Napoléon
III
L’AVERS
1
L’homme apparaît dès son enfance, pour peu qu’on veuille bien juger les hommes par la passion que trahit leur regard, et non par la docilité qu’ils montrent à rester bien sages à leur banc. Chez celui-là il apparaît dans sa fierté farouche, dans ce signe de la grandeur qui déjà marque l’enfance, ou bien le premier rang au jeu, le rang de chef, les habits déchirés, la bouche sanglante, ou bien la solitude et le silence au milieu des rires et du bruit. Battu au sang, il ne crie ni ne pleure. Innocent, il n’avoue jamais. On le brime, on le rosse, il ne desserre pas les dents. « Bien qu’il eût rarement, dit Bourrienne, à se louer de ses camarades, il dédaignait de porter des plaintes contre eux ; et lorsqu’il avait, à son tour, la surveillance de quelque devoir que l’on enfreignait, il aimait mieux aller en prison que dénoncer les petits coupables. » Plus tard, monté au trône, il a tout oublié. Il suffit qu’on ait été son maître ou son condisciple pour qu’il vous comble de bienfaits.
Chose rare, il appelle alors et protège ceux qui l’ont vu misérable. Car il a été misérable. Il a eu faim. Il a connu le repas unique par jour, et, pour ce repas unique, le pain. Il a porté l’habit râpé, verdâtre aux genoux, aux coudes, la semelle de carton. Pas une fois il ne se plaint. Si on lui offre de l’argent, il s’empourpre, et se retire. Il élève son frère Louis avec sa solde de soixante francs. Il fait la cuisine, il fait le ménage. Empereur, à un fonctionnaire qui se plaint de ne toucher que 1.000 francs par mois : « Je connais tout cela, Monsieur… Quand j’avais l’honneur d’être sous-lieutenant, je déjeunais avec du pain sec. Mais je verrouillais ma porte sur ma pauvreté. »
Comme tant d’artistes romantiques dont il est, et l’un des premiers en date, et le premier en puissance sans doute, il est plein de « vertus bourgeoises ». Et les « vertus bourgeoises » ont ceci qui les distingue de toute espèce de vertu, c’est qu’elles ne vont presque jamais sans quelque ridicule, le respect pontifiant des bonnes mœurs, l’ordre domestique maniaque, les pantoufles au coin du feu. Elles atteignent leur apogée à l’apogée du bourgeoisisme dont il est, au moins dans la loi, le véritable fondateur. Elles attendrissent Balzac, elles boursouflent Hugo, elles corrompent Ingres, elles font délirer Michelet, ânonner Stendhal lui-même et vaticiner Carlyle. On ne se peut consoler de l’aspect caricatural qu’elles imposent à ces hommes puissants qu’en remarquant qu’elles s’étalent dans leur plus abjecte innocence par exemple chez Monsieur Thiers. Chez Napoléon elles surprennent, et il faut se défendre contre soi-même pour n’y pas chercher une excuse aux crimes dont on l’a chargé. Car au contraire ce sont elles, peut-être, qui nous les expliquent le mieux.
Il est plein de vertus bourgeoises. Les uns — les pauvres — l’en louent. Les autres — plus riches — l’en blâment. Un tel homme, dit-on, n’a pas le droit d’être bon fils, bon frère, bon mari, bon père, bon ami, bon administrateur de sa maison. Il est certain que le sentiment de la famille, et sa famille, ont compromis son œuvre spirituelle après l’avoir perdu. Car c’est à se tordre de rire : ils sont jaloux de lui, ils ont des crises de conscience, ils se croient des talents militaires, un droit divin, un droit d’aînesse[C], ils lui font des remontrances, ils boudent le trône qu’il leur jette parce qu’un autre leur va mieux : « A les entendre, on croirait que j’ai mangé l’héritage de notre père. » Il les fait rois, il les fait reines, il les gorge de titres, il les arrose d’argent. Eux le pillent et le trahissent, et lui ne cesse pas de pardonner[D]. Car c’est un tendre, au fond, qui se défend et s’observe, mais qui a trop de choses en tête pour se défendre et s’observer longtemps. Marmont, son pire ennemi, le sait bien : « Il cachait sa sensibilité, en cela bien différent des autres hommes qui affectent d’en montrer, sans en avoir. Jamais un sentiment vrai n’a été exprimé en vain devant lui et sans le toucher vivement. » Il adore son fils, joue avec lui des heures, se laisse tourmenter par lui. Il aime très bourgeoisement ses deux femmes, et quand il répudie la première, c’est un drame de conscience, des larmes, des remords, une ingénuité incroyable que la rouée exploite trop longtemps. Les enfants de Joséphine sont ses enfants : « Rien, écrit-il à Eugène, ne saurait ajouter aux sentiments que je vous porte ; mon cœur ne connaît rien qui lui soit plus cher que vous ; ces sentiments sont inaltérables. » Et d’ailleurs, de tous les siens, celui-ci en est le seul tout à fait digne par sa fidélité, sa droiture, sa pureté, son honneur. Passivement du moins, car il n’est pas de sa trempe. C’est un brave homme, simplement, peut-être même l’aime-t-il parce qu’il sait trouver en lui un bon appui, une sécurité entière, quelque chose qui le repose de ceux qui le trahissent et le grugent, l’un des pôles de sentiment où son cœur solitaire puisse étayer sa lassitude de battre trop fortement. L’autre pôle est sa sœur Pauline, gloire féminine du monde dont il est la vertu virile, qui est le génie de l’amour comme il est celui de la force, qu’il aime, et qui l’adore, qui le suit seule avec sa mère à l’île d’Elbe, qui le suivrait, s’il n’était plus généreux encore qu’elle, à Sainte-Hélène, qui ne cesse de le soutenir dans sa chute de sa tendresse et de son or, engage ou vend tous ses écrins, alors que l’ingratitude se répand avec tous les autres, frères, proches, amis, serviteurs, comme une lèpre sur laquelle il ferme, ou veut fermer les yeux.
