Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)
Attachement réciproque de madame de Sévigné et de Bussy.—Bussy se repent vivement d'avoir offensé sa cousine.—Belle conduite de Bussy envers elle, lors des lettres qui furent trouvées chez Fouquet.—Discussion qu'il eut à ce sujet avec de Rouville, son beau-frère.—Madame de Sévigné est sensible au procédé de Bussy.—Ce qui s'était passé à l'égard du portrait de madame de Sévigné de l'Histoire amoureuse des Gaules.—Madame de Sévigné prête de l'argent à Bussy.—Bussy et madame de Sévigné se voient en Bourgogne, et sont charmés l'un de l'autre.—Madame de Sévigné apprend qu'il court des copies de l'ouvrage de Bussy.—Elle rompt tout commerce avec lui.—Il est mis à la Bastille.—L'intérêt que lui porte madame de Sévigné se réveille.—Elle envoie savoir de ses nouvelles.—Elle se brouille avec la marquise de La Baume.—Rapports inexacts faits à Bussy sur madame de Sévigné.—Il la croit contre lui.—Elle est la première à l'aller voir chez Dallancé.—Ils n'osent s'expliquer, et se séparent à moitié réconciliés.—Leur correspondance recommence.—Lettre de Bussy à madame de Sévigné, contenant le récit d'une visite au château de Bourbilly.—Madame de Sévigné met peu d'empressement à répondre.—Reproche que lui en fait Bussy.—Il lui confie toutes ses affaires.—Peu satisfait d'elle, il est quelque temps sans lui écrire.—Elle lui rappelle qu'elle lui a écrit la dernière.—Explication entre Bussy et madame de Sévigné.—Bussy retrace sa conduite envers elle, et il lui reproche de l'avoir abandonné.—Nouvelle lettre de Bussy qui renouvelle les reproches de la première.—Madame de Sévigné répond par une longue apologie.—Réplique de Bussy.—Madame de Sévigné lui demande la généalogie des Rabutins.—Nouvelles explications, et nouvelles réfutations de madame de Sévigné des reproches de Bussy.—Fin de cette discussion.—Bussy écrit à sa cousine qu'il se rend à discrétion.—Réplique aimable de madame de Sévigné.—Renouvellement de leur correspondance et de leur intimité.
Quoique, dans le nombre de ceux qui composaient la société de madame de Sévigné, Bussy n'était pas celui qui lui paraissait le moins exempt de défauts, c'était celui pour lequel elle se sentait cependant la plus forte inclination. D'un autre côté, si, dans toutes les femmes que Bussy avait connues, madame de Sévigné n'était pas celle qui lui avait inspiré le plus violent amour, ce fut celle vers laquelle il se sentait le plus constamment attiré par les liens les plus durables, par la confiance la plus intime, par l'estime la mieux sentie. Madame de Sévigné admirait dans son cousin les talents militaires, une bravoure brillante, les grâces du courtisan, le savoir et les talents de l'homme de lettres. Elle exagérait beaucoup sans doute son mérite, surtout sous ce dernier rapport; toutefois, elle avait raison de le considérer comme un des hommes les plus spirituels de la cour, un de ceux qui parlaient et écrivaient avec le plus de facilité et de pureté. Lui, ne faisait que porter sur sa cousine un jugement équitable, quand il voyait en elle la femme la plus aimable de son temps, celle qui dans un cercle, ou la plume à la main, possédait le plus de moyens de plaire. Il la flattait quand il lui disait qu'elle était la plus jolie femme de France; mais il lui rendait justice quand il se montrait persuadé qu'elle était la femme la plus attrayante et du mérite le plus accompli.
Tous les deux éprouvaient une peine extrême de se trouver brouillés l'un avec l'autre, parce qu'en effet en rompant ensemble chacun avait perdu son plus sincère admirateur, son confident le plus intime. Madame de Sévigné ressentait contre son cousin un courroux qui n'était que trop justifié par les mortifications que son perfide écrit lui faisait subir; mais elle avait en même temps de vifs regrets que les conseils de son oncle lui eussent fait perdre l'occasion de rendre à son cousin le service qu'il lui avait demandé, et de lui avoir donné lieu de soupçonner sa sincérité et son amitié. Quant à Bussy, il éprouvait un remords profond de s'être vengé d'une manière si cruelle. C'est lui-même qui nous le dit [612]. Il ne pouvait se pardonner «d'avoir offensé une femme jolie, excellente, sa proche parente, qu'il avait toujours aimée et de l'amitié de laquelle il ne pouvait pas douter».
