Nymphes dansant avec des satyres
DIVUS ARETINUS
Pierre Arétin, surnommé divin, par le fait de sa gloire, occupait à Venise une maison sise au Grand Canal, proche du pont de Rialto et des marchés de la ville. Lui-même a pris soin de nous dire que ce lieu était «sans défaut» et que la vue y était la plus agréable du monde. Mille gondoles y passaient, soit aux heures des approvisionnements, soit à celles de la promenade. Le quartier de Rialto étant le centre des affaires, le vieux pont de bois était sans cesse parcouru par la foule pittoresque des commerçants, des agioteurs et des étrangers de toutes les nations dont les rapports étaient actifs avec la République. Joignez à cela que la famille dogale des Mocenigo avait son palais dans le voisinage, ce qui était l'occasion de fréquents mouvements d'équipages princiers ou d'ambassadeurs et de ce train spécial et d'une richesse incomparable dont s'accompagnait le célèbre vaisseau nommé le Bucentaure. Mais Arétin était plus puissant que le Doge ; toutes les personnes que l'étiquette menait chez celui-ci avaient à cœur de visiter l'illustre écrivain ; et il en recevait en outre beaucoup d'autres.
A l'heure délicieuse du soir qui précède la chute du soleil, messer Pierre Arétin, ayant retenu à souper quelques-uns de ses visiteurs, se tenait avec eux au balcon de cette maison fameuse. Il y avait là son bon ami le Titien, grand peintre, et le sculpteur Sansovino non moins célèbre ; Nicolo Franco, secrétaire d'Arétin, et plusieurs femmes de grande beauté, d'humeur alerte, et dont les propos avaient la grâce et l'agilité des oiseaux libres qu'on voit en abondance dans les jardins enchantés de l'île de Murano. Et certes, s'il était agréable de contempler du balcon le spectacle mouvant du Canal, il arrivait aussi que nombre de gondoliers et de barcarols se missent d'eux-mêmes à ralentir le balancement cadencé de leur rame, pour fournir aux promeneurs l'occasion d'admirer l'entourage magnifique d'Arétin, le fléau des princes. Les dames, déjà parées pour le souper, dépassaient par la splendeur de leur accoutrement les plus riches pièces d'orfèvrerie ; leurs cheveux étaient teints et séchés, et leurs épaules et leur gorge parfumées et fardées s'épanouissaient hors des brocarts et sous les perles, pareilles à ces fleurs cultivées dont on ne sait au juste si l'attrait vient de l'excessive beauté ou de l'artifice. Le maître attirait les regards par l'éclat de son teint, sa longue barbe, son pourpoint cramoisi où brillait une chaîne d'or bien ouvragée, dernier gage d'amitié de Sa Sainteté le Pape. Titien, qui adorait les couleurs, était vêtu d'étoffes de velours noir d'une demi-douzaine de tons différents. Sansovino, de qui la sobriété faisait l'objet d'amicales railleries, portait la longue robe de serge noire attachée au cou simplement par des pièces d'argent.
L'on avait devisé tout le jour, en faisant de la musique et buvant des vins. Arétin avait tenu sur vingt hauts seigneurs les propos les plus hardis en même temps que les plus lâches et les plus extravagants ; il avait fort scandalisé son auditoire et l'avait beaucoup diverti. Maintes fois le bon sculpteur avait été sur le point de se fâcher contre lui, et autant de fois il avait été désarmé par ses reparties inopinées et son exubérance aussi puérile que déconcertante. Titien, plus préoccupé de l'heureux effet de l'assemblage des choses que de la valeur isolée de chacune, et sensible extrêmement aux saillies ainsi qu'à la belle humeur, regardait son étrange ami d'un œil sans cesse indulgent. Outre cela, Arétin connaissait les arts et les jugeait avec grand discernement et sincère amour ; de sorte que l'illustre peintre ne croyait pas se tromper en admirant à l'aveugle cette force extraordinaire, cette prodigieuse vitalité qui, poussant Arétin à tous les extrêmes, vous laissaient augurer de son audace l'enfantement de quelque chose d'excellent tout aussi bien que d'exécrable.
Arétin penché au balcon, le coude appuyé sur un tapis levantin, laissait aller sa verve au hasard des barques fuyantes. Il distribuait des bonjours, des signes de main, des compliments à haute voix, des sourires ; et, posant parfois sur sa bouche sa main chargée de bagues, il lançait à son entourage un mot cinglant qui ruinait un homme ou brisait d'un coup l'honneur d'une patricienne. On s'exclamait, on protestait, on riait. Le rire emportait tout. Et ceux que ce divertissement trouvait rebelles, se laissaient attendrir par les beaux jeux de l'heure crépusculaire sur les paillettes des eaux, sur la poupe grasse des gondoles et sur les marbres qui sont frères de la lumière.
Ainsi s'achevait, dans du luxe, de la beauté, du plaisir, de la calomnie, des saluts, des baisers, des caquetages, de la musique et des promenades, une journée de Venise au temps de sa gloire.
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Tout à coup, une troupe de jeunes garçons venant de la Merceria, qui est la rue commerçante de Venise, déboucha sur le pont de Rialto, tenant à la main des libelles et criant à tue-tête :
— Écoutez! écoutez! voilà les nouvelles du jour : la guerre avec le Turc! Écoutez! écoutez!… la rupture avec Sa Majesté l'Empereur!… Écoutez! écoutez!… le mauvais état des galères de la République! l'Arsenal vendu secrètement!… etc., etc.