A son propos on a parlé d’inceste, sans preuves, et pour le salir. On n’a pas vu que ses « vertus bourgeoises » le rendaient précisément très improbable, et qu’il ne fut qu’un demi-oriental, emprisonné par son éducation, sa volonté, sa foi démocratique, dans les cadres de l’Occident. Cela ne l’eût point sali s’il eût été le fauve saoûl de sang, se couchant au soleil pour nettoyer ses ongles de sa langue entre une orgie meurtrière et une orgie érotique, broyant les crânes d’homme et les ventres de femme non pour se chercher, lui tout seul, dans sa complexité poignante, mais pour essayer de saisir les impulsions saccadées et fuyantes de sa névrose dans leur horrible mais auguste simplicité. Cela l’eût complété, en eût fait une autre figure, plus entière peut-être, plus pure, moins énigmatique pour nous autres de ce bord-ci des océans, qui ne pouvons parvenir à comprendre qu’on ne soit pas tout entier dans le bien ou tout entier dans le mal. Point d’oasis pour le rêveur brûlé de fièvre, point de fruit pour celui qui a soif, point de tendresse féminine pour celui qui mendie l’amour de tous les hommes en leur imposant le sien. Que la belle et grande amoureuse ait aimé le grand homme comme une sœur aime son frère, peut-être est-ce un hommage involontaire à l’isolement des héros que les pauvres de cœur leur rendent en cherchant, au lieu de l’admettre, l’explication que l’on sait.
Le voici donc, de concession en concession, de faiblesse en faiblesse, de faute en faute, pour la superstition du clan, pour le respect envers une vieille avare qui baragouine un sabir incroyable, mère antique d’ailleurs, par sa fermeté invincible, ancienne amazone guerrière qui courut le maquis avec Napoléon au ventre, pour l’affection qu’on doit à des frères légers, ou chagrins, ni bons ni mauvais, mais brouillons et vaniteux, à des sœurs acariâtres, assez fermes de cœur parfois, l’une d’entre elles bonne et belle, pour une épouse écervelée et folle de coquetterie, pour une autre sotte et sensuelle, — le voici donc traînant ses rêves gigantesques dans l’office et l’alcôve, soucieux, pour eux, comme un notaire de province, d’établissements avantageux et de solides placements. Éternelle contradiction qui, à la fois dérobe et trahit son mystère, le fait si grand par l’imagination, si ordinaire par les sentiments. C’est par ces sentiments-là qu’il perd le visage humain de son œuvre, comme il en sauve le visage divin par son orgueil.