Avec ces mutuelles dispositions, la moindre circonstance pouvait opérer une réconciliation. Cette circonstance se présenta.
Lorsqu'on sut que parmi les papiers saisis chez le surintendant il se trouvait un grand nombre de lettres qui lui avaient été adressées par madame de Sévigné, la malignité publique, qui, telle qu'un génie infernal, se comptait surtout dans la chute de ce qu'il y a de plus pur et de plus parfait, s'empara aussitôt d'une réputation qu'elle s'était vue contrainte de respecter jusque ici, pour se donner le plaisir de la déchirer. Elle y procéda avec cette dextérité cruelle que donne l'envie qui s'attache à la vertu: on fouilla dans le passé, on rappela toutes les attentions, tous les soins, toutes les galanteries de Fouquet pour madame de Sévigné. Si jusque ici, disait-on, elle avait échappé aux soupçons qui pour tant d'autres s'étaient convertis en certitude, c'est qu'elle avait su mieux dissimuler et mieux sauver les apparences. En vain ses nombreux amis s'efforçaient-ils de persuader que sa correspondance avec le surintendant n'était relative qu'à des affaires de famille; en vain on citait, pour le prouver, les paroles du roi et de son ministre: Fouquet n'avait pas coutume de serrer des papiers d'affaires dans sa cassette réservée. On savait quelles étaient les lettres de mademoiselle de Menneville, et de plusieurs autres dames de la cour, qui avaient été trouvées dans cette mystérieuse cassette: pouvait-on croire que celles de madame de Sévigné fissent exception et fussent d'une autre nature?
Il est des circonstances où l'on donne plus de poids aux accusations quand on cherche à les combattre: telle était la position où se trouvait placée madame de Sévigné. Tâcher de repousser les soupçons auxquels elle était en butte, c'était déjà reconnaître qu'ils pouvaient être fondés, et renoncer à ce juste orgueil d'une bonne conscience, qui nous persuade que nous sommes au-dessus des atteintes de la calomnie; avoir la force de les mépriser est peut-être le moyen le plus efficace de les anéantir. D'ailleurs, la faveur dont madame de Sévigné jouissait à la cour, la manière dont le monarque s'exprimait sur son compte, ne permettaient pas d'en agir avec elle comme avec celles dont les papiers trouvés chez Fouquet avaient mis à nu les intrigues et la vénalité, et dont la conduite scandaleuse avait été punie par l'exil ou le couvent. C'était avec ménagement qu'on se permettait contre elle les plus perfides insinuations; c'était avec de cruelles réticences, avec de malins sourires, ou un air de compassion et de tristesse hypocrite, qu'on s'entretenait de ses liaisons avec le surintendant, et des malheureuses lettres qu'on avait trouvées dans la fatale cassette. On peut se présenter en face devant la diffamation qui se produit dans les carrefours, ou qui s'annonce à son de trompe; mais celle qui s'enferme dans des réduits, qui ne parle qu'à l'oreille, qui renie ses actes et dissimule son visage, comment l'atteindre? Cependant les blessures faites par des coups portés dans l'ombre ne sont ni moins nombreuses ni moins douloureuses; le feu attisé pour consumer ce que vous avez de plus cher, votre honneur, votre bonne renommée, n'en est pas moins dévorant, quoiqu'il couve et se propage sous la cendre, et qu'il ne jette point de flamme. Ainsi, madame de Sévigné, journellement exposée à des attaques qu'elle ignorait, se trouvait dans l'impuissance de se justifier, en faisant connaître quelles avaient été ses relations avec Fouquet, et en mettant au grand jour sa sincérité, son désintéressement et l'innocence de sa vie.
Bussy fut celui qui ressentit plus vivement toute la peine qu'elle éprouvait: comme parent, il s'indigna des discours qu'on tenait sur son compte; il s'en affligea comme amant. Les sentiments de tendresse qu'il avait autrefois ressentis pour cette cousine si bonne, si aimable, si séduisante, et qui jamais n'avaient été entièrement éteints, se réveillèrent alors avec force. Le remords de l'avoir offensée, d'avoir contribué à accroître contre elle la puissance des calomniateurs; le besoin qu'il éprouvait de laver, comme il le dit lui-même, une tache dans sa vie, le portèrent à défendre la réputation de madame de Sévigné, à la justifier de tous les torts qu'on voulait lui imputer [613].
