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Napoléon

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IX
L’ARGILE

1

Quand il devient le chef suprême, il a la plus belle armée qui fût probablement jamais sur terre, parce que jamais circonstances pareilles ne s’offrirent pour la fondre et la forger. Elle guerroie depuis dix ans sur toutes les frontières, d’abord battue, allant comme un troupeau sans maître, misérable et illuminée, puis remontant la pente peu à peu dans l’expérience atroce de la guerre, éliminant les éléments mauvais par le hasard du feu ou la vertu de la hache, trempant les plus solides en même temps par la pauvreté, l’ambition, la foi, la bravoure, le sacrifice, la terreur. Elle-même a reconnu ses maîtres, qui ont marché dans ses rangs en haillons et sans semelles, qui ont connu la faim, le froid, la passivité, la misère, les illusions du soldat, ont groupé autour d’eux sa force obscure et éparse comme autant de grains durs que les sucs du sol nourrissent et qui poussent, entre les orties et les pierres, droit vers le haut. Tel colonel de trente-cinq ans a eu comme soldat tel commandement d’armée de trente qui a mordu au même pain et couché sur la même paille que cent hommes de son régiment dont le poil est déjà gris. Un même esprit commence à circuler en elle, soudant ses os, tendant ses muscles, enflammant ses nerfs, équilibrant ses qualités dans les contrastes nécessaires, ordonnant l’organisme entier en organes solidaires, légions denses et souples nées dans la bataille, formées par la bataille, vivant en vue de la bataille et dont chaque cellule, imprégnée de sel et de fer, est à la place exacte où l’exige le combat. Un même esprit, où les oppositions d’intérêts et de sentiments exaspèrent l’énergie sous l’aiguillon de l’amour-propre, harmonise la force entière pour la lancer aux mêmes buts. La passion aventureuse des soldats d’Italie, la passion idéaliste des soldats du Rhin s’amalgament, bloquant les jalousies et les haines individuelles, les vertus et les vices collectifs dans un ensemble vivant dont le cadre commun maintient l’unité frémissante et qu’une forte main, obéissant à une grande tête, dirige sans un à-coup.

