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Nymphes dansant avec des satyres

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LE BON JUGEMENT DU TRIBUNAL DES MŒURS, A VENISE

Francesco di San Polo, fils d'un gentilhomme vénitien, fut embarqué de bonne heure sur les galères de la République et grandit parmi les Turcs et les gens enturbanés de l'Orient, dont les mœurs sont mauvaises. Étant revenu à l'âge d'homme dans sa patrie, il y afficha un vif dédain autant envers les demoiselles patriciennes qu'envers les courtisanes. Pour ce qui était des premières, le scandale n'était pas grand, vu que ces péronnelles étaient gauches et engoncées pour la plupart, et que Francesco, à vingt ans, pouvait avoir de l'éloignement pour le mariage. Quant aux dames galantes, grasses, nombreuses et renommées, habilement teintes, fardées à grands frais et aussi expertes à la conversation qu'à tous les arts de la volupté, n'y avait-il pas lieu de s'étonner qu'elles ne retinssent ce jeune homme par les fines mailles de leurs attraits?

De plus, Francesco emmenait des garçons dans sa gondole, à la tombée de la nuit, et leurs promenades étaient longues et mystérieuses.

Des dames, émues de sa beauté naturelle et dépitées de sa froideur, l'accusèrent d'avoir rempli, chez les Turcs, des emplois déshonorants. Mais plusieurs adolescents des meilleures familles vénitiennes laissèrent entendre qu'en tout cas il n'en avait pas la marque. Là-dessus les langues allèrent, et il se fit un grand bruit à Venise autour du jeune Francesco di San Polo, qui s'étonnait beaucoup, de son côté, qu'on le trouvât si intéressant, alors que personne précisément ne l'avait remarqué durant ses voyages dans le Levant.

Aussi fit-il la figure la plus divertissante lorsqu'il fut déféré devant le collège chargé d'instruire contre les sodomites, qui se réunissait tous les vendredis, selon une loi du 22 mars mil quatre cent cinquante-huit.

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Loin de nier la particularité sur laquelle on l'invitait à répondre, le bon Francesco en étala avec une complaisance touchante les phases diverses devant le tribunal. A l'entendre, aucune coutume n'avait plus de beauté que celle dont on lui faisait reproche ; il le prouvait tant par l'histoire que par la science esthétique. Il parlait avec abondance, s'échauffait, agrémentait de vers latins et même de grecs la vivacité de sa défense. Il clôtura sa harangue en exprimant le regret où il était que la République, si avancée parmi les nations pour tout ce qui touche les institutions et l'excellence des mœurs, s'obstinât à demeurer dans l'ignorance de celles-ci. Enfin, ce jeune homme avait tant d'honnêteté dans sa conviction qu'il ne doutait point qu'avant seulement qu'on lui donnât à boire pour avoir parlé si bien, les divertissements de Sodome ne fussent recommandés fortement et solennellement aux citoyens de Venise.

Il en arriva autrement, et notre Francesco fut bel et bien condamné. Toutefois, l'on verra une preuve de la magnanime sagesse de ses juges et de l'heureuse souplesse de la procédure vénitienne dans le châtiment spécial que l'on prit la peine d'ajouter, en faveur du coupable, au supplice de la cheba qui lui revenait de droit.

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Le supplice de la cheba consistait à être enfermé en une cage de bois, que l'on hissait à mi-hauteur du clocher de Saint-Marc, et extérieurement, de façon que le patient y subît les rigueurs de la saison et y fût exposé aux quolibets des passants.

Voici la teneur de l'addition qui y fut faite dans l'intérêt de Francesco :

«Ledit (Francesco) recevra chaque soir et bon gré mal gré, après le couvre-feu, — pour éviter le scandale, — et en sa cage, la visite d'une de nos plus notables courtisanes, et le lendemain d'une autre, et ainsi de suite, jusqu'à l'expiration du délai de sa peine.

»Ceci pour la plus grande gloire de Dieu et dans le but que le coupable soit ramené dans la voie qu'il (le Seigneur) a tracée de sa main et indiquée à notre premier père pour notre bien et celui de nos enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.»

