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Napoléon

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XIV
L’EMPREINTE

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L’empreinte que laisse un homme n’est pas si facile à déterminer qu’on le suppose. On voit ses contours, sa forme extérieure. Mais il est moins aisé d’explorer le sol autour d’elle, d’apprécier le tassement de l’humus sous son poids, la qualité des racines écrasées ou refoulées, l’obscure circulation des forces souterraines qui, grâce au bouleversement qu’elle y apporte, se mêlent ou se séparent et jaillissent à l’air ailleurs qu’on ne le pensait. Même ses contours, sa forme extérieure trompent sur sa vertu réelle. On y fait couler du plâtre. On place sur des étagères les moulages obtenus. Ceux qui visitent le musée, le dimanche, contemplent religieusement la relique poudreuse que des jeunes gens bruyants, mais dociles, et de vieilles demoiselles sages copient toute la semaine peur l’ornement des cheminées, des magazines et des instituts d’orthopédie. Si quelques-uns entendent le bruit du torrent au dehors, combien sont-ils à se douter que ce torrent ne serait pas si l’empreinte n’avait déplacé quelque source invisible ?

Que l’influence de Napoléon ait été néfaste dans le domaine politique et sentimental apparents, voilà qui semble démontré. Que son souvenir ait engendré une imagerie populaire écœurante, provoqué trop souvent la fureur des cuivres et tambours de la fanfare hugolesque, tenté même l’inspiration de l’ivrogne sentimental et du poivrot élégiaque qui, sous les noms de Musset et de Béranger, ont anémié d’effusions solitaires et couperosé d’ardeurs patriotiques des millions de collégiens, de marchands de cassonnade et de filles sur le retour, voilà qui est triste, à coup sûr, mais surtout pour les critiques qui ont pris au sérieux ces effroyables sornettes. Qu’on charge sa conscience posthume des pronunciamentos vénézuéliens, du déchaînement des pédagogies, mascarades et bouffonneries militaires, de l’institution de ce second empire qui n’est pas seulement la caricature, mais la contre-partie du sien, voilà encore qui est regrettable, mais surtout pour les historiens et moralistes qui n’ont pas su discerner la qualité des gestes sous leur apparente identité. Le fait que Napoléon est un poète condamne irrévocablement ses descendants en simili qui débarquent sur le rivage avec un aigle empaillé, les notaires de chef-lieu munis des tables de sa Loi qui prétendent la lui apprendre, les héros de garnison dont le grand sabre, au nom de L’ORDRE, coupe le poing du gamin qui leur fait la nique, les bardes de music-hall nasillant la gloire ou l’exécration du massacre pour amener au refrain, dans la salle, le capitaine d’habillement en retraite ou le zingueur libéré.

L’ombre de Napoléon a servi tour à tour à tous les partis d’épouvantail ou de drapeau, chacun d’eux ramassant minutieusement dans sa vie, afin de la mettre au niveau de ses passions intéressées, les faits et les anecdotes les plus propres à le servir. Aidés de la basse littérature, ils en ont fait tour à tour un négrier ou un tambour-major. Mais voilà. Napoléon n’est pas plus responsable du bonapartisme que Michel-Ange de l’académisme ou Jésus du cléricalisme. L’interprétation du monde repose sur un malentendu séculaire, et incurable. Un masque le recouvre, que décorent les profiteurs pour leur clientèle de sots, et sous lequel son vrai visage cache ses convulsions ou sa sérénité. L’empire spirituel d’un homme commence exactement aux bornes que lui assignent, comme extrêmes frontières, ses adversaires intéressés et surtout ses imitateurs. Il n’est pas difficile de dénoncer l’influence de Montaigne sur Pierre Charron ou sur les innombrables écrivailleurs anglais qui ont bravement intitulé « Essais » leurs élucubrations de valeurs fort inégales. Mais je ne sais si on se rend bien compte que Shakespeare, Cervantès et Pascal n’eussent pas ouvert, sans Montaigne, les portes de l’esprit moderne à l’Occident. Nul n’ignore l’action de Rubens sur Van Dyck. Mais qui dira l’ébranlement secret, et décisif, qu’il a imprimé après deux siècles à l’idée de Lamarck lequel, selon toute vraisemblance, connaissait à peine son nom ? Un enfant qui donne à un pauvre le sou qu’on vient de lui remettre pour acheter un sucre d’orge, est bien plus près du Christ que le prêtre qui vit de lui. Un autre enfant qui copie avec un morceau de charbon, sur la cloison d’une bicoque, la silhouette d’un chien levant la patte au pied d’un mur, n’est pas si loin de Raphaël que tel académicien qui professe, en son nom, à l’École des Beaux-Arts. L’esprit est invisible, et c’est là qu’est sa force. Je ne sais si Chateaubriand l’a bien vu à propos de Napoléon, et pourtant je ne puis croire qu’un homme de sa taille ait pu songer aux aspects extérieurs de l’action napoléonienne quand il a écrit ceci, qui précisément néglige son caractère matériel pour montrer les régions où il faut en chercher la trace : « Vivant, il a manqué le monde. Mort, il le possède. »

