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Napoléon

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V
LA MATRICE

1

Une médaille sort toujours d’une matrice. Un homme ne tombe pas du ciel. Il est lié, par son milieu, par son éducation, par son atavisme et sa race, à un ensemble de circonstances, d’événements et de fatalités qui déterminent sa nature et sa fonction. Même s’il paraît, comme celui-là, autonome. Surtout s’il paraît autonome. Car alors, nous l’avons vu, il est le plus obéissant des êtres, et le sait, et le dit. Sa puissance est telle qu’elle emprunte incessamment à toutes les énergies de la durée et de l’espace son aliment. Plus l’homme est personnel, moins il est égoïste. Plus il est libre, moins il est indépendant. Plus il se possède, moins il s’appartient.

Il me semble que les Français, entre tous les peuples, comprennent mal Napoléon parce qu’ils le prennent la plupart du temps pour un des leurs et ne songent à peu près jamais à ses origines. Détracteurs ou apologistes cherchent en lui des qualités françaises, et, comme ils ne les trouvent pas, ils forcent et faussent l’image, afin de la mieux saisir. Napoléon est Corse, surtout Italien[5], et j’ai déjà dit le caractère essentiel, — cette concentration de l’âme entière autour d’une passion centrale en faveur de laquelle toutes les autres sont utilisées ou refoulées, — qui le marque dès l’abord. Cette insatiable soif de gloire, qui fait serrer les dents et pâlir le visage sous la crispation du cœur, en découle immédiatement. Mais ce n’est pas tout. Cette race étrange, la plus différenciée d’Europe, à qui son anxiété continue et dissimulée de domination assure la rigidité et la souplesse de l’épée, se reconnaît à bien d’autres accents.

[5] « Je suis Italien ou Toscan, plutôt que Corse. »

Il y a l’amour de l’unité dans l’ordre, d’un ordre qui n’est pas du tout celui que nous cherchons en France, et que nous ne connaissons d’ailleurs guère autrement qu’idéal, répandu dans nos monuments, nos jardins, nos tragédies, notre musique, toute notre littérature, sans doute parce que le désordre politique et social est au contraire à peu près continu. D’un ordre non plus seulement spéculatif comme chez nous, mais organique, sculpté dans la matière vivante elle-même par une discipline cruelle des plus redoutables passions. D’un ordre qui n’est pas une attitude résignée des plus sages parties de l’être vis-à-vis des plus grossières, mais une victoire des plus noblement passionnées vis-à-vis des plus impulsives. Toute la distance qui sépare l’intellectuel de bonne compagnie, supérieurement sceptique, et cherchant au milieu de la sottise générale une harmonie spirituelle qui l’en isole de son mieux, de l’être déchiré qui porte constamment en lui le drame et cherche à imprimer au déroulement du drame la forme de sa volonté. La mesure n’est plus la même. Et d’ailleurs, ici, ce terme de « mesure » ne convient plus. Là, c’est le sentiment statique des proportions harmonieuses qui peut inscrire tout entier dans l’espace intellectuel l’antagonisme des passions. Ici, c’est un équilibre dynamique entre ces passions elles-mêmes que le besoin de définir son être conquiert, à toutes les heures du jour, dans le cœur de l’homme puissant. L’équilibre italien, la mesure française sont aux deux pôles opposés, ici dans l’intelligence et là dans la fureur de vivre. Un rêve gigantesque exige de gigantesques moyens. Il faut se décider à ne pas considérer comme des hommes comparables, parce qu’ils font le même métier et le font bien l’un et l’autre, Michel-Ange et Chardin. Il ne me semble pas utile de multiplier les exemples. Colbert rend ses édits, ses ordonnances, toutes choses vues du dehors, répondant à un système d’unification politique, administrative et esthétique définies d’abord dans l’esprit. Napoléon établit une société neuve, organiquement refondue, sur les droits soi-disant naturels de l’homme réclamés par le siècle qui l’a nourri. Il substitue la loi au règlement. La manœuvre de Turenne obéit aux suggestions de la plus pure et de la plus droite méthode. Celle de Napoléon puise ses inspirations les plus irrésistibles en des visions de lignes et de masses qui le traversent en éclairs. Il substitue à la raison pure l’imagination.