Cependant Bussy, en homme qui par sa propre expérience a acquis des preuves répétées de la fragilité des femmes, crut devoir agir avec prudence. Avant de se déclarer le champion de l'honneur de sa cousine avec toute l'énergie et la hauteur que comportaient l'orgueil de son caractère et ses titres de gentil-homme et de guerrier, il crut devoir s'assurer si, comme on le prétendait, les lettres qu'elle avait écrites à Fouquet n'étaient pas de nature à ébranler la confiance qu'on devait avoir dans sa vertu. Laissons-le s'expliquer lui-même sur ce sujet délicat: «Avant de m'embarquer, dit-il, à la défense de la marquise, je consultai Le Tellier, qui seul avait vu, avec le roi, les lettres qui étaient dans la cassette de Fouquet. Il me dit que celles de la marquise étaient d'une amie qui avait bien de l'esprit, qu'elles avaient bien plus réjoui le roi que les douceurs des autres; mais que le surintendant avait mal à propos mêlé l'amour avec l'amitié.»
Sûr de son fait, Bussy se fit hautement, avec chaleur et en toute occasion, l'avocat de madame de Sévigné. Il éleva la voix contre tous ceux qui voulaient la confondre avec les maîtresses de Fouquet. De Rouville, beau-frère de Bussy, ignorant ce qu'il pensait à cet égard, parla un jour, dans une société où ils se trouvaient tous deux, de l'intrigue de la jolie marquise de Sévigné comme d'une chose connue, avérée et démontrée par ses lettres. Bussy prit la parole pour lui répondre, et donna avec calme des explications qui satisfirent toutes les personnes présentes à cette discussion, à la réserve de Rouville, qui souffrait impatiemment, surtout de la part d'un beau-frère, de se trouver convaincu d'avoir mal parlé d'une femme digne de considération et de respect. Comme tous ceux qui n'ont ni assez de justice dans le cœur ni assez de loyauté dans le caractère pour convenir qu'ils ont tort, et qui, dans l'impuissance de réfuter la défense, s'attaquent au défenseur, de Rouville dit à Bussy: «Il est bien plaisant de vous voir défendre si fortement madame de Sévigné, après en avoir parlé comme vous avez fait.»—«Jamais, répondit Bussy d'une voix tonnante, je n'ai attaqué sa vertu.»—«Après avoir fait tant de bruit contre elle, dit de Rouville, il vous sied mal de trouver mauvais que d'autres en fassent.»—«Je le trouve très-mauvais, au contraire, répondit Bussy; et je n'aime le bruit que quand je le fais moi-même [614].»
Nous ignorons comment se termina cette querelle entre les deux beaux-frères; mais ce que nous en savons nous prouve l'ardeur avec laquelle Bussy plaida la cause de sa cousine. Rien ne contribua plus à rectifier l'opinion sur madame de Sévigné, et à lui faire rendre enfin toute la justice qui lui était due, que le témoignage d'un parent avec lequel elle était depuis longtemps brouillée, qui avait donné des preuves publiques d'animosité contre elle, qui par son caractère était porté au dénigrement, dont l'esprit malin et caustique aimait singulièrement à s'exercer contre les femmes, et se plaisait à en médire. Le bien que Bussy fit à madame de Sévigné dans cette circonstance surpassa de beaucoup le mal qu'il lui avait fait par son écrit; ou plutôt on peut dire avec vérité qu'il lui eût été impossible de lui faire autant de bien, s'il ne lui avait pas fait tant de mal.
Madame de Sévigné fut extrêmement touchée de la conduite de son cousin. A cette époque l'Histoire amoureuse des Gaules n'était connue que par quelques lectures qu'en avait faites Bussy, devant un très-petit nombre de personnes, dont les indiscrétions avaient seules donné connaissance à madame de Sévigné du portrait satirique que son cousin avait fait d'elle. Madame de Monglat, qui désirait gagner l'affection de madame de Sévigné, lui dit qu'elle avait obligé Bussy à retrancher de sa scandaleuse histoire tout ce qui la concernait, et qu'elle l'avait fait consentir à brûler devant elle toute cette partie de son ouvrage.