Bien que le fait ne fût pas sans précédent et que l'on eût vu dès les premières années du siècle de pauvres gens semer des pamphlets dans la ville, du haut du Rialto, cette irruption soudaine et la gravité des nouvelles énoncées, vraisemblables après tout, jetèrent en moins d'une minute un grand trouble parmi les embarcations élégantes qui sillonnaient le Grand Canal. Il y eut, un instant, une forte presse aux alentours du pont. On dépêchait les gondoliers acheter la feuille imprimée ; bientôt les vendeurs la laissèrent tomber en pluie sur les curieux ; ceux-ci leur jetaient en échange des sequins, des pièces d'argent et d'or, au hasard. Plusieurs personnes tombèrent à l'eau ; quelques-unes y périrent. On n'y fit guère attention ; la fièvre tenait tout le monde, et les Vénitiens se dispersèrent en commentant les nouvelles, laissant, en l'espace d'un quart d'heure, le Grand Canal désert.
Cependant, on avait pris part à l'inquiétude générale sur le balcon de Pierre Arétin. Le bon Sansovino et Titien, natures peu compliquées et cœurs excellents, s'étaient montrés vivement émus ; deux femmes avaient été prises de faiblesse, et le secrétaire Franco s'occupait activement à les alléger de leur corsage. Un domestique nombreux avait envahi les appartements ; et l'Arétin, imperturbable, avait montré à ses amis deux nègres de sa maison profitant du tumulte pour se sauver à la nage, chacun la ceinture garnie des meilleures pièces de sa vaisselle d'or.
— Vous les ferez pendre? dit le Titien.
— Mais non! fit Arétin, je tirerai de Sa Majesté l'Empereur un service de table nouveau…
En entendant prononcer le nom de l'Empereur, on s'approcha de l'Arétin.
— Vous parlez de l'Empereur avec facilité, hasarda Sansovino ; mais s'il y a du vrai sur les papiers que l'on vient de distribuer et qui ont troublé toute la ville, Sa Majesté n'est pas sur le point de combler de présents les Vénitiens, fût-ce en la personne de leur plus illustre citoyen!…
— Messer Jacopo, dit Arétin, votre cervelle est, à cette heure, de terre glaise, et vous pénétrez la chose publique avec l'aisance qu'aurait un aveugle à découvrir cette turquoise au fond du Grand Canal. (Et ce disant, il laissait tomber une de ses bagues dans l'eau, ce qui combla d'admiration son entourage.) Or je gage, moi, Pierre Arétin, qu'avant le mois écoulé, sans prendre la peine d'écrire un sonnet, et sur le seul bruit du désir que je viens d'exprimer de recouvrer ma vaisselle d'or, je tiendrai de l'auguste libéralité de Charles cinquième un service plus beau que celui que l'on me vient de dérober, et une pierre plus grosse que celle dont les plongeurs que vous voyez d'ici vont se tirer une fortune.
— Ho! ho! s'écria-t-on autour de lui, car, bien que l'on connût son imprudence coutumière, il semblait, cette fois-ci, dépasser la mesure. On l'écoutait avec anxiété ; il venait de prendre ce sourire singulier qui le faisait, disait-on, ressembler à un loup.
— Car sachez, poursuivit-il, que Sa Majesté apprenant les bruits fâcheux qui courent à Venise au sujet des relations de l'empire avec la République — et qui sont de nature à troubler l'économie des États chrétiens! — Sa Majesté, dis-je, s'adressera, pour les étouffer, au seul homme de qui le souffle en ait le pouvoir…
— Parce qu'il est le seul… hasarda Sansovino, soupçonneux à bon droit, et déjà tout blanc d'indignation.
— Achevez donc! fit Arétin, gouailleur.
— … qui les ait répandus! prononça à demi-voix le pauvre sculpteur, en se détournant déjà pour prendre la porte.
— Vous l'avez dit! s'écria l'Arétin. Et il ébranla tout le palais de son large rire.
Il riait seul dans tout Venise. Durant plusieurs secondes, le retentissement de son plaisir emplit le Canal assombri, et fit vibrer les vitres des maisons où les citoyens se rongeaient d'inquiétude pour la farce sinistre de ce colossal bouffon.
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Tandis que ce rire gagnait toute la maison de l'Arétin, et que Sansovino lui-même passait à son compère cette dernière folie — car on devient indulgent quand on est délivré d'un souci, — quelqu'un fit observer, dans la pénombre qui tombait sur le Canal abandonné, une gondole riche, dont les tapis frôlaient la surface de l'eau et qui s'avançait avec la lenteur ordinaire aux promenades amoureuses. Les personnes qui s'y trouvaient étaient assurément fort étrangères aux préoccupations actuelles de la ville ; et il fallait, d'autre part, que leur attention fût fortement tenue par ailleurs pour ne s'inquiéter pas davantage de l'aspect insolite du Canal, ni de l'isolement complet de leur embarcation au milieu du pesant silence que brisaient seuls les éclats du balcon d'Arétin.
On s'attendait à ce que la belle humeur du maître le poussât à invectiver contre les promeneurs au passage. Justement, Arétin se penchait, et son œil s'efforçait de distinguer leurs silhouettes ou leurs traits, dans la clarté mourante.
La gondole approchait, paisible et muette comme une écorce de bois qui suit le fil de l'eau.
— Je ne vois qu'une femme, dit quelqu'un.
— Moi, qu'un homme.
— Imbéciles! fit Arétin, vous ne voyez pas que ce sont des amants?… Des flambeaux! que l'on apporte des flambeaux!…
Le balcon s'illumina. La gondole aussitôt esquissa un mouvement de retrait, comme ferait un animal vivant sensible à la lumière ; mais elle ne se retira pas assez vite pour que l'on n'eût le temps d'apercevoir les visages.
— Par la Madone! dit Arétin, voici une enfant plus belle que la très sainte mère de Dieu!
On crut qu'il n'avait parlé que pour blasphémer. Franco, qui avait remis les dames en état, se prit à rire, et il commençait d'adresser des lazzi au couple amoureux, pensant flatter le maître. Mais celui-ci le souffleta et le traita de porc immonde. Personne ne dit plus mot.
