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Napoléon

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VIII
DEVANT L’ESPRIT

1

Il y a, en chacun de nous, une force centrale, que la plupart, d’ailleurs, ne savent pas utiliser. Impérieuse et en même temps dominée, elle fait l’homme supérieur, c’est-à-dire le poète, quels que soient le domaine et le langage du poète, qu’il œuvre dans la pensée ou qu’il œuvre dans l’action. Elle exige de lui, qu’il le veuille ou non, les mêmes joies, les mêmes maux, les mêmes sacrifices, les mêmes duretés envers lui-même, toutes réactions identiques dont l’objet et le prétexte changent, ce qui différencie les poètes les uns des autres et inflige à leur langage l’apparence sous laquelle il nous atteint. Ce langage s’impose à lui, il est lui-même. Ce n’est pas lui qui le choisit. Il est l’aspect que prend, au contact de cette force tyrannique, le monde avidement interrogé. Ainsi la mode, ainsi le goût, ainsi cette faculté de certains qui réussissent tour à tour, ou simultanément, et avec un succès égal, à cultiver la peinture, et les lettres, et la musique, et la diplomatie, et la politique, et le commerce, et l’industrie, sont-ils à l’opposé de la puissance du poète, une, autonome, irrésistible, obligeant toutes les autres aptitudes à entrer dans celle qui l’emporte comme éléments constitutifs. Combien de musiciens que la littérature assomme, et d’écrivains que la musique fait fuir ! Ses idées sur la peinture diminuent-elles Pascal ? Napoléon n’eût rien compris à la musique, à la peinture, aux lettres, qu’il fût resté l’un des plus grands entre les héros de l’esprit. L’héroïsme, d’ailleurs, est d’ordre spirituel. Le reste s’appelle bravoure, dureté du cuir, ou du cœur, et ne nous regarde pas.

Il faut être prudent, au reste, si l’on veut apprécier, en ce domaine, les goûts de Napoléon. Il n’avait pas le temps de nous les dire, et quand Las Cases ou Gourgaud les rapportent, je préfère, même s’ils me semblent acceptables, n’en tenir qu’un compte distrait. L’unité dans le jugement dénonce la haute culture, et Las Cases et Gourgaud n’en étaient pas assez pourvus pour évaluer comme il convient celle de Napoléon. Je préférerais qu’on eût noté d’un bout à l’autre sa conversation avec Gœthe qui s’est contenté de signaler, à deux reprises, la « justesse parfaite » de ses observations. Mais cela même ne me suffit pas. Gœthe était flatté que Werther fût le livre favori du Maître. Et puis je me méfie de l’époque, toute sentimentale et dogmatique dans le goût. Il vaut mieux s’en tenir aux faits. Il a lu beaucoup, peu l’Histoire — mais qu’est l’Histoire de son temps, Montesquieu excepté, qu’il aime ? — et à tort et à travers. Le temps lui a manqué pour mettre au point et approfondir sa culture, plutôt étendue pour l’époque. Mais il semble aller droit, comme d’instinct, aux grandes œuvres. Il n’aime pas — a-t-il si tort ? — la production contemporaine, à part Gœthe et Chateaubriand, ce qui n’est point si sot. Et après tout, il a bien autre chose à faire qu’à lire et à commenter des romans.

Il était plein de la pensée antique et orientale, ce qui n’était peut-être, chez lui, que la marque d’une discipline ancienne, contractée dans sa jeunesse, quand il portait Plutarque dans sa cantine d’officier. Cependant, il lisait avec passion l’Odyssée et l’Évangile, l’aventure à travers les mers, l’aventure à travers les âmes, que complétaient les Mille et une nuits et l’Itinéraire de Paris à Jérusalem dans le voyage imaginaire où l’entraînaient ses souvenirs de cette Méditerranée où il était né et où s’était levée sa gloire qu’il avait poursuivie dans des plaines illustres jusqu’à la cité fantastique des Doges, et relancée pour la mieux sentir dans son essence, jusqu’au berceau où s’éveilla la commune gloire des hommes, des Pyramides au Sinaï. Je n’y verrais donc point nécessairement une inclination littéraire si l’imagination, d’autre part, n’était pas la source unique où l’action et la pensée s’abreuvent, si son goût pour Dante et Ossian, pour Werther, pour le Génie du Christianisme[S] ne confirmait, dans la pente de son esprit, cet irrésistible besoin d’échapper aux petits soucis, aux petites combinaisons, aux petits intérêts de l’âme pour s’enfoncer dans le redoutable mystère de sa Passion résolue à aller au bout d’elle-même, dût-elle s’y consumer.

