Napoléon
XII
LE MOYEN
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Ceux qui n’admettent pas la guerre ne doivent pas aller plus loin. Nous touchons ici au phénomène redoutable qui a le double privilège de révéler en même temps, dans le domaine de l’esprit, l’esclave et l’homme libre avec le plus d’impitoyable éclat. Je ne veux pas parler du pauvre homme qui subit la guerre comme soldat ou laboureur, acceptant d’être son instrument passif ou sa victime hargneuse. Je ne veux pas parler de celui qui jette au massacre, sans autre but qu’un galon, une croix pour lui, du bout d’un téléphone ou du haut d’un observatoire, un troupeau de malheureux, car celui-là n’est pas digne de tendre à la liberté. Je veux parler de ceux qui sont capables de juger d’ensemble la guerre, en tenant compte des innombrables éléments qui la déchaînent et la composent et des conséquences qui la suivent et qui n’abritent pas leur lâcheté derrière le masque du prêcheur ergotant sur l’illégitimité ou la légitimité de ses prétextes, mais la regardent en face, pour elle-même, en elle-même, et refusent à la fois de la juger selon les fins immédiates qu’elle invoque et de fermer les yeux sur son horreur. Ce grand effort une fois accompli, un plus grand effort est à faire, et c’est à celui-ci qu’on distingue, il me semble, les deux formes d’intelligence que j’ai désignées plus haut. Celui-ci la repousse en bloc, refuse de l’utiliser, d’en courir le risque terrible, s’exposant à subir un siècle de carnage pour épargner à son optimisme la blessure d’un démenti. Celui-là accepte de saisir, dans le jeu désintéressé qu’il y trouve, l’occasion qu’elle offre à son pessimisme de la dominer un moment… Ceux qui n’admettent pas la guerre ne doivent pas aller plus loin.
Le plus grand homme qu’ait formé et révélé la guerre savait quel instrument atroce le hasard qui nous prodigue ou nous refuse dès le ventre de notre mère les moyens de dépasser les hommes, avait mis entre ses mains. J’imagine même que c’est à cause de cela qu’il fut le plus grand homme qu’ait formé et révélé la guerre. Le domaine où notre activité propre se déploie est de nature spirituelle, et c’est le regard que nous jetons sur lui qui fixe ses frontières, détermine ses contours et nous rend plus ou moins aptes à le parcourir d’un pas ferme. Napoléon n’est pas un militaire. C’est un poète. Ce n’est pas un grand capitaine. C’est un grand homme. Et c’est bien différent. Il accepte ses dons, non pour la vanité et le pouvoir qu’il en retire, mais parce qu’il sait bien que s’il ne les acceptait pas, il ne parviendrait pas à trouver en lui-même les sources d’énergie, de raison et d’imagination qu’ils ouvrent et répandent dans tout son être pour le nourrir et l’affirmer. Non seulement il ne croit pas que la guerre soit le plus noble et le seul noble des moyens dont dispose l’homme pour parvenir à conserver et à créer, non seulement il la juge en pleine liberté — sévèrement parfois, ingénument même, — comme un anachronisme et la suprême convulsion des brutalités primitives que lui-même, Napoléon, a la mission d’écraser, mais il souffre souvent du spectacle qu’elle donne, et, s’il s’enivre d’elle, les lendemains de son ivresse lui procurent des nausées qu’il ne dissimule pas. La tuerie inutile l’écœure, et de lui-même quelquefois. A Ebersberg, où Masséna fait tuer trois mille hommes pour s’emparer d’un pont dont la prise n’importe pas, il s’indigne, verse des larmes, s’enferme pour les cacher. C’est ce jour-là, je crois, qu’il trouve le mot boucherie pour caractériser ces choses. « Vous voulez donc m’ôter mon calme ? » répond-il à un officier qui lui annonce, au cours d’une bataille, que le massacre grandit. « Je suis toujours à Eylau, écrit-il à Joséphine. Ce pays est couvert de morts et de blessés. Ce n’est pas la belle partie de la guerre ; l’on souffre, et l’âme est oppressée de voir tant de victimes. »
Notez qu’il cache ces faiblesses, puisqu’il accepte et fait la guerre, car ces faiblesses, loin de faire reculer la guerre, accroissent son horreur en laissant devant elle l’homme hésitant et désarmé. Notez qu’il dit un jour, avec un sentiment profond du désordre sanglant où la défaillance du chef peut entraîner l’organisation clairvoyante du drame : « Celui qui ne voit pas d’un œil sec un champ de bataille fait tuer bien des hommes inutilement. » Notez surtout qu’on le trouve toujours face à la réalité guerrière, maître de lui, exempt de tout sentimentalisme déprimant, de tout idéalisme niais, de toute attitude hypocrite dénotant, chez qui les étale, la peur d’être soi-même, l’absence de tout haut courage, le besoin vil d’attendrir les âmes médiocres par des paroles de romance et des gestes de tréteau. « On me fait, durant la nuit, prendre le poste d’une sentinelle endormie. Cette idée est sans doute d’un bourgeois, d’un avocat, mais sûrement pas celle d’un militaire… » Notez que par cet autre mot : « les guerres inévitables sont toujours justes », il refuse de s’aveugler sur les oripeaux de moralité dont les Tartufes de diplomatie et de pédagogie prétendent affubler la guerre. Notez cette acceptation lucide et par suite magnanime de la portée, de la nature, des conséquences de ses actes. Et vous comprendrez qu’il est l’ordre, l’harmonie puissante et consciente qui règle et rythme le chaos, et vous ferez l’effort d’étouffer votre horreur devant cet art terrible de la guerre, celui de tous, entre ceux où la matière est l’homme même, qui offre à l’homme la plus grande somme de responsabilités à assumer, de passions à dompter, d’énergies à utiliser, de révoltes à refouler, d’images à réaliser, et lui donne l’occasion d’obtenir des résultats immenses avec des moyens médiocres et des sacrifices réduits.
