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Napoléon

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VI
DEVANT LES HOMMES

1

Les Historiens qui font gravement, au nom de la morale, son procès à Napoléon, ressemblent à tel clergyman, gras et rose, frais émoulu du séminaire, et vierge, qui sermonnerait un grand artiste déjà vieux et tout déchiré par la pensée, la paternité et l’amour. Et au fond, c’est ça la morale.

Certes, les « classes dirigeantes » ont préféré et préfèreront de tout temps Louis-Philippe à Prométhée, et c’est bien naturel. Supposons Napoléon arrêtant définitivement la guerre après Marengo, comme on l’a cru — et comme il l’a sûrement espéré un moment lui-même, — continuant l’œuvre du Consulat jusqu’à la fin de sa vie, administrant en paix, ouvrant des ports, creusant des canaux, lançant des bateaux, traçant des routes, et mourant à soixante-dix ans au milieu de son Conseil d’une attaque d’apoplexie. Évidemment, il eût laissé dans la mémoire unanime des dépositaires irresponsables du bonheur des hommes un inattaquable souvenir. Seulement, il n’eût pas semé dans les quelques imaginations responsables de la grandeur des hommes ce feu qui les alimente. Les discours de Comices et de Distributions de prix, les Éloges d’Académie, les Rapports des Mutualités se fussent gonflés de périodes, certes. Mais aurions-nous eu Dostoïewsky ?

La morale est à la foi ce que la calligraphie est au style. Quand le saura-t-on ? Jamais.

Il eût fallu, pour parler de cet homme, l’auteur de Coriolan. On a donné la parole à un petit avocat de Marseille, féroce et pontifiant, finaud et bas, imperator lauré de nénuphars et stratège en pantoufles, qui a travaillé de son mieux à ramener le héros à sa taille en s’imaginant le grandir. Et tous après lui, ou avec lui, les plus grands même, l’ont jugé en bourgeois rentés — rentés par l’organisateur de la Révolution qui les avait, pour un siècle, installés dans leur privilège, — ou en pasteurs épiques certes, mais plus aveugles que Milton. Tous. Lanfrey et Norvins, Barbier et Walter Scott, Carlyle, Chateaubriand et Emerson eux-mêmes, et Hugo — Homais à Pathmos — au premier rang. Tous, sauf Stendhal et Gœthe, sans doute. Taine consacre un chapitre à dresser de lui une image monumentale, et un second à la briser. Quinet n’y comprend pas grand’chose. Tolstoï absolument rien. Et pourtant, et pourtant, tous ont volé vers lui comme l’insecte à une flamme. Même prêchant, même moralisant, par haine ou par amour, les poètes y ont reconnu un être de leur famille. Pourquoi Beethoven n’a-t-il pas dédié sa Symphonie à Marceau, ou à Hoche ? « Un homme comme moi est un dieu ou un diable. » C’est vrai. Mais comment ont-ils été si peu nombreux, parmi ceux qui ont vu en lui soit un dieu, soit un diable, à connaître que le Diable n’est qu’une autre face de Dieu ?

Soit pour la malédiction, soit pour l’excuse, les plus perspicaces d’entre eux ont vu en lui un amoral. Même ceux-là se sont trompés. Et je ne sais si c’est dommage, car ainsi Napoléon, — cet « être incompréhensible »[9], serait plus aisé à saisir, et plus pur. Mais non. Il n’est pas amoral. Il n’est pas même immoral. Dans sa vie privée, je veux dire. Il est comme moi, il est comme vous, et comme eux, ceux qui le louent, ceux qui l’invectivent, d’une honnêteté suffisante, et même supérieure à la moyenne, de cette honnêteté normale passée dans l’habitude de la plupart des hommes distingués qui n’ont que faire des petits moyens détournés, des petites saletés mesquines, parce que les uns et les autres encombreraient leur chemin. Dans sa vie publique, c’est autre chose. Il connaît les hommes, hélas, ne croit guère à leur pureté — et là est son impureté. Il utilise la morale sans en posséder l’illusion. Incurable faiblesse, dès qu’on œuvre à même l’action, et qui sapera la sienne. La morale sociale, comme la religion, est un simple instrument qui lui est nécessaire et qu’il manie comme les autres, pour maintenir l’équilibre dans les peuples qu’il gouverne et accroître par là leur puissance offensive et leur capacité de production. C’est la bonne toile, les bons pinceaux, la bonne couleur qu’il faut au peintre, quelque chose de net et de solide qui assure le côté matériel de l’œuvre. Il renverse, par là, les valeurs communes, puisque l’ordre et la paix sociales, au lieu d’être ses buts, sont ses moyens. Un monstre ? Soit. Mais ce monstre réalise, du moins immédiatement. Si ce n’est pour lui qu’un outil, il est d’une trempe telle qu’il construit, avec des décombres, le seul édifice possible où l’ordre qui se cherche puisse habiter un moment.

