Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)
Louis XIV prend en main les rênes de son gouvernement.—Situation critique des affaires.—Ses réformes.—Ordre qu'il introduit dans les finances.—Il assure la préséance de ses ambassadeurs.—Sépare le pouvoir judiciaire du pouvoir administratif, et restreint la puissance des gouverneurs de place.—Nomination de Péréfixe à l'archevêché de Paris.—Prédications de Bossuet.—L'activité des esprits trouve un aliment dans les controverses religieuses.—Commencements des persécutions religieuses.—Mesures de Louis XIV contre le jansénisme et les protestants.—Zèle religieux du prince de Conti.—L'opposition politique ne se manifeste que par des vaudevilles et des épigrammes.—Goût de la nation pour la littérature dramatique.—Protection accordée par Louis XIV aux gens de lettres; bienfaits qu'il répand sur eux.—Corneille se remet à composer pour le théâtre, et donne Sertorius.—Il fait des vers à la louange du roi.—Libelle de l'abbé d'Aubignac contre Corneille.—Succès de l'École des Femmes.—Guerre littéraire qu'il occasionne.—Molière répond à ses ennemis par la Critique de l'École des Femmes.—Vers de Boileau à sa louange.—Boileau n'avait rien publié, mais ses premières Satires étaient connues.—Nouvelle génération d'écrivains qui fait la guerre aux coteries littéraires.—Vives attaques de Boileau.—Racine commence en province; il est lié avec La Fontaine.—Ces quatre poëtes jettent un vif éclat sur le règne de Louis XIV.—Ce roi, après avoir organisé l'État, s'occupe de régler sa cour.—Différence de la position des souverains de cette époque avec ceux d'aujourd'hui.—La cour renfermait alors en hommes tout ce qui faisait la gloire et la force du pays.—Molière ne put peindre impunément les ridicules que parce qu'il était protégé par le roi.—Boileau fut obligé de modérer l'âcreté de ses Satires.—Nominations de cordons bleus.—Condé est admis à en choisir un.—Il nomme Guitaut, ami de madame de Sévigné, son voisin en Bourgogne.—Fureur du comte de Coligny à ce sujet. Louis XIV institue les justaucorps bleus.—Privilége qu'il y attache.—Il s'occupe de ses fêtes aussi bien que de ses négociations.—Ballet d'Hercule amoureux.—Beau carrousel donné en 1662.—Louis XIV se laisse aller à son penchant pour les femmes.—La cour est remplie d'intrigues amoureuses.—La comtesse de Soissons est contre La Vallière.—Ne pouvant réussir auprès du roi, elle favorise ses amours avec La Mothe-Houdancourt.—La Vallière en conçoit un si grand chagrin, qu'elle se retire à Chaillot.—Le roi va la reprendre.—Intrigue coupable ourdie par la comtesse de Soissons, Vardes et mademoiselle Montalais, pour faire chasser La Vallière.—Intrigues de Madame avec le comte de Guiche, de La Mothe-Houdancourt avec le comte de Gramont.—Toutes ces intrigues n'aboutissent qu'à faire expulser de la cour la comtesse de Soissons, le comte de Gramont, le comte de Guiche, et occasionnent la disgrâce, non méritée, du duc et de la duchesse de Navailles.—Corbinelli, l'ami de madame de Sévigné, mêlé dans l'affaire de mademoiselle Montalais et du comte de Guiche.—Point de lettres de madame de Sévigné pendant cette année; elle s'éloigne peu de la capitale.—Madame de La Fayette, pendant qu'elle en était absente, dut l'instruire de ce qui se passait à Fontainebleau, à Saint-Cloud, à Versailles.—Madame de Sévigné présente à la cour sa fille, qui figure dans les ballets royaux.—Liée avec les religieuses de Sainte-Marie, elle a dû assister au panégyrique de saint François de Sales.—Corbinelli est membre d'une académie italienne.—Le Grand Dictionnaire des Précieuses paraît.—Portrait que l'auteur fait de madame de Sévigné et de Corbinelli.
