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Napoléon

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XI
L’APOSTOLAT

1

Ce Romain, qui dispute aux Barbares la Gaule, parce qu’il sait bien que la Gaule est le nœud des destinées de l’Occident, est hanté par le désir de faire régner sur l’Occident la paix romaine, celle que les Légions partout établies imposent en éteignant les querelles locales, en écrivant la Loi et en protégeant le travail. Rêve immense, peut-être plus irréalisable que la paix sentimentale du consentement unanime, le consentement unanime conditionnant une passion idéaliste fanatique, laquelle engendre la guerre dès que l’unanimité fléchit. Mais qui suppose une vertu se maintenant intacte durant la vie séculaire du peuple qui veut l’imposer. En tout cas, l’un des pôles de l’axe moral autour de qui tournent les sociétés humaines, la force intelligente et la douceur mystique prétendant l’une et l’autre viser à leur équilibre et provoquant périodiquement, par leurs réactions l’une sur l’autre, la guerre, la révolution, le drame continu et fécond qui permet à l’homme de rompre l’immobilité et de faire reculer la mort. Encore un caractère d’essentielle et intransigeante passion qui fait de Napoléon la fraternelle antithèse du Christ.

Ce qui hante celui-là, de son aveu, c’est la « régénération européenne ». « Il faut, dit-il, sauver les peuples malgré eux. » Il veut la paix universelle, la suppression de toutes les frontières, ce que ne veulent pas, ce que ne conçoivent même pas ses ennemis qui allument partout des foyers sporadiques qu’il voudrait éteindre à jamais. Et pour que la paix se répande, il veut que les peuples soient heureux, gouvernés selon les idées et les besoins modernes, aimant les institutions qu’ils se donnent, ou qu’il leur donne, convaincu que son rôle est de les leur donner et qu’ils les attendent de lui. Il a des illusions étranges. Il croit que tous les Espagnols seront pour lui s’il leur apporte l’égalité, qui leur indiffère. Il croit que les Allemands l’accueilleront comme un sauveur s’il brise le féodalisme, qui leur est cher. Bien mieux, il croit que s’il parvient à prendre Londres et à y proclamer la République, l’abolition de la Chambre des pairs, la souveraineté du peuple et les Droits de l’Homme, l’Angleterre s’inclinera. Les peuples sont avec lui. Il le sent, il le sait, il l’affirme avec une insistance passionnée, presque douloureuse parfois, qui, pareille aux commandements d’un Démiurge, semble ordonner à l’Histoire de marcher dans ses chemins[W]. « Je voulais préparer la fusion des grands intérêts européens, ainsi que j’avais opéré celle des partis au milieu de nous… Je m’inquiétais peu des murmures passagers des peuples, bien sûr que le résultat devait me les ramener infailliblement… L’Europe n’eût bientôt fait de la sorte véritablement qu’un même peuple, et chacun, en voyageant partout, se fût trouvé toujours dans la patrie commune… Cette agglomération arrivera tôt ou tard par la force des choses ; l’impulsion est donnée, et je ne pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible que l’agglomération et la confédération des grands peuples. »[X]