La Grande Armée résume la nation guerrière, de la Gaule de Brennus à la France de Richelieu. Comme toujours, elle cherche et trouve dans la guerre étrangère un accord pour une action unanime qui fait cesser une heure les convulsions internes où ses facultés combatives s’aiguisent et entretiennent, dans leur constant antagonisme, son profond désir d’ordre, de mesure et d’unité. Les Germains et les Latins, les Celtes et les Normands, les Francs et les Albigeois, les Armagnacs et les Bourguignons sont présents dans la Grande Armée. Les chefs gascons, Lannes, Bernadotte, Brune, Bessières, Soult, Lamarque, Clausel, Nansouty, Reille, à qui Mortier conduit les tisserands de Flandre, Augereau les boutiquiers parisiens, Suchet les canuts lyonnais, Davoust les forgerons de Franche-Comté et de Bourgogne, Cambronne les cordiers bretons, apportent l’imagination, l’astuce, le nerf dans la soudaine attaque, l’endurance des chairs osseuses qu’un peu de pain, quelques figues, l’eau du torrent tient en santé, ce goût inné du pillage et de la maraude qui fait éclater les lazzis et les cris de joie quand pointent à l’horizon les minarets et les flèches, ce violent appétit d’éblouir et de paraître qui cherche son aliment dans l’aventure exceptionnelle et le suit jusque dans la mort. Murat galope à l’avant-garde, ruisselant de diamants et d’or, secouant ses panaches et ses aigrettes, sabre au fourreau, fouettant de sa cravache la croupe maigre des petits chevaux des Cosaques que font fuir ses jurons patois. Derrière Ney qui s’avance dans la neige ou la fumée avec ses cheveux rouges et tordus comme des flammes, son visage en feu, ses yeux terribles, les chefs lorrains, Gouvion Saint-Cyr, Oudinot, Drouot, Mouton, Gérard, Lasalle, Exelmans, à qui Harispe et Barbanègre conduisent les bergers des Pyrénées, des Landes, Montbrun, Victor les bûcherons du Dauphiné et des Cévennes, Jourdan les maçons limousins, Daumesnil les carriers du Périgord, Masséna les contrebandiers des Maures, l’ombre de Desaix les bouviers d’Auvergne, fournissent au moule commun l’obéissance, la continuité soutenue et la fermeté dans l’action, la puissance de résister aux entraînements imprévus, aux paniques, une force massive et redoutable dans l’orgueil de cimenter des hommes à des hommes par le moyen de leur impitoyable volonté, une sorte de sombre ivresse à mourir dans l’entêtement d’une seule idée sans contrepoids. Les vignerons des coteaux qui bordent les fleuves, les laboureurs des grandes plaines sont la chair autour de ces axes et de ces centres, vertèbres, cellules nerveuses, âme et cœur de la Grande Armée. La chair tassée sur le sillon, l’aimant avec fureur, âpre et sanguine parce qu’elle vit dans le vent, s’y tanne, se nourrit avec la châtaigne qu’elle gaule et le pain qu’elle pétrit et s’anime d’une pointe vive avec son cidre et son vin. Peuple, armée de paysans, où une grande capitale nerveuse, tourbillonnante, impressionnable, jette à même le sang calme et la moelle attentive les terribles ferments de l’idéalisme collectif, de l’égoïsme individuel, de l’instabilité dans les désirs, les moyens et les méthodes. Peuple désordonné, armée vaincue si quelque grand péril et quelque grande volonté n’imposent pas l’accord et l’ordre. Harmonieux dans leur pensée, victorieux dans leur action, si ce péril et cette volonté surgissent à quelque tournant du chemin. Peuple, armée de mauvaise humeur, de mauvaise foi, vaniteux, brouillons, découragés, paresseux dans l’instabilité d’une paix intérieure ou extérieure trop longue et de désirs mal dirigés. De bonne humeur, de bonne foi, simples, ingénieux, héroïques, fervents dans la stabilité d’une décisive aventure et d’une forte direction… Voilà ce qu’ils lui donnent, et voici ce qu’il leur rend.

Remarquez qu’il fallait, pour cela, que ce peuple entier fût en armes, régions, métiers et classes confondus. Il fallait que son chef fît de la conscription un instrument normal et permanent, songeât au système des réserves, et préparât ainsi la guerre à devenir organique, de sporadique qu’elle était auparavant. Il fallait que, par là, en y plongeant les racines des peuples, en consacrant l’idée de la Révolution d’en faire un moyen collectif, pour les peuples, de propager leurs idées, leurs besoins, leurs aspirations, leur impérialisme spirituel, il la solidarisât si profondément avec eux qu’elle ne fût plus séparable de leurs destinées essentielles. Et qu’ils en vinssent grâce à lui, soit au désir passionné de la supprimer pour toujours — ce qui peut-être est le moyen le plus sûr de la perpétuer, — soit à l’obligation de lui faire rendre, chaque fois qu’ils seraient contraints de l’employer, le maximum des terribles bienfaits qu’on peut retirer du drame quand toute la chair, tout le cœur, tout l’esprit sont acculés à le subir.

