Nymphes dansant avec des satyres
LA DANSEUSE DE TANAGRE
J'ai été séduit par une statuette de Tanagre au point d'éprouver à sa vue cette sorte de joie tremblante et cette anxiété qui sont les compagnes ordinaires de la passion amoureuse.
C'est une danseuse. Un voile d'étoffe légère embrasse ses formes accomplies ; son attitude semble prise dans l'instant où le torse et la jambe, animés par les mouvements rythmiques qui s'achèvent et, pour ainsi dire, rendus sublimes par la vie abondante que répand l'entraînement musical dans un corps jeune et pur, atteignent, en une seconde de repos, l'insaisissable beauté.
«O petite danseuse! pris-je la liberté de dire un jour à cette gracieuse effigie de terre, je te supplie de m'apprendre le secret du charme que tu répands et qui dépasse celui de tes sœurs, car tu vois que je le subis aussi vivement que s'il me venait d'une jeune fille plus jeune que moi de dix ans et cependant des gens avisés prétendent que de nombreux siècles nous séparent. Pour moi, je t'avouerai que je crois sentir la moiteur de ta chair parfumée qui vient de s'émouvoir et je ne suis pas sûr que l'air qu'a déplacé ta jambe agile n'est pas celui qui m'a tout à l'heure rafraîchi le visage. Dis que je suis fou! mais j'ai cru que ta poitrine se soulevait par suite de la douce fatigue, et que tes lèvres, un moment desserrées, exhalaient ce souffle imprégné de l'odeur des olives et des lauriers-roses, tel que je le respirai dans les pays du soleil et sur les pentes inclinées du côté de la mer.
»Je te supplie de me dire qui tu es, ou bien quel dieu habite la fine pâte de ton argile, parce que je n'ai pas devant toi le calme que donne ordinairement la vue du chef-d'œuvre, et que l'intime familiarité de ta grâce me ravit à mon temps, m'arrache à l'heure que le destin m'attribua, pour m'emporter en arrière, dans le passé ancien, jusqu'à l'heure bienheureuse où ta paupière a battu, — ce qui est contraire à l'ordre des choses et me déchire le cœur.»
Alors, j'entendis une voix agréable, et je crus que la petite danseuse Tanagréenne parlait.
*
* *
«Tu connais, me fut-il dit, le bourg béotien dont le nom est demeuré aux figures de terre, la blanche Tanagre ; c'est ma patrie. Mon père avait des champs et de la vigne sur le penchant du Céricius où la ville étageait ses maisons de brique argileuse. Rien ne manqua à mon enfance, et je connus le bonheur. A l'âge où toutes les jeunes filles chez nous étaient belles, je le devins, à ce qu'il paraît, et lorsque je passais dans la rue pour aller aux Temples ou aux Jeux, les hommes et les femmes me regardaient en souriant.
Ce fut vers ce temps-là que, me trouvant à l'endroit où se tiennent les coroplastes ou modeleurs de poupées, pour vendre les petites images qu'ils pétrissent de leurs mains, l'un d'eux nommé Douris me fit signe qu'il m'aimait. Je baissai les yeux et n'osai plus de longtemps revenir au même lieu, parce que son visage avait fait une grande impression sur moi.
Mais je pensai beaucoup à lui sans le voir. Bientôt il prit l'habitude de passer devant la maison de mon père et je l'aperçus. Je sentis, ce jour-là, que je n'avais aimé personne comme lui, et j'eus un grand regret qu'il ne fût qu'un pauvre coroplaste dont les statuettes, si prisées qu'elles fussent au-dessus de celles des autres, étaient vendues pour une obole.
Un jour que je n'étais pas là, par extraordinaire, dans le moment où il vint, je trouvai sur la stèle de marbre consacrée à Hermès, qui était près du portique de la maison, un petit Eros en terre parfaitement modelé et peint. Je ne pus me tenir de le montrer à mon père, homme prudent et habile. Mon père tourna et retourna dans sa main le petit Eros. A la fin, il dit : «Qui a fait cela?»
Je rougis et répondis que je n'en savais rien.
— En tout cas, dit-il, celui qui a fait cela est un fort bon artiste et de qui le renom ira loin.