2

J’écarte même l’action pour ainsi dire mécanique que son terrible apostolat a immédiatement exercé sur l’Europe en y semant des ferments invincibles, et dont j’ai dit, après tant d’autres, les effets. Il y a quelque chose de plus utile aux peuples que l’unité nationale et l’égalité civile qu’ils lui doivent à peu près tous et que d’ailleurs ils ne réalisent vraiment que s’ils sont dignes de s’en emparer par le fer. De plus utile même que l’énorme circulation des valeurs et des produits, l’essor prodigieux d’invention technique et de conquête industrielle, l’immense réseau nerveux dont le globe va se couvrir, les répercussions redoutables de ces événements sur l’organisation du travail, toutes choses que l’unité nationale et l’égalité civile déchaînent en créant de grands corps nouveaux, de grandes classes nouvelles et des sources insoupçonnées d’énergies et de besoins. De plus immédiatement utile, dans le domaine spirituel tout au moins, puisque ces besoins et ces énergies engendrent à leur tour des forces invisibles qui transforment et fécondent de proche en proche les cerveaux… C’est le visage inattendu pris par le monde sous l’angle que révèle aux âmes profondes l’effort spirituel et guerrier qu’il faut faire pour conquérir cette unité, cette égalité et leurs conséquences obscures. Que Fichte, à cinquante ans, descende de sa chaire pour rejoindre son bataillon, non seulement cela n’est pas indifférent à la marche de la vie, mais cela lui inflige un sens qui provoque dans les esprits des combats intérieurs susceptibles d’en accroître, où même d’en modifier radicalement la valeur. Que Chateaubriand, Laplace, Mme de Staël, Benjamin Constant en France, Fox, Burke, Walter Scott en Angleterre, Gœthe et Beethoven en Allemagne, Alfieri, Manzoni en Italie, Goya en Espagne aient suspendu la destinée morale des peuples à la victoire ou à la chute de Napoléon, cela n’a pas été sans exercer sur cette destinée morale même un immense ébranlement. En est-il responsable ? Il me semble. On ne se hausse pas de l’obscurité et de la pauvreté complètes à la plus éclatante vie qu’ait connue le monde sans être pour quelque chose dans la ferveur spirituelle que les âmes y puisent par le moyen de la haine ou de l’admiration.