Il y a autre chose, et cela surtout, il me semble, est capital. C’est qu’il ne connaît pas, en tant qu’Italien, le sentiment du ridicule, ou s’il le connaît, il le domine, la passion parlant plus haut. Je n’ignore pas qu’il répond, un jour qu’on l’encense, « du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. » Mais précisément sa marche est trop ardente et trop rapide pour que, ce pas franchi, on remarque la trace qu’il imprime au sol. Il traverse le ridicule, simplement, comme un boulet troue un décor de carton-pâte, sans s’en apercevoir, sans que nul ne s’en aperçoive, le décor ne résistant pas, le boulet broyant le rieur. Français, il n’eût pas essayé d’être Napoléon, par crainte du ridicule. Allemand, il eût essayé, mais, ne pensant pas assez vite, le ridicule l’eût bientôt submergé. Anglais, il eût réussi, peut-être, mais il eût recouvert d’instinct son ridicule d’un hausse-col de puritain. L’Italien est le seul qui n’ait pas peur du ridicule — songez aux proclamations, à la manœuvre même, par son audace et son imprévu, au titre d’Empereur, aux cérémonies du sacre, à la noblesse impériale, au mariage autrichien, — parce qu’il porte en lui une véhémence de vie qui emporte le ridicule comme un train emporte le vent. Je pense encore à Michel-Ange, à ses contorsions monstrueuses, à ses bons dieux à grande barbe qui volent à travers la nuit, mais dont une volonté inconcevable rythme sans cesse l’expression. Je songe à Tintoret, avec son mouvement que rien ne distingue d’une espèce d’orgie acrobatique, sinon l’ordre tumultueux que lui impose son grand cœur. Je songe à Giotto, dont les groupes ne rassembleraient que des comédiens grimaçants si le pathétique profond de la vie sentimentale n’inscrivait le moindre de leurs gestes dans un ensemble harmonique suave comme la plus belle voix. Et je ne puis m’empêcher de croire que les Français, si furieux contre ceux d’entre eux qui veulent sortir de la foule, si dédaigneux de leurs véritables artistes, si épris de tous les artistes qui viennent d’ailleurs que chez eux, ont accueilli Napoléon grâce précisément au caractère étrange et tout à fait disproportionné à leurs mesures habituelles qu’ils lui ont soudain reconnu. On l’a déjà vu, je le crois.

2

Cet Italien, qui vient conquérir la France, et, après la France, l’Europe au moyen du peuple français débarrassé de ses nobles, est un noble. Il est très fréquent, et presque constant, dans l’Histoire, que ce soit un transfuge de l’aristocratie qui conduise au combat les foules avides de s’émanciper. Voici Périclès. Voici César. Voici Napoléon. Qu’il partage ou non leurs passions il les comprend, les approuve et apporte, au service de ces forces jeunes, le secours d’une culture séculaire de volonté et de domination qu’une éducation généralement supérieure à celle de ses subordonnés affine encore. Qu’on ne m’objecte pas que Bonaparte est petit noble. D’abord, ce n’est pas sûr. Sa famille a régné en Toscane, ou en Émilie, je ne sais. Mais surtout ces familles patriciennes corses, pauvres, fières, jalouses, vivant sous la menace perpétuelle, dans un milieu d’atroces rivalités de clan et de brigandage chronique, ont conservé une aptitude à commander évidemment supérieure à celle des nobles français, prêts à mourir par élégance mais pourris, depuis deux siècles, par leur domestication. Quand naît Napoléon, l’île est en pleine révolte. Sa famille est deux fois traquée, deux fois proscrite, par les Français d’abord, par les Corses ensuite. C’est la fuite dans le maquis, puis sur la mer, la maison pillée et brûlée, la misère, une mère avide et ardente, huit frères et sœurs affamés dont, à seize ans, il s’institue le protecteur. Un autre eût succombé, courbé l’échine. Lui reste pur. Mais la rancune et le mépris pour sa caste qui le raille et le rabroue s’amassent dans un esprit travaillé par l’idée du siècle. Le chef se forme, muré dans son orgueil farouche et son silence, au milieu d’événements terribles qu’il suit avec avidité.