Vous croyez encore que c’est là l’illusion jacobine, après l’illusion catholique, avant l’illusion socialiste ? Prenez garde cependant que chacune de ces illusions a laissé, laisse ou laissera des alluvions solides derrière le torrent qui l’emporte. Prenez garde aussi qu’il parle d’« intérêts », bien plus que de « principes » ou de « droits ». Prenez garde en outre qu’il dit connaître seulement « deux peuples, les Orientaux et les Occidentaux », ce qui suppose, son attitude au Caire et à Paris le montre, l’antagonisme de sa pensée pratique avec la pensée théorique du jacobinisme intégral. Celle-ci procède abstraitement, entourant d’idées comme d’un rempart les faits qu’elle dédaigne, niant, sous quelque latitude que ce soit, l’existence et la nécessité du fait religion, ou monarchie, tandis que Napoléon part du fait et procède de proche en proche, espérant certes unifier l’Occident, mais sachant bien qu’au delà une autre mystique règne, dont son ami Alexandre est à l’avant-garde et qui forme l’autre élément de l’équilibre gigantesque qu’il songe à imposer à l’univers. Prenez garde qu’il se rend compte des caractères ethniques qui différencient les groupements humains, puisqu’il veut faire de « CHACUN DE CES PEUPLES un seul et même corps de nation. » Prenez garde enfin que partout où il passe, même quand il méconnaît la passion propre qui définit chaque peuple où son passage laisse des sillons sanglants, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la Pologne, la Russie même, il éveille une passion plus générale qui brise ici l’Inquisition, prépare là la disparition du servage, suscite ailleurs le sentiment et le désir d’une unité politique future, dangereuse certes pour sa France, éternelle martyre des idées fécondes qu’elle sème, mais indispensable à la constitution organique, qu’il rêve, de l’Occident. Son action, comme une eau où tombe une pierre, s’étend en cercles concentriques. Comme tous les gestes puissants, les siens dépassent leur but, tout au moins leurs buts visibles. L’expédition d’Égypte éveille l’Afrique et l’Orient. Quand il jette les Bragance à la mer, la lame qui en naît va battre l’Amérique. Jusqu’en 1808, l’univers entier le regarde comme l’annonciateur armé des temps nouveaux ouverts par la Révolution. Remarquez qu’il le sait fort bien : « Je fais l’essai de mes forces contre l’Europe, écrit-il un jour à Fiévée, vous essayez les vôtres contre l’esprit de la Révolution. Votre ambition est plus grande que la mienne et j’ai plus de chances de succès que vous. »

2

Son moyen est la guerre, soit. Mais est-on sûr que, dans sa situation, il en soit d’autres ? Il l’aime, soit, parce qu’il est doué pour elle comme jamais homme ne le fut. Mais est-on sûr qu’il n’ait pas eu presque toujours la force de l’arrêter à l’heure où il devine qu’elle a produit tout son effet ? Et ne la condamne-t-il pas dans son principe, comme ces artistes supérieurs qui se savent au-dessus de leur moyen et qui voient, dans ce moyen, leur suprême servitude, aigles ivres des espaces déserts où ils se bercent sur leurs ailes et forcés de descendre en tournoyant sur terre pour nourrir leur vol ? « La guerre est un anachronisme… Les victoires s’accompliront un jour sans canons et sans baïonnettes… Celui qui veut troubler la paix de l’Europe veut la guerre civile… » Ce sont ses ennemis qui veulent la guerre, et non lui. Il le croit du moins, et comme une passion plus haute que la leur, qui exige aussi la guerre, le soulève au-dessus de leurs vues étroites et de leurs petits intérêts, il les prévient et déchaîne la guerre pour ne pas être surpris. Il les prévient en commençant la guerre, comme, dans la guerre même, il les prévient en ouvrant le combat.

C’est ainsi que cela se passe presque toujours, pour ses deux guerres avec l’Autriche, pour sa guerre avec la Prusse, pour sa première et peut-être même sa seconde guerre avec la Russie. Quand il soupçonne que l’adversaire se ramasse, bande ses muscles, aiguise ses griffes et ses dents, il bondit, le prend à la gorge. Il attaque, sans se demander s’il peut éviter son attaque, se modérer, temporiser, consentir à des concessions, toutes mesures qui feraient plier son système et d’ailleurs blessent son orgueil. Il poursuit l’Illusion avec une candeur terrible, comme le poète ou le juste semant autour d’eux la mort, précisément parce qu’ils n’aperçoivent pas les embûches de la route et que leurs yeux sont fixés sur l’harmonie des nombres et des lignes ou le bonheur du genre humain. « Il faut que cette guerre soit la dernière », dit-il en 1806. Et c’est lui seul qui, à Campo-Formio, à Amiens, à Presbourg, dans l’anarchie sanglante où se débat depuis quinze ans l’Europe, a la force de décider qu’il faut un arrêt dans le drame et de fournir au drame, par son intelligence et son énergie à le résoudre, le moyen de s’arrêter. Il est le seul pour qui la guerre soit une œuvre monumentale, envisagée dans son ensemble, et qui ne consiste pas à gagner une bataille, mais à développer un vaste poème politique, avec ses enchaînements complexes et ses échos universels, prenant source dans son cœur même et qu’il poursuit et parachève dans un enivrement continu d’imagination créatrice où naissent des réalités nouvelles et des rêves nouveaux.