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En effet, la guerre ne donne à qui l’étudie une sensation d’art véritable, et parfois le sentiment d’une harmonie spirituelle comparable aux créations les plus parfaites du peintre, du poète ou du musicien, que s’il existe un contraste puissant entre l’importance du problème à résoudre d’une part, et d’autre part la sobriété, la simplicité, l’élégance déployées dans la poursuite de sa solution, le peu de matière et d’instruments dont elle dispose, l’impression qu’avec un maximum de responsabilités et de risques, le plus complet triomphe lui coûte un minimum de ruines et de sang. C’est ce sentiment qu’on éprouve en présence des campagnes d’Annibal, de Lucullus, de César, de Turenne, de Frédéric, et, à un degré bien plus saisissant encore, en présence de ces symphonies napoléoniennes, l’Italie, Marengo, Austerlitz, Iéna, 1814, où, devant l’éclat inattendu et prodigieux du succès, la rapidité de conception et d’exécution qui le force, l’enthousiasme irrésistible de ceux qui le poursuivent dans une communion étroite avec le chef, l’effusion du sang ne semble pas plus peser à l’ensemble d’un peuple que l’effort dépensé à l’ensemble d’un orchestre quand la grandeur du poème sonore soulève les auditeurs. En 1796, avec ses bandes en guenilles, il prend deux fois plus d’Autrichiens qu’il n’a de soldats sous ses ordres, ramasse six fois plus de canons qu’il n’en dispose lui-même, détruit successivement cinq armées, les plus belles en quelques jours, conquiert l’Italie et force à la paix l’Autriche victorieuse au Nord. En 1800, un combat, livré au point choisi avec 18.000 hommes, lui rend cette même Italie perdue par les généraux du Rhin. En 1805, par la seule manœuvre, il enlève une armée autrichienne, et, par une bataille unique où il ne perd pas 2.000 hommes, en disperse une autre, écrase l’armée russe, brise le Saint-Empire pour jamais. En 1806, en un jour, il ruine la monarchie prussienne. En 1814, seul avec quelques milliers de paysans et de conscrits, il tient deux mois en échec toute l’Europe armée, qui l’abat sans l’avoir vaincu. Pour ceux qui croient que le chaos ne s’ordonne pas de lui-même et que la tragédie offre à la volonté de l’homme la plus haute occasion de s’affirmer, il n’est pas possible d’imaginer un triomphe plus complet de l’esprit sur la matière, de l’intelligence organisatrice sur l’aveugle brutalité.
Il y a un contraste impressionnant entre ces œuvres d’art parfaites et les guerres qu’il entreprend à partir de 1809. Ici, la manœuvre est plus lente, comme empâtée et surchargée, les résultats plus discutables, les procédés plus coûteux. Les batailles sont longues, indécises parfois, meurtrières presque toujours. Il a dit, une fois, ce mot qui caractérise si bien tout homme œuvrant dans le domaine de l’action et obligé de faire appel à une matière indocile, les hommes, les peuples, les états, leurs passions, leurs intérêts : « Je n’ai jamais été maître de mes mouvements ; je n’ai jamais été réellement tout à fait moi. » J’imagine qu’il songeait surtout à ces dures campagnes, aux boues de Pologne, aux neiges de Russie, aux pluies d’Allemagne, à l’air enflammé de Castille, aux enlisements de ses armées dans les marées et les orages d’une nature devenue elle-même hostile et où elles ne marchaient qu’à contre-cœur, traînant des convois monstrueux, laissant sur les routes et les sentes des malades qu’on égorgeait. L’extension démesurée de l’action politique provoquait l’extension d’une action militaire dont les points extrêmes s’éloignaient trop du centre que la paralysie périphérique gagnait progressivement. Plus ses effectifs grossissent, moins son geste est simple et sûr. Il vit à une époque où les transports sont lents, les communications torpides, où il faut parfois huit ou dix jours pour atteindre ses lieutenants, autant pour avoir leur réponse, où l’ennemi a tout le temps de manœuvrer entre l’ordre qu’il lance et son exécution. La conception est toujours aussi prompte, mais les communications à garder, les masses à mouvoir de loin, à armer, à nourrir alourdissent l’action, l’empêtrent d’indécisions et d’incidentes, et les conditions changent avant qu’elle ait pu commencer.