2

Que pensait-il de ce peuple français, « poète entre les nations »[13], de ce violoncelle géant dont souvent on brise les cordes ou dont les cordes se brisent parce qu’elles se tendent trop, boîte d’harmonie frémissant à tous les souffles qui passent, sensible à chaque main qui s’en approche, vivante, vibrante, tremblante et qui n’attend, pour unir tous ses sons errants dans l’onde large et pleine de la mélodie décisive, qu’un archet fort ? « Il aimait la France avec passion », nous dit Bourrienne. Mais Bourrienne a-t-il pénétré les mobiles et la signification de cet amour ? Quand Taine écrit qu’il aimait la France « comme un cavalier aime son cheval », ne semble-t-il pas plutôt sur la voie ? Mais ne parle-t-il pas en professeur, objectif, assez rogue et roide, et malveillant ? Et puis, est-il bien facile de connaître les sentiments d’un cheval, et la France n’est-elle pas mieux, ou dans tous les cas autre chose, qu’un cheval ? Au contraire, quand Napoléon lui-même dit ceci : « Je n’ai qu’une passion, qu’une maîtresse, c’est la France. Je couche avec elle. Elle ne m’a jamais manqué… », ne sommes-nous pas bien plus près de comprendre la nature de l’affection qu’il lui portait ? Lui d’un côté, elle de l’autre. L’un par l’autre, ils goûtent l’ivresse qu’aucun d’entre eux séparément ne connaîtrait, que nul homme, jamais, n’avait fait connaître à la France et que la France est seule capable de verser. J’ignore si le mot « patriotisme » convient à qualifier ce sentiment. Je ne le crois guère, à vrai dire. Mais plus individuel, plus rare, moins désintéressé certes, je me demande s’il n’est pas aussi bien plus vaste et s’il ne porte pas, dans sa violence dramatique, une fécondité poétique et même positive que le patriotisme ignore. On discute depuis toujours sur la vertu respective du mariage et de l’amour. Ce sont deux choses différentes, l’une assurant la conservation de l’espèce, l’autre son expansion lyrique, l’une où les vertus sociales se trempent et l’autre où prend naissance l’art. Ce n’est pas la faute du citoyen s’il ne joue pas, dans le drame humain, le même rôle que l’artiste. Et réciproquement.

[13] Élisabeth Browning.

En tout cas il l’a bien vu, il l’a bien dit. C’est à l’amour-passion que leurs sentiments ressemblent. Ils se querellent, s’injurient, il la fouaille et l’ensanglante, il la pare et l’embellit, l’enivre de poudre et de gloire, elle l’affole d’orgueil, le transporte de jouissances, elle porte sa puissance nerveuse au plus haut point d’exaltation, elle le mord, elle pleure, elle crie de volupté et de douleur et en fin de compte, épuisée, après leurs plus belles et leurs plus furieuses étreintes, le jette dans l’escalier. Qu’il cogne à la porte, elle l’ouvre avec des sanglots délirants et quand on vient l’arracher de ses bras, garde toujours les yeux fixés, dans son pauvre visage exsangue, sur le merveilleux souvenir que tantôt elle évoque et tantôt s’efforce d’oublier en paroles de flamme, en violentes orgies de musique et de peinture, en silencieux vertige de désespoir sentimental. Au point de se prêter un jour, dans le vide de son chagrin et des mots creux dont on le berce, aux flasques caresses d’un homme qui a posé sur ses moustaches un masque de carton et lauré de papier peint ses rouflaquettes afin qu’elle le prît pour lui…

Je n’ignore pas les réfractaires, ni les sourdes révoltes qui, parfois, accueillaient ses arrêts terribles quand, après avoir connu les tortures de la soif sur les plateaux sinistres de Castille où les pires supplices attendaient les traînards que la guerilla ramassait derrière l’armée, il fallait repasser les monts, traverser à pied l’Europe entière pour aller mourir dans la neige, les os brisés, de la vermine dans ses plaies, la faim au ventre, la glace au cœur, la pourriture dans le sang. Je n’ignore pas qu’à partir de 1809, en tout cas de 1812, après les délires d’amour de l’Italie, de Brumaire, du Consulat, d’Austerlitz, on le haïssait quand il n’était pas là, même les soldats, même les conscrits. Mais voilà, s’il survenait, l’armée, le peuple éclataient en cris de passion. Il y avait les soirs de victoire et son apparition dans la bataille, les acclamations qui montaient. Il y eut le long cri d’amour qui le porta sur son onde sonore, du golfe Juan à Paris. Il y eut, à son propos, ce singulier enivrement de ceux qu’on conduit au massacre et qui agitent leurs armes non pour tuer mais pour glorifier celui qui les y conduit. Phénomène divin sans doute, qui fait qu’à ces instants-là les hommes sentent dans un homme l’instrument irresponsable d’un dessin vaste, inconnu, surnaturel qui les environne, les dépasse, les élève au-dessus de la destinée banale qui les attendait sans lui. Quand Rembrandt peint seul, dans l’ombre, toutes les molécules colorées qui errent sans direction par l’étendue indéfinie se précipitent avec ivresse vers sa force pour obéir au moindre de ses gestes et se grouper selon sa loi… Ainsi les molécules humaines sentaient que l’archange de la guerre traînait peut-être sur ses pas, pour qu’ils éclosent à la vie dans quelque lointain avenir, les fantômes de l’unité et de l’ordre de l’univers.

