à faire reconnaître incessamment les erreurs et les concussions, ou qu'on s'en écarte à dessein, le désordre s'introduit aussitôt; et, s'accroissant toujours, il arrive que celui même qui l'a voulu faire naître à son profit ne peut plus s'y reconnaître, et qu'il devient facile de s'en servir contre lui-même. C'est ce qui arriva à Fouquet. En proie aux fraudes de ses agents, il en vint au point de ne plus savoir quelle était sa position à l'égard de l'État. Il paraît constant, d'après ses propres défenses, que lorsqu'il fut arrêté il devait quatorze millions (vingt-huit millions de notre monnaie actuelle) [362]; et il y eut dans ses comptes six millions de billets réassignés, pour lesquels il fut impossible de savoir s'ils formaient un déficit réel, ou s'ils n'avaient d'autre origine que des dépenses fictives résultant des ordonnances de différence de fonds [363].

Mais, quelle que fût sa position, il disposait à son gré des revenus de la France. Les sommes qui résultaient des emprunts, comme les recettes qui provenaient des impôts, étaient versées dans ses caisses, et il avait toujours à son commandement des capitaux immenses en argent comptant. Il en usa avec une profusion inouïe; il construisit des palais, forma des bibliothèques, des collections d'un prix inestimable en tableaux et en statues [364]. Il vécut avec une magnificence royale, joua gros jeu, eut des maîtresses jusque dans les rangs les plus élevés; fit des pensions aux courtisans besoigneux, aux femmes de cour intrigantes, aux artistes, aux gens de lettres, à tous ceux qui le louaient ou qui pouvaient lui être utiles [365]. Il donnait sans cesse des fêtes et des repas somptueux au roi, aux reines, aux ministres, à la cour, aux princes, et aux étrangers illustres qui visitaient la France [366]. Il avait partout des agents, et particulièrement auprès des souverains et des hommes puissants; ils lui rendaient compte de tout, et le servaient par leurs intrigues [367]. Il gratifiait ses frères, ses parents, ses amis, des plus belles charges, soit en les achetant pour eux, soit en leur prêtant l'argent nécessaire pour les acquérir [368]. C'est ainsi qu'il parvenait à usurper en quelque sorte la nomination aux plus hautes comme aux plus modiques fonctions de l'État, et à être instruit de toutes les affaires les plus secrètes, et les plus étrangères aux finances. Par ces divers moyens il s'acquit une puissance presque égale à celle du premier ministre, et à laquelle se rattachait la haute influence de tous ceux qui détestaient la personne de celui-ci et étaient opposés à sa politique; car, bien que le traité des Pyrénées eût obtenu l'approbation publique, et fût généralement considéré comme le chef-d'œuvre de l'habileté de Mazarin, cependant il y avait aussi un parti assez nombreux qui blâmait ce traité, et qui aurait voulu qu'au lieu d'arrêter le succès de nos armes et de chercher à contracter une alliance avec l'Espagne, on fît la conquête des Pays-Bas, et qu'on adjoignît à la France ces riches et florissantes contrées. Dans ce parti était Turenne, tous les hommes de guerre, tous les débris de la Fronde que Mazarin n'avait pu ou voulu rallier à lui, et aussi une grande portion de la noblesse indépendante. Les raisons que toutes les personnes de ce parti alléguaient en faveur de leur opinion se trouvent toutes réunies et exprimées d'une manière aussi piquante que spirituelle dans une lettre que Saint-Évremond, l'un d'eux, écrivit au marquis de Créquy, lors des négociations de Saint-Jean de Luz. Cette lettre, depuis saisie dans les papiers de Fouquet, devint la cause de l'exil de celui qui l'avait écrite et de son long séjour en Angleterre [369].

C'est à la même époque, c'est-à-dire pendant que l'on traitait avec l'Espagne, que Colbert fit pour Mazarin un mémoire où il lui signalait les dilapidations du surintendant et les énormes abus qui avaient lieu dans l'administration des finances. Colbert était devenu, par l'entremise de Le Tellier, allié à sa famille [370], l'intendant de la maison du cardinal, et, ce qui était encore préférable, son homme de confiance. Dans le mémoire où il lui exposait les malversations de Fouquet, il proposait en même temps de le faire arrêter et de le faire juger par une commission; puis de créer une chambre de justice qui déciderait du sort de ceux qui s'étaient rendus complices du surintendant, et qui les forcerait à rendre une partie des sommes qu'ils avaient extorquées à l'État. Colbert, s'élevant ensuite dans ce mémoire à la hauteur de la tâche qu'il eut depuis à remplir, y développait un plan de finances fondé sur l'ordre et l'économie, qui fournissait les moyens de pourvoir aux dépenses publiques sans avoir besoin de recourir à la désastreuse ressource des emprunts et à de ruineuses anticipations.