Il fait penser, alors, au chef d’un admirable orchestre dont tous les musiciens en bloc vivaient dans sa tête et son cœur et qui soudain verrait le nombre de ses exécutants, d’ailleurs venus de tous les points de l’horizon, ne se connaissant pas, appartenant à des écoles différentes, doubler, tripler, décupler, faire craquer les cloisons de la salle, n’apercevant plus ses gestes et invisibles pour lui. Heureux encore, quand la moitié d’entre eux ne se dérobent pas le jour du rendez-vous ou ne le quittent pas au milieu de la symphonie. Car il n’est pas seulement chef d’orchestre. L’administration, la politique, la psychologie internationale entrent à flots trop larges et trop pressés dans son jeu. Il est aussi impresario. Il s’occupe du logement de ses exécutants, de leur nourriture, de sa publicité, de l’exploitation financière et morale de ses immenses concerts. L’opinion, les impulsions, les intérêts de son public, les personnalités qu’il y éveille et qu’il irrite prennent une part chaque jour un peu plus active, d’abord isolée et anarchique, ensuite cohérente et ramassée, mais contre lui, à leur exécution. Il triomphe encore sans doute, à force d’énergie, et d’activité, et de génie, et de par la terreur et le respect qu’il inspire. Mais le sang coule, mais il s’épuise, il s’essouffle, il ne se ranime vraiment qu’alors qu’il retrouve, même réduits et surmenés, ses exécutants primitifs. L’art militaire n’est pas différent des autres arts. Il exige un nombre d’éléments restreints, en tout cas sous la main de l’artiste, et dont il connaisse le grain, la densité, la forme, la nature des réactions sur les éléments voisins. On le voit bien, chez celui-là. On a prétendu qu’il baissait, à l’heure où il allait donner, pour le dernier acte du drame, ses plus admirables accents. Il est toujours Napoléon, mais Napoléon n’est lui-même que quand il est aux prises avec l’objet. Là seulement où il n’est pas, tout est confusion et gâchis. Ses lieutenants hésitent au milieu des troupes ennemies aussi indécises qu’eux-mêmes. Dès qu’il arrive, en Espagne, par exemple, ou en Saxe, ou en Champagne, c’est comme un grand vent qui se lève. Les intelligences, les cœurs, les volontés s’exaltent, les armées soulevées comme des feuilles volent dans son sillage ou s’éparpillent devant lui.
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Ses ennemis reconnaissaient aussi vite sa présence que ses soldats, et sa présence ébranlait les uns autant qu’elle exaltait les autres. Là il répandait la terreur, ici la sécurité. Ce n’est pas tant la victoire elle-même qui lui donnait auprès de ceux qui combattaient sous ses ordres cet incomparable ascendant, que la certitude qu’ils avaient d’une victoire rapide, facile, et où leur sang ne fût point gaspillé. « La force morale plus que le nombre décide de la victoire. » L’art de la guerre a ceci d’admirable qu’il communique à cent, ou mille, ou cent mille hommes le tempérament d’un seul homme, les anime de ses vertus, de ses passions, les fait participer, comme un bloc de force et de vie, au fonctionnement sourd de son cerveau et de son cœur. Il associait ses soldats à ses vues, il leur expliquait l’action, il leur communiquait le sentiment que le succès dépendait en partie de leur intelligence à en comprendre les conditions et à en accepter les risques, de leur ardeur à le poursuivre par les chemins qu’il leur montrait. Il tirait parti de leur moral, berçait par des promesses qu’il tenait leur dépression ou leur fatigue, sentait monter leur enthousiasme dans son ivresse propre à s’emparer de l’occasion, et saisissait l’instant où l’étincelle éclate entre le chef et son armée pour lancer l’ordre décisif. Le moral de l’ennemi même, qu’il devinait au flottement, ou à la régularité, ou à la nervosité, ou à l’ingénuité de sa manœuvre, entrait dans l’harmonie de la bataille qu’il était seul à percevoir, par la raison qu’il la créait. « La guerre est comme le gouvernement. C’est une affaire de tact. » C’est ce tact qui lui permettait d’oser des actes que tous eussent qualifiés d’insensés s’il les eût exposés loin du champ de bataille, et de les réussir toujours. Oser est la partie la plus essentielle et la plus irrésistible du génie. L’intuition du possible, qui est toute la poésie, enfante une réalité seconde qu’il n’a plus qu’à recueillir. Napoléon ne subit pas, il imagine ses batailles.