Le chef. Regardez-le. Je sais bien qu’à part quelques stigmates, — pas toujours avouables d’ailleurs, — et entre autres, dit-on, parmi les mieux portés, la gracilité des attaches, la petitesse des pieds, des mains, — mais est-ce vrai ? on a parlé, d’autres fois, des géants qui portaient l’armure, — la noblesse de sang d’un homme n’apparaît que rarement. La grandeur des manières vient de l’éducation, surtout de la qualité même de l’esprit, la beauté du visage est le fait du hasard, son accent, sa majesté, sa grâce, sa force tiennent à la nature de la discipline intérieure que l’homme exerce sur lui. Tel bourgeois est de grande race, tel noble a l’air d’un laquais. Mais regardez bien celui-là. Ce n’est pas assez dire qu’il a le visage d’un chef. Il a celui d’un fondateur de dynastie, et mieux d’un créateur de mythe, de quelque dieu attendu, le plus marqué par le destin sinon le plus beau qu’il y ait eu peut-être sur terre depuis celui, inconnu, mais que nous savons admirable, de Jésus. L’antithèse de celui-ci, sans doute, par la condensation formidable d’audace, d’énergie, de puissance à vouloir, à vaincre, à dominer qui s’en dégage. Une face si essentielle qu’elle s’isole dans l’espace et la mémoire comme une de ces bornes illustres marquant le seuil d’un monde qu’on n’avait pas même entrevu.

Rien de commun avec aucun de ceux de ses contemporains, ni des hommes qui furent. Il est aussi loin d’eux par la structure de la tête que par les besoins et les rêves qui la modèlent du dedans. Et prenez garde que la beauté propre de cette physionomie surprenante change d’accent suivant l’étape où la volonté de l’homme l’a conduit. « Il a, dit je ne sais plus qui du général, le visage très long, le teint d’un gris de pierre, les yeux fort enfoncés, fort grands, fixes et brillants comme un cristal. » C’est l’ascète de l’action, le poète mangé de fièvre avec ses longs cheveux sans poudre, sa peau desséchée et livide, crispé dans l’anxiété grandiose de l’avenir qu’il entrevoit, jouant avec la destinée une partie terrible dont l’unique enjeu, de part et d’autre, à chaque minute qui tombe, sans un répit, sans un repos, est l’empire du monde et la mort. Plus tard, les creux qui se remplissent, les saillies qui s’estompent, la face tendant toute à continuer le crâne rond, le crâne énorme et presque dépouillé, pour former avec lui un bloc. L’assurance est venue, la maîtrise définitive, la foi qu’il saisira cet empire du monde comme moyen contre la mort. Il n’y a plus d’accidents dans le majestueux visage, d’un ton d’ivoire uni, calme et en qui la force est scellée, parce que l’homme a capté pour les réduire à son service toutes les passions qui jadis passaient parfois malgré lui dans le geste et se dispersaient trop encore aux accidents du chemin. Le nez pur, à peine busqué, qui paraît prolonger la double courbe des orbites, le développement grandiose des tempes et de l’os frontal, la mâchoire aux plans silencieux, la bouche sinueuse et ferme ne coupent plus d’arêtes trop aiguës l’édifice impérieux de la tête, qu’il porte élevée et droite et dont l’œil bleu, dans les traits immobiles, ne peut pas être fixé. « On a pu peindre son crâne proéminent, son front superbe, sa figure pâle et allongée et l’habitude méditative de sa physionomie ; mais la mobilité de son regard était hors du domaine de l’imitation. Ce regard obéissait à sa volonté avec la rapidité de l’éclair, dans la même minute il sortait de ses yeux vifs et perçants tantôt doux, tantôt sévère, tantôt terrible et tantôt caressant[6]. » Je le crois bien. Il était seul, dès lors, à jeter au dehors un esprit désormais assuré de ses armes et n’ayant plus à s’en emparer contre l’ironie, ou l’insulte, ou l’incompréhension de tous, dans une lutte épuisante pour les nerfs et pour le cœur. Une sérénité redoutable s’était assise dans son âme. Il ordonnait. Noble ou non, chef de peuple et d’armée, il était celui qui vient pour accomplir, envers et contre tous, une œuvre attendue et unique, et que tous reconnaissent aussitôt qu’il apparaît.