Alors rien ne s'opposait plus à une réconciliation que madame de Sévigné ne désirait pas moins que Bussy. Elle eut lieu lorsque, en 1662, madame de Sévigné revint à Paris, après avoir passé en Bretagne les six premiers mois qui suivirent l'arrestation de Fouquet. Cette réconciliation fut sincère de part et d'autre, et cimentée par un échange mutuel de bons offices [615]. Bussy, dont les affaires étaient toujours en désordre, ayant eu besoin (en 1663) d'une somme de quatre mille livres pour se rendre au camp de Marsal, les trouva dans la bourse de sa cousine. Ils se virent ensuite familièrement en Bourgogne, car il y a lieu de présumer que ce fut au commencement de l'année 1664 que Bussy se rendit dans sa terre pour y recevoir le maréchal Duplessis-Praslin, qui allait à Lyon prendre le commandement de l'armée d'Italie [616]; madame de Sévigné les reçut tous deux dans son château de Bourbilly, où alors elle se trouvait [617]. Quoi qu'il en soit, il est certain que ce fut au retour d'un voyage fait en Bourgogne que Bussy et madame de Sévigné revinrent mutuellement charmés l'un de l'autre; c'est à cette époque que leur liaison reprit ce caractère d'intimité qui leur rappelait à tous deux les belles années de leur jeunesse [618].
Cet heureux temps ne fut pas de longue durée. Le manuscrit de l'Histoire amoureuse des Gaules, qui fut prêté à la marquise de La Baume, contenait le portrait de madame de Sévigné, soit qu'il n'eût jamais été retranché de l'ouvrage, soit, comme le prétend Bussy, qu'après avoir été déchiré, et non pas brûlé, en présence de la marquise de Monglat et de son mari, ce dernier en eût ensuite ramassé et rejoint les morceaux, et en eût fait faire une copie que Bussy voulut revoir, et qu'il eût la faiblesse de prêter à la marquise de La Baume, dont il ne pouvait prévoir la trahison [619]. Ce qu'il y a de certain, c'est que madame de Sévigné fut à peine de retour à Paris, qu'on la prévint que Bussy la trompait; qu'il n'avait point détruit le portrait satirique qu'il avait fait d'elle; on assurait même l'avoir vu entre les mains de la marquise de La Baume. Madame de Sévigné n'ajouta aucune foi aux bruits qui couraient à cet égard. Elle crut que c'était une invention des ennemis de Bussy, devenus nombreux et implacables depuis qu'il circulait des copies de son scandaleux libelle. Mais il fallut bien se rendre à l'évidence lorsque l'ouvrage fut imprimé. Madame de Sévigné eut le cœur navré d'une telle perfidie. Aussitôt qu'elle eut vu le livre, convaincue par ses propres yeux qu'on lui avait dit la vérité, elle en parla à Bussy, qu'elle rencontra avec toute la cour chez Monsieur, au Palais-Royal. Bussy resta d'abord interdit par la vivacité de ses reproches; mais ensuite il chercha à lui persuader qu'il avait réellement retranché de son ouvrage les passages qui la concernaient, et qu'il fallait que depuis ils eussent été rétablis de mémoire par celle qui avait voulu se venger de lui, en livrant à l'impression ce qu'il ne lui avait communiqué que sous le sceau du secret. Madame de Sévigné ne fut pas dupe des mensonges de son cousin. Dès ce moment il ne lui fut plus possible d'avoir confiance en lui, ni d'être pour lui ce qu'elle avait été.
Cependant, ce fut presque aussitôt après cette explication que Bussy fut mis à la Bastille. On sut que la publication de son ouvrage était la principale cause de son arrestation, et que cette publication était due à la trahison de la marquise de La Baume, avec laquelle il s'était brouillé [620]. Madame de Sévigné n'eut plus le même ressentiment contre Bussy dès qu'elle le sut malheureux: elle envoya s'informer de sa santé; mais il paraît qu'on n'eut pas soin d'instruire le prisonnier de ces marques d'intérêt qui lui étaient données par sa cousine. On lui dit, au contraire, que, très-animée contre lui, elle se répandait en plaintes amères sur l'indignité de ses procédés. Il n'en était rien: madame de Sévigné ne parlait de Bussy qu'avec attendrissement, et pour exprimer la peine qu'elle éprouvait de le savoir captif. Elle rompit tout commerce avec la marquise de La Baume [621], condamna hautement sa conduite, et soutint qu'une femme ne doit jamais chercher à se venger des injures qui lui sont faites, parce que pour atteindre ce but il faut qu'elle abdique cette vertu du cœur qui est le plus bel attribut de son sexe, la bonté. Bussy, qui, malgré la haute opinion qu'il avait de sa cousine, ne connaissait pas toute sa grandeur d'âme, ajouta foi aux rapports mensongers qui lui étaient faits. Madame de Sévigné ne fut donc point au nombre des personnes avec lesquelles il chercha à se mettre en communication dans sa prison. Il ne la pria point d'intercéder en sa faveur, et préféra s'adresser pour cet objet à madame de Motteville, avec laquelle il était lié d'une manière bien moins intime [622].