Cette façon d’envisager et de réaliser la guerre était si neuve que personne ne la comprit. Il trouve une science fixée. Il apporte un art vivant. Il remplace brusquement la mélodie linéaire que tous pratiquaient avant lui, par une symphonie complète dont on pourrait changer la quantité et les rapports des parties constitutives, mais où il fait entrer pour la première fois et pour toujours tous les éléments matériels, moraux, psychologiques du combat et rattache sa conduite aux problèmes stratégiques, économiques, politiques dont il est la solution voulue et recherchée à l’heure et à l’endroit choisis. Naturellement, de cet art supérieur, on fit une science après lui, les hommes étant fort rares qui consentent à comprendre que la vie crée incessamment des formes et des nécessités nouvelles et que c’est précisément cela qu’il convient de retenir des enseignements du génie, avec cette seule immuable coutume qu’il a d’envisager uniquement son but et d’organiser toutes ses facultés en vue de l’atteindre : « Le génie agit par inspiration, ce qui est bon dans une circonstance est mauvais dans une autre. Il faut considérer les principes comme des axes auxquels se rapporte une courbe. »
Personne donc ne le comprit, sauf les simples, et quelques jeunes chefs formés par sa guerre hors des académies, hors des formules, hors des routines, ayant comme lui-même, pour vaincre, tout à inventer. Avant lui, la Révolution même incluse, ce n’étaient que piétinements sur place, marches et contre-marches, hivernages, batailles en ligne à proximité d’une frontière après lesquelles on renvoyait la campagne au prochain été, tranchées, sièges successifs, et interminables, personne ne regardant, par-dessus l’épaule ennemie, l’organe vital à frapper. Tant est puissante l’habitude, que, dix ans après sa venue, vingt ans même, on l’attend encore, au lieu de foncer sur lui. Même quand on veut le surprendre, on l’attend. Et dès lors c’est lui qui surprend, même et surtout peut-être quand il a une distance trois, quatre fois, dix fois plus longue à parcourir que l’ennemi. Il ne s’agit plus, avec lui, de ces rendez-vous qu’on se donnait, comme pour un duel, entre chefs d’armées, le premier arrivé attendant poliment l’autre, et où l’habileté tactique, alors, entrait presque seule en jeu. Il s’agit d’opérations à longue portée dont il impose de loin la forme et dont le dénouement marque la paix. Il disait qu’à l’armée du Rhin on ne savait pas faire la guerre. Certes, elle avait de bons tacticiens, surtout de bons entraîneurs d’hommes, mais ses stratèges étaient nuls. Qu’on compare, si l’on en doute, à ces interminables mouvements où les adversaires se surveillent et n’osent pas agir même après la victoire, les marches foudroyantes qui le mènent parfois jusqu’au cœur de l’ennemi sans même avoir à percer sa cuirasse, paralysant ses mouvements avant qu’il ait combattu. Comme en matière politique il substitue, dans l’effort militaire, la dynamique révolutionnaire constructive à la statique révolutionnaire de défense et de destruction.
C’est pourquoi il est traité de barbare par ses adversaires, et par ses émules quelquefois, — Hoche et surtout Desaix à part, dignes d’être appelés par lui à pratiquer la grande guerre. On le taxe d’immoralité, parce qu’il ne voit qu’un objet : vaincre, et qu’il emploie tous les moyens propres à saisir cet objet. Pour les esprits arrêtés, il y a une immoralité de l’intelligence, et c’est elle, peut-être, qui scandalise le plus. Quand on lui donne un rendez-vous, il n’y vient pas, ou tombe dans le dos de celui qui le lui donne. En réaliste, il ne tient aucun compte des règles fixées avant lui. Il y introduit avec une véhémence admirable un élément inconnu. La démocratie, grâce à lui, ne met plus son honneur dans l’observation des lois de la guerre établies par la féodalité, mais dans le désir d’affirmer contre elle les éléments de puissance et de développement qu’elle porte dans son sein. « A la guerre, tout est moral. » Entendons-nous. Au contraire de la féodalité même, il respecte toujours la population civile, ne ruine pas pour ruiner, ne pille pas pour piller. Partout où il passe, il protège. Mais, dans l’opération de guerre, la force et la ruse n’ont pour lui d’autres limites que les nécessités de cette opération. La guerre étant la guerre, elle doit atteindre son but. Dès lors, contre la féodalité militaire, il fait entrer dans la manœuvre un sens nouveau de la guerre, comme les Encyclopédistes et le Tiers avaient fait entrer dans la philosophie et les mœurs, contre la féodalité théocratique et politique, un sens nouveau de la société spirituelle et de la société civile. D’où sortait l’honneur féodal ? D’un contrat plus ou moins avoué entre des chefs de bandes qui écumaient les grandes routes. Les palais les plus aériens ont leurs assises dans la terre. L’idéaliste de demain ne fait que styliser les œuvres du réaliste d’aujourd’hui.
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On a voulu assimiler le génie à la folie. Il me paraît la manifestation agissante de la sagesse, qui est de conserver ou de retrouver le sens des relations et des proportions entre les choses, alors que la plupart des hommes perdent ce sens dans le ronron de l’habitude et la paix du moindre effort. De là le drame, et l’art, réactions probables de la vie allant droit au but contre l’enlisement chronique de l’esprit. La manœuvre napoléonienne entière est immédiatement déterminée par ce réalisme constant qui lui fait dire, un jour qu’on s’extasie et lui demande le secret de ses succès : « Il faut surtout avoir du bon sens. »
Pas une seule fois, sauf semble-t-il au dernier acte de sa plus belle tragédie, quand il apprend que l’ennemi est parvenu aux portes de Paris et qu’il renonce, pour y courir, à l’admirable mouvement sur la Lorraine qui l’eût peut-être sauvé, pas une seule fois on ne le voit, au cours de ses campagnes, céder à l’attrait si puissant de l’objectif sentimental — celui qui vous fait manquer le vrai but pour éblouir les masses, accroître votre propre confiance ou satisfaire votre propre vanité par la prise d’une ville illustre, d’une contrée riche en ressources ou d’une province regrettée, avant d’avoir tenté d’annihiler d’abord la force principale qui manœuvre contre vous. Il sait bien qu’une fois accomplie cette tâche essentielle, la ville, la contrée, la province — un peu plus tard, sans doute, mais beaucoup plus durablement — seront à lui, même s’il leur tourne le dos. Il ne commet sans doute pas la faute, s’il doit, pour atteindre l’ennemi, traverser la contrée ou la province, passer sous les murs de la ville, de négliger l’occupation de cette ville, de cette contrée, de cette province, sachant qu’il s’y crée une base et morale et matérielle, mais à la condition qu’il ne perde pas une heure, pour ce faire, le contact avec l’objet mobile qu’il poursuit. C’est ainsi qu’il prend Milan en 96 et en 1800, Vienne en 1805 et en 1809, avant d’avoir détruit l’armée autrichienne, parce que Milan et Vienne sont sur la route qu’elle suit. Mais prenez garde que c’est lui qui interdit à cette armée de suivre une autre route en se plaçant toutes les fois entre elle et la ville qu’elle n’a pas su garder.