En effet, c’est elle qu’il cherche et pour cela, Rousseau à part peut-être et Montesquieu dont il dit, avec une singulière clairvoyance, que c’est « le seul écrivain dont on ne puisse rien retrancher » et où il reconnaît, sans doute, le plus solide initiateur de ses idées sociales et politiques, le XVIIIe siècle le laisse assez indifférent. Au temps où on le met encore au rang des grands tragiques, il voit parfaitement le vide de Voltaire, qui ne connaissait « ni les choses, ni les hommes, ni les grandes passions. » Par contre Racine l’attire, et c’est Andromaque et Phèdre qu’il lit et qu’il commente avec le plus de ferveur. Il respecte Corneille, sans doute, parce qu’il voit en lui un rouage fondamental de son système politique, mais il ne le lit que fort peu. Peut-être trouve-t-il que la passion y est trop vaincue d’avance, et qu’on y suit moins bien que dans Eschyle « la progression de la terreur » ? Pour les tragiques grecs, au reste, il se récuse à demi, les estimant trop travestis, demandant qu’on les restitue dans la traduction littérale, avec les costumes et les chœurs. Tout cela se tient assez bien, en somme, jusques et y compris son amour pour la musique, reprise victorieuse de la vertu organisatrice de l’homme sur le chaos de ses passions. La tragédie, c’est l’aventure passionnelle ordonnée par l’effort d’une intelligente volonté. Il semble qu’il suive, dans l’Histoire et le Drame, comme à l’intérieur de lui-même, ce travail des forces muettes qui les déterminent et que le Chef et le Poète se bornent à organiser.

D’ailleurs, quand il ne sait pas, quand il ne sent pas, il avoue. Dès qu’il s’agit de choisir des tableaux et des statues en Italie, il délègue ce soin à des membres de l’Institut, ce qui peut nous paraître aujourd’hui une idée bien singulière, et dans tous les cas fort naïve, mais ce qui est tout à fait d’accord avec l’ensemble des parti-pris qu’il adopte vis-à-vis de tous les objets où son génie n’exerce pas son action propre et que, dans son besoin constant d’unité monumentale, il attache puissamment à son système pour qu’il ne présente aucun trou. Il semble à peu près fermé à l’art plastique où ce système aussi s’exerce, système que David lui impose après en avoir empêtré la Révolution tout entière et qui est assez ridicule, ce qui n’empêche pas David d’être un grand peintre et Napoléon d’y trouver, sans doute, ces directions trop arrêtées et ces profils trop catégoriques qui lui réussissent si bien dans le domaine positif de l’Administration et de la Loi. Au reste il se connaît en hommes, il fuit ou dédaigne le sot, l’intelligence et la force l’attirent, il ne lui est pas difficile, aussi éloigné qu’il se trouve du véritable esprit de la peinture, de reconnaître dans leur conversation, leur accent, leurs silences même, la supériorité de certains artistes sur les autres. Or, après David, Prud’hon et Gros sont ses peintres favoris.

2

C’est parmi les hommes de pensée qu’il cherche et trouve ses amis. Il est tout à fait remarquable que Desaix à part, qui paraît avoir été de sa race, à qui il trouvait « un caractère antique » et dont il eût voulu faire son second, il n’y ait pas eu, parmi ses officiers, un seul homme près de son cœur. Il aima Lannes, sans doute, Duroc aussi, Bertrand, mais celui-là comme on aime un objet familier et splendide, une statue, une peinture, comme le type le plus accompli de ces chefs magnifiques qui, partis pieds-nus d’un village des Vosges ou des Pyrénées, comptaient tous leurs grades au nombre de leurs exploits, de leurs blessures, commandaient une armée à trente ans, monstres de force claire et d’énergie joyeuse, jeunes, nets, nerveux sous leurs dorures, hauts de stature, minces de taille, réclamant la responsabilité la plus terrible d’un cœur enflammé et d’une âme tranquille, ivres de guerre, affamés de gloire et de mort. Et ceux-ci comme de bons dogues, qui gardent ou mordent bien.

