Napoléon
IV
LE MÉTAL
1
Au fond, ce sont nos plus vulgaires intérêts qui nous empêchent à peu près tous de porter sur l’homme d’action le jugement impartial que quelques-uns de nous accordent parfois au poète. La plupart ne voient le poète que quand il tient le bâton de l’orchestre et que les faiblesses et les misères qui lui sont communes avec nous s’effacent de son geste tout à coup. Voici, alors, dans la montée de l’enthousiasme, le flot ordonné des idées, une sorte d’enivrement lucide qui retient, avec une sûreté prodigieuse, tout ce qu’il ne faut pas livrer, glisse sur ce qu’il ne faut pas souligner, abandonne joyeusement à l’expression triomphale les seules cimes du rythme, les seuls grands contours de la forme, les seuls accents pathétiques de la couleur et du mouvement. Pourquoi n’accordons-nous pas à l’homme d’action ce crédit magnanime ? La tâche de l’homme d’action est infiniment dramatique. Jugez-en. Le sillon s’ouvre, il voit l’extrémité du champ. Mais le soc heurte un corps compact, s’ébrèche, ou dévie, ou bien s’effondre et plonge en quelque tourbière cachée, qui l’engloutit. La matière est moins pressée que sa propre imagination. Car son art ne s’exerce pas sur la masse inerte et passive des sons, des formes, des couleurs, des mots même, mais sur le monde contradictoire, cruellement impulsif et complexe, et rebelle, des sentiments et des passions. Sa matière à lui, c’est l’homme. Il y rencontre des résistances actives que le peintre, ou le sculpteur, ou le musicien ignorent, ayant seulement à combattre celles qui viennent du dedans. L’accusation d’injustice, d’arbitraire, d’immoralité, de tyrannie attend chacun de ses gestes. Et si le poète, du moins de son vivant, peut rester seul sans qu’on y prenne garde, l’homme d’action ne parvient à l’autonomie créatrice qu’à condition de soumettre les âmes, entraînées dans son mouvement ou subjuguées par son vouloir, à une obéissance qui les aveugle, ou les révolte. Si l’homme d’action transige, il affaiblit d’autant son acte. S’il ne transige pas, il est un monstre. Il vit le drame continu de la responsabilité.
Celui-là le sait. Et il l’accepte. Et jusqu’au bout. Et quoiqu’il arrive. Car il avoue, s’il s’est trompé. Qu’on ne lui parle pas, à propos de ses fautes — la Russie par exemple, — des suggestions de ses ministres, des erreurs de ses lieutenants : « J’étais le maître, répond-il, c’est à moi qu’incombe toute la faute. » Il se réserve ainsi le droit vivant de les juger. Il leur ôte le droit de se soustraire à son commandement. Et, la plupart du temps, l’envie. « Quand j’ordonne, on m’obéit, parce que la responsabilité est sur moi. » La sienne, il le sait bien, est formidable, mais il porte en lui-même et fait éclater dans ses gestes une telle grandeur de conception et de moyens qu’il voit, du même coup, graviter dans son orbite de plus en plus rapidement, tous les esprits. L’intérêt de chacun est de lui obéir[M], non pas seulement parce qu’il est juste et récompense, non pas seulement pour le bénéfice matériel que chacun en retire, puisqu’il maintient le risque, et le plus terrible de tous, suspendu sur toutes les têtes. Mais pour les bénéfices moraux qu’assure à chacun la libération des énergies qu’il ne se soupçonnait pas et que lui révèle une volonté infiniment plus forte que la sienne en discernant en lui et en jetant dans l’action vivifiante les germes des qualités qui lui sont propres et le placent à son rang. « Je refroidis les têtes chaudes, et j’échauffe les têtes froides. » Il a le don, en les rudoyant souvent, en les caressant quelquefois, en tout cas en les regardant, de révéler aux gens la possibilité d’atteindre un équilibre dont les éléments sont en eux. « Les hommes sont ce que l’on veut qu’ils soient. » Il délivre, en effet.
