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Napoléon

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NAPOLÉON

I
JÉSUS ET LUI

Du point de vue de la morale il n’est pas défendable. Même, il est incompréhensible. En effet, il viole la loi, il tue, il sème la vengeance et la mort. Mais aussi il dicte la loi, il traque et écrase le crime, il établit l’ordre partout. C’est un assassin. C’est un justicier. Dans le rang, il eût mérité la corde. Au sommet il est pur, il distribue d’une main ferme la récompense et le châtiment. C’est un monstre à deux faces. Comme nous tous, peut-être. Et dans tous les cas comme Dieu.

A peu près personne ne l’a vu. Ni ses détracteurs, ni ses apologistes. C’est au nom de la morale que tous l’attaquent, ou le défendent. Tâche aisée pour les premiers. Moins pour les autres. Mais c’est que la morale est plus étroite que la vie. Et moins complexe. Et ne traînant pas comme elle, dans sa contexture tragique, les sublimes antinomies dont l’opposition continue fait la substance du héros et qui interdisent au héros d’être plus et moins qu’un homme. Du point de vue de la morale il est bien l’Antechrist, comme les disciples du Christ se représentent l’Antechrist. Et cependant, dans la profondeur du réel, il est plus près du Christ, sans doute, que ne le fut jamais le plus puissant de ses disciples, car je ne connais pas deux hommes, parmi tous les hommes ayant paru sur la terre, qui soient plus loin de saint Paul que Jésus et Napoléon.

Du point de vue de l’art, tout s’illumine. C’est un poète de l’action. Voilà tout. Et pour aller plus loin il faut, ou bien que j’aime trop le verbe, ou bien que je me rende compte ou craigne que l’homme l’entende mal. Il a pu commettre contre son art, comme tous les artistes, des fautes qui, sous l’angle moral, sont regardées comme des crimes, mais l’œuvre en son ensemble est parmi les plus surprenantes qu’artiste ait imaginées. Parmi les plus durables aussi, par son esprit, et indépendamment de sa survivance matérielle, chancelante à coup sûr, mais qui importe peu. Parmi les plus décisives dans l’histoire spirituelle de l’humanité. La plus décisive, sans doute, depuis celle du Christ, étant immorale comme elle, puisque, comme elle, elle culbute toutes les habitudes sociales et les préjugés du temps, dissout, disperse les familles, précipite le monde entier dans un abîme de guerre, de gloire, de misère et d’illusion.

Il est à part, comme Jésus. Çakya-Mouni est loin de nous, perdu dans le brouillard musqué des marécages d’Asie. Mahomet n’est qu’un faiseur de code, comme Moïse, ou Solon. Michel-Ange, Shakespeare, Rembrandt, Beethoven œuvrent hors du plan de l’action. Ils la rêvent. Tandis que ces deux là agissent leur rêve, au lieu de rêver leur action.

Entre ces deux sommets, tout hésite. Tout n’est que brume d’habitudes, de scrupules, d’indécision, de moralité, de médiocrité. Tout n’est que mots où l’on patauge. Seuls, parmi tous les hommes, ces deux là ont osé. Jusqu’au martyre. Jusqu’à la mort. Les prétextes moraux, je ne tiens pas à les connaître. Les prétextes moraux sont des masques mis par les hommes sur la face impassible de Dieu. Un instinct de domination aussi irrésistible que le mouvement des planètes a maintenu ces deux seuls êtres dans l’orbe fermé et rigide d’un implacable destin. Ils ont été au bout de leur nature, si généreuse, dans sa puissance originelle, qu’elle les porta l’un et l’autre à tout envahir autour d’eux, à tout dévorer de leur flamme, jusqu’aux foules qui les suivirent, jusqu’à eux-mêmes, allant vers un but invisible que l’un ni l’autre n’aperçut. Ils sont les deux seules ombres connues de Prométhée sur la terre.