Ses amis, s’il en a, c’est Monge et Laplace, esprits tranchants et musicaux, poursuivant dans la poésie silencieuse du Nombre ces coordonnées inflexibles qui les conduisent à édifier la Géométrie descriptive et le Système du Monde, comme elles ont conduit son imagination à saisir, dans les lignes convergentes des mouvements de ses armées et de ses édifices politiques, la forme de la suprême victoire qui lui échappera toujours et de l’édifice spirituel qu’il n’achèvera jamais. C’est Berthollet, qui pousse le caractère et le courage jusqu’à abjurer ses erreurs scientifiques publiquement et qui, comme lui-même, a coutume d’établir ses constructions abstraites sur l’objet le plus matériellement et le plus directement observé. C’est Cabanis, âme impérieuse et pure, avec lequel il se rencontre dans une horreur commune de cet idéalisme dogmatique en qui l’intelligence éduquée par la biologie et le génie vivant nourri de sa propre substance voient l’un et l’autre un mal dont leur force sensuelle ne peut souffrir le contact. Il semble que ces illustres amitiés, après ce que nous savons de ses goûts et de ses lectures et de sa rencontre avec Gœthe, mettent suffisamment au point cette haine pour les idées qu’on l’accuse de nourrir.

Ce qu’il hait, c’est l’idéologue. Et on s’est, le plus souvent je pense volontairement, trompé sur le sens de ce mot. Il eût mieux fait d’en employer un autre — phraséologue par exemple, — qui eût moins prêté à l’équivoque. Quand il parut, la pensée semblait morte en France. Les Académies, les Salons, les Assemblées étaient peuplés de caricatures extravagantes des idées et des hommes du grand siècle finissant. Les Grecs, les Romains, le Contrat Social, l’Esprit des Lois, le Dictionnaire philosophique, empêtraient ces héros de carton-pâte et leurs formules ressassées dans un pathos emphatique de libelles et de tribune que la canaille de journal et de comité se passait malproprement de bouche en bouche aux applaudissements des ilôtes de la Liberté. Il faut savoir ce que représentaient ces métaphysiciens sociaux et politiques, philosophes de club, constructeurs de bonheur définitif et de constitutions dans l’espace qui se fussent crus déshonorés s’ils n’avaient revêtu la toge pour parler, niais prétentieux, bavards sinistres, vermine pullulante des charniers et des prétoires, — et mettre en face d’eux cet esprit clair qui tranchait droit, cette imagination puissante qui n’aimait que le plein et ne voyait que les ensembles, pour se rendre compte de l’espèce d’horreur physique qu’ils durent lui inspirer. Ils se turent, d’ailleurs, dès qu’il eut fait un geste, et brodèrent des clés sur les pans de leur frac. Les moins sages se mirent en devoir d’accommoder en alexandrins boursouflés leurs maximes poussiéreuses, ou d’éternuer leurs fades harangues dans les courants d’air de l’Institut. « Bon Dieu ! que les hommes de lettre sont bêtes ! »

En effet.

