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Napoléon

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LA MISSION

1

Son erreur apparente est d’avoir, pour réaliser l’égalité civile et imposer aux peuples le besoin et le goût de la liberté politique, forgé une armature si rigide qu’elle faussait sur plusieurs points l’égalité qui lui servait de base et, laissant subsister la liberté dans la loi, en étouffait l’essor vivant. C’était nécessaire, sans doute, pour en faire entrer le principe même dans l’habitude de raisonner et de vouloir des sociétés occidentales et en incorporer immédiatement le minimum réalisable dans l’organisme à créer. « Je ne hais point la liberté, dit-il au cours de cet entretien admirable qu’il eut avec Benjamin Constant… Je ne hais point la liberté. Je l’ai écartée lorsqu’elle obstruait ma route ; mais je la comprends, j’ai été nourri de ses pensées. »[T] Sans lui, rien peut-être de l’œuvre de la Législative et de la Convention n’eût survécu à l’anarchie directoriale, et ceux qui le maudissent d’avoir arraché le pouvoir aux idéologues d’assemblée pour souder puissamment, dans la réalité sociale, les lambeaux d’institutions et de lois qu’ils se disputaient comme des chiens fouillant un paquet d’entrailles, eussent maudit ces idéologues eux-mêmes d’avoir rendu fatal le retour d’un ancien régime infiniment plus libre alors qu’il ne le fut quinze ans plus tard, grâce à la lassitude et au dégoût des esprits, d’opposer son ordre rétrograde aux désordres sanglants où la Révolution sombrait. C’est le propre des créateurs de fondre en bloc compact, à leur flamme passionnelle, les besoins épars jusqu’à eux, et de provoquer la fureur intéressée de ceux qui exploitent ces besoins en parasites ou proposent de revenir, faute de pouvoir les satisfaire, à des formes d’art qui les nient. A propos de Napoléon, comme de Rembrandt ou de Delacroix, personne n’y a manqué.

Il avait à choisir. Voilà le fait. Et il en eut la force. Il substitua sans hésiter aux despotismes intéressés et locaux qui énervaient et morcelaient son peuple, une dictature centrale et désintéressée qui l’unifia. Loin de tuer l’ordre légal, il rétablit le règne de la loi, sévère évidemment, mais impartiale. Si d’autre part on lui tient compte que, dans la discussion du Code, l’ancien terroriste Cambacérès le jugeait trop attaché aux principes libéraux, il est vrai que ses institutions semblèrent trop roides, ses règlements trop militarisés, sa loi trop dure pour la femme et pour qui ne possédait pas. Mais il avait à forger un chaînon nécessaire, à fonder sur des bases que les idées du XVIIIe siècle eussent pu déclarer à peu près définitives, la puissance du Tiers-État… Et le Tiers-État allait entreprendre l’enquête positive la plus universelle et la plus poussée de l’Histoire, la conquête économique la plus riche en virtualités, la définition de l’individu la plus décisive en vue de fins toutes prêtes, parce que nous ne les voyons plus, à devenir mystiques de nos jours. D’autres désirs étant venus, nous nous refusons à comprendre ceux qu’il représentait alors. Nous ne nous rendons même pas compte que, peut-être, il prévit ce que nous voyons et eut l’énergie, que nous n’avons pas, de faire entrer dans un système trop rigide pour durer, mais nécessaire pour créer, toute la partie réaliste et féconde des principes qu’il accepta de maintenir et d’étendre, par des moyens forts, à coup sûr, mais harmonieux dans leur continuité, leur unité et leur logique, pour peu qu’on les compare aux actes convulsifs de la Terreur. « Il y a en France, disait-il, trop d’influence centrale ; je voudrais moins de force à Paris et plus dans chaque localité. » Son ordre fut sur pied en quelques mois. C’était une œuvre, et formidable, qu’il eut à maintenir quinze ans contre tous les assauts. Ni l’Europe, ni la France ne lui consentirent le crédit d’en imaginer une autre.