— Qui connaît cette jeune femme? dit Arétin.
Aucun de ceux qui étaient là ne l'avait vue, jamais.
— Elle n'est pas de Venise, dit Titien ; elle a la chair menue et transparente que l'on voit aux Vierges des bons maîtres de Cologne et la grâce pieuse des filles de Sienne illustrées par le doux Sano di Pietro, homme tout en Dieu, ainsi qu'on l'appelle.
— Elle est d'ivoire, dit Sansovino. J'ai vu, à Rome, dans la maison de l'illustre Agostino Chigi, des statuettes finement taillées qui étaient les petites sœurs de cette enfant. Leur taille est ployée à demi, et elles sont si frêles que l'on voudrait leur enlever le bambin qui semble leur peser au bras…
— Et l'homme? l'homme? qui le connaît? dit Arétin avec impatience.
On ne le connaissait pas davantage. La gondole s'éloignait ; Arétin trépignait. Il appela des domestiques. Il choisit le plus vigoureux, nommé Tommaso ; détacha le poignard qu'il portait à la ceinture et le lui remit.
— Quitte les couleurs de l'Arétin, dit-il, va tout nu au besoin, et cours par les petites rues jusqu'à ce que tu croies avoir dépassé de cent brasses la gondole qui s'en va là du train que tu vois. A cette distance, tu regagnes le Canal, tu détaches la première barque et tu viens à la rencontre de la gondole. Cache ton arme, mais tiens-la à portée de la main. Tu t'avances et demandes d'abord avec politesse à connaître le nom de la dame. Si on te le donne, tu t'éloignes en saluant, et l'affaire est sans importance. Si le seigneur bondit à ton approche, tu prends le nom, coûte que coûte. Va-t'en!
— Compère, dit Titien, songez que ce sont deux jeunes amants, deux fiancés, deux époux peut-être : ils sont heureux et pleins de beauté!…
A l'abri de l'autorité du grand peintre, tout le monde se pressa autour de cet homme aux caprices terribles, et les regards de tous l'imploraient.
— Mesdames, dit Arétin, galamment, et vous, messieurs, à table! Nous avons ce soir des foies de coq de bruyère que notre compère Titien nous a fait venir de sa maison de campagne de Cadore ; il convient de les fêter tant pour leur excellence que pour la qualité du donateur, artiste divin… Pour ma part, j'ai grand appétit.
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La chaleur du repas détourna les esprits de se préoccuper excessivement de la scène qui se devait jouer dans le même temps sur le Grand Canal, à la faveur de la nuit. Le maître prit place entre madame Angela Zaffetta, fort excellente courtisane dont les épaules et la gorge étaient aussi arrondies que l'humeur, et la célèbre chanteuse Franceschina, à qui il arrivait de se dépiter, parce que l'on saisissait mal le sens de ses paroles, absorbé que l'on était par la musique enchanteresse de sa voix. Il y avait encore là plusieurs autres personnes remarquables, soit par leur beauté, soit par la vivacité ou l'aisance de leurs passions.
L'on s'exclama, dès que l'on fut assis, sur la magnificence de la verrerie qui décorait la table. C'était une surprise qu'Arétin ménageait à ses convives et c'était en même temps une révolution dans les arts, qu'il accomplissait de la manière la plus élégante. La fabrique de Murano commençait de s'étioler dans la répétition des mêmes modèles, quand Arétin, recevant en hommage une reproduction des arabesques et autres ornements que Jean d'Udine avait exécutés pour la décoration du Vatican, conçut l'idée d'appliquer ces charmants dessins à l'embellissement des verres de Murano. On venait de lui adresser les plus satisfaisantes épreuves de cette tentative, et il exposait ces merveilles que son initiative allait répandre par le monde, en créant pour son pays une nouvelle source de richesse.
Titien, que la vue d'un bel objet émouvait jusqu'aux larmes, perdait le boire et le manger à retourner les délicats chefs-d'œuvre dans sa main sûre et puissante. Il en faisait jouer les teintes diverses à la lumière ; et les mille caprices des entrelacs, les mascarons, et les têtes de satyres enlaçaient, lutinaient et étourdissaient son esprit dans les détours de leur voluptueux labyrinthe. Sansovino, plus réservé, contemplait et jugeait en silence. Il avait la repartie brusque et même violente, ainsi que les personnes d'une grande probité. La Zaffetta, qui était à sa droite et qui était plus accoutumée de voir l'éclat de la passion des hommes que la sagesse qui leur permet de la faire servir à la bonté de leurs actes, craignit que certains mouvements d'humeur de l'après-midi ne poussassent le sculpteur à apprécier défavorablement l'idée d'Arétin. Elle se pencha sur son bras et, le pressant de toute sa chair fleurie, elle lui montra du doigt le fils de Vénus, que l'on voyait tirant son arme redoutable, dans la transparence du verre, et lui dit :
— Prenez garde, messer Sansovino, car ce petit coquin est si bien fait que l'on croit qu'il nous va transpercer l'un ou l'autre…
Et elle s'approcha si près que le bonhomme ne pouvait faire autrement que de lui baiser l'épaule, et sa lèvre était déjà toute frémissante.
— Eh bien! non! dit-il, se levant tout à coup, si je m'accorde ce soir le ragoût d'un baiser, ce ne sera pas à la Zaffetta, qui est belle sans discontinuité, que j'en ferai la faveur, mais à mon compère Arétin, qui a moins de constance dans la vertu, mais s'y hausse parfois jusqu'au sublime, comme on le voit à cet ouvrage, qui crée une seconde fois Murano. Et je souhaite que ces beaux verres soient nommés Arétins!
Et le grand artiste, quittant sa place, alla embrasser Arétin, aux applaudissements de la compagnie qui, tour à tour, ou confusément, imita son exemple.