2
L’immensité de cet orgueil est telle qu’il se confond avec les régions mystiques de son être, détermine tout ce qui est en lui de plus permanent et de plus noble, ce fatalisme supérieur dont sa volonté n’est qu’un moyen et qui ne reconnaît, au fond, d’autre but à la vie terrestre que d’imprimer dans les événements, les passions, les âmes, les traces d’un passage si profond que l’humanité entière y reconnaisse un épisode nécessaire de sa propre immortalité. Il est haut comme une épopée, comme la sienne, dont il est le mobile intime, déterminé par l’instinct impérieux et vague qu’il se confond avec une fatalité historique grandiose, impossible à éviter, impossible à contenir. S’il ne s’était senti fait pour marcher isolé au premier rang visible et qu’il eût eu ce même orgueil, il se fût appliqué, même habitant au centre d’un désert, à être le seul dont on puisse dire qu’il avait été celui-là. Car il faut que tous y consentent, par l’acte, et non par le mot. Devant la sienne, il faut que toutes les volontés plient[E]. Devant les siens, il faut que tous les yeux se baissent. Et quant à l’insulte, il lui semble qu’elle est comme une méconnaissance de son rôle, une trahison envers la destinée commune à tous. Elle fait plus que le blesser, elle l’étonne : « Je suis un homme qu’on tue, mais qu’on n’outrage pas. »
Un sentiment pareil commande à la simplicité d’être sa compagne de route, sachant qu’aucun signe extérieur, fût-ce celui de la puissance souveraine, n’est capable de le combler. « Dans le fond de sa pensée, dit Bourrienne, Bonaparte dédaigna toujours également les oripeaux consulaires et les mascarades impériales. » De ceci, il y a mille preuves, du recueillement farouche de son enfance malheureuse au sommet le plus éclatant de sa vie, aux tortures morales et physiques de l’exil. La vanité aime le bruit, l’orgueil écoute le silence : « Quand pourrons-nous, dit-il en parlant de la vanité de son peuple, échanger celle-ci contre un peu d’orgueil ? » Et en effet il fuit la foule, ses ovations, les exhibitions en public, et c’est d’autant plus malaisé et cela frappe d’autant plus qu’une curiosité plus tumultueuse l’entoure et que son génie se fait plus solitaire à mesure que l’ivresse et la douleur des peuples tournent plus vite autour de lui. « J’arriverai à Paris à l’improviste, écrit-il après Marengo. Mon intention est de n’avoir ni arc de triomphe, ni aucune espèce de cérémonie. J’ai trop bonne opinion de moi pour estimer beaucoup de pareils colifichets. » Et de fait, c’est toujours de nuit qu’il y rentre, ou par une barrière à laquelle on ne l’attend pas, ou avec plusieurs heures d’avance, déroutant les plus acharnés. Quand il ne peut fuir une fête, qu’il doit l’accepter comme un instrument, ainsi qu’un ciseau pour sculpter la pierre, une charrue pour labourer, il est au supplice. Elle étale pour lui avec tant d’évidence la bassesse, la sottise, la servilité et la vulgarité des hommes qu’il a peur, à leur contact, de montrer le mépris qu’il leur porte et d’y compromettre sa puissance à les dominer de haut. Jamais il n’entre le premier dans les capitales conquises, ou même il les évite, par une sorte de calcul où la satisfaction de son stoïcisme aristocratique se confond avec le mystère dont il veut être entouré. Il n’entre pas à Madrid. Il ordonne à Joseph, dans un billet péremptoire, de pénétrer en pompe dans Burgos : « Autant je pense devoir faire peu de cérémonie pour moi, autant je crois qu’il faut en faire pour vous. Pour moi, cela ne marche pas avec le métier de la guerre. Et d’ailleurs, je n’en veux pas. » Il galope d’un bout à l’autre de l’Europe, comme isolé dans ses armées à qui il se montre à son heure pour en exalter le moral, et ne décrète une exhibition solennelle à laquelle il ordonne aux Empereurs et aux Rois vassaux de se rendre, à Dresde ou à Erfurth, que le jour où il la juge nécessaire aux fins qu’il poursuit sans les voir mais dont il connaît les voies, et à son action prestigieuse sur les imaginations. « Qu’est-ce que le nom d’Empereur ? Un mot comme un autre. Si je n’avais d’autres titres que celui-là pour me présenter devant la postérité, elle me rirait au nez[F] ». Il le savait tout aussi bien que ceux qui le lui reprochent, puritains étriqués qui n’ont jamais voulu comprendre que ce titre et la puissance extérieure qui s’y attache étaient comme une masse instrumentale indispensable à la symphonie gigantesque qu’il organisait et poursuivait dans un enivrement lyrique continu.