La clé de son poème politique, je la trouve dans les trois mois où ramené d’exil par un de ces miracles qu’on ne voit que chez le peuple qui ne croit pas au miracle, approfondi par le malheur, abandonné de la plupart des siens, tous ses princes en fuite ou digérant dans leurs châteaux, seul avec le peuple de France, il eut assez de magnanimité pour contraindre son orgueil à s’abaisser devant les circonstances, à appeler auprès de lui, sans une récrimination, sans un reproche, exposant ses vues, appréciant ses actes devant eux avec une simplicité majestueuse, sur un ton un peu las et désenchanté, familier, noble, et pénétré de l’assurance que l’interlocuteur était digne de lui, ceux qui le combattaient ou même l’insultaient la veille. Je ne crois pas qu’il existe, dans l’histoire des hommes forts, rien de plus émouvant que cette confidence mélancolique et grandiose où l’auteur d’Adolphe entrevit la réalité de son cœur. Que le monde entier, ce soir-là, n’ait pas été là pour l’entendre, c’est à désespérer de Dieu. Eût-il su l’entendre, d’ailleurs ? Eût-il pu le croire, quand il parlait de paix, de liberté ? Quand le réalisme d’un grand homme qui ne partage pas les illusions immédiates de l’idéalisme banal se déclare prêt à tenter l’expérience de ses moyens, on crie haro sur le grand homme. « Ils n’ont pu imaginer, a-t-il dit plus tard, qu’un homme eût l’âme assez forte pour changer son caractère ou se plier à des circonstances obligées. »

Eurent-ils tort ? Qu’en saurons nous jamais ? Ne se trompait-il pas sur lui-même ? Quel drame !… « Je supprimerai de mes gestes tout ce qui n’est pas dans l’esprit de l’avenir que je désire comme vous. Pourquoi ne me croyez-vous pas ? J’ai souffert. Je suis sincère… Je veux ce que vous voulez. La guerre ? C’est la dernière, je le jure. Laissez-moi vaincre. Encore une fois, rien qu’une fois. Je préparerai après, dans d’autres domaines, des harmonies que vous n’attendez pas. » — « Non. Nous vous connaissons. Vous êtes la guerre. Vous n’êtes bon que pour ce sujet-là. On ne se renouvelle pas. La liberté, la paix ne sont pas faites pour vous. » O douleur ! « Je suis un poète. Je suis la résurrection et la vie. Vous jugez de mon avenir par mon passé, par votre avenir propre qui ne peut être, parce que vous êtes vous, qu’identique à votre passé. Mon avenir, à moi, est une force irrésistible qui monte sans arrêt des profondeurs de mon mystère et peut créer des formes neuves que ni vous ni moi ne soupçonnons… » Ce n’est pas parce qu’il fut vaincu qu’on consentit à son martyre. C’est parce qu’on ne le croyait plus.

Encore un coup, avait-on tort ? C’est précisément la profondeur de son mystère qui condamne le grand homme à être pour lui et les autres une si perpétuelle énigme, que s’il garde, lui, l’héroïsme d’en explorer les abîmes, les autres reculent et se dérobent dès qu’ils n’y sont pas obligés. Pauvres gens, à qui l’effort coûte, et qui parlent, quand vient le poète, du sang que ses chimères ont coûté. A eux ? Non point. A l’innombrable innocence des foules toujours prêtes, parce que ce même mystère les habite, à suivre encore celui qui dit pouvoir l’illuminer.