Revenons sur nos pas. Oublions Fouquet, Mazarin, la Fronde, l'hôtel de Rambouillet, et toutes les intrigues et tous les acteurs de ces temps: ils ne sont plus. Louis XIV règne; et, comme il le dit lui-même dans le premier conseil qu'il tint, «La face du théâtre change [480]». Elle change en effet, avec la rapidité qu'imprime toujours aux affaires et aux destinées d'un grand État l'homme qui, né pour commander aux autres, est appelé à exercer le pouvoir quand toutes les résistances ont cessé, et que tous les partis se sont mutuellement anéantis par leurs excès [481]. Dans cette première année, où il eut à lutter contre tous les embarras d'une disette [482], Louis XIV licencia la plus grande partie de son armée, et rendit ainsi, sans trouble, une foule de bras à l'agriculture et à l'industrie; il établit l'ordre et l'économie dans toutes les parties de l'administration; réduisit le taux des impôts, qui était excessif, et cependant augmenta leurs produits par de fortes réductions dans les frais de perception, et par une répartition plus égale. Les habitants du Boulonais, se trouvant lésés par les mesures qu'il prit à cet effet, se révoltèrent; il les châtia sévèrement. «La coutume de nos voisins (dit-il dans ses Instructions au Dauphin, en parlant de cette révolte et de la promptitude qu'il mit à la réprimer) est d'attendre leurs ressources des révolutions de la France [483].» Il régla toutes ses dépenses sur le pied de paix, et en même temps éleva son revenu sur le pied de guerre; imitant ainsi la politique des Romains, chez qui la guerre était toujours populaire, parce que pour y subvenir on répandait l'aisance parmi les citoyens, en dissipant les trésors amassés pendant la paix. Louis XIV dans cette même année acquit, par une cession, des droits sur la Lorraine et le Barrois [484], et acheta Dunkerque au roi d'Angleterre. Il protégea le Portugal contre l'Espagne, l'empereur et Venise contre les Turcs, l'électeur de Mayence contre ses sujets, la Hollande contre l'Angleterre et contre l'évêque de Munster. A Londres et à Rome, il assura le rang de préséance à ses ambassadeurs, avec une fermeté et une hauteur qui étonnèrent l'Europe, accrurent la dignité de sa couronne, et imprimèrent un grand respect à son nom [485]. Il mit tous ses soins à régulariser l'action de la puissance royale, de manière à empêcher les factions de renaître. Il cassa des arrêts que le parlement avait rendus pour la libre circulation des grains. Par lui, le pouvoir judiciaire se trouva nettement séparé du pouvoir civil, et le pouvoir administratif de la force militaire. Afin de tenir celle-ci dans une dépendance plus étroite, il ne donna plus aux commandants des places de guerre et aux titulaires des grands gouvernements, des provisions que pour trois ans [486].
Le cardinal de Retz fut amené à donner sa démission pure et simple de son archevêché de Paris; et Louis XIV, en nommant à ce premier siége du royaume Péréfixe, qui avait été son précepteur et lui était tout dévoué, ajoutait encore à la stabilité du trône par la sanction que la religion lui donne [487]. La puissance de la religion sur les esprits était grande alors. Le jeune Bossuet, par sa profonde doctrine, par son zèle de missionnaire, par sa chaleur d'apôtre, par son éloquence inégale, mais souvent sublime, donnait à cette époque un vif éclat à la chaire évangélique. Les excellents traités des solitaires de Port-Royal, et les lettres piquantes de Pascal, alors si répandues et si goûtées, donnaient aux prédicateurs un auditoire préparé à tout ce que la croyance catholique peut acquérir d'empire sur les esprits. Banni du domaine de la politique, le génie de la controverse, des cabales et des partis s'était réfugié dans les régions de la théologie. A cet égard le jeune roi se montra moins sage que Mazarin; il commença dès lors à s'engager dans la route qui contribua tant à rendre déplorable la fin de son règne, si lumineux à son matin, si éclatant à son midi. Il voulut employer la contrainte là où la contrainte ne peut rien. Il commença par de légères mais injustes persécutions contre les jansénistes et les protestants, quoique les premiers professassent, dans leurs déclarations du moins, la plus entière soumission au pape et à son autorité, et que le culte des seconds se trouvât sous la protection des édits rendus par les prédécesseurs de Louis XIV et confirmés par lui. Un grand nombre de temples protestants, qu'on prétendit avoir été ouverts contrairement aux ordonnances, furent fermés. Le prince de Conti, qui commandait en Languedoc, était devenu dévot; il fanatisait les peuples en envoyant de tous côtés d'ardents et intolérants missionnaires, et il expulsait les comédiens dans toute l'étendue de son gouvernement [488].
Cependant le goût général de la nation, et de Louis XIV lui-même, pour les représentations théâtrales et la littérature dramatique, s'accroissait toujours. Une nouvelle troupe, après celle de Molière, s'était encore établie à Paris, sous la protection de Mademoiselle; elle était dirigée par un certain Dorimon, ainsi que Molière auteur et acteur, mais qui n'avait que ces points de ressemblance avec le grand comique. Aussi cette troupe ne put-elle se maintenir; le haut patronage qui la soutenait vint bientôt à lui manquer [489]. Louis XIV, qui voulait tout asservir aux besoins de sa politique, mécontent que sa cousine eût refusé d'épouser le roi de Portugal, l'exila de la cour, et la força de se retirer encore une fois à son château de Saint-Fargeau [490]. Mais les deux Corneille eurent part aux bienfaits que le jeune roi répandait alors sur les gens de lettres [491]; et quoique cette part fût modique, elle suffit pour les attirer à Paris, et ramener dans la carrière du théâtre le vieil auteur de Cinna et des Horaces; il produisit Sertorius, et ce fut son dernier chef-d'œuvre. De tous les poëtes du temps qui firent des vers à la louange de Louis XIV, en échange des dons qu'ils en avaient reçus, ce fut encore l'auteur du Cid qui sut faire entendre les accents les plus nobles et les plus harmonieux pour célébrer un monarque qui connaissait si bien
L'art de se faire craindre et de se faire aimer.....