Titien dit :
— Arétin, je ferai, à cause du plaisir que j'ai eu, la copie de la figure de Notre-Seigneur, frappé par des soldats, avec le buste de Tibère dans le fond, au-dessus de la porte du prétoire, et qui est destinée à Sa Majesté l'Empereur, et je te la donnerai.
C'était un cadeau royal qui fut fait effectivement le jour de Noël de la même année.
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Franco versait des torrents d'inventions libertines dans le sein de la courtisane Pocofila. Le rire frais de cette jeune femme, plus renommée par la pureté de ses formes que par ses qualités spirituelles, répandait sur la table heureuse l'illusion d'un jaillissement d'eau claire ; ses cris charmants allaient éveiller l'écho dans la gorge des Arétines ; une éclatante gaieté animait l'assistance, et chacun réclamait du maître le récit de quelques-unes de ces «conversations» fameuses, dont l'impertinence surpassait ce qui s'était écrit jusqu'alors pour le divertissement des dames.
L'Arétin, seul, sous les dehors d'une joie bruyante, gardait l'apparence d'un souci, et il lui arrivait de tourner la tête vivement lorsque la porte s'ouvrait. Mais, à la vérité, tout le monde en ayant déjà oublié la cause, on n'y prenait point garde.
— Par la Madone, dit-il, j'abandonnerai aujourd'hui la royauté de la priapée à mon excellent Franco, qui s'y exerça tantôt avec adresse dans le giron de mes plus belles amies, tandis que j'y fus, quant à moi, assez mal préparé en ouvrant la journée par la mise en langue vulgaire d'un des Psaumes de la pénitence…
Et, tandis que l'on riait à ces mots, il prit texte de l'un des versets sacrés pour échafauder une si scandaleuse nouvelle, que plusieurs des convives qui n'étaient point sujets à se montrer pudibonds en rougirent et s'en répétèrent mentalement les termes les plus frappants pour en éprouver l'effet sur les personnes de leur connaissance.
Un tumulte se fit, à ce moment, du côté des portes, et l'Arétin ne put dissimuler une émotion soudaine en reconnaissant son domestique Tommaso, qui revenait de l'expédition du Grand Canal en assez piteux appareil et soutenu par chaque bras, comme s'il allait défaillir.
Arétin se leva précipitamment :
— Tommaso, dit-il, as-tu accompli ta mission?
Tommaso fit signe que oui.
— Eh bien! je t'écoute, fit le maître avec impatience ; parleras-tu?
— Seigneur… balbutia Tommaso, et il chancela.
— Parle! par tous les diables! as-tu le nom?
Tommaso fit un violent effort, et il dit :
— Je l'ai, seigneur!
Arétin commanda qu'on avançât un siège au malheureux. On lui fit prendre un peu de vin épicé ; il revint à lui. Les femmes s'étaient levées et l'entouraient, voulaient savoir s'il était blessé ; mais Arétin, penché sur lui, les yeux fixés sur les mouvements de ses lèvres, n'était attentif qu'à ce nom de femme qui allait être prononcé, et grâce à quoi il poursuivrait jusqu'au bout du monde la créature de séduction qui lui était apparue ce soir, dût-il remuer tous les États de l'Europe.
Tommaso recouvra assez de force pour parler :
— J'ai exécuté, dit-il, les ordres de Votre Seigneurie ; je suis venu en barque à l'encontre de la gondole, et j'ai adressé à la jeune femme, puis au jeune homme, une bonne révérence. Mais, avant que j'eusse parlé, celui-ci, qui a le sang vif, seigneur, a mis la main à sa dague… Je tenais ferme le stylet de Votre Seigneurie, et, sans faire un geste, je demandais seulement à connaître le nom et je me penchais fortement vers la jeune femme, qui avait fort peur. Je pensais qu'elle me le donnerait pour couper court à cette scène. Une partie de ma prévision se réalisa, car cette dame, s'apercevant de l'attitude menaçante de son compagnon, me jeta son nom ; mais, au même moment, je reçus par derrière, entre les deux épaules, une mauvaise piqûre…
— Cet homme est blessé! s'écrièrent à la fois la Zaffetta, la Franceschina et la Pocofila, et elles tendaient les mains pour défaire son vêtement.
— Et ce nom! ce nom! hurlait l'Arétin, sur la bouche de Tommaso.
— Elle se nomme Périna Riccia, seigneur, c'est une colombe du bon Dieu, une enfant qui tiendrait dans la main de Votre Seigneurie…
Arétin prononça tout bas et savoura par avance les syllabes de ce nom : Périna Riccia ; il les baisait des lèvres à mesure que leur aimable consonance tintait.
— Où est-elle à cette heure? demanda-t-il impérieusement au messager qui faiblissait.
— Que Votre Seigneurie daigne me prendre en pitié, dit Tommaso ; je n'ai pas pu sentir cette piqûre sans faire aussitôt un mouvement violent du côté de ce jeune seigneur, et comme ma main était fortement garnie de la lame de Votre Seigneurie, celui-ci l'éprouva, un peu trop avant, sans doute, car il en chavira dans le Canal, je ne l'ai plus revu…
— Malheureux! dit quelqu'un, le gondolier te dénoncera!
— Le gondolier, dit Tommaso, est Piero Becchino, de Chioggia, c'est mon ami ; il sera celui de sa Seigneurie si elle le veut bien payer…
— Et Périna? interrompit Arétin.