Ce mémoire, envoyé à Mazarin tandis qu'il était à Saint-Jean de Luz, fut intercepté par un employé de la poste aux lettres, et communiqué au surintendant; il en prit copie, et le laissa ensuite parvenir à sa destination [371]. Mais, embarrassé sur les mesures qu'il lui fallait prendre pour déconcerter le projet formé contre lui, il appela près de lui Gourville, et lui fit part de ce qu'il avait découvert. Gourville, pour parer aux dangers qui menaçaient Fouquet, fit voir une habileté consommée et une présence d'esprit admirable. Mazarin avait besoin d'argent pour le succès de ses négociations; et si elles réussissaient, il lui en fallait encore plus pour les dépenses qu'occasionnerait le mariage du roi. Il en demandait donc au surintendant. Celui-ci lui dépêcha Gourville pour s'expliquer avec lui sur cette demande. Gourville exposa que tous les fonds dont le surintendant pouvait disposer étaient épuisés, qu'il ne pouvait plus en trouver que sur son crédit; mais que ce crédit n'était fondé que sur l'opinion de la faveur dont il jouissait auprès du roi et de son éminence. Il était donc bien important, si l'on voulait que le surintendant continuât à rendre les mêmes services, que des marques signalées de confiance lui fussent données, et qu'on fît disparaître, autrement que par de vagues assurances, les bruits qui couraient que par suite des calomnies du sieur Colbert, et à son instigation, la disgrâce du surintendant était imminente. Tant que la moindre trace de cette opinion subsisterait, il ne fallait pas espérer que le surintendant ni aucun de ses amis pussent trouver un seul prêteur. Dans une seconde conférence qui eut lieu sur ce sujet entre Mazarin et Fouquet, ce dernier confirma tout ce qu'avait dit Gourville. Le surintendant se répandit en même temps en plaintes amères sur Colbert, et laissa percer qu'il avait connaissance du mémoire que celui-ci avait écrit contre lui. Cependant Fouquet affirmait que Colbert avait été le premier à lui faire des offres de service, et qu'il ne s'était déclaré son ennemi que parce qu'il avait refusé d'accéder aux demandes injustes de plusieurs de ses parents.

Mazarin, pour obtenir les millions dont il avait besoin, se détermina à donner toute satisfaction au surintendant, à écrire à Colbert dans le plus grand détail, et, sans émettre aucune opinion sur les accusations dirigées contre le surintendant, ni sur les justifications qu'il faisait valoir, il exhorta Colbert à aller voir ce dernier aussitôt qu'il serait de retour à Paris, et à travailler à détruire dans son esprit l'idée que lui, Colbert, était son ennemi personnel.

Colbert, dans une longue lettre qu'il écrivit à Mazarin, en réponse à celle dont nous venons de faire l'analyse, examine avec une grande sagacité comment le mémoire qu'il avait envoyé à son éminence, connu de lui seul, a pu l'être de Fouquet. Après avoir épuisé tous les moyens par lesquels on peut supposer que ce secret a été divulgué, Colbert conclut qu'il n'y en a qu'un seul possible: c'est la trahison du sieur Nouveau, officier des postes, qu'il n'hésite pas à croire coupable; et à cet égard il ne se trompait pas [372]. Dans une seconde lettre, qui fait suite à la première, Colbert se justifie des accusations que Fouquet avait portées contre lui, et avoue les obligations qu'il lui a: il prouve qu'au lieu de se montrer ingrat envers le surintendant, il a cherché, au contraire, à lui rendre le plus éminent de tous les services, en l'engageant à renoncer à des pratiques et à des opérations qui pouvaient nuire à sa réputation et avoir pour lui les plus fâcheuses conséquences. Malgré cet avertissement, les rapines et les dilapidations de Fouquet et de ses agents n'ont fait qu'augmenter. C'est alors que Colbert a cru de son devoir de s'écarter du surintendant, et d'avoir avec lui le moins de relations possible [373]. Quant au désir que Fouquet témoignait de faire cesser cet état de choses, et de bien vivre avec Colbert, celui-ci répond: «Cela lui sera très-facile: car ou il changera de conduite, ou votre éminence agréera celle qu'il tient, ou l'excusera sur la disposition présente des affaires, ou enfin elle trouvera que ses bonnes qualités doivent l'emporter sur ses mauvaises; et, dans quelque cas que ce soit, je n'aurai aucune peine à me conformer aux intentions de votre éminence, lui pouvant protester devant Dieu qu'elles ont toujours été et seront toujours les règles des mouvements de mon esprit [374]