Je sautai, à ces mots, si joyeusement et en battant des mains, que mon père me regarda avec étonnement. Je tombai à ses genoux que j'embrassai, et je lui dis, toute confuse :
— Mon père, ce petit Eros est de Douris, le modeleur de poupées ; et le cœur qu'il a percé de cette flèche est le mien.
— Que Douris vienne donc ici, dit mon père en me relevant, et je pense qu'il honorera ma maison.
Je songe avec attendrissement aux jours trop brefs qui suivirent mon mariage avec le modeleur de poupées. Nous nous aimions ; il m'admirait et me prenait pour modèle. De cette époque datent ses meilleures figurines de terre ; non parce que je valais mieux que les filles qu'il faisait poser avant de me connaître, mais parce que l'amour échauffait son talent.
C'était une âme ardente et éprise de la beauté ; aussi lui arrivait-il souvent d'avoir de l'inquiétude sur la valeur de ce qu'il avait fait, bien que sa fortune commençât à être brillante et que l'on ne cessât de lui prodiguer des éloges. Je l'emmenais alors, à la tombée du jour, du côté des prairies qui s'étendaient aux bords de l'Asope, au delà de la ville. Nous nous baignions les pieds dans la rivière ; je me penchais au-dessus de son front, et ma voix, mêlée au doux bruit du vent dans le feuillage des tamaris, endormait sa pensée.
Cependant, une fois, il se redressa sous mes caresses. C'était à la fin d'une journée particulièrement agitée, où l'argile s'était montrée plus que jamais rebelle à ses doigts ; même il avait détruit plusieurs ébauches sur lesquelles nous fondions de grandes espérances. Il me repoussa tout à coup et me dit d'une voix à la fois impérieuse et suppliante :
— Danse!… danse!
Je me levai aussitôt, car, l'aimant comme je faisais, j'étais sa servante ; et j'imitai de mon mieux la danse qu'exécutaient les jeunes filles en l'honneur d'Artémis. Mon vêtement était léger et le sol favorable. J'essayai de suppléer de la voix à l'accompagnement de la flûte qui nous manquait. D'ailleurs, entraîné bientôt par mon pas, Douris chanta lui-même. Son organe était ample et varié, et l'on eût juré qu'un berger était là et soutenait mes mouvements par le son de la syrinx.
Il se baissa tout à coup pour saisir une poignée de la terre humide qui se trouvait en abondance au bord de l'eau ; il se mit à la pétrir avec vivacité, et je vis naître promptement sous sa main mon image.
C'est celle que tu vois. Il n'en avait jusqu'alors réussi aucune avec autant de bonheur. A mesure qu'elle venait sous ses doigts mouvants, je voyais s'agiter le visage de Douris et j'atteste les dieux qu'il fut plus beau dans ce moment-là que le jour même où il m'aperçut et sentit dans son cœur qu'il m'aimait. Dirai-je que j'en conçus une peine secrète et que je fus un peu jalouse de cette jolie image de terre qui captivait mon époux?
Douris emporta son ouvrage, et il mouilla, pour le couvrir, une partie de mon vêtement qui était tombé à terre pendant la danse, sans prendre garde que mon épaule était nue. Les paroles que je lui adressai durant le retour à la maison furent vaines ; et même, ayant tenté d'attirer son esprit vers la beauté du soir qui transfigurait Tanagre et les collines, ce spectacle, d'ordinaire si puissant sur son esprit, ne le détourna pas de la pensée du chef-d'œuvre qu'il avait fait.
Les jours coulèrent ; il retouchait l'admirable figure et la poussait à la perfection. Jamais il ne s'aperçut que j'errais, moi vivante, autour de cette poignée de terre humide et glacée qui le retenait. Mon chagrin s'accrut. Je fus tentée de détruire la petite danseuse d'argile pendant le sommeil de Douris.
Je me levai, une nuit ; je pris la lampe et me dirigeai soigneusement vers l'endroit où la statuette reposait sous le linge frais. La colère m'animait et je goûtais une ivresse inconnue. Je pris l'amer plaisir de découvrir l'ennemie qui me ressemblait, avant de l'anéantir. Je gardais le linge dans la main et j'embrassais de ma haine l'image inanimée de mon corps devenue ma rivale par suite d'un sortilège ou d'une folie que je ne pouvais m'expliquer.