Qui prévient l'espérance et surprend les souhaits.
Dans l'effusion de sa reconnaissance, le poëte termine en disant:
Commande, et j'entreprends; ordonne, et j'exécute [492].
Les nouveaux succès de Corneille excitèrent encore l'envie contre ce grand homme: il fut attaqué par l'abbé d'Aubignac, et défendu par de Visé, mais beaucoup mieux encore par sa réputation et son génie [493]. Cependant cette guerre littéraire ne fut rien en comparaison de celle que fit naître contre Molière la réussite de l'École des Femmes. Depuis le Cid jamais pièce de théâtre n'avait eu une telle vogue; et aucune n'excita un si violent soulèvement, ni ne donna lieu contre son auteur à tant de virulentes attaques. Molière, fort de l'approbation du public, osa se venger de ses détracteurs en les traduisant tous sur la scène, dans la petite pièce intitulée la Critique de l'École des Femmes. Tous ceux qui avaient écrit contre la nouvelle comédie, ou qui la désapprouvaient par leurs discours, prétendaient que c'était une production médiocre, dépourvue de goût, de décence et de raison, et sans aucune connaissance des règles de l'art. A ces jugements iniques le jeune Boileau opposa le sien, qui fut celui de la postérité. Dans les stances qu'il adressa à ce sujet à l'auteur des Précieuses ridicules, il lui disait:
Ta muse avec utilité
Dit plaisamment la vérité;
Chacun profite à ton école:
Tout en est beau, tout en est bon,
Et ta plus burlesque parole
Est souvent un docte sermon [494].
Boileau n'avait encore rien publié, et cependant nous voyons, par le libelle de l'abbé d'Aubignac contre Corneille, et par les lettres particulières de Racine, que déjà le suffrage de monsieur Despréaux faisait autorité [495]. C'est que déjà il avait composé trois de ses satires; qu'il en avait fait des lectures; et que ses vers précis, nombreux, élégants, abondants en saillies, s'étaient gravés dans la mémoire d'un grand nombre de personnes, et étaient cités avant d'avoir été rendus publics. Molière et Boileau se présentaient à la nouvelle génération, dont ils faisaient partie, pour accomplir une même mission. Leur talent était divers, leurs moyens différents, mais leur but était le même. Tous deux venaient faire une guerre implacable aux vices, aux ridicules et aux travers de la société de leur temps, et voulaient venger la raison et le bon goût, du pédantisme, de l'hypocrisie et du faux bel esprit. Tous deux, sans autre appui que leur génie, se déclaraient avec courage contre les coteries littéraires et les ruelles, qui, à l'imitation de l'hôtel de Rambouillet, avaient la prétention de servir de modèle au beau monde et de régler ses mœurs, ses manières, ses jugements et son langage. Boileau, plus jeune, indépendant, insouciant des richesses, sans ambition, sans fortune à conserver, sans fortune à faire, sans protecteurs à ménager, sans autre passion que celle des vers, mit dans ses attaques plus d'audace, de brusquerie et de rudesse. Dès son début, il inséra dans ses satires les noms des personnes qu'il voulait livrer à la risée ou au mépris public [496]. Chapelain lui-même, cet oracle de la littérature, dont le grand Corneille ne parlait qu'avec respect, ne fut pas à l'abri des atteintes du jeune et intrépide réformateur du Parnasse. Cependant Chapelain jouissait de la faveur et de la confiance du monarque, et il était pour les gens de lettres le distributeur des grâces du pouvoir. Le jeune Racine, qui, au sortir de la sévère discipline des solitaires de Port-Royal, ne s'était occupé qu'à faire des vers et des dettes, avait obtenu par Chapelain, pour une ode assez médiocre, une gratification du roi de 800 livres. Retiré en province chez un oncle dont il espérait un bénéfice, il étudiait avec dégoût la théologie, et avec délices les poëtes grecs et latins. Il tâchait de se consoler de son exil en entretenant une correspondance avec La Fontaine [497]. Celui-ci, moins inconnu alors que Racine, mais encore peu célèbre, après avoir partagé l'exil d'un de ses parents, ami du surintendant et enveloppé dans sa disgrâce, de retour dans sa ville natale, y cultivait les Muses pour ses amis et pour lui-même, sans prôneurs et sans ennemis. Encouragé, comme il l'avait été par Fouquet, par la plus aimable des nièces de Mazarin, Marianne Mancini, qui venait d'épouser le duc de Bouillon et de Château-Thierry [498], La Fontaine, déjà lié avec Molière, le fut bientôt avec Boileau; et par lui Racine devint l'ami de tous les trois. Ces quatre hommes, depuis réunis à Paris, surent s'apprécier mutuellement, et opposèrent par leur union une force invincible à leurs antagonistes. Ils répandirent un grand éclat sur ce règne par des chefs-d'œuvre de genres très-différents, mais tous remarquables par le naturel, la grâce, le goût, la vigueur et les richesses d'un style toujours approprié au sujet.
