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Napoléon

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VII
DEVANT LES FEMMES

1

Or, il semble qu’aucun des pièges que l’aventure d’exister sème sur le chemin de tous les hommes, n’ait pu trouver en faute et diminuer la grandeur de celui-là. Et le plus dangereux de tous, celui où les plus puissants trébuchent parce qu’il est tendu sous les pas des puissants surtout, a dû jouer à vide, en déchirant sa chair certes, mais sans réussir à abaisser sur elle une seconde son regard trop fixe et trop haut. Le puissant est en proie aux tourments qu’infligent les femmes pour deux raisons : parce que sa puissance extérieure les attire et parce que sa puissance intérieure n’est qu’une dérivation du formidable instinct sexuel. On a voulu faire de Napoléon un asexué. Comme son amoralité, c’est une manière par trop simple d’éviter la tâche redoutable de pénétrer dans son cœur. Il n’a peut-être pas beaucoup aimé les femmes. Mais il a aimé l’amour, et c’est bien plus dangereux.

Ses manières avec elles, qu’on lui reproche, sont proprement l’indice de cette timidité brutale qui constitue le moyen de défense de ceux qu’attire trop l’amour et qui en sentent le péril. Qu’il ait dit un jour ce joli mot : « Les femmes sont l’âme des conversations », voilà qui révèle chez lui la présence d’un sens profond du rôle sentimental qui devrait appartenir à celles que ses manières brusques, parfois même une sorte de grossièreté soldatesque, tentaient sans cesse d’écarter de son chemin. Il mêlait à cette inquiétude je ne sais quelle volonté de se rappeler constamment et de rappeler aux femmes leur essentielle fonction, pour se démontrer et leur démontrer qu’il n’avait rien à attendre d’elles, ni elles à attendre de lui. Le mot à Mme de Staël n’a pas été compris. Cette virago de l’esprit, prétentieuse, laide d’ailleurs, et qui l’excédait d’assiduités et de louanges, ne pouvait être replacée dans son sexe avec plus de vigueur et de justesse pour l’intérêt de ce sexe et l’indépendance respective des deux interlocuteurs[R]. Dans la guerre sexuelle, cette arme-là est certes la plus dépourvue d’élégance, mais la plus loyale sans doute, la plus efficace aussi.

Il aima donc l’amour, mais eut assez vite fait, comme semblent en faire foi ses nombreuses aventures, de le mettre à sa place, et à son plan, après en avoir tant souffert qu’il eût peut-être succombé, si l’amour ne se fût brisé contre une passion plus farouche dont le prévenait son orgueil. Dès qu’il eut saisi la fortune, il ne permit jamais l’empiètement du dieu terrible sur l’idée centrale qui tenait plus encore à son cœur qu’à sa tête et qui le conduisait vers l’accroissement continu de sa réelle grandeur. Ni Mme de Vaudey, ni Mlle Lacoste, ni Mme Cazzani, ni Éléonore Ravel, ni Mme de Barral, ni Mme de Mathis, ni Mlle Guillebeau n’obtinrent une autre faveur, en dehors d’aumônes royales, que d’entrer de nuit dans sa chambre, et par l’escalier dérobé, afin que Joséphine, qu’il n’aimait plus pourtant, n’en souffrît pas, et que la dignité du maître restât à la hauteur du rôle qu’il jouait. A peine si son aventure, au Caire, avec Mme Fourès, dénonce une brève folie, l’affichage aux yeux de l’armée, l’embarquement du mari pour la France — vilain acte, mais qui n’a jamais accompli quelque vilain acte en amour ? A peine si Mme Walewska, qu’il aima vivement, et qui eût encore été pour lui, sans doute, une cause de cruelles souffrances si sa noblesse naturelle, l’humilité de son attitude, son dévouement pour le héros eussent laissé prise sur son âme au plus mince soupçon, obtint, sans le moindre accès d’ailleurs sur le terrain politique, le privilège des rencontres fréquentes dans les bals, les dîners, les fêtes, où ils pouvaient jouir tous deux de cette entente secrète qui garde sa saveur violente, même et peut-être surtout quand tout le monde est au courant. A peine si, dans ses liaisons avec la cantatrice Grassini, avec la tragédienne George, l’illusionniste, l’imaginatif, le romantique sembla, par le caractère même de son choix, — il adorait les voix profondes et le drame héroïque qui exalte et grandit le cœur, — prendre un moment le pas sur l’homme de tête qui gouvernait ses sens comme on maintient, d’une main ferme, cinq chevaux de sang. Jamais il ne voulut permettre autour de lui le soupçon même d’une seule de ces intrigues où les autocrates consentent si souvent à s’avilir. Il renvoya sur l’heure une femme qui lui avait plu dès qu’il apprit que Talleyrand l’avait placée sur sa route dans l’idée qu’il pourrait, auprès d’un pareil homme, jouer au maréchal de Richelieu. Sans s’attarder dans les redoutables détours du délire sentimental, il se payait son caprice : « En guerre, comme en amour, pour en finir il faut se voir de près. » L’apparence furtive de presque toutes ses liaisons semblerait même démontrer que, volontairement, chose peut-être encore plus rare que de se défendre d’aimer, il se défendait de l’être, ce qui pourrait passer pour la plus difficile victoire qu’il ait remportée sur lui-même, parce que la minute où il se sent aimé est la seule, sans doute, où le grand homme puisse saisir l’illusion d’échapper à sa solitude.