Car c’est là sa plus belle et sa plus constante manœuvre. Elle est fort simple. Mais « l’art de la guerre est comme tout ce qui est beau et simple… Les mouvements les plus simples sont les meilleurs. » Du plus loin qu’il vienne, toujours, alors qu’on le croit gardant les hauts passages des Alpes, ou qu’on se l’imagine au bord de la Manche, face à l’Anglais, ou débouchant en étourdi des défilés de Bohême, il fait un grand mouvement excentrique qui l’amène sans combat sur les communications de l’ennemi, plaçant l’ennemi entre lui et la France ; mais du même coup se plaçant lui-même entre l’Italie, ou l’Autriche, ou la Prusse et l’ennemi. C’est fort simple, je le répète. C’est aussi fort dangereux. Car il court un maximum de risques et donne à l’adversaire, s’il se fait battre, un maximum d’avantages sur lui. Mais il obtient, s’il est vainqueur, un maximum de résultats. Une telle manœuvre escompte nécessairement une victoire radicale, mais son audace même l’autorise à l’escompter. Et dès lors, presque toujours en une seule bataille, elle perd l’ennemi sans recours… En 1796, contre cinq armées successives, la manœuvre est presque la même du commencement à la fin : tournant les Alpes par le sud pour séparer des Piémontais les Autrichiens, tournant le Tessin et courant le long du Pô pour déborder leur ligne de retraite, il entre à Milan, puis, le dos à la péninsule qu’il s’agit de conquérir et que Carnot lui désigne, barre la péninsule à l’Allemagne en occupant la ligne de l’Adige. En 1800, alors qu’on l’attend à l’endroit où il est naguère entré, il fond du nord, par le Saint-Bernard, sur Milan, bloquant l’armée de Mélas entre les Alpes et lui. En 1805, venant de deux cents lieues à travers le Rhin et la Bavière, il tombe à pic sur le Danube entre l’armée de Mack et Vienne qu’elle a la charge de couvrir. En 1806, les Prussiens postés sur son flanc pour le prendre au filet dès son entrée dans les plaines de Saxe, il fait un brusque à gauche, se place entre Berlin et eux et les détruit en un seul jour. Principe ? Non. Expérience. Expérience que sa raison lui dicte de tenter une première fois, qu’il accomplit et recommence, parce qu’il sait pourquoi elle doit réussir toujours. Il « pense plus vite qu’eux », dès lors agit plus vite qu’eux. Quand ils le croient très loin, ils sentent ses dents à leur nuque. Ils réfléchissent, ils combinent, ils vont agir… Mais il est là, pesant sur leurs bras, entravant leurs jambes. « L’on pourra m’accuser de témérité, jamais de lenteur. » Et pour comble, quand ils le voient en ligne, en face d’eux, qu’ils en ont pris leur parti, qu’ils vont, puisqu’ils se sont laissés surprendre, employer leur science du combat à réparer l’effet de leur torpeur, il tombe encore au seul point où ils ne l’attendent pas.
En effet, l’enchaînement de ses combinaisons le conduit, pour qu’elles aboutissent, à tenir en éveil jusqu’au dénouement, dans le drame de combat même, une imagination créatrice que chaque circonstance exalte et qui réponde à chaque circonstance selon les besoins du moment. Tantôt elles l’amènent à répéter, sur-le-champ de bataille même, le mouvement initial qui a provoqué l’action : c’est ainsi qu’à Arcole il sort de Vérone par l’ouest, paraissant quitter l’Italie, puis tourne au sud, traverse des marais, tombe dans le dos des Autrichiens qu’il perce et rentre dans Vérone par l’est. Tantôt elles le conduisent à commettre un acte de témérité qui doit le perdre ou justifier toutes les conséquences du mouvement initial : c’est ainsi qu’à Lodi, parce qu’il à tourné le Tessin, il doit forcer un pont de face, acculé au désastre s’il ne parvient à le forcer. Tantôt, pour faire échec à son invention stratégique que l’ennemi retourne contre lui en prenant l’Adige à revers, il ébauche la manœuvre en lignes intérieures qui charpentera plus tard la campagne de France tout entière et lui permet d’arrêter des forces six fois supérieures en bondissant de l’une à l’autre pour les ruiner séparément : c’est ainsi qu’en cinq jours, par les mouvements foudroyants dont le nœud est Castiglione, il disperse soixante-dix mille hommes avec des effectifs qui n’atteignent pas la moitié, et que volant du plateau de Rivoli aux portes de Mantoue avec seize mille hommes dans sa main, moins de quarante mille sous ses ordres, il en anéantit près du double en trois jours.