Amour vous dis-je, avec ses révoltes inutiles et son esclavage enivré. Soyez sûr qu’il le sent très bien. « Que dira-t-on, Messieurs, quand je mourrai ? » — « Sire, on dira : le monde a perdu le plus grand des hommes. » — « Sire, on dira : les peuples ont perdu leur père. » — « Sire, on dira : l’axe de la terre est changé… ». « Vous n’y êtes pas, Messieurs. On dira ouf ! » On dira ouf ! comme, après avoir gravi une montagne réputée inaccessible et brûlé de fièvre et de soif, mordu par les serpents, déchiré par les ronces, couvert de sueur et de poussière, brisé d’orgueil et de fatigue, on s’étend sur quelque dalle d’ardoise, attendant la fraîcheur et la sainteté de la nuit. On dira ouf ! comme après avoir traversé un marécage empoisonné où grouillent les caïmans, on aperçoit, en abordant sur l’autre rive, les pommes d’or des Hespérides. On dira ouf ! comme après être sorti des bras terribles de Circé, on sent que ses parfums s’affaiblissent pour vos narines, et qu’on regarde des enfants et des bêtes jouer sur le bord du ruisseau. L’amour, en enfonçant son fer sanglant dans la chair profonde de l’homme, ouvre les sources de l’esprit.

On dira ouf ! L’homme, au paroxysme de l’amour, n’a-t-il pas mille fois souhaité la mort de l’amante, pour délivrer sa peau de la tunique qui la brûle et ressaisir sa liberté ? Celui-là traîne après lui, simultanément ou tour à tour, et souvent chez les mêmes êtres l’enthousiasme et la haine, l’ivresse et la souffrance, et c’est le lot des hommes tout puissants. Aucun indifférent. Il remue tous les cœurs, toutes les intelligences, et toutes les forces assoupies s’éveillent sur son chemin. Les peuples espèrent sa mort, mais ils souhaitent sa victoire. Les Elbois, quelques jours avant son arrivée, le brûlent en effigie, mais dès qu’ils savent qu’il arrive, un délire de joie les prend. Partout où il entre, à Milan, à Amsterdam, à Vienne, à Dresde, à Berlin, à Varsovie, même en pays ennemi, même dans les villes conquises, on s’étouffe sur son passage pour l’acclamer. Quand vaincu, prisonnier, désormais seul avec sa gloire, il arrive en rade de Plymouth à bord du Bellérophon, la mer se couvre à tel point de vaisseaux, de canots, de barques que tous se touchent, et s’il paraît sur le pont, toutes les têtes se découvrent dans un silence fervent. « Les hommes cèdent devant cet homme comme devant les phénomènes naturels »[14].

[14] Emerson.