Il délivre. Et c’est là, surtout, qu’est le secret de sa puissance. Il délivre de la critique. Il délivre du choix. En un mot, de la décision. Peut-être prépare-t-il ainsi les hommes à lui manquer au jour de l’infortune, aucun d’eux n’étant plus capable d’oser quand il n’est pas là ? Mais toute grande action ne fait que déplacer des forces, qui font défaut partout où elle ne s’exerce pas. Peut-être aussi abaisse-t-il, de son vivant et hors du rang, les caractères, bien que la hache révolutionnaire se soit chargée de trancher les plus hauts ? Mais il les forge et les élève dans le rang. Peut-être crée-t-il, en un mot, des esclaves ? Mais c’est la condition de toute espèce de grandeur, qu’on se nomme César, ou Jésus, ou Michel-Ange, et quel que soit l’empire où l’on exerce son pouvoir.
2
Quand l’orgueil, l’ambition, la possession de sa propre personne se soudent ainsi l’un à l’autre pour fournir aux dons naturels d’un homme l’armature de fer et d’or qui leur donne la puissance d’imprimer sa forme à l’univers, il se produit en lui un singulier phénomène. Normal d’ailleurs, irrésistible comme la marée ou la nuit. Il a le sentiment confus que sa destinée s’absorbe dans la substance de ce dieu des véritables mystiques, qui n’est qu’ignorance des fins mais aussi pouvoir monstrueux à les poursuivre à travers les images successives qui se placent entre elles et lui et se dérobent, sans qu’il parvienne à les saisir. « Je me sens poussé vers un but que je ne connais pas. Quand je l’aurai atteint, un atome suffira pour m’abattre. » Ce fatalisme-là n’est nullement systématique. Aucune croyance, aucune doctrine, aucune superstition ne le conduit. Il est une obéissance instinctive aux mouvements intérieurs dont la puissance détermine son orgueil, dont la direction constante exige son ambition et qui le veulent maître de lui-même pour qu’il puisse les discerner. Fonction de son génie, il est l’instrument de ses joies, mais en même temps de ses souffrances, car s’il a le pouvoir de diriger au profit de ce fatalisme ses facultés et ses actions, il n’a pas celui de résister aux ordres obscurs qu’il en reçoit et qui le promènent, à travers les foules humaines et les solitudes du cœur, sur des chemins ensanglantés : « Toute ma vie j’ai tout sacrifié, tranquillité, INTÉRÊT, BONHEUR, à ma destinée. »
Comment ne pas reconnaître, dans cette attitude et ces mots, le son de l’héroïsme antique ? Là encore, le grand Méditerranéen s’affirme, non empêtré de moralité négative et d’hypocrisie intéressée. C’est la vertu selon Plutarque, l’homme qui stylise sa vie. L’homme qui suit sa voie, plus cruelle encore pour lui-même que pour les autres, afin de conduire et lui-même et les autres vers une forme du type humain que la fatalité domine mais qui, par une revanche sublime, cherche dans les traquenards, les catastrophes, les deuils de la fatalité, une nourriture spirituelle capable d’élargir et de tremper cette vertu. Ce n’est pas seulement celle du fort. C’est aussi celle du sage. C’est enfin celle du poète qui est au point d’équilibre lyrique où le sage et le fort amalgament, en une forme unique, l’harmonie de l’intelligence et l’ivresse de la sensation. « Il faut être plus grands MALGRÉ NOUS, » écrit Napoléon à Alexandre avec l’incroyable innocence du poète qui, en dépit des ricanements, des rebuffades ou bien des adhésions trop empressées et souriantes, tombe toujours dans l’illusion qu’il n’a, pour être compris, qu’à agir ou même à paraître : « Il faut être plus grands malgré nous. Il est de la sagesse et de la politique de faire ce que le destin ordonne et d’aller où la marche irrésistible des événements nous conduit. »
Loin d’annihiler la volonté, ce fatalisme-là la détermine et l’exalte. Elle est l’une de ses fonctions. L’homme fait un effort constant pour se tenir à la hauteur des événements quels qu’ils soient, sachant bien qu’il peut s’attendre à tous les événements. Par un renversement grandiose de la signification des mots, celui qui est en proie à cette énergie toujours tendue en vue du risque, et du drame, et de la conquête, en arrive précisément à nier la volonté. « Plus on est grand, écrit Napoléon, et moins on doit avoir de volonté ; l’on dépend des événements et des circonstances… Je me déclare le plus esclave des hommes. Mon maître n’a pas d’entrailles, et ce maître, c’est la nature des choses. » Ironie de la candeur, rire ingénu du monstre de vouloir le plus accompli de l’Histoire et qui, parce qu’il le voulut, força l’Histoire à se précipiter dans le sillage de sa vie qui les menait, tout mêlés l’un à l’autre, vers de communs horizons ! Ici, la mystique de l’héroïsme est arrêtée en traits définitifs. Le poète est prisonnier de sa propre tâche sur la terre, serviteur de ses images, victime de sa grandeur. Il replonge dans l’inconscient sa conscience, et celle des hommes. Il confond le destin des hommes avec son propre destin. Et pour la première fois sans doute depuis le vagabond de Galilée, il a raison.