L’adaptation aux circonstances est continuelle. Il ne raisonne pas sur des objets inertes qu’une série de mouvements doit lui livrer quoi qu’il arrive. Il sait qu’ils sont vivants. Si vivants qu’ils obéissent en général à sa volonté initiale et qu’il annonce alors d’avance les mouvements auxquels il les obligera. Mais capables d’à-coups et d’inspirations inattendues qu’il déjouera sur-le-champ : « Le grand art des batailles, c’est de changer, pendant l’action, sa ligne d’opération. » Avant lui, autour de lui, après lui, tout est système. Avant lui l’ordre oblique de Frédéric, après lui l’enveloppement par une aile. A coup sûr, à Friedland, il enveloppe une aile pour briser, derrière les Russes, les ponts par où ils pourraient fuir. Mais à Austerlitz, alors que l’ennemi amincit son centre pour dessiner cette même manœuvre d’enveloppement contre lui, il se jette sur ce centre et coupe sa ligne en deux. A Montmirail c’est lui qui, pour amener l’ennemi à dégarnir son centre et y enfoncer son armée, esquisse l’enveloppement. On n’en finirait pas. Il est vivant. L’imprévu, qui trouble les autres l’enchante, et le trouve prêt. Pour un esprit de cet ordre, il n’existe pas d’imprévu, le choc, quel qu’il soit, et d’où qu’il vienne, éveillant tout de suite en lui la réponse logique du réflexe éduqué sans cesse par l’intelligence en éveil. Somo-Sierra, un col fortifié de montagnes, est enlevé par des lanciers. Aux cavaliers tourbillonnants des mameluks, il oppose, aux Pyramides, les citadelles hérissées des carrés de fantassins. « Malheur au général qui vient sur le champ de bataille avec un système. » A la manœuvre scientifique du cuistre militaire qui veut plier les circonstances à ses principes, manœuvre a priori, aveugle, massive, brutale, s’arrêtant court si quelque grain de sable se glisse entre ses rouages minutieux, il substitue une manœuvre organique, souple, sensible, filant comme une eau vive entre ses thèmes essentiels, cherchant en même temps à provoquer chez l’adversaire des réactions attendues auxquelles il est prêt à répondre, et à surprendre, dans celles qu’il n’attend pas, le défaut d’un instant où il poussera le fer.
Sa conception générale de la campagne, ce sens nouveau de la guerre qui est d’atteindre et de détruire le principal groupe ennemi sans se laisser détourner de ce but par des considérations politiques, sentimentales, chevaleresques ou plus simplement routinières se poursuit ainsi, de proche en proche, jusqu’à sa conception particulière du combat. Un fragment de statue, si la statue était belle, est aussi beau que la statue, étant une section vivante du grand mouvement circulaire d’ensemble et de continuité qui a déterminé tous les profils, tous les volumes, tous les plans de la statue. Que l’ennemi soit à cent lieues ou à cent mètres, il ne se bat plus jamais en ligne, centre contre centre, aile contre aile, cavalerie contre cavalerie. Il se bat avec le gros même, qu’il porte au point essentiel : « Il ne s’agit pas d’éparpiller ses attaques, il faut au contraire les réunir. » Et il est toujours le plus fort parce qu’il est toujours le plus mobile. Avec sa masse à lui il court à la masse adverse, surveillant les masses secondaires avec quelques détachements. Son grand mouvement favori, qui le porte sur la ligne de retraite de l’ennemi, a non seulement pour effet de séparer l’ennemi du cœur de son pays, mais des membres de son corps même, contre lesquels, après avoir vaincu le corps, il fonce successivement pour les trancher un à un. « L’art de la guerre consiste à avoir toujours plus de forces que l’adversaire, avec une armée plus faible que la sienne, sur le point où on l’attaque ou sur celui où il vous attaque. » Quelle que soit la disposition et l’étendue de la manœuvre, il en est l’esprit, il en est le cœur, il en est le centre vivant. Elle gravite autour de lui.
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D’ailleurs, il a marqué lui-même le caractère de son art : « Il y a beaucoup de bons généraux en Europe, mais ils voient trop de choses : moi je n’en vois qu’une, ce sont les masses. Je tâche de les détruire, bien sûr que les accessoires tomberont ensuite d’eux-mêmes. » Mot admirable, que pourrait répéter, presque sans y changer un terme, le peintre, le poète, le musicien ou le sculpteur. Mot de créateur, envisageant d’ensemble et circulairement les choses, s’en prenant au bloc même de l’image à réaliser qui, dès qu’elle tiendra sur sa base, verra les quelques accents capables de la souligner naître d’elle, et se mettre seuls à leur plan.