Chose étrange, non seulement l’ennemi, mais ceux même qui le haïssent subissent la fascination. La popularité banale n’a rien à voir avec cela. « J’étais le soleil qui parcourt l’écliptique en traversant l’équateur. A mesure que j’arrivais dans le climat de chacun, toutes les espérances s’ouvraient, on me bénissait, on m’adorait. Mais, dès que j’en sortais, quand on ne me comprenait plus, venaient alors des sentiments contraires. » C’est l’homme attendu que tous acceptent, même s’ils souffrent par lui. Tous, du plus rude et de la plus tendre au plus humble, au plus haut. Au cours de la traversée de France en Égypte, l’un de ses compagnons avoue : « Il n’y a pas un de nous qu’il ne fît jeter par-dessus bord, si cela lui était commode. Mais pour le servir nous nous y jetterions tous avant qu’il l’eût dit. » Decrès, qui l’a connu à Paris, va le voir quand il passe à Toulon, depuis quelques jours général en chef de l’armée d’Italie, mais sans victoire aucune encore : « Je cours, raconte-t-il, plein d’empressement et de joie… je vais m’élancer quand l’attitude, le regard, le son de la voix suffisent pour m’arrêter. Il n’y avait pourtant en lui rien d’injurieux, mais c’en fut assez ; à partir de là, je n’ai jamais tenté de franchir la distance qui m’avait été imposée. » Et quand il prend possession de son commandement parmi les superbes soudards qui ont fait la guerre plus que lui, dans des conditions plus dures, gagné des victoires déjà, commandé déjà des armées et qui voient venir, avec des mépris et des rires, cet étrange chef qu’on leur donne, malingre, maladif, avec ses longs cheveux sans poudre, son teint bilieux, sa gale, son baragouin corse, — Masséna, Serrurier, Laharpe : « Ce petit bougre de général m’a fait peur, » dit Augereau… Vandamme, type du soldat du Nord, inflexible, rugueux, grossier, fait plus tard le même aveu. Et Gœthe, simplement, interrogé sur les raisons de cette force de fascination singulière : « Il était lui, et on le regardait parce qu’il était lui, voilà tout. » Est-ce assez dire ? Y eut-il jamais tant d’hommes dans le monde capables de sacrifier le monde pour s’atteindre et en faveur de qui le monde consentît à se sacrifier ? Et faut-il, à propos de celui-là, évoquer le mot de Whitman : « Tout attend, tout se juge par défaut, jusqu’à ce qu’un être fort apparaisse… » ?

Échange mystérieux, profond, continu, même à distance, entre l’amoureuse et l’amoureux, entre l’homme et les hommes marqués par Dieu pour quelque acte dont Dieu lui-même ignore le sens véritable et les répercussions dans le futur ! Il n’inspirerait pas cet amour, ni cette terreur, ni cet ascendant invincible s’il n’était sollicité lui-même par l’attrait des forces secrètes que les masses qu’il entraîne et bouleverse enferment et qui l’attendent pour bondir. Cette popularité unanime, effrayante presque au début, qui faisait se ruer les foules sur ses pas, tendre aux balcons les drapeaux et les châles, tomber les fleurs sous les sabots sanglants de son cheval, qui remplissait sa rue, la nuit, quand vers le soir courait par la ville la nouvelle de sa présence, et qui plus tard, avec de brusques éclipses, des sursauts convulsifs, de brefs délires qui la faisaient monter à de telles hauteurs qu’avec elle seule, et lui, sans canons, sans fusils, sans soldats presque, il faillit refouler l’Europe et qu’un soir, quand il arriva de l’exil, toujours seul avec elle, les caresses de ses soldats manquèrent de le déchirer, cette popularité l’emplissait d’une ivresse étrange. Il la fuyait d’ailleurs, nous l’avons vu, pour la mieux goûter sans doute, comme on ferme sa porte à tous quand l’amante est là. Que lui importaient les clameurs, les fanfares, les couronnes, la ruée fanatique à son aspect, puisqu’il savait présente en lui cette force incomparable qui le berçait comme un navire et qui, aux instants dramatiques, ne lui manqua jamais. Il aimait l’instinct de la foule. C’était le sien. « Je suis l’homme du peuple… La fibre populaire répond à la mienne… » Et il lui suffisait de se savoir uni au peuple par les mouvements intérieurs qu’ils ressentaient en commun.

Je sais bien qu’il répondit, un jour qu’on lui demandait l’événement qui lui avait donné, dans sa carrière, la plus forte impression de bonheur : « La marche de Cannes à Paris. » Mais c’est que là il était seul, sans un sou, sans un soldat, seul contre le monde entier conjuré pour le faire disparaître, seul contre toutes les forces matérielles d’un peuple organisées pour lui barrer la route, et que, par la miraculeuse action des cœurs qui battaient contre son cœur même, il reconquit son empire sans verser le sang. Revanche inattendue, et qui suffit à laver de ses péchés cette grande âme qui jusque-là, pour réaliser les images que le monde attendait de lui avait dû, avec son consentement enivré ou malgré sa révolte étouffée sous un seul de ses regards, broyer tant et tant de vies, revanche inattendue d’une invincible pureté. Et comme après ce mot on saisit mieux, dans son innocence grandiose, cette autre réponse qu’il fit à Rœderer lui rapportant un propos tenu à son égard par son frère Joseph : « Je n’accepte point cette faveur qu’il m’accorde d’être seul à m’aimer. Je veux pour amis cinq cents millions d’hommes. »