Il a raison. L’égoïsme qu’on lui reproche, c’est celui de ceux d’entre les hommes qui s’appartiennent le moins. J’ai nommé Jésus. Mais il y a aussi Çakya-Mouni. Et tous les grands chasseurs d’images, Shakespeare ou Rembrandt, Rubens ou Beethoven, Gœthe ou Hugo. Et tous les grands meneurs d’idées, Isaïe ou saint Paul, Luther ou Loyola, Pascal ou Nietzsche. Qui comptera les victimes de Phidias ou de Michel-Ange, ou de Corneille ? Après trois ou quatre siècles, ou vingt-cinq, pour suivre celui-ci ou celui-là, on meurt sur une barricade ou un champ de bataille, ou on mutile sa pensée, on se crève les yeux, ou le tympan. Pour lui ressembler davantage, on arrête son cœur. Déjà, de son vivant, il allait seul sur les chemins, souffrant certes de voir sa femme, ses enfants, ses frères désorientés, malheureux parce qu’il ne s’occupait pas suffisamment de les aimer, de les choyer, hypnotisé qu’il était par la forme à la fois grandiose et indistincte qui courait devant lui, mais marchant quand même toujours, les oreilles bouchées pour ne pas entendre leurs plaintes. Vous vous imaginez, peut-être, qu’il ignore tout cela ? Comme vous le connaissez mal ! Il les plaint bien plus que lui-même, car, au sein de ce prétendu égoïsme qui n’est qu’illusionisme immense, il puise la consolation. « Je suis moins malheureux, dit celui-là à Sainte-Hélène, que ceux qui sont attachés à mon sort. » Mais ne faut-il pas qu’ils le soient ? La croix des grands suppliciés pèse sur toutes nos épaules. Les enfants de Dostoïewsky n’eussent jamais eu faim si leur père eût consenti à être chambellan du tzar. Et si Jésus eût reconnu sa mère, peut-être que des millions d’hommes eussent échappé au supplice. Et Dante n’eût pas abandonné sa famille sur les ruines de sa maison s’il n’eût ouvert aux Gibelins — ou aux Guelfes, ça m’est égal — les portes de Florence. Et Jean-Jacques, s’il n’eût trahi le secret d’une femme, mis ses bâtards au tour et calomnié ses amis, n’eût pas écrit les Confessions… Le fils du grand Lamarck ne trouve à dire de son père qu’une chose, c’est qu’il a mal géré son bien.
« Je suis très égoïste. » Vous quitterez tout pour me suivre, vos parents, vos amis. Car la capture du fantôme que je poursuis a tant d’importance pour l’homme, car il est d’une telle taille que je n’aurai pas trop avec moi de tous les hommes pour m’aider à le saisir. Je ne puis tolérer qu’il y ait un obstacle quelconque entre moi et ce fantôme, et que vous ne voyiez pas cet obstacle comme moi et que vous n’employiez pas toutes vos facultés à le briser avec moi. Ce n’est pas moi qui suis cruel. C’est ce fantôme. Vous vous plaignez ? Vous vous plaignez ! Et vous réclamez le repos ! Et moi ! Et moi ? Croyez-vous donc que je ne souffre pas ? Vous vous demandez où sont mes blessures ? C’est que l’illumination de mes yeux vous empêche de les voir : « Ne voyez-vous pas, Caulaincourt, ce qui se passe ici ? Les hommes que j’ai comblés veulent jouir, ils ne veulent plus se battre. Ils ne sentent pas, pauvres raisonneurs, qu’il faut encore se battre pour conquérir le repos dont ils ont soif. Et moi donc, est-ce que je n’ai pas aussi un palais, une femme, un enfant ? Est-ce que je n’use pas mon corps dans les fatigues de tous genres ? Est-ce que je ne jette pas ma vie chaque jour en holocauste à la patrie ? Les ingrats !… Il n’y a que mes pauvres soldats qui y vont bon jeu bon argent. C’est affreux à dire, mais c’est la vérité. Savez-vous ce que je devrais faire ? Envoyer tous ces grands seigneurs d’hier dormir dans leurs lits de duvet, se pavaner dans leurs châteaux, et recommencer la guerre avec de jeunes et purs courages. »