[9] Chateaubriand.

Il est vrai qu’il ne s’embarrasse pas de métaphysique transcendante. Il ne se demande pas ce qu’est la morale en elle-même, si elle est féconde ou stérilisante, légitime ou sans fondements. Il gouverne. Il poursuit les fripons, les pillards, les prévaricateurs. En quelques semaines, dès qu’il a pris le pouvoir, l’anarchie générale est étouffée, par des moyens quelquefois rudes, mais légaux. Peu d’exemples, mais bien choisis : « La sévérité prévient plus de fautes qu’elle n’en réprime. » La nuit les rues, les routes redeviennent sûres. Les fonctionnaires sont soudain probes. Les magistrats intègres. Les agents du fisc désintéressés. Le calme renaît dans les villes, la sécurité dans les campagnes. Le travail reprend partout. Il suffit de deux ou trois ans pour rédiger, promulguer les Codes qu’il discute, article par article, avec les jurisconsultes surpris et souvent battus sur leur terrain. Il apporte, dans le déblaiement de la maison commune, encombrée depuis dix années de tant de ruines morales que nul n’y reconnaît plus son chemin, cette sagesse orientale, ce positivisme romain qui ont donné à tous les peuples leur squelette spirituel depuis quatre ou cinq mille ans. « La morale publique, dit-il, est fondée sur la justice qui, bien loin d’exclure l’énergie, n’en est au contraire que le résultat. » En effet, l’homme fort protège le faible, permet au fort de s’affirmer. Il n’est d’autre paix que la Paix romaine, établie contre le violent par l’appareil de la force en action, maintenue contre le sournois par l’appareil de la force au repos, et répandue de proche en proche comme le blé qui conquiert les terres incultes, précédé, mètre après mètre, par le fer dans le sillon. Mais à la condition qu’un fort tienne la poignée de la bêche.

2

Il ne me semble pas que le péché originel de sa fortune politique puisse être retenu à sa charge au jour du Jugement. La démocratie a ses dogmes. Et le respect de la Loi, même si la Loi est caduque, même si, de toute évidence, elle a cessé de répondre aux besoins les plus urgents, même si des attentats antérieurs — ce qui est le cas pour Brumaire — ont modifié la Loi au profit de ses thuriféraires, est au premier rang de ceux-là. Il est pourtant des Lois profondes, souterraines, organiques, supérieures à la Loi écrite, qu’il appartient précisément à l’homme puissant de saisir et de dresser contre la Loi écrite, si l’heure a sonné pour elles. Quand luttent l’esprit et la lettre, je ne crois pas que la société civile ait plus à y gagner que la société religieuse, si la lettre accable l’esprit. Condamner toujours, et dans tous les cas, le coup de force politique, c’est condamner, où qu’il s’exerce, tout mouvement vivant allant contre les idées reçues et les formules acceptées. C’est condamner l’artiste, et le savant, et l’inventeur qui pour introduire dans l’art, la science, l’industrie, un nouvel accord entre l’intérêt commun et l’intelligence créatrice, n’hésite pas à marcher seul contre l’alliance obscure des intelligences passives et des intérêts particuliers. C’est condamner le marin qui abat d’un coup de hache, quand le navire va sombrer, les mâts trop chargés de voiles. Peut-être d’ailleurs est-il dans l’ordre que ce dogme soit répandu, afin de maintenir un cadre nécessaire que le premier venu ne se croie pas autorisé à briser à tout instant pour son profit personnel ? « Il faut être bien étranger à la marche du génie pour croire qu’il se laisse écraser sous des formes. Les formes sont faites pour la médiocrité. Il est bon que celle-ci ne puisse se mouvoir que dans le cercle de la règle. » Quand c’est un grand esprit ou une grande volonté qui entreprend l’aventure de franchir ce cercle-là, ceux qui vivent en esprit et en volonté le reconnaissent sans peine et absolvent l’audacieux[O].