Lorsque après le mariage du roi toute la cour et les ministres revinrent à Paris, Colbert eut avec Fouquet l'entretien que Mazarin avait désiré; mais cet entretien ne calma pas les craintes et les défiances du surintendant, peut-être même ne fit-il que les augmenter. Le sentiment des dangers dont il se croyait menacé le troubla au point de lui faire prendre les mesures les plus imprudentes, de former les desseins les plus insensés. Confiant dans le grand nombre d'amis, d'obligés et de créatures qu'il avait dans les plus hautes places comme dans les plus infimes, il traça un plan d'instruction sur ce que tous auraient à faire dans le cas où, arrêté à l'improviste, il n'aurait pas le temps de fuir. Il fortifia Belle-Isle, qu'il avait achetée. Son projet ne tendait à rien moins qu'à une résistance à main armée, à une rébellion ouverte. La mort de Mazarin vint bientôt soulager Fouquet, et effacer de son esprit toute pensée de cette nature. Les souvenirs de la Fronde avaient pu lui faire concevoir la possibilité de lutter avec un ministre, mais non pas avec le roi; et d'ailleurs, bien loin de soupçonner qu'il eût rien à redouter, il se croyait en faveur. Cependant le brouillon de son ancien projet, trouvé derrière un miroir dans sa maison de Saint-Mandé, forma la base de l'accusation dirigée contre lui, compromit toutes les personnes qui y étaient nommées, et faillit lui coûter la vie [375].

Fouquet se trompait sur les intentions de Mazarin, qui n'étaient nullement hostiles à son égard. Mazarin rendait justice à ses grands talents, et aurait voulu même n'en pas priver son roi.

Les moyens qu'avait employés Richelieu pour gouverner Louis XIII furent les mêmes que ceux dont Mazarin fit usage pour conserver son ascendant sur Louis XIV. Tout le secret de ces deux ministres fut de démontrer sans cesse à leurs souverains que les membres de leurs familles, les plus chers objets de leurs affections, les courtisans, les prêtres, les guerriers, les gens de loi, cherchaient tous également à se servir de l'autorité royale, ou à mettre obstacle à son action, par un seul et unique motif, leur intérêt propre. Il était facile à ces ministres de prouver que cet intérêt était presque toujours en opposition directe à celui de la puissance royale et à la prospérité du royaume, dont les rois étaient comptables envers Dieu et envers leurs sujets. Le père comme le fils eurent assez de jugement et de discernement pour reconnaître qu'une partie des haines que s'attirait celui auquel ils résignaient leur pouvoir était due à sa fermeté pour soutenir leur sceptre et accroître la splendeur de la monarchie. Tels furent les seuls points de ressemblance entre les deux rois et les deux ministres; mais la différence des âges et des caractères fit naître dans leurs positions, leurs sentiments et leur conduite plus de contrastes que de similitudes. Richelieu imposa son joug à son maître, et le lui fit détester; Mazarin accoutuma son pupille à se soumettre au sien, et le lui fit aimer. Les deux rois éprouvaient également le besoin de se laisser conduire; mais dans Louis XIII ce sentiment n'était que la conscience de sa faiblesse et de son impéritie; dans Louis XIV c'était l'instinct d'une âme énergique et élevée, qui se sent capable d'égaler de grands modèles, mais qui reconnaît le besoin de s'instruire et redoute son inexpérience. Comment Louis XIV n'aurait-il pas conçu de l'attachement pour Mazarin? Dès que ce roi enfant eut atteint l'âge de raison, ne vit-il pas de ses yeux Mazarin proscrit, dépouillé de tous ses biens, menacé de perdre la vie, en butte à la violence de tous les partis, uniquement parce qu'il soutenait les droits de la couronne contre le peuple, le parlement et les nobles? Ce fils, l'objet de tous les soins et de toute la tendresse de sa mère, dès qu'il fut capable d'un sentiment, put-il ne pas se montrer sensible aux larmes de cette mère, à ses gémissements, à ses anxiétés, à ses ressentiments, lorsqu'elle fut forcée de consentir à l'éloignement de celui qui était son seul appui, son seul conseil? Ne fut-il pas habitué par elle à prier Dieu sans cesse à ses côtés pour le succès de tout ce qu'entreprenait le cardinal? Les premières peines qu'éprouva Louis XIV, ce fut donc Mazarin qui les causa; les premiers vœux qu'il forma furent pour Mazarin, et les premiers plaisirs qu'il goûta lui vinrent aussi de Mazarin; car c'est dans la famille de ce ministre qu'il trouva les aimables compagnes de ses jeux d'enfance. L'une d'elles fut l'objet de la plus forte passion de son adolescence; et quand, jeune homme, il put comprendre ce que c'était que la gloire, les premiers préceptes qu'il en reçut lui furent donnés par Mazarin. Ce ministre lui inculqua un juste mépris pour les rois fainéants; il lui inspira la crainte de se voir classé parmi eux, et il fortifia en lui la volonté de régner par lui-même. L'admiration de Louis XIV pour Mazarin et la confiance qu'il avait en lui durent s'accroître encore lorsque, après le refus de le laisser épouser sa nièce, il le vit, au milieu des douleurs de la goutte, hâter sa fin prochaine par un travail excessif, afin de terminer les négociations du mariage avec l'infante, auxquelles étaient attachés la paix, le repos et l'avenir de la France [376].