3
Il est le plus jeune. Il est le plus pur. Aussi le voilà désarmé, hors des gestes qu’il faut pour atteindre le fantôme. Que lui importe, à lui qui porte dans le cœur les palais enchantés du monde imaginaire, tous ces châteaux, ces sacs d’or, ces dorures aux habits ? Il a dit, je ne sais trop quand, qu’un louis par jour eût suffi à ses besoins personnels. Il a les deux mains ouvertes. Y puise qui le veut bien. Il paie toutes les dettes, celles de ses parents, celles de ses soldats, celles des inconnus qui lui écrivent. Il subventionne de ses deniers l’industrie, le commerce, règle le prix des constructions de ponts, de routes, de canaux. Il dote et remplit les musées. Il ne possède rien qui ne soit en même temps aux autres. Il a le dédain complet, ou mieux l’indifférence, de tous les biens matériels. Le faste qu’il déploie n’est qu’un des moyens de son système : « Ma propriété est dans la gloire. »
On le voit bien dès son enfance. Il a connu toutes les générosités expansives, toutes les amitiés fanatiques des jeunes gens qui n’ont pas encore entrevu les vastes cieux que leur imagination enferme et se jettent sans transition, ce qui les fait paraître ridicules, des silences convulsifs devant les railleurs et les brutes, aux enthousiasmes mal réglés dès qu’un esprit ou un cœur les écoute, pour toutes les chimères qui traversent leur sentier. Il lit Jean-Jacques, il lit Ossian, même Bernardin de Saint-Pierre. Il dévore les écrits des philosophes et cherche à les imiter. Il veut venger sa patrie corse. Mais que la Révolution éclate, il l’accueille ardemment, jusqu’à se faire chasser, avec tous les siens, de sa patrie corse pour elle. Il conservera toujours ces deux aspects, contradictoires en apparence, qui ne dépendent en réalité que de l’interlocuteur. Il se fermera pour les niais, se livrera aux enthousiastes, de confiance d’ailleurs, et sans éprouver la solidité des assises de leur ferveur. Il confiera ses grands projets à l’ondoyant et charmant Alexandre, si prêt à devenir un fourbe quand les circonstances le voudront. Il l’appellera son ami, l’embrassera, se promènera à son bras des heures. Devant Desaix, devant Fox, devant Rœderer, devant Gœthe, il s’épanchera sans réserve. Ou devant le moindre visiteur qui manifestera quelque attention, ou quelque intelligence, ou quelque flamme. Mais maintenant ce sera sa chimère à lui qu’il décrira devant eux. Il croira dès l’abord à la fidélité, à l’imagination, à la générosité des autres, les jugeant tous d’après lui[N]. Quand il se livrera à l’Angleterre, il ne doutera pas qu’elle l’accueille comme il eût accueilli lui-même un grand Anglais qui fût venu lui demander le sel, le pain, l’eau et l’abri.
