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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (2/6)

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CHAPITRE XVI.
1661.

Les peuples ressentent bien plus leurs maux après les dissensions civiles que pendant qu'elles durent.—Situation de la France après le traité des Pyrénées.—Misère du peuple.—Abus et confusion des pouvoirs.—Vénalité, immoralité, désordre des finances.—Craintes et regrets que cause la mort de Mazarin.—Personne ne pouvait remplir sa place.—On redoute les inclinations martiales de Louis XIV.—La France ressentait le besoin de la paix.—Corneille se rend l'organe de l'opinion publique.—Citation d'un passage de la Toison d'Or.—Le roi se résout à gouverner par lui-même.—Personne ne croit que cette résolution sera de longue durée.—Des espérances que faisaient naître ses actes.—Madame de Sévigné croit que le cardinal de Retz succédera au cardinal Mazarin.—Louis XIV ne rappelle point le cardinal de Retz, et se montre aussi contraire aux jansénistes que l'avait été Mazarin.—Arnauld d'Andilly était le seul de ce parti qui fût aimé du roi et de la reine mère.—Madame de Sévigné était liée avec ses deux fils, l'abbé Arnauld et Pomponne; détails sur ce dernier.—Il était ami de Fouquet.—Pomponne ne pouvait obtenir de l'avancement, parce qu'il appartenait à la secte des jansénistes.—Madame de Sévigné espère que Fouquet succédera à Mazarin.—Fouquet avait aussi cette espérance.—Le voyage du monarque et de sa cour en Bretagne est résolu.—Madame de Sévigné apprend dans sa terre des Rochers que Fouquet est arrêté, et que le roi a résolu sa mort.

Les maux qu'amènent à leur suite la guerre civile et la guerre étrangère ne sont jamais mieux sentis qu'après la cessation des causes qui les produisent. Dans les temps de violentes agitations, l'esprit, fortement préoccupé des événements, soutient les forces et le courage, et donne l'énergie nécessaire pour supporter les plus grands revers, les plus désastreuses calamités; mais quand le calme est rétabli, chacun regarde autour de soi, se ressouvient avec tristesse des maux passés, ressent avec douleur ceux qui l'affligent encore, et mesure avec effroi, par la pensée, les malheurs dont le présent menace l'avenir.

Tel était le sentiment qui prévalait en France après la mort de Mazarin. Le monarque et sa cour se plongeaient dans les plaisirs; les courtisans, les ambitieux, les intrigants étaient pleins de joie et d'espérance; mais le peuple était dans l'abattement, les gens de bien et les hommes réfléchis s'abandonnaient à leurs sombres prévisions.

Les abus dominaient partout; partout la vénalité et l'anarchie des pouvoirs; les manufactures et le commerce languissaient; le bas peuple, accablé d'impôts, était exposé à des vexations de toute espèce. La noblesse, qui conférait alors les priviléges, la puissance, l'exemption des charges publiques, était usurpée sans aucun titre, ou acquise à prix d'argent, ou conférée gratuitement, sans aucun service. Les juges, choisis par l'intrigue ou par la corruption, sans probité comme sans savoir, faisaient le mal au nom des lois et avec les formalités qu'elles prescrivent. Les fraudes et les subtilités de la chicane étaient encouragées, et une multitude de procès interminables dévoraient le patrimoine des familles. Dans le clergé, une licence de mœurs déplorable ou un rigorisme excessif. Les gens puissants, habitués à arracher les grâces au pouvoir par des compromis et des intrigues, se créaient des droits imaginaires sur tout ce qui était à leur bienséance. Les gouverneurs des villes de guerre négligeaient de faire exécuter les réparations les plus urgentes aux places dont la défense leur était confiée, et ils gardaient le produit des taxes qui leur avaient été abandonnées pour subvenir à cette dépense; puis ils cherchaient à couvrir leurs malversations par la crainte, et devenaient autant de petits tyrans des territoires soumis à leur commandement. Les marches des troupes et l'indiscipline des soldats occasionnaient des ravages continuels dans les campagnes. Les finances étaient dans un désordre inextricable; toutes les ressources se trouvaient épuisées. Le payement des sommes les plus légitimement dues était suspendu ou ajourné; on manquait souvent d'argent pour les dépenses journalières les plus urgentes, tandis que les financiers, les gens de cours enrichis, étalaient un luxe insolent. Comme il arrive toujours, le déréglement des mœurs accompagnait le désordre de l'État [333]. Le jeu était devenu une passion générale et effrénée [334]; la licence et le libertinage avaient pénétré dans toutes les classes, et profanaient par de honteux scandales l'austérité des cloîtres [335].