Louis XIV, qui se trouvait à cette époque de la vie où l'on n'est point en garde contre les illusions, fut vivement touché des derniers témoignages de tendresse qui lui furent donnés par Mazarin et des dernières marques de ses sollicitudes. En effet, ce ministre déjà condamné par les médecins, certain de mourir, comprimant ses douleurs, surmontant sa faiblesse, et, selon l'énergique expression de madame de Motteville, faisant bonne mine à la mort [377], ne perdit pas un moment pour donner au jeune roi toutes les instructions dont il avait besoin. Il tint de fréquents conseils, afin de le mettre au courant de toutes les affaires qui devaient s'y traiter; et après ces conseils il passait encore trois ou quatre heures avec son royal élève dans des conférences particulières. De peur que sa mémoire ne pût retenir tous les enseignements qu'il lui donnait, il prenait ensuite le soin de les rédiger par écrit, afin que lorsqu'il aurait cessé de vivre, Louis XIV pût y recourir. Il lui démontrait la nécessité de régir par lui-même toutes les grandes affaires et de les embrasser dans tous leurs détails; surtout de mettre de l'ordre dans les finances, et de ne s'en fier qu'à lui-même pour ce ressort principal de son gouvernement, comme pour la guerre et pour les négociations avec les puissances. Il lui recommanda de ne livrer aucun de ses secrets ni à sa femme, ni à ses maîtresses, ni à ses courtisans, ni à ses domestiques; de n'avoir ni favori ni premier ministre [378]; et de veiller, au contraire, à ce que les ministres qu'il choisirait se renfermassent chacun dans les attributions de leur département, et ne s'occupassent que des affaires qu'il leur confierait.

Lorsque Mazarin s'aperçut que son dernier jour approchait, il fit au jeune roi une confession entière; lui révéla les abus auxquels pour garder le pouvoir il avait été obligé de participer; ceux qu'il n'avait pu empêcher: il ne lui cacha pas quelle était son immense fortune [379], et par quels moyens il l'avait acquise; le sort futur et la grandeur de sa famille et de son nom, cet ouvrage de toute sa vie, il mit tout à la disposition de son royal élève, et par un acte authentique il lui fit donation pleine et entière de tous ses biens [380]. L'effet de cette franchise fut tel que Mazarin l'avait prévu. Louis XIV, plus pénétré de reconnaissance pour les éminents services de son ministre, après ces humiliants aveux, qu'il ne l'était avant, n'accepta rien du don qui lui était fait; il rendit à Mazarin toutes ses richesses, quoiqu'elles fussent assez considérables pour tenter la cupidité d'un roi.

Le grand mérite de Richelieu et de Mazarin, comme ministres ambitieux de gouverner, fut d'avoir su discerner le caractère du souverain dont le pouvoir leur était délégué, et d'y avoir assujetti leur conduite. Louis XIII et Louis XIV différaient encore plus par le naturel que par l'âge. Le premier, timide, indolent, soupçonneux, réservé; le second, fier, impétueux, énergique, ferme et constant dans ses résolutions; capable d'effort et d'application. Richelieu berça son roi dans sa faiblesse, et le retint dans la retraite et dans l'obscurité de la vie privée, afin qu'il n'eût ni la possibilité ni l'envie de lui reprendre un pouvoir qu'il ne lui laissait qu'à regret; il le domina toujours, et régna par lui, sur lui, et sans lui. Mazarin, au contraire, mit toujours en avant son roi dès qu'il fut sorti de l'enfance; il l'exerça de bonne heure à remplir les fonctions royales; il lui en montra toutes les difficultés, et l'instruisit sur les moyens de les surmonter; il mit tout son art à s'immiscer dans sa confiance, et composa avec ses passions pour les diriger; mais il sut leur résister et les dominer, lorsqu'elles compromettaient l'intérêt de l'État et la dignité du trône [381]: il le tint sans cesse près de lui à l'armée, dans le cabinet, dans les voyages; il partageait et soignait ses plaisirs, mais le forçait de s'adjoindre à ses occupations; et, bien loin de réprimer ses impérieuses dispositions, il s'en servait pour dégager son autorité de toutes les influences qui pouvaient l'entraver [382]: peu soucieux de cultiver dans son élève les vertus de l'homme privé, mais actif, mais habile à développer dans cette âme altière toutes les qualités d'un grand roi.