[6] Bourrienne.

3

Sa noblesse, en tout cas, ne l’intéresse guère. Ce n’est pas par dilettantisme, ni par intérêt, ni par peur qu’il a marché avec son temps. S’il mâchonne entre ses dents jointes quelque rude épithète contre la canaille qui coiffe, le dix août, Louis Capet du bonnet rouge — scène à laquelle il assiste de loin, — ce n’est pas qu’il éprouve pour l’ancien régime ni pour son représentant la moindre tendresse. C’est que son aristocratisme naturel réagit contre le répugnant spectacle que donne une multitude abandonnée à ses instincts. La Révolution, à laquelle il a sacrifié sa situation, son repos, la fortune de sa famille, est déjà presque ordonnée et organisée dans sa tête où les formules de Montesquieu et de Rousseau ont ouvert, parmi le brouillard du verbe idéologique commun à toutes celles de son temps, quelques avenues droites et claires qui aboutiront, dix ans plus tard, au monument du Consulat. Il a, d’ores et déjà, renoncé définitivement aux privilèges de sa caste, opposé sans retour, dans ses habitudes d’esprit, au droit de possession par la naissance, le droit de conquête par l’égalité. Malgré les apparences il ne variera jamais. Il méprisera toujours la noblesse héréditaire qu’il juge bonne tout au plus à meubler ses antichambres, à laquelle, quand elle rentrera en France, il ne rendra pas ses biens, et qu’il n’accueillera plus tard que dans l’idée qu’il a d’établir une continuité profonde entre le passé et l’avenir, signe d’une imagination d’artiste pour qui le temps et l’étendue sont toujours, et tout entiers, contenus dans le moment et dans l’endroit même où il œuvre. Quand l’empereur d’Autriche, son beau-père, qui a fait rechercher en Italie les origines de la famille Bonaparte, lui fait tenir ses titres de noblesse, il rit et dit à Metternich : « Croyez-vous que j’irai m’occuper de ces bêtises ?… Ma noblesse date de Montenotte[7]. Remportez ces papiers. »

[7] Sa première victoire.

Ce mot contient toute l’idée de la noblesse qu’il crée — ou qui se crée, bien plutôt. « L’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes… Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui ; roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il nivela les rangs non en les abaissant, mais en les élevant[8]. » Les Français sont égalitaires parce que chacun d’eux espère un peu être roi, ou quelque chose d’approchant, et refuse, dès lors, qu’on avantage son voisin. Voici tous les hommes égaux en droit dès leur naissance. Voici leurs armes. Qu’ils s’en servent. Je consacrerai par un titre, ou par un grade, ou par une croix, la noblesse personnelle de ceux qui sauront le mieux s’en servir. Grande idée, mais trop simpliste et destinée, comme toutes les idées qui doivent, pour se réaliser, passer dans le plan social, à tomber avec l’homme assez fort, lui présent, pour en demeurer le maître et résister au double assaut des vanités et des intrigues extérieures et du besoin de plaire à bon marché. C’est certainement l’origine de toutes les féodalités, — romaine, franque, germanique, normande, arabe, japonaise — chez tous les peuples de la terre. Mais elle n’est compatible qu’avec l’état de guerre à peu près continu et la permanence nécessaire d’une aristocratie militaire obligée, pour maintenir son droit, à une surveillance incessante, et impitoyable pour elle, de ses facultés propres de commandement. Bien que sa source soit logique, — trop logique, — c’est l’une des erreurs politiques, et certainement la plus grave, de Napoléon. Et l’Europe, sans nul doute, s’y trompera moins que lui, et ne cessera pas de voir en lui l’homme réel de la Révolution, — car comment veut-on qu’un Bourbon, un Habsbourg ait eu assez d’intelligence et de candeur à la fois pour prendre au sérieux les nobles de Buonaparte ? Si quelqu’un les prend au sérieux, c’est eux-mêmes, parce qu’ils sont ingénus et rudes et pensent qu’il est légitime qu’un soldat qu’ils ont couronné couronne d’autres soldats.