L’Europe entière est son champ de bataille, même au cours du moindre combat. Et c’eût été le monde, s’il eût vécu de nos jours. Jamais il ne sépare l’un de l’autre les deux points les plus éloignés de l’échiquier militaire, et il n’échoue jamais, dans le projet que leurs rapports font naître, que si les moyens matériels ne suffisent pas à l’accomplir. Il sait que chacun de ses mouvements entraîne une série de conséquences qui se répercutent de proche en proche avec une rigueur à peu près mécanique où la nature des hommes fait office de pesanteur. Il sait d’avance, par exemple, qu’après qu’il aura pris Vienne, il attirera d’Italie sur lui l’archiduc Charles que devra suivre Masséna. A Paris, couché sur ses cartes, alors que son armée n’a pas encore franchi les Alpes, on le voit planter une épingle sur la ville de Marengo. Après Ulm, apprenant que la Prusse entre en lice, au lieu de se retirer vers le Rhin, ce qui eût donné aux Prussiens, aux Autrichiens, aux Russes le temps de se réunir, il laisse la Prusse armée sur son flanc et ses derrières et fonce sur les Austro-Russes pour en finir avec eux. Les lignes que doivent parcourir les armées combattantes enchevêtrent leurs courbes et s’équilibrent dans sa tête comme les mouvements des astres dans la tête d’un astronome ou les arabesques sonores dans la tête d’un musicien. Un jour qu’on le prie de dire quelle fut sa plus belle bataille, il demande à l’interlocuteur ce qu’il entend par là : « Les miennes, ajoute-t-il, ne peuvent être jugées isolément. Elles n’avaient point unité de lieu, d’action, d’intention. Elles n’étaient jamais qu’une partie de très vastes combinaisons. » L’expédition d’Égypte, le Blocus continental, la guerre de Russie même jouent un rôle déterminé dans la symphonie guerrière où le combat n’est qu’un élément transitoire qui peut amener des résultats médiocres avec d’admirables dépenses de caractère et d’imagination, mais entraîne le plus souvent des résultats immenses avec un minimum d’efforts.
On a bien mal compris ces choses-là. On a versé des torrents d’encre pour lui contester, par exemple, le mérite de Marengo. Un fléchissement d’une heure dans l’exécution matérielle d’une manœuvre immense organisée de Paris même et comportant le passage des grandes Alpes et la prise de Milan dans le dos des Autrichiens n’en altère en rien l’harmonie. C’est un instrument qui se brise dans un orchestre géant. On a parlé de Masséna, dont la résistance, dans Gênes, permet cette manœuvre-là. On a parlé de Desaix, qui en sauve l’exécution. Cela prouve, avant toutes choses, qu’il savait choisir ses principaux exécutants. La victoire était basée sur le sacrifice de Gênes ? Certainement. L’art vit de sacrifices, et la supériorité du sien, c’est que la cruauté du sacrifice consenti n’apparaît aux yeux de tous que si l’œuvre est imparfaite. Le sentimentalisme, je l’ai dit, ne joue aucun rôle dans cet art avant tout plastique et musical, pas plus qu’il n’intervient dès que Sébastien Bach ou Michel-Ange ont à dégager quelques lignes et quelques volumes de force de l’architecture formelle ou sonore qui représente l’univers pour eux. Mais l’art cruel de ces hommes suscite l’énergie la plus bienfaisante, et le mépris qu’ils ont pour l’exploitation des larmes élève le sentiment.
On a parlé encore de sa « désertion » en Égypte. Or, il venait de recevoir la nouvelle des désastres d’Italie et de la situation terrible où la France se trouvait. Il savait bien qu’il n’était, en Égypte, qu’une « aile de l’armée d’Angleterre ». Il embrassa d’un coup d’œil l’immense champ de bataille. Et, bravant le péril d’une capture probable il s’embarqua, laissant son armée presque intacte, après avoir assuré sa conquête, moins d’un mois auparavant, sur la plage d’Aboukir. Ce n’est sans doute pas la conduite d’un soldat. Ni même celle d’un chef. Mais c’est celle DU chef. Peut-être pas, en ce moment, selon la Constitution, mais selon le cœur et la tête. C’est celle qu’il tient en Russie, treize ans plus tard, quittant seul l’armée agonisante pour organiser la France et l’Allemagne contre le reflux de l’Orient. C’est celle qu’il tient à l’île d’Elbe, débarquant seul sur une côte hostile pour aller, l’épée au fourreau, dénouer le nœud gordien.