Richelieu et Mazarin n'étaient rien par eux-mêmes, et ne s'étaient élevés ni par la naissance ni par l'influence des richesses ou d'un sang illustre; ils ne pouvaient gouverner qu'en comprimant les grands et la cour. Richelieu y parvint par les échafauds et la terreur, et il fit si bien qu'il n'y eut plus de cour ni de courtisans. Il manifesta toute la force de son despotisme en isolant son roi de sa mère, de sa femme, de tous les princes de son sang, et même de ses favoris et de ses familiers quand ils lui portaient ombrage. Mazarin, au contraire, affermit sa puissance en y agglomérant tous les intérêts personnels, en ralliant autour du monarque toute sa famille, autour du trône tous les grands du royaume; en faisant cesser les craintes et en suscitant les espérances. Mazarin parvint au même but que Richelieu par des moyens non-seulement différents, mais contraires. Richelieu affligea et humilia la vieillesse de Louis XIII par de sanglantes proscriptions contre ceux qui avaient été le plus honorés de la confiance et de la faveur royale; jamais Mazarin ne mit obstacle ni aux amitiés ni aux amours de la jeunesse de Louis XIV, ni à sa tendresse filiale; mais il sut lui faire comprendre que tous les intérêts étaient continuellement en lutte contre celui dont le devoir est de défendre l'intérêt public; qu'un roi était un être à part, qui n'était ni fils, ni parent, ni ami, ni amant, là où les affaires de son royaume étaient engagées; que lui seul était responsable de tout le mal qu'il n'empêchait pas, de tout le bien qui était à faire, et qui ne se réalisait pas [383].

Bien loin d'écarter du roi la foule des courtisans, comme Richelieu l'avait fait, Mazarin environna le monarque d'une cour brillante. Mais l'habile ministre, pour n'avoir rien à redouter de cette cour, voulut en être le chef; il voulut qu'elle lui appartînt, qu'elle se confondît avec sa propre maison; et en la composant, la payant et la dirigeant lui-même, il en obtint tous les avantages, et évita tous les inconvénients dont Richelieu n'avait pu se garantir qu'en l'anéantissant. C'est là une des parties de la politique de Mazarin qui a été la moins comprise. Ce faste royal qu'il affecta, ces superbes colléges qu'il fonda, ces magnifiques palais qu'il orna, ces repas somptueux, ces fêtes qu'il donna, ces gardes, ces officiers dont il entourait le faste de sa maison, tandis que celle du jeune roi était, sans lui, petite, mesquine et mal payée, tout cela a été attribué à son orgueil, tandis que c'était, au contraire, l'effet d'une prudence consommée et d'une haute prévision. Il évitait par ce moyen les fortes influences qui n'auraient pas manqué de s'exercer à l'entour de son royal pupille, par les grandes charges et les riches emplois de ceux qui auraient été attachés à sa personne. Par l'attitude que Mazarin avait prise, il ne semblait point être, comme Richelieu, l'usurpateur du sceptre royal, le dominateur de la couronne; mais, comme lui, il voulait montrer qu'il en soutenait tout le poids, et paraissait en être moins l'agent et le serviteur que le protecteur et l'appui. Cette déférence qu'avaient pour lui la reine mère et le roi en souscrivant à cet ordre de choses lui soumit les grands et les courtisans, rendit l'obéissance facile, et l'obséquiosité même honorable. Comme le séjour de Vincennes était favorable à sa santé, la cour s'y transportait souvent tout entière [384]. Les conseils ne se tinrent plus, vers la fin, que dans sa chambre à coucher [385]. Le roi veillait lui-même à ce qu'on ne l'interrompît point dans ses heures de travail, à ce qu'on ne troublât pas celles de son repos. Ses envieux et ses ennemis s'indignaient de ces attentions du jeune monarque, et les regardaient comme une profanation de la majesté royale; ils disaient énergiquement que jamais ministre n'avait fait plus que Mazarin litière de la royauté [386]. C'est qu'en effet le roi, la cour, l'État, tout se confondait alors dans la personne de ce ministre, qui jamais ne rendit de plus signalés services que quand il fut près de descendre dans la tombe.