— Elle est ici, seigneur ; nous l'avons ramenée évanouie, dans la gondole ; elle est blanche comme la lune et elle ressemble à Notre-Dame la Vierge…
Toute la compagnie se précipita d'un bond vers le vestibule d'où l'on accédait aux marches de marbre que la gondole frôlait. Dans le tumulte on heurta l'épaule de Tommaso qui poussa un léger cri et mourut. Sansovino qui n'avait point de curiosité et Franco qui n'avait pas de goût pour les femmes maladives et pâles, étant demeurés en arrière, s'aperçurent seuls de cet accident. Le bon sculpteur allait s'écrier :
— Taisez-vous donc! fit le secrétaire d'Arétin, qui connaissait la pensée du maître, la perte de cet homme-ci accommode les choses à merveille, car, lui disparu, rien ne s'oppose à ce que la demoiselle Périna Riccia, revenue de son sommeil, ne se croie recueillie dans une maison hospitalière, à la suite d'une mauvaise aventure…
Et les deux hommes transportèrent le corps de Tommaso dans un cabinet donnant sur un canal obscur.
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Périna Riccia s'éveilla dans une alcôve à cariatides dorées, et à tentures de soie rayées de lames d'or, qu'éclairaient de la manière la plus agréable plusieurs petites lanternes à colonnes torses, suspendues au plafond, et où des miroirs étaient si habilement ménagés, que l'effet produit sur les panneaux de la chambre en était comparable à celui de peintures en clair-obscur. La lumière tremblotante tirait de l'ombre, à intervalles à peu près réguliers, de riches consoles garnies de hautes pièces de céramique, ou de vases d'or et d'argent ; des vitrines remplies de beaux débris antiques ou de livres en cuir guilloché ; aux murs apparaissaient de belles glaces de Venise, des médailles, des tableaux et des instruments de musique.
La nuit était avancée ; les convives partis, les domestiques retirés ; la maison d'Arétin était dans le complet silence. Le maître seul avait tenu à veiller la jeune femme que les médecins appelés en hâte avaient déclarée hors de danger, du moins quant au présent, car elle était d'une délicatesse excessive, et sa poitrine était faible.
Arétin, agenouillé sur un prie-Dieu, penchait la tête sur la belle endormie, et son attention était telle, au-dessus de ce frêle visage, que l'on eût dit qu'il ne vivait lui-même que du souffle presque insaisissable qu'émettaient les gracieuses narines transparentes et pareilles à de fines verreries couleur de lait. Il voulait voir la lente résurrection de la créature charmante de qui l'existence passée venait d'être par lui rompue et qui allait, entre ses bras, renaître à une vie nouvelle. La figure s'animait peu à peu, de légers mouvements nerveux étaient visibles aux alentours des paupières et la tempe prenait cet aspect indéfinissable que donne la vie à cette partie du visage.
Elle remua doucement, et le premier mot qu'elle prononça fut :
— Polo!…
Ce nom résonna dans le silence. Elle n'avait pas encore ouvert les yeux, et la réminiscence se formait à l'instant du réveil. Tout à coup elle éclata en sanglots et poussa des cris déchirants. Arétin s'apprêtait à jouer le rôle d'une mère, et ouvrait ses bras pour entourer cette tête endolorie. Elle l'aperçut et s'effraya de sa figure barbue.
— Où suis-je? dit-elle, sainte Madone, ayez pitié de moi!
— La Madone, dit Arétin, a pris soin de vous et vous a envoyée reposer dans une maison amie où seigneurs et valets sont aux pieds de votre grâce, ma très belle…
— Ha! ha! ha! s'écria-t-elle, je suis perdue! Et n'est-ce pas vous qui avez tué Polo, mon amant?
— Je ne sais, mon enfant, qui vous entendez dire par ce joli nom de Polo, et mes gens vous ont trouvée ce soir, solitaire et évanouie dans une barque… Je vous ai mise ici dans l'intention que vous soyez mieux à l'aise qu'au fil de l'eau…
— Ha! ha! ils me l'ont tué, je le vois bien, et il m'est égal d'être ici ou bien ailleurs, sans mon Polo bien-aimé!…
Elle eut une crise de larmes nouvelle, et se roula sur elle-même, désespérément, en mordant la courte-pointe.
L'Arétin s'efforçait de la contenir et d'empêcher qu'elle se brisât le crâne, et sentant son front à portée de ses lèvres, il y mit un baiser. Mais elle eut alors un si vif mouvement de répugnance que lui-même se recula instinctivement ; et il contemplait à distance la douleur de cette jeune femme éperdue qui devait être la plus affolante des amoureuses et qui était la première créature qui se refusât à ses caresses.
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Périna ne se rétablissait point. On endormait sa douleur par de la musique et des chants. Sa chambre était devenue un lieu de réunion de toute la maison d'Arétin, et les maîtresses du poète lui faisaient bon visage, étant accoutumées à n'avoir point de jalousie, et ayant conçu une grande pitié pour son sort malheureux. A la vérité, Périna répandait un charme infini par sa grâce et sa douceur.
Il y avait dans un angle de la pièce un orgue dont le buffet était peint agréablement et représentait de belles rondes d'enfants en grisaille, ainsi que la chasse des nymphes, avec des lévriers et des sangliers, exécutés minutieusement et en couleurs vives. La musicienne Franceschina n'en quittait presque point le clavier, et, y laissant errer ses doigts avec nonchalance, elle s'accompagnait de sa voix admirable. Arétin, qui touchait passablement l'archiluth, en jouait aussi parfois, tourné dévotement vers le cher objet de ses vœux ; et il arriva que Périna le remercia pour le plaisir qu'il lui avait donné. Arétin pensait alors que toutes les débauches du monde étaient d'un goût bien médiocre au prix de ce simple «merci» tombé d'une lèvre aimée. Mais s'étant alors hasardé à lui adresser un madrigal dont le sens était la demande d'une promesse pour l'avenir, Périna, calme et grave comme une vierge d'ivoire, répondit simplement :
— Jamais!
Les jeux aimables interrompaient la musique, et l'on était en train de se livrer à l'un des plus divertissants, nommé le «jeu du bain», lorsqu'on vint annoncer la visite d'un envoyé extraordinaire de Sa Majesté l'Empereur.