Mais il y a plus. Ici, je pense, un merveilleux mystère est contenu, et qu’on n’ose explorer parce qu’il ouvre trop de routes et renverse trop de clôtures entre des territoires qu’on croyait réservés et délimités pour toujours. Celui qui crée le drame dans les événements crée le drame dans les cœurs. L’ivresse, l’inquiétude, la cupidité, l’esprit d’aventure, l’esprit de sacrifice règnent. L’amour rôde, s’allume, sème le risque et la douleur. Si l’amante et l’amant unis dans l’exécration ou l’enthousiasme ou séparés, au contraire, par ces sentiments que la volupté déchire, réconcilie, exalte, créent l’enfant parmi le délire de la séparation ou du retour, l’enfant a quelque chance d’être une force d’exception, cœur bondissant, âme éperdue, fureur de vivre et de connaître, surtout quand il grandit dans le tumulte même qu’une aventure exceptionnelle soulève et fait gronder autour de lui. Éblouies des contes épiques que le père ou le frère aîné entrevu entre deux campagnes dans son uniforme éclatant rapporte dans le bruit des salves, impressionnées par les silences et les larmes des sœurs, des mères, nourries des mirages lointains qu’éveillent des noms de pays et de villes qu’on ne peut se représenter sans voir des coupoles d’or monter sur des champs de neige, des minarets pointer au-dessus des eaux et des palmes, des forêts gravir les montagnes jusqu’aux glaciers miroitants, des escaliers et des statues au milieu des cyprès et des roses, de belles créatures qui ont des fleurs dans les cheveux et dont les yeux sombres luisent, l’amour, la mort, la gloire attendant sur tous les chemins, les jeunes imaginations ne peuvent pas ne pas subir l’empreinte ineffaçable, et angoissante pour la vie, de l’existence fabuleuse qui fut le prétexte, le centre, l’âme, la conscience de tout cela. Bonaparte apparaît en 1796. Napoléon atteint vers 1809 le sommet de la période triomphale d’une carrière à la fin de laquelle l’anémie commence pour son peuple que le reflux du monde vient heurter. Il est impressionnant de constater que tous les grands romantiques français, — ces puissantes natures qui semblèrent recommencer par l’imagination et la pensée, à travers l’Histoire et le Monde, le voyage lyrique que le héros avait accompli dans l’action, — Hugo, Balzac, Dumas, Vigny, Michelet, George Sand, Sainte-Beuve, Corot, Barye, Delacroix, Auguste Comte, Barbier, Mérimée, Berlioz, Daumier, Proud’hon, naissent entre ces deux dates extrêmes. Il est impressionnant de constater que dans cette Angleterre opiniâtre qui refusa de déposer les armes avant qu’il fût abattu, Keats, Carlyle, Macauley, Stuart Mill, les deux Browning, Darwin, Tennyson, Dickens naissent pendant cette période-là. Il est impressionnant de constater que Mendelssohn, Schumann, Wagner naissent à l’instant où l’Allemagne entière se roidit contre lui dans sa souffrance et sa fureur. Il est impressionnant de constater que Chopin venait de naître d’un homme de France et d’une femme de Pologne quand l’Andromède polonaise vit en Napoléon un Persée descendant du ciel. Il est impressionnant de constater que Léopardi naît au moment où finissait cette campagne d’Italie qui bouleversa violemment l’esprit de la péninsule, que Mazzini et Garibaldi naissent à l’heure où l’unité de leur pays cristallisait sous sa main pour la première fois. Il est impressionnant de constater que Pouschkine, Glinka, Gogol naissent au cours des années où la Russie guerrière entra en contact avec lui, Tourguenef, Dostoïewsky, Tolstoï pendant les premières années qui suivirent la rentrée lente dans son lit de la Russie considérée comme victorieuse de l’invincible et arbitre d’une Europe qu’elle pensait régénérer.

Dans le remous immense que provoqua l’apparition de l’homme chargé par la France d’infuser à l’esprit européen la fièvre révolutionnaire, et par Dieu, si Dieu est, de poser au cœur européen le problème tragique de la destinée des hommes, les sentiments personnels qu’il inspirait eurent une action formidable sur l’évolution même des intelligences, l’orientation des idées, la structure spirituelle entière du siècle le plus fécond en inventions, en recherches, en hypothèses dont l’Histoire fasse mention. La jalousie de Chateaubriand n’est qu’une sorte de programme secret tracé au déchaînement des foudres patriotiques ou républicaines, ou des hymnes à la solitude et au repliement orgueilleux sur le domaine intérieur du lyrisme maître du monde que d’autre part les lakistes anglais, Coleridge, Wordsworth pratiquaient déjà dans la fureur et le désordre de la guerre. Là, Southey illustre la constance des soldats et des marins anglais, Uhland, Rückert prennent la lyre de Tyrtée pour jeter contre le monstre le peuple allemand, Byron dissimule son envie sous sa haine, se prête pour lui ressembler une âme de pirate incestueux errant sur les mers, ici Lamartine, Vigny, Hugo, Quinet, Barbier, Balzac, écartelés entre l’admiration et la colère, se forgent une image apocalyptique ou romanesque de l’homme formidable auquel il leur semble que nul ne pourra jamais plus se comparer sans éprouver le sentiment qu’il a manqué sa vie. Stendhal avoue sa défaite, et seul par là, peut-être, est victorieux. A travers son culte pour le héros qu’a renversé la sainte alliance des autocraties, des oligarchies, des féodalités et des églises, il pénètre d’un seul coup jusqu’à l’hypocrisie sociale, et fonde une éthique nouvelle en prenant exemple sur lui.