2

Je ne sais plus qui nous raconte qu’un jour, à Montmorency, le premier consul s’arrêta devant la tombe de Rousseau et dit, comme se parlant à lui-même : « Il eût mieux valu, pour le repos de la France, que cet homme n’eût jamais existé. — Et pourquoi, citoyen consul ? — C’est lui qui a préparé la Révolution française. — Je croyais que ce n’était pas à vous à vous plaindre de la Révolution. — Eh bien ! l’avenir apprendra s’il ne valait pas mieux, pour le repos de la terre, que Rousseau ni moi n’eussions jamais existé. » Voilà le second regard sur l’abîme, l’inquiétude et le doute sur l’utilité de sa mission, l’« à quoi bon » de celui qui crée à chaque pas du drame, simplement parce qu’il est lui, et qui se demande si, après tout, malgré l’énergie qu’il met à construire, malgré les idées droites et simples qui déterminent son choix, malgré la foi en l’éternité de son œuvre qui semble nécessaire pour qu’il la mène à bien avec tant de rectitude, ce n’est pas à un jeu terrible, et, en fin de compte inutile, qu’il se livre ingénûment. On a dit de Napoléon que l’esprit jacobin l’anime, qu’il est une sorte de « Robespierre à cheval ». Et je crois bien que, là encore, on s’est trompé. Un Jacobin n’eût jamais dit que « le système de gouvernement doit être adapté au génie de la nation et aux circonstances du moment. »

L’œuvre du Jacobin serait partout identique, en Chine, en Arabie, en France, en Afrique, en Allemagne, aux Indes, en Amérique, en Angleterre. Il invente un monde fondé sur une idée a priori de l’homme, et dont l’homme abstrait, partout présent, détermine tous les aspects. Le créateur n’invente rien. Il prend les matériaux qui s’offrent, et les choisit et les combine selon son imagination. Je ne crois pas que celui-là, s’il eût réalisé son premier rêve de conquérir l’Orient, eût organisé l’Orient comme il organisa la France. Mais il comprit qu’il ne pouvait organiser la France que selon la Révolution, et pour cela tendit tous les ressorts sans lesquels il n’eût pu le faire. Le scepticisme supérieur qui anime tous les artistes l’avertissait certainement que, lui mort, son système perdrait sa plus éminente vertu. Raison de plus pour en accuser tous les angles, en établir la masse, en accroître le poids. Il le lança dans l’avenir avec la force et la grandeur de vues qui le caractérisaient. Et peut-être eût-il duré dix siècles sans l’immense afflux de moyens et de besoins neufs dont les cent ans qui le suivirent inondèrent notre esprit. Mais cela, prenez-y garde, parce qu’il était Napoléon. Michel-Ange règne encore, opprime encore, corrompt encore, parce qu’il est Michel-Ange. Le propre du grand homme est de créer des formes oppressives en détruisant les formes oppressives qui existaient avant lui.

Il n’aime pas la tyrannie. Et partout où il la rencontre, il la brise. Mais sa propre tyrannie l’enivre, parce qu’une vertu créatrice incomparable naît des décisions qu’elle prend. « Dans tous les temps, dit-il, la première loi de l’État a été sa sûreté, le gage de sa sûreté sa force, et la borne de sa force celle de l’intelligence qui en a été le dépositaire. » Voilà. Lui vivant, c’est dans le sens où il l’engage que la Révolution vivra. Parce qu’il n’en voit pas d’autre. Parce qu’il n’y en a pas d’autre. Parce que lui seul fut assez fort pour la saisir quand elle allait sombrer, la ramener sur la rive et l’y soutenir d’une main puissante en la serrant au collet. Mais prenez garde. Il ne se fait pas illusion. « Savez-vous, dit-il encore, ce que j’admire le plus dans le monde ? C’est l’impuissance de la force pour organiser quelque chose… La France ne tolérera jamais le gouvernement du sabre. Ceux qui le croient se trompent étrangement. Il faudrait cinquante ans d’abjection pour qu’il en fût ainsi, La France est un trop noble pays, trop intelligent pour se soumettre à la puissance matérielle et pour inaugurer chez elle le culte de la force… A la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit. »[U]