Louis XIV ne crut pas sa tâche accomplie lorsqu'il eut réglé les finances, l'administration intérieure, la force militaire, la politique étrangère; lorsqu'il eut pourvu à ce qui concernait la religion, la justice, la prospérité des lettres et des arts. A lui, jeune roi, qui voulait dominer non-seulement par son rang, mais par sa volonté propre, sur tant de guerriers, d'hommes d'État, de courtisans habiles et spirituels, qui presque tous l'avaient vu naître ou ne l'avaient vu qu'enfant et adolescent, docile et soumis à sa mère ou au directeur de son éducation; à lui, dis-je, il importait avant tout de savoir imposer à tous et dans tous les instants. C'est dans ce but qu'il organisa sa cour; et il le fit de manière à la rendre un modèle pour les autres souverains de l'Europe. A cet égard Louis XIV ne fut en rien redevable aux leçons de Mazarin, il dut son succès à son caractère, à ses inclinations naturelles, qui le portaient vers ce qui avait de la dignité, de l'élévation, de la grandeur, de la magnificence; et aussi à cet orgueil qu'avait eu soin d'entretenir en lui l'éducation maternelle; orgueil qui ne ressemblait en rien à celui des autres hommes. C'était chez lui un sentiment infus avec la vie, tel seulement qu'il peut en naître un dans le cœur d'un enfant né roi; sentiment qui a commencé avec lui, grandi avec lui, que l'âge n'a cessé d'accroître et de renforcer en lui; devenu tellement naturel, que la conscience qu'il lui donnait de sa supériorité le faisait paraître à ceux qui l'approchaient un être supérieur. On s'est étonné que Louis XIV n'oubliât jamais ce qu'il était, et qu'il ne le laissât pas oublier aux autres, même dans la familiarité la plus intime, même dans le sein des plaisirs et dans le tumulte de la joie: c'est que, lors même qu'il l'eût voulu, cela lui eût été impossible: il eût fallu pour cela qu'il se dépouillât de son individualité.
Depuis que les progrès du commerce et de l'industrie ont réparti plus également les richesses; qu'elles ne sont plus exclusivement l'apanage du rang et de la naissance, depuis que l'instruction est plus généralement répandue; que le grand nombre de journaux et que la multiplicité des livres ont rendu tous les genres de connaissances accessibles à tous; que les communications entre les différents États sont devenues plus promptes et plus faciles; et que, par toutes ces causes, il s'est créé dans les masses, en dehors des souverains, une force qui leur est étrangère, les gouvernement se trouvent dans l'obligation de diriger cette force ou de la comprimer: sans quoi elle les entrave dans leurs fonctions, et les désordres qui s'introduisent dans les mouvements sociaux brisent bientôt le sceptre et l'épée de celui qui se montre impuissant à les diriger et à les régler. Partout, depuis que le système des emprunts et du crédit public a placé les gouvernements sous l'influence et presque sous la dépendance de cette force, une cour splendide, richement rétribuée, affaiblit plutôt qu'elle n'affermit le monarque; c'est de lui qu'elle reçoit tout, et elle ne lui donne rien. Ce n'est point par elle qu'elle agit sur le peuple; elle l'en sépare.
Mais il n'en était pas ainsi lorsqu'il existait encore des princes, des grands, qui, propriétaires d'immenses domaines, étaient revêtus de droits et de priviléges attachés à leurs possessions, à leurs titres, sources de puissance réelle. Sans doute les progrès successifs de l'autorité royale avaient fort réduit ces droits, ces priviléges; mais ils ne les avaient pas anéantis. Alors une cour avec son cérémonial, son étiquette, les devoirs qu'elle imposait, ralliait tous ces hommes à la personne du monarque: elle les plaçait sous sa dépendance et sans cesse sous ses yeux; elle donnait les moyens de s'en faire craindre, et, ce qui était mieux, de s'en faire aimer. Une cour n'était pas alors une cause de dépenses inutiles, une vaniteuse et nuisible superfétation de la dignité royale: c'était un moyen de gouvernement, un des ressorts les plus puissants du pouvoir.
Louis XIV le comprit; et en cela, comme dans tout le reste, il ne forma pas dès l'abord de combinaisons profondes, de plan prémédité de despotisme, comme l'a cru un écrivain ingénieux, mais systématique. De même que tous les véritables hommes d'État, il discerna les nécessités de sa position, et sut y pourvoir. C'est en cela que consiste le grand art de régner. Prétendre fonder des constitutions ou agir d'une manière efficace sur les destinées d'un peuple avec une autorité incertaine ou flottante, c'est entreprendre d'élever un édifice lorsqu'un tremblement de terre secoue le sol sur lequel on veut construire.