Cependant, lorsque Bussy sortit de la Bastille, la première personne qui vint le voir chez Dalancé, ce fut madame de Sévigné. Cette visite, à laquelle il ne s'attendait pas, lui fit un plaisir extrême, malgré les torts qu'il supposait à sa cousine; il en avait envers elle de si graves, qu'il n'osa pas lui faire des reproches. Il évita donc avec soin une explication; madame de Sévigné, qui croyait n'avoir pas besoin d'en donner, n'en provoqua aucune. Ils se séparèrent avec les dehors d'une apparente cordialité et les sentiments d'une défiance réciproque [623].
Telles étaient leurs dispositions l'un envers l'autre lorsque leur correspondance recommença; mais ce fut d'abord, comme on va le voir, lentement et péniblement.
Bussy, retiré dans sa terre, où il resta exilé pendant dix-sept ans, écrivit le premier à sa cousine une lettre affectueuse et galante [624]. Il venait de visiter le château de Bourbilly, et se rappelait avec tristesse la dernière et aimable réception que sa cousine lui avait faite dans ce séjour.
«Je fus hier à Bourbilly, dit-il; jamais je n'ai été si surpris, ma belle cousine. Je trouvai cette maison belle; et quand j'en cherchai la raison, après le mépris que j'en avais fait il y a deux ans, il me sembla que cela venait de votre absence. En effet, vous et mademoiselle de Sévigné enlaidissez ce qui vous environne; et vous fîtes ce tour-là il y a deux ans à votre maison. Il n'y a rien de si vrai; et je vous donne avis que si vous la vendez jamais, vous fassiez ces marchés par procureur; car votre présence en diminuerait le prix. En arrivant, le soleil, qu'on n'avait pas vu depuis deux jours, commença à paraître, et lui et votre fermier firent bien les honneurs de la maison: celui-ci en me faisant une bonne collation, et l'autre en dorant toutes les chambres que les Christophle [625] et les Guy [626], s'étaient contentés de tapisser de leurs armes. J'y étais allé en famille, qui fut aussi satisfaite de cette maison que moi. Les Rabutins vivants, voyant tant d'écussons, s'estimèrent encore davantage, connaissant par là ce que les Rabutins morts faisaient de cette maison.»
Madame de Sévigné était en Bretagne, à sa terre des Rochers, qu'elle s'occupait à agrandir et à embellir, lorsqu'elle reçut cette lettre de son cousin. Elle ne mit pas beaucoup d'empressement à répondre. Elle attendit l'époque de son retour à Paris. Sa réponse est du 20 mai 1667, c'est-à-dire postérieure de quatre mois et demi à la lettre que Bussy lui avait écrite. Elle excuse, mais assez mal, ce long retard [627]. Bussy lui en fait de légers reproches [628]. Madame de Sévigné répondit encore; mais comme nous n'avons pas sa lettre, nous ne pouvons juger si Bussy fut mécontent de ce qu'elle avait de nouveau trop tardé à lui écrire, ou s'il fut peu satisfait des choses qu'elle lui avait écrites: ce qui est certain, c'est qu'il suspendit alors sa correspondance avec elle. Dans sa dernière lettre, cependant, il avait montré la plus entière confiance dans sa cousine; il lui avait fait part de ses affaires, il lui avait envoyé copie de toutes les lettres qu'il avait adressées au roi.
Madame de Sévigné fut étonnée du long silence de Bussy à son égard, et désira y mettre fin. Soit qu'elle se reprochât d'y avoir donné lieu en tardant trop à lui répondre, soit qu'elle se repentît de la manière dont elle lui avait répondu, soit par toute autre cause, elle se décida à lui écrire de nouveau. Dans sa lettre en date du 6 juin 1668, lettre très-courte mais très-significative, elle rappelle à son cousin que c'est elle qui lui a écrit la dernière; qu'elle a de trop légitimes sujets de plaintes contre lui pour qu'il en ajoute de nouveaux en la négligeant.