Est-ce un retour ? Est-ce un remords ? Pour moi, je ne le crois guère. C’est ainsi que l’artiste parle quand on lui dit que la forme qu’il crée pourrait servir de départ aux formes de l’avenir. Quel avenir d’ailleurs ? Que pèse un siècle, et dix ? Et cent ? Il y a deux fois moins de temps entre Jésus et nous qu’entre le Sphinx et Jésus, et l’esprit de Jésus s’efface. Une immense mélancolie fait le fond des grandes âmes et leur ivresse immense n’est qu’une conquête incessante de leur volonté sur la clairvoyance intime qui fixe des bornes à leur puissance, quand bien même ils planteraient ces bornes très au delà de leur mort. Pourquoi tant de bruit ? Pourquoi tant de sang ? Et pourquoi tant d’activité ?… « Il eût mieux valu, pour le repos de la terre, que Rousseau ni moi n’eussions jamais existé. » Mais voilà, le repos, n’est-ce pas la mort de la terre ? Rousseau, Napoléon, après Moïse, après Jésus, n’ont-ils pas une mission qui les dépasse et qui précisément est de troubler ce repos ? D’empêcher l’enlisement des cœurs dans le marécage endormi ? Par tous les moyens que Dieu leur donne, l’indignation, l’amour, le paradoxe, la guerre ? Et la mélancolie des grandes âmes ne vient-elle pas de ce qu’elles sentent que l’indignation comme le paradoxe, et l’amour comme la guerre, ne sont que des moyens égaux devant l’éternité, pour procurer au monde une illusion qu’elles ne partagent pas ? La grandeur, au fond, n’est peut-être qu’un contraste sublime entre le pessimisme radical d’un homme qui subit cette grandeur comme une fatalité de sa nature, et son espérance invincible de déterminer l’avenir.

3

Ses doutes vaincus, son choix fait, l’égalité civile, le développement progressif de la liberté politique qu’elle entraîne, la liberté religieuse à précipiter toutes dans les ornières granitiques d’institutions destinées à modeler l’Histoire selon la Révolution, il ne s’agit plus de discuter leur opportunité, leurs moyens et leur forme. L’attitude du réalisateur vis-à-vis des partis politiques ne peut différer de celle qu’il adopte vis-à-vis des religions, — et d’ailleurs qu’est-ce qu’un parti, sinon une religion qui se décompose ou se forme, ou avorte ?… « Il faut administrer pour les masses, dit-il, sans s’embarrasser si cela plaît à Monsieur un tel ou au citoyen un tel… Les hommes supérieurs voient d’en haut, et dès lors au-dessus des partis. »[V]

Ne croirait-on pas entendre un peintre, dont on critique le tableau en s’emparant de ses détails, celui-ci le trouvant trop éteint, celui-là pauvre en demi-teintes, cet autre dépourvu de sentiment, cet autre d’un dessin trop tendu, cet autre mal composé, cet autre d’une matière trop mince, ou trop épaisse, lui seul, qui l’a conçu, le voyant dans son ensemble, avec ses trous et ses faiblesses, certes, mais harmonieux tout de même, logiquement construit, répondant somme toute à la fonction moyenne que le moment, les besoins du moment, l’esprit du moment en attendent ? Lui seul le jugeant librement — bien qu’ayant été contraint par son génie même de le concevoir tel qu’il est, — non au travers de ses intérêts, de ses passions, de ses affections, de ses rancunes personnelles, mais avec l’intelligence constructive de qui sait embrasser le problème le plus complexe par tous ses aspects à la fois, comme un objet à tirer d’une gangue épaisse, à dégrossir, à modeler, à faire tourner dans la lumière afin qu’il puisse devenir un centre visible de tous, sensible pour tous, où tous puissent trouver le départ et l’arrivée de leur action, dût-il, lui seul, passer à ce travail ses jours et ses veilles, y sacrifier son repos, sa sécurité, son bonheur et en fin de compte sa vie. Je sais aussi des hommes de parti qui sacrifient ces biens d’un cœur allègre, mais c’est un sentiment confus qui les anime, un sentiment d’esclave, étroit, unilatéral, fanatique, négatif avant tout, plein de haine aveugle, incapable d’exprimer par l’édification d’un bâtiment qu’il a quelque chose à bâtir, acharné à démontrer par des mots qu’il a raison dans l’espace et pour jamais : « L’homme le moins libre est l’homme de parti. »