Une vertu, entre tant d’autres, a fait la grandeur de cet homme : le caractère. Le courage bref des champs de bataille n’est pas le plus difficile de tous. Tant d’yeux qui vous regardent, et la mort fait si peu attendre ! Le courage à vivre est plus haut. La vie tend ses embûches à tous les coudes du chemin. C’est elle qui attend, et tout le temps qu’il faut. Elle est sûre de vous surprendre. Elle vous sait paresseux devant l’effort constant qu’il faut pour l’agir, pour la penser, pour la conserver en vous toujours montante et combative chaque fois que vous avez fait sur elle une conquête et songez à vous arrêter. Les soldats de la mort sont rangés en masse devant vous, tous armés contre vous seul, et vous le savez, et un éclair de décision peut vous donner, s’ils vous manquent, une longue existence de repos et d’honneur. Et puis vous ne pensez guère, vous êtes ivre, vous allez… Les soldats de la vie sont invisibles, et innombrables, ce sont les passions, les rancunes, les intérêts enchevêtrés de tous les hommes qui vivent et les ligues obscures qui se forment contre quiconque tend à dépasser le niveau, et vos propres passions, vos propres rancunes, vos propres intérêts qui vous poussent à ne pas le dépasser, ou à faire semblant de le dépasser en vous haussant sur les pointes ou en mettant sur votre tête une couronne de carton… Je doute que Napoléon ait jamais montré, sauf aux minutes décisives où il fallait qu’il la montrât, la bravoure de Ney, ou de Murat, ou de Lasalle. Mais Ney, Murat, Lasalle tremblaient devant Napoléon.

« Votre mari, écrivait-il à Caroline, est un brave homme sur les champs de bataille. Mais il n’a aucun courage moral. » Or, c’est le courage moral qui éclate dans tous les gestes et dans toutes les circonstances de la vie de Napoléon. Une existence entière à supporter l’assaut du monde, seul, avec sa tête et son cœur. Brumaire n’en est pas la première manifestation certes, car l’Italie et l’Égypte avaient précédé Brumaire, et le commandement suprême n’est pas du domaine du courage militaire, mais du courage moral… Il y a, dans son histoire, un acte atroce. Et cependant, cet acte dénote un courage infiniment plus difficile que de s’exposer à la mort, un « courage de la pensée », une aptitude à la décision héroïque qui, quelle qu’elle soit, écartèle le cœur. De plus il n’est pas une faute, ce qui, je le crois bien, l’absout. A Jaffa, il doit choisir entre la mort violente pour les Arabes capturés et la mort par la faim pour eux et son armée s’il les épargne. Il réfléchit, et les fait tuer… Il est facile, après cela, de diminuer un grand homme. On qualifie de folie orgueilleuse, d’insensibilité, d’impulsivité, de crime, tout acte qui soulève d’abord la réprobation de la morale universelle dans telle circonstance où sa conscience doit jouer. Mais la conscience d’un grand homme est un lieu bien plus redoutable qu’on ne le croit en général. Car l’opinion de la morale universelle entre dans le jeu d’un grand homme. Il se passe de morale, mais de conscience jamais. La morale fixe des règles, la conscience n’en veut pas. Et si elle en voulait, elle ne serait plus conscience. Tel acte que la morale autorise déchire certaines consciences. Tel acte qu’elle réprouve n’a, pour certaines autres, aucun aspect répréhensible. Dans les décisions éclatantes, et visées par tous les regards, qu’un grand homme est appelé à prendre, la morale publique et sa conscience ne cessent d’entrer en conflit. Dès lors, les moralistes ont beau jeu. Et l’interprétation des mobiles qui le poussent devient la proie des impuissants : « Le pouvoir, le sang-froid, le courage et la fermeté ne firent qu’accroître le nombre de ses ennemis… L’on appela orgueil sa grandeur d’âme.[10] »

[10] Élison et Eugénie.