3

On prétend, — M. Thiers, je crois, — qu’au cours d’une de ses conversations avec Gœthe il dit, ou à peu près : « Je ne comprends pas qu’un homme comme vous n’aime pas les genres tranchés. » Mot de Latin aristocrate et logicien, faiseur de Codes, perceur de routes, bâtisseur de ponts. Mot tout à fait d’accord avec la structure d’un esprit n’admettant pas qu’il pût y avoir d’autre intervalle entre la conception et la réalisation que celui de l’ordre à donner. Mot de chef, assignant à chacun sa place, pour un rôle déterminé. « C’est un grand coloriste, disait-il de Tacite, mais non pas un historien. » Car il ne méconnaît personne, à condition que personne ne se méconnaisse d’abord. Aucun confusionnisme. Si son poème s’enfonce tous les jours plus loin dans les perspectives imaginaires que sa marche rapide lui ouvre à chaque pas qu’il fait, tous les moyens de son poème s’ordonnent en lui, rigoureux, chacun à son plan, à sa place. L’architecture de son intelligence est sensible et même mesurable dans tous ses actes extérieurs. C’est un Romain, un constructeur, lançant dans tous les sens des canaux et des routes pour frayer, dans le riche désordre de la terre, des voies nettes et claires où puisse circuler l’esprit. Il jette bas les vieux quartiers, les éventre d’avenues droites, élève des fontaines qu’alimentent des aqueducs. Il perce les montagnes. Il comble les ravins. Il endigue les fleuves. Il dessèche les marécages. Il donne aux routes, aux ponts un régime solide, pour entretenir leur santé. Qu’on ne lui parle pas du fer qui rouille et gondole. Il ne connaît que la pierre. Il veut prolonger dans la durée l’espace qu’il mesure de l’œil et auquel il inflige la forme de sa volonté. Il fixe un terme aux travaux qui commencent à la minute où il les dicte, et, à ce terme, on les finit. Ses propres besoins se transforment sur l’heure en projets d’utilité publique. S’il attend, au bord d’un fleuve, un bac qui tarde à venir, cela décide un pont, qu’on fait. Le monde s’organise en lui avec une fermeté de profils et de contours telle que ses vues, dans tous les domaines, prennent un caractère de rigueur monumentale dont l’acte est l’immédiate et directe traduction.

C’est pour cela que sa pensée est d’une netteté farouche, avec des arêtes vives, des plans silencieux et nus, et va d’un bloc, par grandes masses, tombant net où il veut avec un formidable poids. Je n’aime guère, je l’avoue, ses proclamations si vantées où il s’efforce, pour se faire entendre du soldat, à parler non point sa langue, mais celle qui agit sur lui, où il n’est plus que rarement lui-même, se répète, semble ailleurs, et sonne creux. Mais parfois sa correspondance, toujours si nette, si rapide, dure et tranchante comme une épée de combat, et surtout quelques-unes de ses conversations et harangues conservées, ont une allure si grandiose qu’elles réalisent le miracle, précisément parce qu’elles n’appartiennent qu’à un « genre », l’éloquence, et la plus ferme et la plus dépouillée, de présenter tour à tour, avec de brusques tournants et d’émouvantes surprises, l’animation pittoresque et imagée du récit d’aventure épique, le mouvement profond et continu de l’expansion lyrique, les contrastes poignants de la tragédie en fureur. « Du granit chauffé au volcan », disait un de ses professeurs de Brienne. C’est bien cela, avec la vie en plus. Il écrit, dicte et parle comme il est. On dirait que la fierté du caractère soutient à sa hauteur le mot, qu’elle le maintient à sa guise au-dessus de l’expression vulgaire ou le précipite dans le discours au moment et à l’endroit voulu, comme une pierre. L’énergie de la pensée domine et entraîne la phrase dans un emportement vertigineux et ferme, haletant de digressions brusques. Des éclairs courts, mais répétés illuminent des abîmes où, grâce au mot concret, familier ou même trivial jeté dans quelque grande image, la réalité pittoresque d’un site splendide apparaît, montrant soudain l’homme lui-même, révolté, ou sarcastique, ou malheureux, désarmé ou même bonhomme sous les grandes ailes du dieu.

Il ne s’agit point, n’est-ce pas, de confier à des artistes le commandement des armées ou le gouvernement des peuples. On risquerait qu’ils songent à l’ode à écrire ou au tableau à peindre précisément à l’heure où il conviendrait d’agir. Mais il se trouve que les peuples n’ont jamais été réellement gouvernés et les armées commandées que par des poètes actifs ayant la force et l’intuition lyrique qui conviennent pour manier les sentiments et les besoins des multitudes avec la même ivresse sûre que celui-là groupe les mots ou celui-ci les couleurs. Et prenez-y garde, en réalistes. Napoléon ne diffère de Shakespeare ou de Michel-Ange, de Rembrandt ou de Balzac que par la qualité propre de la matière de son art. Comme eux, il imagine une réalité seconde qu’il crée avec les objets les plus palpitants de la réalité la plus directe. Comme eux il ne choisit pas ces objets. Ces objets s’imposent à lui. Et ce n’est pas sa faute si la force qui le tyrannise exige, pour le libérer, que ces objets ce soient des hommes, leurs passions, souvent leurs os. Il obéit. Il prend les matériaux que Dieu même lui désigne pour bâtir son monument.

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