Je ne dirai plus qu'un mot sur Richelieu et Mazarin. Tons deux moururent, après avoir agrandi le royaume et consolidé la monarchie, sans être regrettés. Louis XIII lui-même se réjouit de la mort de son ministre; mais Louis XIV pleura le sien. Le soupçonneux Mazarin crut s'apercevoir, dans les derniers jours de la maladie qui le conduisit au tombeau, que le jeune roi était empressé de sortir de sa tutelle, et qu'il désirait peut-être sa mort: cette idée accrut les douleurs de ses derniers moments [387]. Son erreur fut comme une juste punition de son ambition; car au contraire Louis XIV fut le seul qui après la mort de Mazarin montra cet abattement, cette tristesse insurmontable qui accompagne la perte de quelqu'un qui nous est cher et qui laisse un grand vide dans notre existence. Depuis, par tous ses discours et toutes ses actions, le monarque n'a pas donné lieu de douter de la sincérité de ses regrets; il accomplit religieusement toutes les dernières volontés de Mazarin, quoiqu'elles le forçassent à conférer à la famille de ce ministre des faveurs exorbitantes; il exécuta tout ce qu'il avait prescrit, en mourant, relativement aux affaires d'État; et Mazarin dans la tombe sembla gouverner encore la France [388]. Cette haute opinion que le monarque avait de son ministre et la reconnaissance qu'il croyait lui devoir lui firent traiter dans le commencement avec des égards et des honneurs qui n'étaient dus qu'à un prince du sang ce pauvre et ridicule Armand de La Porte, auquel on imposa l'immense fortune et le nom de Mazarin, avec une des plus belles et des plus spirituelles femmes de ce temps [389]. A une époque où il n'était plus permis de douter que Louis XIV n'eût le désir et le talent de gouverner par lui-même, il a plusieurs fois déclaré que si Mazarin avait vécu, il lui aurait laissé longtemps encore entre les mains le pouvoir et la conduite des affaires. Dans plusieurs de ses lettres et de ses écrits, Louis XIV donne fréquemment l'épithète de grand homme à Mazarin [390]. Il consultait souvent les instructions qu'il lui avait laissées [391]; il se plaisait à lire, en présence de Condé et de ceux qui avaient été le plus opposés à Mazarin, les passages les plus remarquables de ces instructions, afin de justifier la haute estime qu'il avait pour sa mémoire [392]. Rien n'est plus à la gloire de Mazarin, rien n'est plus propre à nous faire concevoir une grande idée de ses talents et de sa capacité, que cette opinion qu'avait de lui un monarque qui, de tous ceux qui ont occupé un trône, s'est montré le plus judicieux et le plus habile appréciateur des hommes.

Rien aussi ne prouve plus le discernement et l'impartialité de Mazarin, et combien, même à son lit de mort, il avait à cœur l'intérêt du monarque et de la monarchie, que le conseil qu'il donna à Louis XIV, dans ses derniers moments, d'employer Fouquet [393]. Il le lui indiqua comme l'homme le plus capable de le bien seconder dans l'administration de son royaume, comme celui de tous les ministres qui connaissait le mieux les personnes et les ressources de la France; mais en même temps il recommanda au jeune roi de faire cesser les dilapidations du surintendant et de ses agents, en établissant un ordre rigoureux dans les finances. Il l'instruisit des moyens d'y parvenir, et pour les mettre en œuvre il lui donna Colbert.

Colbert fut donc nommé intendant des finances, et chargé de tenir ce fameux registre des fonds dont nous avons parlé [394].

Louis XIV, dès les premiers jours qu'il travailla avec Fouquet, l'avertit que son intention était d'être instruit de tout ce qui concernait ses finances, et de donner tous ses soins à cette partie de son gouvernement. Il lui défendit de signer aucun traité, aucun bail à ferme, sans lui en donner connaissance [395]. Si Fouquet avait su aussi bien que Mazarin discerner le caractère du jeune roi, il n'eût pas manqué d'y conformer sa conduite: il eût avoué les fautes du passé, indiqué les moyens de les réparer, organisé l'avenir. Grand financier et bon administrateur, il se serait associé à la gloire de ce beau règne, il en eût augmenté l'éclat, et eût joué un rôle non pas plus glorieux, mais plus brillant, que celui de Colbert.