Cependant, Brumaire est sans doute, avec et avant 1814 et le retour de l’île d’Elbe, et depuis le jour illustre où César franchit le Rubicon, le signe le plus haut de courage moral auquel l’homme ait pu reconnaître un héros de l’action. Songez qu’il a contre lui la Loi même, la Loi écrite, les plus redoutables symboles qu’on ait trouvés depuis les Livres saints, et qu’une révolution qu’il aime, qu’il approuve, qu’il veut sauver d’elle-même, a consacré dans l’assentiment unanime des plus généreux esprits. Songez qu’il a devant lui le rempart idéologique construit depuis cent ans par Montesquieu, par Rousseau, par Voltaire, par Kant, entre la société théocratique qu’il veut abolir comme eux, et la société civile qu’il veut inaugurer comme eux[P]. Songez que, s’il échoue, c’est bien plus que la mort probable, c’est le déshonneur certain. Songez surtout qu’il porte en lui une puissance incomparable, qu’il a trente ans, toute une vie, déjà la plus glorieuse du monde, pour manifester cette puissance dans les voies suivies jusqu’alors, mais qu’il sait que cette puissance dépasse tout ce que les autres en savent, tout ce que lui-même en devine, et qu’il la joue sur une seule carte, pour la multiplier à l’infini ou l’abolir, en une seconde, à jamais. Songez qu’il ose. Et jugez-le.

« Seules, a-t-il dit un jour, seules les guerres civiles forment les hommes de courage. » Il l’a bien vu, en cet après-midi terrible, soldat sans arme, devant cinq cents hommes en robe qui lèvent le poignard sur lui. Il a manqué de défaillir, il a labouré de ses ongles son visage ensanglanté. Dans la tourbe des députés qui font le coup de poing et le coup de gueule au nom de la Loi, — leur pitance — l’esprit c’est lui, eux la matière. L’aristocrate est écœuré. « Le terrible Hors la Loi ! clameur jacobine équivalente au crucifige »[11], le jette dans une sorte de torpeur nerveuse qui montre de quels combats et de quelles victoires sa résolution est le fruit. Ce n’est ni à la nature du geste, ni aux conséquences du geste qu’il faut mesurer sa grandeur. C’est à ses mobiles profonds, à son sens, à sa portée, à la clairvoyance cruelle de celui qui les aperçoit. Le coup d’État d’un Augereau n’a pas la qualité du coup d’État d’un Bonaparte. Là, c’était un soudard qui n’aime pas les « avocats » et voit un bon tour à leur jouer. Ici, c’est un homme profond sachant qu’un acte décisif qu’il ne dépend que de lui de repousser ou d’accomplir peut écraser dans l’œuf son épopée imaginaire ou l’en faire bondir, les ailes aux épaules, pour lui soumettre le futur.

[11] Léon Bloy, L’âme de Napoléon.

Que cet essor ne se soit pas noyé dans le sang du duc d’Enghien quand Napoléon accomplit son troisième attentat contre la morale publique, c’est là le secret d’une force qui se nourrissait d’elle-même et que le plus noir attentat contre la morale publique pouvait blesser, et faire chanceler une minute, mais non abattre. Car, au contraire, il semble qu’en frappant le crédit moral immense qu’il s’était acquis en Europe, ce meurtre ait fait de l’homme un être plus à part des hommes, un formidable solitaire errant avec plus d’horreur dans sa gloire désespérée, s’enfonçant de jour en jour dans le désert d’une imagination qui toujours devançait son geste et que nul, pas même lui, ne pouvait suivre sans une sorte d’épouvante qui faisait reculer les autres, et l’enivrait. C’est son remords, ce meurtre. Dès qu’il l’apprend, il pâlit, il s’enferme, il est sombre pendant des mois. Après lui, il n’est plus le même. Il y revient vingt fois. Il en parle le premier devant ceux qui n’y songent plus. Il leur demande leur sentiment sur lui, rempli d’une angoisse visible. S’il en parle, il l’appelle une « catastrophe ». C’est le seul point de sa vie qu’il fixe avec une inquiétude anxieuse et sur qui il sent le besoin d’interroger les cœurs. Toujours, sans hésiter, il s’en déclare responsable, — bien que ce ne soit pas très sûr, bien qu’il ait été, avant, travaillé par son entourage, puis, presque certainement trompé au moment même du coup, toute une louche intrigue autour de lui qu’on n’a jamais tirée au clair. Il s’en déclare responsable, mais, dans son attitude, dans son verbe, on sent une lutte confuse en lui, on dirait que son orgueil lui défend à la fois d’avouer sa faute la plus grave, — alors qu’il en avoue tant d’autres, — et d’en découvrir les facteurs.