Alors commence une longue explication, que quelques mots dits chez Dalancé auraient rendue inutile; mais nous ne devons point regretter que ces mots n'aient point été prononcés, car nous n'aurions pas les lettres qui nous font le mieux connaître le noble caractère de madame de Sévigné.
La défense de Bussy contre la trop juste accusation que lui intente sa cousine est un chef-d'œuvre d'adresse. Il commence d'abord par faire l'éloge de son accusatrice, et il accompagne cet éloge de phrases pleines de tendresse et de galanterie. Il avoue qu'il a été bien coupable; mais du moins les remords de sa faute ont été sincères, tandis que sa cousine ne paraît pas avoir fait franchement le sacrifice de son ressentiment, et qu'elle semble même se repentir de lui avoir pardonné [629]. Il lui rappelle que lorsqu'ils étaient encore brouillés, il prit sa défense contre ses calomniateurs, et qu'au contraire elle l'a abandonné lorsqu'il était accablé par ses ennemis: «Ces changements, dit-il, sont étranges en vous, car vous êtes pleine de douceur et d'amitié pour moi: seulement, vous n'avez pas la force de résister à la mode, et je n'y suis plus: voilà mon malheur.»
Madame de Sévigné ne fit point d'abord de réponse à cette lettre, ce qui laissa le temps à son cousin de lui en écrire une autre, très-courte, six semaines après [630]. Dans celle-ci, Bussy demande à madame de Sévigné de le recommander à un conseiller rapporteur dans un procès qu'il avait au grand conseil, si toutefois elle ne craint pas de se compromettre en témoignant de l'intérêt pour un homme tombé en disgrâce.
Alors madame de Sévigné n'y peut tenir, elle éclate; et dans une longue lettre, écrite avec une éloquente impétuosité, elle accable son cousin de toute la puissance et de toute la force de la vérité, et termine, sans aigreur, par les assurances de sa tendresse, exprimées de la manière la plus vive et la plus aimable.
Elle commence cette lettre remarquable en lui disant [631]:
«Mon cousin, apprenez de moi que ce n'est pas la mode de m'accuser de faiblesse pour mes amis. J'en ai beaucoup d'autres, comme dit madame de Bouillon, mais je n'ai pas celle-là. Cette pensée n'est que dans votre tête; et j'ai fait ici mes preuves de générosité sur le sujet des disgraciés, qui m'ont mise en honneur dans beaucoup de bons lieux, que je vous dirais bien si je voulais. Je ne crois donc pas mériter ce reproche: il faut que vous rayiez cet article sur le mémoire de mes défauts... Mais venons à vous.»
Elle y vient en effet; et c'est pour lui montrer toutes les contradictions, les absurdités dans lesquelles lui, homme d'esprit, était tombé, par l'impossibilité de se justifier autrement que par des impostures. Elle réfute les sophismes par lesquels il a voulu rejeter sur elle des torts qui étaient les siens; elle déjoue toutes les ruses de son esprit, et le poursuit dans tous les subterfuges de sa conscience; puis, certaine qu'il ne peut rien opposer à l'évidence des faits, à la force des arguments, elle termine ainsi:
«Voilà ce que je voulais vous dire une fois en ma vie, en vous conjurant d'ôter de votre esprit que ce soit moi qui ait tort. Gardez ma lettre, et la relisez, si jamais la fantaisie vous prenait de le croire; et soyez juste là-dessus, comme si vous jugiez d'une chose qui se fût passée entre deux autres personnes: que votre intérêt ne vous fasse pas voir ce qui n'est pas. Avouez que vous avez cruellement offensé l'amitié qui était entre nous, et je suis désarmée. Mais de croire que si vous répondez, je puisse jamais me taire, vous auriez tort, car ce m'est impossible. Je verbaliserai toujours; au lieu d'écrire en deux mots, comme je vous l'avais promis, j'écrirai en deux mille; et enfin j'en ferai tant par des lettres d'une longueur cruelle et d'un ennui mortel, que je vous obligerai, malgré vous, à me demander pardon, c'est-à-dire à me demander la vie. Faites-le donc de bonne grâce.»