Fouquet crut que la mort de Mazarin l'avait délivré du seul obstacle qui s'opposait à son ambition [396]. Sa supériorité sur Le Tellier et sur de Lionne (ministres cependant très-habiles [397]); l'importance des affaires dont il était chargé; la préférence que le roi lui accordait, en traitant avec lui seul les affaires les plus délicates et les plus secrètes [398]; la multitude de clients, d'amis, de pensionnaires qu'il avait près du monarque, dans toute la France, dans toutes les branches d'administration; la faveur de la reine mère; enfin la composition du conseil, qui lorsqu'on opinait se bornait à trois voix, dont une, celle de de Lionne, lui était vendue [399], tels étaient les motifs de la confiance de Fouquet, les causes de son aveuglement.

Le Tellier, son ennemi secret, dissimulait, et paraissait ne mettre aucun obstacle au désir que le surintendant avait d'occuper le premier rang [400]. Colbert travaillait dans l'ombre.

Tout semblait en apparence favorable aux desseins de Fouquet. Louis XIV s'était laissé jusque alors guider par sa mère et par Mazarin, tant pour les choses qui lui étaient personnelles que pour celles de l'État, et Fouquet ne pouvait se persuader qu'il voulût sérieusement régler par lui-même les unes et les autres, et reprendre à la fois l'autorité d'un roi et les pénibles fonctions d'un premier ministre [401]. Déjà donc le surintendant assignait le terme, peu éloigné, où son jeune maître, fatigué de tant de détails, si propres à le rebuter, allait le charger d'un fardeau que son inexpérience et le seul attrait de la nouveauté l'avaient engagé à essayer de soulever. La fascination de Fouquet à cet égard était telle, qu'il offrit à la reine mère d'employer ses bons offices et la faveur dont il jouissait pour lui redonner l'influence qu'elle avait eue autrefois sur son fils, et que Mazarin par ses conseils, qui furent alors taxés de noire ingratitude, lui avait fait perdre [402]. Pour s'acquérir sur les affaires ecclésiastiques la même prépondérance qu'il se promettait dans toutes les autres parties dit gouvernement, lorsqu'il faisait ces offres à la reine mère, Fouquet négociait en même temps avec le cardinal de Retz, afin d'obtenir de lui, à prix d'argent, qu'il donnât sa démission de l'archevêché de Paris. Le surintendant ne doutait pas qu'il ne lui fût facile de faire ensuite nommer à ce siége si envié un de ses frères, déjà archevêque [403].

La présomption, défaut ordinaire des esprits prompts, faciles, féconds en ressources, empêcha Fouquet de reconnaître les dangers de la route où il s'engageait. Il en fut averti cependant par ses principaux collaborateurs, et surtout par le plus habile et le plus clairvoyant de tous, Pellisson [404]; mais il ne voulut pas se rendre à leurs conseils: peut-être ne le pouvait-il plus. Il continua hardiment son système de fraude et de déception, et présenta au roi de faux états de situation, qui, sans qu'il le sût, étaient aussitôt rectifiés par Colbert, au moyen du registre des fonds et des écritures de l'épargne, tenus alors sous son inspection avec une rigoureuse exactitude. Les états au vrai, présentés chaque jour au roi par Colbert, dévoilèrent toutes les concussions et les fourberies du surintendant, et les plaies profondes faites à l'État par sa connivence avec les traitants ou les fermiers des impôts. Louis XIV fut outré de se voir ainsi joué par son ministre, et de se trouver en quelque sorte sous sa dépendance pour la partie principale de son gouvernement. Le nombre des amis et des créatures que se faisait le surintendant en prodiguant l'argent du royaume, son luxe, ses fêtes somptueuses, les prétentions qu'il manifestait de remplacer Mazarin, ses intrigues, le grand nombre de ses partisans, la haute opinion qu'on avait de lui, tout contribua à accroître encore l'animadversion du jeune monarque. Dès lors le plan que Colbert avait proposé autrefois à Mazarin pour mettre en jugement ce grand coupable, et opérer le rétablissement des finances, fut de nouveau reproduit. Louis XIV l'adopta; et il ajouta encore à la rigueur des mesures qu'il contenait contre la personne de Fouquet [405]. Ce plan une fois arrêté, il fallut forcément en différer l'exécution. Fouquet n'avait pas cessé de fortifier Belle-Isle, où il aurait pu se retirer et chercher à produire quelque mouvement parmi la jeune noblesse et le peuple de la Bretagne et de la Normandie, deux provinces écrasées d'impôts et fort mécontentes. De plus, les priviléges de la charge de surintendant, qui soustrayaient Fouquet à la juridiction des cours souveraines, et le rendaient justiciable du roi seul, autorisaient bien la formation d'une commission spéciale nommée par le roi pour juger Fouquet, conformément au plan proposé par Colbert; mais cette forme était à juste titre considérée comme illégale, injuste et despotique, par les parlements; et Fouquet n'était pas seulement surintendant général des finances, il était encore procureur général du parlement de Paris. Nul doute que cette puissante compagnie, si on avait voulu faire juger par commission son principal officier, ne s'y fût opposée, et n'eût évoqué cette affaire comme étant du ressort de sa juridiction. Il fallait donc différer l'accusation de Fouquet et bien dissimuler les projets formés contre lui, jusqu'à ce qu'on l'eût déterminé à vendre sa charge de procureur général; et, comme je l'ai dit, on en vint à bout en lui donnant l'espoir d'être compris dans la promotion de chevaliers des ordres du roi, qui allait avoir lieu [406].