Les résultats prouvèrent combien Louis XIV eut raison de mettre une grande importance à rassembler autour de lui une cour nombreuse et splendide. Tout ce qui faisait la gloire et la richesse de l'État s'y centralisa; là se trouva réuni tout ce qu'il y avait de plus illustre dans la religion, les armes et la magistrature. Ce ne fut qu'en se mettant sous l'égide du monarque et de ses courtisans que les gens de lettres, cessant d'appartenir à des coteries puissantes, purent trouver quelque indépendance [499]. Ainsi Molière, en frondant des gens de cour dans sa comédie des Fâcheux, a grand soin de faire un pompeux éloge de la cour; et il renouvelle cet éloge dans ses autres pièces, toutes les fois qu'il en trouve l'occasion [500]. Boileau fut recherché, dès son début, par des hommes du plus haut rang, qui aimaient à lui entendre réciter ses satires; tous faisaient partie de la cour, et jouissaient d'une grande faveur auprès du monarque: il n'en fallut pas davantage pour que le poëte qui s'était proposé pour modèle le virulent Juvénal se rapprochât de la manière d'Horace, et retranchât, lorsqu'il la fit imprimer, les vers les plus énergiques de sa première satire [501]. Par une complaisance de courtisan, il adoucit la teinte trop sombre de ses tableaux, et se prit à diriger, de préférence, ses attaques contre le mauvais goût en littérature, plutôt que contre les mauvaises inclinations et les mauvaises mœurs. S'il attaqua quelquefois celles-ci, ce fut avec ménagement, et en évitant de lancer ces traits acérés qui auraient pu atteindre les puissants de la cour. Il fit la satire des ridicules de son siècle, et en épargna les vices. Les peintures trop fidèles et trop vives de ceux-ci eussent offensé le monarque, et démenti une partie des éloges que sa muse se plaisait à lui prodiguer.
Louis XIV trouva dans la réserve que s'était imposée Mazarin de ne nommer aucun chevalier des Ordres, un moyen de donner à sa cour un grand éclat. Il put, sans violer les statuts, faire en une seule fois une promotion de soixante et dix cordons bleus. Tout ce qu'il y avait de plus considérable et de plus respectable en France par le rang et l'influence, l'âge et les services, se trouva donc redevable au jeune monarque de la plus grande et de la plus enviée des distinctions honorifiques. A ce sujet, Louis XIV eut pour le prince de Condé une déférence qui flatta beaucoup le héros: il lui accorda le pouvoir de nommer, par désignation, un chevalier des Ordres [502]. Le choix de Condé tomba sur le comte de Guitaut, son premier gentil-homme, ami de madame de Sévigné et son voisin en Bourgogne, puisqu'il était, par sa femme, possesseur de la seigneurie d'Époisses, dont Bourbilly relevait comme fief. Cette préférence de Condé pour Guitaut mit en fureur un autre des zélés partisans et des serviteurs les plus courageux du prince, le comte de Coligny, qui l'abandonna depuis lors et resta brouillé avec lui. Coligny a exhalé sa haine en traçant de Condé, sur les marges d'un Psautier, un portrait hideux du héros, qui contient les révélations les plus singulières. Cette virulente diatribe, évidemment calomnieuse sur plusieurs points, a été décorée par plusieurs auteurs du titre de Mémoires de Jean de Coligny, et imprimée dans un recueil où on ne s'attendrait pas à la trouver [503].
Louis XIV, non encore entièrement satisfait des honneurs qu'il avait répandus autour de lui par cette grande promotion des chevaliers des Ordres, imagina une nouvelle distinction tenant entièrement à sa personne, qu'il pouvait donner ou retirer à volonté; pour laquelle il n'était astreint à aucune règle, et qui, uniquement de mise à la cour, ne fût point un indice des services rendus à l'État, mais une marque de la bienveillance particulière du monarque et de sa faveur spéciale. Il donna, par brevet, la permission de se parer de justaucorps bleus absolument pareils à ceux qu'il portait lui-même. Ceux qui obtinrent de ces brevets contractaient l'obligation de se montrer assidus auprès de sa personne, et avaient seuls la permission de l'accompagner dans ses chasses et dans ses promenades à la campagne. Le grand Condé et les plus illustres guerriers sollicitèrent cette frivole faveur, et se montrèrent jaloux de porter cette livrée de courtisan [504].
Les fêtes qui eurent lieu se ressentirent de la nouvelle splendeur de la cour. Louis XIV s'en occupait avec autant d'ardeur que s'il n'avait pas eu d'autres soins [505]. Il se montrait ambitieux de suffire à tout, de régler tout par lui-même. Ainsi qu'autrefois Clovis, qui, au milieu de l'embarras de ses conquêtes, avait écrit à Théodoric pour qu'il lui envoyât des musiciens italiens, Louis XIV, dans le même temps que les affaires de ses ambassadeurs l'obligeaient à multiplier les dépêches diplomatiques, écrivait au duc de Parme pour le prier de lui procurer un bon Arlequin, et au duc de Toscane, pour lui recommander de ne pas permettre qu'un virtuose qui se rendait en Italie excédât le congé qui lui avait été donné [506]. Louis aimait encore, comme par le passé, à paraître dans les ballets qu'il faisait composer; il figura dans celui qu'on donna cette année sous le titre d'Hercule amoureux. Le machiniste s'y surpassa par la magnificence des décorations; Benserade, par les louanges ingénieuses données au roi, et par la finesse des allusions aux jeunes seigneurs, et à toutes les beautés de la cour qui chantaient, jouaient et dansaient avec le roi [507].
