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Nymphes dansant avec des satyres

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V

M'avisant, un jour de belle humeur, le Roi daigna s'étonner, sous le couvert de mots plaisants, de ma parfaite et aveugle soumission à l'équipée qu'il menait.

— Quoi! dit-il, vous allez à l'inconnu avec la même insouciance que tous ces princes et seigneurs qui ont moins de philosophie que leur monture ou que ces dames dont l'âme est pareille aux minces libellules qui nous frôlent, près des fleuves, aux haltes de midi?

— Maître, répondis-je, est-ce donner les marques de tant de médiocrité que de se satisfaire à admirer la sagesse par quoi Votre Majesté conduit, en temporisant, ces dames fragiles à quelque révélation ineffable? J'ignore, pour ma part, le mot que vous tenez caché ; mais je sens que le prononcer serait en épuiser la vertu. Car ce qui n'a plus de mystère est sans action sur l'esprit des hommes. Par contre, votre réserve leur grossit, nous grossit, chaque jour, quelque chose vers quoi nous allons avec un intérêt croissant, vers quoi nous nous contenterions sans doute d'aller toujours.

Le Roi sourit, mais un souci rapprocha aussitôt les lignes de son front.

— La crête des monts que vous apercevez là-bas, dit-il, est celle du Liban fertile en cèdres, bois odorant qu'employa le Roi Salomon pour construire un temple fameux ; et tous les signes me portent à croire que nous approchons du terme du voyage. Je dois à mes gens de parler enfin, et il me plaît de vous avertir, vous, précédemment.

— Sire, j'atteins l'âge où la nouveauté s'inscrit difficilement sur la table durcie du jugement ; j'ai tracé une ligne nette avec les bornes de ma connaissance, et la figure m'en plaît…

— Chère âme paresseuse, soupira le Roi qui s'attendrissait sous le poids de son secret, ta figure changera cependant, comme celle du monde, car… Aussi bien, je ne puis te le cacher plus longtemps…

Sa voix tremblait, et une larme était suspendue dans le coin de son œil vénérable.

— Le Messie, dit-il, tu sais, le Messie…

— Oui, j'ai lu beaucoup de livres ; plusieurs contiennent cette belle promesse, et elle est populaire.

— Eh bien! le Messie est né!…

— C'est un bien grand malheur! Qui donc attendrons-nous désormais?

Mais le Roi s'emporta tout à coup :

— Vil Grec! s'écria-t-il, âme modelée dans la boue que raclent les esclaves aux sandales des rhéteurs et des sophistes! Peux-tu avoir prononcé un tel blasphème et demeurer devant moi?

— Sire, cela est en effet en mon pouvoir que j'ai coutume cependant d'estimer fort mince. Mais je dois faire observer à Votre Majesté que le Messie qui vaut comme espérance ne peut manquer de se diminuer en se réalisant. Ce que l'on mesure du doigt n'atteignit jamais la taille des images que contemplent les visionnaires. Le divin Hercule n'est si grand que par le long travail des esprits qui s'ajouta au cours des temps à la renommée de ses exploits naturels. Et ce serait au rebours que procéderait votre Messie! Les plus spirituels seront ceux qui ne croiront point en lui.

Le Roi contint un geste d'impatience, et son visage reparut dépourvu de colère. Je ne sus jamais si ma pensée l'avait touché ou bien s'il n'écoutait que son cœur qui, visiblement, débordait.

— Sire! ajoutai-je, m'adressant à ses sentiments, je vous supplie de ne point annoncer à votre peuple cet événement fâcheux. Il en manifestera à la vérité une grande joie, qui sera comme le feu de paille, par la rapidité et les résultats. Je sais qu'en ses heures mauvaises, l'espoir de ce beau leurre le soutient. Qu'arrivera-t-il quand il saura que le Messie est là et que les heures coulent mauvaises comme devant?

— Tais-toi! tais-toi! tous les arguments sont boiteux désormais ; il ne faut plus raisonner comme hier. Les calculs célestes eux-mêmes sont dérangés par le fait d'une étoile nouvelle : l'univers s'éclaire d'une lumière insoupçonnée…

Ici, je commençai de pleurer cette ancienne sagesse dont mon puissant maître s'était rarement départi, quoique mage. Il continua de parler avec une grande volubilité ; je ne le pus suivre. Il avait coutume de dire : «Restez debout, mais faites asseoir votre pensée.» J'éprouvais la démangeaison de lui citer ses paroles. Mais ma compagnie ne lui suffit plus ; je le vis s'éloigner, l'œil en feu, les lèvres avides de parler. Je compris que la foule allait être informée, et courus boucher les oreilles et bander les yeux de la petite Caucasienne qui ne dépend que de moi.

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