On avait détesté Mazarin surtout à cause de son avarice, du trafic honteux des places, des charges et des honneurs, et des immenses revenus que lui donnaient les bénéfices ecclésiastiques et les abbayes qu'il avait accumulés sur sa tête; mais quand il ne fut plus, on reconnut qu'au lieu d'être la cause des calamités dont on se plaignait, il avait cherché à les prévenir, et qu'elles étaient dues principalement aux obstacles qu'on avait opposés à l'autorité royale, dont il était le dépositaire. La paix, qui était son ouvrage, était le premier pas et le plus important pour la réparation des malheurs publics. Dès qu'on le vit exercer enfin le pouvoir sans contrôle, on comprit que le plus sûr moyen qu'il avait de l'affermir dans ses mains était de faire cesser les abus, de rétablir l'ordre, de travailler sincèrement à la prospérité du royaume, de gouverner en vue du bien public; on savait qu'il en avait la volonté, et l'on avait commencé à s'apercevoir qu'il s'y appliquait avec succès. Ce ne fut donc pas sans une peine profonde que ceux même qui s'étaient montrés autrefois les plus contraires à Mazarin virent que la France venait d'être privée d'un homme d'État capable de réparer les maux dont elle souffrait. On s'inquiétait de voir le royaume dans une situation si déplorable, sans une seule tête qui pût le diriger. Bien loin d'avoir aucune confiance dans un roi si jeune, si entièrement livré à sa passion pour les plaisirs, on redoutait ses inclinations guerrières, et les fautes où il serait entraîné dès qu'il cesserait d'être dirigé par la prudence d'un ministre qui avait su capter sa confiance et résister à ses passions. On craignait l'influence qu'allait exercer sur lui le génie belliqueux des Condé et des Turenne et de toute cette jeune noblesse, qui ne connaissait d'autre occupation que la guerre, qui n'avait aucun autre moyen de se rendre nécessaire [336]. Corneille se fit généreusement l'organe de l'opinion publique à cet égard. Dans cette même pièce de la Toison d'Or, qui lui avait été commandée pour flatter le jeune monarque, il osa faire comparaître la France, exposant elle-même, dans un dialogue avec la Victoire, les funestes effets de la guerre et de l'indiscipline militaire.

A vaincre tant de fois mes forces s'affaiblissent,

L'État est florissant, mais les peuples gémissent;

Leurs membres décharnés courbent sous mes hauts faits,

Et la gloire du trône accable les sujets [337].