On le voit bien, lors de sa chute. Alors que tous l’abandonnent, un à un, ceux qu’il avait gorgés, ceux qu’il avait créés, et sa famille au premier rang, alors qu’il n’a plus avec lui pour lutter contre le monde que quelques vieux paysans et quelques petits conscrits, c’est son orgueil qui repousse les conditions que les alliés, aux portes de Paris, épouvantés de leur victoire lui offrent, la France, la Belgique jusqu’au Rhin, l’Italie… Fou ? Peut-être. Mais quelle force ! « Contre tout l’univers je n’ai que moi, moi seul, et la passion que mon cœur porte. Voici l’homme. Même abattu, même tué, j’aurai maintenu l’empire que je porte au dedans de moi. Je n’aurai pas cédé pour deux couronnes et un pouvoir consolidé et la paix et le repos et la richesse colossale et les bénédictions de tous, une seule étincelle de l’astre que j’entrevois. Je suis celui qui fait pencher l’un des plateaux de la balance, quand tous les rois et tous les peuples et jusqu’aux miens, et Dieu, se jettent dans l’autre plateau… » Deux ans auparavant, quand il s’enfonçait dans la steppe russe, traînant à ses talons toute l’Europe armée, vers le destin final à la découverte duquel, impitoyable envers lui-même, il se sentait comme aspiré, quelqu’un lui demandant qui défendrait la France si on l’attaquait en son absence : « Ma renommée », dit-il.
3
L’orgueil qui est, il me semble, la plus haute des vertus, mesure sa force créatrice à la qualité de l’ambition qu’il conditionne. Mais là encore il faut s’entendre. Une forme de l’ambition, c’est de paraître. L’autre, c’est d’être. Il n’y a guère ou point de nuances entre ces deux ambitions-là. Et la première est à la seconde ce que la vanité est à l’orgueil. On devrait, pour celle-là, imaginer un mot nouveau, car c’est à elle, par malheur, que le terme dont il s’agit s’applique à peu près constamment. Or, l’état de vertu ne s’attache qu’à la seconde.
Une source d’étonnement ne s’épuise pas pour moi. C’est l’absence d’ambition de la plupart de ceux d’entre les hommes qu’on qualifie d’ambitieux et qui vivent, dès le collège, dans l’intention très arrêtée de devenir ministre, préfet, général, ambassadeur, académicien ou président de la République. Commander six mois à des fonctionnaires, ou sept ans, dans les limites étriquées de règlements qu’on n’a pas même faits ! Voyez-vous d’ici un poète qui consentirait à écrire son poème pour la délectation d’une assemblée d’électeurs, à condition de ne pas dépasser un certain nombre de vers et d’observer toujours le même rythme ? L’ambition politique est la plus pauvre de toutes, ou la plus haute, selon le cas. Mais le second cas se produit une fois ou deux, en dix siècles. Celui qui, au pouvoir, n’est pas digne d’être le maître absolu et ne le devient pas par ce seul fait qu’il en est digne est un esclave. Je crois bien que Napoléon a joui du privilège unique de démontrer que si, au pouvoir, on n’est pas Napoléon, on n’est rien.
Au pouvoir ou ailleurs, il n’est qu’une ambition avouable, et Napoléon le savait. Il l’a expressément et royalement définie : « L’ambition de dominer sur les esprits est la plus forte de toutes les passions. » Ce fut la plus forte des siennes. Et seuls les ambitieux médiocres ont pu l’accuser d’ambition médiocre, par exemple d’être Empereur[G]. Son ambition fut de celles qui condamnent un homme à passer, dans sa jeunesse, à peu près inaperçu, parce qu’elle n’éclate ni dans leurs propos, ni dans leurs vêtements, ni dans leurs façons, ni dans leurs gestes, et que seuls ceux qui savent lire un visage pourraient la découvrir tapie et ignorée sous l’hermétisme de la bouche, le léger froncement du front, le feu étouffé du regard. Elle n’apparaît à personne, pas même à celui qui la porte, parce qu’elle n’existe pas. Il est orgueilleux, oui, mais comme tel il est timide, et s’il dédaigne la fonction en vue et l’uniforme étincelant, c’est qu’il a peur qu’on le remarque et le critique le jour où il revêtirait cet uniforme et accepterait cette fonction. La pudeur ombrageuse est la forme élémentaire de l’orgueil chez les enfants. Elle peut écraser, certes, s’il n’est pas très intelligent, toutes ses vertus créatrices. Mais si sa volonté croissante, ou le hasard, parviennent à le prévenir des raisons de cette pudeur, du sentiment de supériorité qui se cache sous cet orgueil, son ambition qu’il ignorait et que tous appelaient autour de lui, selon leur acuité psychologique, de la modestie ou de l’apathie, n’attendra plus qu’une occasion de se définir dans ses passions naissantes ou les événements extérieurs. A sa grande surprise, il se sentira quelque jour supérieur à ceux qui le méprisent ou l’ignorent et dont hier il admirait l’aisance, l’audace, la facilité. Il cherchera alors à découvrir et à saisir les instruments de la puissance propre qu’il sentira sourdre de lui.