2

Il serait surprenant qu’on ne l’eût pas accusé, lors de son mariage avec Joséphine, d’obéir, bien plus qu’à l’amour, à des motifs intéressés. Or, c’est précisément la seule femme qu’il ait violemment aimée, contre laquelle il n’ait jamais su se défendre, et qui lui fournit l’occasion de la première et cruelle expérience qui dut le sauver pour toujours, en lui apprenant à souffrir en silence plutôt que de livrer une seule parcelle de sa volonté et de sa raison. Dès sa prime jeunesse, avec son cœur de flamme, son orgueil taciturne, les avanies qu’il essuyait, ses lectures romantiques, — Rousseau, Ossian, Paul et Virginie, déjà Werther peut-être, — il paraissait la victime désignée de la première passante dont le sourire n’exprimerait à son égard ni l’ironie ni le dédain. Il eut, tout jeune officier, dans ses garnisons du Midi, de vives crises sentimentales, avec Désirée Clary notamment — la future reine de Suède, — avec Mlle de Colombier, celle-ci bien plus âgée que lui, ce qui est à remarquer. En effet, plus tard, à Paris, il eut un très naïf et très violent caprice pour une Mme de Permon, dont il voulait faire sa femme bien qu’elle eût des enfants et fût aussi de beaucoup son aînée. La femme déjà mûre représente, pour les jeunes hommes d’ardente imagination le plus complet, le plus profond, le plus chaud mystère amoureux. C’est un brevet d’ingénuité que de ne pas prévoir, pour le lendemain de l’ivresse, l’horreur des cheveux gris, des rides, des chairs qui s’affaissent. Celle qu’il épousa en 1796 avait cinq ans de plus que lui, une fille, un fils, de gros besoins et pas le sou.

C’est cet acte qu’on a flétri, alors que précisément il démontre une candeur presque incroyable pour ceux qui ont toujours considéré l’amour du dehors et fait une vie bien réglée, bien sage, bien honnête, où pas un geste ne dépasse le correct alignement. Joséphine, pour toute fortune, a des dettes, tout comme Madame de Permon. Il y eut autour de lui, entre Barras et d’autres qui voulaient se débarrasser d’une ex-maîtresse encombrante et dépensière, traînant deux grands enfants après elle, une embûche d’autant plus facile à monter qu’elle s’y prêta de fort bonne grâce, le général en chef de l’armée de l’Intérieur étant une bien meilleure affaire pour la veuve de Beauharnais, ruinée d’argent, de crédit moral et politique, que ladite veuve pour le général dont la fortune, depuis qu’il avait sauvé la Convention, montait à vue d’œil. Il y tomba aveuglément, en bon jeune homme à peine déniaisé qui veut sa femme à lui tout seul, une femme qui sente bon, qui s’habille avec un goût extrême, provocant, quelque peu pervers, et dont le joli visage mâché, les mouvements ondoyants, les gazouillements, la voix un peu rauque, promettent des voluptés inconnues. Connaissait-il ses mœurs ? C’est improbable, ou alors il la jugea calomniée. Belle occasion, pour ce Didier, de réhabiliter Marion.