3

Une série de rencontres profondes semble s’être effectuée, au cours du siècle qu’il ouvre, entre la tournure exceptionnelle qu’inflige aux âmes conquises l’exemple de sa destinée et le courant philosophique issu du siècle précédent et précipité sur le continent par sa force. On est surpris, pour ne pas dire plus, quand on ouvre un livre d’histoire littéraire, de ne voir mentionner cela qu’exceptionnellement, et par bribes, à propos de tel écrivain, ou de tel de ses livres, ou de tel chapitre d’un de ses livres. Mais jamais avec l’ampleur que mérite un phénomène général tel que celui qui suivit, par exemple, la vie de François d’Assise, réserve faite qu’il ne dépassa guère alors quelques provinces italiennes, tandis que l’Europe et le monde participent de celui-là. Le romantisme, que Rousseau avait éveillé dans les sensibilités et dont Napoléon propageait dans les imaginations tous les prétextes extérieurs, portes ouvertes soudain sur l’Orient, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne, immenses avenues lancées dans l’Histoire et le mythe, aventures miraculeuses, révélation de la puissance et des droits de l’individu portant quelque passion grandiose dans le cœur, n’allait pas tarder à croiser sur sa route la conception pessimiste du monde dont ses artistes, d’instinct, par Chateaubriand, par Byron, par Schubert, plus tard par Vigny, par Léopardi, par Berlioz, par Delacroix, remuaient déjà les sources dans les cœurs mélancoliques. Après la brève illusion soulevée par les premiers actes de la Révolution française, la grande vague du désespoir métaphysique remontait dans toutes les âmes, en même temps qu’un individualisme démesuré apercevait les frontières qu’il ne pourrait jamais franchir. Napoléon était l’écueil où se brisaient toutes les espérances, attirées par la lueur du phare qu’il portait. Les poètes reconnaissaient leur impuissance à hausser leur orgueil au niveau d’une telle vie, qui fut elle-même impuissante à dominer jusqu’au bout l’hostile accumulation des contingences et en fin de compte la mort. Les philosophes, acculés au néant final depuis l’analyse kantienne, constataient l’échec retentissant que la nécessité de son rôle historique infligeait à l’idole morale dont sa gloire, pour toujours, avait terni la pureté. Première étape, proprement romanesque, que Schopenhaüer, avant tous les autres, tentait de dépasser presque exactement à l’heure où le héros allait mourir[20], en proposant le monde comme une représentation offerte à l’âme de l’individu par la force qui est en elle, force où Napoléon avait déjà puisé son image du monde et où la musique allemande, la musique russe et la peinture française allaient la renouveler.

[20] Le monde comme volonté est de 1819.

Le culte des héros fut la seconde étape. Pour Carlyle, pour Emerson, la force du héros impose à notre conscience du monde l’image qu’elle s’en fait. Ils en dressent quinze effigies, et Napoléon est le seul, avec Shakespeare, qui figure dans leurs deux livres. Cela eût enchanté Gœthe, qui en est lui-même, et qui précisément compare Napoléon à Shakespeare, mais qui n’eût pas approuvé leurs réserves puritaines où Ibsen et Tolstoï, parfois Withman lui-même, s’embourbent pareillement. Il fallait, pour s’en affranchir, encore une autre étape. Déjà Carlyle, sans comprendre jusqu’où cette parole redoutable pouvait conduire après lui, affirmait que le héros, quel qu’il fût et d’où qu’il vînt, était chargé du rétablissement de l’ordre et que Napoléon, contre la dynastie dépossédée, représentait le droit divin.