Le vrai, je le crois bien, dans les mobiles secrets de cet acte, c’est qu’il a peur des assassins depuis la machine infernale et l’histoire de Cadoudal, et qu’il obéit, pour arrêter leur bras par un acte de terreur, aux suggestions des mauvais anges qui l’entourent, Talleyrand, Fouché, ceux qui happent, sous la table où sa gloire est offerte au monde, les ordures et les os que toute gloire conditionne, — car la misère d’un grand homme est d’autant plus profonde que sa vie est plus éclatante, plus innombrable, et entraîne plus de vies tributaires dans le sillage qu’elle fait. Il s’emporte publiquement contre les conspirateurs qui le visent. Il leur reproche tout haut, avec violence, d’empêcher ses projets de mûrir, de ne pas comprendre ses intentions et surtout, oh surtout ! de ne pas sentir sa grandeur. La mort brutale est un risque de la guerre, normal, et qu’il accepte sans broncher. Dans la paix, il regarde la mort brutale comme un risque inutile qui n’augmente pas d’un atome le poids de son autorité, mais l’énerve au contraire, entrave l’harmonie du développement logique qu’il lui rêve, — un grain de sable dans les rouages de la montre, un brusque caillot dans le cœur. Il a peur des assassins, cette peur irrésistible du visage fou surgissant à l’instant le plus imprévu, de la lame du couteau se retournant dans les entrailles, de la hache tombant sur le crâne, de l’explosion arrachant le bras ou la jambe, du lent martyre au milieu d’une foule immonde, les ongles, les ciseaux des femmes labourant la figure ou tailladant les organes virils. Son déguisement pitoyable pour traverser, quand il part pour l’exil, la canaille hurlante qui l’attend vers Avignon, la ville des massacres à coup de serpes et de bûches, le montre suffisamment. Il n’admet pas cette fin malpropre, tout son être nerveux se tend, se hérisse contre elle. De là l’outil de sa police, — l’outil le plus abject qui soit, mais dont aucun pouvoir n’a jamais pu se passer, — qui blesse beaucoup plus chez lui que chez les autres, parce qu’il est très haut et que la police est très basse, de là sa réaction convulsive d’Italien qui connaît le jeu des intrigues, qui ne croit guère au désintéressement des mâchoires qui l’entourent et leur jette leur os pour qu’elles fassent bonne garde autour de lui, de là ce bâillon sur la presse, de là le meurtre désastreux qui l’entraîne à plus de soupçons, à plus de vigilance, à plus de sévérité. Pardonnez-lui. Il a saigné. Que celui qui n’a jamais saigné lui reproche le sang qu’il a répandu.