Au fond, il n’y a eu que deux guerres, de 92 à 1815. La guerre de défense de la Révolution qui lui permit, dans une tension atroce de ses nerfs à vif, de ses muscles déchirés, de ses os cassés par place, d’affirmer contre l’Europe et elle-même les réalités politiques et morales que sa naissance dramatique justifie et que la paix d’Amiens, en la reconnaissant, termine. La guerre d’expansion de la Révolution qui la pousse à répandre, en portant la terreur du dedans au dehors, ces réalités sur l’Europe, et que Bonaparte inaugure en 96, au cours même de la période défensive, pour la poursuivre jusqu’au jour où elle aura épuisé toutes ses conséquences logiques, atteint Rome, Madrid, Vienne, Berlin, Moscou, et mourra de ses excès dans son dernier enfantement. Tous les conflits partiels qui s’allument ou s’éteignent au cours de ces deux guerres-là ne sont qu’un épisode de la lutte d’un quart de siècle qui dresse la féodalité continentale contre la démocratie française naissante, et plus spécialement l’oligarchie anglaise contre la concurrence économique que la puissance de la France risque de lui susciter.

Alors que tous ses alliés, frappés tour à tour désarment, ou feignent de désarmer, l’Angleterre entretient et perpétue la guerre qui a pour but catégorique la ruine de la France sur le continent et lui invente un ennemi nouveau dès que le précédent tombe. Lutte grandiose. Il court l’Europe pour l’atteindre, elle se dérobe partout. Comme il ne peut la frapper que sur terre, il la poursuit jusqu’à Moscou, rêvant de s’appuyer sur Moscou pour la poursuivre jusqu’aux Indes. Il lui interdit le continent, lui barre ses rades et ses fleuves, la traque jusqu’aux ports de Portugal et d’Espagne, l’enferme dans la mer comme dans une geôle, décrétant ce jour-là, peut-être, la forme la plus efficace des luttes de l’avenir. Hors de la fournaise où fondent les hommes, elle les regarde mourir. Une pièce d’or pour un soldat, un sac d’or pour un régiment, une tonne d’or pour un peuple. Grande chose, certes, parce qu’une énergie terrible est nécessaire pour cela, qu’il faut se serrer la ceinture, qu’il faut couvrir les mers de croisières vigilantes, braver vingt ans leur formidable ennui, refouler le doute, masquer la défaillance, nier le désespoir. Grande chose parce que celui qu’on veut frapper au cœur est seul sur le bord du rivage, quelques voiles qui fuient devant sa colère, dix chiens dans son dos contre lesquels il se retourne, les mettant d’un regard en fuite, les abattant d’un revers de la main ou les forçant dans leur tanière, recommençant contre leur flot qui monte, le poignet, les cuisses mordues, secouant son sang dans la neige et la poussière, tandis que l’insaisissable et seul ennemi conscient ricane, se sachant hors d’atteinte, surveillant l’anémie croissante du colosse et connaissant que la mort monte lentement à son cœur. Il côtoie le bord du gouffre, et court pour ne pas y rouler. « Il croyait que stationnaire, il tomberait »[15].

[15] Bourrienne.