L’ambition de Napoléon n’apparaît ni dans son enfance ni dans sa première jeunesse. L’artiste s’ignore et se cherche et son effacement est instinctif. Il est replié sur lui-même. Il sait déjà ce qu’il ne veut pas être, il ne sent pas encore ce qu’il veut être. Simplement parce qu’il ne sait ni même sent ce qu’il peut être. Il ne se connaît pas, et prenez garde, il ne se connaîtra jamais. C’est là la marque du grand homme, maître de lui quant aux moyens, éperdu, quant aux fins, d’emportement lyrique et de mystère. Il n’a jamais eu, dans sa vie, qu’une ambition extérieure fondamentale, la seule qui fût nécessaire à la manifestation active de la grandeur qu’il se sentait. Du jour où il a vu, du jour où il a fait la guerre, constaté la pauvreté de la plupart de ceux qui la font à ses côtés, senti qu’elle multipliait soudain, dans une sorte d’ivresse lucide, ses facultés jusqu’alors inconnues de décision, de caractère, de simultanéité dans la conception et l’action, il veut un grand commandement. Il intrigue alors, les dents serrées, accepte de tristes besognes dont il souffre cruellement. Pour fréquenter Barras il dompte son dégoût. Il mitraille les sectionnaires sur les marches de Saint-Roch. Pour saisir l’Hydre, Hercule traverse un marécage. François Villon vole pour vivre, c’est-à-dire pour sentir. Michel-Ange consent à s’humilier devant le pape pour obtenir un champ d’activité assez vaste pour sa passion. Gœthe fait des courbettes devant un principicule pour ne pas perdre de temps à courir après son pain. Jésus ne cesse d’obéir, afin que tous lui obéissent. Aussi grand que nous soyons, il faut que nous acceptions tout à fait, une fois au moins dans notre vie, une servitude quelconque pour délivrer notre pouvoir.
Il a dit ce mot formidable : « Je n’ai point d’ambition… » Qu’il est donc pauvre celui qui n’y reconnaît pas une merveilleuse innocence ! « Je n’ai point d’ambition… ou, si j’en ai, elle m’est si naturelle, elle m’est tellement innée, elle est si bien attachée à mon existence, qu’elle est comme le sang qui coule dans mes veines, comme l’air que je respire ; elle ne me fait point aller plus vite, ni autrement que les mobiles naturels qui sont en moi ; je n’ai jamais à combattre ni pour elle, ni contre elle, elle n’est jamais plus pressée que moi ; elle ne va qu’avec les circonstances et l’ensemble de mes idées. » Ceci devrait suffire à ceux qui ne s’attachent pas d’abord à découvrir, dans l’Histoire et la vie, quelques êtres autonomes pour y fixer les seules valeurs nobles auxquelles il convienne de s’attacher, au lieu de vouloir faire entrer de force tous les êtres en un cadre rigide arrêté d’ailleurs, dans un passé plus lointain et plus vague, par quelque être autonome qui a dicté sa propre loi. Une heure sonne, tous les dix ou vingt siècles, où l’étude des grandes personnalités, poursuivie jusqu’aux plus cachés de leurs ressorts est plus utile, pour la formation des individus chargés de préparer dans les esprits une forme nouvelle d’obéissance active, que ne l’est, pour la société, l’obéissance passive aux formules périmées d’une personnalité presque entièrement engloutie dans la légende et l’oubli. Nous ne savons pas ce que fut Moïse, et, plus ou moins, le voulant ou non, nous persistons à lui obéir. Si nous ne savions pas qui a été Napoléon et s’il ne nous restait de lui que dix brèves formules, comme celle-ci par exemple : « L’intérêt n’est la clé que des actions vulgaires », qui oserait prétendre qu’on n’y pourrait chercher les éléments d’un nouvel aristocratisme capable de sauver les hommes des formes les plus basses du démocratisme où la parole de Moïse ne cesse, depuis trente-cinq siècles, de les enfoncer ? Peut-être celui-ci ne fut-il qu’un marchand d’esclaves, dur et roublard. Nul ne le sait. L’être autonome est un noyau autour de qui mûrit le monde. Sa force emporte, dans une unité irrésistible, ce qu’on appelle ses qualités et ses défauts et qui ne sont que les facettes du même diamant compact.