On sait le reste, le départ pour l’armée d’Italie après deux jours d’ivresse, l’inquiétude, la jalousie, la peur de n’être pas aimé, les lettres éperdues de l’enfant corse nourri d’histoires romanesques qui ne dissimule à personne, ni dans ses propos, ni dans ses actes, ni dans ses lettres, ses impressions, tous ses proches d’alors révélant qu’il leur parlait « souvent d’elle et de son amour avec l’épanchement et l’illusion d’un très jeune homme »[12]. On sait l’éclat inouï des premières victoires, la brusque renommée du jeune chef, ses supplications pour qu’elle vienne le rejoindre et partager son amour. On sait les ruses de la rouée pour retarder son départ, les prétextes qu’elle invente — jusqu’à la grossesse, parbleu ! — pour prolonger à Paris où elle est devenue, grâce à lui, le centre des regards mondains, un séjour fort agréable. On sait sa venue à Milan, où il la rejoint à moitié fou, la quitte après quelques jours avec des larmes pour revenir à l’armée, la conduite de la femelle avec de petits officiers, sa fuite à Gênes dès qu’il veut la retrouver, la fièvre où elle le jette, l’ennui qu’elle éprouve avec lui. On sait qu’elle trompe l’aigle avec des coqs et des dindons. Que personne ne l’ignore sauf, tout naturellement, lui. Que c’est toujours elle qui devrait demander pardon, que c’est toujours lui qui l’implore. On sait l’indifférence où sa gloire la laisse, sa gloire dont elle vit, qui fait, sans peut-être qu’elle s’en doute, sa fortune invraisemblable et ses joies inespérées. On sait qu’elle n’a pas cet héroïsme féminin qui conseille à la femme d’être, par tous les moyens en son pouvoir, la récompense et la consolation, à plus forte raison quand il s’agit d’un homme comme celui-là. D’ailleurs ce n’est pas sa faute : elle ne l’aime pas. Les femmes n’aiment pas par admiration. Elles admirent par amour. Et peut-être bien que les hommes ressemblent aux femmes sur ce point.

[12] Marmont.

On sait sa générosité pour elle, qui ne se démentit jamais. On sait qu’il fut renseigné très exactement en Égypte sur la conduite qu’elle tenait en France et qu’elle avait toujours tenue dès le lendemain de leurs noces. On sait sa souffrance, sa révolte, sa résolution de la répudier, la comédie qu’elle joua à sa porte dès la nuit de son retour, et sa fermeté d’abord, puis son attendrissement brusque dès qu’elle eut conduit à cette porte ses deux enfants en larmes qu’il aimait. On sait qu’il ne revint jamais sur le pardon accordé si difficilement, qu’il ne tira jamais, ni en actes, ni en paroles, la moindre vengeance de ses amants qu’il connaissait. On sait qu’il la couronna de ses mains avec une grâce attendrie et ne souffrit jamais qu’elle parût souffrir. On sait que le divorce étant décidé dans sa tête, il hésita des années par pitié, par tendresse superstitieuse, à lui signifier une volonté qu’il eut toutes les peines du monde à faire triompher de ses propres scrupules et des larmes vraies ou feintes qu’elle versa devant lui. Ce qui frappe le plus, chez cet homme qu’on a voulu représenter, à l’occasion de son plus grand et de son plus naïf amour, comme ayant escompté sa gloire pour obtenir la protection d’une catin sur le retour, c’est sa pureté de cœur.

« A tout ce qui touche à la volupté, dit l’un de ses proches, il donnait une couleur et des noms poétisés. » Dès qu’il ne croit pas sa force intime menacée, en effet, dès qu’il entrevoit l’amour permis dans la liberté du mariage il se détend, il abandonne son attitude de défense, on ne découvre plus trace, dans ses gestes, de ce caractère furtif que prennent, quand il a la responsabilité et la dignité de la toute-puissance, ses escapades de bourgeois ayant peur d’être surpris. Il se conduit avec la grosse volaille autrichienne qu’envoie au Minotaure le Saint-Empire terrassé, avec une imagination et une impatience de sous-lieutenant amoureux. Il la surprend dans sa voiture, à la barbe du protocole, pour l’embrasser deux heures plus tôt. Il lui prodigue les cadeaux, les attentions, les gâteries. Elle dit à tous, elle écrit aux siens qu’elle est la plus heureuse des épouses. Plus tard, dans son exil, sachant sa conduite malpropre, son ingratitude, sa veulerie, il n’y fait pas une allusion et la loue, au contraire, du bonheur qu’elle lui a donné. Je crois bien que c’est parce qu’il s’est rendu compte de la fraîcheur inaltérable de son tempérament d’amoureux qu’il a, pour une défense instinctive de son illusion, cherché par le mariage à la préserver des atteintes de l’expérience et à se préserver du même coup des tourments qu’elles infligent et des servitudes intolérables qu’elles risquent d’imposer.

3

Mais attention ! Il faut des souffrances atroces pour parvenir à découvrir en soi quelque puissance éternelle capable de limiter le besoin même de cette expérience-là. Il faut avoir pleuré la nuit, mordu ses draps, mordu ses poings, goûté l’effroi de l’insomnie, erré le jour dans l’anxiété épouvantable au bout de laquelle il y a de courtes joies insensées ou l’ardent désir de la mort. Il faut avoir appris, en ces heures affreuses, à serrer son cœur entre ses mains pour en écraser les bonds, il faut avoir ouvert, fouillé sa blessure soi-même pour aller dépister enfin au fond d’elle la plus grande somme de mal que l’homme puisse éprouver, il faut avoir trouvé la force et le génie, au centre même de son être dévasté, d’agir quand même, d’inventer quand même, d’ordonner quand même, de paraître aux autres hommes, malgré la pâleur qu’ils vous voient et votre fièvre qui les brûle, aussi ferme qu’auparavant, et plus haut qu’ils ne le sont.