Quand on songe aux armes qu’employait contre Napoléon la puritaine Angleterre, à l’argent dont elle arrosait l’Europe pour y saper sa puissance, à ses intrigues souterraines, aux coups de force qu’elle exécutait, en pleine paix, contre les petits peuples qui n’étaient pas engagés dans son duel avec la France, on se prend de quelque indulgence à l’égard de la moralité qui préside aux relations entre les peuples dès qu’il s’agit pour eux de ne pas mourir sous le blocus ou le couteau[Q]. Quelques mois avant l’accès de Bonaparte au pouvoir, l’Autriche ne faisait-elle pas massacrer les plénipotentiaires de la République ? La grande immoralité, c’est la guerre, et à la vérité si grande, qu’il convient de se demander si elle doit être mise à la charge des hommes, et non à la charge de Dieu. La guerre admise, voici qu’un tourbillon de forces est entraîné dans le remous qu’elle provoque, où l’héroïsme et le mal s’engloutissent pêle-mêle, sans qu’il soit bien facile de les séparer. L’affaire de Bayonne n’est pas belle, c’est même la moins belle affaire de la vie de Napoléon. Et pourtant, si l’on songe à l’imbécillité de la Maison espagnole lavant son linge sale devant lui comme des domestiques pris en faute, au gâtisme obscène et bégayant du père, à la fureur érotique autour de qui tournait toute la politique de la mère, à l’abjection féroce et délirante du fils, aux supplications dont ils l’accablaient tous de les débarrasser les uns des autres, on conçoit trop que son dégoût n’ait pas eu précisément pour effet de lui masquer l’image nouvelle que les Espagnes à conquérir, et par elles le Nouveau-Monde, faisait danser et fuir devant ses yeux. Il fut finalement vaincu, vaincu grâce à cette image nouvelle qui le mena, en cinq ans, à l’abîme. Il y a là de quoi satisfaire les amateurs de l’Histoire providentielle, qui ne se demanderont pas si la fin de l’Inquisition et l’entrée du souffle moderne en Espagne et en Amérique n’auraient pas pu suffire à payer l’attentat. Ah oui ! « ces misérables Espagnols qu’on voulait civiliser malgré eux… » Et de sourire. C’est le raisonnement qu’on oppose toujours à tout mouvement fort qui menace, du dehors, l’immobilité mortelle. Comme toujours, on connaît peu les ressorts secrets de l’Histoire, on connaît peu Napoléon : « J’embarquai fort mal toute cette affaire, je le confesse ; l’immoralité dut se montrer par trop patente, l’injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain, puisque j’ai succombé. Car l’attentat ne se présente plus que dans sa hideuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention… »

3

Il me semble qu’avec un autre mot de lui, celui-là nous révèle, et même nous définit toute la morale de l’action. Il a dit, à Sainte-Hélène, à quelqu’un qui l’interrogeait sur son retour de l’île d’Elbe : « De Cannes à Grenoble, j’étais un aventurier. Dans cette dernière ville, je redevins un souverain. » Est-ce à dire que le succès seul moralise le geste risqué hors des usages et des lois ? Non, si le succès n’est qu’une fin. Oui, si le succès porte en lui ce caractère dynamique, cet enivrement de conquête qui en fait un nouveau départ et le charge de conséquences si fécondes qu’un équilibre séculaire peut être ébranlé par lui, et par lui, des voies inconnues ouvertes au courage et à l’activité de tous. Tout est dans la qualité de l’acte, et en dernière analyse, de l’homme. « Je ne suis pas un homme comme les autres, et les lois de morale ou de convenance ne peuvent être faites pour moi. » Tout geste qui suscite la vie et fait cesser la stagnation est moral, même si ce geste est considéré comme un crime par les habitués du moindre effort. Chez celui qui a coutume d’entreprendre ces gestes-là, l’échec n’est plus le châtiment d’un attentat, comme pour un homme ordinaire, mais bien la sanction d’une faute. C’est le faux pas d’un grand organisme autonome qui crée sa morale lui-même parce qu’il vit avec une puissance telle que tous marchent dans ses pas. Il n’est pas né pour obéir à la Loi, mais pour la faire. Et c’est en obéissant à sa loi qu’il l’impose à tous ceux qui n’ont point assez de vertu pour trouver et formuler la leur. Quelle distance y a-t-il, d’un homme tel que celui-là à un malfaiteur vulgaire ? Je crois l’avoir fait entendre. Il délivre une multitude, et parfois des générations, du fardeau de la liberté.

Quant à son emploi constant de la force, c’est une loi universelle qui veut que la force soit tôt ou tard employée pour imposer aux hommes, pendant un, ou dix, ou vingt siècles, le rythme qui les délivrera. Nul n’y peut rien, pas plus Napoléon que d’autres. Car là aussi, et là surtout, il obéit.