« Je suis d’un caractère bien singulier, sans doute. Mais on ne serait point extraordinaire si l’on n’était d’une trempe à part. Je suis une parcelle de rocher lancée dans l’espace. Vous me croirez peut-être difficilement, mais je ne regrette point mes grandeurs. » Je le crois, moi. Je crois qu’il ne regretta qu’une chose, quand on le mit dans sa prison : les moyens de poursuivre et d’atteindre l’image qui le hantait. Rubens, je le sais bien, eût lâché sans regret ses palais et ses ambassades si on lui avait donné le choix entre eux et son pinceau. Le pinceau de Napoléon, c’était le moyen de manier les passions, les armées, les peuples, par conséquent un pouvoir souverain quelconque dont « ses grandeurs » n’étaient que les signes faits pour les autres et qu’à part lui il dédaignait. Tout ce qui s’y attachait n’était pour lui que somptueuses corvées où il avait bien soin d’ailleurs, par ses manières, son costume, ses paroles, son regard, de marquer la distance qu’il y a d’un roi de droit divin à un homme libre qui s’est couronné tout seul. « Le trône en lui-même n’est qu’un assemblage de quelques pièces de bois recouvertes de velours. Le trône c’est un homme, et cet homme, c’est moi, avec ma volonté, mon caractère et ma renommée. » La pitance des princes l’écœure. Il n’a que dégoût, et dégoût avoué, pour la basse flatterie qui se répand sous ses bottes. On dirait, à bien l’écouter, que plus il en est empêtré, plus il se sent seul, et qu’il agit de façon à accroître et à mieux goûter sa solitude. Le mariage autrichien, au fond, est une expérience grandiose, une danse dans le désert, le jeu triomphal et désenchanté d’un colosse. Il veut savoir jusqu’où sa force peut monter, jusqu’où peuvent descendre la peur, la lâcheté, la servilité des Rois. Il veut se nourrir du spectacle intérieur d’une puissance dont les limites extrêmes ne sont ignorées que de lui. Il a le mépris du poète pour tous ceux qui s’imaginent qu’il poursuit un but défini, et, à chaque étape, respirent, croyant qu’il a atteint ce but, un trône par exemple, ou la possession de quelque province nouvelle. Ils le voient au sommet de leurs propres ambitions de pauvres, et cela suffit à ces pauvres. Tous le jugent ainsi, ses ennemis, ses amis, comme un homme qu’une couronne tente, que dix couronnes satisfont. Etre le maître de la France, de l’Europe, du Monde, qu’est-ce donc, pour ce pélerin de l’absolu qui sent qu’il ne maîtrisera jamais le mystère qui l’habite ?
Qu’est-ce donc, je vous le demande, qu’est-ce donc que paraître pour le présent ? Etre pour l’avenir, pour toujours, c’est là ce qu’il cherche. « L’immortalité, c’est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Cette idée porte aux grandes choses. Mieux vaudrait ne pas avoir vécu que de ne pas laisser de traces de son existence[H]. » Il a cette soif d’éternité que les grandes natures portent, il veut que le temps, bien plus encore que l’espace, soit à lui. L’espace est si petit ! Un grand cœur ignore l’espace. Il est le contemporain de tous les hommes qui vécurent, de tous les hommes qui vivront. Il sait fort bien qu’il a battu, qu’il battra dans leurs poitrines. Si sa solitude s’accroît à mesure qu’il avance vers le terme de sa vie terrestre, c’est que, par sa vie éternelle, il communie de plus en plus profondément avec tous ceux qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore et qu’il s’imagine former une cohorte idéale où ses droits, quelque jour, seront reconnus. Puissance de l’Illusion ! Il croit cela, même alors qu’il sait qu’à la minute de sa mort, la nuit définitive commencera pour sa conscience. Il ne saura rien de sa gloire. Mais il sait qu’elle sera. Il le veut. Il aime, il combat, il se fait haïr, il se fait aimer pour l’accroître. Tant qu’une âme d’homme sera, il fera partie de cette âme.