«Te voilà donc! dis-je, misérable parcelle de limon qui ne couvriras pas la plante de mon pied quand je t'aurai écrasée! Je t'ai foulée déjà maintes fois à l'état de fange, au bord du ruisseau, quand les yeux des pâtres et ceux de mon bien-aimé, jaloux de la pureté de ma jambe, regrettaient que je la salisse au contact de ta boue… Et maintenant tu t'es élevée sur ce piédestal, tu as emprunté la forme de ma jambe et de mon joli ventre poli! Perfide! jusqu'à ce mouvement des épaules et de la tête que l'on m'a dit qu'aucune autre créature n'eut pareil et qui faisait frissonner des hommes forts, tu me l'as pris! par quelle astuce? Moi-même je l'ignorais ; je n'avais jamais pu le saisir en un miroir et tu me vois toute tremblante à la révélation de ce qu'Amour met en nous de mystérieux attraits. Tout ce que tu es, tu me le dois ; tu me l'as volé pièce à pièce ; sans moi tu ne serais pas ; tu n'es pas autre chose que moi!…»
Je fus épouvantée tout à coup du son de mes paroles dans là pièce obscure et vis-à-vis de l'image qui recevait toute seule la lumière de la lampe. La danseuse semblait sourire et me regarder avec indulgence du haut de son chevalet de bois. Je me tus. Mes derniers mots retentissaient dans le silence de la nuit : «Tu n'es pas autre chose que moi!…»
Mon premier mouvement avait été de bondir vers la statue aussitôt après avoir invectivé contre elle. Mais j'étais maintenue à ma place par une volonté imprévue. Mes yeux ne quittaient pas l'objet de ma colère ; et je m'étonnais de mon attitude et de mon inaction. Je me pris la tête dans les deux mains ainsi que l'on fait lorsqu'on veut voir clair avec ténacité ; je me souviens que mes doigts s'enfoncèrent très avant dans ma chevelure, et lorsque les extrémités s'en rejoignirent derrière ma tête à travers l'emmêlement épais, je sentis un si vif mouvement de dépit à cause de ma faiblesse et de la puissance inconnue qui me paralysait, que je sortis brusquement en renversant la lampe dont l'huile se répandit.
Je me trouvai sur la terrasse où j'avais passé des nuits si belles et si heureuses entre les bras de Douris. Sous le ciel voilé, une incertaine lueur bleue et légère commençait d'entourer le front des temples sur la hauteur ; la ville était plongée encore dans l'ombre, et le silence m'effrayait.
Je me souvins tout à coup d'un certain vieillard nommé Simonide qui était redouté pour sa connaissance des choses secrètes. Je savais où était sa maison, car il passait souvent devant l'étalage des coroplastes, qu'il critiquait ou encourageait par des paroles rares et justes ; et je l'avais regardé s'éloigner jusque chez lui, à cause de ce qu'on disait de merveilleux sur sa science. J'y courus. Je le trouvai courbé sous sa lampe et au-dessus d'ouvrages anciens par l'apparence, et d'une écriture inconnue.
Il sourit en m'apercevant :
— Tu es la femme de Douris, dit-il.
Et avant que je lui eusse adressé la parole :
— Il faut que tu sois folle pour avoir épousé cet homme!…
J'eus un mouvement de révolte, à cause de mon amour.
— Tu l'aimes, dit-il, en cessant de sourire ; et il te préfère ses ouvrages de terre?
Je fis signe que oui.
— J'ai voulu briser la danseuse, ajoutai-je en tremblant ; je n'ai pas pu ; et je viens savoir…
Il m'interrompit avec violence :
— J'ai vu, dit-il, la danseuse de Douris! Autant vaudrait s'attaquer à Jupiter qui gouverne le monde. Pauvre enfant! C'est toi qui as posé pour ce corps admirable, et tu t'étonnes de voir soudain ces formes d'argile te dépasser dans l'esprit de celui qui les a pétries de ses doigts ; parce que ces mêmes doigts, n'est-ce pas? avaient coutume de défaillir de volupté à seulement toucher la jeune fleur de ta chair!