Puis vint ce célèbre carrousel qui a fait changer le nom de cette grande place des Tuileries où il fut exécuté. La reine était le prétexte de toute cette pompe vraiment étonnante; mais la belle La Vallière en était le motif secret. La reine semblait être celle à laquelle s'adressaient tous les hommages; La Vallière était la divinité invisible et cachée de celui qui avait tout ordonné: vers celle-ci se reportaient souvent les regards du souverain, comme pour l'assurer que c'était l'amour qu'elle inspirait, que c'était l'admiration de ses charmes qui mettait en mouvement ces héros si magnifiquement parés, ces superbes coursiers, et cette foule immense rassemblée pour jouir du plus magnifique spectacle qu'on eût encore contemplé: car ce n'était point cette fois une fête pour la cour, c'était une fête pour la capitale, pour la France, pour l'Europe. Par le grand nombre des étrangers qu'elle attira dans Paris, le fisc recueillit des sommes plus fortes que celles que le trésor avait dépensées pour en faire les apprêts; ce qui ne doit point étonner. Les frais les plus considérables ne furent pas à la charge de l'État, mais tombèrent principalement sur les princes et les grands seigneurs qui y figurèrent, et qui cherchèrent à se surpasser mutuellement par la richesse de leurs costumes, l'éclat de leurs armes et la beauté de leurs coursiers. Tous firent à cette occasion [508] des dépenses considérables; et plusieurs, pour y subvenir, furent obligés de s'endetter. Ce fut un avantage pour le roi, qui voyait ainsi cette noblesse naguère si fière, si turbulente, se placer d'elle-même, de plus en plus, sous sa dépendance, par une folle vanité et par des prodigalités que lui-même lui suggérait.
Cependant Louis XIV ne cessait de tenir toujours hautes et fermes les rênes de son vaste gouvernement. Il se montrait vigilant, prompt et décisif pour les grandes affaires, laborieux et infatigable dans les détails. On avait renoncé à le conduire, en lui inspirant le goût de l'indolence et de l'oisiveté, qu'on regardait comme inhérent au titre de roi; mais l'ambition crut pouvoir mettre à profit, pour ses desseins et ses intérêts particuliers, le penchant immodéré pour les femmes qui se manifestait dans Louis avec plus de violence encore que dans son aïeul Henri IV, parce qu'il était monté plus jeune sur le trône. Les licences qu'il se permettait dans ce genre, il ne pouvait prétendre à les réprimer dans les jeunes courtisans qui l'entouraient; et l'on vit toute la cour, à l'imitation du monarque, remplie d'intrigues amoureuses. Le détail de celles qui eurent lieu cette année remplirait un volume, en retranchant les additions romanesques ou niaises dont on les a surchargées. Il suffira, pour notre but, de rappeler ici celles qui peuvent servir à éclairer la correspondance de madame de Sévigné, et à faire connaître les personnages avec lesquels elle fut liée.
La comtesse de Soissons (Olympe Mancini) avait en vain cherché à rallumer dans le cœur du roi une passion depuis longtemps éteinte; mais par son esprit, par cette liberté de paroles qu'on ne peut refuser à une ancienne intimité, par l'effet de l'habitude et des souvenirs, Louis XIV se plaisait dans sa société [509], et il allait souvent la voir: elle ne désespéra pas de reprendre sur lui assez de son ancienne influence pour satisfaire son orgueil et de faire réussir ses ambitieux projets. Profondément corrompue, elle se rendit la confidente de ses amours et l'entremetteuse de ses plaisirs. Elle l'encourageait dans ses goûts de volupté; et ses conseils flatteurs avaient d'autant plus de succès sur son esprit, qu'il pensait que si la politique et le bien de ses sujets avaient exigé qu'il se fît violence et qu'il sacrifiât les sentiments les plus chers à son cœur, il avait aussi, par là, acquis le droit de se livrer aux inclinations plus ou moins durables qui pouvaient le distraire des soucis de la royauté [510]. La comtesse de Soissons favorisa les visites nocturnes du roi à l'appartement des filles d'honneur de la reine, où Louis XIV allait s'entretenir tête à tête avec l'une d'elles, la belle La Mothe-Houdancourt. La comtesse de Soissons haïssait La Vallière, uniquement parce que celle-ci aimait trop sincèrement le roi pour le tromper, et qu'elle avait pour se prêter à des intrigues trop de simplicité et de vertu. Tout sentiment pur et désintéressé est vertueux, quoique, par la faiblesse de notre nature, il puisse nous conduire à des actions que condamne la morale et que les lois sociales réprouvent. Louis XIV parut assez captivé par les charmes de sa nouvelle maîtresse, pour que la sensible La Vallière essayât d'aller ensevelir pour toujours dans le couvent des Filles-Sainte-Marie de Chaillot sa douleur et son amour. Sa fuite réveilla toute la passion que le roi avait pour elle. Il alla lui-même se faire ouvrir les portes de la sainte retraite qu'elle avait choisie, et l'arracha, tout éplorée, à son repentir et à son Dieu [511].