Pour un être de cette trempe, la souffrance n’est qu’un moyen. Et la mort, un autre moyen. « Quel est l’homme qui ne voudrait pas être poignardé à la condition d’avoir été César ? » Illusion, Illusion ! Pauvre grand cœur, qui sais que « les hommes sont rares » et qui crois les connaître, et pourtant les connais si peu ! Plus rares encore que tu ne penses. En est-il deux ou trois par siècle qui consentiraient au martyre à condition de demeurer vivants, après leur mort, dans le commun souvenir ? Pas un, peut-être. Et il consent au martyre parce qu’il est de ceux-là[I]. Tombé, ce dont surtout il souffre, c’est de s’imaginer qu’il n’occupera pas, dans la mémoire des peuples, une place comparable à celle d’Alexandre ou de César. Les choses accomplies ne sont rien pour le poète. Ce qui compte seulement, ce sont les choses à accomplir. Il a quarante-cinq ans, l’âge où s’opère, dans les hautes natures, un classement nouveau, plus ordonné, plus logique, plus équilibré et plus clair des profonds éléments de l’être accrus, en cours de route, de nourritures innombrables, et prêts à s’élancer vers les conquêtes inconnues d’une jeunesse d’âme qui s’accroît à mesure que diminue l’intervalle qui les sépare de la nuit. Et il est prisonnier, et il ne peut agir son rêve — ce rêve qui s’élargit ! On lui dit qu’il meurt de faiblesse : « Non, s’écrie-t-il, ce n’est pas la faiblesse, c’est la force qui m’étouffe, c’est la vie qui me tue. » Il ne sera jamais ce qu’il aurait pu être, et il en meurt. Mais prenez garde. Ne le plaignez pas. Ne faites pas semblant d’être de son avis, de vous imaginer qu’un homme comme lui peut se comparer à quelque autre, vivant, ou mort, ou pas encore né : « La gloire ? dira-t-il, Je m’en suis gorgé, j’en ai fait litière, et, pour le dire en passant, c’est une chose que j’ai rendue désormais à la fois bien commune et bien difficile. »
4
On a tout dit sur les moyens exceptionnels qui lui donnaient, sur la plupart des hommes, ces avantages immédiats sans qui les grandes facultés sont condamnées parfois à frapper dans le vide ou jetées des routes de l’action dans la découverte et la culture des mondes intérieurs. On a noté sa résistance à la fatigue, à l’insomnie, au jeûne, sa puissance énorme de travail, sa mémoire presque monstrueuse, cette santé toujours instable fouettée par des nerfs de feu, l’ardeur qu’il infusait, soit de gré, soit de force, à son entourage fourbu, vidant ses officiers, ses secrétaires, épuisant ses chevaux, dormant à volonté à n’importe quelle heure, dix minutes, sur une chaise, après comme avant aussi ferme, aussi lucide, aussi précis. On a vanté la brièveté, la netteté de ses questions, la clarté de ses ordres, cette puissance inépuisable à transformer le choc sensuel immédiatement en action[J]. On a commenté — mal il me semble, parce qu’on paraît y avoir cherché quelque raffinement oriental, on ne sait quelle névrose maniaque, — sa propreté méticuleuse où je verrais plutôt la marque de l’homme de l’espace, celui qui dort sur la terre, voit toutes les nuits les étoiles et suit les routes du vent, celui qui mourrait à la peine s’il ne prenait pour associés tous les éléments naturels : « L’eau, l’air et la propreté, a-t-il dit, sont les principaux articles de ma pharmacopée. » Je le crois bien. Là est l’un des plus sûrs moyens du grand équilibre héroïque. Un saint n’a pas besoin de ça.
Ce qu’on a moins dit, parce que c’est moins facile, parce que, là encore, le poison de moralité intervient pour fausser le jugement, c’est sa maîtrise de lui-même. Il est au centre d’une toile immense dont tous les fils viennent s’attacher à sa tête. S’il ignore où son destin le mène, il sait toujours le chemin qu’il doit suivre pour aller à son destin. Certes, comme la passion même, il est fait de contradictions. La sienne suit une ligne pleine de soubresauts, de heurts, mais continue et qui creuse sa route droite sans s’occuper des incidents, des accidents, des épisodes accessoires qui se déroulent sur ses bords. Dès qu’il porte un cœur héroïque, la ruse, la dissimulation de l’Italien ne sont que des armes puissantes au service d’une passion plus haute, désintéressée et fatale comme l’amour, à laquelle il sacrifie tout le reste de son être et vers laquelle il ne peut pas ne pas marcher. Un homme comme celui-là ignore peut-être la morale, mais il ignore aussi l’hypocrisie. Il se concentre et huile ses ressorts pour agir à l’heure choisie, sans paroles, et tel qu’il est. Il n’est pas question, pour lui, de mutiler son être intime, d’écraser, en rougissant d’elles, ce qu’on appelle ses passions. Mais bien de les tordre en silence afin d’en faire un métal inconnu de tous dans le secret de son cœur. Pour lui, « maître de ses passions », cela veut dire posséder la force exceptionnelle de discerner sa passion dominante afin de refouler ses passions secondaires au profit de celle-là. « Vivre, disait-il, c’est souffrir, et l’honnête homme combat toujours pour rester maître de lui[K]. »