Arétin fit répondre que, pour le moment, la gracieuse Périna, qui était la dame préférée de son cœur, prenait plaisir au jeu du bain, et qu'il était loisible à Son Excellence, soit d'attendre, soit de prendre part aux agréments de la compagnie.
C'était d'une impertinence telle qu'aucun prince d'Europe n'eût osé se la permettre. Plusieurs des personnes présentes en tremblèrent et en firent tout haut la remarque. Arétin montra du doigt Périna :
— Voyez, dit-il, elle sourit à cause des saillies inopinées qui naissent de notre amusement présent, et je prends le ciel à témoin que je ferais recevoir Notre Seigneur le Pape par mon valet, plutôt que d'interrompre le joli pli de sa bouche.
L'ambassadeur voulut prendre la chose du côté plaisant, qui, sans doute, convenait le mieux aux intérêts de Sa Majesté. Il entra, sans plus de façons, suivi de plusieurs nobles vénitiens, espagnols et allemands, et s'informa incontinent de la règle du jeu.
— Que Votre Excellence, dit Arétin, se veuille supposer affligée de quelque incommodité ou maladie, ainsi que le font ici toutes les personnes mâles de notre assemblée. Chacune de ces dames, par contre, possède, entre autres vertus, celle d'une source curative ; et selon la nature de notre mal, nous sommes envoyés vers l'une d'elles qui nous inflige un traitement à sa guise. La peine est de l'observer avec autant de scrupule qu'un serment, et traître est qui s'y dérobe!…
— Qu'à cela ne tienne! dit l'ambassadeur, qui était un Augsbourgeois bedonnant et dépourvu de malice. J'ai, par ma foi! dit-il, une pesanteur dont j'aimerais trouver l'occasion de me défaire moyennant une saison aux eaux de ces dames. Le mal vient, dit-il, en souriant, de la gracieuseté de Sa Majesté l'Empereur qui me chargea pour l'illustre Arétin de quelques présents un peu lourds…
L'assemblée désigna d'un commun accord la douce Périna à qui, pour l'heure, appartenait la fontaine qui délivre des oppressions, suffocations, nausées ou péchés graves.
L'ambassadeur, sans dissimuler sa satisfaction du hasard qui l'approchait de la favorite, se dirigea vers le lit où Périna reposait, et, ayant mis un genou en terre, en baisant la petite main diaphane qu'on lui tendit, il écouta avec le plus grand sérieux du monde le traitement que lui infligeait la nouvelle nymphe des eaux.
— Votre Seigneurie, dit Périna, se rendra dans sa gondole et souffrant encore du poids des cadeaux de Sa Majesté, jusqu'à l'endroit où, le Canal commençant d'obliquer vers la gauche, on aperçoit la pointe de Saint-George Majeur, et à cinq brasses de la rive. Arrivée là, Votre Seigneurie jettera dans le Canal les présents de Sa Majesté, un à un et jusqu'au dernier. Cela fait, Elle aura soin d'appeler d'habiles plongeurs qui devront me rapporter à moi-même et directement tous les objets retrouvés, jusqu'au plus petit, et outre cela tous les objets qui se pourraient trouver au même endroit et à environ cinquante coudées alentour, dans le lit du Canal. Je n'ai point d'autre chose à ordonner à Votre Seigneurie.
Cette fantaisie extravagante eut le plus vif succès ; tout le monde en applaudit la folie féminine et l'ineffable absurdité. A peine quelques personnes, qui se souvenaient du drame exécuté au Grand Canal quelques jours auparavant et dans l'endroit que fixait Périna, eurent-elles le sombre pressentiment que la fin pût tourner au tragique. Mais parmi ceux qui se souvenaient était Arétin qui pâlit d'une manière sensible. Il se mit aussitôt à rire ouvertement et très haut, dans l'espoir de tourner en dérision le caprice de la jeune femme. Cependant, tel était le respect en quoi l'on tenait, au jeu du bain, l'ordonnance des dames, qu'il ne vint à personne l'idée de se soustraire à l'obligation imposée par Périna Riccia.
L'on nomma des juges d'honneur pour assister l'ambassadeur dans sa mission, et le divertissement continua, ainsi que la musique, en attendant le retour de cette étrange expédition.
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Ce fut une procession tout le long du jour, entre l'endroit du Grand Canal que Périna avait fixé, et la maison d'Arétin. Chaque plongeur, accompagné d'un ou de plusieurs juges d'honneur, apportait à mesure les objets retrouvés. On tenait ouverte la fenêtre de l'appartement qui donnait sur le Canal, et l'homme, nu et essoufflé encore de sa course sous-marine, hissait au balcon les épaves ruisselantes du présent impérial.
Il n'y avait pas grand dommage pour les chaînes d'or ou les belles plaques émaillées dont on prit aussitôt le plus grand soin et que l'on remit en leur état brillant. Mais ce fut une grande pitié de voir tirer de l'eau fangeuse et mal odorante une belle robe de brocart d'or brodée de cramoisi à manches fourrées de petit-gris, et une autre à fond d'or et violet, à longues manches tombant jusqu'à terre, fourrée d'hermine chamarrée. Ces admirables vêtements avaient l'aspect de loques que l'on voit pendre aux petites fenêtres du Ghetto, et bonnes à couvrir l'échine de mécréants. Tout ce qui était découvert et ne faisait point partie des dons de Sa Majesté était mis à part et se composait à la vérité des objets les plus variés et les plus disparates. Un fou rire accueillit l'exhibition de vieilles chaussures à demi pourries dans le lit vaseux, et d'un corset fortement garni de petites bandes d'acier qu'une dame incommodée avait dû jeter durant sa promenade en gondole. Arétin fit un mouvement assez vif lorsque parut un poignard portant son nom en toutes lettres sur le travers des quillons : Divus Aretinus, flagellum principum.