J’ai parlé du pardon. J’ai parlé de l’oubli. Cela va bien au delà du pardon, au delà même de l’oubli. Le jugement lointain, d’ensemble, intervient pour peser les hommes, et c’est celui du fataliste qui connaît mieux que personne l’action des événements sur les âmes, de l’égoïste supérieur qui sait le secret des mobiles, de l’homme de volonté surnaturelle qui ne peut en vouloir aux autres de n’avoir pas osé franchir, pour accroître et cultiver une volonté comparable, les maux qu’il a soufferts. « Dans la complication des circonstances de sa chute, écrit Las Cases, il voit les choses tellement en masse, et de si haut, que les hommes lui échappent. Jamais on ne l’a surpris animé contre aucun de ceux dont on croirait qu’il a le plus à se plaindre. Sa plus grande marque de réprobation… est de garder le silence sur leur compte quand on les mentionne devant lui. » Parfois même de les défendre, parce qu’il a si puissamment vécu qu’il sait, n’ayant pas trébuché, pourquoi tous les autres trébuchent. Ils ne sont pas mauvais. Ils vivent selon leur nature. Et la fatalité pèse sur eux comme sur lui : « Vous ne connaissez pas les hommes, ils sont difficiles à saisir quand on veut être juste. Se connaissent-ils, s’expliquent-ils bien eux-mêmes ? La plupart de ceux qui m’ont abandonné, si j’avais continué d’être heureux, n’eussent peut-être jamais soupçonné leur propre défection. Il est des vices et des vertus de circonstance. Nos dernières épreuves sont au-dessus de toutes les forces humaines ! Et puis, j’ai été plutôt abandonné que trahi ; il y a eu plus de faiblesse autour de moi que de perfidie : c’est le reniement de saint Pierre, le repentir et les larmes peuvent être à la porte. A côté de cela, qui, dans l’Histoire, a eu plus de partisans et d’amis ? Qui fut plus populaire et plus aimé ?… Non, la nature humaine pouvait se montrer plus laide, et moi plus à plaindre ! » Ce sont déjà les premiers accents du pessimisme romantique suivi du consentement stoïcien de l’homme qui a su le vaincre en s’abandonnant à l’action.
4
Ce pessimisme, il me semble, conditionne la liberté. Je ne crois pas que Napoléon ait jamais indiqué aux hommes un but idéal à atteindre, un but exigeant la croyance en l’une de ces entités — justice, liberté, bonheur, — avec lesquelles il est si facile de remuer les multitudes. Il s’adressait constamment à leur énergie latente qu’il cultivait par les moyens les plus virils, à leur honneur qu’il invoquait, à leur émulation qu’il exaltait. L’optimisme social des conducteurs de peuples, au contraire, celui qui montre au peuple une idole métaphysique ou sociale à conquérir, exige une abdication immédiate de leur propre liberté. Il faut qu’ils croient, — pour y faire croire, — à des réalités situées en dehors d’eux-mêmes, accessibles à tous, non par le risque et l’effort personnels, mais par la soumission constante à un certain nombre de commandements dont la transgression leur est représentée comme un crime. Bêtes de troupeau eux-mêmes, souvent généreuses, ils conduisent des troupeaux. Entre Napoléon et saint Paul, par exemple, il y a l’abîme qui sépare le maître de l’esclave, et aucun des deux n’a le pouvoir de le franchir.
« Je n’ai jamais, disait Stendhal, respecté qu’un homme : Napoléon. » C’est qu’il n’avait jamais rencontré un autre homme qui sût se faire respecter. A la fois, prenez-y garde, ou alternativement, par la terreur et par l’amour. Amour conquis, terreur conquise. Il ne s’agit pas là des moyens matériels dont la tyrannie dispose, mais des moyens moraux qui éclatent dans les actes et qui révèlent, chez celui qui les accomplit, l’impitoyable volonté d’aller jusqu’au bout de son être, dût-il, pour atteindre ce but, tuer et mourir. Napoléon a été, parmi nous, le dernier des hommes antiques, et l’un des rares hommes libres que le monde ait connus.