[8] Chateaubriand.

Là aussi, me semble-t-il, il échappe au ridicule, en ce qui regarde du moins ceux d’entre ses ducs et princes qui ont ramassé leur diadème dans leur sang, — car pour les autres on songe aux ducs de Trou-Bonbon et aux princes de Limonade. Mais il n’y échappe, prenez-y garde, que parce qu’il est Napoléon et comme tel ne se rend pas très bien compte que l’inharmonie de l’institution vient de l’incompatibilité qu’il y a entre une nouvelle noblesse héréditaire et les principes mêmes qu’il veut lui faire représenter. Là comme ailleurs il entraîne après lui, dans sa gigantesque aventure, toutes les contingences morales, psychologiques, sociales qui prétendent l’emprisonner, et dicte tout haut son poème qui gardera sa valeur propre, même si son expression matérielle s’effrite de toutes parts. « Quel roman, pourtant, que ma vie ! » En effet. Etre un petit montagnard corse, débarquer un jour tout enfant, sans nom, ni sou, ni maille sur le continent, dans quelque barque de pêche, et vingt années plus tard avoir sept ou huit rois ou reines pour frères ou enfants d’adoption, donner, comme on donne une aumône, à d’anciens palefreniers, ou cabaretiers, ou sergents, tel trône qu’on choisit parmi les plus vieux de la terre ou qu’on établit d’un décret, saisir entre les mains du plus haut pontife de la plus haute religion la couronne de Charlemagne pour l’enfoncer soi-même sur son front, prendre au poignet, à son passage, la fille du plus vieil Empire de l’Europe pour la jeter sur son lit, et s’arranger de telle sorte que la postérité trouve ces choses naturelles et ne puisse plus concevoir l’Histoire si elles n’eussent été. En effet. Une erreur s’excuse quand on en voit sortir un mythe. A la source de tous les mythes, il y a un grand nombre d’erreurs. Mais il y a quelque chose de plus fort que la Vérité. Et précisément, c’est le Mythe.