3

C’est le caractère de l’amour qu’il exige des sacrifices mutuels incessants pour durer et s’approfondir, et celui-là était d’une qualité telle que les sacrifices exigés par lui, s’ils n’étaient pas pour effrayer Napoléon, dépassaient tous les jours un peu plus la capacité d’énergie et d’imagination des peuples. Et les peuples, quoiqu’on en puisse dire et croire, étaient beaucoup plus égoïstes que lui. Sa mission achevée, la Révolution, même vaincue, ayant jeté en France et en Europe des racines assez solides pour qu’on ne pût plus les en arracher, on se débarrassa d’une passion qu’on ne partageait plus parce qu’elle avait donné tous ses fruits pour les imaginations et les énergies ordinaires, en enfermant celui qu’elle tyrannisait dans une cage étroite où elle eut vite fait de le consumer jusqu’aux os. « Je suis opprimé parce que je sors du peuple. » Les peuples, exténués par ses embrassements furieux, consentirent à leurs maîtres la mission de l’abattre. Mais il avait lancé dans le ventre des peuples la semence des temps futurs.

Il fallut du temps. Il en faudra beaucoup encore. Et d’ailleurs, une grande action ne cesse pas. Elle a tant de profondeur et d’étendue qu’elle va jusqu’à créer des formes qui semblent la contrarier directement. Napoléon, comme tout ce qui est, n’est qu’un passage. Mais le plus essentiel, je pense, depuis le Christ.

Il est singulier que les protagonistes de la Révolution française au XIXe siècle, se soient presque tous acharnés à voir en celui qui ordonna la Révolution en France pour la jeter sur l’Europe, le destructeur de la Révolution. Michelet par exemple, si ennemi de la lettre, pourtant, et pour qui l’esprit compte seul. Le glaive, le sceptre, la couronne, la noblesse, tout cela a fait illusion. On préfère le mot République à la chose démocratie. L’étiquette a masqué les puissances profondes qui montaient du dedans des peuples et gonflaient le cœur de cet homme pour qu’il forçât le monde à rompre avec le Moyen-Age dont l’admirable organisme ne se survivait plus que dans des formes extérieures et des formules vides, et consentît à chercher les éléments d’un organisme nouveau dans les rythmes individuels révélés par la Renaissance. Parce qu’il s’est assis sur le trône de saint Louis et qu’il a enlevé, dans une de ses courses guerrières, la fille de Barberousse, on a oublié l’égalité civile imposée par la force à tous, la liberté des cultes imposée par la force à tous, l’Inquisition rentrant sous terre, le servage aboli partout où passent ses armées, et précisément, par un renversement complet des valeurs partout sanctifiées, des manants sur tous les trônes et des princesses dans leur lit. On n’a pas vu le caractère spirituel de cet impérialisme pareil à celui de César, ou de saint Paul, ou de Luther, qui prétendait assujettir l’Occident à une idée simple, que toutes les consciences supérieures et tous les élans populaires acceptaient dans ses grandes lignes pour la répandre et l’imposer, par l’Occident, à l’Europe d’abord et peut-être ensuite à la terre. Il était seul, à ce moment, à représenter dans sa double puissance, conquise uniquement par lui, de chef de peuple et de chef d’armée, ce grand désir d’unité internationale que les Juifs avaient fait accepter aux Grecs, que l’Église avait hérité de Rome, et que la Révolution arrachait au domaine théologique en ruinant la hiérarchie qui l’y maintint, pour l’installer dans le domaine politique en prétendant renoncer à toute espèce de hiérarchie. Ce n’est pas la faute de Napoléon si la hiérarchie qu’il tenta d’établir pour inaugurer la démocratie universelle ne répondait pas à des besoins et à des exigences qui, maintenant encore, ne se définissent qu’à peine, et que l’industrialisme impossible à prévoir si formidable et si mondial devait modifier, compliquer, anéantir sur quelques points, accroître immensément sur d’autres. Il abolit, et pour jamais, un monde. Ceux qui croient, comme lui, que l’imagination de l’homme est assez grande pour recréer un autre monde, savent que son effort dans ce sens-là n’est pas perdu. Je parle de l’effort qui avait un but visible. Car, pour l’autre, il est immortel.