Précisément, à l’instant d’effectuer ce retour étrange, il a dit ce mot décisif : « Mon entreprise a toutes les apparences d’un acte d’audace extraordinaire, et elle n’est en réalité qu’un acte de raison. » C’est qu’il a le sens du miracle. Il sait, comme tous ceux qui voient l’ensemble d’une forme, traversant d’un coup d’œil la complexité formidable de son organisation pour en saisir l’unité, pourquoi, quand et comment le miracle se produira. Comme il voit clairement le but immédiat et la route et connaît les intérêts communs et les forces morales qui s’y dirigent aussi alors que la plupart n’y aperçoivent que les forces matérielles et les intérêts personnels qui l’en séparent, il paraît, aux regards de tous, être l’homme du miracle, celui qui le déclenche et l’exploite incessamment. Il ne fait que prévoir la solution logique qu’à peu près personne n’aperçoit, parce que la prévoyance et la logique sont loin d’être l’apanage de tous. Il a, d’ailleurs, le sens profond de ce renversement singulier des esprits qui voient le surnaturel dans l’ordre rationnel des choses et à qui le triomphe de la sottise, de la routine et de l’aveuglement semble au contraire naturel : « Le moyen d’être cru, dit-il, est de rendre la vérité incroyable. »
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Si j’avais à caractériser les évolutions successives de ce génie guerrier qui lui permit, en moins de vingt années, et tout en abolissant pour jamais l’ère gothique en Europe, de donner à la guerre le plus poétique aspect qu’elle ait jamais eu, trois périodes très dessinées m’apparaîtraient nettement. Je vois d’abord l’enfant maigre aux cheveux désordonnés, défaillant d’insomnie, tenu par les nerfs, nourri de romans, d’épopées, solitaire, amoureux, effrayant de passion cachée qui rentre les lèvres, creuse les orbites, tire la peau sur le visage… Je le vois, dans la montée terrible d’une gloire inouïe et neuve, enivrant les hommes, enivrant les femmes, forçant le lyrisme à bondir dans le cœur des musiciens, lui-même ébloui des éclairs qui foisonnent dans sa tête pour lui révéler chaque jour la guerre comme un poème en action que personne n’a vécu, l’inventant toute dans une inspiration intarissable, bousculant les unes sur les autres les vieilles armées féodales, ramassant à pleins bras leurs canons, leurs drapeaux, les fleurs de leurs villes captives pour les jeter avec amour à ses bandes de va-nu-pieds : c’est la période romantique, ou italienne, celle de Lombardie, d’Égypte aussi, de la marche éclatante vers les sources du soleil, celle où les féeries fantastiques de Carpaccio et de Shakespeare, les grandes figures planantes de Tintoret, de Michel-Ange, les Mille et une Nuits, les marins de Salamine, les phalanges d’Alexandre, Ulysse errant, la Toison d’Or, les grandes trirèmes aux voiles pourpres berçant sur la mer inconnue les hoplites cuirassés porteurs de flûtes et de lyres étaient présents, éveillant dans les âmes vives des soldats de langue d’oc les échos mal assoupis des voix divines qui avaient salué sur tous les rivages du Sud la naissance de l’Illusion…
Je le vois, un peu plus tard, avec la santé rétablie, la certitude de soi et plus de calme dans le cœur, l’amour maîtrisé, les romans, les contes épiques mis de côté pour le Code à rédiger, et tout cela montant au visage d’un blanc mat dont la peau est moins sèche, l’ossature très apparente mais un peu moins accusée, les cheveux courts, toute l’allure à la fois apaisée et dominatrice du maître désormais reconnu, l’uniforme plus net, plus sobre, non plus une petite bande, mais l’armée elle-même et tout un peuple obéissant dans l’enthousiasme et la foi… Je vois le contact plus étroit avec la nation française et les soldats du Rhin organisant ses dons, introduisant dans leurs rapports plus d’harmonie et de mesure, ordonnant sa Grande Armée bien vêtue, bien nourrie, magnifiquement encadrée, heureuse, en un bloc de puissance où toutes les provinces gauloises et rien qu’elles fusionnent pour imposer à l’Europe, en mouvements irrésistibles, l’idée architecturale d’un ordre nouveau à bâtir : c’est la période classique, ou française, de Marengo à Iéna, celle où la discipline de Corneille, les cadences mélodieuses de Racine et de Poussin, la méthode de Descartes étendue jusqu’aux manœuvres de Turenne, aux murailles de Vauban, aux jardins de Versailles, aux grandes routes ombragées qui portent la vie et la force du centre aux extrémités des membres de la nation donnent au peuple et aux soldats l’impression continue des conquêtes définitives de la raison et de la volonté sur le sentiment et l’instinct…
Je vois enfin, avec la graisse envahissante, une nouvelle agitation au fond du cœur contracté par la puissance souveraine, les sourcils se fronçant sur l’admirable mais impitoyable visage dont les plans s’empâtent un peu, dont la peau s’injecte de bile, tandis que le col de la redingote monte dans le cou épaissi et que le chapeau s’enfonce plus bas sur le crâne où s’éclaircissent les cheveux… Je le vois maniant d’une main qui s’énerve ses immenses troupeaux de vassaux et de mercenaires où le noyau français se dessèche de plus en plus tandis que s’épaissit la chair d’abord indifférente et flasque, puis peu à peu empoisonnée, infiltrée de fiel et de lymphe, saignante, traînée aux hécatombes, lourdes masses obéissant mal à l’impulsion de la grande tête assombrie qui en tire encore, pour décorer le palais mondial qu’elle rêve, des effets somptueux ou sinistres, de riches harmonies barbares, du sang sur la neige infinie ou la poussière tournoyante qui monte des plateaux brûlés : c’est la période mystique, ou orientale, où le sombre cœur espagnol, l’âme slave insaisissable et titubante, la marée à la fois assoupissante et régénératrice de l’Afrique et de l’Asie mêlent leurs lourdes alluvions aux eaux claires de l’Occident, la lutte éternelle, les victoires alternatives de Dionysos et d’Apollon. Et puis, enfin, pour que le démiurge montre qu’il est resté capable d’une renaissance immortelle, d’un renouvellement toujours frais et jaillissant de sa puissance lyrique, non plus une période nouvelle, mais une danse fulgurante au bord de l’abîme ouvert, la soudaine fusion, dans la suprême symphonie, de la grande mesure classique où la France a reconnu ses moyens et ses destinées et de la passion romantique où les sources du vieux Mythe s’étaient brusquement rouvertes à la surface du sol.