— Qu'est-ce donc? lui demanda-t-on.
— C'est, dit-il aussitôt, une arme qui me fut dérobée récemment.
Périna demanda qu'elle lui fût remise. Arétin lui-même la lui déposa entre les mains, sans vouloir toutefois recevoir son regard. Et la jeune femme considéra la lame avec une attention particulière. Elle alla même jusqu'à déclarer qu'elle ne s'en séparerait plus. Plusieurs pensèrent qu'elle avait perdu la raison.
Arétin voulut profiter de ce qu'elle s'exaltait et de ce que des couleurs lui revenaient au visage, pour la lutiner et s'approcher de ses lèvres, car sa passion augmentait, et tous en étaient témoins. Elle lui signifia froidement de se retirer. Comme il n'en faisait pas la mine, elle lui dit, avec tranquillité, qu'étant armée de la dague, elle le saurait bien tenir aisément à l'écart. Il voulut rire du plaisant propos. Mais elle le piqua si adroitement qu'il se releva d'un bond en portant la main à la poitrine où une gouttelette de sang perlait. Périna sourit. Personne n'osa s'indigner de l'audace de la jeune femme, car il était visible à tous que désormais Arétin l'adorait.
Sur ces entrefaites, il se produisit une rumeur sous la fenêtre, et l'on distinguait d'assez vives altercations entre les gens d'une gondole et les personnes de la compagnie qui se tenaient sur le balcon pour annoncer les premiers la nature des objets repêchés sous les eaux.
— C'est impossible, disait-on du balcon, vous ne le ferez pas!
— Cependant, les règles sont formelles, faisaient les juges d'honneur, et nous accomplirons notre tâche jusqu'à l'extrémité.
— Mais ceci n'est point un objet…
— Ceci a été trouvé à moins de vingt brasses de l'endroit indiqué ; nous l'apporterons donc comme le reste.
— Non! non! vous ne le ferez pas!
Arétin s'approcha de la fenêtre.
— Qu'est-ce donc? dit-il.
On lui dit à l'oreille ce que c'était. Une crise violente se passa dans le temps d'un éclair au dedans de lui-même. Il s'appuya contre un bahut, ferma les yeux, puis le sang prompt reparut ; il se composa le visage, et ce fut d'un ton serein qu'il répondit à Périna, demandant impérieusement de son lit la cause de ce tumulte :
— Ma belle amie, c'est le corps d'un homme qu'ils ont trouvé dans le lit du Canal fertile en surprises : entre-t-il en vos desseins qu'il soit étalé ici parmi nos chaînes et nos parures?
Périna jeta un grand cri et retomba sur ses oreillers. On la crut évanouie, mais elle se releva presque aussitôt, et, quasiment nue, elle fut debout dans la chambre et elle se précipitait vers le balcon pour voir plus tôt la funèbre épave.
— Qu'on l'apporte donc! dit Arétin.
On avait recouvert la tête du cadavre ; le reste du corps était vêtu de la manière la plus élégante. C'était le corps d'un homme jeune et bien fait.
Périna n'eut pas plus tôt aperçu ce qui demeurait de la couleur du pourpoint et une des mains exsangues qui ballotta quand on hissa la chose pesante sur le balcon, qu'elle tomba sur les genoux en invoquant la Vierge Marie et criant à tous que l'on avait assassiné Polo, son amant bien-aimé. Ce fut une scène à la fois discourtoise et touchante, car, à la vérité, cette funèbre parade se trouvait être l'épisode d'un très aimable jeu, et toutes les personnes qui étaient là, pour leur divertissement, tournaient inopinément à la douleur la plus vive, en présence d'un si grand désespoir.
Dans le même temps, l'ambassadeur fut de retour, avec tout son appareil et sa suite, ayant achevé sa mission. Il se montra fort déconfit des résultats inattendus de son zèle et osa s'informer, tant il avait de crédulité dans les subtilités italiennes, si ce qu'il voyait là n'était pas la continuation de quelque jeu qu'il ignorait. On lui dit qu'il se passait au contraire quelque chose d'une excessive gravité, et que nul ne saurait dire si tout cela tournerait à bonne fin.
Périna embrassait le corps inanimé et se roulait éperdument sur ces restes misérables, sans souci de leur malpropreté ni du peu de décence de son vêtement, qui, étant déjà fort réduit, se déchirait et s'ouvrait dans l'ardeur de ses emportements. Elle eut tôt fait de lacérer, par le moyen de ses ongles et de ses dents, le velours du pourpoint et la fine chemise à l'endroit où la dague avait laissé sa petite morsure. Elle ne se troubla point à la vue de la plaie mince, béante et demeurée fraîche au contact de l'eau. Sans doute elle était experte et accoutumée, comme les femmes de son temps, aux blessures de ce genre. L'idée lui vint d'aller prendre le poignard d'Arétin trouvé dans le Canal, non loin de ce corps chéri, et en ayant approché la petite lame courte et acérée, elle jugea finement, promptement, d'un œil expert et sûr.
Elle se redressa tout à coup, brandissant le poignard qui avait touché le cœur de son amant. Et elle lut une seconde fois l'inscription en relief sur la garde dorée : Divus Aretinus, flagellum principum.
— Le divin Arétin, fléau des princes! s'écria-t-elle en s'adressant à l'assistance nombreuse. Le ton de sa voix était gouailleur et ironique. Elle aperçut tous ces gens muets ; elle vit l'ambassadeur de Sa Majesté Impériale qui était timide et tremblant au milieu de l'étalage de ses présents souillés pour le seul caprice d'une femme aimée de l'Arétin. Elle réfléchit un instant et prononça à nouveau, sur un ton différent où transperçait le sentiment de la réelle puissance de cet homme :
— Le divin Arétin, fléau des princes!