Bussy pourtant ne voulut pas accepter tout ce que cette lettre avait d'accablant pour lui. Dans une réponse très-longue, et qui commence sur le ton le plus sérieux et le plus froid [632], il cherche par de nouvelles explications à démontrer que si les torts qu'il a eus ont été les plus graves, ce n'est pas une raison pour donner à sa cousine le droit de penser qu'elle n'en a eu aucun. Toute sa lettre se résume par les paroles suivantes, qui étaient sincères, et qui même, dans l'accusation qu'elles renferment, n'étaient pas dénuées de vérité [633]:
«Je vous avoue que j'ai mille fois plus de torts que vous, parce que ma représaille a été plus forte que l'offense que vous m'aviez faite, et que je ne devais pas m'emporter si fort contre une jolie femme comme vous, ma proche parente, et que j'avais toujours bien aimée: pardonnez-moi donc, ma cousine, et oublions le passé au point de ne nous en souvenir jamais. Quand je serai persuadé de votre bonne foi dans votre retour pour moi, je vous aimerai mille fois plus que je n'ai jamais fait; car, après avoir ce qu'on appelle tourné et viré, je vous trouve la plus agréable femme de France.»
Madame de Sévigné n'ignorait pas que pour mieux convaincre il faut quelquefois ne pas montrer trop d'empressement à le faire, et qu'on a plus de facilité à détruire une opinion quand la chaleur de l'esprit est refroidie et laisse au jugement toute sa liberté. Au lieu donc de répondre à son cousin sur ce que renfermait sa dernière lettre, elle se contenta de lui en accuser réception, promettant d'y faire de longues apostilles quand elle en aura le loisir. Pour le moment elle lui demande les copies des titres de la maison de Rabutin, pour M. de Caumartin, qui s'occupe de mettre en ordre les preuves de noblesse relatives aux familles de la province: «Ne manquez pas à cela, lui dit-elle: il y va de l'honneur de notre maison; on ne peut être plus vive sur cela que je le suis. Adieu, faites réponse à ceci; je vous écrirai plus à loisir [634].»
Bussy transmet à sa cousine les pièces qu'elle réclame [635], et en même temps il montre une grande impatience de recevoir son commentaire à la dernière lettre qu'il lui a écrite.
Enfin arrive la réponse de madame de Sévigné à cette lettre de son cousin [636], cette duplique à la réplique, comme elle l'appelle plaisamment. Elle insiste cette fois, plus fortement que la première, pour prouver qu'elle n'a pas eu les premiers torts, et elle entre à cet égard dans de grandes explications; peut-être parce que c'était là le point le plus difficile de la cause. Il lui était impossible de trouver l'argent que lui avait demandé Bussy, «à moins, dit-elle, de l'aller prendre dans la bourse du surintendant, où je n'ai rien voulu chercher ni trouver. Ensuite elle remet dans tout son jour, mais avec gaieté, et dans un style tout différent de celui de sa première lettre, toute la cruauté, tout l'odieux des procédés de Bussy à son égard, qui après un raccommodement, après qu'elle s'était remise avec lui de bonne foi, l'avait livrée sans pitié aux brigands, «c'est-à-dire, dit-elle, à madame de La Baume. Ne me dites point que c'est la faute d'un autre, cela n'est point vrai; c'est la vôtre purement: c'est sur cela que je vous donnerais un beau soufflet, si j'avais l'honneur d'être près de vous, et que vous me vinssiez conter ces lanternes.» Afin d'adoucir tout le mordant de ses arguments, elle termine en disant: «Adieu, comte; je suis lasse d'écrire, et non pas de lire tous les endroits tendres et obligeants que vous avez semés dans votre lettre [637].»
Bussy voulut ne pas avoir l'air de se montrer assez peu galant, de continuer une discussion où sa cousine voulait avoir le dernier: il commence sa réponse par déclarer que, sans même demander à capituler, il se rend à discrétion. «On ne peut pas être moins capable de triplique que je le suis, ma belle cousine: pourquoi m'y voulez-vous obliger? Je me suis rendu dans la réplique que je vous ai faite; je vous ai demandé la vie. Vous me voulez tuer à terre, et cela est un peu inhumain. Je ne pensais pas que vous vous mêlassiez, vous autres belles, d'avoir de la cruauté sur d'autres chapitres que celui de l'amour. Cessez donc, petite brutale, de vouloir souffleter un homme qui se jette à vos pieds et qui vous avoue sa faute, et qui vous prie de la lui pardonner. Si vous n'êtes pas encore contente des termes dont je me sers en cette rencontre, envoyez-moi un modèle de la satisfaction que vous souhaitez, et je vous la renverrai écrite et signée de ma main, contre-signée d'un secrétaire, et scellée du sceau de mes armes. Que vous faut-il davantage [638]?»