»Mon enfant, écoute. Un dieu est caché et dort sous la mer mobile des formes comme sous l'eau profonde des regards humains. Nul ne sait comment ni pourquoi il s'éveille, s'agite et est présent tout à coup. Cependant nous nous inclinons devant un geste ou une attitude dont la secrète vertu nous a ébranlés jusqu'au fond de l'âme. Ceci n'eut peut-être que la durée d'un instant aussitôt évanoui, et il est possible qu'un grand nombre de témoins ne s'en soit pas aperçu. Mais nous déclarons divin l'homme habile qui, l'ayant vu, a su lui fournir l'expression durable, et souvent sans doute a provoqué le prodige, par sa prière ou son désir ardent.
»C'est ainsi que, par l'évocation de Douris et par l'effet de ton beau corps ému, s'est réalisé dans de la terre et a pris forme pour l'immortalité cet instant d'entrevue sublime. Et le petit objet d'argile que tu n'as pu briser est supérieur à Douris lui-même et à toi : il ne serait pas injuste de l'établir au rang des dieux.»
J'écoutais le vieillard avec une grande crainte. A mesure qu'il parlait, j'avais plus vif le sentiment de ma perte, car je comprenais que Douris avait tiré de moi tout ce que je valais. Quand Simonide eut fini, je lui dis simplement :
— Je veux mourir.
Au lieu de lever les bras et de me faire mille discours ordinaires, ce vieux sage s'étant recueilli un moment, comme pour peser diverses alternatives, me répondit que j'avais raison. Je l'admirai de si bien pénétrer les secrets du cœur et de l'esprit, et je baisai sa robe en signe de reconnaissance.
L'aube descendait gaiement les pentes de nos collines quand je regagnai la terrasse où l'idée m'était venue de recourir au vieillard Simonide. Je m'y arrêtai de nouveau et résolus d'y accomplir sur-le-champ mon dessein. C'était le lieu qui m'avait été le plus complaisant, puisque l'amour m'y avait souri ; et sur quelque point du pays que se portassent de là mes regards, j'y retrouvais le souvenir brûlant des caresses de Douris.
Vers le haut de la ville, les temples des dieux recevaient les premiers rayons du jour, et au delà des murs, les champs d'orge et de blé, les prairies et le long serpent du fleuve baignaient confusément dans la mer de lait que le matin répand. Mon cœur se souleva ; les larmes emplirent mes paupières et je ne vis plus distinctement tels endroits de la campagne où mon époux m'avait pressée plus tendrement de son bras. Je dis adieu au jour qui s'élevait et que je ne verrais pas en son midi. Puis j'accomplis quelques rites prescrits par le vieillard et tirai de mon sein la petite fiole qu'il m'avait remise. J'en bus d'un trait le contenu avant d'aller embrasser dans son sommeil celui pour qui je voulais mourir, et de peur de faiblir à sa vue. Il dormait profondément et ne sentit pas mon baiser. Ma lèvre, d'ailleurs, était déjà refroidie et je ne pus qu'avec peine regagner le dehors où le premier chant des oiseaux et le réveil alerte de la ville furent les dernières choses du monde qui me parvinrent, dans la grande confusion que donne la présence de la mort.»
— O âme passionnée qui te défis un matin, sur une terrasse de Tanagre, de la chair dont s'inspira le modeleur de poupées, m'écriai-je, je t'aime!
— Non! me dit, sur un ton désespéré, la voix qui m'avait attendri par le récit d'une vie si simple et si belle, non! ce n'est pas moi que tu aimes : comme Douris, comme les hommes et comme les dieux, c'est ma rivale que tu aimes! Je ne suis pas la statuette ; moi, qui t'ai parlé, je suis la sacrifiée, l'éternelle jalouse. Je suis la créature de chair, le modèle, l'amante, l'héroïne, l'inspiratrice de l'œuvre d'art ; à jamais inférieure au morceau de terre que le pouce d'un homme a touché.»