En sauvant, au 18 Brumaire, la Révolution qui semblait perdue non pas seulement dans les faits mais plus encore dans les cœurs, il substitua à des certitudes ardentes, mais obscures, dans les directions et les buts, une volonté éclairée et continue dans les moyens. Et alors qu’avant lui ces moyens paraissaient impulsifs et fragmentaires, chez lui ce sont les buts qui semblèrent le devenir. En cela, il était d’accord avec l’ordre indifférent du monde, dont les moyens sont rigoureux et les buts incertains, parce qu’il est conscient du mécanisme destiné à maintenir la vie, mais qu’il ne sait où elle va.

« La Révolution, c’est moi. » Sans doute, mais qu’est-ce que la Révolution ? Quelles que fussent ses fins, c’était à ce moment l’esprit de vie, ce qui, sous le couvert des prétextes moraux ou politiques que les hommes exigent pour changer le rythme de leur pas, préférait l’inconnu redoutable à la stagnation mortelle, la marche dans l’orage au repos dans la maison. Qu’il s’emparât de cet esprit, c’est ce qui fit sa force alors. C’est ce qui l’ennoblit pour jamais. Quels que soient les prétextes de l’impérialisme guerrier, s’il va dans le sens du siècle il est juste. Le sien portait et promenait, et malgré tout, sous la mitraille et la neige, même quand il broyait les peuples en même temps que les vieux cadres où on voulait les maintenir, la jeune espérance des hommes, une illusion peut-être encore, mais par cela même une force, et celle justement du siècle en avant duquel il marchait. « Je serai le Brutus des rois et le César de la République. » C’était lui, les peuples le sentaient, qui traînait dans les caissons de ses batteries bondissantes, l’idole de la Liberté. C’était lui le conducteur de la symphonie gigantesque qu’ils ne réaliseront pas, peut-être, mais dont l’espoir est nécessaire à leur courage, comme leur enthousiasme ou leur révolte étaient nécessaires à sa foi. Un fait nouveau se produisait dans l’histoire du monde. Il ne s’agissait plus de luttes de partis comme à Athènes, de luttes de classes comme à Rome, de luttes entre les dynasties, les féodaux, l’Église comme au cours des siècles chrétiens, mais plutôt, comme au temps des Croisades, d’une crise fatale d’idéalisme collectif qui, pour la première fois du vivant d’un homme, s’incarnait dans un homme digne de l’imposer à tous.

Qu’on ne me parle pas de comédie. Il grave la Loi sur des tables, pour qu’elle dure après lui. Qu’on ne me parle pas d’une nécessité plus forte que lui-même qu’il n’accepte qu’à contre-cœur. Son cœur d’homme y bat, et l’anime : « La démocratie peut être furieuse, mais elle a des entrailles, on l’émeut. Pour l’aristocratie, elle demeure toujours froide et ne pardonne jamais. » Qu’on ne me parle pas des années où il parut subordonner à sa destinée personnelle les idées qui l’avaient porté à l’empire et que l’empire cachait comme un fourreau cache une lame. Les peuples lointains ne s’y trompaient pas, et si les peuples opprimés jetaient des cris de haine et de révolte, c’est que l’enfant ne peut naître sans qu’il y ait du sang qui coule et des muscles déchirés. Parce qu’en 1809 les peuples n’apercevaient plus, dans le rayonnement de sa puissance personnelle, l’idée qu’il incarnait toujours pour les rois, il était, même alors, comme en 1796, comme en 1814, le soldat de la Liberté. Et peut-être le seul soldat qu’ait jamais eu la Liberté, parce qu’il ne se contenta pas de la défendre dans les mots et les formules et les institutions passives, mais en fit une force active, cohérente, organisée, impérieuse ainsi que la vie et résolue à s’imposer, comme tremplin et ressort du monde moderne, même à ceux qui n’en voudraient pas.

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