Entre temps, le développement d’une autre forme de recherches apportait des matériaux nouveaux à la genèse des esprits. Il est intéressant de remarquer le caractère de la génération qui apparut en France à la suite des guerres de l’Empire, naissant des hommes et des femmes qui avaient vécu les derniers drames, les efforts désespérés de Russie, de Saxe, de Champagne, de Waterloo. La tension nerveuse était plus forte encore, mais l’enthousiasme était mort. Une sorte de repliement se produisait dans les âmes, et l’atmosphère de la Restauration et de la monarchie bourgeoise où grandissait cette génération n’était pas faite pour renouveler et exalter son moral. Claude Bernard, Pasteur, Gobineau, Millet, Courbet, Flaubert, Baudelaire, Renan, Charcot, Taine, Carpeaux, naissent dans les quinze années qui suivent le reflux, pêle-mêle avec les Cosaques, des bandes épuisées qui reviennent de Moscou. Le pessimisme grandiose qui berçait sur les abîmes de la contemplation lyrique leurs aînés, envieux de la gloire du maître, prenait une toute autre allure, amère et sarcastique, méticuleuse et maniaque, ou cherchant à dissimuler son désespoir sous le positivisme des formules, l’entêtement des croyances simplistes, l’ironie des attitudes, le scepticisme des conclusions. Génération appliquée, quelque peu hargneuse, documentée, trop précise, ou trop indécise, que Stendhal marque déjà par son disciple Mérimée, mais qui n’ose le suivre jusqu’au bout. Génération de savants qui, dans sa vigueur désabusée, aboutira au plus complet matérialisme ou, par protestation contre ses propres découvertes, recherchera les paradis artificiels de la drogue et de l’introspection. Génération stoïque et maudite à la fois où Claude Bernard et Baudelaire communient, sans le savoir, dans le poème de la matière passionnément interrogée que la flamme de la sensualité mystique et le feu de l’intelligence illuminent pour le spiritualiser. Génération plus pessimiste encore que la précédente, puisqu’elle ne retrouve pas sous son scalpel le dieu perdu et puisque son lyrisme, pour mourir, se noie sous l’amoncellement du sang qu’il regarde couler, des ivresses qu’il prolonge, des parfums et des musiques dont il environne son mal… Mais rassemblant les éléments d’une espérance nouvelle en mettant entre les mains de l’homme un instrument d’investigation et de conquête dont il commence à peine à soupçonner la puissance et la pesanteur.

La tentative d’optimisme — à vrai dire assez plate — dont l’essor inattendu des applications de la science a été le point de départ il y a quelque quarante ans, a essuyé un échec grave, mais plus apparent que réel. L’erreur est qu’on ait cherché à reconstituer sur le terrain social immédiat l’espérance qu’avait ruinée la mort de Dieu, en divinisant la vertu régénératrice de l’instrument que la science apportait. Or, cette espérance ne peut se fixer ailleurs que dans la vertu de l’homme à imaginer l’instrument et à développer, en partie par le moyen de l’instrument, la complexité sans cesse croissante de son désir insatiable. Quand Nietzsche, franchissant la troisième étape du pessimisme, indiqua au désespoir intellectuel un motif de ressaisir la joie dans la « volonté de puissance », je crois bien que le spectacle de la civilisation scientifique qui grandissait autour de lui ne fut pas étranger à cette intuition bienfaisante. Peut-être, d’ailleurs, à la manière d’une atmosphère qu’on respire sans le savoir et qui, malgré la mortelle violence qu’elle exerce sur les poitrines trop débiles, vivifie le sang. Car si la science, comme tous les mythes, accumule les ruines et provoque les désastres, elle est le plus efficace entre les moyens actuels de la grandeur de l’homme, capable de relever toutes les ruines, de survivre à tous les désastres, d’inventer sans lassitude de nouveaux mythes pour que son espoir ne meure pas.