Il y a plusieurs façons d’être en dehors des partis, au-dessous ou au-dessus. La première est celle des chefs d’État de la plupart des démocraties modernes. Elle consiste à suivre le parti au pouvoir, leurs droits — c’est-à-dire leurs facultés, — ne leur laissant pas une seconde alternative. L’autre est infiniment plus rare, mais plus différenciée aussi, parce qu’elle suppose, chez celui qui la possède, une personnalité grandiose. Il y a celle de Louis XI, vivant en un temps de passions sauvages, entre des organismes si violents que l’assassinat, le vol d’une province, le mépris des traités sont choses courantes, et avouées, et qui consiste à jouer de ces passions pour opposer les uns aux autres ces organismes, comme on déplace des pions sur un échiquier, sans qu’il soit question de conscience, en vue d’une fin réaliste à atteindre par n’importe quel chemin. Il y a celle de César, avançant avec douceur et fermeté vers son but entre deux partis extrêmes à peu près d’égale puissance, obtenant tantôt de l’un, tantôt de l’autre des concessions ou un appui, les équilibrant l’un par l’autre avec une admirable intelligence de leur nécessité historique et des frontières respectives de leur vertu de création. Il y a celle de Napoléon, arrivant au moment où leur énervement, après leurs excès passionnels, gagne et corrompt une nation entière et, décidé dès lors à les ignorer les supprimant par le fait de cette ignorance, les jetant au moule commun d’un monument commun à élever. C’est, des trois, la plus difficile, en l’espèce tout au moins, Louis XI étant le Roi, César appartenant à la plus grande famille de la ville, et Napoléon, moins de quatre ans avant d’entreprendre cette œuvre, n’étant rien. La moins durable aussi, parce que le maître disparu, les partis ressuscitent, leur appétit et leur férocité accrus du jeûne qui leur a été imposé. La plus féconde, dès qu’une grande tête les domine, capable de peupler leur silence d’harmonies personnelles qu’ils ne peuvent contrarier. En tout cas celle qui exige, de la part d’un homme d’État d’autre part assez fort pour ne point s’appuyer sur la terreur, mais uniquement sur la loi à vrai dire rigoureuse, le plus de justice et de sévérité vis-à-vis de ceux qui le servent, le plus de courage, de vigilance, de continuité dans les desseins. « Il faut déployer plus de caractère en administration qu’à la guerre. »

4

En effet. Quand on a entrevu le fond de sa pensée, constaté d’une part le scepticisme intime avec lequel il envisageait sa tâche, d’autre part sa résolution de la réaliser une, cohérente, imposante, — comme un artiste qui sait bien que le temps mangera son œuvre et pourtant préfère la souffrance, la ruine et la mort à la perspective de ne pas l’édifier entière, — on est saisi d’une sorte d’effroi en considérant l’intelligence et l’énergie qu’il lui fallut pour concilier dans une forme unique tant de contradictions et d’intérêts antagonistes. Un monument majestueux à peine renversé, et complètement renversé, tous ses débris épars dans le sang et la poussière, en élever tout seul un autre, aussi solide d’apparences que celui-là où quinze siècles avaient apporté, maçonné, orné chaque pierre, l’Histoire ne fait pas mention d’une tentative aussi hardie. Le Barbare installait sur les décombres des cités un ordre ancien, qu’il apportait de chez lui avec tous ses organes, et substituait par la force matérielle à l’ordre renversé. Ici, rien de pareil. « On ne répare pas les trônes. » Il s’agit de souder l’avenir au passé, l’Occident à l’Orient, le Nord au Sud, la démocratie à l’aristocratie, la tradition à la révolution, le droit divin au droit des peuples. Et, qu’on y prenne garde, dans le but à coup sûr immédiatement chimérique, non de ressusciter des morts, ni même de farder des momies, mais de diviniser le droit des peuples, de rendre la révolution traditionnelle, d’ennoblir la démocratie, de durcir le noyau d’unification du globe, et de régénérer les forces mourantes du passé dans les sources de l’avenir. Il fallait lancer sur l’abîme une arche pour unir une rive à l’autre et, suspendu seul au-dessus de lui dans l’orage, cimenter au vol les pierres brutes en repoussant de son poing déchiré l’assaut continu des rapaces.