Cependant, aussitôt après la mort de Mazarin, le roi avait déclaré ses intentions de gouverner par lui-même; il travaillait en effet exactement avec les ministres qu'il s'était choisis, mais personne ne croyait à la constance de cette résolution [338]. Depuis la mort de Henri IV on était habitué à voir la souveraineté ne s'exercer que par délégation, et par l'intermédiaire des ministres. Louis XIV lui-même, depuis sa majorité, n'avait montré ni les désirs ni les dispositions propres à changer cet état de choses. On l'avait vu si fortement enclin à l'amour, si occupé à jouir des avantages et des priviléges de la royauté, qu'on ne pouvait penser qu'il voulût jamais consentir à en accepter les charges, ni qu'il lui fût possible de s'astreindre à la contention d'esprit et à l'ennui journalier qu'entraîne le détail d'affaires difficiles et compliquées, dont la décision seule devait consumer la plus grande partie des heures qu'il était habitué à donner à la chasse, aux ballets, aux carrousels, aux conversations galantes. Aussi son changement de vie, la fermeté de ses volontés, l'application qu'il mettait à s'instruire sur toutes les parties du gouvernement, ne produisirent aucun changement sur l'opinion qu'on s'était formée de lui: on attribuait sa conduite à une sorte de présomption orgueilleuse et au plaisir que sa vanité lui faisait éprouver d'exercer une autorité dont il avait été si longtemps privé. On s'attendait de jour en jour à voir cesser cette ardeur de jeune homme; on croyait qu'il se lasserait bientôt de vouloir faire le capable, comme le disait sa mère; et qu'il ne tarderait pas à se décharger sur un premier ministre d'un fardeau beaucoup trop pesant pour ses mains jeunes et inexpérimentées. On ne savait pas que Mazarin depuis longtemps avait pris la peine d'exposer lui-même au jeune monarque toutes les affaires difficiles, et de lui communiquer les motifs des décisions; qu'il l'initiait à tous les secrets de sa politique; qu'il l'engageait sans cesse à vouloir s'appliquer aux détails de la haute administration; qu'il lui répétait: «qu'il n'avait besoin que de vouloir pour devenir le plus glorieux roi qui eût jamais existé [339].» Comme Louis XIV avait assez de jugement pour reconnaître la supériorité de son ministre, et qu'il le laissait agir, ou avait conçu une faible idée de sa capacité. Cependant Mazarin avait déclaré «qu'on ne le connaissait pas, et qu'il y avait en lui de l'étoffe pour faire quatre rois et un honnête homme [340]

Mais, dans l'ignorance où l'on était à cet égard, on blâmait ou on approuvait le gouvernement, selon les espérances que ses actes faisaient naître de voir la place de Mazarin occupée par celui que les vœux et les prédilections de chacun y appelaient.

Madame de Sévigné, dont les amitiés étaient franches, vives et constantes, n'était pas entièrement désintéressée à cet égard. Après la mort du premier ministre, la noblesse s'était flattée d'y voir arriver le maréchal de Villeroi ou le grand Condé [341]; mais lorsqu'on vit que ni l'un ni l'autre n'était admis au conseil, on prêta au roi un autre projet, et le bruit courut que le cardinal de Retz allait prendre le timon des affaires. Il avait de nombreux amis; il était le seul des ennemis de Mazarin que ce ministre eût paru redouter, le seul qu'il eût persécuté jusqu'à la fin. L'intérêt que l'on portait à cet illustre exilé s'augmentait encore de toute l'aversion qu'avait fait naître son heureux rival; et si Retz, après avoir été si longtemps en butte à une injuste animadversion, ne redevenait pas sur-le-champ en faveur, si le besoin qu'on avait de ses talents ne le faisait pas nommer ministre, du moins on ne doutait pas que comme archevêque de Paris on ne se hâtât de le rappeler, afin de rétablir la paix et le bon ordre dans l'administration ecclésiastique du premier diocèse du royaume.

On se trompait; le roi se montra encore plus que Mazarin opposé à Retz, à ses amis les jansénistes, dont les opinions, depuis la publication des lettres de Pascal, faisaient cependant chaque jour des progrès parmi ce qu'il y avait de plus recommandable et de plus estimable dans la haute société. Un des plus fervents de la secte, un des frères de l'intraitable docteur Arnauld, avait, ainsi que nous l'avons dit, conservé l'affection particulière de Louis XIV et de la reine mère. Il la devait aux services qu'il avait rendus à l'État pendant sa longue vie politique; au respect qu'inspirait son âge, aux ouvrages par lesquels il avait honoré et illustré sa laborieuse retraite; à cette aménité de caractère, à ces formes flatteuses et polies qu'un long usage de la cour et du grand monde lui avait données. Un savant, un sage, un saint octogénaire, avec le doux langage et les manières gracieuses d'un courtisan, voilà ce qu'était Arnauld d'Andilly.