Qu’il l’ait été en toutes circonstances, non. J’ai parlé de ses colères, brusques assauts de ses certitudes tyranniques contre qui ne les partage pas. Le remords qu’il éprouve, après ces sorties qui l’épuisent et où son mal physique entre pour une large part[4], l’atteint d’ailleurs dans son orgueil plutôt que dans sa conscience : s’il ne veut pas voir Hudson Lowe, c’est qu’il éprouve une humiliation intérieure à ne pouvoir, en sa présence, garder le plein contrôle de ses nerfs. Une assemblée le trouble, l’exaspère, parce qu’elle lui enlève les moyens qui n’admettent ni la critique, ni la discussion. Il est brusque avec les femmes, parce qu’au fond il en a peur. La plèbe l’écœure et l’effraie. Devant les assemblées, les femmes, la plèbe, il est hors de son élément. Son élément c’est la solitude intérieure, c’est-à-dire le pouvoir suprême qui réalise, à condition qu’il soit une conquête personnelle, la solitude des sommets, ou bien la foule militaire, solitude elle aussi, dans le silence qui l’entoure et par l’anonymat grandiose de ses passions. Là, vraiment, ses nerfs sont à lui. Il n’emploie pas qui le dessert, mais qui le sert est sûr d’être mis à sa place, même quand il n’en est pas aimé, même quand il ne l’aime pas. « L’homme véritablement homme ne hait point… Sa colère et sa mauvaise humeur ne vont point au delà de la minute. Il ne voit point les personnes. Il ne voit que les choses, leur poids et leurs conséquences. » « Il n’était pas homme, dit Bourrienne, à sacrifier les exigences de sa politique à ses ressentiments personnels. » Il va prendre où il est, fût-il dans les rangs ennemis, celui dont il a besoin. Il emploie à leur heure des hommes qui le haïssent, Gouvion Saint-Cyr, Lecourbe, Macdonald, et ce sont eux, parmi ses lieutenants, qu’il respecte visiblement le plus. Son accueil généreux attendrit Carnot. Il appelle Benjamin Constant qui l’insultait la veille et qu’il charge, sans un reproche, d’appliquer ses idées près de lui. Recevant, comme consul, une lettre de Kléber adressée au Directoire, lettre pleine d’accusations d’ailleurs matériellement fausses contre lui, il lance à l’armée d’Égypte une proclamation où on lit cette phrase : « Portez à Kléber cette confiance sans bornes que vous aviez en moi. Il la mérite. » Que de révoltes sourdes il lui fallut dompter pour écrire ces simples mots !
[4] Bourrienne.
« La fortune, dit Machiavel, ne peut rien contre les grands hommes. Que son inconstance les élève ou les abaisse, elle ne change ni leurs desseins ni leur fermeté d’âme si dépendants de leur caractère qu’ils sont inaccessibles à ses coups. » Et en effet, pour celui-là, aucun incident personnel ne le détourne de sa route. Il y puise, au contraire, la force d’aller plus loin, parce qu’il exerce, pour le vaincre, ses plus vivantes facultés. Nul obstacle ne le rebute. Nul échec ne le décourage. Nulle catastrophe ne l’abat. C’est quand tout le monde s’affole qu’on reconnaît le chef, et qu’on le suit. Et tous vont où il va, parce qu’il fait, à cet instant précis, le geste qu’il convient de faire. Avec ferveur, ce geste procurant des voluptés particulières[L], même s’il détruit son repos. Même s’il engage sa fortune. Même s’il met sa vie en jeu… A Arcole, il se jette sur un pont râclé par les balles, parce qu’il n’aurait pas, s’il ne faisait ce qu’il fait, la victoire qu’il lui faut. En Égypte, dans le désert, il refuse de boire avant le dernier soldat. A Jaffa, parce que la dépression morale accable son armée, il rend sa visite à la peste. Il franchit le Guadarrama à pied, dans la neige et la tourmente, au milieu de ses fantassins. A Brienne, il lance son cheval sur une bombe qui éclate, parce qu’il vient de surprendre l’hésitation de ses conscrits. « Le courage vient de la pensée. La bravoure n’est souvent que l’impatience du danger. »
Le péché ne commence pas avec la peur, la dureté, la haine ou la colère, mais avec la qualité du geste que la peur, la dureté, la haine ou la colère nous portent à accomplir. Il est le fait de l’impulsif incapable d’imaginer à ses passions un visage qui les élève au-dessus des appétits vulgaires et de leur satisfaction immédiate, pour édifier en lui le monument de sa personnalité totale dont les défauts, les vices même, participent à nourrir l’harmonieux développement. L’indulgence fait commettre à Napoléon plus de fautes — et peut-être de crimes — que la sévérité. Mais hors les sentiments bourgeois et familiaux dont tous signalent en lui la constance pour le blâme ou l’apologie, aucune des tentations banales où trébuchent tant d’énergies, même si elle parle à sa chair, n’a de prise sur son esprit : « L’homme fort est celui qui peut intercepter à volonté la communication entre les sens et la pensée. » Ni les femmes, ni les flatteurs, ni le pouvoir, ni la popularité, ni la rancune ne le détournent de son but.