Au fond, il retrempait le rêve incurable de Rome, ce rêve qui a servi d’épine dorsale à l’Histoire occidentale et l’a soutenue debout, dans les énergies vierges d’une mystique nouvelle dont il aperçut tout de suite, avec une profondeur d’intuition décisive, l’ossature positive et possible à réaliser. C’est l’Œuvre et la Passion latines qu’il reprenait à l’occasion d’un événement inouï. Il prétendait substituer à l’organisme puissant mais diffus de la monarchie germanique qui tombait en ruines et qu’Henri IV, Richelieu, Colbert avaient tenté de recrépir, la forte unité latine d’un organisme embryonnaire que le XVIIIe siècle exigeait et auquel il infligea une forme trop définie mais sans doute nécessaire aux conquérants du pouvoir politique pour accomplir, dans l’aménagement matériel de la terre, leur mission. Latin, il pensait en Latin, c’est-à-dire en architecte. Et il ne pouvait trouver qu’en France le terrain, les matériaux et les ouvriers de son travail.

La France n’a jamais eu, dans l’Histoire, d’autre fonction que celle-là. Il s’est toujours agi pour elle d’équilibrer, dans une forme personnelle, le génie des races méditerranéennes et le génie des races germaniques. Ce n’est pas sa faute si sa situation géographique en fait le carrefour des peuples de l’Occident. Ce n’est pas sa faute si les tribus allemandes traînant derrière elles les hordes de la grande steppe qui va de la Vistule à l’Amour, ne cessent, depuis les commencements de l’Histoire, de menacer ou de passer le Rhin pour incendier les villes et faucher les moissons au rythme des hymnes de guerre. Ce n’est pas sa faute si ses côtes occidentales bordent la route des Scandinaves descendant vers les mers du Sud et s’aperçoivent, comme une proie qui s’offre, des hautes falaises bretonnes où les pirates de la mer, qui portent dans le cœur la poésie des flots et des étoiles, guettent le passage des barques de pêche et des navires de combat. Ce n’est pas sa faute si les couloirs des Pyrénées déversent de temps immémorial sur ses plaines les Numides, les Carthaginois, les Ibères, les Arabes en quête d’oasis à découvrir, de troupeaux à prendre, de minarets à élever au-dessus des eaux et des palmes. Ce n’est pas sa faute si ses côtes méridionales voient émerger constamment des sources du soleil les voiles bleues, rouges, vertes, oranges sous qui les marins phéniciens ou grecs observent, pour le rapt violent ou l’échange contre des tapis rutilants, des verreries, des figurines, les jeunes filles groupées autour des lavoirs. Ce n’est pas sa faute si les hautes gorges des Alpes laissent passer dans le flux des légions descendant vers les forêts gauloises ou le reflux des régiments descendant vers les cités lombardes, les manuscrits, les peintures, les statues, la vaisselle d’or ou d’argent. Et c’est sa gloire, dans le drame enchevêtré de la résistance par le fer aux invasions militaires, de la résistance par l’esprit aux invasions morales, des défaites fécondes et des victoires mutilées, de retrouver sans cesse, dans l’ordre qui lui est propre et que son sang et ses larmes cimentent, cette mesure intellectuelle qui accueille ces rumeurs, ces souffles, ces orages confrontés, pour les organiser harmoniquement dans sa tête.

Cette tragédie presque continue est sa raison d’être, la condition probablement nécessaire de sa force de création. C’est par elle qu’elle conquiert cet équilibre spirituel qui entretient son goût de vivre et qu’elle semble perdre dès que s’apaise le conflit. Tiraillée sans répit entre l’influence du Nord, l’influence romantique, musicale, panthéiste des foules mystiques qu’organise le féodalisme germain, et l’influence du Midi, l’influence rationaliste, architecturale, individualiste des Cités républicaines que l’aristocratie latine hiérarchise et définit, elle ne cesse pas d’en subir l’antagonisme dans ses institutions politiques et d’en réaliser l’accord dans son art où domine toujours, d’ailleurs, l’un des deux courants qui le forment.

