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Nymphes dansant avec des satyres

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LE MIRACLE DU SAINT VAISSEAU

I

Au temps où Notre-Seigneur périt sur la croix, le pays de Judée était en partie soumis aux Romains dont Pilate était le bailli[2].

[2] On a cru devoir conserver dans ce récit l'absence totale de «couleur locale» qui caractérise le roman de La Table Ronde dont il est inspiré. Il y a moins d'irrespect à violer la vérité ou la vraisemblance historiques, qu'à dégarnir ces belles matières romanesques de la grâce particulière que leur valent leur naïveté et leur foi.

Un prud'homme nommé Joseph d'Arimathie, qui était au service de Pilate, avait aimé Jésus dès qu'il l'avait vu. Il l'avait suivi avec ses disciples, et il lui était dévoué, bien qu'il n'osât pas en témoigner, dans la crainte des mauvais Juifs.

Or Jésus ayant expiré, Joseph en eut une vive douleur. Il s'en vint trouver Pilate et lui dit :

— Sire, je vous ai longtemps servi sans recevoir de loyer ; je viens vous demander pour ma récompense le corps de Jésus crucifié.

— Je l'accorde de grand cœur, répondit Pilate.

Joseph courut à la croix par le chemin que Notre-Seigneur avait suivi et où la populace s'écoulait en commentant ce qui était arrivé. Il y croisa plusieurs femmes qui pleuraient, et entre autres une nommée Verrine portant une guimpe qu'elle montrait à tous et où la figure de Jésus s'était imprimée fidèlement.

Mais Joseph étant arrivé près de la croix, les gardes lui en défendirent l'approche, et ils envoyèrent contre lui un certain Juif du nom de Moïse qui lui dit en le repoussant avec brutalité :

— Jésus s'est vanté de ressusciter le troisième jour, et s'il a dit vrai, nous voulons le refaire mourir ; et autant de fois ressuscitera-t-il, autant de fois le mettrons-nous à mort.

Joseph revint très mécontent vers Pilate qui était à table et tenait à la main une belle coupe. Il lui demanda main-forte pour vaincre la résistance des gardes.

— Vous aimiez donc bien cet homme, pour prendre tant de peine de son corps? demanda Pilate. Eh bien, tenez! ajouta-t-il, voici le vase dans lequel il a célébré son sacrement. On me l'a donné : gardez-le, en mémoire de celui que je n'ai pu sauver.

Et il lui donna main-forte.

Joseph emprunta un marteau et des tenailles, et, ayant triomphé de la résistance des gardes et du Juif Moïse, il monta à la croix et en détacha Jésus.

Il le prit entre ses bras ; le posa doucement à terre ; replaça convenablement les membres et les lava le mieux qu'il put.

Pendant qu'il se livrait à cette besogne, il vit le sang divin couler de la plaie que la lance de Longin avait ouverte sur le côté. Il prit la coupe que Pilate lui avait remise et y recueillit les gouttes qui s'échappaient, car il pensait qu'elles y seraient conservées avec plus de révérence qu'en tout autre vaisseau. Cela fait, il enveloppa le corps d'une toile fine et neuve et le déposa dans un sarcophage qui se trouvait non loin de là et qu'il recouvrit d'une pierre large et d'un bon poids.

*
*  *

Jésus ressuscita comme il l'avait annoncé et se montra à Marie la Madeleine, à ses disciples et à d'autres encore.

Voilà aussitôt les Juifs très émus, et les soldats chargés de garder le sépulcre inquiets du compte qu'ils auraient à rendre. Comme Joseph d'Arimathie avait enseveli le corps, ils le soupçonnèrent de quelque maléfice dans l'affaire de cette sortie du tombeau. Ils résolurent d'en tirer vengeance contre lui et s'assemblèrent afin de délibérer des moyens que l'on pourrait employer pour lui nuire.

Moïse se trouvait dans le groupe et dit :

— Pour moi, je ne me soucie point de ce qui est arrivé, et j'ai craché à la figure de celui que l'on dit ressuscité. Je me moque pareillement de Joseph d'Arimathie. Mais c'est un homme riche, et je me fais fort de le livrer en bon état de capture à qui m'indiquera, pour s'emparer de son fief, un moyen prompt, sûr, et garanti de la potence.