La comtesse de Soissons n'ayant pu réussir à se délivrer de La Vallière par l'inconstance du roi, chercha à exciter contre elle le ressentiment de la reine, et, par ce moyen, à la faire expulser des Tuileries. Elle crut y parvenir en faisant remettre à Marie-Thérèse une fausse lettre de son père, le roi d'Espagne. L'écriture de cette lettre avait été habilement imitée; le style et les expressions, en langue espagnole, étaient conformes à ce qui émanait ordinairement de la plume de ce roi. Mais cette noire trame, ourdie par des moyens si coupables, auxquels se mêlèrent les intrigues de Madame et de son amant, le comte de Guiche, celles de Marsillac, de Vardes, de la duchesse de Châtillon et du chevalier de Gramont, n'aboutit qu'à rendre Louis XIV plus amoureux de La Vallière; qu'à faire expulser de la cour la comtesse de Soissons, le comte de Guiche, le chevalier de Gramont [512]; et à faire renfermer dans un couvent mademoiselle de Montalais, une des filles d'honneur de Madame, qui, amie de La Vallière, avait abusé de sa confiance, et s'était rendue la confidente et l'agent le plus actif de toutes ces perfidies [513].
Tous ces événements eurent lieu pendant cette année (1662); mais ils eurent des suites qui produisirent quelque temps après la disgrâce de la duchesse de Navailles et de son mari, victimes de la calomnie et de leur attachement à ce que le devoir et l'honneur leur prescrivaient [514]. Puis l'on vit plus tard le long exil du marquis de Vardes, le plus coupable de tous, dont les fourberies furent enfin démasquées; et aussi le renvoi définitif du comte de Guiche, ainsi que beaucoup d'autres révolutions de cour, produites par la même cause.
Corbinelli, que nous avons déjà fait connaître comme ami intime de madame de Sévigné, l'était aussi de mademoiselle de Montalais. Celle-ci avait déposé toutes les lettres qui lui avaient été personnellement adressées entre les mains de son amant Malicorne et de Corbinelli. Dans le nombre de ces lettres étaient celles que le comte de Guiche, amant de Madame, lui avait écrites. Malicorne et Corbinelli, voyant avec peine mademoiselle de Montalais oubliée dans sa captivité par les personnages puissants qu'elle avait servis, voulurent les forcer à s'occuper de ses intérêts et à employer leur crédit et leur influence pour lui faire recouvrer sa liberté. Ils y parvinrent en profitant de l'important dépôt dont ils étaient nantis. La mère du comte de la Fayette, supérieure du couvent de Chaillot, cette ancienne fille d'honneur d'Anne d'Autriche, qui avait été l'objet des froides et pudiques amours de Louis XIII, intervint dans cette affaire. Le maréchal duc de Gramont, père du comte de Guiche, le courtisan le plus délié et le plus recherché à la cour, s'y employa d'une manière active; et de Vardes, amoureux aussi de Madame, fit tous ses efforts pour que Corbinelli lui remît les lettres du comte de Guiche, dont il était dépositaire [515]. L'étroite liaison que Corbinelli contracta à cette époque avec le marquis de Vardes fut un des principaux obstacles qui s'opposèrent par suite à sa fortune [516].
Il ne nous reste malheureusement aucune lettre de madame de Sévigné pendant toute la durée de cette année, si pleine d'événements qui devaient l'intéresser vivement. Nous n'avons pu découvrir aucune pièce, aucun document qui se rattache à elle, et qui nous apprenne d'une manière certaine où elle séjournait en 1662, si ce fut à Bourbilly, aux Rochers, ou dans son hôtel à Paris. Mais tout fait présumer qu'elle ne quitta pas la capitale pendant la durée des fêtes; qu'elle assista au carrousel, à la représentation des ballets royaux; et que si elle alla visiter une de ses terres pendant la belle saison, elle connut en partie tout ce qui agitait en secret la cour, par la correspondance qu'elle entretenait alors avec son amie la plus intime, madame de La Fayette. Celle-ci avait formé avec le duc de La Rochefoucauld une union si constante que la mort seule put la dissoudre. Madame de La Fayette était très-avant dans la faveur de Madame, dont elle a écrit la vie; et elle la suivait partout, quoiqu'elle n'eût aucune charge dans sa maison. Elle connut peut-être mieux, et plus promptement que tout autre, les intrigues compliquées dont les sombres allées, les voûtes de verdure et les ruelles de Fontainebleau, de Saint-Germain, de Versailles, de Saint-Cloud, furent successivement le théâtre. Longtemps après, les récits plus ou moins véridiques qu'on a faits les ont rendues publiques; mais alors c'étaient encore des mystères que des voiles impénétrables dérobaient aux regards curieux ou intéressés des courtisans [517].