Deux Méditerranéens. Deux Orientaux, en somme. Tous les deux d’une terre ardente, faite de roc et de soleil. Tous les deux apparaissant à un moment presque identique, l’un entre l’Orient et l’Occident, entre le paganisme à l’agonie et le stoïcisme en croissance, entre les puissances rationnelles et les puissances mystiques, l’autre entre le Nord et le Sud, entre l’esprit démocratique et l’esprit aristocratique, entre une science impatiente et une religion fourbue, tous les deux à une minute critique d’oscillation de l’univers. Tous les deux portant en eux la foule et vers qui montent et tourbillonnent les volontés et les tendresses incapables de se conduire. L’un suivi, au commencement, de quelques pécheurs, de quelques filles, et prenant le monde. L’autre, à la fin, luttant contre le monde qu’il avait pris, seul avec quelques enfants. Hors la loi tous les deux, avec le bas peuple à leurs trousses, le simple, le paysan, le pauvre, l’illuminé, Napoléon renversant les valeurs établies dix-huit siècles plus tôt par saint Paul, comme Jésus renverse les valeurs codifiées quinze siècles avant par Moïse. Charlatans, pour les âmes pauvres. Car Jésus, pour frapper les foules dont il a besoin comme aliment de sa passion, rend aux aveugles la lumière et ressuscite les morts alors qu’il sait fort bien qu’il n’en a pas le pouvoir, comme Napoléon, pour entraîner les peuples dans le rêve qui le conduit, distribue des croix qu’il dédaigne et écrit des Bulletins menteurs. Tous deux ayant la même action fascinatrice, la même faculté de grandir dans l’éloignement. L’un consolant de la vie, l’autre consolant de la mort. D’un point de vue l’antithèse. C’est-à-dire l’identité.

Ne voyez-vous pas qu’ils étaient possédés tous les deux du même désintéressement atroce, que sans le savoir, sans le vouloir, sans avoir ni l’envie ni la force d’y résister, ils faisaient graviter les cieux autour de leur propre aventure ? Qu’ils étaient tous deux obligés, pour durer, pour vivre, et enfin pour mourir tels qu’ils avaient vécu, de vaincre interminablement ? Qu’ils étaient tous deux condamnés, pour assurer dans le temps leur victoire définitive, à être vaincus dans l’espace ? Que ni l’un ni l’autre n’apercevait les conséquences éloignées de ses désirs ni de ses gestes, ou que, s’il les apercevait, il agissait tout de même, ne pouvant faire autrement ? Qu’ils possédaient le même empire sur eux-mêmes, la même cruauté envers eux-mêmes, la même faculté, non de réprimer leur passion, mais de la diriger vers la plus grande somme possible de puissance à en tirer ? Qu’ils possédaient la même force à combiner des sensations et des images pour s’enivrer des formes neuves qui en naissaient sans arrêt ? Qu’ils avaient le même besoin de régner sur le cœur des hommes, de susciter des sentiments et des enthousiasmes passionnés, et qu’ils exerçaient tous les deux, pour réaliser leur être, sur leurs voisins et leurs proches, le même despotisme intransigeant ? Qu’ils exigeaient de ceux qui désiraient les suivre qu’ils abandonnent les biens terrestres, qu’ils brisent les liens les plus sacrés, qu’ils quittent leur père, leur mère, leur frère, leur épouse, leur enfant ? Qu’ils suscitaient des amours effrayantes, mais qu’ils n’avaient pas d’amis, ce qui, hélas ! est le signe de la grandeur ? Que la force à aimer de l’un suscitait partout l’énergie, comme la force à vouloir de l’autre suscitait partout l’amour ? Qu’eux seuls, parmi ceux qui surent agir, donnèrent à leur action une forme symbolique ? Car c’est là une action pensée, réalisée par l’enthousiasme ou l’obéissance des hommes et lancée dans le mythe pour y modeler l’avenir.

Tous deux ont arrosé de sang la terre, pour faire germer de la terre les moissons qu’elle enfermait. Tous deux sont des héros. Ni l’un ni l’autre n’est un saint. Mais tous deux ont créé des saints. Le héros éveille le saint qui accepte le martyre pour ressembler au héros. L’un passe inconnu dans la foule, en dehors des maîtres de l’heure, et l’autre, tôt ou tard, courbe les maîtres de l’heure sous sa loi. Le saint renonce. Il supprime une part de lui-même afin d’atteindre une moitié de Dieu, la seule qu’il sache lui voir. Le héros est un conquérant. Il marche, de son être entier, à la rencontre de Dieu.

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