Or, toutes les conquêtes qui ont eu la science pour moyen et qu’ignoraient les siècles antérieurs, — je veux dire l’ascension et le commencement de prise de possession du globe par la bourgeoisie d’Angleterre et de France que célèbre Balzac et que Stuart Mill justifie, le réalisme allemand, l’impérialisme économique, le poème récent de l’énergie américaine, — remontent, dès qu’on dénonce leurs crimes ou qu’on illustre leurs bienfaits, à l’exemple du parvenu génial qu’Emerson appelait « le démocrate incarné » et dont la vie, en dernière analyse, consacre la moralité de la lutte et condamne l’immoralité du repos. Le jour où quelques-uns comprirent qu’un homme avait pu grandir démesurément, élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes, déchaîner dans le monde un fleuve impétueux de forces et d’idées nouvelles, tout cela contre un ordre social et surtout un ORDRE MORAL séculaires, la sphère d’attraction spirituelle de Napoléon commença vraiment d’agir. L’immoralisme de Stendhal oppose à la coalition des hypocrisies sociales le courage, l’orgueil, la clairvoyance du héros. Le slavisme de Dostoïewsky ne conçoit qu’il y ait dans le monde ni pitié, ni amour, ni beauté, ni justice si la passion, l’énergie, l’impulsion criminelles en disparaissent d’abord. L’unanimisme de Whitman accepte de l’homme, au fond, tout ce qui rend plus vaste et plus entreprenant son cœur. Nietzsche vient, qui réunit ces voix éparses en affirmant que l’instinct de domination commun à tous les hommes ne peut avoir d’autres limites, dans son ascension continue, que sa puissance propre à se réaliser. C’est une conscience nouvelle du monde et de ses destinées qui se dessine peu à peu dans le mystère de l’immense unité des âmes, où la tâche du poète est de sanctifier les appétits de classe, de caste, de race créés à tour de rôle ou simultanément par le jeu indifférent des fatalités de la vie. Et voici qu’en effet les savants et les philosophes travaillent, dans leur sphère, à justifier ces appétits. Darwin expose patiemment la doctrine impitoyable de la victoire du plus apte que Spencer acclimate sur le terrain psychologique et sociologique tout entier. En politique, Gobineau prétend que le droit d’agir des peuples est primé par l’aptitude à commander de certaines races élues. Karl Marx entend prouver que l’utilité et la puissance de la production créent l’empire du producteur sur le terrain social où le syndicalisme, à son tour, proclame la force plastique et constructive de l’association intéressée. Sur le terrain des circonstances et des faits, le pragmatisme américain soumet la passivité de ce qui s’immobilise dans la raison pure au mouvement victorieux de ce qui s’affirme dans l’action.

Tout cela, un jour, atténuera ses contradictions et ses angles, pour se fondre dans une synthèse vivante au sentiment lyrique de laquelle Verhaeren lui-même n’était pas encore parvenu. Ces courants d’idées, en fin de compte, n’aboutissent-ils pas tous à constater la lutte, à proclamer qu’elle est noble simplement parce qu’elle est la lutte et à légitimer l’accès à la vie triomphante de l’élément victorieux contre l’élément vaincu ? L’ombre d’un homme plane, depuis cent ans, sur cet immense mouvement qui tend à substituer un ordre spirituel encore embryonnaire à un ordre spirituel qui meurt après avoir rempli sa tâche. Le Droit humain, le Droit divin ont changé de camp et de nature. Depuis Napoléon, il ne s’agit plus de savoir qui a raison selon le Droit humain, le Droit humain n’étant que l’habitude acquise, mais qui a raison selon le Droit divin, le Droit divin étant la force en devenir.

4

Je ne crois pas qu’il y ait jamais un mythe napoléonien, fait pour fleurir dans les consciences les plus hautes après avoir germé dans les légendes populaires les plus grossièrement sentimentales et éclos dans le cœur des poètes chargés de les recueillir. Non que ce soit tout à fait impossible, et que je n’éprouve quelque admiration pour ceux qui écartent cette hypothèse comme indigne de notre esprit. L’élite intellectuelle d’il y a deux mille ans ne repoussait-elle pas avec dégoût la fable que des filles publiques, des pécheurs, des esclaves, proposaient à des besoins qu’elle ne percevait pas ? Se rendait-elle bien compte de l’approche des Barbares, de l’immense afflux d’âmes vierges que le vieux monde allait avoir à féconder ? Les esclaves, les pécheurs, les filles publiques sont plus nombreux que jamais. Et les Barbares arrivent. Où l’aristocratie qui sortira de ces masses ardentes prendra-t-elle le vin qu’elles réclameront quand la fatigue du chaos attisera leur soif ? Je ne sais trop si c’est aux prophètes et aux apôtres dont nous venons d’entendre les voix confondues qu’il convient de le demander. Mais en savez-vous davantage ?

