Nymphes dansant avec des satyres
LES TABLETTES DE CYTHÈRE
Vers le milieu de la neuvième journée, nous vîmes monter, sur la mer, de petites barques aux voiles gonflées, et Myrrha agita aussitôt les mains, et leva ses bras nus qui s'éclairent, au jour, d'un peu de duvet d'or.
— Myrrha! dis-je en enserrant son corps chéri, il convient en effet de recevoir avec des marques de gaieté la nouvelle qu'il y a encore des hommes, et qui vont à leur négoce et à leurs entreprises de gloire, depuis que nous nous aimons sur cette île solitaire. Ces petites voiles pleines de vent sont puériles, n'est-ce pas? comme des joues de nouveau-nés. Si tu veux, nous allons danser et rire, et nous tresserons, à l'heure du crépuscule, des guirlandes agréables à Aphrodite, avec la tige des églantiers mêlée de myrtes et de violettes?
Myrrha ne refusa pas de balancer sa jambe pure en cadence et s'échauffa même à secouer le tambourin au-dessus de sa chevelure. Elle chanta, et je me baissai pour aspirer, sur sa bouche, le souffle sonore et l'allégresse de ma chère amante.
Cependant les petites barques furent bientôt assez près de nous pour que le bruit des voix nous en parvînt, et nous pûmes même discerner en leur cacophonie les dialectes divers et la grossièreté des propos. Il y avait des gens de toutes les contrées de la Grèce, et jusques à des Barbares ; et c'était un ramassis d'hommes de peu de valeur et allant à l'aventure.
— Myrrha! dis-je, c'est assez d'ironie, et tu as fait suffisamment d'honneur à ces étrangers qui ne le méritent pas. Retirons-nous de l'autre côté des rochers et gagnons nos endroits fleuris. Si tout ce monde tient à aborder ici, nous lui offrirons du lait, du miel et des grenades. Allons-nous-en!
Mais, tout au contraire, Myrrha se mit à courir sur la grève de sable fin, et elle mouilla ses pieds dans la mer ; et elle commença de ramener ses cheveux en touffe au sommet de la tête, à la manière thébaine, et elle les retint par une agrafe d'or à la tête de Silène, qu'elle tira avec d'autres bijoux d'une petite boite de cornaline. Elle passa à son cou son joli collier de bronze contourné en spirale, et à son doigt des anneaux ornés de grenats syriaques et de prase qui est une pierre nouvelle.
Je jure que je crus mourir en voyant cela et que j'accomplis quelques prières extravagantes de Myrrha, — comme d'agrafer moi-même sa ceinture, — de la façon dont les machines dociles, au théâtre, portent et supportent les dieux. Ma bouche serrée fut quelque temps muette ; puis, j'eus une envie de pleurer, que je retins, à cause de la présence de ces Barbares. Enfin, quand je pus parler :
— Myrrha! ma petite Myrrha! lui dis-je, quelle fantaisie ou quelle folie t'a prise tout à coup en face de ces vilains hommes mal épilés et beaucoup plus vulgaires que ceux que nous avons fuis pour venir nous aimer ici, Myrrha, il y a de cela neuf jours à peine révolus?
— Oh! je t'aime! dit-elle, en nouant ses beaux bras à mon cou dans une pose à charmer jusqu'aux lents coquillages ou aux écueils de la mer.
Elle reçut mon baiser, puis elle tourna la tête et m'échappa des mains.
— Je t'aime, dit-elle encore, je n'aime que toi, mon amour.
Et elle était toute penchée déjà vers les hommes des petites barques, qui levaient de son côté de lourds yeux chargés d'étonnement et de désirs.
Je me suspendis au tissu léger de sa tunique et fis céder la petite fibule d'or qui retenait ce vêtement à la gorge. Je vis la peau blonde de l'épaule, durant que des hommes aux mauvais accents, qui étaient pour le moins des îles tributaires, s'écriaient dans les barques : «Evohé! c'est Aphrodite elle-même!» ce que ceux qui étaient des Barbares traduisaient en leur langue.
— Je t'aime! jetai-je à Myrrha, alors qu'elle était déjà loin et que des mains froissaient ses vêtements ; car en cet instant je ne me souvins plus que de l'aimer. Elle répondit :
— Je n'aime que toi!
On voyait qu'elle était partagée entre la joie et la tristesse. Je lui criai :
— Tu ne sais donc pas ce que tu fais?
— Je ne le sais pas! répondit-elle.
Il se passa quelque chose de bien étrange. J'étais agenouillé sur le rivage, près de quelques objets qu'elle avait laissés. Il y avait son miroir que je baisai à l'endroit où fut son image. Je ramassai aussi un fruit qu'elle avait mordu et dont la chair humide gardait la marque de ses dents ; je me mis à baiser la morsure de ce fruit, et à ce moment je n'eus plus honte de pleurer même en face des étrangers et des Barbares. Je distinguai, dans ma confusion, que Myrrha avait sur le visage les traces d'un chagrin égal. Je crus qu'elle me tendait les bras, et je vis son pied cambré dans un effort pour revenir ; mais son regard ayant rencontré tous ces yeux qui l'admiraient de façons diverses, elle ne put se retenir d'éprouver le bonheur d'être belle autant de fois qu'il y avait d'hommes alentour.
— Mais! fis-je, à eux tous, ils ne t'accordent pas tant de beauté que je fais, tout seul!
Elle rit. Elle se laissait alors transporter de barque en barque pour que d'autres hommes éprouvassent d'elle un étonnement nouveau, et qu'elle fût ravie d'être nouvellement belle, toujours.
La brise souffla, et je vis s'en aller les barques avec ma petite Myrrha bien-aimée. Tout cela fut presque aussitôt lointain et puéril, avec cette apparence de joues gonflées de nouveau-nés. Cependant, quand le geste doré des bras de Myrrha s'éteignit, je tombai, comme un hoplite blessé, sur le rivage.
Alors, j'ai brisé le petit miroir qui ne sut rendre qu'une beauté, ce qui est trop peu pour Myrrha qui les a toutes, assurément. Et je vais clore à jamais mes yeux, parce qu'ils furent inhabiles à feindre les mille artifices qu'il fallait, et n'exprimèrent que l'unique aveu du grand amour de mon cœur. Mais auparavant, j'ai écrit ceci, et je l'enferme dans le vase funéraire que nous avions apporté là pour contenir nos cendres quand le jour eût été venu.
Puisse l'amant qui le découvrira, orner et aviver son amour de la mélancolie que j'enclos en cette terre légère.