— Vous dites, fit un clerc qui se trouvait là, que ce Joseph a du bien?

— Certes! On lui connaît plus de cent arpents, tant en vignes qu'en oliviers ; et il les cultive avec habileté. Il a plus de génie qu'il n'en a l'air. Ainsi, on le crut dément, il n'y a pas si longtemps, lorsqu'il alla, à la suite du prophète, avec quelques âmes simples jusqu'au lac de Tibériade. Il n'en était rien. «J'y ai fort profité!» disait-il à son retour. En effet, outre qu'il recevait la bonne parole, d'autre part il vendait à des prix de famine, ses raisins, ses figues et ses olives aux bonnes gens accourus pour entendre Jésus. Et celui-ci ayant fait miracle à un certain endroit du Lac, Joseph y acheta immédiatement les pêcheries et y mit des établissements qui ne manqueront pas de prospérer par suite du bruit que fera l'aventure. C'est un homme d'ordre et plein de sens.

— A-t-il quelque famille?

— Il a en tout une sœur que l'on nomme Enigée.

— Enigée, dit le clerc au perfide Moïse, hérite légalement de tout l'avoir de son frère… Que celui-ci vienne à disparaître, qui est-ce qui pourrait s'opposer à ton mariage avec cette demoiselle qui est assurément accorte et avenante en tous points?

— Va donc trouver la belle, à la tombée de la nuit, qui est l'heure favorable à l'amour, insinuèrent-ils tous à Moïse, et, par la chambre de cette gentille personne, pénètre hardiment jusqu'au lit de Joseph…

Moïse mit un pourpoint de velours à plus de cent sous l'aulne et s'étant garni les reins de liens solides et propres à bâillonner tous ensemble les chevaliers du guet, il s'alla poster, à la brune, sous la fenêtre d'Enigée, tout en chantant et s'accompagnant du luth qu'il touchait avec assez d'agrément.

Enigée était une jeune fille accomplie et dont tous les sentiments étaient développés, comme il est naturel aux environs de la seizième année et sous les cieux cléments qui font fleurir les parterres dès le temps de Pâques. Elle avait du goût pour la musique et pour les gens bien faits. Avouez donc qu'il lui eût fallu une astuce fort éloignée de sa simplicité, pour démêler, sous le bel accoutrement de Moïse, que le chanteur était un vilain Juif et non quelque noble chevalier romain. Enigée ouvrit sa fenêtre sur le jardin parfumé d'où venait la chanson.

Il est odieux de penser que la bouche en fleur d'une demoiselle, qui s'entr'ouvre à l'espoir du premier baiser, reçoive au lieu et place de ce qu'elle attend, le contact malséant du bâillon. Tel fut cependant le sort de la pauvre petite Enigée dès qu'elle fut tombée entre les mains de l'infâme Moïse. En même temps, la bande des mauvais Juifs liait outrageusement le vertueux Joseph d'Arimathie et l'emportait tout vif et bien fâché de ne pouvoir dire adieu à sa mignonne sœur, mais plus contristé encore d'abandonner le vaisseau contenant les gouttes du sang de Notre-Seigneur Jésus.

Ils le conduisirent du côté d'une affreuse tour située à l'écart. Là ils lui délièrent les jambes, parce qu'il était replet de sa nature et pesant à porter, et ils lui firent descendre trois cent trente-trois marches, à force de coups. Enfin, ils le laissèrent dans un cachot obscur, sans lui donner ni pain ni eau et sans lui adresser une parole.

Après quoi, étant remontés et ayant scellé l'entrée de la tour, ils se dispersèrent, en se frottant les mains, car ils pensaient bien qu'il ne serait plus jamais question de Joseph d'Arimathie.