« Les guerres de la Révolution ont ennobli toute la nation française. » Voici l’idée centrale qui explique et excuse tout. Évidemment, au début, il y a chez lui une illusion sincère sur l’avenir de l’aristocratie qu’il fonde. Il croit que cet ennoblissement, conquis par le sacrifice et le danger dans la responsabilité terrible des batailles, continuera de maintenir au niveau qu’ils ont su atteindre ceux chez qui il l’a sanctionné par des distributions de dignités et de titres. Il croit que, comme lui, ils montent. Il croit qu’une couronne, même fermée, ne peut pas les satisfaire, puisque son front, à lui, brise le plus haut dôme des couronnes pour chercher au delà, il ne sait où, un diadème mystérieux qu’il ne saurait atteindre pour la raison, ignorée de lui sans doute, qu’une grande âme est incapable de gravir sa propre hauteur. Plus tard il s’en doutera, bien plus tard, quand il verra les représentants des plus vieilles monarchies se bousculer dans le sillage de ses bottes, mendier un mot, un sourire de lui, se prostituer pour qu’il ajoute à leur gâteau un pré, un bois, un village, lui demander non seulement des exemples de dignité, mais des leçons de tenue extérieure, être plus que ses domestiques, en avoir l’air. Et surtout quand il aura vu, ramené par leur meute enragée dans sa France exsangue, lui seul, accablé de gloire et de revers, battu des pluies, couvert de boue sanglante, et toujours, toujours, toujours soulevé par son incurable illusion, lui seul avec quelques pauvres petits, fous d’amour pour sa force solitaire, quand il aura vu ses ducs et princes l’abandonner un à un. Alors, et pour l’espace d’un éclair — le temps de voir, et d’oublier, et de saisir, pour le dernier effort, le dernier tronçon de l’épée : « Dans la position où je suis, je ne trouve de noblesse que dans la canaille que j’ai négligée, et de canaille que dans la noblesse que j’ai faite. »

4

Sa religion est ce qu’elle doit être, étant donné la direction de ses idées philosophiques et la forme de son action. Quelque superstition italienne, innée pour ainsi dire et machinale, reliquat, chez tous les hommes de ces races, du besoin de représenter par des signes les forces inconnues dont le jeu assure le sens et la continuité du monde. Un athéisme aussi déterminé que vague quand il se trouve en face d’un croyant, un déisme aussi imprécis que péremptoire quand il se trouve en face d’un athée. Et, plus profond en lui, le mysticisme de tous les artistes puissants. C’est-à-dire la sensation confuse, mais vivante, et enivrante par instants, qu’il est en communication constante, par des moyens et pour des fins qu’il ne cherche pas à s’expliquer, avec l’esprit épars dans la vie universelle. Il ne croit pas, nous l’avons vu, à l’immortalité de l’âme, mais à la conquête par lui-même de sa propre immortalité. Dans le domaine de la pratique religieuse il accomplit, comme chef de peuple, les quelques gestes extérieurs qu’il juge nécessaires au maintien de la paix spirituelle, et laisse quiconque libre de croire ou de nier. Mais à la condition que les autres, non plus que lui, n’empiètent sur son territoire. Un jour qu’on veut lui plaire, par exemple, on lui envoie un rapport où il est question de canoniser Bonaventure Buonaparte, un de ses ascendants lombards : « Épargnez-moi ce ridicule, » écrit-il en marge du papier.

Je crois que c’est bien tout. Toute forme confessionnelle n’existe qu’en dehors de lui. C’est un objet, qu’il manie ou néglige à sa guise. Elle est à part de sa philosophie du monde, qu’elle a pu contribuer à former, ne fût-ce que par son rôle historique, mais qu’il a laissée en arrière de lui sur la route, comme un caillou dont on connaît le nom et la composition chimique, et qui ne joue plus aucun rôle organique dans les rouages de l’esprit. Il n’en parle à peu près jamais, car il n’y réfléchit guère, ayant, une fois pour toutes, écarté cela de son chemin. Si l’on insiste, voici ce qu’il répond, et la réponse fait regretter qu’il ait écouté Cuvier plutôt que Lamarck et refusé de recevoir et de lire la Philosophie Zoologigue : « Nous ne sommes tous que matière… L’homme a été créé par une certaine température de l’atmosphère… La plante est le premier anneau de la chaîne dont l’homme est le dernier. » Ce n’est pas si mal, il me semble, et peut-être même très hardi, surtout pour la dernière phrase, car on trouve dans les autres l’essentiel de la doctrine de Diderot ou de Buffon. Gœthe ne nous dit pas s’il parla avec lui de ces choses. Ils se fussent certainement compris.