Avait-il tort ? Qu’en savons-nous ? Qu’en saurons-nous ? Le mouvement précipite au delà de lui un mouvement nouveau qui en détermine un autre. La latinité n’a pu se borner à vaincre le germanisme en Provence et en Lombardie, elle a dû broyer dans le nid l’œuf des invasions futures, passer le Rhin, entrer dans la forêt profonde. Le germanisme victorieux de la latinité dans les plaines du Valois a dû, pour en étouffer les derniers germes, la poursuivre dans les gorges farouches du Rouergue et de l’Albigeois. Si la révolution ne s’épand pas sans cesse, elle mourra sur place, comme un feu sans aliment. Les guerres de Napoléon ? « Étaient-elles donc de mon choix ? N’étaient-elles pas toujours dans la nature et la force des choses, toujours dans cette lutte du passé et de l’avenir, dans cette coalition constante et permanente de nos ennemis qui nous plaçaient dans l’obligation d’abattre sous peine d’être abattus ? » « Il sentait, dit Emerson, avec tous les hommes sages, qu’il faut autant d’énergie vitale pour conserver que pour créer. »

C’est pour cela qu’il est le drame permanent. Avec la plus vaste matière, et la plus belle, dont homme ait jamais disposé, dix peuples à genoux, l’Église serve, d’immenses armées fanatiques qu’il manie avec la sûreté et l’aisance d’un duelliste tenant la plus légère et la plus souple épée au poing, il se sent comme suspendu dans sa propre solitude, vivant anachronisme, bien que nécessaire à son temps, par la force monstrueuse de sa nature, vivante contradiction avec toutes les époques par son mépris des habitudes machinales et des intérêts mesquins, antithèse vivante de l’inertie formidable des puissances du passé qui se liguent contre lui. La guerre ne suffit pas, ni la paix, ni la loi, ni l’ordre. La domination matérielle du monde, les moyens de la domination spirituelle sur le monde lui échapperont tout à fait s’il ne plonge de toutes parts dans les préjugés même, les coutumes, les besoins encore insatisfaits du monde, des racines qui vont chercher ses couches les plus profondes pour s’y fixer et s’y nourrir. « Dans l’harmonie que je méditais pour le repos et le bien-être universels, dit-il, s’il fut un défaut dans ma personne et mon élévation, c’était d’avoir surgi tout à coup de la foule. Je sentais mon isolement ; aussi je jetai de tous côtés des ancres de salut au fond de la mer. » Il veut que les rois soient fonction de la Révolution française. Il mêle ceux qu’il crée aux familles régnantes, qu’il asservit à son système au risque de le disloquer. Ses guerres ne sont qu’un moyen, face à l’inimitié déterminée des monarchies, de garrotter ces monarchies dans les liens de mariages et d’alliances qui les rendront solidaires de la démocratie occidentale qu’il veut organiser pour la conquête du futur. Son propre mariage autrichien obéit à ce même instinct où l’orgueil, l’intérêt politique, d’immenses vues sur l’avenir du monde s’enchevêtrent. Le plus rare génie, celui qui semble aller droit au but et tout d’une pièce, est fait d’êtres contradictoires qui se déchirent, et, sous le rayonnement de son action et de sa gloire apparaissant fermes et sûrs, ensanglantent ses profondeurs. Le grand homme a toujours plusieurs prétextes à ses actes, et ce sont ces prétextes que les analystes, en les isolant, prennent pour des mobiles exclusifs. Plus tard, lui-même, quand il regarde la route parcourue et veut expliquer ses actes, ne sait pas souvent pourquoi il les a accomplis. En réalité, c’est sa puissance même qui traîne après elle et conditionne ses prétextes, lesquels ne sont proprement que le sujet de l’œuvre d’art[Y].