Elle se prit à songer ; puis elle le chercha des yeux ; elle ne l'aperçut pas tout d'abord.
Il était à l'extrémité de la salle, assis dans une haute cathèdre gothique, le menton appuyé sur le poing, les yeux vifs. Un étrange sourire passait et repassait sur sa lèvre épaisse. On s'était écarté devant lui. Il fixait Périna et recevait de l'excès de sa douleur un sombre et violent plaisir.
Elle le vit et le nargua de loin, certaine que sa main avait dirigé le poignard qu'elle tenait à cette heure. Elle l'insulta ignominieusement, bravement. Elle lui jetait à la face tout ce qu'elle savait d'infâme et d'injurieux. Cette flamme et ces propos contrastaient avec son corps frêle et sa figure de vierge. En face de ces gens inertes et soumis à l'hôte tout-puissant, elle empruntait une force secrète à sa solitude et à sa juste colère. Elle monta sur le cadavre de son amant pour adresser de plus haut ses injures à l'assassin. Elle prenait une extraordinaire beauté.
Du haut de sa cathèdre, Arétin continuait de sourire. Ce calme, plus encore que la grandeur du crime, dépassait l'entendement de la jeune femme. Elle se posa la main sur les yeux et sur le front, comme pour se demander si elle jugeait encore sainement les choses, si ce n'était pas elle, précisément, qui errait, au milieu de ce concert de respect vis-à-vis de celui qu'elle poursuivait de sa colère. Elle essayait de se remémorer les différentes phases de l'aventure ; les idées s'embrouillaient dans sa fièvre ; une seule demeurait nette : la certitude qu'Arétin était le meurtrier de Polo. Elle se commandait de ne se point laisser troubler par aucune considération ; et elle implorait cette forte conviction de l'envahir tout entière et d'armer son bras pour l'acte qu'elle voulait accomplir ici, sur-le-champ, au milieu de ce vil peuple de courtisans.
Malhabile à manier la dague, elle en serrait la poignée dans sa petite main débile. Sa main, son bras et tout son corps tremblaient. Cependant elle levait la main et s'élançait.
Elle crut surprendre des sourires, comme si elle eût été ridicule en ce qu'elle allait faire. Sans doute contre elle avait-elle le monde entier ; et rien n'est plus gauche que de s'attaquer à la puissance. Elle se sentait raison contre tous, et cette lutte contre une formidable opposition soupçonnée l'affermissait. Elle ignorait combien de pas elle avait faits ; elle éprouvait seulement qu'elle avançait vers l'endroit où elle exécuterait une action juste. Elle fixait Arétin à la manière d'une bête de proie. Elle croyait pourtant aller vite et se sentait fondre sur lui ; comment donc la justice n'était-elle point encore accomplie? Arétin fixait Périna avec autant de ténacité, et il gardait son perpétuel sourire. Qui des deux était l'animal de proie? Qui allait être par l'autre anéanti?
Tout ceci se passa dans le temps d'un clin d'œil, mais parut long dans les esprits. Périna s'exaltait à mesure qu'elle approchait, à l'idée du colosse qu'elle allait jeter bas, par quelque aide divine dont elle n'osait douter. Elle se rappelait Goliath et David. La figure d'Arétin s'enflait en son esprit dans la proportion que croissait l'orgueil joyeux de l'acte tout proche. Ce misérable était immense et magnifique sur son espèce de trône, au milieu de sa cour et avec son dédain de demi-dieu. Il avait une main sur la barbe, qu'il laissait doucement descendre, en flattant les longs poils soyeux ; le coude posé sur le genou, le regard immobile et croisant ses feux avec ceux du regard de Périna Riccia. Peu d'hommes, ayant goûté les joies âpres et ardentes de la passion, approchèrent de la volupté aiguë que dut savourer cet amant farouche, à voir ainsi s'avancer contre lui la créature adorée, pleine de haine, ivre par avance de son sang et confondant, dans le désordre de sa colère, l'appétit de la mort de son ennemi et la fascination de la puissance que celui-ci exerçait infailliblement sur elle.
Quand Périna toucha du pied le degré sur quoi la chaise gothique était exhaussée, elle cracha à la figure d'Arétin, poussa un cri rauque et bondit. L'assistance sursauta ; quelques-uns se précipitèrent, malgré la volonté que le maître avait exprimée par un signe. Mais Arétin, d'un geste agile, avait saisi la fine main meurtrière, et il tenait dans ses bras robustes, comme une enfant, le corps de Périna secoué de sanglots, frémissant et pâmé tout à coup par la plus terrible commotion et le plus étrange revirement qui puissent atteindre la nature d'une femme. La grandeur du cynisme et la vivacité du heurt la jetaient dans le délire complet de la pensée et des sens. Enivrée soudain d'être si violemment réduite, si complètement vaincue, elle s'abandonnait avec toute la grâce heureuse et la jolie hébétude naturelle qu'a l'être faible à se sentir un maître. Celui-ci essuya des lèvres les larmes que la pauvre enfant répandait ; il lui baisa le visage et l'épaule qu'il avait meurtrie en arrêtant son élan ; il se leva, et il emporta sa conquête, fier, tranquille et lent comme un beau tigre qui secoue sa proie toute pantelante à la gueule.
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Les courtisans applaudirent ; on fit écarter le cadavre du malheureux Polo, et les dociles Arétines célébrèrent par des chants le triomphe de leur commun amant. A l'ambassadeur de Sa Majesté l'Empereur, qui osait se plaindre de n'avoir pu exposer l'objet de sa mission près de l'Arétin par suite des amours nouvelles de celui-ci, le secrétaire Franco, de qui la langue était libre et parfois emphatique, répondit :
— Celui qui, par la vertu de l'audace, don divin, s'élève jusqu'à gouverner les traits du dieu Amour, n'est inférieur à aucun roi.