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Le malheureux Joseph éprouva le plus vif mécontentement du lieu où on l'avait mis ; non seulement parce qu'il était dépourvu de lit, de crédence et de prie-dieu, mais encore parce qu'il manquait de ce parfum subtil que mademoiselle Enigée faisait peut-être venir d'Arabie, à moins qu'elle ne le répandît de sa personne dans le logis clair et propret qui convenait si bien à un prud'homme faisant honneur à ses affaires. En outre, Joseph était incapable de méditation, ce qui eût été la seule ressource dans un mauvais cas comme le sien ; mais le pire vint de ce qu'il avait un grand appétit qui fut contrarié quand arriva l'heure ordinaire du repas.

En revanche, Notre-Seigneur lui apparut.

— Joseph! lui dit-il, es-tu content de souffrir pour moi?

— Monseigneur! dit Joseph, en faisant une profonde révérence, mon jugement est pauvre et dominé en ce moment par la faim ; la vérité m'oblige à vous confesser que je ne suis pas parfaitement content.

— Joseph! reprit Jésus, ta foi est plus pauvre encore que ton jugement ; car si elle avait quelque vigueur, tu ne sentirais pas ta faim.

— En ce cas, Monseigneur, dit Joseph avec simplicité, me voilà bien au regret, je vous jure, que ma foi ne soit pas plus vive!

Jésus fut tenté de sourire de pitié, à cause de la malheureuse faiblesse des hommes, et il dit à Joseph :

— Eh bien! et moi? crois-tu que je n'ai pas souffert pour toi?

— Monseigneur! Monseigneur! soupira Joseph en se traînant aux pieds du maître, et soudain confus au souvenir des grandes tortures qu'il avait vues. Et il se mit à pleurer abondamment, en se traitant de pourceau.

— Relève-toi, dit Jésus, car je t'aime. Tu as pris soin de mon corps et l'as enseveli. Au surplus, depuis longtemps tu me suivais avec fidélité et tu écoutais ma parole…

— Oui, oui! interrompit vivement Joseph, c'était au bord du lac de Tibériade : il y avait une grande quantité de poissons, j'en ai vendu pour quinze cents deniers, et j'ai acheté des pêcheries! Ah! Monseigneur! montrez-moi la porte par où vous êtes entré dans ce réduit, afin que j'aille jeter un coup d'œil à ces établissements qui vont dépérir par suite de mon absence!…

— Joseph! dit Jésus avec douceur, voilà que tu n'as plus faim, maintenant que tu penses à tes pêcheries, tandis que ma présence a été inefficace à combler ton appétit!… Cependant, je veux t'embrasser à cause de ton ignorance du mensonge et de l'hypocrisie. Et écoute-moi : Je t'apprendrai à connaître le vrai bien, et te tirerai de prison.

Pour le moment, voici le vaisseau dans lequel tu as recueilli un peu de mon sang. Je l'ai ravi aux mains des méchants et je t'en confie la garde. Et écoute encore ceci : Tu n'as pas oublié le Jeudi où je fis la Cène chez Simon, avec mes disciples. En bénissant le pain et le vin, je leur dis qu'ils mangeaient ma chair avec le pain et buvaient mon sang avec le vin. Or, il sera fait mémoire de la table de Simon en maints pays lointains, et toi-même tu le feras, dès que tu seras sorti de prison et que tu auras trouvé douze hommes ayant le cœur pur et voulant s'asseoir avec toi à la table.

Ce disant, Notre-Seigneur disparut.

*
*  *

Bien que Notre-Seigneur eût promis à Joseph de le tirer de prison, on n'avait point entendu parler du pauvre prud'homme au bout de quarante années. On l'avait complètement oublié en Judée. Moïse avait réussi à épouser la gentille petite sœur, et celui-ci était à présent un homme riche et jouissant d'une bonne considération.

La tour, au fond de laquelle le misérable avait jeté un juste, était tombée en ruines. Les oiseaux du ciel nichaient au creux des pierres et chantaient ; les ronces et les lierres se suspendaient non sans grâce aux débris de cet édifice ; la terre avait été retournée aux environs et les champs étaient fertiles. Car toutes les choses sont indifférentes et s'emploient souvent avec complaisance à couvrir les iniquités.

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