Il ne faut pas partager l'erreur où sont tombés ici tous les historiens, et considérer cette époque du règne de Louis XIV comme celle qui l'a suivie, lorsque le roi, affermi par l'exercice de sa puissance, ôtait par sa seule parole jusqu'à la pensée même de lui résister. Lors même que les grandes crises politiques sont apaisées, il existe toujours, quand elles sont récentes, des habitudes d'insubordination qui excitent les justes craintes du pouvoir et augmentent ses embarras. Nous voyons par des lettres non encore publiées de Mazarin [407] à Colbert, qui sont sous nos yeux, que tandis que ce ministre était occupé à Saint-Jean-de-Luz aux négociations de la paix, il craignait que la Normandie, à laquelle cette paix ne plaisait pas, ne se soulevât, et qu'il faisait surveiller cette province. Dans le même temps, malgré son opposition et les ordres formels du roi, Mazarin ne put empêcher Turenne d'offrir et d'envoyer de l'argent et des troupes au duc d'York, dans le but de rétablir son frère Charles II sur le trône, quoique rien ne fût plus contraire à la politique que le ministre avait adoptée dans les intérêts de la France [408]. Louis XIV, qui n'ignorait aucun des obstacles qu'il avait fallu vaincre, devait craindre que sa jeunesse et l'opinion que l'on avait de son inexpérience et de son peu de connaissance des affaires ne fussent la cause de nouvelles désobéissances. Il faut aussi rappeler que Fouquet n'était pas seulement un habile financier, qui dans des occasions importantes avait su créer des ressources et réaliser des sommes immenses, lorsque l'État était dans un discrédit complet; Fouquet était encore un grand ministre, à vues étendues et profondes; il était le seul qui dans le conseil eût songé aux intérêts du commerce. Plusieurs vaisseaux armés pour son compte fréquentèrent les Antilles, le Sénégal, la côte de Guinée, Madagascar, Cayenne, Terre-Neuve. Il encouragea les particuliers à s'intéresser dans ces différentes entreprises; et c'est à lui que les colonies françaises durent de pouvoir se soutenir contre les rivalités de l'Espagne, de l'Angleterre, de la Hollande. Il établit un fret sur les vaisseaux étrangers pour protéger la navigation: la pêche de la sardine à Belle-Isle, qui produisit plusieurs millions à l'État, lui était due entièrement [409]. Il était donc aussi considéré, aussi aimé des commerçants, des bourgeois, que des courtisans et des hommes de lettres: pour tous il semblait être le ministre indispensable.

Un autre motif encore plus fort que tous ceux que nous venons d'énumérer forçait Louis XIV de différer l'exécution du projet conçu contre Fouquet: c'était le manque d'argent. Fouquet devait faire des versements, mais il fallait en attendre les échéances. Telle était la pénurie de l'épargne, que, quoique ces versements eussent été effectués au moment de l'arrestation de Fouquet, Louis XIV se vit obligé d'écrire au duc de Mazarin pour lui demander de lui prêter deux millions [410].

Enfin, une raison majeure d'intérêt public fixait une époque avant laquelle on ne pouvait songer à rien entreprendre contre Fouquet. L'arrestation et la mise en jugement du surintendant, la création d'une chambre de justice, entraînaient la résiliation de tous les baux, de tous les traités à ferme conclus avec ceux qui devaient être cités devant cette chambre; tous ces baux, tous ces traités devaient être promptement renouvelés, afin que la perception des impôts et des différentes branches de revenus publics n'éprouvât point de retard. Cela ne pouvait se faire avec avantage qu'en automne; et lorsque Louis XIV eut arrêté dans son esprit l'exécution du projet de Colbert, on n'était encore qu'au printemps [411].

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