Un de ses fils, Simon de Pomponne, par son esprit, son aptitude aux affaires, paraissait destiné à le reproduire. Comme son frère aîné, l'abbé Arnauld, dont nous avons parié précédemment, Pomponne était au nombre des amis les plus intimes de madame de Sévigné. Elle avait eu occasion de le connaître et de le voir souvent dans sa jeunesse à l'hôtel de Rambouillet, où il était admis, et chez la princesse Palatine, ainsi que chez madame du Plessis Guénégaud [342]. L'intimité de Pomponne et de madame de Sévigné s'était accrue par les sentiments d'amitié et de reconnaissance qui les unissaient tous deux à Fouquet. Simon de Pomponne, d'abord nommé intendant à Casal, en 1642, avait obtenu deux ans après d'être admis dans les conseils du roi. Il fut successivement chargé des négociations de Piémont et du Montferrat, et de l'intendance des armées de Naples et de Catalogne; mais lorsqu'en 1649 il demanda le consentement royal pour la charge de chancelier du duc d'Anjou, il lui fut refusé. Malgré l'appui de Fabert et les sollicitations de ses nombreux et puissants amis, Pomponne ne put vaincre la résistance de Mazarin, qui lui opposa toujours, comme un obstacle insurmontable pour un tel emploi, les opinions religieuses professées par son père et par toute sa famille [343]. Par les mêmes motifs, le roi, depuis la mort du premier ministre, malgré l'estime qu'il avait conçue pour Pomponne, malgré la bonne opinion qu'il avait de ses talents, s'abstenait de lui donner de l'avancement.

Madame du Sévigné se trouvait donc contrariée et affligée de voir s'évanouir les espérances que la mort de Mazarin lui avait fait concevoir pour l'élévation du cardinal de Retz et de ses autres amis; surtout sachant que la cause des empêchements qu'ils éprouvaient était due à ces opinions religieuses qui lui étaient communes avec tous ceux qu'elle aimait et qu'elle estimait le plus. D'un autre côté, l'amitié, mêlée d'amoureuse tendresse, qu'avait pour elle le surintendant, lui donnait lieu de croire que les changements nécessités par la perte du premier ministre seraient utiles à tous ceux qu'elle voudrait protéger, et par suite à l'établissement de ses enfants, surtout de sa fille, qui déjà commençait à être l'objet de ses pensées principales et de ses plus chères affections. Elle avait écrit au surintendant à l'occasion des affaires et du mariage de son cousin germain M. le marquis de la Trousse [344]; et si Fouquet cherchait à prolonger ce commerce de lettres au delà de ce qui était nécessaire, c'est qu'il est présumable que madame de Sévigné ne désirait pas qu'il cessât, et qu'elle sut y répandre ce charme et ces agréments qui naissaient sans effort sous sa plume.

Des trois ministres que Louis XIV avait choisis, Lyonne, Le Tellier et Fouquet, ce dernier était le seul qu'on croyait digne d'occuper la place de premier ministre. A la cour et dans tout le royaume, il comptait autant d'amis et de partisans que Mazarin avait eu d'ennemis ou d'antagonistes déclarés ou cachés. Fouquet était personnellement aimé et protégé par la reine mère; le roi semblait se plaire à travailler avec lui, et lui confiait les affaires les plus secrètes. Jamais il ne lui refusait d'audiences particulières lorsqu'il lui en demandait, et il lui en demandait souvent [345]. Aussi, lorsqu'on sut que Fouquet, afin d'être compris dans la promotion des chevaliers de l'Ordre qui allait avoir lieu, venait de vendre sa charge de procureur général, et que par son conseil toute la cour allait faire le voyage de Nantes pour la tenue des états de Bretagne, on ne douta pas qu'il ne fût arrivé au plus haut degré de la faveur, et qu'il ne devint très-prochainement premier ministre [346].

Madame de Sévigné, alors aux Rochers, crut que les espérances qu'elle avait conçues étaient au moment de se réaliser. Madame de La Fayette et ses autres correspondances de Paris la confirmaient dans sa croyance, en lui annonçant que le roi allait bientôt se rendre, avec ses ministres, en Bretagne. Dans son château, peu éloigné de Nantes, madame de Sévigné attendait avec une agréable anxiété les nouvelles qui devaient lui arriver de cette ville. Elles arrivèrent en effet, mais elles lui apprirent que le surintendant était enfermé dans une étroite prison; que le roi, furieux contre lui, voulait sa mort; que tous ses affidés étaient arrêtés ou en fuite, tous ses amis dans la stupeur; que les scellés allaient être apposés sur tous ses papiers; que Pellisson, son premier commis, était conduit à la Bastille [347].

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