3

La guerre, la paix, le blocus, les passions des hommes et des peuples, les siennes propres, il joue de tout cela dans l’unité grandiose d’une force qui s’accroît de sa substance même, et n’envisage les destins du monde qu’en fonction de son destin. La France, sa maîtresse, ne lui a jamais manqué, mais il lui manque souvent, dans le jeu impétueux et large d’une sensualité à qui la France ne suffit pas comme aliment, bien qu’elle soit la plus aimée, la seule aimée, qu’il lui revienne toujours, qu’il compte uniquement sur elle et qu’il ne trouve qu’elle pour le bercer sur son cœur quand il revient sanglant de quelque ardente aventure. Il prend les nations tour à tour, par sa renommée ou la guerre, par le bienfait ou par le châtiment, il les féconde, ou les viole, et les délaisse tour à tour. Et comme il arrive si souvent aux femmes quand un homme les prend, et les féconde, ou les viole ou les délaisse, elles sortent de l’étreinte transfigurées et accrues moralement.

Est-ce son erreur, son crime, s’il a révélé à eux-mêmes les peuples européens ? Misérable raisonnement ! La France a payé, certes, mais c’est son rôle dans l’Histoire. Et il n’est pas le moins noble. L’Europe moderne lui doit, par le terrible missionnaire qu’elle lui a si souvent envoyé, d’avoir commencé à se connaître mieux. L’Angleterre et la France à part, tous les peuples d’Europe, avant lui, manquent d’éducation nationale. Il est à peu près indifférent à chacun d’appartenir à tel ou tel, de passer d’un maître à un autre, de ne pas sentir le même sang circuler dans toute sa chair. Il vient, et quand il est venu, tout change. Non qu’il procède par persuasion, ni par amour. Au contraire, il méconnaît le plus souvent l’âme nationale naissante. Il coupe l’Allemagne en morceaux, qu’il soude dix fois au hasard, sans doute convaincu que le patriotisme est un sentiment de luxe ignoré de ces contrées pauvres et dans tous les cas incapables de résister aux bienfaits politiques qu’il croit leur apporter. Mais c’est précisément ce fractionnement perpétuel qui révèle l’Allemagne à elle-même pour la première fois. Il se heurte violemment à l’esprit religieux de l’Espagne, ce qui vivifie pour la première fois l’unité morale de l’Espagne dans l’âme des Espagnols. Et comme il est celui dont l’épée, pour la première fois, touche le cœur de la Russie, il réveille les battements torpides de ce cœur qui s’ignorait. Pour la première fois depuis la chute de Rome, l’Italie, grâce à lui, soude ses tronçons.

C’est par lui, et pour les besoins de la future Histoire, que l’individualité propre révélée par la Renaissance à l’homme, apparaît aux groupements d’hommes. Et de là, en vertu d’un second travail, la part d’individualité morale commune à tous les hommes et à tous les groupements d’hommes qu’il prétendait — trop tôt — leur imposer. « L’Europe, disait-il vers la fin de sa vie, ne formera bientôt plus que deux partis ennemis : on ne s’y divisera plus par peuples et par territoires, mais par couleur et par opinion. Et qui peut dire les crises, la durée, les détails de tant d’orages ? Car l’issue ne saurait être douteuse, les lumières et le siècle ne rétrograderont pas. » Ici, c’est le disciple des philosophes qui parle. Et il ne s’agit pas pour moi de l’en blâmer, ni de l’en louer. Maudire la Révolution est facile. La supprimer l’est moins. La Révolution est un fait historique dont les conséquences, ou bienfaisantes, ou malfaisantes, ou réconfortantes, ou redoutables, continuent et continueront de se développer. La grandeur de Napoléon, c’est d’avoir compris qu’aux temps où il venait, il ne pouvait, sous peine d’être très vite et pour jamais vaincu, même dans l’esprit de son œuvre, qu’utiliser, diriger, ordonner la Révolution. C’était bien l’avis des monarques et des diplomates rassemblés à Vienne en 1815, et se congratulant d’avoir tranché la tête de l’hydre, — car les malheureux le croyaient. Quand ils apprirent que cet homme avait mis le pied sur le sol de France, une agitation véhémente s’empara d’eux, comme d’une ménagerie à l’approche du dompteur. Et cependant il était seul. Et toute la France et toute l’Europe étaient encore sous les armes. Mais la Révolution, comme Antée, renaissait en touchant sa mère.