Mais voilà. Il y a le domaine du temporel. Et c’est dans celui-ci qu’il œuvre. Il ne faut jamais l’oublier. La religion, ici, fait partie de son système, dont le Concordat est, en France, pour l’action générale et positive qu’il prépare, le moyen. Dresser chez lui les unes contre les autres les confessions religieuses, ou bien l’athéisme contre elles, alors qu’il veut répandre sur l’Europe non pas seulement les principes, mais surtout les réalisations légales de la liberté et de l’égalité, il s’agit bien de cela ! La liberté, l’égalité des cultes sont inscrites dans les Droits de l’Homme. Il donnera aux cultes opprimés par la Révolution ou par l’Europe, la liberté et l’égalité. Il reprend simplement la politique d’Henri IV, la seule qui soit digne d’un homme libre sachant, lui à la fois incroyant et chef de peuple, que son rôle d’incroyant et de chef de peuple est d’assurer à tous les croyants de son peuple le droit de croire ce qu’ils veulent dans la forme qui leur plaît. Mais attention. Il défend strictement les frontières de leur domaine. Le spirituel est libre, à condition qu’il reste dans sa sphère et n’entre, sous aucun prétexte, dans celle du temporel. Le pape en saura quelque chose. Sans doute, un jour, vis-à-vis de lui, il aura la poigne un peu rude. Il manquera d’élégance, irrité d’une résistance que les armées les plus farouches ne lui ont jamais opposée. Placé par sa nature, et ses idées, et ses actes, aux antipodes même du christianisme, il pensera faire du pape un fonctionnaire, ce qui est une idée latine, et non juive ou grecque, catholique plutôt que chrétienne, et une conséquence directe du vaste système esthétique suivant lequel il se représente la société qu’il organise. Il conduit un orchestre immense où le pape tient un instrument. Le pape veut jouer à contretemps. Il ne l’expulse pas de l’orchestre, mais il brise son archet.

Le catholicisme, pour lui, ne prend une importance spéciale que du fait qu’il constitue la religion de la majorité du peuple qui l’a élu. Cela à part, il traite le catholicisme comme il traite le protestantisme, comme il traite l’islamisme, comme il traite le judaïsme, avec bienveillance, sans plus. « Les conquérants, dit-il, doivent connaître le mécanisme de toutes les religions et les parler toutes. Ils doivent savoir être musulmans en Égypte, catholiques en France. J’entends par là : protecteurs. » Mot de chef, qui a d’autres buts que de jeter les unes sur les autres les religions, parce qu’il considère les temps où cette lutte était féconde comme fermés. Mot d’artiste de l’action, à peu près inintelligible aux hommes de son époque — et de bien d’autres, — où quiconque n’était pas anti-chrétien à la manière de Voltaire ou déiste à la manière de Rousseau passait pour un « fanatique ». Les rires de ses lieutenants devant son attitude au Caire étaient bel et bien des rires de soudards qui, s’il n’eût été là, fussent entrés bottés dans les mosquées sous prétexte qu’il était aussi bête de croire en dieu au Caire qu’à Paris. Ils ne pouvaient se rendre compte qu’il saisissait, comme tous les hommes profonds, le caractère fatal des grandes religions humaines, ce qui me semble nécessaire dès qu’on travaille dans le grand.

Est-ce tout ? Non. Il y avait, de ce côté-là, sous le ciel, une chose qu’il ne pouvait vaincre. Peut-être parce que cette chose il la portait en lui, mais appliquée à d’autres fins, et la poursuivait sans relâche. Une chose que nul ne peut vaincre, parce que nul ne peut la saisir. Parce qu’elle est la certitude inébranlable, aussi bien dans l’esprit le plus haut de toutes les religions que dans quelques hauts esprits isolés parmi les hommes, que le cœur de Dieu cesserait de battre si l’esprit la saisissait. Il ne pouvait rien contre le pape, et il le savait : « Les prêtres gardent l’âme et me jettent le cadavre. » Oui. Tout est mort, qui sort du désir de l’étreinte pour consentir à l’étreinte et se laisser mesurer. Et ce fut là, sans nul doute, le dernier et le plus amer aliment de son désespoir.

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