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Un beau matin, l'on vit brimbaler au bout d'une corde la cage de bois contenant notre malheureux Francesco di San Polo assez déconfit, penaud, mal en point, et prenant le ciel à partie qu'il était victime d'une grande iniquité. Vous pensez que les gens de Venise ne faisaient pas défaut autour du clocher de Saint-Marc ni sur toute la place, qui est le lieu où se traitent les affaires et le seul endroit de la ville où se fasse la promenade à pied sec. On dit qu'il n'y eut ni dame ni demoiselle qui ne s'y montrât ce jour-là, soit en chaise, soit simplement juchée sur les hauts patins pour lors à la mode. Et il faut y ajouter, bien entendu, les personnes adonnées à la galanterie, dont le nombre, d'après les meilleurs documents, n'était pas inférieur à onze mille, et qui avaient un intérêt direct à prendre connaissance de la figure du sire, puisque chacune d'elles était tenue d'essayer de la dérider tour à tour.

Francesco, à mi-hauteur de son clocher, ne pouvait répondre aux mille lazzi et aux malhonnêtetés de toute sorte qui lui montaient de cette foule assemblée. D'ailleurs, rien ne porte à l'indulgence comme d'envisager les hommes et les femmes d'un peu haut ; et il est probable qu'il en était en ce temps-là comme aujourd'hui. L'histoire ignore sur quel point porta sa méditation, et se contente d'enregistrer que, vers l'instant où le soleil déclinait et alors qu'une grande quantité de badauds bâillaient encore du côté du condamné, celui-ci, ayant contenu un besoin depuis l'heure de l'aurore, s'en soulagea librement, pleinement et à la ronde sur toutes les classes de la société, qui prit texte de cette pluie incongrue pour se disperser et s'en aller souper.

De sorte qu'il ne resta guère sur la place Saint-Marc, à l'heure du couvre-feu, que les personnes qui y possédaient pignon ou fenêtre et qui comptaient sur le lever de la lune pour voir ce qu'il adviendrait du prisonnier sodomite et de la compagne à lui octroyée par jugement en bonne forme.

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La malchance fit que la lune fût ce soir-là couverte aussi complètement qu'une chandelle sur quoi se fût assise par mégarde quelque matrone vénitienne.

Le lendemain on n'y pensait plus : telle est l'inconstance de la faveur des esprits.

Les courtisanes accomplissaient avec ponctualité et discrétion la besogne quotidienne que leur avait départie la Justice. Et des mois se passèrent sans que l'on prît seulement garde à cette cage poussée au flanc du clocher de Saint-Marc comme une verrue ou une gibbosité naturelle sur quoi se posaient journellement les colombes.

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Toutefois, au bout de six mois, Francesco di San Polo fut trouvé mort par la cent quatre-vingt-troisième courtisane hissée en cet endroit, à l'heure du couvre-feu.

On se montra fort étonné de ce résultat, et une enquête fut ouverte par-devant le Conseil qui avait jugé Francesco. Les cent quatre-vingt-trois personnes galantes y comparurent et déposèrent une à une selon la date de leur coopération à la besogne de la justice.

— Quel homme était, à votre sentiment, ce Francesco di San Polo? leur fut-il demandé.

Pour les cinq ou six premières, c'était un triste personnage, sans goût, sans appétit et sans politesse, enfin dénué de tout avantage.

De la septième à la douzième, il était jugé hésitant et malhabile, gauche à l'excès en ses façons.

Ce travers était confirmé par la treizième courtisane, à laquelle toutefois il n'avait pas déplu, et qui l'avait trouvé original et ayant des penchants au rebours du commun.

On remarqua beaucoup l'avis de la quinzième d'après laquelle Francesco était déjà un homme ordinaire.

Ordinaire n'était point le mot qu'il convenait d'employer en parlant de ce jeune homme, opinèrent les cinq filles suivantes, car il était un fort bon amant, expert et agissant, avec qui le temps ne durait point.

Sur les cent qui déposèrent après, il n'y en eut pas une qui contredît cette opinion favorable, sinon que trente-quatre d'entre elles affirmèrent qu'elles étaient grosses de ses œuvres. En outre, toutes l'avaient entendu, dans le moment de la pâmoison, bénir ses juges en les recommandant à Dieu, chacun par leur nom et avec grande ardeur et gratitude.

Le Conseil pleura à l'audition de ces paroles et se sentit pris aux entrailles d'un vif sentiment d'indulgence rétrospective pour l'ancien sodomite converti et puis mort de l'abus des justes plaisirs de l'amour.

— Et vous, mesdemoiselles? dit l'assemblée, émue et tout d'une seule voix, en s'adressant aux soixante-trois courtisanes restantes.

Celles-ci furent secouées d'un sanglot unanime et pour toute réponse montrèrent les marques visibles des combats qu'elles s'étaient livrés entre elles avant de monter dans la cage, par suite de leur empressement et à cause de la renommée que le détenu s'était acquise dans les exploits amoureux.

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