4

Cette marque constante de la nécessité historique dans l’action de Napoléon explique ses fautes, et les excuse. Car il n’eût tenu qu’à lui, s’il n’eût pas été lui, de garder ses deux trônes et de mourir aux Tuileries dans un fracas d’apothéose. « Personne que moi, a-t-il dit, n’est cause de ma chute. J’ai été mon principal ennemi, l’artisan de mes malheurs. J’ai voulu trop embrasser. » Et en effet, là est la faute qui le perd, mais peut-être sauve le monde. La nouvelle France est trop vaste, désorbitée par la réunion des Pays-Bas et des villes hanséatiques. La Russie est trop loin. L’Espagne trop dure. Et tout cela, songez-y, à la fois. Sa politique est trop ample pour les moyens dont il dispose, une armée qui s’anémie, s’encrasse d’éléments étrangers, se décourage, des pions trop éloignés pour qu’il les aperçoive tous sur l’échiquier géant, des communications trop lentes pour en atteindre en temps utile les recoins. Tout à la fois. Quand il marche sur Vienne, il ne veut pas lâcher l’Espagne. Pas même quand il marche sur Moscou. Il le sent, bien évidemment, mais sa destinée le déborde. Si en 1809, à la cime de sa puissance, Cambacérès lui écrit pour lui souhaiter une bonne année : « Pour que vous puissiez m’adresser le même vœu encore une trentaine de fois, répond-il, il faut être sage. » Depuis quelques mois, depuis l’Espagne en effet, alors que jusque-là pas une seule guerre ne peut être mise à sa charge, on dirait qu’il y a, chez lui, une part de persécution, que sa méthode de prévenir la guerre en la commençant s’énerve, et l’y précipite, que le terrain se dérobe sous lui, qu’il se cramponne à la guerre comme un naufragé à une algue. Il est le serviteur des destins de l’Europe, condamné à leur obéir.

Eût-il pu, du moins, si la fatalité des choses l’entraînait à mener partout ses armées malgré tout émancipatrices, attendre son heure, terminer par exemple la guerre d’Espagne en y portant toute sa pesanteur, puis en finir avec l’Autriche, puis souffler, ramasser sa force, organiser longuement et prudemment ses communications et ses étapes avant d’entrer dans le mystère russe avec l’Espagne, l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre dans le dos ? Non sans doute. Il était comme un rocher qui roule dans la neige et s’accroît de pente en pente de la neige ramassée, et que la neige, à la longue, finit par arrêter. Éperdu d’orgueil et de puissance, perdant pied, ne voyant plus distinctement ce qui séparait son action d’une action divine qui semblait, pour se manifester, attendre qu’il se prononçât, il étendait de jour en jour le cercle de sa force, prisonnier d’elle, condamné par elle à l’agir jusqu’à son épuisement. L’immense combat de sa vie s’élargissait sans cesse et sans mesure. Car il était le combat même. Sa fonction était le combat.