Un des motifs qui doivent faire croire que madame de Sévigné séjourna à Paris dans cette année 1662, et qu'elle s'y trouvait du moins encore au milieu d'avril, c'est qu'alors on célébra dans l'église des Filles de Sainte-Marie la béatification de François de Sales; et, par la liaison qui avait existé entre ce saint évêque et la pieuse Chantal [518], cette cérémonie était en quelque sorte une fête de famille pour madame de Sévigné. Plusieurs de ses lettres nous démontrent combien elle avait d'attachement pour les filles de Sainte-Marie, combien elle aimait à aller les visiter dans leurs couvents. Il est probable que ce fut à elles qu'elle confia pendant quelque temps l'éducation de sa fille chérie, dont elle eût, dit-elle, la barbarie de se séparer. Elle la mit au couvent un peu avant l'époque dont nous traitons, probablement pour mieux la préparer à l'accomplissement du plus grand des devoirs religieux [519].
Ce qui confirme toutes nos conjectures relativement au séjour de madame de Sévigné dans la capitale pendant la plus grande partie de cette année, ou peut-être pendant toute cette année, c'est qu'elle paraît avoir été occupée à instruire sa fille pour la produire dans le monde. Nous apprenons par des vers de Saint-Pavin adressés à mademoiselle Marguerite-Françoise de Sévigné, à l'époque où elle devait être âgée de quatorze ans, que la jeune Manon, comme on avait coutume de l'appeler, s'offensait déjà qu'on lui donnât ce nom; qu'elle commençait à faire le charme de la société de sa mère, où on ne l'appelait que la belle Madelonne; qu'abandonnant les oiseaux et les poupées, elle avait pris goût au jeu de reversi [520]. Ce fut pendant l'hiver qui termina cette année et qui commença l'année 1663 que madame de Sévigné présenta [521] pour la première fois sa fille à la cour, où nous la verrons figurer dans les ballets royaux. A cette époque, madame de Sévigné n'avait point de motif pour rechercher la solitude; elle se trouvait portée par sa position, comme elle l'était par ses inclinations, à se répandre dans le monde. Nous avons des preuves qu'on s'y occupait beaucoup d'elle. Quoique Corbinelli fût, à Paris, membre d'une académie italienne, qu'il avait contribué à former [522], cependant nous apprenons par le Grand Dictionnaire des Précieuses, publié alors, que Corbinelli devait la plus grande partie de sa célébrité à un portrait de madame de Sévigné qu'on disait avoir été écrit par lui, et aussi à l'avantage qu'il avait d'être compté au nombre des amis de notre belle veuve. De Somaize, dans son dictionnaire, n'a pas manqué de donner un article sur madame de Sévigné, qu'il désigne sous le nom de Sophronie; et un autre plus court sur Corbinelli, qu'il nomme Corbulon [523]. Nous citerons ces deux articles, qui, quoique d'un médiocre écrivain, acquièrent cependant de l'importance par la date de leur publication. La plus simple esquisse, tracée d'après nature, vaut mieux, pour la ressemblance, que la peinture la plus savamment élaborée loin de l'objet qu'on a voulu représenter, ou longtemps après qu'il a disparu.
«Sophronie (la marquise de Sévigné).
«Sophronie est une veuve de qualité; le mérite de cette précieuse est égal à sa naissance; son esprit est vif et enjoué, et elle est plus propre à la joie qu'au chagrin. Cependant il est aisé de juger par sa conduite que la joie chez elle ne produit pas l'amour; car elle n'en a que pour celles de son sexe, et se contente de donner son estime aux hommes; encore ne la donne-t-elle pas aisément. Elle a une promptitude d'esprit la plus grande du monde à connaître les choses et à en juger. Elle est blonde, et a une blancheur qui répond admirablement à la beauté de ses cheveux. Les traits de son visage sont déliés, son teint est uni; et tout cela ensemble compose une des plus agréables femmes d'Athènes [Paris]. Mais si son visage attire les regards, son esprit charme les oreilles, et engage tous ceux qui l'entendent ou lisent ce qu'elle écrit. Les plus habiles font vanité d'avoir son approbation. Ménandre [Ménage] a chanté dans ses vers les louanges de cette illustre personne. Cresante [Chapelain] est un de ceux qui la visitent le plus souvent. Elle aime la musique et hait mortellement la satire. Elle loge au quartier de Léolie [le Marais du Temple].»
Corbulon (Corbinelli) [524].
«Corbulon est illustre dans l'empire des précieuses, pour avoir fait le portrait de Sophronie, où il a parfaitement réussi, et pour être de plus son lecteur. Il est natif de l'Étrurie, et fort noble; il a l'esprit fin et beaucoup de douceur. Il aime fort la musique, et loge au quartier de Léolie [le Marais du Temple].»