Il semble que le Juste, d’instinct, ait toujours aimé l’ordre et la force, et que les Révolutions naissent là où l’ordre est vide de formes vivantes et où la force porte à faux. Les grands Européens et la masse obscure des peuples ont toujours fait à Napoléon, jusqu’en 1808, même quand il venait dans la fureur de la guerre, le plus enthousiaste accueil. Et cela parce qu’une force organisée et cohérente apportait un ordre nouveau. Étrange instinct des Justes, qui sont, dans le domaine moral, des poètes ! Les prophètes d’Israël, déjà, appelaient le Sar assyrien, et on voyait cet incroyable paradoxe, probablement nécessaire à la vie spirituelle du monde, on voyait des hommes qui vivaient dans un petit royaume assez paisible, mais faible et corrompu, souhaitant que vînt chez eux un monstre avec son armée de bourreaux pour punir la faiblesse et purifier par le feu. Je sais bien que chez ceux-là, qui appellent sur leur peuple le châtiment venu du ciel, ou du dehors — ce qui est pareil, à tout prendre, — il y a bien autre chose que la haine de celui qui sait ordonner dans le domaine des idées pour celui qui ne sait pas ordonner dans le domaine de l’action. Il y a la jalousie de celui qui ne recueille aucune louange, et d’ailleurs les dédaigne, pour celui qui les capte toutes. Il y a aussi que l’infériorité morale du voisin est trop visible, tandis que la force lointaine prend, parce qu’on n’en voit pas les rouages, un caractère divin. Mais au fond, ce qui révolte le Juste, ce qui éloigne l’artiste et ce qui soulève le peuple, qui est un artiste et un juste en virtualité, c’est l’absence, en l’homme d’action, d’imagination et de grandeur. Dès qu’il en a, les artistes, les justes, les peuples reconnaissent leur frère : Beethoven chante, Gœthe regarde, Chateaubriand jalouse, mais admire, et le monde est changé. Je suppose que l’Histoire entière est due à cet antagonisme entre la pensée extraordinaire qui organise et l’action ordinaire qui n’organise pas.

J’imagine que l’homme exceptionnel est ainsi celui qui ordonne, celui qui fixe, par la force de sa pensée ou la force de son action, des valeurs qu’attend la société, et cela, prenez-y garde, en les renversant en lui-même. Ainsi, les valeurs contre qui vient s’insurger Nietzsche, c’est Napoléon qui les a rivées dans le monde, où il les avait trouvées éparses, par la chaîne de fer des Codes. Mais c’est en les violant, d’abord. Et toujours ce sera ainsi. La force et la guerre sont faites pour instaurer la Justice et la Loi. Dieu, c’est l’obéissance du troupeau à la Loi dictée puissamment par quelque criminel de grand style qui sent l’intention de Dieu. Ainsi l’artiste, ainsi le juste, ainsi le conquérant, et pour tout dire le dictateur dans tous les sens où se porte la vie, est le créateur attendu des formes de civilisation que la morale et la coutume sont chargées de fixer aussitôt qu’il a disparu.

Le dictateur, et Napoléon moins qu’aucun autre, parce qu’il est plus grand que tout autre, n’est donc pas plus un amoral qu’un immoral, ou qu’un moral. Ces mots sont vides de sens. C’est un monstre. Tout ce que, chez la plupart, on regarde comme vice, peut être chez lui vertu en devenant puissance active, capable de féconder. Tel trouve un vin dans le pouvoir, la volupté ou la guerre, qui sont chez tant d’autres poison. Son orgueil, c’est l’enivrement de sa vaste vie intérieure, son despotisme, c’est le sentiment qu’il porte en son cœur la Justice, son ambition n’est que le signe de sa faculté créatrice, et, quand il viole la Loi, c’est pour lui faire un enfant. Ce qu’on appelle les faiblesses d’un grand homme ne sont souvent que l’aliment d’une force qui s’exerce et se développe sur un terrain différent. L’essentiel, c’est l’accroissement de sa valeur originale, et rien ne dit qu’elle s’accroîtrait ainsi sans les prétendues chutes — des expériences, au fond — que les âmes médiocres cherchent dans les plus mesquines circonstances de sa vie épluchée jour après jour. La morale est de fer. Mais le génie d’os et de sang. L’unique sanction des fautes d’un grand homme, c’est la diminution de son intérieure grandeur.

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