Il n’y a que deux moyens d’être un homme libre : qu’aucun homme ne vous commande dans le domaine de l’idée, ou commander à tous les hommes dans le domaine de l’action. Faites bien attention que ces deux moyens-là sont d’une conquête aussi malaisée l’un que l’autre et que tous les deux conditionnent, en dernière analyse, une domination complète de soi-même en vue d’une harmonie géante à imposer un jour ou l’autre, durant sa vie, ou après sa mort, ou peut-être bien pour jamais ailleurs que dans sa fierté solitaire, au patrimoine spirituel de l’univers. Je l’ai dit. Cette domination de soi forme, par le moyen de ceux qui la subissent, des générations d’esclaves, mais elle met aussi sur la voie héroïque les quelques esprits qui sont dignes de la liberté. J’ai parlé de délivrance. Ce n’est point la libération. Délivrer de la responsabilité, c’est asservir à une volonté qui n’est pas la vôtre. Libérer, au contraire, c’est asservir à la responsabilité qui est la vôtre. Qu’on s’appelle Jésus, qu’on s’appelle Masaccio, qu’on s’appelle Montaigne, qu’on s’appelle Sébastien Bach, qu’on s’appelle Napoléon, on délivre les âmes pauvres, on libère les âmes riches. Et ce faisant on les rend, les unes et les autres, à leur personnelle vertu. On oblige celles-ci à regarder en elles-mêmes le spectacle des forces spirituelles s’attachant à créer, par l’introspection enthousiaste, la curiosité passionnée, le goût du risque et l’effort continu, leur autonomie. Tant pis pour qui s’étrangle avec la moelle des lions : « L’homme supérieur n’est sur le chemin de personne. »
L’imagination délivrée couronne cette liberté, dont le fatalisme est la base. Une imagination puissante, qui dépasse sans cesse les actes de l’individu, qui brise constamment les chaînes antérieures de l’éducation, de la mémoire, de l’habitude et de la peur, qui lui fait atteindre chaque jour une autre cime, découvrir de là d’autres plaines à envahir, et qui ne lui permet d’apercevoir, soit à sa puissance d’expression, soit à sa puissance d’action, d’autres limites que celles de ses facultés dont il ignore d’ailleurs l’étendue. « Je ne vis jamais que dans deux ans. » C’est moins de temps qu’il ne fallut, quand presque enfant, fiévreux, galeux, râpé, il arriva avec ses misérables bandes sur les hauts cols des Alpes piémontaises, pour livrer « la terre promise » à leur ferveur de croisés mystiques et de poètes pillards. C’est moins de temps qu’il ne fallut pour conduire sa Grande Armée des embruns de la Manche aux boues de la Pologne, en passant par Vienne et Berlin. C’est moins de temps qu’il ne fallut pour confronter, au pied des Pyramides, la jeune civilisation occidentale avec la plus ancienne et la plus oubliée des civilisations d’Orient. C’était le temps qu’il eût fallu, s’il avait pu contraindre l’univers à lui obéir tout entier, pour briser la fortune anglaise aux remparts continentaux. C’était le temps qu’il eût fallu, s’il avait pris Saint-Jean d’Acre, pour aller de Syrie dans l’Inde. C’était le temps qu’il eût fallu, en partant de Madrid et râflant Moscou au passage, pour se rabattre sur Constantinople et prendre l’Europe à revers. On eût dit que par l’Italie, l’Égypte, la Palestine, ou par-delà la Vistule et vers les empires Mongols, il fût sans cesse à la recherche de la source du soleil. « Les grands noms ne se font qu’en Orient. » Il y marchait sans cesse, les brumes de l’océan étant barrées par l’Angleterre, comme s’il eût voulu faire le tour du globe pour la frapper dans le dos. Il avait suffi qu’il parût pour bouleverser non seulement toutes les conceptions politiques, guerrières, morales du moment, — phraséologie creuse, manœuvres timides, principes restrictifs, — mais aussi pour crever les cloisons de la durée et de l’espace, précipiter l’Histoire entière et le globe entier dans le lieu même où il était, et les recueillir en son cœur pour les inonder de sa force et les en faire refluer. La distance, le temps n’étaient pour lui, sur le damier de la planète, que des pions dont il combinait la marche avec les mouvements de ceux que représentaient ses armées, sa politique, les sentiments et les passions qu’il soulevait. « L’imagination, disait-il, gouverne le monde. » Évidemment, puisque, dès son apparition, le monde se tourna vers lui.
Vingt ans, les vingt ans de sa vie active — rien que vingt ans de vie active, et tant agir ! — les vingt ans qu’il mit à imaginer son poème, je le vois en état d’ivresse lyrique. Je le vois passant au travers de son action immédiate pour bondir au delà d’elle, et comme un mot, dans le discours, enferme et détermine l’autre, trouvant en chacun de ses gestes le départ du geste suivant. Je le vois poursuivant sa symphonie grandiose qui s’élargissait d’acte en acte, précipitant ses ondes sans cesse accrues et plus pressées et plus sonores dans son imagination exaltée qui se maintenait à leur centre et puisait, à même leur flot, sa nourriture et son courage. Je le vois seul, avec tout l’univers qui tourbillonnait dans son âme. Il courait éperdu mais lucide, et le cœur battant à coups réguliers, dans le sens du siècle haletant qui avait peine à le suivre. Il s’éblouissait de ses mirages. Il s’enivrait de sa force. La vie universelle existait pour lui obéir. « Je voyais le monde fuir sous moi comme si j’étais emporté dans les airs. »