Ce que je sais, c’est que le mythe est conçu, naît, grandit, s’affaisse toujours dans le sang. Quel qu’il soit, doux ou terrible, glorifiant la force ou l’amour. Car dans les deux cas il attaque. Et la résistance l’attend. Et la vie ne serait pas, sans l’attaque et la résistance. Toutes les théologies, toutes les philosophies dénoncent dans l’histoire de l’homme le conflit entre la liberté et la fatalité et concluent, par une aberration inconcevable, soit à la victoire de l’une, soit à la victoire de l’autre. Dans les deux cas que deviendrait l’Histoire, si l’Histoire c’est le conflit ? Le conflit, il est vrai, ce n’est pas seulement la guerre. Et la guerre peut disparaître si l’homme trouve le moyen d’aller sans elle jusqu’à l’extrémité du drame collectif et des passions héroïques ou malsaines qu’il fait lever pour alimenter le conflit. Mais jusqu’ici, et pour longtemps sans doute, ce moyen lui a échappé. Et nous ne pouvons pas plus imaginer l’Histoire sans guerres ni révolutions que la civilisation sans art et la vie sans amour. Ce serait une Histoire dépourvue d’événements. Et hors le drame, dans la vie, il n’y a pas d’événements.

Presque tous ceux qui tiennent le devant de la scène historique et œuvrent à même l’action, empruntent à l’événement leur importance à défaut de leur génie. Les artistes, au contraire, théâtre du drame intérieur permanent qui maintient l’homme dans l’angoisse et l’espérance, créent l’événement en projetant ce drame dans les consciences et les cœurs. Il est bien rare celui que l’événement conditionne mais qui, parce qu’il en nourrit une puissance spirituelle capable de lui faire subir des transformations inouïes d’où naissent de nouveaux événements, apparaît en démiurge au monde, au-dessus du bien et du mal, et tente, de son vivant même, de construire le monde selon l’image qu’il s’en fait. Que l’avenir le reconnaisse ou non, l’en maudisse ou l’en glorifie, Napoléon est de ces hommes-là. L’avenir, quel qu’il soit, ne peut plus se passer de lui.

Mais nous vivons tellement sur nos habitudes chrétiennes qu’il nous semble impossible qu’un mysticisme populaire s’élance d’autre part que d’un appel à la paix et à la douceur. Cependant ni les mythes helléniques, ni les mythes scandinaves, ni les mythes israélites, ni les mythes indiens ne s’appuyaient sur le renoncement à vivre. C’est même par une sorte de surprise historique que la fatigue grecque et juive s’est imposée, il y a vingt siècles, au jeune Occident plein d’innocence pour organiser un Moyen-Age dont le contraste dramatique qui maintenait, dans la fureur des passions brutales lâchées, l’espérance frénétique en un monde de voluptés morales impossibles à épuiser, a déterminé la grandeur. Le mythe, du moins sous sa forme élémentaire, est peut-être mort sans retour. Mais des abstractions mythiques le remplacent, aussi cruelles, plus sans doute, pour qui les veut réaliser. La paix, le bonheur, la justice sont de celles-là. J’ignore s’il faut voir en elles le dernier terme de l’effort spirituel de l’homme vers cet équilibre instable qui est pour lui la seule paix, le seul bonheur, la seule justice accessibles, et qu’il n’a pu réaliser jusqu’ici par éclairs qu’en traversant la guerre, le crime et le désespoir. J’ignore si ce n’est pas cet équilibre même qu’on divinisera un jour. Mais si ce jour arrive, je crois bien qu’on célébrera, dans quelque Eleusis réservée aux initiés de l’Esprit européen suprême, un culte où l’on rendra justice à l’homme dont le geste montra que l’harmonie était fonction, non pas de l’amour seul, mais avec lui de l’énergie toujours tendue à établir un ordre magnanime dans le drame des passions.

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