L’esprit méditerranéen charpente la Commune et la Cathédrale, mais telle est alors la richesse de la floraison qu’ont préparée les invasions germaniques stabilisées par les Francs, que la grande rumeur confuse des métiers, des forêts, des hymnes noie sous son lyrisme anonyme les lignes du monument. Rompu au XVe, au XVIe siècles, par les descentes répétées en Italie et les retours victorieux de l’Italie dans l’imagination des soldats et les produits de leurs rapines, l’équilibre se refait avec l’âge classique au cours duquel ni l’angoisse de Pascal, ni l’harmonie de Racine, ni l’analyse de Descartes, ni la morale de Corneille ne parviennent à dissimuler le souci dominant chez Corneille, chez Descartes, chez Racine, chez Pascal, de subordonner le génie sensuel des races du nord de l’Europe aux cadences régulières et symétriques du Midi. La nouvelle rupture infligée au rythme classique par le siècle qui le suit et qui paraît en son effort paradoxal, avec Watteau, avec Diderot, avec Rousseau, avec Montesquieu chercher, dans l’esprit germanique même, les armes qu’elle oppose au féodalisme germain, aboutit, avec la Révolution, au renversement de la monarchie qui le représente, avec Napoléon à la tentative de substituer à la dynastie franque une dynastie latine, gardienne de l’ordre unitaire et légalitaire contre l’ordre théologique et féodal. Quelle que soit, par le siècle de l’analyse, de l’Encyclopédie, de la peinture symphonique retrouvée chez les Flamands, l’importance de l’apport nouveau, dans l’âme celte, de l’esprit descendu des rivières, des mers, des forêts brumeuses, quelle que soit sa persistance dans le romantisme qui suivra, Napoléon inflige pour un siècle à la France l’obligation de faire appel à l’architecture latine pour le bâtir solidement. Les gens de Rome ne s’y trompaient pas quand ils se consolaient par ces propos de l’humiliation permanente que leur infligeait son orgueil : « Après tout, c’est une famille italienne que nous imposons aux barbares pour les gouverner… »

De là, surtout, le caractère énigmatique de cet étrange esprit, placé entre deux âges, entre deux mondes, et cherchant à organiser, par la seule vertu d’une volonté fatale comme une naissance, les viscères de l’un d’eux autour du squelette de l’autre. De là l’enthousiasme trop confus, la haine trop définie qui accueillent son souvenir chaque fois qu’il est évoqué. Ce héros est un homme, personne ne se résigne à cela. Cet athée est un mystique, personne ne concilie cela. Ce poète est un logicien, personne n’admet cela. Ce soldat est un juriste, personne ne permet cela. Ce démocrate est un aristocrate, personne ne comprend cela. Cela d’abord et par dessus tout. Les médiocres aristocrates de la pensée ne peuvent lui pardonner d’avoir pensé en démocrate. Les médiocres démocrates de l’action ne peuvent lui pardonner d’avoir agi en aristocrate. Sa présence humilie les trônes, parce qu’il a montré l’origine des trônes en s’asseyant sur le plus haut d’entre eux. Et si, par là, elle grandit les peuples, elle humilie tous les bergers improvisés des peuples en obligeant leur faiblesse à se masquer de vertu feinte. Nul ne peut expliquer son acte, parce qu’il est le seul homme qui ait osé l’accomplir. Toujours, en toute circonstance, il oblige les hommes à lui laisser la parole pour leur livrer, dans le geste ou le mot, décisifs comme un chef-d’œuvre, toutes les antinomies de son destin miraculeux : « Je suis soldat, enfant de la Révolution, sorti du sein du peuple. Je ne souffrirai pas qu’on m’insulte comme un Roi. »

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