Qu’on se représente que le moment le plus enivré de son amour pour sa femme, et en même temps le plus tourmenté de désirs et de soupçons, coïncide précisément avec ses premières batailles, c’est-à-dire avec la minute décisive où il va, selon son action, disparaître de l’Histoire ou y affirmer la force singulière qu’il se sent. Qu’on se représente ces nuits d’attente anxieuse dont l’aube sera peut-être celle de son dernier jour ou de son plus beau triomphe, ces journées tragiques où la moindre faute de manœuvre risque de perdre son armée et de ruiner sa fortune, et le monde penché sur lui… Et toutes ces choses tenant dans les parois de la poitrine d’un enfant de vingt-sept ans, rongé de gale, les yeux caves, surmené, ne dormant pas, et torturé d’amour. J’imagine que plus tard les victoires qu’il remportera et sur les autres et sur lui-même, lui paraîtront bien plus faciles. Car maintenant, la moindre rêverie parce qu’il vient de recevoir une lettre un peu moins banale, le moindre besoin d’être seul pour mieux souffrir parce qu’un soupçon brusque vient de le couvrir de sueur, la moindre hésitation parce que le dernier courrier, qui arrive précisément à la seconde où il doit prendre une décision capitale ne lui apporte pas un mot, le moindre regard en arrière parce qu’il sait l’adorable infidèle à quelques heures de lui, peuvent faire tomber d’un seul coup, en une minute, l’échafaudage de ses combinaisons. Or, pour dormir, ou se reposer, ou écrire une lettre, ou répondre à une autre, ou courir voir cette femme entre deux combats pour une heure de volupté ou le plaisir atroce de se déchirer à son attitude distraite, il ne diffère pas d’une seconde l’ordre à donner, ni la responsabilité à prendre, ni l’action qui se produit à l’instant où il l’a d’abord décidé, « Un soldat, écrit-il à propos d’un suicide, dans un ordre du jour de cette époque, doit vaincre la douleur et la mélancolie des passions. »

Ce n’est pas tout. La France, l’Italie sont à ses pieds. Les femmes le sollicitent. La belle Grassini à qui, plusieurs années après, il jettera l’aumône de quelques mois d’amour, se traîne à genoux à sa porte, qu’il n’ouvre pas. Le héros ne peut pas, ne veut pas être consolé. Dans la fièvre où l’orgueil, l’ambition, le besoin de gloire et d’action, la jalousie, le désir, la souffrance physique, l’emportement de la victoire continue, la tourmente morose du désespoir sentimental consument sa maigre carcasse, sa peau livide, déchirée de sillons sanglants, ses immenses yeux bleus dont la flamme est tapie au fond de la caverne des orbites, il reste vierge, maître de son corps d’ascète, maître de son cœur de feu : « Mon âme était trop forte pour donner dans le piège : sous les fleurs, je jugeais du précipice… Ma fortune était dans ma sagesse ; j’eusse pu m’oublier une heure, et combien de mes victoires n’ont pas tenu à plus de temps !… »

Ainsi, il a aimé l’amour. Ainsi, il a élevé le pouvoir qu’il exerçait sur lui-même jusqu’à contraindre l’amour, même à l’instant de ses assauts les plus terribles, à reculer devant une passion moins tyrannique mais dont il sentait la permanence et à laquelle, jusque dans ses minutes de la plus cruelle torture ou du plus complet abandon amoureux, il souhaitait une victoire qu’il achetait de son bonheur. Il ne s’agit pas, pour Samson, de s’abstenir de l’amour, mais de dominer l’amour dans les plus sanglantes rencontres. Celui qui aspire à contraindre tous les hommes à l’admiration et à l’obéissance ne les y contraindra jamais s’il n’a multiplié sa force dans son corps à corps avec l’amour et sa victoire sur l’amour. Là est la mesure du héros. Chaque fois qu’il cède à l’amour, la lutte s’engage. S’il est vainqueur son héroïsme, après, est fait d’une plus forte nourriture. Les contemporains, et surtout la postérité, ne voient que les résultats de ces victoires. Ils n’aperçoivent pas le sang qu’elles ont coûté. Surtout quand il s’épanche dans le silence d’un grand cœur.

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