«Levez-vous, comte, dit madame de Sévigné dans sa réponse à cette dernière lettre de Bussy, je ne veux point vous tuer à terre; ou reprenez votre épée, pour recommencer le combat. Mais il vaut mieux que je vous donne la vie et que nous vivions en paix [639].»
Ainsi finit cette explication; les résultats en furent heureux. Par là madame de Sévigné et Bussy se purgèrent de toutes ces humeurs rancuneuses, de toutes ces réticences qui sont mortelles en amitié. En même temps, le désir qu'ils avaient de se plaire et de renouer leur correspondance les porta à adoucir les reproches qu'ils s'adressaient, par des éloges si flatteurs et des protestations si affectueuses, qu'ils restèrent pleinement rassurés sur les dispositions où ils se trouvaient l'un envers l'autre. Les restes d'animosité et de défiance qu'ils avaient conservés se dissipèrent. Si l'intimité de leur commerce fut quelquefois troublée par de légers nuages, du moins elle n'éprouva plus d'interruption; leur correspondance redevint fréquente et active; et les liens de parenté, le voisinage de leurs terres, l'admiration qu'ils avaient l'un pour l'autre, tout leur fit un besoin de se communiquer leurs pensées: ce besoin devint une habitude que la mort seule eut le pouvoir de rompre.
Nous finissons ici cette seconde partie des Mémoires sur madame de Sévigné. Celles qui suivent resteront peut-être encore longtemps entre les mains de leur auteur, si nous nous déterminons à les mettre au jour. Il y a plus de dix ans que nous avons composé et achevé cet ouvrage. Un motif qui paraîtrait bien léger, mais qui est pour nous d'un grand poids, nous a engagé à donner nos soins à la publication de ces deux volumes, lorsque tout concourait à nous écarter d'un tel travail, et que nous éprouvions une extrême répugnance à soumettre au jugement du public une production étrangère aux travaux qui nous occupent exclusivement. Ce qui doit nous servir d'excuse, c'est que ces deux parties forment un tout distinct, et ont une utilité spéciale. En effet:
Dans la première partie prenant madame de Sévigné au berceau, nous l'avons montrée recevant la plus heureuse éducation, sans qu'il en coûtât aucun sacrifice aux moindres joies de son enfance; puis au sein des richesses goûtant d'abord tout le bonheur et éprouvant ensuite toutes les peines de l'état conjugal; veuve, enfin, et encore jeune et belle, sachant, au milieu de la plus effroyable licence, se conserver pure, quoique sans cesse assiégée par les plus dangereuses séductions.
Dans la seconde partie on a vu madame de Sévigné, femme aimable et mère héroïque, se consacrer à l'éducation de ses enfants sans rompre avec le monde, sans fuir les hommages que ses charmes et les grâces de son esprit lui attiraient. L'histoire de son siècle, celle des personnages qui lui furent attachés par les liens du sang ou de l'amitié, ou que subjugua une plus forte passion; la description des mœurs et des habitudes des temps qu'elle a traversés, nous ont occupé autant qu'elle-même; de sorte que ces deux parties forment, nous le croyons, une introduction complète à ce recueil des lettres que nous devons aux besoins de son cœur maternel, en proie aux tourments de l'absence. Lorsque ce recueil parut, on ne le considéra que comme une œuvre littéraire, que comme une longue et charmante causerie, qui offrait un parfait modèle du style épistolaire; mais un des hommes les plus spirituels de cette époque, qui avait vu finir le grand siècle, écrivait, après en avoir achevé la lecture:
«Je n'ai jamais eu l'imagination aussi frappée: il m'a semblé que d'un coup de baguette, comme par magie, elle avait fait sortir cet ancien monde, que nous avons vu si différent de celui-ci, pour le faire passer en revue devant moi [640].»
Cet ancien monde est encore bien plus différent du nôtre que celui du milieu du dix-huitième siècle, dont il est fait mention dans la lettre du duc de Villars-Brancas, que nous venons de citer; mais les vives peintures que madame de Sévigné en a tracées, obscurcies par le temps, ont besoin, pour reprendre tout leur éclat, qu'une main réparatrice en fasse ressortir les curieux détails et les principales figures, et nous montre combien les tableaux dont ils font partie sont féconds en instructions historiques.
NOTES
ET
ÉCLAIRCISSEMENTS.