Il n’était point le froid calculateur qui pèse chacun de ses gestes et les subordonne à un plan arrêté dans tous ses détails, impersonnel et comme hors des circonstances et du temps. Maître de lui dans le domaine de l’exécution, il ne l’est pas dans celui du sentiment où l’imagination l’emporte et où il prête aux peuples et aux rois des intentions qui le contrarient, l’exaltent, s’associent ou s’opposent à la grandeur de ses desseins. Il pense tout ce qu’il dit, à l’instant où il le dit. Il est, ainsi que la plupart, soumis aux mouvements du cœur qui vont et viennent, comme les pas du promeneur, réagissant différemment selon les objets qu’il croise, sincère, tendre ou effrayant, et que le diplomate et le laquais irritent. Son mot à Metternich : « Un homme comme moi se fout de la vie d’un million d’hommes, » autre aspect d’une grande nature planant dans son propre rêve, exaspérée des contingences et des inerties humaines, et voulant « pour amis cinq cents millions d’hommes », n’est que la boutade terrible du fauve acculé dans une impasse par des chiens, la clameur de celui qui porte l’avenir d’un monde où les trônes font appel au pharisaïsme humanitaire pour les empêcher de crouler. Ses vues politiques sont grandes, mais ses passions d’homme y entrent sans cesse en flot précipité pour les agrandir au delà d’un pouvoir auquel il est incapable de fixer des bornes pratiques, ou les fausser sensiblement. Il hait l’Angleterre, et ne le cache pas. Il a, contre la Prusse, des colères subites, qui éclatent au grand jour. Il ne peut concevoir que les misérables Espagnols n’approuvent pas son intention de les entraîner dans le mouvement des sociétés occidentales, et le dit. Il méprise son beau-père, et on le sait. Il aime Alexandre, qu’il traite comme on traite une femme, avec des caresses profondes, et après de brusques humeurs. Il vit tout haut son poème, qu’il ne peut achever parce qu’il est son action même et que sa vie, s’il cesse de le vivre, cesserait d’avoir un sens. Il le sent si bien qu’il redoute que le monde puisse croire, s’il a la moindre hésitation, le moindre retard, le moindre signe de défaillance, qu’il n’est plus Napoléon. « Avec ma carrière déjà parcourue, avec mes idées pour l’avenir, il fallait que ma marche et mes succès eussent quelque chose de surnaturel. »

D’ailleurs, pour un homme de cette taille, qu’importe le succès final ? Il embrassait trop ? Soit. Il eût pu, en lâchant l’Espagne, saisir la Russie, en lâchant Moscou saisir l’Espagne, saisir peut-être l’Angleterre en lâchant l’Espagne et Moscou ? Soit. Et après ? Le poème désintéressé qu’il vivait et obligeait le monde à vivre, eût été beaucoup moins complet. Ses admirables facultés s’alimentaient de ses excès même, elles lui permettaient de les commettre et d’en mourir en donnant jusqu’au bout l’impression qu’il grandissait à chaque étape et qu’il les commettait dans le pressentiment étrange qu’ils l’acculeraient à son chef-d’œuvre, cette campagne de France où il édifia en deux mois le plus beau monument d’énergie, de décision, de caractère, d’imagination créatrice, de courage moral et d’orgueil qui soit sorti d’un cœur et d’une tête d’homme. Il était comme un fondeur qui voit que le feu baisse, que le métal va refroidir trop vite dans le moule et qui, faute de combustible, jette au foyer les meubles, les volets, les portes, les parquets, jusqu’à des lambeaux de sa chair.

Une seule chose compte pour l’avenir. C’est la qualité de l’acte. Bien que le traité qui a suivi 1814 soit qualifié de désastreux et que celui qui a suivi Wagram soit qualifié de glorieux, 1814 a fait plus de bien que Wagram à sa mémoire et à la France même. Je n’ignore pas que, dans l’ordre politique, on n’admet pas ces choses-là. Dans l’ordre politique, on se réclame constamment du plus bas utilitarisme, et les idéalistes les premiers qui parlent toujours de providence distribuant aux méchants et aux bons la récompense et le châtiment. Dans l’ordre poétique, il en est tout autrement. Ce n’est pas au prix qu’atteint une œuvre, ni aux avantages officiels et sociaux que son auteur en retire qu’on juge, quand il n’est plus là, de sa valeur. C’est à la somme d’influence morale et sentimentale, d’admiration et de colère, en fin de compte de mouvement dans les intelligences et de passion dans les cœurs qu’elle inspire. Que pèsent les deux Amériques, leurs mines de diamant et d’or, leurs forêts, leurs races montantes, la richesse géante qu’elles versent dans l’univers, en regard de l’éclair d’âme qui détermina Christophe Colomb à s’enfoncer dans l’inconnu ?

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